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INABA Mayumi Vingt ans avec mon chat Traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu

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INABA Mayumi

Vingt ansavec mon chat

Traduit du japonaispar Elisabeth Suetsugu

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Titre original : Mi i no inai asa

© 1999, Mayumi InabaTous droits réservés.Edition originale publiée au Japon par Kawade Shobo ShinshaLtd Publishers TôkyôLes droits de traduction en langue française ont été négociésauprès de Kawade Shobo Shinsha Ltd Publishers, par le bureaudes copyrights français, Tôkyô.

© 2014, Editions Philippe Picquierpour la traduction en langue françaiseMas de VertB.P. 2015013631 Arles cedexwww.editions-picquier.fr

Conception graphique : Picquier & Protière

En couverture : © UnsodoMise en page : Christiane Canezza – Marseille

ISBN : 978-2-8097-0989-6

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CHAPITRE 1

LE CHATON EN PLEIN VENT

Le lieu de la première rencontre

Année 1977, dans l’été finissant. Oui, je suispresque certaine que c’était à la fin de l’été. J’aifait la rencontre d’un chat, ou plutôt d’une boulede poils, toute vaporeuse, comme une pelote delaine. C’était un chaton, un tout petit bébé chat.

La tête était de la grosseur d’une pièce demonnaie, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.L’animal se balançait dans le vide teinté d’unelumière incertaine. C’est la grille de clôture d’uncollège de la ville de Fuchû, non loin de larivière Tamagawa, qui servit de théâtre à cetterencontre.

D’où pouvait bien souffler le vent ce soir-là ?De la rivière sans doute et il se déplaçait douce-ment en direction du quartier des habitations. Lesmiaulements étaient portés par le vent tandis queje marchais. J’ai d’abord dirigé mon regard versles haies des maisons, puis entre les herbes desterrains vagues qui poussaient par-ci par-là dans

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les rues étroites. Mais les miaulements me parve-naient du ciel. Machinalement, j’ai levé les yeux etj’ai aperçu une forme blanche.

La cour de l’école était plongée dans lapénombre. Un grillage se dressait très hautdevant moi, séparant la route de l’école. Qui avaitbien pu le coincer ainsi dans un interstice ? Lapetite bête était suspendue à une hauteur quej’avais moi-même de la peine à atteindre enm’agrippant, et elle s’accrochait de toute la forcede ses quatre pattes.

Les oreilles pointues, les yeux noyés d’un toutjeune chaton, le museau rose et la bouche fendue,l’animal déployait toute son énergie pour seretenir de tomber. Il n’avait pas échoué là parhasard, il n’avait pas non plus escaladé de lui-même la grille, visiblement une main cruellel’avait accroché à dessein et le petit visage meregardait avec détresse.

« Viens ! »J’ai avancé la main, mais contre toute attente,

le chaton s’est agrippé de toutes ses forces augrillage. C’était un petit bloc de détresse. Quandj’ai réussi à le mettre entre mes bras, un effluvedoux est monté à mes narines, l’odeur attendris-sante d’un jeune animal. Imprégné de l’odeur delait, de l’odeur de l’été. Et dans ma main, la sensa-tion douce et légère d’un duvet mousseux.

Je voyais bien qu’il venait de naître, pourtant,ses griffes pointues avaient une forme régulière,

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le nez et la bouche, minuscules, étaient adorables.Quand je l’ai caressé, il s’est blotti avec ardeur,pressant son museau contre ma paume, de toutela force de son poids, lui qui était léger commeune plume.

Où était la mère, avait-il été abandonné, ouencore s’était-il éloigné d’elle pour s’égarer avantde se retrouver accroché au grillage ? A songercombien il avait dû se sentir seul, balancé ainsidans le vide, je n’ai pas pu résister à l’envie del’emmener dans un endroit où il se sente bien, aumoins pour la nuit. Y avait-il du lait à la maison,il me fallait chercher une boîte où il puisse sesentir rassuré… Tout en remuant ses pensées, j’airegagné la maison en tenant le chaton serrécontre ma poitrine, et je me suis précipitée dansla cuisine.

« Regarde ! Il miaulait dehors ! » En mêmetemps, tenant le chat par la peau du cou, j’ai levébien haut le bras pour le montrer à mon mari.« Regarde comme il est petit ! » Quand je l’aiéloigné de ma poitrine, l’étoffe de mon chemisierde coton s’est presque déchirée. J’ai regardé le chatà la lumière, il était joli. Le pelage était blanc, noiret marron au sommet du crâne, sur le dos aussi,mais les trois couleurs étaient plus dispersées. Seulle ventre était tout blanc. C’était une chatte.

Plus de vingt ans ont passé, mais je mesouviens encore de la force de ses griffes pour

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s’agripper au grillage. Je n’ai pas oublié non plusl’abandon plein de confiance naïve avec lequel lechaton enfonçait son museau toujours plus loindans mon avant-bras. Le soir où je l’ai découvert,le vent soufflait sur le quartier. C’est parce qu’il yavait du vent ce soir-là que les miaulements mesont parvenus de ce collège éloigné. Peut-être levent soufflait-il en direction des fenêtres de lamaison. Le hasard d’un soir. A moins que ce nesoit la puissance des bourrasques qui venaient dela rivière.

