Sur La Nature Humaine - Chomsky Et Foucault (1)

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Sur La Nature Humaine - Chomsky Et Foucault (1)

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Avant-propos de l'éditeur

C'est à l'occasion de la publication des différents mou­vements de Comprendre le pouvoir'~ qu'il nous est apparu utile d'y intégrer une sorte d'interlude qui serait consa­cré au débat entre Michel Foucault et N oam Chomsky.

En effet, si Comprendre le pouvoir permettait d 'ap­procher l'œuvre et la pratique politiques de Chomsky, il disait peu de ses idées en matière de philosophie et de

linguistique (même si Chomsky se garde bien de tis­ser un lien entre ses travaux de linguistique et ses idées politiques) . Il nous semblait donc intéressant de repu­blier l'entretien télévisé qu'il eut avec Foucault sur la question de la «nature humaine ».

Ce fameux débat eut lieu en 1971. C'est cette conver­sation entre le linguiste et le philosophe qui est inté­gralement reproduite ici. On y découvre un abîme entre les conceptions des deux hommes, pourtant tous deux qualifiés d'« anarchistes ».

* La trilogie Comprendre le pouvoir est parue aux Ëditions Aden.

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Dès le début de l'entretien, Foucault flirte, de son pro­pre aveu, avec Nietzsche*. Il y définit le concept de jus­tice en tant qu'instrument du pouvoir, alors que Chomsky affirme que la justice a une vraie assise, absolue, qui trouve sa source dans les qualités humaines fondamen­tales. S'ensuit le fil rouge du débat: la nature humaine a-t-elle une base essentiellement innée ou s'acquiert-elle de façon exclusivement sociale ?

Il nous a paru nécessaire d'approfondir le débat de 1971 en incluant au présent recueil deux textes de Chomsky sur les liens entre langage, nature et pensée, qui sont révélateurs de sa représentation de l'histoire des scien­ces. Ces deux textes sont des chapitres issus de Le pou­voir mis à nu édité par Écosociété en 2002.

Tant les positions de N oam Chomsky que celles de Michel Foucault quant à la «nature humaine» mettent en évidence les concepts clefs de toute vision générale du monde. La publication de ce débat contribue donc à contrer les faiblesses philosophiques de notre temps.

* Pour une critique du nietzschéisme de Foucault, voir Mistre du nietzschéisme de gauche, de Georges Bataille à Michel Onfray d'Aymeric Menville, Aden , 2007

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Noam Chomsky Michel Foucault

De la nature humaine Justice contre pouvoir

Ce texte est le compte rendu d'une discussion en

français et en anglais entre Michel Foucault, Noam

Chomsky et Fons Eiders. Elle a été enregistrée à l'École

supérieure de technologie de Eindhoven, en novembre

r97r, et diffusée à la télévision néerlandaise. Elle est

parue sous le titre :« Human Nature : Justice versus

Power>>, in Eiders (F.), éd., Reflexive Water : The Basic

Concerns ofMankind, Londres, Souvenir Press,

I974• pp. I35-I97· Traduit par A. Rabinovitch.

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F. ELDERS: Mesdames et messieurs , bienvenue au troi· sième débat de l'International Philosopher's Project. Les intervenants de ce soir sont M. Michel Foucault, du Collège de France, et M. Noam Chomsky, du Massa­chusetts Institute of Technology. Les deux philosophes ont des points de ressemblance et de divergence. Peut­être pourrait-on les comparer à deux ouvriers qui per­ceraient un tunnel sous une montagne, chacun de leur côté, avec des outils différents, sans même savoir qu'ils vont se rencontrer.

Ils accomplissent leur tâche avec des idées nouvelles, ils creusent le plus loin possible en s'engageant égale­ment dans la philosophie et la politique : nous allons certainement, pour toutes ces raisons, assister à un débat passionnant.

Sans plus attendre, j'aborde donc une question éter­nelle et essentielle : celle de la nature humaine. Toutes les études sur l'homme, de l'histoire à la linguistique et à la psychologie, doivent résoudre le problème suivant: sommes-nous le produit de toutes sortes de facteurs extérieurs ou possédons-nous une nature commune grâce à laquelle nous nous reconnaissons comme êtres humains?

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C'est donc à vous, monsieur Chomsky, que j'adresse ma première question, car vous employez souvent le concept de nature humaine, utilisant à ce propos des termes comme « idées innées » et « structures innées ». Quels arguments tirez-vous de la linguistique pour donner à ce concept de nature humaine cette position centrale?

N. CHOMSKY: Je vais commencer d'une façon un peu technique. Quelqu'un qui s'intéresse à l'étude du lan­gage se trouve confronté à un problème empirique très précis. Il découvre en face de lui un organisme, disons un locuteur adulte, qui a acquis un nombre étonnant de capacités qui lui permettent en particulier d'expri­mer sa pensée et de comprendre les paroles des aut­res, et de faire cela d'une manière que je pense juste de qualifier de hautement créative .. . car la plupart de ce que dit une personne dans ses conversations avec autrui est nouveau, la plupart de ce que nous entendons est nouveau et n 'a que peu de ressemblance avec notre expérience; et ce comportement nouveau n 'est pas le fait du hasard, il est adapté aux situations, d'une façon difficile à caractériser. En fait, il a beaucoup de traits avec ce qui peut être appelé la créativité.

L'individu qui a acquis la maîtrise de cet ensemble complexe, hautement articulé et organisé, de capacités, que nous appelons connaissance d'une langue, a connu une expérience donnée; au cours de son existence, il a été exposé à un certain nombre de données, il a eu l'ex­périence directe d'une langue.

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Si nous examinons les éléments dont il dispose fma­lement, nous nous trouvons alors face à un problème scientifique parfaitement défini: comment expliquer la distance qui sépare la petite quantité de données, de qualité médiocre, reçue par l'enfant et la connaissance systématique, organisée en profondeur, qui dérive d'une certaine façon de ces éléments.

Bien plus, des individus différents ayant des expé­riences très différentes d'une certaine langue parviennent néanmoins à des systèmes extrêmement congruents les uns aux autres. Les systèmes auxquels deux locuteurs anglais parviennent à partir d'expériences très diffé­rentes sont congruents au sens que, dans une très large mesure, ce que l'un énonce, l'autre le comprend.

Mieux, et encore plus remarquable, on observe que, dans une large gamme de langues, en fait dans toutes celles qui ont été étudiées sérieusement, les systèmes issus des expériences vécues par les gens sont soumis à des limites précises.

À ce remarquable phénomène il n 'existe qu'une seule explication possible que je vous livre de façon schématique: l'hypothèse selon laquelle l 'individu contribue en grande partie à l'élaboration de la struc­ture générale et peut-être au contenu spécifique de la connaissance qu'il dérive en définitive de son expé­rience dispersée et limitée.

Une personne qui sait une langue a acquis ce savoir en faisant l'apprentissage d'un schématisme explicite et détaillé, une sorte de code d'approche. Ou, pour employer

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des termes moins rigoureux: l'enfant ne commence pas par se dire qu'il entend de l'anglais, du français ou du néerlandais; il commence par savoir qu'il s'agit d'un langage humain d'un type explicite, dont il ne peut guère s'écarter. C'est parce qu'il part d'un schématisme aussi organisé et restrictif qu'il est capable de passer de ces données éparses et pauvres à une connaissance si hautement organisée. J'ajoute que nous pouvons avancer même assez loin dans la connaissance des pro­priétés de ce système de connaissance -que j'appelle­rai le langage inné ou la connaissance instinctive - que l'enfant apporte à l'apprentissage de la langue. Ainsi nous pouvons avancer assez loin dans la description du système qui lui est mentalement présent lorsqu'il a acquis ce savoir.

Je prétends que cette connaissance instinctive, ou plutôt ce schématisme qui permet de dériver une con­naissance complexe à partir de données très partielles est une composante fondamentale de la nature humaine. Une composante fondamentale, car le langage joue un rôle non seulement dans la communication, mais dans l'expression de la pensée et l'interaction entre les indi­vidus; je suppose que la même chose se vérifie dans d'autres domaines de l'intelligence, de la connaissance et du comportement humain.

Cet ensemble, cette masse de schématisme, de prin­àpes organisateurs innés, qui guide notre comportement social, intellectuel et individuel, c'est ce que je désigne quand je me réfère au concept de nature humaine.

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F. ELDERS: Eh bien, monsieur Foucault, si je pense à vos livres, L'Histoire de la folie ou Les Mots et les Choses, j'ai l'impression que vous travaillez à un niveau très dif­férent et que votre but est totalement opposé. J'imagine que ce schématisme en relation avec la nature humaine, vous essayez de le multiplier selon les périodes.

Qu'en dites-vous?

M. FouCAULT: Si cela ne vous ennuie pas, je vais répondre en français, car mon anglais est si pauvre que j'aurais honte d'y recourir.

Il est vrai que je me méfie un peu de cette notion de nature humaine, et pour la raison suivante: je crois que les concepts ou les notions dont une science peut se servir n 'ont pas tous le même degré d'élaboration. Et, en général, ils n'ont ni la même fonction ni le même type d'usage possible dans le discours scientifique. Prenons l'exemple de la biologie : certains concepts ont une fonction de classification; d'autres, une fonction de différenciation ou d'analyse; certains nous permettent de caractériser les objets en tissu, par exemple, d'autres isolent des éléments comme les traits héréditaires, ou établissent le rôle du réflexe. En même temps, il y a des éléments qui jouent un rôle dans le discours et dans les règles internes de la pratique du raisonnement. Mais il existe aussi des notions périphériques par les­quelles la pratique scientifique se désigne elle-même, se distingue des autres pratiques, délimite son domaine d'objets, et définit la totalité de ses tâches futures. La

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notion de vie a joué ce rôle en biologie pendant une période donnée.

Au XVII< et au XVIII' siècle, la notion de vie a été à peine utilisée pour l'étude de la nature: on classait les êtres naturels vivants ou non dans un vaste tableau hié­rarchique qui allait des minéraux à l'homme; la rup­ture entre les minéraux et les plantes ou les animaux était relativement imprécise; épistémologiquement, il fallait fixer leurs positions une fois pour toutes. La seule chose qui comptait était de fixer leurs positions d'une manière indiscutable.

A la fin du xvm· siècle, la description et l'analyse de ces êtres naturels montraient, grâce à des instruments très perfectionnés et des techniques nouvelles, un domaine entier d'objets, un champ de relations et de processus qui nous ont permis de définir la spécificité de la biologie dans la connaissance de la nature. Peut­on affirmer que la recherche sur la vie s'est finalement constituée elle-même en une science biologique? Le concept de vie est-il responsable de l 'organisation du savoir biologique? Je ne le pense pas. Il me semble plus vraisemblable que les transformations de la connais­sance biologique à la fin du XVIII' siècle sont apparues, d 'une part, grâce à une série de nouveaux concepts du discours scientifique et, de l'autre, ont donné naissance à une notion telle que celle de vie qui nous a permis de désigner, de délimiter et de situer ce type de discours, entre autres choses. A mon avis, la notion de vie n 'est pas un concept scientifique, mais un indicateur épistémologique

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classificateur et différenciateur dont les fonctions ont un effet sur les discussions scientifiques, mais non sur leur objet.

Il me semble que la notion de nature humaine est du même type. Ce n'est pas en étudiant la nature humaine que les linguistes ont découvert les lois de la mutation consonante, ni Freud les principes de l'analyse des rêves, ni les anthropologues culturels la structure des mythes. Dans l'histoire de la connaissance, la notion de nature humaine me paraît avoir joué essentiellement le rôle d'un indicateur épistémologique pour désigner cer­tains types de discours en relation ou en opposition à la théologie, à la biologie ou à l'histoire. J'aurais de la peine à reconnaître en elle un concept scientifique.

N. CHOMSKY: Eh bien, tout d'abord, si nous étions capa· bles de spécifier, en termes de réseaux neuronaux, les propriétés de la structure cognitive humaine qui per­mettent à l'enfant d'acquérir ces systèmes compliqués, je n 'hésiterais nullement à décrire ces propriétés comme une composante de la nature humaine. Il existe un élé­ment biologique inchangeable, un fondement sur lequel repose l'exercice de nos facultés mentales dans ce cas.

Je voudrais poursuivre plus avant le développement de votre pensée, avec laquelle je suis entièrement d'ac­cord, concernant le concept de vie en tant que concept organisateur dans les sciences biologiques.

Il me semble qu'on peut se demander- nous parlons ici de l'avenir et non du passé- si le concept de nature

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humaine ou de mécanismes innés d'organisation, ou encore de schématisme mental intrinsèque, je ne vois pas la différence, mais disons la nature humaine pour résumer, ne pourrait constituer la prochaine étape de la biologie, après avoir défini la vie d'une manière satis­faisante pour certains -du moins dans l'esprit des bio­logistes, ce qui est loin d'être convaincant.

En d'autres termes, pour plus de précision, n 'est-il pas possible de donner une explication biologique ou physique, n'est-il pas possible de caractériser, en fonc­tion des concepts physiques dont nous disposons, la capacité de l'enfant à acquérir des systèmes complexes de connaissance et, ultérieurement, à utiliser ce savoir d'une manière libre, créative et variée?

Pouvons-nous expliquer en termes biologiques, et finalement en termes physiques, la capacité d'acquérir la connaissance et d'en user? Je ne vois pas de raison de croire que nous le pouvons; il s'agit donc d'une pro­fession de foi de la part des sàentifiques; puisque la sàence a expliqué tant de choses, elle résoudra aussi celle-là.

