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VIVRE EN PROVENCE

Collection L 'Aube des terroirs

Paris insolite, Denoël, 1952 La vie sauvage, Denoël, 1953 Le blockhaus, Denoël, 1955 Le silence, l'exil et la ruse, Denoël, 1968

Les Tsiganes, Arthaud, 1961 Tsiganes et Gitans, Chêne, 1975 Les Tsiganes, Tchou, 1977 Bestiaire fabuleux, Albin Michel, 1971 Dictionnaire de symbolique animale, Albin Michel, 1971 Mythologie d'André Masson, Cailler, 1971 Histoire et guide de la France secrète, Planète, 1968

Provence insolite, Grasset, 1958 Guide de la Provence mystérieuse, Tchou, 1965 Contes et légendes de la Provence mystérieuse, Tchou, 1968 Rêver de la Provence, Vilo, 1967 Rêver de la Camargue, Vilo, 1970 Provence antique, tome 1 (préhistoire), Laffont, 1966 Provence antique, tome 2 (époque gallo-romaine), Laffont, 1970 Provence antique, tome 3 (époque paléochrétienne), Laffont, 1992 La Provence de Mistral, Edisud, 1980 La Provence de Pagnol, Edisud, 1986 La Provence de Van Gogh (avec Pierre Richard), Edisud, 1981 Mémoires du Luberon, Herscher, 1983 Mistral ou l'empire du soleil, Lattès, 1983 La Durance, Privât, 1991 Les Daudet, Presses de la Renaissance, 1988 L'ermite (vie de saint Eucher), Albin Michel, 1986 Nostradamus, Edisud, 1993 Merveilles de la Provence, La Martinière, 1993

Couverture : Aquarelle Didier Brousse, détail Galerie Didier-Brousse, Lourmarin

© Editions de l'Aube, 1993 ISBN 2-87678-131-X

Jean-Paul Clébert

Vivre en Provence

Luberon, pays d'Apt

éditions de l'aube

On n'a pas vu passer l'hiver. Ce 10 février 1977, les aman- diers sont en fleur et les lys jaunes sortent de terre, les poi- reaux sauvages sentent fort et les premières parties de boules précèdent l'apéritif du soir, qui commence, à vrai dire, vers les 5 heures. Une rose éclôt lentement devant la fenêtre, ouverte sur ma terrasse où cacabe une perdrix rouge qui, depuis quelques jours, y a élu domicile, se nourrissant des graines que je donne à mes poules et coqs qui, eux aussi, vivent dans la plus grande liberté, nichant dans les figuiers et faisant la nique au chien du voisin, qui les regarde d'un œil triste. Demain, on déjeunera dehors. Petit privilège du cita- din retiré à la campagne.

Et pourtant, l'hivernage n'est pas fini. Les paysans crai- gnent les gelées sur les fleurs des fruitiers. Le mont Ventoux, qui s'encadre exactement dans l'autre fenêtre de ma biblio- thèque, est encore couvert de neige, plus Fuji-Yama que jamais. Triangle blanc parfait qui apparaît chaque matin à travers les flocons couleur bois de rose de l'orme magistral qui ordonne la place de ce village de vingt habitants, Oppède- le-Vieux.

Pour l'instant (3 heures de l'après-midi), la place est vide. Trois voitures seulement sont rangées discrètement au plus près des remparts. La calade de gros cailloux, qu'on n'a pas encore songé à revêtir d'une vulgaire peau de macadam, se verdit des herbes du printemps. Un voisin, aux pas très lents,

le nez au sol, cherche obstinément entre les pierres despatars, qui sont des sous du temps des papes d'Avignon et qui naissent ici après le ravalement des grandes pluies. Les mai- sons qui délimitent la place carrée, aux façades de pierre apparente, aux volets clos (elles appartiennent pour la plu- part à des résidents secondaires), forment un décor de théâtre irréel. Il faut qu'un chien la traverse, ou ma fille sur sa bicy- clette, pour lui donner sa vraie réalité. Le silence est total.

De l'autre côté des remparts, dans lesquels est insérée notre maison (des murs d'un mètre vingt d'épaisseur), le vieux vil- lage est, au contraire, une bruyante volière. Rouges-gorges et moineaux, merles noirs et mésanges bleues se disputent les branches encore vides des hauts vernis du Japon, ces arbres tenaces qui ont colonisé tout cet escarpement rocheux, à flanc d'abîme du côté de la montagne, depuis cent ans trans- formé en tas de ruines, chicots blanc crème, agrippés eux- mêmes par des lierres géants plus efficaces qu'un mortier de chaux pour soutenir les derniers murs en place, les linteaux datés, les fenêtres à meneaux, les voûtes increvables. Le long des ruelles en rompe-cul, qui ont perdu leur nom, les pre- mières violettes...