Dans cette ville, le vent n’en finit pas de souf-fler de la rivière dont il fait onduler la surfaceavant d’atteindre les maisons. Est-ce le fait de lanature de l’eau, ce vent toujours frais, commeimprégné d’une légère odeur d’alcool, n’étaitjamais violent, jamais froid non plus, si bien quej’avais fini par laisser les fenêtres grandesouvertes de l’été à l’automne, tant il était agréable.Et peut-être, pourquoi pas, est-ce grâce au pouvoirdes fenêtres que j’ai fait la rencontre du chat.

Cela faisait trois ans maintenant que je m’étaisinstallée à Tôkyô, et je m’étais complètementdébarrassée de la manie d’habiller toutes lesfenêtres de rideaux jaunes. Dans la maison de lapetite ville où j’habitais avant, je ne pouvais pasvivre sans m’entourer de jaune, rideaux jaunes,coussins dans les tons jaunes.

Ma première maison se trouvait dans un lotis-sement le long de la rivière Edogawa, et où que le

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regard se pose, on ne voyait que des maisons quise ressemblaient toutes, avec un étage et un agen-cement identique, les unes sur les autres. Cesmaisons préfabriquées, bâties sur un terrainmorcelé dans les limites permises par le cadastre,n’avaient pour ainsi dire pas de jardin digne de cenom, et on pouvait imaginer sans peine qu’encollant l’oreille au mur, on entendrait le bruit dela télévision ou des conversations, car il n’y avaitpas le moindre espace entre les habitations.

Un mois ne s’était pas écoulé depuis que j’habi-tais là, lorsque j’ai compris qu’une poussière jaunemêlée de sable venait s’incruster partout. Le sables’infiltrait entre les tatamis, dans les rainures desfenêtres, sans pitié, et les tissus jaunissaient en unclin d’œil. J’avais beau essuyer, essuyer encore, mebattre chaque semaine avec le vent où se mêlaientdes grains de sable, c’était peine perdue, si bien quepour lui résister, j’avais décidé d’habiller la maisonde jaune ou d’orange, tapis, rideaux, coussinsétaient couleur d’agrume. Si la même couleurcouvrait tout, la poussière ne se verrait plus. Grâceà cette décoration pop, mon intérieur était plein degaieté et j’avais l’impression de pénétrer dans unchamp rempli de pavots. Pourtant, le plan debataille qui m’avait été dicté par une ironie amèrene parvint pas à résoudre le problème du sable quedéposait le vent sans relâche.

C’est après mon installation dans la ville deFuchû que j’ai réussi à me libérer de « la maladie

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jaune ». Si le quartier longeait une rivière commemon ancienne maison, le vent était radicalementdifférent.

Printemps 1975. Nous sommes arrivés chez lesA. qui occupaient une maison avec un jardin dansun quartier au bord de la Tamagawa. Ce collègue demon mari devait être muté en province, et nousavons donc profité de l’occasion pour louer leurmaison et servir en quelque sorte de gardienspendant quelque temps. Ils avaient installé unebalançoire pour leurs enfants et la maison respiraitla joie de vivre. Un séjour de dix tatamis orienté ausud, une cuisine claire dont le plan de travail servaitde séparation, une pièce japonaise à l’étage, suivied’une autre plus petite, de quatre tatamis et demi.

Aucune pièce n’était aveugle, et de toutes lesfenêtres on pouvait voir dehors. Les voisins setrouvaient à bonne distance, nul bruit ne traver-sait les murs.

Une maison est une chose mystérieuse. Lesvoix sont à l’intérieur. On sent une présence.Chaque pièce a son odeur, de même que l’air quiemplit l’espace entoure ses occupants et les récon-forte. Sans doute les sentiments de ceux quil’avaient fait construire imprégnaient-ils jusqu’aumoindre recoin. La maison de Fuchû appartenaità des tiers, mais elle était infiniment plusaccueillante que l’autre.

J’ai cessé d’acheter des étoffes de couleurjaune. Le blanc s’harmonisait à merveille. Avec

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ses rideaux blancs, c’était le genre de maison quin’a pas besoin de décoration superflue pour êtrebelle. Je n’ai pas mis de tapis non plus. Le plan-cher se suffisait à lui-même, transmettant ladouceur d’un foyer aux pieds qui le foulaient.

Je me suis habituée au spectacle de la balan-çoire qui remuait doucement au vent, à la tiédeurde l’herbe du jardin. Le canapé, le buffet, laplupart des objets rangés dans les placards nenous appartenaient pas, pourtant, six mois plustard, j’avais l’impression d’habiter là depuistoujours. Les jours de congé, je flânais sur lesberges de la rivière Tamagawa, ces promenades aucrépuscule à regarder la surface de l’eau avaientun charme infini.

Au début du printemps, les fleurs blanches etroses des cornouillers fleurissaient dans tout lequartier, et un peu partout dans les bosquets, lessophoras emplissaient l’air de leurs fleurs toutesblanches. Nous nous étions installés dans cettemaison à l’automne, mais déjà le printemps étaitlà et le paysage se modifiait de jour en jour.

Ce n’est qu’en voyant les fleurs blanches quej’ai compris que le bosquet devant la maison étaitplanté de sophoras. Quand les fenêtres restaientouvertes, le vent apportait un parfum suave quigonflait les rideaux. La blancheur des fleurs suffi-sait à éclairer alentour. Je me demande si ce n’estpas la première fois que je me trouvais dans uneville où l’air était parfumé.

