Vigarello, Corps_ Sur Foucault

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Artículo de Vigarello sobre Foucault

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  • G. VIGARELLO - UFR de Sciences de ducation. Universit Ren DescartesSorbonne. 28, rue Serpente. 75006 Paris (et E.H.E.S.S.).

    La vie du corps dans Surveiller et punir

    Une transposition aux thmes sportifs ?

    L'effet des disciplines suggre traditionnellement l'image d'une strilisation de la vie.Procdures de domination, elles interdisent, elles dfendent, elles sont censesbloquer initiatives et forces, elles modlent le corps jusqu' la passivit. Foucaultreprend l'analyse et la dveloppe. Mais il en montre aussi les limites. Il la dpassemme jusqu' l'inverser : les disciplines ne crent-elles pas, leur manire, vie etmouvement ? Trait sans doute dcisif. Elles ne sont pas ngatives, maispositives, le corps n'y est pas passif, mais actif.Il faut, du coup, que se concilient plusieurs corps dans ce texte. Il faut que ne soientpas msinterprtes les images de chanes pesant immdiatement sur les corps. Ilfaut mesurer la cration disciplinaire de puissances corporelles et d'aptitudes. Il fautque soit donne toute sa place l'intervention de forces trs particulires, pressionsd'autant plus efficaces qu'elles sont invisibles : celles qualifies tout simplementd'incorporelles.

    MCANIQUE ET ASSIEGEMENTUne figure parait symboliser la mise en scne du corps dans Surveiller et punir (1975) :celle de l'arbre nou au tuteur par une lourde corde occupant le centre de l'image. Lienserr, charg de matriser croissance et rectitude, la corde corrige les directionsmalvenues, elle redresse les errances possibles, elle impose la rgle. Cette figure-symbole a une fonction : rappeler combien le corps subit de contraintes directementphysiques pour accder aux normes et obir aux exigences d'un pouvoir omniprsent,pntrant, aussi diffus que structur. La srie des planches places en ouverture dulivre confirme l'image : cloisonnements, contentions, files, colonnes ou rangs, imposentla direction et la forme des mouvements. Le corps norm est un corps corrig. Unemain invisible y a inflchi toute impulsion. Elle a guid tout dplacement, contraint toutgeste, comme la corde a guid la croissance de l'arbre. Les entraves sont faites dematires rsistantes, d'obstacles physiques, de dispositifs solidifis : murs, cloisons,appareils quadrillant l'espace, emplacements bloquant la spontanit. L'organique seheurte ici un ensemble de forces o les frontires sont inscrites dans des substancesdures, arrtes, aussi pesantes que dfinitives.Le corps, dans ce cas, est lui-mme passif, subissant l'orientation qui le modle. Lestermes voqus ont tous une tonalit ngative : coercition, contrle,assujettissement, quadrillage. Le seul mot de coercition peut revenir plusieursfois en l'espace de quelques lignes, comme la page 139. Tous rappellent cette maincache pesant physiquement sur les membres pour mieux en conduire les directions.Le corps, faut-il le dire, n'existe ici que par la prsence de cette contrainte venue enfouiller tous les dtails. Le socle de nos socits organises, oprantes et complexes,avec leurs institutions entrecroises, leurs techniques, leurs hirarchies, repose surcette mcanique efficace : La discipline fabrique ainsi des corps soumis et exercs

  • (p. 140). Elle leur donne une homognit, une rgularit communes. Del'apprentissage le plus banal ceux plus savants ou techniques de l'criture colire(sans rappeler ceux, plus profonds encore, du travail), il s'agit toujours de bonsredressements (p. 172), de gestes contrls de bout en bout, et de bout en boutrecomposs. La valeur de Surveiller et punir tient cette restitution : l'insistance sur ladensit d'emprises, si profondes qu'elles sont oublies, si enfouies qu'elles semblentinexistantes, ce pitinement du dtail, cette attention aux minuties (p.141).Les analyses de la gymnastique scolaire propage la fin du XIXe sicle en France,avec ses apprentissages collectifs minutieusement rgls, ont exploit les toutespremires rfrences Foucault. Camy a longuement interprt ces mouvementsscands aux sifflets permettant d'obtenir l'ordre scolaire et, au-del, l'ordre social enassurant l'homognit de la population1 Chambat galement a su multiplier lesexemples sur le dispositif disciplinaire et militaire2 de cette vitrine de la Rpubliquequ'a t la gymnastique de la fin du XXe sicle. Le dispositif de la leon dans l'espaceet le temps, le quadrillage des mouvements, leur mise en scne gomtrique, leursuccession mcanique permettaient la contrainte bien concrte mais invisible djcite.