Hier dimanche, des touristes ont grimpé ces raidillons, ces deux voies pavées de galets sur champ, qui mènent à l'église vieille et aux fondations du château. Véritables chemins de procession pour fidèles méritants. De là-haut, ils ont pu admirer jusqu'aux barres des Cévennes accroupies dans la brume, et compter les quarante maisons de ce village, dont un quart à peine est occupé (on les reconnaît aux antennes de télévision qui les défigurent — la mienne comprise). De là- haut encore, mais sur l'autre bord, le regard plonge dans les sombres combes du Luberon, le vert-noir des cèdres, le vert luisant des yeuses, le gris des glacis de rochers. Des hectares de solitude, sans chemins, sans cultures, sans déboisement. Le vieux château des seigneurs d'Oppède n'est plus que ruines dangereuses, avec des escaliers à vis qui montent en plein ciel, des fenêtres fendues en archères, des éboulis qui donnent le vertige et jusqu'à des chiottes en plein ciel, comme sur le tableau de Brueghel (les Proverbes), où jadis les soldats du fort posaient culotte dans le rempart même, le cul à l'air vif face à l'à-pic, ne craignant guère les coups de bec des choucas et pouvant ainsi continuer la conversation avec leurs col- lègues, les gardes de cet étroit chemin de guet. Parmi ces

pièces en ruine, l'une d'elles s'appelle "la Chambre d'amour", creusée à même le roc et donnant directement sur la mon- tagne, sa fenêtre ayant chu depuis belle lurette dans le vide. Il faut tousser discrètement avant de s'y aventurer l'été. De tout temps, elle fut occupée par quelque couple d'amoureux, seuls au monde. De l'autre côté, une poterne donne elle aussi dans le vide. C'est par là, dit-on, que s'envola à jamais Pierre de Lune, ou Pedro de Luna, l'antipape bien connu.

De ce perchoir à corbeaux — qui fut la demeure somp- tueuse de l'affreux baron Maynier d'Oppède, massacreur des Vaudois de Provence — où tôt le matin je me rends, je guette le lever du soleil, là-bas au-dessus de Bonnieux. Sous Op- pède, la plaine du Calavon est encore baignée d'une brume qui fait croire que des îles — le sommet des collines — sur- gissent d'une mer blanche et floconneuse. Derrière moi, le Luberon ressemble plus que jamais aux paysages de la pein- ture chinoise, avec ses pins tordus accrochés au flanc des falaises, ses rochers anthropomorphes, ses nuages légers d'une autre brume, bleutée celle-ci, qui s'effilochent au gré des escarpements. Puis, quand la mer s'en est allée et que la plaine apparaît avec ses tas de maisons dispersées et ses vil- lages lointains, s'allument les feux verticaux des sarments de vigne que les paysans brûlent dans de curieuses petites loco- motives en fer rouillé. Très haut planent les derniers aigles qui ont nom bonelli ou jean-le-blanc, les buses et les émou- chets, qui tournent longtemps au-dessus d'une fouine ou d'un mulot qu'ils sont seuls à distinguer. Dans ces combes, je le sais, sont les renards, et les blaireaux, et les chats sauvages qui réussissent malgré tout à survivre.

Dans le village même, s'allument aussi les cheminées qui fument clairement, sans pollution ici. Rien ne bouge. Rien ne change, apparemment. Et pourtant...

Il y a plus de vingt ans que je suis ici. Au printemps de l'année 1956, je traînais encore mes chaussures de ville autour de Saint-Germain-des-Prés, où j'avais fait mes classes. J'avais trente ans. J'étais écrivain et un peu journaliste. J'étais las de la vie vagabonde qui, de Paris insolite à la Vie sauvage, m'avait permis de raconter mes émerveillements citadins et campagnards. Je revenais même de plus loin, des bas-fonds de Hong-Kong, de Calcutta, de Tokyo, de Manille, mais, cette fois, pris au piège d'exigences journalistiques pour les- quelles je ne suis pas fait. Daninos, en ce temps-là, dirigeait les grands reportages de France-Soir et avait trouvé bien mauvais ce que moi j'avais vu en ces pays encore exotiques et qui ne correspondait pas du tout à la vision épique qu'il attendait. J'étais un peu dégoûté de l'écriture alimentaire et peu enclin à jouer le jeu des éditeurs qui voulaient que je recommence infiniment mes bouquins sur le Paris populaire et populiste. Mais le rat des villes que j'étais encore se méta- morphosait lentement en rat de bibliothèque, mâchant du livre et du journal avec une boulimie inquiétante. Pour faire passer cette indigeste nourriture, je buvais largement, faisant, avec tant d'autres, la grande fortune des petits bistrots à coup de beaujolais ancien.

C'est ainsi qu'un soir, assez tard, je me trouvais au comp- toir d'un café, à l'angle de la rue Bonaparte, sous les pieds mêmes de Sartre, qui vivait quelque part dans l'immeuble.

J'étais avec Paul Sarisson, photographe à la sauvette de grand talent, qui n'arrêtait pas de faire cliqueter son appareil sous le nez de consommateurs et de consommatrices appelés sans aucun doute à figurer plus tard (aujourd'hui) dans les nostalgiques albums déjà rétro de l'aventure germanopratine. Sarisson me dit partir le lendemain pour la Provence, faire un reportage sur les villages abandonnés. Bien que j'eusse déjà parcouru à pied toute la vallée du Rhône, je ne connaissais pas l'intérieur du pays. Le beaujolais aidant, je décidai de partir avec lui. On ne dut pas se coucher ce soir-là. En tout cas, nous primes véhicule dans une 4 CV hennissante et débarquâmes dans l'après-midi sur cette place d'Oppède, sur le flanc nord du Luberon, à mi-distance ou presque de Cavaillon et d'Apt, les deux villes qui ferment la vallée dont tout le monde désor- mais rêve, entend parler et veut profiter.