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Les jours s’écoulaient si paisiblement quej’avais peine à croire que j’avais été atteintejusqu’à l’obsession de la « maladie jaune ».

C’est vers ce moment que j’ai rencontré lechat. Je me sentais le cœur léger, et c’est cettetransparence qui a permis au petit félin de péné-trer sans la moindre résistance jusqu’au plusprofond de moi-même. A cette époque, j’étaiséperdue du bonheur de me trouver là où j’étais. Jene m’énervais plus à cause du sable, je n’avaisplus besoin de brandir partout un chiffon. J’étaissans défense, et c’est cette ouverture candide quim’a incitée à recueillir, non, à accueillir le chat,sans me préoccuper des conséquences. Je l’ai vu,je l’ai caressé, je prenais déjà le chemin de lamaison en le tenant dans mes bras.

Le chat

minuscule

Les griffes

transparentes et nacrées

Les oreilles

mobiles il écoute ma voix

Les yeux

humides et clairs

Un soir où le quartier avait une légère odeur mentholée

Tu es venu de loin

Viens ! Bonjour !

Je suis un être humain et toi tu es un chat

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Les chats dans ma mémoire

Au fait, est-ce que j’aimais les chats ?A bien y réfléchir, le seul chat que j’aie connu,

c’était dans les années soixante, à la campagne. Ilappartenait à une vieille femme qui vivait cheznous, nommée Tsune, et il semait l’affolementgénéral en disparaissant à tout bout de champ.

Il s’appelait Shiro. Quand j’évoque sonsouvenir, l’image qui me vient à l’esprit est celledes piles de futons mis à aérer dans la galerieautour de la maison ou encore sur le toit, et du groschat blanc qui marchait dessus en posant l’uneaprès l’autre ses pattes avec insouciance. Tel étaitShiro. Il se trouvait déjà dans la maison au momentde mon adolescence, et personne ne savait quil’avait recueilli, ni quand. Ma mère à qui j’avaisposé la question s’était contentée de secouer la tête,tout ce qu’elle se rappelait, c’était que quelqu’unl’avait probablement donné à Tsune.

Tsune était la tante de ma mère, elle avait étémariée deux fois, mais sans trouver le bonheur, sibien qu’elle était revenue dans sa famille et quandje suis née, elle habitait déjà avec mes parents.Son premier mariage s’était soldé par un échec :sous prétexte qu’elle ne pouvait pas avoir d’en-fant, on l’avait répudiée, quant au secondmariage, son époux la trompait sans se gêner. Ceséchecs étaient ni plus ni moins la conséquence du

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système social conservateur qui accordait tous lespouvoirs à l’homme, mais ces deux unionsmalheureuses avaient rendu Tsune acariâtre.

Elle était dotée d’un tempérament où l’hystériese conjuguait à la neurasthénie et les crises étaientfréquentes à la maison. Mon père était un enfantadopté et il détestait Tsune, qui le lui rendait bien,dans la mesure où elle devait le rendre respon-sable de tous les malheurs que lui avait causés lagent masculine.

Seul Shiro avait les bonnes grâces de Tsune etil suffisait qu’il se trouve près d’elle pour qu’ellesoit de bonne humeur. En l’observant avec atten-tion, on s’apercevait vite que la puérilité chez ellese mêlait avec l’opiniâtreté, rendant son humeurinstable, car elle était dominée par l’une ou l’autreselon le moment.

Tsune devenait hystérique si Shiro disparaissaitet elle passait la journée à crier le nom du chat enle cherchant dans tous les coins. Et elle n’était passeule à courir partout, il y avait aussi Shiiko(Shizuko en réalité), l’amie inséparable de Tsune,qui habitait à la maison bien avant ma naissance etqui était, semble-t-il, sans famille. Tsune n’avait pasd’enfant, Shiiko n’avait pas de famille, les deuxfemmes se ressemblaient, mais, chose curieuse,Shiiko obéissait aveuglément à tout ce que luidisait Tsune. On disait qu’elle avait eu le cerveauatteint dans son enfance et elle ne se souvenait nidu nom de sa mère ni de la maison où elle était née.

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Sa mémoire se faisait particulièrement flouequand on lui posait des questions sur sonenfance. « Je ne sais pas, je ne sais rien ! » et si oncherchait à l’interroger davantage, elle perdaitl’usage de la parole et finissait par se mettre àpleurer.

J’ai grandi dans les bras de Shiiko et quandj’entendais dire à son propos qu’elle n’avait niparents, ni famille, j’avais beau ne pas saisir exac-tement le sens de ces paroles, cela résonnait tris-tement dans mon cœur d’enfant.

C’était elle qui était chargée de s’occuper deShiro. Après le petit-déjeuner et le dîner, ellemettait les restes dans son assiette, passait unchiffon sur les traces de pattes, et s’il disparaissait,elle passait la journée à le chercher. C’était unspectacle permanent, et la maladie de Tsuneobsédée par le chat avait contaminé Shiiko.

« Shiro a disparu ! Shiro, Shiro ! » criait-elle ense précipitant dans le poulailler qui était unendroit de prédilection du chat, puis dans lejardin, avant de franchir la porte de derrière pourjeter un coup d’œil dans l’écurie, puis de dispa-raître dans les champs et la bambouseraie.