En un sens, on pourrait dire qu'il s'agit d'une variante du problème corps-esprit. Si nous considérons la façon dont la science a franchi différents paliers, et dont elle a finalement acquis le concept de vie qui lui avait très longtemps échappé, nous remarquons, en de nombreux moments de l'histoire -le XVII• siècle et le XVIII• siè­cle en sont des exemples limpides-, que les progrès scientifiques ont été possibles précisément parce que le domaine de la science physique a été lui-même élargi.

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Les forces de gravitation de Newton sont un cas classique. Pour les cartésiens, l'action à distance était un concept mystique, et aux yeux de Newton c'était une qualité occulte, une entité mystique qui n 'appartenait pas à la science. Pour les générations suivantes, l'action à dis­tance s'est naturellement intégrée dans la science.

Il s'est passé que la notion de corps, de ce qui est phy­sique, a changé. Pour un cartésien strict-si un tel indi­vidu existait aujourd'hui-, le comportement des corps célestes serait inexplicable. Certainement qu'il n 'aurait pas d'explication pour les phénomènes expliqués en termes de force électromagnétique. Mais, grâce à l'extension de la science physique qui incorpore des concepts jusqu'ici inaccessibles, des idées entièrement neuves, il est devenu possible d'élaborer successivement des structures de plus en plus compliquées comprenant un plus grand nombre de phénomènes.

Par exemple, il n 'est certainement pas vrai que la phy­sique des cartésiens puisse expliquer le comportement des particules élémentaires ou les concepts de vie.

Je pense qu'on peut aussi se poser la question de savoir si la science physique telle qu'on la connaît aujourd'hui, y compris la biologie, incorpore les prin­cipes et les concepts qui lui permettront de rendre compte des capacités intellectuelles humaines innées, et, plus profondément encore, de la possibilité d'en user dans les conditions de liberté dont jouissent les humains. Je ne vois aucune raison de croire que la bio­logie ou la physique contiennent ces concepts, et peut-

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être devront-elles, pour franchir la prochaine étape, se concentrer sur ce concept organisateur et élargir leur champ afin de s'en emparer.

M. FOUCAULT: Oui.

F. ELDERS: Je vais peut-être tenter de poser une question plus spécifique à partir de vos deux réponses, car je crains que le débat ne devienne trop technique. J'ai l'impression que l'une des principales différences entre vous vient de votre mode d'approche. Vous êtes, monsieur Foucault, spécialement intéressé par la manière dont la science ou les scientifiques fonctionnent dans une période donnée, tandis que M. Chomsky est plus concerné par la ques­tion du pourquoi: pourquoi possédons-nous le lan­gage? pas seulement comment il fonctionne, mais pour quelle raison en avons-nous la jouissance? Nous pou­vons essayer d'élucider cela d 'une façon plus générale : vous, monsieur Foucault, vous délimitez le rationalisme du XVIII• siècle, tandis que M. Chomsky l'accorde avec des notions comme la liberté ou la créativité.

Peut-être pourrions-nous illustrer cela d'une façon plus générale avec des exemples du XVII" et du XVIII• siècle.

N. CHOMSKY: Je dois d'abord dire que je traite le ratio­nalisme classique non comme un historien des sciences ou un historien de la philosophie, mais comme un indi­vidu qui possède un certain nombre de notions scien­tifiques et souhaite découvrir de quelle façon, à un stade

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antérieur, les gens ont pu tâtonner vers ces notions sans même s'en rendre compte.

On pourrait dire que je considère l'histoire non comme un antiquaire, désireux de rendre compte avec précision de la pensée du XVII" siècle -je ne souhaite nullement diminuer le mérite de cette activité, ce n 'est tout simplement pas la mienne-, mais comme un amoureux de l'art qui étudierait le xvn· afin d'y découvrir des choses d'une valeur particulière, valeur rehaussée par le regard qu'il porte sur elles.

Je pense que, sans contredire la première approche, mon point de vue est légitime; je crois parfaitement pos­sible de revenir à des étapes antérieures de la pensée scientifique à partir de notre compréhension actuelle, et de saisir comment de grands penseurs tâtonnaient, dans les limites de leur époque, vers des concepts et des idées dont ils n'étaient pas vraiment conscients.

Par exemple, je pense que n'importe qui peut pro­céder de cette manière pour analyser sa propre réflexion. Sans vouloir se comparer aux grands penseurs du passé, n'importe qui peut ...

F. ELDERs:Pourquoipas?

N. CHOMSKY: Considérer ...

F.ELDERS:Pourquoipas?

N. CHOMSKY: Très bien, n'importe qui peut considérer

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ce qu'il sait aujourd'hui et se demander ce qu'il savait il y a vingt ans , et voir qu'il s'efforçait confusément de découvrir quelque chose qu'il comprend seulement à présent... s'il a de la chance.

Je pense également qu'il est possible de regarder vers le passé, sans que notre vision soit déformée, et c'est ainsi que j'entends considérer le xvn• siècle. Quand je me tourne vers le xvne siècle et le xvm· siècle, je suis frappé par la manière dont par exemple Descartes et ses disciples ont été conduits à définir l'esprit comme une substance pensante indépendante du corps.

Si vous examinez leurs raisons de postuler cette seconde substance, esprit, substance pensante, il appa­raît que Descartes avait réussi à se convaincre, à tort ou à raison, peu importe, que les événements du monde physique et, en grande partie, du monde comporte­mental et psychologique- en particulier, la sensation­s'expliquaient en fonction de ce qu'il croyait -d'une manière erronée, pensons-nous maintenant- être la physique: les chocs produits entre les objets qui se heurtent, se déplacent, etc.

Il était persuadé que ce principe mécanique lui permet­tait d'expliquer un certain nombre de phénomènes, puis il a observé que ce n 'était pas toujours possible. Il a donc postulé un principe créatif dans ce dessein, le principe de l'esprit avec ses propres propriétés. Par la suite, ses disci­ples, dont beaucoup ne se considéraient pas comme car­tésiens, étant fortement antirationalistes, ont développé le concept de création à l'intérieur d'un système de règles.

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Je n'entrerai pas dans les détails , mais ma propre recherche sur ce sujet m'a finalement conduit à Wilhelm von Humboldt, qui ne se considérait certainement pas comme un cartésien, mais a aussi développé le concept de la forme internalisée, dans une structure assez dif­férente, à une période historique différente et sous un angle nouveau, d'une façon ingénieuse, à mon avis essentielle et durable ; il s'agit fondamentalement du concept de la création libre à l'intérieur d'un système de règles. Ce par quoi il s'efforçait de résoudre certains des problèmes et difficultés affrontés par les cartésiens.

Je crois à présent, contrairement à beaucoup de mes collègues, que le choix de Descartes de postuler une seconde substance a été très scientifique, et pas du tout métaphysique. Il ressemblait sous beaucoup d'aspects au choix intellectuel de Newton quand il a déterminé l'action à distance ; il pénétrait dans le domaine de l'oc­culte, si vous voulez. Il entrait dans un domaine qui dépassait la science établie, et tentait de l'y intégrer en développant une théorie dans laquelle ces notions seraient convenablement clarifiées et expliquées.

Descartes a agi de façon similaire en définissant une seconde substance. Bien sûr, il a échoué là où Newton a réussi; il s'est montré incapable de jeter les bases d'une théorie mathématique de l'esprit, telle que Newton et ses disciples ont établi les fondements d'une théorie mathématique des entités physiques qui incor­porait des notions occultes comme l'action à distance et par la suite les forces électromagnétiques, etc.

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Nous avons donc la tâche de développer, si vous voulez, la théorie mathématique de l'esprit; j'entends par là une théorie abstraite articulée avec précision, formulée clai­rement, qui aura des conséquences empiriques, nous permettra de savoir si la théorie est juste ou fausse, si sa direction est bonne ou mauvaise, et possédera en même temps les propriétés de la science mathéma­tique, la rigueur, la précision et la structure nous per­mettant de tirer des conclusions, des hypothèses, etc.

C'est à partir de ce point de vue que j'essaie de consi­dérer le xvn· et le xvm·, pour y découvrir des notions qui y sont certainement, bien que je reconnaisse absolu­ment que les individus en question ne les ont pas vues ainsi.

F. ELDERS: Monsieur Foucault, je suppose que vous cri­tiquerez sévèrement ces idées?

M. FouCAULT: Non ... il y a juste un ou deux petits points historiques. Je ne peux pas contredire votre analyse. Mais je veux ajouter une chose: quand vous parlez de la créativité telle que Descartes la concevait, je me demande si vous ne lui attribuez pas une idée qui appartient à ses successeurs ou même à certains de ses contempo­rains. Selon Descartes, l'esprit n 'était pas très créatif. Il voyait, percevait, il était illuminé par l'évidence.

En outre, le problème que Descartes n 'a jamais résolu ni entièrement maîtrisé était de comprendre comment on pouvait passer de l'une de ces idées claires et distinctes, de l'une de ces intuitions à une autre, et quel statut

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donner à l'évidence de ce passage. Je ne peux pas voir de création, ni au moment où l'esprit, selon Descartes, saisit la vérité, ni dans le passage d'une vérité à l'autre.

Au contraire, vous trouverez, je crois, au même moment à la fois chez Pascal et chez Leibniz quelque chose de plus proche de ce que vous cherchez : en d'autres termes, chez Pascal et dans tout le courant augustinien de la pensée chrétienne, vous trouvez l'idée d'un esprit en profondeur, d'un esprit replié dans l'intimité de soi, touché par une sorte d'inconscience, et qui peut développer ses poten­tialités par l'approfondissement de soi. Et c'est pourquoi la Grammaire de Port-Royal à laquelle vous vous référez est selon moi beaucoup plus augustinienne que cartésienne.

En outre, il y a chez Leibniz quelque chose qui vous plaira certainement: l'idée que dans la profondeur de l'esprit s'intègre un réseau de relations logiques qui constitue en un certain sens l'inconscient rationnel de la conscience, la forme visible mais encore obscure de la raison, que la monade ou l'individu développe peu à peu, et grâce auquel il comprend le monde entier.

C'est là où je ferais une toute petite critique.

F. ELDERS: Monsieur Chomsky, un moment s'il vous plaît. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire une critique historique, mais nous souhaiterions entendre votre opinion sur ces concepts fondamentaux ...

M. FoUCAULT: Mais nos opinions fondamentales peuvent être démontrées dans des analyses précises comme celles-ci.

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F. ELDERS: Oui, très bien. Mais je me souviens de cer­tains passages dans votre Histoire de la folie, où vous décrivez le XVIIe et le XVIIIe en termes de répression, d'élimination et d 'exclusion, tandis que, pour M. Chomsky, cette période est pleine de créativité et d'in­dividualité.

Pourquoi les maisons d'internement ont-elles com­mencé à exister à cette époque ? Je pense que c'est une question fondamentale ...

M. FoucAULT: •.. pour la créativité, certes! Mais je ne sais pas, peut-être que M. Chomsky sou­

haite en parler ...

F. ELDERS: Non, non, non, continuez, je vous prie.

M. FoucAULT: Je voudrais simplement dire ceci : dans les études historiques que j'ai pu faire, ou que je me suis efforcé de faire, j'ai sans aucun doute laissé très peu de place à ce que vous appelez la créativité des indi­vidus, à leur capaàté de création, à leur aptitude à inven­ter des concepts, des théories ou des vérités scienti­fiques.

Mais je crois que mon problème est différent de celui de M. Chomsky. M. Chomsky s'est battu contre le béhaviorisme linguistique, qui n 'attribuait presque rien à la créativité du sujet parlant: celui-à était une sorte de surface où se rassemblait peu à peu l'information qu'il combinait ensuite.

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Dans le champ de l'histoire des sciences, ou, plus généralement, de l'histoire de la pensée, le problème était entièrement différent.

L'histoire de la connaissance s'est longtemps efforcée d'obéir à deux exigences. D'abord, une exigence d'attri­bution: chaque découverte devait non seulement être située et datée, mais attribuée à quelqu'un ; elle devait avoir un inventeur; quelqu'un devait en être responsable. Les phénomènes généraux ou collectifs, qui par défini­tion ne peuvent être attribués, sont normalement déva­lués: on les décrit traditionnellement avec des mots comme «tradition», «mentalité», «modes »; et on leur fait jouer le rôle négatif d'un frein en relation avec !'«originalité» de l'inventeur. En bref, cela a un rapport avec le principe de la souveraineté du sujet, appliqué à l'histoire de la connaissance. La seconde exigence, elle, ne permet pas de sauver le sujet, mais la vérité : pour qu'elle ne soit pas compromise par l'histoire, il est nécessaire non pas que la vérité se constitue dans l'his­toire, mais seulement qu'elle se révèle en elle ; cachée aux yeux des hommes, provisoirement inaccessible, tapie dans l'ombre, elle attendra d'être dévoilée. L'histoire de la vérité serait essentiellement son retard, sa chute ou la disparition des obstacles qui l'ont empêchée jus­qu'à maintenant de venir à la lumière. La dimension historique de la connaissance est toujours négative par rapport à la vérité.

Il n'est pas difficile de voir comment ces deux exi­gences se sont imbriquées : les phénomènes d'ordre

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collectif, la pensée commune, les préjugés liés aux mythes d'une période constituaient les obstacles que le sujet de la connaissance devait surmonter afin d'ac­céder enfin à la vérité; il devait se trouver dans une position excentrique afin de découvrir. À un certain niveau, cela semble donner un certain romantisme à l'histoire de la science : solitude de l'homme de vérité, originalité qui retrouvait l'origine par l'histoire et mal­gré elle. Je pense que, plus fondamentalement, il s'agit de surimposer théorie de la connaissance et sujet de la connaissance sur l'histoire de la connaissance.