Coup de soleil (je préfère à coup de foudre). Je n'avais pas fait trois pas sur le sol dur que l'émerveillement m'envahit. Déjà, la montée vers le village, qui ne se faisait alors que par une route mauvaise, dite la Ferraille, m'avait révélé cet extra- ordinaire gâteau de miel (d'en haut, du haut du château, il devenait une tortue aux écailles roses), accroché sur son piton, bourdonnant de lumière et pourtant quasiment invi- sible de la plaine : je sus plus tard qu'un certain mimétisme, qu'une volonté de camouflage avait présidé à la lente cons- truction de ce bourg fortifié, afin que, de loin, les Barbares passant en bas, suivant la vieille voie romaine, ne puissent l'apercevoir et grimper mettre à sac ses maisons, son château même se dissimulant dans les couleurs et les formes de la montagne comme un phasme en forme de brindille.

temps où Oppède était désert

En ce temps-là, Oppède était désert ou presque. Du moins, d'abord, nous ne vîmes personne. La place était couverte d'herbes qu'on dit folles, les ruelles montant vers le quartier des ruines et le piton-château barrées de ronces et d'orties. Les maisons encore debout avaient portes et fenêtres ouvertes à tous les mistrals. Des moutons en sortaient ou y entraient, apparemment privés de berger. Celui-ci, dit le Fanau, n'appa- rut que quelques jours plus tard, descendant du cimetière où d'ailleurs il retourna définitivement peu de temps après.

Pourtant, sur le rebord de quelques fenêtres, poussaient en pot, non de vulgaires géraniums (ou pelargoniums), mais de très odorantes plantes dont j'ignorais l'identité. Des volets entrouverts laissaient supposer que dans l'ombre fraîche

d'une pièce quelqu'un vivait et nous regardait. Ainsi, nous découvrîmes, en montant vers ledit cimetière (un lieu où je vais d'abord, pour prendre connaissance des noms des fa- milles locales), une vieille toute vieille mais fort alerte, le museau en éveil, chauffant ses propres brindilles au soleil, sur les marches d'un escalier. Elle était si vive et son œil si pétillant que je ne m'étonnai pas d'apprendre qu'on l'appelait la Sorcière ou la Masco, ce qui, ici, n'a rien de péjoratif, au contraire : c'est la bonne femme qui connaît les herbes et les prières et peut ainsi distribuer remèdes et bons conseils. Sibylle de ce Delphes miniature, elle nous révéla où l'on pou- vait boire. Soit à la fontaine qui coulait au bas du vallon, tout au bas d'un escalier dérobé et rupestre, et gardée par une cou- leuvre géante qui gîtait dans les entrelacs d'un figuier, soit à l'auberge.

Une auberge. Voilà que, soudain, tout le village s'animait et, comme le château de la Belle au bois dormant, se remettait à vivre, à se peupler d'êtres humains. Rien d'abord ne distin- guait cet établissement des autres maisons, sinon que son portail était de taille cochère. A l'intérieur, sombre d'abord comme sont tous les intérieurs vraiment provençaux (on s'y cache du soleil, on s'y protège du vent), une vaste salle dallée de pierre, une non moins vaste cheminée, des fauteuils paillés, un comptoir fait de lourdes dalles polies, et, de l'autre côté (je ne savais s'il était patron ou client), un homme nu, ou presque, sec et brun comme un cep, Maurice Djian, ancien maître berger à Oppède même et aujourd'hui (j'y reviendrai) fabricant de cadrans solaires. Nous bûmes les pastis de l'ami- tié qui avaient un autre goût que les ricards parisiens. A 7 heures du soir, nous avions fait la connaissance de tous les notables du pays, en l'occurrence les quelque dix habitants : la femme de Maurice, un comte fort érudit, une dame char- mante d'origine alsacienne, un sculpteur bouillonnant et volubile, un peintre au visage de caballero castillan coiffé d'un feutre cabossé, et une espèce de professeur Piccard sorti tout droit des premières bandes dessinées. Nous mangeâmes en famille, dans la cuisine commune, au milieu de chiens géants et d'ustensiles authentiques dont je ne cessai de demander le nom et l'usage. La dame charmante à l'accent alsacien nous offrit l'hospitalité et nous découvrîmes chez elle les murs chaulés de blanc, l'odeur des draps écrus, la beauté des bouquets de fleurs sèches et le bonheur de se réveiller en

plein soleil, toutes fenêtres ouvertes sur cette place de rêve où Chirico lui-même n'aurait pu peindre d'ombres mélan- coliques.

J'ai raconté tout cela — et décrit surtout cette auberge cervantesque — dans l'un de mes romans, le Silence, l'Exil et la Ruse, malheureusement publié dans les remous de la grande fête révolutionnaire de 68 et qui ne connut pas la renommée que je lui souhaitais.

Bref, à 10 heures du matin — une heure à laquelle d'habi- tude à Paris je dors encore — je me retrouvai sur la place, assis sur un muret, les pieds nus (et pâles, des pieds de citadin pareils à des endives poussées en cave), la chemise ouverte, l'œil plein de belles choses... et seul. Je veux dire sans mon Sarisson de photographe, que j'avais laissé repartir pour la ville.

Après tout, si des gens pouvaient vivre ici, et toute l'année, il n'y avait pas d'obstacle à ce que j'y vive aussi, et de la même manière nonchalante. Je ne me posais guère de questions sur les moyens d'existence. Je retrouvais naturellement ma nature naturelle. Goûtais l'espace et le silence, la paix reve- nue, l'éloignement des fureurs propres au boulot imposé, des rumeurs de la foule métropolisée. Je n'écoutais que la trans- parence de l'air. Mon avenir était désormais cet horizon bleuté qui là-bas fermait la plaine.