Les chats sont-ils tous ainsi ou était-ce uneparticularité de Shiro, toujours est-il que le chatdisparaissait à longueur d’année. En y réfléchis-sant, je me dis qu’il devait aller d’une maison àl’autre, à moins qu’il n’ait trouvé un endroit quilui plaise où il allait s’amuser, en tout cas, il était

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beaucoup plus souvent dehors que dedans, si bienque Shiiko passait le plus clair de son temps àcourir partout pour le retrouver. Elle savait que laprésence de Shiro mettait son amie de bonnehumeur, c’était donc plus fort qu’elle, il fallaitqu’elle s’agite en tous sens.

« Alors, Shiro est revenu ? » interrogeait latante. Si elle ne pouvait donner une réponse posi-tive, Shiiko détalait comme un lapin. Ma mère etmoi ne pouvions pas nous empêcher de rire à lavoir se précipiter. Tant que nous pouvions plai-santer, tout allait bien, mais nous avions moinsenvie de rire quand il fallait s’occuper des prépa-ratifs du dîner tandis que Shiiko et le chat étaientportés disparus.

Face à cette agitation, mon père lançait enfaisant la grimace :

« Encore le chat ? Tu l’as trouvé ?— Non !— Comment ça, non ? Il était là cet après-midi

pourtant. Tu n’as pas bien cherché ! Qu’est-ce quetu fais à la fin ? »

Les cris des deux femmes retentissaient dansla maison, nous marchions en étouffant nos pascar tout le monde savait qu’il fallait s’attendre àune crise d’hystérie.

« Il ne s’est pas fait prendre par un tueur dechats, au moins, pour fabriquer un shamisen ? »,ou encore « Tu as pensé à regarder dans le puits ? »Les cris de Tsune remplissaient la maison.

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A cette époque, on envoyait dans lescampagnes des hommes chargés d’attraper leschats dont on utilisait la peau pour ces instru-ments de musique à trois cordes. Ils les étran-glaient d’un coup à l’aide d’un fil métallique.Notre terrain était nanti de deux puits. L’angoissede Tsune était toujours dirigée vers ces deux éven-tualités : soit Shiro s’était fait enlever, soit il étaittombé dans un des puits.

Si Tsune prenait une mine détendue, c’étaitque le chat se prélassait sur le bois de la galerieextérieure ou s’était assoupi dans l’herbe. L’hiver,quand les journées étaient froides, il dormait àcôté du brasero où les braises rougeoyaient et l’onpouvait voir le dos rond de Tsune qui tendait lesmains vers le feu, le regard vague. Shiiko venaitalors s’asseoir dans un coin, où elle restait béate-ment sans rien faire. Quand le chat marchait surles futons, elle se contentait de rire avec indul-gence. « Oh, tout de même, Shiro ! » Ma mèreessuyait les traces, mais elle en avait sans doutepris l’habitude car elle commentait seulementd’un ton calme : « Tiens, encore Shiro qui auramarché là ! » Parfois, sans doute n’avait-elle pas eule temps de nettoyer, ou bien cela l’ennuyait-il, ilrestait des traces nettes de pattes dans un coin del’édredon.

Indifférent au tumulte dont il était la cause, lechat disparaissait à longueur de journée. Oùpouvait-il bien se cacher, les champs et les forêts

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de bambous étaient vastes à la campagne, et cen’était pas chose aisée de le découvrir. Ma mères’amusait toujours d’entendre Shiiko hurler lenom du chat d’une voix de plus en plus aiguë,éperdue, avec aux pieds des socques tout usés,jusqu’à ce que les vibrations s’évanouissent dansl’air comme un élastique détendu.

« Elle ne devrait pas s’obstiner de la sorte. Ilfaut dire aussi que c’est une façon pour elle de sedistraire… » Tsune ne laissait pas Shiiko s’éloignerd’elle une seule seconde, et c’était peut-être en effetune échappatoire. Quand Tsune sortait, imman-quablement, Shiiko l’accompagnait. Portant à boutde bras le baluchon de son amie, elle marchaitderrière elle, en tapotant le bas de son kimonocourt. En réalité, elle aurait certainement préféréprofiter de son absence pour se reposer un peu,mais elle était incapable de le lui dire ouvertement,si bien qu’elle devait prendre sa revanche quandShiro disparaissait et qu’elle partait à sarecherche, s’éloignant ainsi de son amie pourgoûter un peu de liberté… C’est en tout cas lafaçon dont je vois les choses.

Les chemins à la campagne foisonnent detoutes sortes de plantes. En cherchant Shiro,Shiiko avait découvert un gros figuier dont elleavait cueilli les fruits pour s’en remplir la bouche.Faisant semblant de chercher le chat du côté de larivière qui coulait derrière, elle en profitait pourregarder les mouches, les gardons, les crabes

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minuscules qui pullulaient. Je la voyais parfoisaccroupie dans le jardin, son kimono relevé aumilieu des cosmos et des chrysanthèmes quipoussaient à foison. « Shiiko, qu’est-ce que tufais ? » Elle répondait : « Je cherche Shiro. » Moi,faisant également semblant de chercher le chat, jem’accroupissais près d’elle au milieu des fleurs,« je fais comme toi », et il m’arrivait de faire pipi.