    1. J. Camy, La gymnastique et les jeux dans la gestion des populations scolairesau XIXe sicle, Paris, Etudes et recherches, INSEP, n6, 1980, p. 98-99.2. P. Chambat, Les vitrines de la Rpublique, Uniformes, dfils, drapeaux dansles ftes de la gymnastique en France (1878-1914), in : Les athltes de la Rpublique,gymnastique, sport et idologie rpublicaine, 1870-1914, sous la direction de P.Arnaud, Toulouse, Privat, 1987, p. 260.

    Le texte de Foucault donnait des instruments danalyse : lordonnancement imparabledes gymnastiques, la dlimitation sourcilleuse de chaque mouvement n'taient plussimples prcautions pdagogiques, mais tactiques disciplinaires, entraves faites pourcontraindre le mouvement et, plus largement, le sujet. Certains ont mme analysl'espace du stade, celui des tribunes en particulier, avec ses dispositifs distribuant etfixant les individus tout en rglant les flux, comme application possible du principedisciplinaire : Mnager un regard sans obstacle, inspirer le respect des lieux,slectionner et rpartir les spectateurs sont les trois axes de cette architectureducative, de cette police disciplinaire qui dcoupe, hirarchise, stabilise les foules pourles rendre plus flexibles3.L'image-symbole de l'arbre corrig joue alors comme un rappel condens. Elle a laforce du manifeste. Persuasive, spectaculaire, elle est celle qui a t le plus souventretenue pour voquer le livre, celle qui rend visibles un ensemble de contraintes aussiincontournables que caches. Ne permet-elle pas de restituer l'vidence et la lourdeurdes cordes l mme o elles semblaient oublies ? Elle mettrait en lumire ce qui, leplus souvent, ne se voit pas. Une telle image, pourtant, risque de faire cran uneautre version suggre par Foucault du corps contrl ; une version plus ouverte,attribuant au corps force et activit, lui concdant un jeu, un espace propre. Lesymbole de la corde et du tuteur risque mme de s'avrer contestable une fois le thmede la contrainte conduit jusqu' son terme.3. A. Ehrenberg, Aimez-vous les stades, architectures de masse et mobilisation,Recherches, n43, avril 1980, p. 47.

  • LORGANIQUE, L'ACTIVIT, LUTILEC'est que le corps naturel prend prcisment la relve du corps mcanique dans ledveloppement des disciplines. Ce qui semblait promis aux seules passivitsdomines devient brusquement sujet d'activit sinon d'initiatives. La contrainte ne peuttre envisage sans une complicit avec de l'actif, sans la prise en compte d'uneprsence relevant au moins de l'initiative organique et de sa complexit : Le corpsrequis d'tre docile jusque dans ses moindres oprations oppose et montre lesconditions de fonctionnement propre un organisme (p. 158). Des articulationsorganiques rsistent, des particularits psycho-physiques s'affrontent si elles ne sontpas prises en compte. La docilit ne pourrait tre obtenue si une attention touteparticulire n'tait porte aux forces et aux oprations spcifiques du corps, ce quiconduit une consquence prcise : ne plus l'assigner simplement un dispositifmcanique et passif.