Et si le simple fait de comprendre la relation du sujet à la vérité était simplement un effet de la connaissance? Si la compréhension était une formation complexe, multiple, non individuelle, non assujettie au sujet, pro­duisant des effets de vérité ? Il faudrait alors rendre son aspect positif à toute cette dimension que l'histoire de la science a rejetée; analyser la capacité productive de la connaissance comme pratique collective; et replacer les individus et leur connaissance dans le développe­ment d'un savoir qui, à un moment donné, fonctionne selon certaines règles qu'on peut enregistrer et décrire.

Vous me direz que tous les historiens marxistes de la science le font depuis longtemps. Mais quand on voit comment ils travaillent avec ces faits et en parti­culier la façon dont ils opposent les notions de cons­cience et d'idéologie à la science, on se rend compte qu'ils sont plus ou moins détachés de la théorie de la connaissance.

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Quant à moi, je suis surtout préoccupé de substituer les transformations de la compréhension à l'histoire des découvertes de la connaissance. J'ai donc, du moins en apparence, une attitude complètement différente à propos de la créativité de celle de M. Chomsky, parce que, pour moi, il s'agit d'effacer le dilemme du sujet connaissant, tandis que lui souhaite faire réapparaître le dilemme du sujet parlant.

S'il a pu le faire réapparaître, s'ille décrit, c'est parce que c'était possible. Les linguistes ont depuis long­temps analysé le langage comme un système ayant une valeur collective. La compréhension comme totalité col­lective de règles permettant tel ou tel type de connais­sance produite dans une certaine période n 'a guère été étudiée jusqu'à présent. Elle présente cependant quelques caractéristiques positives. Prenons l'exemple de la médecine à la fin du xvm· siècle : lisez une vingtaine d'œuvres médicales, peu importe lesquelles, des années 1770 à 1780, puis une vingtaine d'autres des années 1820 à 1830, et je dirais tout à fait au hasard que, en quarante ou cinquante ans, tout a changé; ce dont on parlait, la manière dont on en parlait, non seulement les remèdes bien sûr, non seulement les maladies ou leur classification, mais la perspective, l'horizon. Qui en était responsable? Qui en était l'auteur? Il est artificiel de répondre Bichat ou même les premiers tenants de l'anatomie clinique. Il s'agit d'une transformation col­lective et complexe de la compréhension médicale dans sa pratique et ses règles. Et cette transformation est loin

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d 'être un phénomène négatif, suppression de la néga­tivité, effacement d'un obstacle, disparition des préjugés, abandon des vieux mythes, recul des croyances irra­tionnelles, accès enfm libre à l'expérience et à la raison. Cela représente l'application d 'une grille, entièrement nouvelle, avec ses choix et ses exclusions; une nouvelle pièce avec ses propres règles , décisions et limites, sa propre logique interne, ses paramètres et ses impasses, toutes choses qui conduisent à la modification du point de vue d'origine. Et c'est dans ce fonctionnement que réside la compréhension. Si on étudie l'histoire de la connaissance, on voit qu'il y a deux directions d'ana­lyse : selon la première, on doit montrer comment, dans quelles conditions et pour quelle raison la compréhen­sion se modifie dans ses règles formatrices , sans pas­ser par un «inventeur» original qui découvre la «vérité»; selon la seconde, on doit montrer comment le fonction­nement des règles de compréhension peut produire chez un individu une connaissance nouvelle et inédite.

Ici, mon travail rejoint, avec des méthodes impar­faites et sur un mode inférieur, le projet de M. Chomsky: grâce à quelques éléments définis, des totalités incon­nues, jamais apparues encore, peuvent être mises en lumière par les individus. Pour résoudre ce problème, M. Chomsky doit réintroduire le dilemme du sujet dans le domaine de l'analyse grammaticale. Pour résoudre un problème analogue, dans le secteur historique qui me concerne, il faut faire le contraire: introduire le point de vue de la compréhension, de ses règles, de ses

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systèmes, de ses transformations de totalités dans le jeu de la connaissance individuelle. Ici et là, le problème de la créativité ne peut être résolu de la même manière, ou plutôt, il ne peut être formulé dans les mêmes termes, étant donné les disciplines dans lesquelles il s'inscrit.

N. CHOMSKY: Je pense que nous sommes en léger dés­accord à cause d'un usage différent du terme de créativité. En fait, je l'emploie d'une manière un peu particulière, c'est donc à moi qu'incombe cette responsabilité. Quand je parle de créativité, je n'attribue pas à ce concept la notion de valeur habituellement attachée à ce terme. Quand on évoque la créativité scientifique, on se réfère , par exemple, aux réalisations d'un Newton. Mais, dans le contexte où je m 'exprime, c'est un acte humain normal.

Je parle de la créativité dont fait preuve n 'importe quel enfant aux prises avec une situation nouvelle : il apprend à la décrire convenablement, à y réagir conve­nablement, à en parler, à y penser d'une manière neuve pour lui. Je pense qu'il est possible de qualifier ces actes de créatifs, sans qu'ils aient à être les actes d'un Newton.

Peut-être la créativité dans les arts et les sciences nécessite-t-elle certaines propriétés qui n 'appartien­nent pas à la masse de l'humanité et ne font pas partie de la créativité normale de la vie de tous les jours.

Je suis convaincu que la science peut envisager d'in­tégrer le sujet de la créativité normale. Mais je ne crois pas que, dans un proche avenir, elle soit en mesure de s'affronter à la vraie créativité, à l'œuvre d'un grand

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artiste et d'un grand savant. Elle n'a aucun espoir de s'approprier ces phénomènes uniques. Je ne parle maintenant que du niveau le plus bas de la créativité.

En ce qui concerne votre opinion sur l'histoire de la science, je la trouve très juste, éclairante et parfaitement adaptée au type d'entreprise qui nous attend en psycho­logie, en linguistique et dans la philosophie de l'esprit.

Je pense que certains thèmes ont été réprimés ou écartés durant les progrès scientifiques des derniers siècles. Par exemple, ce souci de la créativité à bas régime auquel je me réfère existait vraiment aussi chez Descartes. Quand il parle de la différence entre un per­roquet, capable de reproduire des paroles, et un être humain, en mesure de prononcer des choses nouvel­les appropriées à la situation, et quand il précise que cette propriété distincte indique les limites de la physique et nous entraîne dans la science de l'esprit, pour em­ployer des termes modernes, je pense qu'il se réfère au genre de créativité que j'ai en tête ; et je suis d'accord avec vos commentaires sur les autres origines de ces notions.

Ces concepts, en fait toute la notion d'organisation de la structure de la phrase, ont été écartés pendant la période de grands progrès qui a suivi sir William Jones et d'autres, et le développement de la philologie com­parative dans son ensemble.

Mais, à présent, je pense que nous pouvons dépasser cette époque où il était nécessaire d'oublier, de prétendre que ces phénomènes n'existaient pas pour se tourner vers autre chose. Dans cette période-ci de philologie

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comparative, et aussi, à mon avis , de linguistique struc­turale, de psychologie comportementale, et de tout ce qui découle de la tradition empiriste dans l'étude de l'esprit et du comportement, il est possible d'écarter ces limitations et de considérer les thèmes qui ont animé une bonne partie de la pensée et de la spéculation du XVII< et du XVIII• siècle, et de les incorporer dans une science beaucoup plus large et plus profonde de l'homme, qui donnera un rôle plus vaste- sans en four­nir, bien sûr, une compréhension totale- à des notions telles que l'innovation, la créativité, la liberté et la pro­duction d'entités nouvelles , d'éléments nouveaux de la pensée et du comportement dans un système de règles et de schématismes. Ce sont des concepts que nous pouvons saisir.

F. ELDERS: Puis-je d'abord vous demander de ne pas répondre aussi longuement?

Quand vous discutez de créativité et de liberté, je pense que l'un des malentendus, si malentendu il y a, vient du fait que M. Chomsky part d'un nombre de règles limité avec des possibilités infinies d'application, tan­dis que vous, monsieur Foucault, soulignez l'inévita­bilité de la « grille » de nos déterminismes historiques et psychologiques, qui s'applique aussi à la manière dont nous découvrons les idées nouvelles.

Peut-être pouvons-nous résoudre cela, en analysant non le processus scientifique, mais notre propre proces­sus de pensée.

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Quand vous découvrez une nouvelle idée fonda­mentale, M. Foucault, croyez-vous, en ce qui concerne votre créativité personnelle, que cet événement soit le signe d'une libération, de l'apparition de quelque chose de neuf? Peut-être découvrez-vous ensuite que c'était faux? Mais croyez-vous que la créativité et la liberté tra­vaillent ensemble au sein de votre personnalité?

M. FouCAULT: Oh, vous savez, je ne crois pas que le pro­blème de l'expérience personnelle soit très important .. .

F.ELDERS:Pourquoi?

M. FouCAULT: ... dans une question comme celle-ci. Non, je crois qu'il existe en réalité une forte ressemblance entre ce que M. Chomsky a dit et ce que j'essaie de montrer: en d'autres termes, il existe en fait seulement des créations possibles, des innovations possibles. On peut seulement, dans l'ordre du langage ou du savoir, pro­duire quelque chose de nouveau en mettant en jeu un certain nombre de règles qui vont défmir l'acceptabilité ou la grammaticalité des énoncés, ou qui vont définir, dans le cadre du savoir, la scientificité des énoncés.

Ainsi les linguistes, avant M. Chomsky, ont surtout insisté sur les règles de construction des énoncés et moins sur l'innovation que représente tout énoncé nouveau ou l'écoute d'un énoncé nouveau. Dans l'histoire des sciences ou l'histoire de la pensée, on avait l'habitude d'insister sur la création individuelle, et on avait tenu

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à l'écart ces espèces de règles communes, générales, qui sont à l'œuvre obscurément à travers toute découverte scientifique, toute invention scientifique, ou même d'ailleurs toute innovation philosophique. Et dans cette mesure, quand je crois à tort que je dis quelque chose de nouveau, je suis conscient néanmoins du fait que dans mon énoncé il y a des règles à l'œuvre, des règles non seulement linguistiques mais épistémologiques, et qui caractérisent le savoir contemporain.

N. CHOMSKY: Je vais peut-être tenter de réagir à ces com­mentaires d'une manière qui pourra éclairer tout cela.

Songeons de nouveau à l'enfant qui possède quelque schématisme déterminant la sorte de langue qu'il peut apprendre. Bon. Avec l'expérience, il apprend très vite la langue dont fait partie cette expérience ou dans laquelle elle est inclue.

Il s'agit d 'un acte normal ; un acte d'intelligence nor­male, mais hautement créatif.

Si un Martien considérait ce processus d 'acquisition d'un système vaste et complexe de connaissance sur la base d'une quantité de données ridiculement réduite, il penserait qu'il s'agit d'un acte immense de création et d'invention. En fait, un Martien, je pense, considé­rerait cela comme une réussite, au même titre que l'in­vention, disons , d 'un aspect de la théorie physique fondé sur les données fournies au physicien.

Cependant, si cet hypothétique Martien devait s'aper­cevoir que tout enfant normal accomplit immédiatement

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cet acte créatif, sans la moindre difficulté, et de la même manière, alors qu'il faut des siècles de génie pour par­venir à la lente élaboration d'une théorie scientifique, il conclurait logiquement que la structure de la connais­sance acquise dans le cas de la langue est interne à l'esprit humain ; tandis que la structure de la physique ne l'est pas aussi directement Notre esprit n'est pas construit de la sorte qu'en observant le phénomène du monde, la théorie physique en surgisse et que nous n'ayons qu'à l'écrire et la produire. Ce n'est pas ainsi que notre esprit se construit

Je crois néanmoins qu'il existe un point de rencontre et qu'il peut être utile de le travailler: comment se fait-il que nous parvenions à élaborer une quelconque théorie scientifique? Si on considère le peu de données dont disposent les divers savants et aussi les divers génies, même sur une longue période, pour aboutir à une théorie plus ou moins profonde et adéquate à l'expérience, cela est remarquable.

En fait, si ces scientifiques, y compris les génies, ne commençaient pas leurs recherches avec des limites très étroites quant à la classe de théories scientifiques possibles, s'ils n 'avaient pas établi dans leur esprit une spécification inconsciente d'une théorie scientifique éventuelle, ce saut inductif serait impossible; de même, si l'enfant n 'avait pas le concept du langage humain de façon très restrictive, le saut inductif des données à la connaissance de la langue n'aurait jamais lieu.

Bien sûr, le processus de dérivation de connaissance à partir des données est beaucoup plus complexe dans

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le domaine de la physique, beaucoup plus difficile pour un organisme comme le nôtre, plus étalé dans le temps aussi; il nécessite l'intervention du génie, mais, en un sens, la réussite de la science physique ou de la biologie, ou toute autre discipline, est fondée sur un parcours similaire à celui de l'enfant normal qui découvre la structure de sa langue : ce processus doit s'accomplir sur la base d'une limitation initiale, d 'une restriction de la classe des théories possibles. Si on ne sait pas dès le départ que seuls certains éléments conduisent à une théorie, aucune induction n 'est possible. Les données peuvent vous conduire dans n 'importe quelle direction. Le fait que la science converge et progresse elle-même nous mon­tre que les limitations initiales et ces structures existent.