La voix perçante de Shiiko à la recherche deShiro, de jour comme de nuit, m’est restée dansl’oreille après toutes ces années, mais jecomprends à présent à quel point l’animal était leseul être au monde qui pouvait la consoler un peud’être sans famille, sans enfants.

A quel moment Shiro a-t-il disparu pour debon, comment il est mort, ma mémoire n’en agardé aucune trace. Seule la voix de Tsune aban-donnée me parvient de temps à autre, apportéepar le vent, et me laisse curieusement mélanco-lique, émue jusqu’aux larmes.

Quand je regarde de vieilles photos, Tsune yapparaît toujours la bouche pincée. Elle qui n’apas connu le bonheur, qui a été victime de lasociété et des hommes, présente sur les photos unregard dur et un menton puissant. Elle n’est pasloin de ressembler à un gros chat qui vous regardefixement dans l’obscurité. Un regard qui dit lerefus. Qui exprime un sentiment inexprimable,enfoui au plus profond du cœur. Le regard d’unefemme qui a laissé quelque part toute douceur, un

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regard sans détour, qui interdit la moindre tenta-tive d’approche.

Par contraste, le visage de Tsune lorsque Shiroest près d’elle est attendrissant. Tous deux entrain de se chauffer au soleil sur la véranda, leurssilhouettes flottant dans la brume vaporeuse dugrand brasero. Elle et le chat, gonflés de la chaleurdu soleil ou du feu.

Avec ou sans Shiro, les journées de monenfance s’écoulaient. J’acceptais spontanément laprésence du chat dans la maison, jouant avec luis’il était là, me préparant tout aussi naturellementau tumulte s’il disparaissait. Seul mon père étaitexagérément sensible à l’existence du chat.

Mon père disait souvent : « Il vient se frotter àvos jambes sans faire le moindre bruit, cela metvraiment mal à l’aise », ou encore : « Impossiblede savoir ce que ces bêtes ont dans la tête ! » Onne peut pas avoir confiance en un animal aussihypocrite, allait-il jusqu’à affirmer. Selon lui, lechien était tout le contraire. Un collier autour ducou, attaché tout le temps, le chien sait que tel estson dû. Mon père prenait toujours le parti deschiens.

Sans se préoccuper de ce qu’on disait de lui,Shiro se prélassait sur la véranda, ignorant lescrises d’hystérie qui survenaient entre Tsune etShiiko, et allait et venait à sa guise. Et chaque jour,la maison était secouée. Shiro disparaissait, Tsunele clamait à tout vent, Shiiko courait dans le jardin

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et dans les champs alentour au crépuscule. Quantà moi, sans rien comprendre à la nature des chats,je trouvais bien mystérieux ces êtres humains quipassent leur vie à se laisser mener par le bout dunez par cet animal qu’on désigne sous le nom dechat.

Le nom du chat

Le chaton qui était venu à moi en traversantl’obscurité d’une fin de journée n’avait rien decomparable avec le Shiro dont ma mémoire avaitconservé le souvenir. Il ne se cachait nulle part, etla petite masse de chair qui venait à peine denaître enfonçait son museau dans la main qui luiapportait du lait, reniflait l’odeur entre les doigts,posant un nez humide sur toutes les phalanges,s’aventurait sur ses petites pattes vacillantes. Monmari et moi avons versé dans une assiette un peude lait sorti du frigidaire, rassemblé quelquesvieilles serviettes, et posé sur le petit être unregard inquiet.

Ce qui nous surprenait le plus était la quantitédes puces qui l’envahissaient. Quand je l’avaisramené à la maison, je n’avais rien remarqué,mais à la lumière, c’était à se demander commentles puces avaient pu prospérer ainsi tant il y enavait, sur le ventre, sur le dos, sur la queue, uneinvasion complète.

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Cela n’empêchait pas le chaton de se blottirdans les serviettes sur la table de la cuisine,comme s’il en avait fait son terrain de prédilec-tion, et d’avancer le museau vers le lait quiremplissait l’assiette. Lui qui venait à peine defaire l’expérience du monde, où avait-il appris laprudence tandis qu’il levait vers nous ses yeuxnaïfs chaque fois que nous nous approchions del’assiette ? Cela faisait peine à voir, si petit, déjà ilavait des réflexes de chats qu’on a abandonnés àleur liberté. Sa mère se méfiait-elle des êtreshumains ? Ou encore portait-il un regard circons-pect sur ces hommes qui l’avaient abandonné ?Quand il levait ses beaux yeux clairs, je croyaisvoir passer fugitivement quelque chose quiressemblait à l’instinct, venu de très loin.

Mais il avait beau se méfier, il avait beau leverla tête de son assiette, on comprenait tout de suitequ’il avait dû être arraché brutalement au seinmaternel, car il ne savait pas encore laper, il trem-pait tout de suite son nez dans l’assiette, ignorantqu’il était de la manière de lécher le lait. A peinele nez dans l’assiette, il s’étranglait. Je me deman-dais de quelle manière j’allais le faire boire alorsqu’il poussait de petits miaulements plaintifs.