A midi, je rebus le pastis à l'auberge, en compagnie du seul Maurice, qui me raconta sa vie. A 1 heure, je déjeunais chez mon Alsacienne qui, déjà, me dorlotait comme un oiseau boiteux. Après, je fis la sieste, me réveillai endormi, fis le tour du village à petits pas en dévisageant les façades, guignant les portes ou les absences de portes ouvertes sur des trous vides ou des escaliers sans palier, comptant les maisons aban- données.

"Bonnieux- le-bonheur"

Le soir même, le "professeur Piccard", avec un sourire qui lui faisait le tour de la tête (qu'il avait moitié chauve, moitié auréolée d'une chevelure blanche et vaporeuse), m'emmena à Bonnieux, le village voisin. Aujourd'hui encore, sa décou- verte coupe le souffle. Accroché au fronton d'une colline avancée du Luberon, bâti en triangle parfait et pointé d'une église romane (romaine, disent les cartes postales...), Bon- nieux compte le nombre exact de maisons, pas une de plus, pas une de moins, propre à satisfaire l'œil le plus exigeant. A l'intérieur, ce triangle est un cône et, comme ce coquillage,

s'ordonne autour d'une rue qui monte en spirale jusqu'au plateau où il s'agrippe comme une arapède. Mon hôte habi- tait une maison de proue, à l'extrême du village, dominant la vallée. De la fenêtre de son grenier, où il vivait, de ses ter- rasses où il cultivait (déjà) sa bio-énergie, on découvrait, jamais rassasié, à la fois la montagne et la plaine.

J'appréciai particulièrement le plaisir inconnu du repas froid pris au ras du sol, festin frugal d'oignons crus, de cé- bettes, d'artichauts nains, de salade sauvage trempée dans l'huile d'olive vierge. Cet homme, dont je ne vois plus aujour- d'hui que la femme, Lulu, autre magicienne enchantant ses hôtes d'admirables petits plats mijotés, était le premier étran- ger implanté à Bonnieux. Sans doute, il y avait en ce village des Marseillais qui avaient depuis belle lurette leur cabanon ou leur chambre en ville, mais ce n'étaient qu'hôtes de pas- sage. De Parisiens, point. Bonnieux vivait de sa vie person- nelle, rurale et un peu commerçante, ne digérant le progrès qu'avec beaucoup de précaution. Je fis la connaissance des principaux personnages du bourg en fréquentant le café César que tenaient ledit César Abel et sa femme Suzanne. Tous sont ou furent des gens selon mon cœur (la plupart s'en sont allés, la vieillesse aidant). Je leur ai rendu hommage en écrivant, deux ans plus tard, une Provence insolite où leurs photos paraissent. Je leur dois bien plus. Et d'abord de m'avoir accueilli, aidé, nourri, abreuvé, et de m'avoir admis dans leur intimité.

Cela se fit à la fois vite et lentement. Comme j'avais décidé de m'installer à demeure en ce haut pays, plutôt qu'à Oppède, auquel je trouvais malgré tout un petit côté désertique, l'un d'eux, Marcel Bouchard, marchand de bois, mari de l'épicière et capitaine des pompiers, me trouva, hors du village, une maison abandonnée et que personne ne songeait à occuper, perdue dans les broussailles au bout d'une route râpeuse à peine carrossable, admirablement faite de bories de pierre sèche et de petits bâtiments voûtés. Pour 140000 francs de l'époque, je devins locataire pour l'éternité de ce paradis sans électricité et sans autre eau que celle d'un puits profond.

J'y passai l'été, descendant à pied chaque jour au village faire provision d'épicerie, de rencontres exemplaires et d'his- toires du pays. En peu de temps, mon corps et mon esprit s'adaptèrent parfaitement à l'air ambiant. Parlant peu mais écoutant bien, j'apprenais chez César à connaître ces gens

dont l'humeur est constante, peu sensible aux variations météorologiques ou événementielles. Eux m'adoptaient, m'invitaient, m'emmenaient avec eux au marché voisin. Nous buvions ensemble, accrochés dès 11 heures à ce comptoir-qui- colle comme disent les épouses désespérées de voir leur ra- goût coller à son tour. Presque chaque matin, le paysan voi- sin, l'illustre Bandini qui avait fait la révolution russe, en mer Noire en 17, sans le savoir, déposait sur le seuil de ma cabane un cageot de tomates ou des bottes d'asperges. D'autres venaient, vers le soir, boire un rosé du pays dont ils appor- taient eux-mêmes la provision. Même les gendarmes, après les premières vérifications d'usage, prirent l'habitude de s'arrêter pour trinquer.