Si nous voulons réellement développer une théorie de la création scientifique, ou, dans ce cas, de la création artistique, je pense que nous devons nous concentrer précisément sur cet ensemble de conditions qui, d 'un côté, limite et restreint l'étendue de notre connaissance possible et, de l'autre, permet le saut inductif vers des systèmes compliqués de connaissance, sur la base d'un très petit nombre de données. Il me semble que cette voie pourrait aboutir à une théorie de la créativité scien­tifique, ou à une solution des questions d'épistémologie.

F. ELDERS: Eh bien, si nous admettons cette limitation initiale avec toutes ses possibilités créatrices, j'ai l'im­pression que, pour M. Chomsky, les règles et la liberté ne sont pas opposées, s'impliquent l'une l'autre. Tandis

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que c'est exactement le contraire pour vous, monsieur Foucault. Quelles sont vos raisons pour l'affirmer? Il s'agit d'un point fondamental de ce débat et j'espère que nous pourrons le développer.

Pour formuler différemment le problème: pouvez­vous envisager une forme de connaissance universelle sans aucune forme de répression?

M. FouCAULT: Eh bien, j'ai peut-être mal compris ce qu'a dit M. Chomsky, mais il me semble qu'il y a une petite difficulté.

Je crois que vous parlez d'un nombre limité de pos­sibilités dans l'ordre d'une théorie scientifique. C'est vrai, si vous vous limitez à une période assez courte. Mais si vous considérez une longue période, ce qui est frappant, c'est la prolifération des possibilités par divergences.

Longtemps on a pensé que les sciences, le savoir suivaient une certaine ligne de « progrès», obéissant au principe de la «croissance», et à celui de la convergence de toutes ces sortes de connaissance. Pourtant, quand on voit comment s'est développée la compréhension européenne, qui finit par devenir la compréhension mondiale et universelle, historiquement et géographi­quement, peut-on affirmer qu'il y a eu croissance? Je dirais qu'il s'agit plutôt de transformation.

Prenons, par exemple, les classifications d'animaux et de plantes. Combien de fois ont-elles été réécrites depuis le Moyen âge, selon des règles complètement différentes? Par le symbolisme, par l'histoire naturelle,

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par l'anatomie comparative, par la théorie de l'évolution. Chaque fois cette réécriture rend le savoir complètement différent dans ses fonctions, son économie, ses relations internes. Vous avez ici un principe de divergence, beau­coup plus que de croissance. Je dirais plutôt qu'il existe de multiples façons de rendre simultanément possi­bles un petit nombre de savoirs. En conséquence, d'un certain point de vue, il y a toujours un excès de données en relation avec des systèmes possibles pour une période donnée, ce qui leur impose d'être expérimentées dans ces limites et dans leur pauvreté, ce qui empêche que se réalise leur créativité ; d'un autre point de vue, celui de l'historien, il y a un excès, une prolifération de systèmes pour une petite quantité de données; de là vient l'idée répandue que c'est la découverte de faits nouveaux qui détermine le mouvement dans l'histoire de la science.

N. CHOMSKY: Je vais essayer de synthétiser ma pensée. Je suis d'accord avec votre conception du progrès scien­tifique; c'est-à-dire que je ne crois pas que ce soit une question d'accumulation de connaissances nouvelles, d'absorption de nouvelles théories, etc. Je pense plutôt qu'il suit la voie en zigzag que vous décrivez, oubliant certains problèmes pour s'emparer de théories nouvelles.

M. FoucAULT: Et transformer la même connaissance.

N. CHOMSKY: Je pense qu'il est possible d'avancer une explication. En simplifiant grossièrement on peut sup-

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poser que les grandes lignes que je vais exposer sont exactes : tout se passe comme si, en tant qu'êtres humains doués d'une organisation biologique donnée, nous disposions au départ dans nos têtes d'un certain jeu de structures intellectuelles possibles, de sciences possibles.

Si, par chance, un aspect de la réalité a le caractère de l'une de ces structures de notre esprit, alors nous possédons une science: c'est-à-dire que, fort heureuse­ment, la structure de notre esprit et celle d'un aspect de la réalité coïncident suffisamment pour que nous déve­loppions une science intelligible.

C'est précisément cette limitation initiale de nos esprits à une certaine sorte de science qui fournit l'énor­me richesse et la créativité de la connaissance scienti­fique. Il est important de souligner-ici je reviens au rapport entre limitation et liberté- que, sans ces restri­ctions, nous n'aurions pas l'acte créatif conduisant d'une connaissance infime, d'une expérience infime à ce déploiement de connaissances hautement articulé et compliqué. Parce que si tout était possible, rien ne serait possible.

Précisément à cause de cette propriété de notre esprit, que nous ne comprenons pas en détail mais que nous commençons à percevoir d'une manière générale, qui nous propose certaines structures intelligibles possibles, et qui, dans le cours de l'histoire, de la recherche, de l'expérience, apparaît ou disparaît... à cause précisément de cette propriété de notre esprit, le progrès de la science a ce caractère chaotique et heurté que vous décrivez.

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Cela ne signifie pas que tout fmisse par être englobé dans le domaine de la science. Je crois personnellement que beaucoup de choses que nous souhaiterions com­prendre à tout prix, comme la nature de l'homme, la nature d'une société décente, et tant d'autres questions, échappent en réalité à la portée de la science humaine.

F. ELDERS: Je crois que nous voici de nouveau confrontés à la question de la relation interne entre la limitation et la liberté. Monsieur Foucault, êtes-vous d'accord avec l'affirmation sur la combinaison de la limitation, la limitation fondamentale ...

M. FouCAULT: Ce n'est pas une question de combinaison. Il n 'y a de créativité possible qu'à partir d'un système de règles. Ce n 'est pas un mélange de régularité et de liberté.

Là où je ne suis peut-être pas tout à fait d'accord avec M. Chomsky, c'est quand il place le principe de ces régularités à l'intérieur, en quelque sorte, de l'esprit ou de la nature humaine.

Si la question est de savoir si ces règles sont effective­ment mises en œuvre par l'esprit humain, très bien ; si l'historien et le linguiste peuvent y méditer à leur tour, très bien ; ces règles devraient nous permettre de saisir ce qui est dit ou pensé par ces individus. Mais j'ai du mal à accepter que ces régularités soient liées à l'esprit humain ou à sa nature, comme conditions d'existence : il me semble qu'on doit, avant d'atteindre ce point- de

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toute manière, je parle uniquement de la compréhen­sion-, les replacer dans le domaine des autres pratiques humaines, économiques, techniques, politiques, socio­logiques, qui leur servent de conditions de formation, d'apparition, de modèles. Je me demande si le système de régularité, de contrainte qui rend possible la science ne se trouve pas ailleurs, hors même de l'esprit humain, dans des formes sociales, des rapports de production, les luttes de classe, etc.

Par exemple, le fait qu'à une certaine époque la folie est devenue un objet d'étude scientifique et de savoir en Occident me paraît lié à une situation économique et sociale particulière.

Peut-être que la différence entre M. Chomsky et moi­même est que, quand il parle de science, il pense pro­bablement à l'organisation formelle de la connaissance, tandis que je parle de la connaissance même, c'est-à­dire du contenu des diverses connaissances dispersé dans une société particulière, qui imprègne cette société, et constitue le fondement de l'éducation, des théories, des pratiques, etc.

F. Eiders: Mais que signifie cette théorie de la connais­sance par rapport à votre thème de la mort de l'homme à la fin de la période XIX·-x:x· siècle?

M. FoucAULT: Mais cela n 'a aucun rapport avec ce dont nous débattons.

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F. ELDERS: Je ne sais pas, j'essayais d'appliquer vos pro­pos à votre conception anthropologique. Vous avez déjà refusé de parler de votre propre créativité et de votre liberté, n 'est-ce pas? Je me demande quelles sont les raisons psychologiques de ce ...

M. FoucAULT: Eh bien, vous pouvez vous le demander, je n'y peux rien.

F. ELDERS: Ah bon.

M. FoucAULT: Ce n'est pas mon problème.

F. ELDERS: Mais quelles sont, en relation avec votre conception de la compréhension, de la connaissance, de la science, les raisons objectives de ce refus de répon­dre à des questions personnelles ?

Quand vous devez résoudre un problème, pourquoi transformez-vous une question personnelle en problème?

M. FouCAULT: Non, je ne fais pas un problème d'une question personnelle ; je fais d'une question personnelle une absence de problème.

Je vais prendre un exemple très simple, sans l'analy­ser: comment des hommes ont-ils pu, à la fin du xvm· siècle, pour la première fois dans l'histoire de la pen­sée et du savoir occidental, ouvrir les cadavres des gens pour découvrir la source, l'origine, la raison anatomi­que de la maladie particulière qui avait causé leur mort?

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L'idée paraît assez simple. Il a fallu quatre mille ou ànq mille ans de médeàne à l'Occident pour avoir l'idée de rechercher la cause de la maladie dans la lésion d'un cadavre.

Essayer d'expliquer cela par la personnalité de Bichat est, je crois, sans intérêt. Si, au contraire, vous essayez d'établir la place de la maladie et de la mort dans la société à la fin du xvm· siècle, et l'intérêt, pour la société industrielle, de quadrupler la population pour se développer; en conséquence de quoi ont été faites des enquêtes sanitaires sur la société et ont été ouverts de grands hôpitaux; si vous essayez de découvrir com­ment la connaissance médicale a été institutionnalisée à cette époque, comment ses relations avec d'autres sortes de savoir se sont organisées, alors vous saisirez le rapport entre la maladie, la personne malade, hospi­talisée, le cadavre et l'anatomie pathologique.

Voilà, je crois, une forme d'analyse dont je ne prétends pas qu'elle soit neuve, mais qui a été beaucoup trop négligée; les événements d'ordre personnel n'ont pra­tiquement rien à faire ici.

F. ELDERS : Oui, mais nous aurions aimé en savoir un peu plus sur vos arguments.

Monsieur Chomsky, pourriez-vous -ce sera ma der­nière question sur cette partie philosophique du débat­nous donner vos idées sur la manière dont fonction­nent les sciences sociales ? Je pense en particulier à vos attaques sévères du béhaviorisme. Peut-être pourriez-

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vous même expliquer un peu la manière plus ou moins béhavioriste dont M. Foucault travaille à présent.

N. CHOMSKY: Avant de satisfaire votre demande, je sou­haiterais commenter brièvement ce que M. Foucault vient de dire.

Je pense que cela illustre parfaitement votre image selon laquelle nous serions en train, chacun de son côté, de creuser un tunnel sous une montagne. Je pense qu'un acte de création scientifique dépend de deux faits : premièrement, une propriété intrinsèque de l'esprit, deuxièmement, un ensemble donné de condi­tions sociales et intellectuelles. La question n'est pas de savoir lequel nous devons étudier ; nous comprendrons la découverte scientifique, et toute autre découverte, quand nous connaîtrons ces facteurs et que nous pour­rons expliquer de quelle manière ils agissent l'un sur l'autre.

Je m'intéresse surtout aux capacités intrinsèques de l'esprit; tandis que vous apportez une attention parti­culière à l'organisation des conditions sociales, écono­miques et autres.

M. FoucAULT : Mais je ne crois pas que la différence soit liée à nos caractères, parce que dans ce cas, Eiders aurait raison, et il ne doit pas avoir raison.

N. CHOMSKY: Non, je suis d'accord, mais ...

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M. FoucAULT: C'est lié à l'état de la connaissance, du savoir au sein duquel nous travaillons. La linguistique, qui vous est familière et que vous avez réussi à trans­former, excluait l'importance du sujet créatif, du sujet parlant créatif; tandis que l'histoire des sciences telle qu'elle existait quand les gens de ma génération ont commencé à travailler exaltait au contraire la créativité indivi­duelle ...

N. CHOMSKY: Oui.

M. FoucAULT: ... et écartait ces règles collectives.

INTERVENANT DANS LA SALLE: Je voudrais revenir un peu en arrière dans votre discussion; voici ce que j'aimerais savoir, monsieur Chomsky : vous imaginez à la base un système de limitations élémentaires, présentes dans ce que vous appelez la nature humaine; dans quelle mesure pensez-vous que celles-ci soient soumises au changement historique? Croyez-vous, par exemple, qu'elles se soient transformées de façon substantielle depuis , disons, le XVII• siècle? Dans ce cas, pourriez­vous relier cette notion aux idées de M. Foucault?

N. CHOMSKY: Eh bien, je pense que c'est une question de faits biologiques et anthropologiques, la nature de l'intelligence humaine n 'a certainement pas beaucoup changé depuis le XVII•, ni probablement depuis l'homme de Cro-Magnan. Je pense que les propriétés

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fondamentales de notre intelligence, celles que nous évoquons dans notre débat de ce soir, sont certainement très anciennes ; si un homme vivant il y a cinq mille ou vingt mille ans se trouvait dans la peau d'un enfant de la société d'aujourd'hui, il apprendrait la même chose que tout le monde, et il pourrait être un génie ou un imbé­cile, mais ne serait pas fondamentalement différent.

Bien sûr, le niveau de la connaissance acquise change, ainsi que les conditions sociales, qui permettent à une personne de penser librement et de rompre les liens de la contrainte superstitieuse. À mesure que ces condi­tions changent, une intelligence humaine donnée pro­gressera vers de nouvelles formes de création. Cela répond à la dernière question de M. Elders, sur laquelle je vais m 'attarder un peu.

Prenons la science béhavioriste, et replaçons-la dans ces contextes. Il me semble que la propriété fondamen­tale du béhaviorisme, suggérée par ce terme étrange de science comportementale, est qu'il représente une néga­tion de la possibilité de développer une théorie scien­tifique. Ce qui définit le béhaviorisme est l'hypothèse curieuse et autodestructrice selon laquelle nous ne som­mes pas autorisés à créer une théorie intéressante.