Nous n’en revenions pas du nombre de pucesqui lui couvraient le corps. Nous avions beau enattraper, il y en avait toujours d’énormes quibrillaient derrière les oreilles, ou que nous décou-vrions enfouies dans le pelage du dos et les plis

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du ventre quand nous écartions les poils. Est-cetoujours le cas lorsque les animaux naissent avecun pelage qui permet aux parasites deproliférer ? Les puces montraient leur dos noiren se faufilant à une vitesse étonnante à traversles poils que les doigts tentaient d’écarter, avantde disparaître, rapides comme l’éclair, au plusprofond de la fourrure.

Mon mari et moi poussions des cris, ah, envoilà une, je l’ai, non, je l’ai laissé échapper, touten tournant et retournant le petit corps, lui écar-tant les pattes, le mettant sens dessus dessous. Lespuces que nous avions écrasées entre les onglesflottaient à la surface du lavabo comme des grainsde sésame. Comment arrêter, nous découvrionssans cesse une nouvelle puce, puis une autre,encore une autre, c’était sans fin, leur nombre nediminuait pas.

La petite chatte resta plusieurs jours sansqu’on lui donne un nom. C’est une entreprise déli-cate de baptiser un animal. Vraiment difficile. Apeine avais-je prononcé les quelques noms quim’étaient venus à l’esprit, Ringo (Pomme), Umi(la Mer), Moule, Tama, que je soupirais en décla-rant que je renonçais. J’avais beau me creuser latête, je ne voyais aucun nom qui lui aille. Monmari prétendait avec nonchalance que cela n’avaitaucune importance que le chaton soit baptisé ounon, mais je n’étais pas de son avis. Pourcommencer, ce n’était pas pratique pour l’appeler.

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Pour ma part, je pensais que la seule chose quidifférenciait un chat errant d’un chat adopté étaitprécisément le fait qu’il ait un nom ou pas.

Tant qu’il n’a pas eu de nom, nous disions enparlant de lui « le chaton », ou « le petit ». Unbeau jour, c’est devenu Mimi. Le chaton miaulaitbeaucoup. Quand il réclamait du lait, quand iljouait avec les rideaux, quand on lui enlevait despuces, il poussait de petits cris tremblants. Mii,mii. Appelait-il sa mère, les cris étaient perçants ettristes, ils avaient quelque chose de poignant.

« Tu miaules bien, dis donc, chaton ! Mii, mii »disais-je pour le consoler. Machinalement, j’avaisréduit le mot pour arriver à Mimi, qui fut pour unmoment son nom, mais pas pour longtemps. Eneffet, Mimi est un nom assez difficile à articuler,quoi qu’on pense. On a l’impression que les lèvrescollent l’une à l’autre.

Quelques jours plus tard, Mimi s’était réduitde moitié, avec un allongement de la voyelle, dugenre Mii, Mî.

Plus tard, j’ai soupiré en constatant que les gensqui avaient un chat leur donnaient des noms pleinsd’allure. Landy, Jajamaru, Sasuke, Rodin, Marilyn…Le nom des chats de ma connaissance, les nomsimprimés dans les livres que je regardais en librairie,les noms qui disaient quelque chose parce qu’on lesavait vus en parcourant les journaux ou qu’ils figu-raient dans des romans, avaient tous une résonancecharmante qui convenait au chat qui le portait.

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Mais notre petite chatte s’appelait Mî, un nomtout simple. Parfois, j’y ajoutais un suffixe hono-rifique, mais officiellement, c’était Inaba Mî. Ilm’avait été impossible d’imaginer un autre nom.Car ses miaulements qui m’étaient parvenus dansle demi-jour avaient atteint le plus profond demon cœur, sans que jamais je puisse les oublier.

Bref, la petite chatte que j’appelais Mî répon-dait tout naturellement à mon appel par Mî. Enfait, elle avait elle-même décidé de son nom.

Ton vrai nom personne ne le connaît

Dans le demi-jour d’un jeune quartier

Tu n’étais qu’une voix

Comme une étoile comme une pierre

Comme un grain de sable lumineux

Qui frappe à la porte

Au loin on entendait des notes de musique

Yesterday

La chanson chantait ton hier

Le passé dit adieu à aujourd’hui je voulais croire

Qu’on chantait au loin

Comme un œuf qui tombe tu naissais de nouveau

J’aurais pu te baptiser « Demain »

J’aurais pu te baptiser « Aube »

D’où vient le nom ?

Toi tu réponds seulement « Mî »

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Sous les sophoras en fleurs

Je travaillais alors dans un petit bureau dedécoration à Shinjuku. Mes journées se passaientà dessiner des plans, aller sur place pour endiscuter, et quand je rentrais chez moi, il était engénéral près de neuf heures. A Fuchû, j’étaispropulsée hors du train par la vague des voya-geurs qui descendaient, puis je changeais pourprendre un omnibus ordinaire. Le deuxième arrêtétait Nakakawahara, qui était la gare la plusproche de la maison. Je me retrouvais dans la rue,dont les trottoirs bordés d’arbres resplendissaientà la lumière des réverbères sous l’éclat des fleursdes cornouillers, et je hâtais le pas le long deshaies vives. A peine à la maison, mon premiermouvement était de chercher Mî et de luiannoncer mon retour. Les transformations duchaton, au rythme des saisons qui passaient,avaient fini tout naturellement par être au cœurde nos conversations.