Les saisons Gaulois

En réalité, tout le monde m'observait. On m'appelait le Gaulois, parce que j'habitais une borie dite cabane gauloise et que, si j'étais fauché (comme ne l'étaient pas les autres vacanciers), on faisait chez moi bonne chère, que je passais un temps fou à préparer à même le feu de ma cheminée, dans une batterie de cuisine exclusivement composée de vaisselle de terre. Mais j'étais encore un estivant. Un oiseau de pas- sage. Vint l'automne et les premiers brouillards. Je rentrai du bois, entassai des provisions, nettoyai de vieilles lampes à pétrole ramassées sur les bordilles (tous mes meubles et ustensiles provenaient de ces merveilleux champs d'épaves ménagères où, en ce temps, on trouvait chaque jour des objets rejetés des greniers). N'ayant à ma pièce principale qu'une porte pleine, et point de fenêtre, je vivais dès la nuit tombée à la seule lueur du feu ou de quelque lampe fumeuse. Ayant toujours beaucoup de mal à quitter les amis de chez César, je remontais souvent dans le noir le sentier peu sûr qui con- duisait à mon bastidon. Je me couchais tôt, faute souvent de combustible. Je me levais avec le jour, réveillé par les oiseaux. J'allais donc à la chasse avec les gens du pays, aux champi- gnons, comme j'allais aux enterrements et aux baptêmes. Avec l'hiver, plus rigoureux que je ne l'avais prévu, je passai le cap de l'adoption. Il fallut l'arrivée du printemps et des premières morilles pour que je sois assuré que Bonnieux me reconnaissait vraiment pour sien.

Douze années de suite, je vécus là, à longueur d'année. On avait accepté mon genre de vie, mes aventures avec d'autres oiselles de passage (jamais les filles du pays) ou mes amies régulières (jamais plus d'une à la fois). On comprenait mal de

quoi je vivais (les livres, mon Dieu, cela se vend-il vraiment ?) mais on ne me posait pas de questions. On me faisait crédit, moralement et financièrement. De temps en temps l'arrivée d'un chèque balayait à grande eau (et à grand pastis) les vagues inquiétudes des commerçants. Bouchard continuait à me faire partager les produits de son potager. A chaque ran- donnée collective, je profitais de la biasse de mes compa- gnons, pleine de charcuterie de montagne. J'avais entre- temps changé de maison, quitté mes bories des Claparèdes pour une plus vaste bastide perchée sur le Luberon même, au quartier de Lunel, payant vingt-cinq mille anciens francs pour trente-cinq hectares de broussailles et de lavandes sau- vages, et une grande maison dominant cette fois Bonnieux et toute la vallée d'Apt. Mais les Bonnieulais continuaient de venir me visiter, au bout d'un très long chemin mal entretenu. Je n'avais toujours pas l'électricité et devais puiser l'eau d'un aiguier, citerne creusée dans le rocher et qui s'emplissait dou- cement par ruissellement. Mais j'avais maintenant une voi- ture, une de ces 2 CV qui ne partent (quand elles veulent bien partir) qu'à la manivelle (quand on ne l'a pas cassée à force de la tourner rageusement — les seules colères connues en ce pays de rêve). Je descendais le soir, quand tout de même la solitude pesait un peu, regarder la télévision chez Abel, qui avait un très vieux poste où les images couleur chocolat appa- raissaient et disparaissaient comme une respiration d'asth- matique. Mais chez lui, devant le fourneau, on n'écoutait que d'une oreille distraite. Toute l'attention portait sur le souper que sa femme mijotait avec un soin jaloux.

J'étais donc copain avec tout le monde, avec Arthur Bourgue, l'huissier philosophe et clochard, Béranger, le bou- cher, qui me laissait préparer moi-même des pieds paquets dans son laboratoire qui avait pour nom officiel "tuerie parti- culière", les Clerici, qui tenaient le café d'en bas, Danton Rey, grand chasseur de sangliers devant l'Eternel, Georges, mon facteur, qui passait à la maison même quand il n'y avait pas de courrier, Fautrero, le boulanger qui m'emmenait en forêt couper ses fagots, le maire, Marceau Seignon, avec qui je menais le troupeau de bédigues jusqu'aux confins des Ferras- sières, au pays de Giono, le Contadour lointain.

J'étais un peu l'enfant du pays, en ce temps où les jeunes ne restaient pas encore volontiers au village. Quand je sortais un bouquin ou que je « parlais dans le poste », c'était la fête au

café et mon crédit remontait de plus belle (c'est comme ça que j'ai pu m'acheter petit à petit une cuisinière à butane et un poêle à mazout, premiers pas vers le confort et l'abdication).

Le temps d'un été

et le temps d'une vie

Mais, les années passant, je n'étais plus le seul Gaulois. Des amis à moi, d'abord passés me voir quelques jours, étaient restés. D'autres estivants venus de la capitale, avec des idées et des costumes étrangers au pays, commençaient à acheter des ruines et à les reconstruire. La clientèle de chez César rajeunissait, les vieux se faisaient plus rares autour du comp- toir et préféraient la table de belote et le café noir aux redou- tables tournées de mominettes, regardant d'un œil impassible les nouveaux clients, bruyants et bavards, les filles en short court et les garçons échevelés. Les grandes bastides en ruine dont les paysans avaient laissé s'écrouler les toitures se trans- formaient les unes après les autres en campements d'artisans plus ou moins collectifs. Photographes, ferronniers, bijou- tiers s'installaient comme je l'avais fait, grattant, plâtrant, remontant des murs, grapillant sur les décharges.