Si la physique, par exemple, avait émis l'hypothèse qu'il faut s'en tenir aux phénomènes, à leur agencement, nous ferions aujourd'hui de l'astronomie babylonienne. Heureusement, les physiciens n 'ont jamais formulé cette hypothèse ridicule, insensée, qui a ses raisons historiques et concerne toutes sortes de faits curieux

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sur le contexte historique dans lequel le béhaviorisme a évolué.

Si on le considère d'un point de vue purement intel­lectuel, le béhaviorisme se résume à interdire arbitrai­rement de créer une théorie scientifique du compor­tement humain; plus, on doit aborder directement les phénomènes et leur interrelation, et rien de plus -chose tout à fait impossible dans un autre domaine, et sans doute dans celui de l'intelligence ou du comportement humain. Dans ce sens, je ne pense pas que le béha­viorisme soit une science. Je reviens à votre question et à ce que M. Foucault développe: dans certaines cir­constances historiques, où s'est développée, par exem­ple, la psychologie expérimentale, il était -pour une raison que je n'approfondirai pas- intéressant et peut­être important d'imposer d'étranges limitations à la construction de théorie scientifique autorisée -limita­tions qui s'appellent le béhaviorisme. Ces idées-là ont fait leur temps. Sans doute avaient-elles quelque valeur en r88o, mais, à présent, leur unique fonction est de limiter et de restreindre l'enquête scientifique, aussi doit-on simplement s'en débarrasser, comme d'un phy­sicien qui dirait: vous n 'avez pas le droit de formuler une théorie physique générale, mais seulement celui d'étudier les mouvements des planètes et de découvrir de nouveaux épicycles. On oublie cela. Il serait aussi nécessaire d'écarter les curieuses restrictions qui défi­nissent le béhaviorisme ; qui sont elles-mêmes suggérées par le terme même de science comportementale.

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Admettons que le comportement dans son sens large constitue les données de la science de l'homme. Mais définir une science par ces données reviendrait à défi­nir la physique comme la théorie de la lecture des appareils de mesure, et si un physicien affirmait: je me consacre à la science de lire les mesures, il n 'irait sûrement pas très loin. Il pourrait parler de mesures et de corrélation entre elles, mais il ne créerait jamais une théorie physique.

Dans ce cas, le terme est donc symptomatique. Nous devons comprendre le contexte historique dans lequel ces étranges limitations se sont développées, puis les rejeter et progresser dans la science de l'homme comme dans tout autre domaine, en éliminant totalement le béhaviorisme et, à mon avis, toute la tradition empirique dont il est sorti.

INTERVENANT DANS lA SALLE: Vous ne souhaitez donc pas relier votre théorie sur les limitations innées avec la théorie de la« grille» de M. Foucault. Il existe peut-être un certain rapport entre les deux. Vous voyez, M. Foucault dit qu'un débordement de créativité dans une certaine direction déplace automatiquement la connaissance, par un système de « grilles ». Si votre système de li mi­tations changeait, cela vous rapprocherait.

N. CHOMSKY: A mon avis, ses raisons sont différentes. Je simplifie à l'excès. Un grand nombre de sciences possibles sont accessibles intellectuellement. Quand nous essayons ces constructions intellectuelles dans

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un monde de faits changeant, nous ne trouvons pas de croissance cumulative, mais des décalages étranges: voici un domaine de phénomènes où s'applique une certaine science; élargissons l'horizon, et une autre science s'appliquera admirablement aux phénomènes, mais en oubliera quelques-uns. Cela fait partie du progrès scientifique et conduit à l'omission ou l'oubli de certains domaines. La raison de ce processus est précisément cet ensemble de principes que nous ne connaissons malheureusement pas, et qui rend toute la discussion assez abstraite, en définissant une structure intellec­tuelle possible, une science profonde, si vous préférez.

F. ELDERS: Passons maintenant à la seconde partie de la discussion, la politique. Je voudrais d'abord demander à monsieur Foucault pourquoi il s'intéresse autant à la politique, qu'il préfère, m 'a-t-il dit, à la philosophie.

M. FoucAULT: Je ne me suis jamais occupé de philoso­phie. Mais ce n'est pas le problème.

Votre question est : pourquoi est-ce que je m 'inté­resse autant à la politique? Pour vous répondre très simplement, je dir!J.iS: pourquoi ne devrais-je pas être intéressé? Quelle cécité, quelle surdité, quelle densité d'idéologie auraient le pouvoir de m'empêcher de m'in­téresser au sujet sans doute le plus crucial de notre existence, c'est-à-dire la société dans laquelle nous vivons, les relations économiques dans lesquelles elle fonctionne, et le système qui définit les formes régu-

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lières, les permissions et les interdictions régissant régulièrement notre conduite? L'essence de notre vie est faite, après tout, du fonctionnement politique de la société dans laquelle nous nous trouvons.

Aussi je ne peux pas répondre à la question pourquoi je devrais m 'y intéresser; je ne peux que vous répondre en vous demandant pourquoi je ne devrais pas être intéressé.

F. EIDERS: Vous êtes obligé de vous y intéresser, c'est cela?

M. FoucAULT: Oui, du moins, il n 'y a rien de bizarre à cela qui mérite une question ou une réponse. Ne pas s'intéresser à la politique, cela serait un vrai problème. Au lieu de me poser cette question, posez-la à quel­qu'un qui ne se préoccupe pas de politique. Alors vous aurez le droit de vous écrier: «Comment, cela ne vous intéresse pas ? »

F. ELDERS: Oui, peut-être. Monsieur Chomsky, nous désirons tous vivement connaître vos objectifs poli­tiques, particulièrement en relation avec votre célèbre anarcho-syndicalisme ou, comme vous l'avez défini vous-même, votre socialisme libertaire. Quels en sont les buts essentiels ?

N. CHOMSKY: Je résisterai à l'envie de répondre à votre précédente question, si intéressante, et je m'en tiendrai à celle-ci.

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Je vais d'abord me référer à un sujet que nous avons déjà évoqué, c'est-à-dire, si je ne me trompe, qu'un élément fondamental de la nature humaine est le besoin de travail créatif, de recherche créatrice, de création libre sans effet limitatif arbitraire des institutions coercitives ; il en découle ensuite bien sûr qu'une société décente devrait porter au maximum les possibilités de réalisation de cette caractéristique humaine fondamentale. Ce qui signifie vaincre les éléments de répression, d'oppres­sion, de destruction et de contrainte qui existent dans toute société, dans la nôtre par exemple, en tant que résidu historique.

Toute forme de coercition, de répression, de contrôle autocratique d'un domaine de l'existence, comme par exemple la propriété privée d'un capital, ou le contrôle de l'État de certains aspects de la vie humaine, toute res­triction imposée à une entreprise humaine peut être jus­tifiée si elle doit l'être uniquement en fonction d'un besoin de subsistance, d'une nécessité de survie, ou de défense contre un sort horrible ou quelque chose de cet ordre. Elle ne peut être justifiée intrinsèquement Il faut plutôt l'éliminer.

Je pense que, du moins dans les sociétés occidenta­les technologiquement avancées, nous pouvons éviter les besognes ingrates, inutiles et, dans une certaine marge, partager ce privilège avec la population ; le contrôle autocratique centralisé des institutions éco­nomiques -j 'entends aussi bien le capitalisme privé que le totalitarisme d'État ou les différentes formes

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mixtes de capitalisme d'État qui existent ici ou là - est devenu un vestige destructeur de l'histoire.

Tous ces vestiges doivent être éliminés en faveur d'une participation directe sous la forme de conseils de travail­leurs ou d'autres libres associations que les individus constituent eux-mêmes dans le cadre de leur existence sociale et de leur travail productif.

Un système fédéré, décentralisé de libres associations, incorporant des institutions économiques et sociales, constituerait ce que j'appelle l'anarcho-syndicalisme; il me semble que c'est la forme appropriée d'organi­sation sociale pour une société technologique avancée, dans laquelle les êtres humains ne sont pas transformés en instruments, en rouages du mécanisme. Aucune nécessité sociale n 'exige plus que les êtres humains soient traités comme des maillons de la chaîne de pro­duction ; nous devons vaincre cela par une société de liberté et de libre association, où la pulsion créatrice inhérente à la nature humaine pourra se réaliser plei­nement de la façon qu'elle le décidera.

De nouveau, comme M. Foucault, je ne vois pas comment un être humain pourrait ne pas s'intéresser à cette question.

F. ELDERS: Croyez-vous, monsieur Foucault, que nous puissions qualifier nos sociétés de démocratiques, après avoir écouté la déclaration de M. Chomsky?

M. FoucAULT: Non, je ne crois absolument pas que notre société soit démocratique.

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Si on entend par démocratie l'exercice effectif du pouvoir par une population qui n 'est ni divisée ni ordon­née hiérarchiquement en classes, il est parfaitement clair que nous en sommes très éloignés. Il est tout aussi clair que nous vivons sous un régime de dictature de classe, de pouvoir de classe qui s'impose par la violence, même quand les instruments de cette violence sont institutionnels et constitutionnels. Et à un degré où il n'est pas question de démocratie pour nous.

Bien. Quand vous m'avez demandé pourquoi je m 'intéressais à la politique, j'ai refusé de répondre parce que cela me paraissait évident, mais peut-être votre question était-elle: de quelle manière vous inté­ressez-vous à la politique?

Vous m'auriez posé cette question, ce que d'une cer­taine manière vous avez fait, je vous dirais alors que je suis beaucoup moins avancé dans ma démarche, je vais beaucoup moins loin que M. Chomsky. C'est-à-dire que j'admets n'être pas capable de défmir ni à plus forte raison de proposer un modèle de fonctionnement social idéal pour notre société scientifique ou technologique.

En revanche, l'une des tâches qui me paraît urgente, immédiate, au-dessus de toute autre, est la suivante : nous devons indiquer et montrer, même lorsqu'elles sont cachées, toutes les relations du pouvoir politique qui con­trôle actuellement le corps social, l'opprime ou le réprime.

Je veux dire ceci : c'est l'habitude, du moins dans la société européenne, de considérer que le pouvoir est localisé dans les mains du gouvernement et s'exerce

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SUR lA NATURE HUMAINE _53

grâce à un certain nombre d'institutions particulières comme l'Administration, la police, l'armée et l'appareil de l'État. On sait que toutes ces institutions sont faites pour élaborer et transmettre un certain nombre de déci­sions au nom de la nation ou de l'État, les faire appliquer et punir ceux qui n'obéissent pas. Mais je crois que le pouvoir politique s 'exerce encore par l'intermédiaire d'un certain nombre d'institutions qui ont l'air de n'avoir rien en commun avec le pouvoir politique, qui ont l'air d'être indépendantes de lui alors qu'elles ne le sont pas.

On sait cela à propos de la famille , de l'Université et, d'une façon générale, de tout le système scolaire qui, en apparence, est fait pour distribuer le savoir, est fait pour maintenir au pouvoir une certaine classe sociale et exclure des instruments du pouvoir toute autre classe sociale. Les institutions de savoir, de pré­voyance et de soins, comme la médecine, aident aussi à soutenir le pouvoir politique. C'est évident à un point scandaleux dans certains cas liés à la psychiatrie.

Il me semble que, dans une société comme la nôtre, la vraie tâche politique est de critiquer le jeu des insti­tutions apparemment neutres et indépendantes; de les critiquer et de les attaquer de telle manière que la vio­lence politique qui s'exerçait obscurément en elles soit 1

démasquée et qu'on puisse lutter contre elles. Cette critique et ce combat me paraissent essentiels

pour différentes raisons: d'abord, parce que le pouvoir politique va beaucoup plus profond qu'on ne le soup­çonne ; il a des centres et des points d'appui invisibles,

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peu connus; sa vraie résistance, sa vraie solidité se trouve peut-être là où on ne s'y attend pas. Peut-être ne suffit­il pas de dire que, derrière les gouvernements, derrière l'appareil d'État, il y a la classe dominante; il faut situer le point d'activité, les places et les formes sous lesquel­les s'exerce cette domination. Et parce que cette domi­nation n 'est pas simplement l'expression, en termes politiques, de l'exploitation économique, elle est son instrument, et dans une large mesure la condition qui la rend possible ; la suppression de l'une s'accomplit par le discernement exhaustif de l'autre. Si on ne réussit pas à reconnaître ces points d'appui du pouvoir de classe, on risque de leur permettre de continuer à exister et de voir se reconstituer ce pouvoir de classe après un pro­cessus révolutionnaire apparent.

N. CHOMSKY: Oui, je suis certainement d'accord avec cela, non seulement dans la théorie, mais aussi dans l'action. Il existe deux tâches intellectuelles : celle dont je parlais consiste à essayer de créer une vision d 'une société future juste ; à créer une théorie sociale huma­nitaire fondée, si possible, sur un concept solide de l'essence de la nature humaine. C'est la première tâche.

La seconde consiste à comprendre clairement la nature du pouvoir, de l'oppression, de1a terreur et de la destruction dans notre propre société. Cela inclut certainement les institutions que vous avez mentionnées, au même titre que les institutions centrales de toute société industrielle, à savoir les établissements économiques,

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financiers et commerciaux, et, dans la période à venir, les grandes multinationales qui ce soir ne sont pas très éloignées de nous (Philips à Eindhoven!).

Ce sont les institutions essentielles d'oppression, de coercition et de loi autocratique qui paraissent neutres malgré tout ce qu'elles disent: nous sommes dépendants de la démocratie de marché, et cela doit être interprété précisément en fonction de leur pouvoir autocratique, y compris la forme particulière de contrôle qui vient de la domination des forces du marché dans une société inégalitaire.