Depuis son arrivée chez nous, j’achetais deplus en plus de choses, je m’attardais aussi davan-tage. Ainsi, j’étais malgré moi attirée par les maga-sins pour animaux et il m’arrivait d’aller jeter unœil, à Shinjuku ou à Ginza, au dernier étage desgrands magasins qui avaient un coin animalier.

Immanquablement j’y faisais des découvertes.Il n’y avait peut-être pas autant de choix quemaintenant, mais on y trouvait une alimentation

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variée, boîtes, croquettes en sachets ou autres.Mes yeux étaient attirés par tout ce qu’ils voyaientet je finissais par acheter des choses inutiles, sibien que chinchard, thon ou poulet s’entassaientplus que la nourriture pour les humains. Il fautdire que l’aliment principal de Mî était encore lelait, les jouets avaient plus de raison d’être et j’enachetais tout le temps, ce mois-ci tel jouet, aujour-d’hui tel autre susceptible de lui plaire, chaquefois que tombait mon salaire. Il y avait parexemple une adorable petite balle tressée enbambou dans laquelle tintait un grelot. D’autresen forme de souris ou de lapin. Ces petits objetsronds conçus pour les pattes d’un chat allaientd’une fabrication de qualité imitant un véritableanimal aux réalisations en caoutchouc bonmarché, toutes molles.

Dès que j’eus compris qu’elle aimait aussijouer avec des objets durs au bout d’un fil, je nerésistai pas à l’envie de lui en fabriquer : j’atta-chais une broche cassée à un fil de laine, jesuspendais un grelot qui s’était détaché d’unporte-clés. Ces jouets faits main firent place à desboutons, des bouts de crayon, et il suffisait dedire : « Mî, attrape ! » pour que la petite chatte seprécipite sur l’objet qu’on lui lançait et joue sansse lasser, si bien que le plancher était jonché d’ob-jets suspendus à un fil.

Mî avait une prédilection pour les bobines defil à coudre et les pelotes de laine. La bobine

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déroulait son fil de manière imprévisible, et était-ce cela qui l’intéressait, toujours est-il qu’elleavançait une patte, faisait un bond en arrière,avançait la patte de nouveau, prenait une mineétonnée avant de considérer avec attention lemouvement mystérieux de la bobine.

Parmi les achats de cette époque, les deux plusimportants furent un compte-gouttes et unbiberon que je rapportai de la pharmacie. Audébut, le bébé chat ne pouvait pas encore boiredu lait dans une assiette. J’avais d’abord essayéavec une paille, mais le liquide pénétrait trop viteet il s’étouffait. Je me suis donc servie d’uncompte-gouttes, mais il a vite appris à boire aubiberon.

Pelotonné sur la table de la cuisine, tenant surson ventre un biberon plus gros que lui, le chatonnous a fait rire bien des fois. On lui donnait unliquide qui n’avait rien à voir avec le lait maternel,dans un objet au toucher complètement différentdu ventre maternel, mais il sentait que le lait étaitlà et j’ai compris qu’il voulait vivre. Il tétait, detoutes ses forces. La joie le faisait crier, et à cemoment-là seulement il miaulait d’une voixrauque, le ronronnement devenait presque ungrondement. Renversé sur le dos, il avait l’air d’uncastor.

Les jours de repos coulaient doucement encompagnie de Mî. A peine avait-elle appris àutiliser sa litière que je ne pouvais pas me retenir

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de jeter un coup d’œil pour la voir accroupie surle sable, moi-même je m’accroupissais sur leparquet pour la regarder laper son lait. Les joursoù il n’y avait pas de vent, je remuais les rideauxpour l’amuser et le soir tombait sans que jem’aperçoive que j’avais passé des heures à joueravec elle.

Quand la chatte commença à aller dans lejardin à pas craintifs, les jeux se multiplièrent, jela renversais sur le gazon, je partais à la chasseaux puces dans la tiédeur de la terrasse inondéede soleil. C’est grâce à cette poursuite quotidienneque je compris que l’outil le plus efficace était unpeigne en acier aux dents serrées. J’avais acheté cepeigne sur les conseils d’un vendeur dans uneanimalerie et les puces partaient avec les poils,prises comme dans un filet, la pêche était bonne,il faut le reconnaître.

Ça marche ! Ça marche ! Cinq puces… sept…douze… vingt-quatre ! Sans me lasser, je nettoyaisle peigne dans un seau où j’avais dilué du produitvaisselle, et je regardais mourir les puces d’un œiljoyeux. Plaisir cruel !

Quand je rentrais du travail, Mî était là, Mî quigrandissait de jour en jour. Elle voulait sortir dejour comme de nuit et le jardin était devenu enpeu de temps l’un de ses domaines. Le bois desophoras devant la maison était aussi un endroitde prédilection, et une fois dehors, Mî se roulaitpar terre, humant l’herbe.

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Je me souviens encore du premier printempsque le chaton a connu après sa venue chez nous, etdes sophoras. Les arbres étaient dispersés, leurbranchage grêle, les fleurs seules étaient innom-brables. Leur blancheur se détachant sur le bleu duciel formait un contraste merveilleux, auquels’ajoutait un parfum suave. Je ne trouve pas lesmots pour exprimer à quel point Mî et moiadorions ce bois. Chaque matin, en ouvrant lafenêtre, je ne pouvais m’empêcher de m’emplir lesnarines de cette odeur. Le vent soufflait, apportantavec lui le parfum, alors une mollesse délicieusevous prenait, qui attirait le sommeil. Les fleursblanchissaient le sol, la terre devenait douce. Lors-qu’on y marchait, la fraîcheur des pétales se trans-mettait à la plante des pieds à travers les semelles.