    Beaucoup plus profondment l'opration de docilit n'est elle-mme possible qu'enlibrant des forces, en suscitant des productions. Plusieurs notions peuvent alorss'inverser : Il faut cesser de toujours dcrire les effets du pouvoir en termes ngatifs.En fait le pouvoir produit (p. 196). Il faut abandonner l'usage des verbes d'exclusion :rprimer, refouler, censurer, cacher. Le corps au contraire est rendu habile,efficace, rentable : il construit, il ralise. Il faut, du coup, inverser les tonalits : passerdu mcanique l'organique, du ngatif au positif, du passif l'actif. Une vie du corpsdocile s'affirme ici qui n'a plus de rapport direct avec l'intervention des liens physiquesplaqus sur les organes. Une puissance du corps existe dans cette conomiepositive (p. 155) o la contrainte n'est plus seulement celle de la sujtion.Est-ce dire que ce corps doit atteindre une autonomie pour tre d'autant plus utile ?Est-ce dire que cette discipline soulignant et installant une individualit corporelle (Ladiscipline fabrique les individus (p. 172), marquant toujours davantage un espacepropre au corps, lui donnerait aussi des forces indpendantes ? Engendrer un corpsd'autant plus efficace qu'il aurait gagn en dynamique, en disponibilit ? Uneappropriation personnelle de vigueurs, d'habilets, de densits sensibles mergeanttout au bout des contraintes intriorises ? Certains termes du texte pourraient lesuggrer. Comme une ligne prcise du livre suggre l'existence d'un corps chappantaux disciplines jusqu' se retourner contre elles. N'est-ce pas l'extrme fin de cetexte que le lecteur est clairement invit entendre le grondement de la bataille (p.315) ? Dsirs et fureurs seraient alors sourdement prsents. Violences, sensationsintimes, transgressions, pourraient courir sous les images et les dispositifsdisciplinaires. Un corps plus rtif pourrait se cacher sous la trs lisse construction ducorps docile. Tel n'est pourtant pas l'objet du texte. Le but n'est pas d'y tester lespotentialits de rvolte ou d'autonomisation. Le but n'est pas de chercher quelqueressort intime, quelque ressource cache au coeur du versant le plus personnel ducorps.

  • Il faut s'attarder pourtant sur cette possibilit. Elle a permis de poser la question d'ungain de force, ou, mieux, d'une ouverture vers l'initiative des sujets partir mme dudispositif contraignant. Une ligne brivement voque dans le Corps redress: Pourque grandisse la force de l'enfant, il fallait que grandissent conjointement le pouvoir del'enfant et la contrainte exerce sur lui4. Une ligne plus fortement suivie par un livredont l'cho n'a pas eu, mes yeux, l'impact qu'il mritait : Le corps militaire d'AlainEhrenberg5. Cette notion de discipline active6 par exemple que l'auteur utilise enmontrant comment l'arme moderne recourt des disciplines d'apparencefoucaldiennes pour mieux mnager l'initiative de ses voltigeurs ou de ses commandos.C'est que le sujet et son corps docile n'acquirent pas seulement plus depuissance dans les exercices quadrills, il y trouvent, au bout du compte, et dans unesocit dont l'oppression n'est plus celle de la torture et du sang, un nouveau jeu avecl'autonomie. A la discipline du rang correspond insensiblement un dressage l'initiative7.

    4. G. Vigarello, Le corps redress, Paris, Delarge, 1978, p. 113.5. A. Ehrenberg, Le corps militaire, Paris, Aubier, 1983.6. Ib., p. 127.7. lb., p. 153.

    L'arme de la Rpublique n'est plus l'arme du Roi. D'o ces formules qui se dfientdu drill tout en maintenant les apprentissages collectifs, ces nouvelles insistancespour que le soldat, au dbut du XXe sicle en particulier, apprenne se corriger toutseul, tout en conservant les dispositifs spatiaux de l'ordre, ces manuvres quipratiquent l'anti-foule et distinguent l'action propre du sujet tout en maintenant laprsence et la force du collectif : On a fini par s'apercevoir que les mnagementsutiliss pour le dressage des chevaux sont applicables l'homme8. Ces recours enfinaux jeux qui stimulent les combattants en stimulant les affrontements9 aprs qu'aientt scrupuleusement effectus les leons et les exercices collectivement commandset rythms. La pdagogie militaire dcrite par Ehrenberg investit de part en part lecorps du soldat, assige son anatomie, fouille chacun de ses actes, mais pour mieuxlui inspirer confiance en lui-mme10. L'individualisation conduit un asservissement,mais particulier. La discipline joue dans ce cas avec l'attrait pour mieux s'imposercomme pour mieux gagner le sujet. Ne l'oublions pas, cette discipline active peutaussi traverser les collectifs dmocratiques. Serait-elle celle qui permet de ne pasentendre comme un contre-sens l'expression arme de citoyens ? Telle est unequestion pose par le texte de Foucault mme si elle y demeure suggre plus quedveloppe.