Nous devons sûrement comprendre ces faits, et aussi les combattre. Il me semble qu'ils s'inscrivent dans le domaine de nos engagements politiques, qui absorbent l'essentiel de notre énergie et de nos efforts. Je ne veux pas évoquer mon expérience personnelle à ce propos, mais c'est là que réside mon engagement et celui de tous, j'imagine.

Je pense cependant que ce serait une grande honte d'écarter totalement la tâche plus abstraite et philoso­phique de reconstituer le lien entre un concept de la nature humaine qui donne son entière portée à la liberté, la dignité et la créativité, et d'autres caractéristiques humaines fondamentales , et de le relier à une notion de la structure sociale où ces propriétés pourraient se réaliser et où prendrait place une vie humaine pleine de sens.

En fait, si nous pensons à la transformation ou à la révolution sociales, bien qu'il soit absurde de vouloir définir en détaille but que nous poursuivons, nous

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devrions savoir un peu où nous croyons aller, et ce genre de théorie peut nous le dire.

M. FoucAULT: Oui, mais n'y a-t-il pas ici un danger? Si vous dites qu'une certaine nature humaine existe, que cette nature humaine n'a pas reçu dans la société actuelle les droits et les possibilités qui lui permettent de se réaliser ... c'est ce que vous avez dit, je crois.

N. CHOMSKY: Oui.

M. FoucAULT: Si on admet cela, ne risque-t-on pas de définir cette nature humaine -qui est à la fois idéale et réelle, cachée et réprimée jusqu'à maintenant- dans des termes empruntés à notre société, à notre civilisa­tion, à notre culture?

Je vais prendre un exemple qui est un peu simplifi­cateur. Le socialisme d'une certaine période, à la fin du xrx· siècle et au début du xx· siècle, admettait que, dans les sociétés capitalistes, l'homme ne recevait pas toutes les possibilités de développement et de réalisa­tion; que la nature humaine était effectivement aliénée dans le système capitaliste. Et il rêvait d'une nature humaine enfin libérée.

Quel modèle utilisait-il pour concevoir, projeter, réaliser cette nature humaine? C'était en réalité le modèle bourgeois.

Il considérait qu'une société désaliénée était une société qui faisait place, par exemple, à une sexualité

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de type bourgeois, à une famille de type bourgeois, à une esthétique de type bourgeois. C'est d'ailleurs tel­lement vrai que cela s'est passé ainsi en Uni on soviétique et dans les démocraties populaires : une sorte de société a été reconstituée, transposée de la société bourgeoise du XIX• siècle. L'universalisation du modèle bourgeois a été l'utopie qui a inspiré la constitution de la société soviétique.

Le résultat est que vous avez saisi vous aussi à quel point il est difficile de définir la nature humaine.

N'est-ce pas là qu'est le risque de nous induire en erreur? Mao Zedong parlait de la nature humaine bour­geoise et de la nature humaine prolétarienne, et il con­sidérait que ce n 'était pas la même chose.

N. CHOMSKY: Vous voyez, je pense que, dans le domaine intellectuel de l'action politique, où nous essayons de construire une vision d'une société juste et libre sur la base d'une notion de la nature humaine, nous affrontons le même problème que dans l'action politique immédiate, c'est-à-dire que nous éprouvons la nécessité d'agir devant l'importance des problèmes, mais que nous sommes conscients d'obéir à une compréhension très partielle des réalités sociales et, dans ce cas, des réalités humaines.

Par exemple, pour être concret, une partie importante de ma propre activité a réellement à voir avec la guerre du Viêt-nam et une partie de mon énergie est absor­bée par la désobéissance civile. Aux États-Unis, la dés­obéissance civile est une action dont les effets compor-

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tent une marge considérable d'incertitudes. Par exemple, elle menace l'ordre social d'une manière qui peut conduire au fascisme ; ce serait très mauvais pour l'Amérique, le Viêt-nam, les Pays-Bas et tous les autres pays. Vous savez, si un Léviathan comme les États-Unis devenait réellement fasciste, cela poserait beaucoup de problèmes ; il y a donc un danger dans cet acte concret.

D'autre part, si nous ne courons pas ce risque, la société d'Indochine sera mise en pièces par la puissance américaine. Face à de telles incertitudes, il faut choisir un mode d'action.

De même, dans le domaine intellectuel se présentent les incertitudes que vous définissiez fort justement. Notre concept de la nature humaine est certainement limité ; il est en partie conditionné socialement, restreint par nos propres défauts de caractère et les limites de la culture intellectuelle dans laquelle nous existons. En même temps, il est capital que nous connaissions les objectifs impossibles que nous cherchons à atteindre, si nous espérons atteindre quelques objectifs possibles. Cela signifie que nous devons être assez audacieux pour émettre des hypothèses et inventer des théories sociales sur la base d'une connaissance partielle, tout en restant ouverts à la forte possibilité, en fait à l'écra­sante probabilité d'échec qui nous guette, du moins dans certains domaines.

F. ELDERS: Oui, peut-être serait-il intéressant d'appro­fondir ce problème de stratégie. Je suppose que ce que

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vous appelez désobéissance civile est sans doute ce que nous entendons par action extraparlementaire ?

N. CHOMSKY: Non, cela va plus loin. L'action extrapar­lementaire inclut une manifestation légale de masse, mais la désobéissance civile est plus étroite, elle implique un défi direct de ce que l'État prétend, à tort selon moi, être la loi.

F. EIDERS: Aussi, par exemple, dans le cas des Pays-Bas, il y a eu un recensement de la population. Nous avons dû répondre à des formulaires officiels. Est-ce de la désobéissance civile de refuser de les remplir?

N. CHOMSKY: Exact. Je serai un peu plus prudent à ce sujet parce que, reprenant un point important du dis­cours, un développement important de M. Foucault, on n'autorise pas nécessairement l'État à définir ce qui est légal. Maintenant, l'État a le pouvoir d'imposer un certain concept de ce qui est légal, cela n 'implique pas que ce soit juste: l'État peut parfaitement se tromper dans sa définition de la désobéissance civile.

Par exemple, aux États-Unis, faire dérailler un train de munitions destinées au Viêt-nam est un acte de dés­obéissance civile; l'État se trompe, car c'est un acte approprié, légal et nécessaire. Mener une action qui empêche l'État de commettre des crimes est tout à fait juste, comme de violer le Code de la route pour empêcher un meurtre.

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Go_ SuR IA NATURE HUMAINE

Si je brûle un feu rouge pour empêcher de mitrailler un groupe de gens, ce n 'est pas un acte illégal, mais de l'assistance à personne en danger; aucun juge sain d'esprit ne m'inculpera.

Ce que les autorités d'État définissent comme de la désobéissance civile est un comportement légal, obliga­toire, qui viole les commandements de l'État, légaux ou non. On doit donc être prudent lorsqu'on parle de choses illégales.

M. FoucAULT: Oui, mais je voudrais vous poser une question. Aux États-Unis, lorsque vous commettez un acte illégal, est-ce que vous le justifiez en fonction d'une justice idéale ou d'une légalité supérieure, ou par la nécessité de la lutte des classes, parce que c'est essentiel, à ce moment-là, pour le prolétariat dans sa lutte contre la classe dominante ?

N. CHOMSKY: J'aimerais adopter le point de vue de la Cour suprême américaine, et sans doute d'autres tri­bunaux dans les mêmes circonstances; c'est-à-dire défi­nir la question dans le contexte le plus étroit possible. Je crois que finalement il serait très raisonnable, la plu­part du temps, d'agir contre les institutions légales d'une société donnée, si cela permettait d'ébranler les sources du pouvoir et de l'oppression dans cette société.

Cependant, dans une très large mesure, la loi existante représente certaines valeurs humaines respectables ; et correctement interprétée, cette loi permet de contour-

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SuR IA NAlURE H U MAINE_6 r

ner les commandements de l'État. Je pense qu'il est important d'exploiter ce fait...

M. FoucAULT: Oui.

N. CHOMSKY: ... et d'exploiter les domaines de la loi qui sont correctement définis, et ensuite peut-être agir directement contre ceux qui ne font que ratifier un sys­tème de pouvoir.

M. FoucAULT: Mais, je ...

N. CHOMSKY: Laissez-moi dire ...

M. FoucAULT: Ma question était celle-ci, lorsque vous commettez un acte clairement illégal...

N. CHOMSKY: .. . que je considère comme illégal, et pas seulement l'État.

M. FouCAULT: Non, non, que l'État.

N. CHOMSKY: ... que l'État considère comme illégal ...

M. FoucAULT: ... que l'État considère comme illégal.

N. CHOMSKY: Oui.

M. FouCAULT: Commettez-vous cet acte en vertu d'une

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idée de la justice ou parce que la lutte des classes le rend utile ou nécessaire? Vous référez-vous à une justice idéale? C'est cela mon problème.

N. CHOMSKY: De nouveau, très souvent, quand j'accom­plis un acte que l'État considère comme illégal, j'estime qu'il est légal; c'est-à-dire que l'État est criminel. Dans certains cas, ce n 'est pas vrai. Je vais être très concret et passer de la lutte des classes à la guerre impérialiste, où la situation est plus claire et plus facile .

Prenons le droit international, instrument très faible, nous le savons, mais qui comporte des principes très intéressants. Sous beaucoup d'aspects, c'est l'instrument des puissants :c'est une création des États et de leurs représentants. Les mouvements de masse des paysans n 'ont absolument pas participé à son élaboration.

La structure du droit international reflète ce fait; elle offre un champ d'intervention beaucoup trop vaste aux structures de pouvoir existantes qui se définissent comme des États contre les intérêts des masses de gens organisées en opposition aux États.

C'est un défaut fondamental du droit international, et je pense qu'il est dénué de validité au même titre que le droit divin des rois. C'est simplement un instrument des puissants désireux de conserver leur pouvoir. Nous avons donc toutes les raisons de nous y opposer.

Il existe une autre sorte de droit international. Des éléments intéressants, inscrits dans les principes de Nuremberg et la charte des Nations unies, autorisent,

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en fait, je crois, requièrent du citoyen d'agir contre son propre État d'une manière considérée à tort comme criminelle par l'État. Néanmoins, il agit en toute léga­lité, parce que le droit international interdit la menace ou l'usage de la force dans les affaires internationales, sauf dans des circonstances très précises, dont ne fait pas partie la guerre du Viêt-nam. Dans ce cas particulier, qui m'intéresse énormément, l'État américain agit comme un criminel. Et les gens ont le droit d'empêcher les criminels de commettre leurs forfaits. Ce n'est pas parce que le criminel prétend que votre action est illé­gale quand vous cherchez à l'arrêter que c'est la vérité.

Une illustration frappante est l'affaire des Pentagon Papers aux États-Unis, dont vous avez sûrement enten­du parler.

En deux mots et en laissant de côté les questions de procédure, l'État cherche à poursuivre les gens qui dénoncent ses crimes.

Évidemment c'est absurde, et on ne doit accorder aucune attention à cette distorsion du processus judi­ciaire raisonnable. En outre, je pense que le système actuel de la justice explique cette absurdité. Sinon, nous devrions alors nous y opposer.

M. FouCAULT: C'est donc au nom d'une justice plus pure que vous critiquez le fonctionnement de la justice. C est une question importante pour nous actuellement. Il est vrai que, dans toutes les luttes sociales, il y a une question de justice. Plus précisément, le combat contre

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la justice de classe, contre son injustice fait toujours par­tie de la lutte sociale; démettre les juges, changer les tribunaux, amnistier les condamnés, ouvrir les prisons fait partie depuis toujours des transformations socia­les dès qu'elles deviennent un peu violentes. À l'heure actuelle, en France, les fonctions de justice et de police sont la cible de nombreuses attaques de la part de ceux qu'on appelle les «gauchistes ». Mais si la justice est en jeu dans un combat, c'est en tant qu'instrument de pouvoir ; ce n 'est pas dans l'espoir que, finalement, un jour, dans cette société ou une autre, les gens seront récompensés selon leurs mérites, ou punis selon leurs fautes . Plutôt que de penser à la lutte sociale en termes de justice, il faut mettre l'accent sur la justice en ter­mes de lutte sociale.

N. CHOMSKY: Oui, mais vous croyez sûrement que votre rôle dans la lutte est juste, que votre combat est juste, pour introduire un concept d'un autre domaine. Je pense que c'est important. Si vous aviez l'impression de mener une guerre injpste, vous raisonneriez autrement.

Je voudrais reformuler légèrement ce que vous avez dit. Il me semble que la différence ne se situe pas entre la légalité et la justice idéale, mais entre la légalité et une justice plus juste.

Bien sûr, nous ne sommes absolument pas en mesure de créer un système juridique idéal, pas plus qu'une société idéale. Nous n 'en savons pas assez, nous sommes trop limités, trop partiaux. Devant agir comme

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des êtres sensibles et responsables, nous pouvons ima­giner une société et une justice meilleures, et même les créer. Ce système aura certainement ses défauts, mais en le comparant à celui qui existe déjà, sans croire que nous avons atteint le système idéal, nous pouvons avoir le raisonnement suivant: le concept de légalité et celui de justice ne sont ni identiques ni totalement distincts. Dans la mesure où la légalité englobe la justice, au sens d'une meilleure justice se référant à une meilleure société, nous devons obéir à la loi et forcer l'État, les grandes entreprises et la police à obéir à la loi, si nous en avons le pouvoir.