Mais eux aussi durent passer l'examen hivernal. Beaucoup repartirent aux premiers froids. D'autres tinrent le coup. Et le village les adopta à leur tour. Les temps, cependant, avaient changé. Les jeunes du pays restaient au village parce qu'ils trouvaient à s'employer dans la maçonnerie et la reconstruc- tion des premières résidences secondaires. Il y eut même des amours heureuses entre les uns et les autres, entre Parisiennes et Bonnieulais (mais jamais entre Bonnieulaises et Parisiens). Peu à peu l'idée se fit en moi que nous (eux et moi) restions quand même des étrangers. Le village, tout hospitalier qu'il fût, avait du mal à absorber une population nouvelle, aux mœurs différentes, en même temps que la vie devenait plus difficile, que les remous soulevés par les conditions écono- miques et politiques mobilisaient des soucis nouveaux. Le farniente des premiers temps se métamorphosait lentement mais sûrement en "mode de vie" (on lisait Lénine et Trotski dans certaines bories). En mai 68, ce fut la débandade. Cer- tains d'entre nous se virent traiter de "juifs allemands" et les bourgeois de Bonnieux (il y en avait donc !) eurent peur qu'on n'incendie leurs autos. Et puis les vieux mouraient, les autres vieillissaient, regardaient d'un œil réprobateur les transfor- mations, les modernisations, l'apparition du formica dans les cafés, du percolateur, l'aménagement d'une zone bleue et des chemins pour piétons en routes goudronnées, l'implantation

de lotissements de villas provençales qui peu à peu devaient transformer les alentours du village en une banlieue "viabi- lisée".

C'est cette année-là que ma femme et moi quittâmes Bon- nieux pour Oppède. Ce fut pour d'autres raisons (la naissance de notre fille Virginie), mais nous partîmes de Bonnieux mi- honteux de leur faire ça (ils ne nous l'ont jamais vraiment pardonné), mi-désireux de retrouver la tranquillité d'un vil- lage presque désert. Les dix années qui suivent relèvent d'une autre histoire. Pour lors, revenons aux débuts de cette "vie en Provence".

Qu'on ne s'étonne pas que j'aie choisi pour cadre de cet art de vivre en Provence le Luberon et la vallée d'Apt. C'est d'abord parce que j'en ai fait volontairement mon pays d'adoption, et à une époque où rien ne le distinguait des autres vallées provençales. Ensuite parce que le Luberon est à la mode. Que les journaux sont pleins de ce qui s'y passe. Que les articles de Jean-Francis Held dans le Nouvel Obser- vateur suscitent ici comme à Paris des polémiques. Que l'in- telligentsia de la capitale s'y retrouve effectivement chaque été. Qu'enfin on n'y trouve plus de ruines qu'à prix d'or et que l'on vend à l'encan ce bout de paradis.

Ce livre, d'ailleurs, contribuera largement à cette publicité. Dieu sait si l'on m'a reproché d'avoir, le premier (après Giono, après Bosco quand même), vanté et — pourquoi pas? — vendu ce territoire en publiant mes livres et mes guides sur la Provence. Sans doute devrai-je me justifier. Pas aujourd'hui. Je veux seulement témoigner de l'évolution de ce pays depuis vingt ans et laisser les spécialistes de l'histoire de l'environnement en tirer des conclusions.

A vrai dire, la vallée d'Apt, lieu de passage exemplaire puis- qu'elle fut empruntée par les Romains pour construire leur grande voie de Milan à Arles, la voie Domitienne, qui pré- céda la voie Aurélienne par la côte, connut bien des coloni- sations. Ou disons des implantations étrangères. Telle celle des Vaudois qui y seront massacrés au XVI siècle. Plus ré-

cemment ce terme de "colonie" a été abusivement accolé à celui d'artistes (les guides sont pleins de cette mention) qui, par exemple, s'y réfugièrent pendant la dernière guerre : Sa- muel Beckett à Roussillon, Zehrfuss, Etienne-Martin, Jacques Hérold, à Oppède, où d'ailleurs ils crevèrent de faim pour n'y plus jamais revenir. Une autre colonisation nous guette, plus dangereuse encore, celle des cadres du complexe de Fos à qui l'on dit que le Luberon deviendra le poumon vert dont ils auront besoin pour respirer un peu d'air non pollué.

Et vinrent les chemins de

fer... et l'exode

Entre-temps, entre la dernière guerre et ma propre appa- rition dans ce paysage, la vallée s'était un peu dépeuplée. Oppède-le-Vieux était redevenu un tas de ruines et Roussillon rendu à sa vie exclusivement villageoise. L'histoire récente du pays est particulière. Jadis, l'économie rurale était surtout basée sur les ressources de la montagne. Autour des villages, perchés et fortifiés pour des raisons évidentes de sécurité, on cultivait les céréales pauvres, on vivait de la forêt et de l'éle- vage, de la chasse et de la cueillette. Les terres de la plaine ser- vaient de potagers et de vergers. Les fameuses primeurs n'étaient exportées qu'à la ville voisine, à Cavaillon et à Apt, qui délimitent cette vallée, à Aix et vers Marseille quand on en avait les moyens. Et puis l'apparition des chemins de fer bouleversa toute l'économie du pays. Les fruits et légumes purent soudain être acheminés sur Lyon et Paris. Les cultures maraîchères se multiplièrent et, pour plus de facilité, les pay- sans abandonnèrent les petits villages isolés pour s'installer à même la plaine. Seuls les gros bourgs, comme Bonnieux, Gordes, Ménerbes, résistèrent à cet exode. Les maisons des hauts villages, dont les paysans restaient propriétaires (per- sonne n'aurait songé à les acheter), devinrent pour eux de lourdes charges et, plutôt que de payer des impôts, ils en cre- vèrent les toitures dont ils emportèrent les tuiles et les poutres. En quelques années moururent ainsi Oppède, Sivergues, Auribeau, Castellet et quantité de hameaux. Entre les deux guerres, du temps de Giono et de Pagnol, la carte provençale des villages abandonnés était impressionnante.