Et Mî, craintivement, avançait avec lenteur surla terre douce, les narines palpitantes.

Mais son territoire était encore limité, la petitechatte ne cherchait pas à s’aventurer dans desendroits inconnus, jamais elle ne s’éloignait. Elleétait d’un naturel si craintif que c’en était risible.Elle marchait sur la pelouse du jardin avec desprécautions infinies. De même quand elle allait prèsdu bosquet de sophoras qu’elle aimait tant, elle setenait sur la défensive et se tournait sans cesse demon côté. Il suffisait qu’un inconnu vienne à passerpour qu’elle rebrousse chemin, toutes oreilles bais-sées. Si on entendait le bruit d’une voiture, elle seraidissait et restait figée sur place.

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« Est-ce que c’est vraiment un chat ? Ne serait-ce pas plutôt une nouvelle espèce d’animalnommée couardise avec une tête de chat ? » avait-on envie de dire, tant elle se défiait du monde quil’entourait, tant elle était sur le qui-vive.

Bientôt, je m’aperçus qu’elle se mettait à trem-bler de tous ses membres quand elle regardait parterre du haut des bras qui l’entouraient. Oui, elleavait peur du vide. Le souvenir qu’elle gardait dugrillage où elle s’était retrouvée accrochée tout desuite après sa naissance, à plusieurs mètres du sol,avait marqué son petit cerveau pour la vie. Si je lasoulevais tandis qu’elle ronronnait d’un airjoyeux, le ronron devenait de plus en plus faibleet le tremblement qui agitait son petit corps setransmettait à mes bras. Je la posais immédiate-ment par terre et pendant très longtemps, Mî n’ajamais pu s’habituer à être loin du sol.

A peu près au même moment, j’ai découvertun geste intéressant. Chaque fois que la petitechatte se trouvait sur une fourrure souple, unchandail de laine, un tapis moelleux, elle avançaiten posant la patte gauche, puis la patte droite,qu’elle croisait presque avec un léger décalage, enappuyant à tour de rôle l’une et l’autre patte. C’estsans doute de cette façon que les chatons pressentla mamelle maternelle. Quand elle aspirait le lait,elle devait se rappeler le geste pour presser sur lesein maternel, dont les objets doux et souplesstimulaient sa mémoire. Même arrachée à sa mère,

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l’instinct qui la poussait à chercher la mamellerestait enfoui au plus profond de son être.

Pour ces deux raisons, il me fallut corriger lesconnaissances que j’avais acquises à la lecture dequelques ouvrages sur les chats.

Ainsi par exemple, un livre magnifique, quitenait plutôt de l’album de photos, divisé enplusieurs chapitres, dont l’un qui s’intitulait « Lenaturel » prétendait que la mémoire des chatss’effaçait en quelques minutes.

J’ai appris par la suite qu’un chat qui avait étéabandonné loin de sa maison d’origine y étaitrevenu au bout de plusieurs mois. J’ignore dequelle manière les paysages ou les odeurs s’inscri-vent dans la mémoire, mais je suis certaine queles animaux ont des souvenirs. Quand Mî s’étaitretrouvée soulevée du sol avant de se balancerdans le vide, la peur et l’effroi avaient laissé pourtoujours leur marque dans son petit cerveau, toutcomme chez les êtres humains. Miaulant deterreur, elle criait son horreur du vide, en ouvranttout grand sa petite bouche rose.

L’image qui me vient immédiatement à l’esprità propos de Mî, c’est le vent frais d’un certainquartier de la ville de Fuchû, l’odeur des sophoraset la couleur de leurs fleurs. Il me suffit deprononcer son nom pour que dans l’instant levent de la rivière et la senteur des petites fleursblanches m’enveloppent, symbolisant « l’endroitoù Mî m’est apparue ».

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Ces petites choses blanches qui tombaient deshautes branches, elle les contemplait sans selasser, et chaque fois qu’une fleur voltigeait prèsde ses narines, elle jouait avec elle, perdait tout desuite l’équilibre, et se renversait sur le dos. Moiqui regardais ce jeu sans me lasser, quand lesfleurs laissaient la place à un feuillage d’un vertdense, sans savoir pourquoi, j’étais déçue par lechangement de saison et je murmurais pour moi-même : « Au revoir, à l’année prochaine ! »

Le jeu était dans les couleurs dans les odeurs

Sous le pêcher sous l’églantier sous les sophoras

Jouer jouer encore dans le vent

C’est le printemps le printemps des hommes

Mais toi toi tu ne connais pas le printemps

Simplement tu regardes sans te lasser le vent parfumé

Le vent qui t’intrigue tout de même un peu

Moi je compte sur mes doigts

Un jour puis un autre

Les fleurs tomberont-elles demain

Ne tomberont-elles pas

Mes doigts qui comptent

Les pétales qui voltigent

Mî regarde

Un doigt une fleur

Le chat s’amuse

Plongé dans l’énigme des doigts des fleurs

Le mystère du printemps

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