    8. Gnral Jourdy, Instruction de l'arme franaise de 1985 1902, Paris, 1903,p. 201.9. A. Ehrenberg, op. cit. p. 144.10. Rglement sur l'instruction de la gymnastique, Paris 22 octobre 1902.

  • Bien sr, dans Surveiller et punir, seule s'impose la volont de montrer l'omniprsencedes disciplines, leur envahissement massif et le plus souvent invisible, l'infiniemultiplicit de leurs dispositifs et de leurs dtails. L'entreprise reste bien celle d'undvoilement : rvler leur prsence l mme o elles semblaient les plus absentes.Plus encore s'impose la volont de souligner la convergence entre le renforcement del'efficacit et celui de la dpendance, l'accroissement de l'utilit des individus et celui deleur soumission. C'est que la tactique disciplinaire ne joue avec l'activit du corps qu'enconcrtisant une seule vise : tablir dans le corps le lien contraignant entre uneaptitude majore et une domination accrue (p. 140). En l'occurrence l'activitprovoque ici son immdiate contre-partie : la servitude.

    LA FORCE DE LINCORPOREL

    Mais cette activit aussitt lie, ces gestes aussitt gagns comme de l'intrieur, fontalors mieux comprendre combien l'image du tuteur, celle de l'arbre et de ses cordespeut orienter vers une fausse interprtation. C'est que les contraintes disciplinaires ontd'autant plus de force qu'elles ne touchent pas le corps. Elles loignent plus qu'elles nerapprochent, elles distinguent plus qu'elles ne mlangent. Aucune priseimmdiatement physique dans le dispositif du panoptique. La pratique y est celle de lamise distance. La tactique y est celle de la rpartition et de la catgorisation,accompagnes d'une permanence du regard. Le pouvoir y tend de l'incorporel (p.204). C'est bien cet incorporel, d'ailleurs, qui est au centre du texte, malgr la prsenceapparemment surabondante du corps. C'est lui qui anime le ressort le plus redoutablede la soumission. C'est lui qui traverse la sanction, mme lorsqu'elle est la plusviolente. L'idal de la guillotine, par exemple : Presque sans toucher le corps, laguillotine supprime la vie (p. 19).Toutes les figures disciplinaires sont alors revisiter, une fois voque cette force del'incorporel : les cloisonnements, les files, les colonnes, les rangs, les murs mmes yprennent un autre sens. Ils orientent sans toucher, ils contraignent sans saisir. Toutleur art est de ne jamais rentrer au contact des chairs et des peaux. Il y a comme unefascination ici contraindre et mme enfermer sans que le corps ne soit jamaistouch. Ces dispositifs crent, plus profondment encore, un effet qui n'est plus uneffet de corps : Celui qui est soumis un champ de visibilit et qui le sait reprend son compte les contraintes du pouvoir (p. 204). La grande procdure mise en place,tactique qu'aucune figure, d'ailleurs, ne peut reprsenter, est celle de l'intriorisation.L'incorporel est au centre des procdures disciplinaires. Il est au centre de leurdmarche comme de leur finalit. La surveillance et la punition ne visent qu'un objet :une ralit sans corps (p. 22). Elles ne visent pas autre chose. C'est une histoire del'me moderne (p. 28) que se propose le texte, avec cette mise en scnevertigineuse d'une pnalit de l'incorporel (p. 19).Peut-tre faut-il mesurer alors combien tudier le corps c'est toujours tudier autrechose que lui ?

    REFERENCE

    - Foucault M. (1975). Surveiller et punir, Bibliothque des Histoires, Paris, Gallimard.