Des bastides perdues dans les garrigues

Cela dura jusqu'aux années 50. A mon arrivée dans le pays, on ne comptait pas les bastides envahies de ronces dont les murs servaient d'abris aux chasseurs. Splendides bergeries aux salles voûtées à quatre arêtes, accroupies sur leur colline en friche, leur source étouffée par les éboulis. Maisons fortes aux remparts inclinés cernant des cours où rouillaient encore

des charrues, où pourrissaient des araires en bois, où les puits n'étaient plus emplis que d'eau morte. Dans certaines, on trouvait encore les meubles, les tiroirs pleins de vaisselle, des portraits encadrés au mur, du linge fané dans les armoires affaissées et dans les niches creusées en placards.

Traditionnellement, l'habitat est ici dispersé. En plaine, il a résisté; sur les hauteurs, il dut être abandonné. Mais chaque ruine restait mystérieusement reliée aux autres et au village par un réseau de pistes empruntées par les chasseurs et les ramasseurs de champignons. Certaines de ces bastides, particulièrement ensoleillées, continuèrent de servir de relais en plein air pour les casse-croûte rituels des sorties collectives. Mais la plupart étaient trop éloignées pour que l'on songeât à récupérer les belles pierres d'angle, les lourds linteaux, les margelles des puits, les énormes et intransportables man- geoires taillées à même la pierre.

C'est ainsi que, pendant des années, les étrangers que nous étions purent découvrir, perdues dans les garrigues, au bout de chemins pris au hasard, d'admirables maisons se chauffant seules au soleil, quelquefois en groupe formant famille, leur banc accueillant toujours aussi lisse et tiède, leur cheminée prête au feu de sarments, leurs placards pleins de menus tré- sors que nous dévalisions sans vergogne. Etait-ce du vol? Maintenant, en tout cas, ce le serait. Mais en ce temps-là, récupérer des pots de terre pas encore brisés, des ferrures et des serrures, des planches de bon mûrier, des outils anciens beaux comme des armes nègres, tout cela se faisait au vu et su des gens du pays qui n'y voyaient pas malice. Bien au con- traire, venant à la maison et voyant réutiliser ces objets utiles, ils étaient les premiers à nous inviter à passer voir dans leur grenier ou leur cave si quelque chose ne nous ferait pas envie.

Vivre à l'ancienne A vrai dire, beaucoup d'entre eux, qui vivaient désormais dans le formica et mangeaient sur la toile cirée, étaient secrè- tement flattés et un peu émus de voir que nous vivions à l'an- cienne. Assis sur un tabouret de trayeur, les pieds vers l'âtre, ils appréciaient les landiers et les pinces à feu, le pichet et la gargoulette, la vaisselle de terre et les lampes à huile, et notre façon de cuire la soupe sur ce fourneau à braises qu'on appelle ici le potager. Et ils parlaient de leur jeunesse, de la vie d'au- trefois, du temps des veillées, de tout ce qu'au fond ils regret- taient sans souvent le formuler.

De la même façon, s'ils s'étaient d'abord étonnés de nous

voir occuper ces ruines, ils admettaient volontiers que nous avions choisi un bien joli coin. Ils faisaient avec nous le tour de la maison, comptaient les arbres encore fertiles, les aman- diers, les figuiers, les derniers mûriers, évaluaient de l'œil la solidité des murets de pierre sèche, contemplaient la vue que l'on avait de là et finissaient par dire les premiers : c'est beau, quand même ! Et en buvant le pastis, assis, sur de branlants fauteuils de châtaignier, ils évoquaient ceux qui avaient habité là, dans le temps, il y avait bien longtemps. Les noms leur revenaient, et les visages, puis les odeurs, la nourriture, les soucis. La vie n'était pas facile, alors.

Les repas de Bandini

Dans cette maison des Claparèdes que j'habite d'abord, une petite salle commune, carrée et voûtée, sans fenêtres, je l'ai déjà dit, surmontée d'une chambre-grenier où l'on ne tient debout qu'au milieu, avec, en face, l'écurie et, sur le côté, quatre minuscules bories communicantes, et c'est tout. Ban- dini, qui m'apporte si souvent des tomates et des salades, me raconte qu'il est né là, vers 1900, parmi quelque dix gosses et père et mère, tout cela dans cette étroite bastide. Qu'il partait le matin travailler en emportant deux pommes de terre cuites sous la cendre. Que le gros repas se faisait à base de morue, à la matrasse, achetée en raquette salée et raide que l'on mettait directement sur le feu, sans même la faire tremper, et qu'on mâchait à peine cuite, à peine cirée d'un peu d'huile d'olive provenant de la récolte familiale. Avec de grosses patates et un quignon de pain. Le goûter était fait d'un oignon ou d'une tête d'ail écrasé sur une croûte. Quant au souper, on se con- tentait d'un potage aux légumes sauvages ramassés en cours de route. La femme n'avait pas l'esprit à inventer des recettes moins frugales et j'ai un peu honte soudain d'avoir, en pre- nant sa place, mijoté amoureusement ces trois morilles cueil- lies ce matin que je me propose de manger sur des rôties cuites au beurre. Maintenant, Bandini s'achète pour son repas de midi une boîte de ravioli tout préparés à la tomate qu'il fera chauffer sur un feu de fortune au pied d'une autre ruine, au bout de son champ de lavande.