Bien entendu, là où le système juridique tend à repré­senter non pas une meilleure justice, mais des techniques d'oppression codifiées dans un système autocratique particulier, alors un être humain raisonnable devra les ignorer et les contrer, au moins dans le principe, s'il ne le peut pas, pour une raison quelconque, dans les faits.

M. FouCAULT: Je voudrais simplement répondre à votre première phrase ; vous avez dit que si vous ne consi­dériez pas que la guerre que vous faites à la police était juste, vous ne la feriez pas.

Je vous répondrai dans les termes de Spinoza. Je vous dirai que le prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce qu'il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l'histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu'il veut renverser le pou-

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voir de la classe dirigeante il considère que cette guerre est juste.

N. CHOMSKY: Je ne suis pas d'accord.

M. FoucAULT: On fait la guerre pour gagner et non parce qu'elle est juste.

N. CHOMSKY: Personnellement, je ne suis pas d'accord. Par exemple, si j'arrivais à me convaincre que l'accession du prolétariat au pouvoir risque de conduire à un ,État policier terroriste où la liberté et la dignité, et des rela­tions humaines convenables, disparaîtront, j'essaierai de l'empêcher. Je pense que la seule raison d'espérer un tel événement est de croire, à tort ou à raison, que des valeurs humaines fondamentales peuvent bénéficier de ce transfert de pouvoir.

M. FouCAULT: Quand le prolétariat prendra le pouvoir, il se peut qu'il exerce à l'égard des classes dont il vient de triompher un pouvoir violent, dictatorial et même san­glant. Je ne vois pas quelle objection on peut faire à cela.

Maintenant, vous me direz: si le prolétariat exerce ce pouvoir sanglant, tyrannique et injuste à l'égard de lui-même? Alors je vous répondrai: ça ne peut se produire que si le prolétariat n 'a pas réellement pris le pouvoir, mais une classe extérieure au prolétariat, ou un groupe de gens intérieur au prolétariat, une bureaucratie ou les restes de la petite-bourgeoisie.

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N. CHOMSKY: Cette théorie de la révolution ne me satis­fait pas pour une quantité de raisons, historiques ou non. Même si on devait l'accepter dans le cadre de l'argu­mentation, cette théorie soutient que le prolétariat a le droit de prendre le pouvoir et de l'exercer dans la violence, le sang et l'injustice, sous le prétexte, selon moi erroné, que cela conduira à une société plus juste où l'État dépérira et où les prolétaires formeront une classe uni­verselle, etc. Sans cette justification future, le concept d'une dictature violente et sanglante du prolétariat serait parfaitement injuste.

C'est un autre problème, mais je suis très sceptique quant à une dictature violente et sanglante du prolétariat, surtout lorsqu'elle est exprimée par des représentants autodésignés d'un parti d 'avant-garde qui, nous en avons l'expérience historique suffisante pour le savoir et le prédire, seront simplement les nouveaux dirigeants de cette société.

M. FoucAULT: Oui, mais je n 'ai pas parlé du pouvoir du prolétariat, qui serait en soi injuste. Vous avez raison de dire que ce serait trop facile. Je voudrais dire que le pouvoir du prolétariat pourrait, dans une certaine période, impliquer la violence et une guerre prolongée contre une classe sociale dont il n 'a pas encore entière­ment triomphé.

N. CHOMSKY: Eh bien, je ne dis pas qu'il est absolu. Par exemple, je ne suis pas un pacifiste à tout crin. Je n 'af-

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firme pas qu'il est mauvais en toutes circonstances d'avoir recours à la violence, bien que le recours à la violence soit injuste en un sens. Je crois qu'il faut définir une justice relative.

L'usage de la violence et la création de degrés d'une certaine injustice relative ne peuvent se justifier que si l'on affirme - avec la plus grande prudence- tendre à un résultat plus équitable. Sans cette base, c'est totalement immoral, à mon avis.

M. FoucAULT: Je ne pense pas que, quant au but que le prolétariat se propose pour lui-même en menant la guerre de classe, il soit suffisant de dire que c'est en soi-même une plus grande justice. Ce que le prolétariat veut faire en chassant la classe actuellement au pouvoir, et en prenant pour lui le pouvoir, c'est la suppression, précisément, du pouvoir de classe en général.

N. CHOMSKY: Bon, mais cette justification-là vient après.

M. FouCAULT: C'est la justification en termes de pouvoir, pas en termes de justice.

N. CHOMSKY: Mais il s'agit de justice ; parce que le but atteint est censé être juste. Aucun léniniste n'osera dire: «Nous, le prolétariat, avons le droit de prendre le pou­voir, et de jeter tout le monde dans le crématoire.» Si cela devait se produire, il vaudrait mieux empêcher le prolétariat d'accéder au pouvoir.

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L'idée est qu'une période de dictature, peut-être même violente et sanglante -pour les raisons que j'ai mentionnées, je reste sceptique à ce sujet-, est justifiée parce qu'elle signifie l'effondrement et la fin de l'oppres­sion de classe : un objectif correct pour un être humain ; c'est cette qualification finale qui justifie toute l'entre­prise. Qu'il en soit ainsi au fond est une autre affaire.

M. FouCAULT: Si vous voulez, je vais être un peu nietzs­chéen. En d'autres termes, il me semble que l'idée de justice est en elle-même une idée qui a été inventée et mise en œuvre dans différents types de sociétés comme un instrument d'un certain pouvoir politique et éco­nomique, ou comme une arme contre ce pouvoir. Mais il me semble que de toute façon, la notion même de justice fonctionne à l'intérieur d'une société de classe comme revendication faite par la classe opprimée et comme justification du côté des oppresseurs.

N. C HOMSKY: Je ne suis pas d'accord.

M. FouCAULT: Et, dans une société sans classes, je ne suis pas sûr qu'on ait encore à utiliser cette notion de justice.

N. CHOMSKY: Là, je ne suis pas du tout d'accord. Je pense qu'il existe une sorte de base absolue - si vous insistez, je vais me trouver dans une position difficile, parce que je ne peux pas la développer clairement­résidant finalement dans les qualités humaines fon-

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damentales, sur lesquelles se fonde une «vraie» notion de justice.

Je juge un peu hâtif de caractériser nos systèmes judiciaires actuels comme de simples instruments d'op­pression de classe; je ne crois pas qu'ils le soient. Je pense qu'ils incarnent aussi d'autres formes d'oppression, mais ils incarnent aussi une recherche des véritables concepts de justice, d'honneur, d'amour, de bonté et de sympathie, qui sont à mon avis réels.

Je pense que, dans toute société future , qui ne sera jamais parfaite, bien sûr, ces concepts existeront, et permettront de mieux intégrer la défense des besoins humains fondamentaux comme les besoins de solidarité et de sympathie, et ils refléteront probablement encore les injustices et les éléments d'oppression de la société existante.

Je crois cependant que ce que vous décrivez correspond à une situation très différente. Par exemple, prenons le cas d'un conflit national. Deux sociétés essaient de se détruire. La notion de justice n'entre pas en jeu. La seule question qui se pose est la suivante: de quel côté êtes-vous? Allez-vous défendre votre propre société et détruire l'autre?

Dans un sens, mis à part un certain nombre de pro­blèmes historiques, c'est la situation dans laquelle se trouvaient les soldats qui se massacraient dans les tran­chées lors de la Première Guerre mondiale. Ils se bat­taient pour rien. Pour avoir le droit de se détruire les uns les autres. Dans ce type de circonstances, la justice ne joue aucun rôle.

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SUR lA NATURE HUMAINE_7I

Bien sûr, des personnes à l'esprit rationnel l'ont sou­ligné, et on les a jetées en prison à cause de cela, comme Karl Liebknecht ou encore Bertrand Russell, pour pren­dre un exemple de l'autre camp. Ils comprenaient qu'au­cune sorte de justice n'autorisait ce massacre mutuel et qu'ils avaient le devoir de le dénoncer. On les considérait comme des fous, des cinglés, des criminels, mais , bien sûr, c'étaient les seuls hommes sains d'esprit de leur époque.

Dans le genre de circonstances que vous décrivez, où la seule question est de savoir qui va gagner ce combat mortel, je pense que la réaction humaine normale doit être: dénoncer la guerre, refuser toute victoire, essayer d'arrêter le combat à tout prix -au risque d'être mis en prison ou tué, sort de bien des gens raisonnables.

Je ne crois pas que ce soit une situation typique dans les affaires humaines, ni qu'elle s'applique à la lutte des classes ou à la révolution sociale. Dans ces cas-là, si on n'est pas capable de justifier ce combat, il faut l'aban­donner. On doit montrer que la révolution sociale que l'on conduit est menée à une fin de justice, pour satis­faire des besoins humains fondamentaux, et non pour donner le pouvoir à un autre groupe simplement parce qu'ille veut.

M. FouCAULT: Bien, ai-je encore du temps pour répondre?

F. ELDERS : Oui.

M. FoucAULT: Combien? Parce que ...

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72_SUR lA NATURE HUMAINE

F. ELDERS: Deux minutes.

M. FoucAULT: Eh bien moi je dis que c'est injuste ...

N. CHOMSKY: Absolument, oui.

M. FoucAULT: Non, mais je ne peux pas répondre en si peu de temps. Je dirai simplement ceci. Finalement, ce problème de nature humaine, dès lors qu'il est resté posé en termes théoriques, n 'a pas provoqué de discus­sion entre nous. En définitive, nous nous comprenons très bien sur ces questions théoriques.

D'un autre côté, quand nous avons discuté du problème de la nature humaine et des problèmes politiques, des différences sont apparues entre nous. Contrairement à ce que vous pensez, vous ne pouvez m 'empêcher de croire que ces notions de nature humaine, de justice, de réalisation de l'essence humaine sont des notions et des concepts qui ont été formés à l'intérieur de notre civilisation, dans notre type de savoir, dans notre forme de philosophie, et que, par conséquent, ça fait partie de notre système de classes, et qu'on ne peut pas, aussi regrettable que ce soit, faire valoir ces notions pour décrire ou justifier un combat qui devrait- qui doit en principe- bouleverser les fondements mêmes de notre société. Il y a là une extrapolation dont je n'arrive pas à trouver la justification historique. C'est le point...

N. CHOMSKY: C'est clair.

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SUR lA NATIJRE HUMAINE_JJ

F. ELDERS: Monsieur Foucault, si vous étiez obligé de décrire notre société actuelle dans des termes emprun­tés à la pathologie, quelle est la forme de ses folies qui vous impressionnerait le plus ?

M. FoucAULT: Dans notre société contemporaine?

F. ELDERS : Oui.

M. FouCAULT: Vous voulez que je dise de quelle maladie notre société est le plus affectée ?

F. ELDERS: Oui.

M. FoucAULT: La définition de la maladie et de la folie, et la classification des fous, a été faite de façon à exclure de notre société un certain nombre de gens. Si notre société se définissait comme folle, elle s'exclurait elle­même. Elle prétend le faire pour des raisons de réforme interne. Personne n 'est plus conservateur que les gens qui vous disent que le monde moderne est atteint d'an­xiété ou de schizophrénie. C'est en fait une manière habile d'exclure certaines personnes ou certains schémas de comportement.

Je ne pense pas qu'on puisse, sauf par métaphore ou par jeu, valablement dire que notre société est schizo­phrène ou paranoïaque sans priver les mots de leur sens psychiatrique. Si vous deviez me pousser à l'extrême, je dirais que notre société est atteinte d'une maladie vrai-

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ment très curieuse, très paradoxale, dont nous n'avons pas encore découvert le nom ; et cette maladie mentale a un symptôme très curieux, qui est le symptôme même qui a provoqué la maladie mentale. Voilà.

F. ELDERS: Formidable. Eh bien, je crois que nous pou­vons immédiatement entamer la discussion.

INTERVENANT DANS LA SALLE: M. Chomsky, je voudrais vous poser une question. Au cours du débat, vous avez utilisé le terme «prolétariat»; qu'entendez-vous par là, dans une société technologique hautement développée? Je pense que c'est une notion marxiste, qui ne représente pas la situation sociologique exacte.

N. CHOMSKY: Votre remarque est très juste, c'est l'une des raisons pour lesquelles j'essaie d'éviter le sujet en disant qu'il me laisse très sceptique, car je pense que nous devons donner à la notion de prolétariat une nou­velle interprétation adaptée à notre condition sociale actuelle. J'aimerais renoncer à ce mot, qui est si chargé de connotations historiques spécifiques, et songer plu­tôt aux gens qui accomplissent le travail productif de la société, dans le domaine manuel et intellectuel. Ils devraient être en mesure d'organiser les conditions de leur travail, et de déterminer son objectif et l'usage qui en est fait ; était donné mon concept de la nature humaine, je pense que cela inclut partiellement tout le monde. Je crois que tout être humain qui n 'est déformé

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ni physiquement ni mentalement -et ici je suis convaincu, contrairement à M. Foucault, que le concept de maladie mentale a probablement un caractère absolu, du moins dans une certaine mesure- est non seulement capable, mais est désireux de produire un travail créatif s'il en a l'opportunité.

Je n 'ai jamais vu un enfant refuser de construire quel­que chose avec des cubes, ou d'apprendre quelque chose de nouveau, ou de s'attaquer à la tâche suivante. Les adul­tes sont différents uniquement parce qu'ils ont passé du temps à l'école et dans d'autres institutions répressives, qui ont chassé cette volonté.

Dans ce cas, le prolétariat -appelez-le comme vous voulez- peut réellement être universel, c'est-à-dire représenter tous les êtres mus par le besoin humain fondamental d'être eux-mêmes, de créer, d 'explorer, d'exprimer leur curiosité ...