Entre lui et moi, il y a donc rencontre. Chacun vient de son monde à lui et nous voilà trinquant ensemble le petit rosé du matin dans la rosée du matin, en ce lieu exemplaire, point infime sur la carte du département de Vaucluse. A y regarder de plus près, ce point se trouve sur un fil noir qui, chemin non carrossable, relie en principe Bonnieux à Saignon par le pla-

teau des Claparèdes. Ce nom vient de ces clapes, ou feuilletés de roche calcaire que la mer a jadis, en se retirant, tirés de ses plages et qui forment maintenant de grands tas monti- culaires, amassés par des générations de paysans qui les ont patiemment repoussés sur les frontières de leurs champs (du temps que le plateau était cultivé) pour en faire des murs d'abord, des bories ensuite. Les tas informes sont des clapiers où nichent les lapins, et le mot s'étendra plus tard aux niches de béton des poulaillers.

Pays des Femmes et désert, voici le plateau des Claparèdes

Mais ce plateau porte aussi, sur le cadastre, le nom de pays des Femmes. Cela me va assez, bien que les visiteuses ou les habitantes se fassent rares. J'ai cherché longtemps l'origine de ce nom propre à la rêverie. J'ai regardé sur des cadastres plus anciens et j'ai trouvé pays des Cons. La première surprise passée, j'ai admiré qu'un fonctionnaire soit un jour passé du con à la femme avec tant d'aisance, jusqu'à ce qu'Arthur Bourgue, l'huissier cultivé, m'ait donné l'explication de cette métamorphose. Les plus vieilles cartes indiquaient là le pays des Consuls, ces notables de l'endroit qui y possédaient leurs domaines privilégiés. Un cartographe innocent avait ensuite abrégé Consuls en Cons. Sans y voir malice.

Ce plateau des Claparèdes, si long soit-il à parcourir, n'est qu'une plate-forme avancée du Luberon, cette imposante montagne qui barre horizontalement (sur la carte) le pays des Marseillais. Elle marque en effet la limite extrême de la haute Provence. Son versant sud, bordé par la boucle méridionale de la Durance, fait face à la campagne aixoise et si, géologi- quement, il est de même nature que le versant nord, sa végé- tation et son humeur diffèrent assez. Eternellement voué au soleil, il est plus chaud et plus doux. Abrité du mistral, il abrite à son tour des villages acagnardés au creux de l'hiver comme des poules au pied d'un mur se frottant le cul dans la poussière. Des roselières qui bordent la Durance, on n'a guère de peine à gagner les vallons de solitude qui s'enfoncent en sinuant jusqu'aux premiers contreforts. La lumière y est plus grise et plus bleutée qu'ailleurs. Les vignes et les lavan- dins y montent plus haut. Ce sont les falaises où viennent buter les effluves de la douceur de vivre aixoise. Mais il ne faut pas s'y tromper. Ce versant aimable est dur à cultiver et la bande fertile est bien étroite entre Durance et Luberon. Autrefois, les inondations de cette rivière magistrale dévas- taient régulièrement les terrasses patiemment aménagées.

Les hommes désertaient alors ces bancaus éphémères pour traverser ce fléau liquide. Il fallut, pour sauver le pays, faire venir une main-d'œuvre étrangère, celle des vaudois du Pié- mont et des Alpes françaises qui apportèrent ici leurs mœurs et leurs coutumes, leur soif de pureté et leur dédain des hon- neurs et des fastes ecclésiastiques. Comme au creux des val- lées du Briançonnais, ils vécurent ici dans une frugalité libre- ment consentie mais en même temps dans une liberté de mœurs étonnamment moderne. Malheureusement, cela ne faisait l'affaire ni des autorités ni des grands possédants, Vexations et poursuites se succédèrent jusqu'au massacre final. Certains vaudois se réfugièrent dans les grottes et les combes de la montagne. Y vivant comme des bêtes, sans abri et sans cultures, pourchassés encore, enfumés dans leurs trous comme des renards. Ils firent souche cependant. Et le haut pays luberonnais a conservé quelque chose de cette hautaine mesure, de cette fierté libertaire, de ce sens de la pérennité des hommes et des choses. De ces guerres de Religion, de ces sup- plices au grand soleil d'avril 1545, restent ces bastides que l'on voit encore entre Luberon et Durance, fortifiées et trapues comme des forteresses aux frontières du désert.

Le mot désert convient ici, en ce pays que l'on découvrira plus tragique et plus dur qu'il n'apparaît aux promeneurs du dimanche. Désert dans la solitude de ces vallons qu'aucune habitation ne vient animer. Désert où la vie érémitique convia les saints provençaux, comme ce saint Antonin (vénéré à Oppède) qu'un pape condamna à marcher à quatre pattes et à ne se nourrir que de plantes sauvages.

Restent aussi ces tombes protestantes dissimulées dans la nature même, au pied des falaises et abritées des intempéries, fleuries encore régulièrement et qui surprennent le ran- donneur.

L'invasion de nouveaux

barbares

De nos jours, l'implantation étrangère se ressent elle- même, par un curieux phénomène d'attirance inconsciente, de cette présence protestante. Les artistes qui ont peu à peu peuplé ces bastides isolées du Sud Luberon sont, pour beau- coup, d'origine danoise, Scandinave. Vivant dans ce luxueux dénuement possible ici, tel Knut Viktor, qui, au pied des gorges du Régalon, enregistre les cris et chants d'oiseaux pour en composer d'étonnantes symphonies, quand il n'est pas occupé à cueillir ses olives ou à ramasser son raisin,