INTERVENANT: Puis-je VOUS interrompre?

N. CHOMSKY: ... de faire des choses utiles , vous savez.

INTERVENANT: Si vous utilisez une telle catégorie, qui a un autre sens dans la pensée marxiste ...

N. CHOMSKY: C'est pourquoi j'ai dit que nous devrions peut-être renoncer à ce concept.

INTERVENANT: Ne feriez-vous pas mieux de choisir un autre terme? Dans cette situation, j'aimerais poser encore

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une question : d'après vous, quels groupes feront la révolution?

N. CHOMSKY: Oui, c'est une question différente.

INTERVENANT: C'est une ironie de l'histoire qu'en ce moment des jeunes intellectuels issus de la moyenne et de la haute bourgeoisie prétendent être des prolétaires et nous appellent à rejoindre le prolétariat. La conscience de classe ne semble pas exister chez les vrais prolétaires. C'est un grand dilemme.

N. CHOMSKY: Bon. Je pense que votre question est concrète, spécifique, et très raisonnable.

Il n'est pas vrai, dans notre société, que tous les gens fassent un travail utile, productif, ou satisfaisant pour eux -c'est très loin de la vérité- ou que, s'ils accom­plissaient la même activité dans des conditions de liberté, celle-ci deviendrait productive et satisfaisante.

Un grand nombre de gens se consacrent plutôt à d'autres genres d'activités. Par exemple, ils gèrent l'ex­ploitation, créent la consommation artificielle, ou des mécanismes de destruction et d'oppression, ou bien n'ont aucune place dans une économie industrielle sta­gnante. Beaucoup de gens sont privés de la possibilité d'avoir un travail productif.

Je pense que la révolution, si vous voulez, devrait se faire au nom de tous les êtres humains ; mais elle sera menée par certaines catégories de gens réellement

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impliqués dans le travail productif de la société, lequel differe selon les cas. Dans notre société il comprend, je pense, les travailleurs intellectuels; il comprend un spectre de population qui va des travailleurs manuels aux ouvriers qualifiés, aux ingénieurs, aux chercheurs, à une large classe de professions libérales, à beaucoup d' em­ployés du secteur tertiaire, qui constitue la masse de la popu­lation, au moins aux États-Unis et je pense ici aussi.

Je pense donc que les révolutionnaires étudiants n'ont pas entièrement tort: la façon dont l'intelligentsia s'identifie est très importante dans une société indus­trielle moderne. Il est essentiel de se demander s'ils s'identifient comme des managers sociaux, s'ils ont l'intention de devenir des technocrates, des fonction­naires d'État ou des employés du secteur privé, ou s'ils vont s'identifier à la force productive, qui participe intel­lectuellement de la production.

Dans ce dernier cas, ils seront en mesure de jouer un rôle correct dans une révolution sociale progressiste. Dans le cas précédent, ils feront partie de la classe des oppresseurs.

INTERVENANT: Merci.

F. ELDERS: Continuez, je vous prie.

INTERVENANT DANS LA SALLE: J'ai été frappé , monsieur Chomsky, par ce que vous avez dit sur la nécessité intel­lectuelle de créer de nouveaux modèles de société. L'un

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des problèmes qui se posent dans notre travail avec des groupes d'étudiants d'Utrecht est la recherche d'une cohérence des valeurs. L'une des valeurs que vous avez plus ou moins mentionnée est la nécessité de la décen­tralisation du pouvoir. Les gens sur le terrain devraient participer à la prise des décisions.

C'est la valeur de la décentralisation et de la partici­pation: mais, d'un autre côté, nous vivons dans une société dans laquelle il est de plus en plus nécessaire de prendre des décisions à échelle mondiale. Afin de distribuer plus équitablement l'aide sociale, une plus grande cen­tralisation peut être nécessaire. Ces problèmes devraient être résolus à très haut niveau. C'est l'une des incohé­rences de la création de nouveaux modèles de société, et nous aimerions connaître vos idées là-dessus.

J'ai encore une petite question -ou plutôt une remar­que: comment pouvez-vous, considérant votre attitude très courageuse à l'égard de la guerre du Viêt-nam, sur­vivre dans une institution comme le Massachusetts Institute ofTechnology, connue ici comme l'un des grands entre­preneurs de guerre et producteur de décideurs intel­lectuels de ce conflit ?

N. CHOMSKY: Je vais d'abord répondre à la seconde question, en espérant ne pas oublier la première. Non, je vais commencer par la première ; si j'oublie l'autre, vous me la rappellerez.

En général, je suis en faveur de la décentralisation. Je ne voudrais pas en faire un principe absolu, mais,

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malgré une importante marge de spéculation, j'imagine qu'un système de pouvoir centralisé fonctionne très efficacement dans l' intérêt des éléments les plus puis­sants qui sont à l'intérieur de ce système.

Bien sûr, un système de pouvoir décentralisé et de libre association affrontera le problème d'inégalité que vous évoquez -une région est plus riche qu'une autre, etc. J'imagine qu'il est plus sûr de se fier à ce que j'espère être les émotions humaines fondamentales de solidarité et de quête de justice, qui peuvent se dévelop­per dans un système de libre association.

Je pense qu'il est plus sûr de souhaiter le progrès sur la base de ces instincts humains que sur celle des insti­tutions du pouvoir centralisé qui agiront inévitablement en faveur de leurs composantes les plus puissantes .

C'est un peu abstrait et trop général, je ne voudrais pas affirmer que c'est une règle valable en toute occasion, mais je pense que c'est un principe efficace en de nom­breuses circonstances.

Par exemple, je crois que des États-Unis démocratiques, socialistes et libertaires seraient plus susceptibles d'ac­corder une aide substantielle aux réfugiés du Pakistan de l'Est qu'un système de pouvoir centralisé qui agit principalement dans l'intérêt des multinationales. Vous savez, ceci est vrai dans beaucoup d'autres cas. Mais il me semble que ce principe mérite quelque réflexion.

Quant à l'idée suggérée par votre question -et qui est souvent exprimée- qu'un impératif technique, une propriété de la société technologique avancée exige un

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pouvoir centralisé et autoritaire -beaucoup de gens l'affirment, Robert McNamara le premier-, je la juge parfaitement absurde, je n'ai jamais trouvé d'argument en sa faveur.

Il me semble que la technologie moderne, comme le traitement des données ou la communication, a préci­sément des implications contraires. Elle suggère que l'information et la compréhension recherchées sont rapidement accessibles à tout le monde. Il n'est pas nécessaire de la concentrer dans les mains d'un petit groupe de managers qui contrôlent tout le savoir, toute l'information et tout le pouvoir de décision. La techno­logie a la propriété de nous libérer; elle se convertit comme n 'importe quoi d'autre, comme le système judi­ciaire, en un instrument d'oppression, parce que le pouvoir est mal distribué. Je pense que rien, dans la technolo­gie ou la société technologique modernes, ne nous éloi­gne de la décentralisation du pouvoir. Bien au contraire.

A propos du second point, je vois deux aspects: comment le MIT me supporte-t-il, et comment puis-je le tolérer?

Je pense qu'il ne faut pas être trop schématique. Il est vrai que le MIT est une institution majeure dans la recherche militaire. Mais elle incarne aussi des valeurs libertaires essentielles, qui, heureusement pour le monde, sont fortement ancrées dans la société américaine. Pas assez profondément pour sauver les Vietnamiens, mais assez pour empêcher des désastres bien pis.

Nous devons ici formuler quelques réserves. La ter­reur et l'agression impérialistes existent, comme le

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racisme et l'exploitation. Mais elles s'accompagnent d'un réel souci pour les droits individuels défendus, par exemple, par le Bill of the Rights, qui n'est absolument pas une expression de l'oppression de classes. C'est aussi une expression de la nécessité de protéger l'individu du pouvoir de l'État.

Tout cela coexiste. Ce n'est pas simple, tout n'est pas blanc ou noir. A cause de l'équilibre particulier dans lequel les choses coexistent, un institut qui produit des armes de guerre est disposé à tolérer et même à encou­rager une personne impliquée dans la désobéissance civile à la guerre.

Quant à dire comment moi je supporte le MIT, c'est une autre question. Des gens prétendent, avec une logique que je ne saisis pas, qu'un homme de gauche devrait se dissocier des institutions oppressives. Selon cette argumentation, Karl Marx n'aurait pas dû étudier au British Museum, qui était pour le moins le symbole de l'impérialisme le plus cruel au monde, le lieu où un empire avait rassemblé tous les trésors acquis par le viol des colonies. Je pense que Karl Marx a eu tout à fait rai­son d'étudier au British Museum, et d'utiliser les res­sources, et en fait les valeurs libérales de la civilisation qu'il essayait de vaincre. La même chose s 'applique dans ce cas.

INTERVENANT: Ne craignez-vous pas que votre présence au MIT ne leur donne bonne conscience?

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N. CHOMSKY: Je ne vois pas comment. Ma présence au MIT sert de façon marginale à aider, je ne sais pas dans quelle mesure, à développer l'activisme étudiant contre beaucoup des interventions du MIT en tant qu'institu­tion. Du moins je l'espère.

F. ELDERS : II y a une autre question?

INTERVENANT DANS lA SALLE: Je voudrais revenir à la question de la centralisation. Vous avez dit que la tech­nologie ne contredit pas la décentralisation. Mais la technologie est-elle capable de critiquer elle-même son influence? Ne croyez-vous pas nécessaire de créer une organisation centrale qui critique l'influence de la tech­nologie sur l'univers tout entier? Et je ne vois pas comment cela pourrait s'incorporer dans une petite institution technologique.

N. CHOMSKY: Eh bien, je n 'ai rien contre l'interaction des libres associations fédérées ; dans ce sens, la centra­lisation, l'interaction, la communication, la discussion, le débat peuvent trouver leur place, et la critique aussi, si vous le souhaitez. Je parle ici de la décentralisation du pouvoir.

INTERVENANT: Bien sûr, le pouvoir est nécessaire, par exemple pour interdire aux institutions technologiques d 'accomplir un travail qui bénéficiera seulement au capitalisme.

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N. CHOMSKY: Oui, mon point de vue est le suivant: si nous devions choisir entre faire confiance à un pouvoir centralisé ou à de libres associations entre commu­nautés libertaires pour prendre une décision juste, je ferais plutôt confiance à la seconde solution. Car je pense qu'elle peut servir à maximiser des instincts humains honnêtes, tandis qu'un système de pouvoir centralisé tendra de façon générale à maximiser l'un des pires instincts humains, l'instinct rapace, destructeur, qui vise à acquérir la puissance pour soi-même et à anéan­tir les autres. C'est une sorte d'instinct qui s'éveille et fonctionne dans certaines circonstances historiques, et je pense que nous souhaitons créer une société où il sera réprimé et remplacé par des instincts plus sains.

INTERVENANT: J'espère que vous avez raison.

F. EIDERS: Mesdames et messieurs, je pense que le débat est clos. Monsieur Chomsky, monsieur Foucault, je vous remercie infiniment, en mon nom propre et au nom du public, pour cette discussion approfondie de questions philosophiques, théoriques aussi bien que politiques.

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Noam Chomsky

Langage et pensée: quelques réflexions sur des thèmes vénérables

suivi de

Langage et nature

Traduits par Louis de Bellefeuille

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Langage et pensée : quelques réflexions sur des thèmes vénérables

L'étude du langage et de l'esprit remonte à l'antiquité classique -à la Grèce et à l'Inde antiques, avant l'ère chrétienne. On a à maintes reprises admis, pendant les millénaires qui ont suivi, que ces deux sujets d'in­terrogation étaient intimement liés. En effet, le lan­gage a parfois été décrit comme un «miroir de l 'esprib~ .

aussi l'étude du langage devait-elle offrir un aperçu pri­vilégié de la pensée humaine. Cette convergence, qui s'est produite de manière répétée au cours des siècles, s'est réalisée de nouveau il y a une quarantaine d'an­nées, au début de ce que l'on appelle parfois la «révo­lution cognitive ». J'emploierai ce terme avec l'intention de vous faire percevoir les guillemets qui l'encadrent et qui connotent un certain scepticisme; car, à mon sens, ce n 'était pas une si grande révolution que cela.

Quoi qu'il en soit, et quel que soit le jugement porté sur cette révolution, un changement de perspective

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88_ SUR lA NATURE HUMAJNE

important s'est produit: de l'étude du comportement et de ses productions (textes et ainsi de suite) on est passé à l'étude des processus internes qui sous-tendent les actions des humains et à celle de leur origine dans le patrimoine biologique humain. L'approche de l'étude du langage que je tiens à traiter ici s'est développée dans ce contexte ; elle a en outre joué un rôle essentiel dans son émergence et les progrès réalisés ultérieurement.

La première révolution cognitive

Une convergence tout à fait comparable est survenue au xvn· siècle, au cours de ce que nous pourrions appeler «la première révolution cognitive )), la seule véritable révolution, peut-être. Celle-ci s'inscrit dans la révolution scientifique générale de l'époque - la « révo­lution galiléenne )), comme on l'appelle parfois. La révo­lution cognitive contemporaine et celle qui l'a précédée présentent d'intéressantes similitudes. Au début de la révolution actuelle on ne s'est pas avisé de ces ressem­blances (aujourd'hui encore elles ne sont guère recon­nues) , les données historiques ayant été largement oubliées. Les ouvrages savants dont on disposait alors étaient tout au mieux trompeurs à cet égard, et même des textes fondamentaux n 'étaient pas accessibles ou considérés dignes d'intérêt. Or la question mérite à mon avis notre attention, et pas uniquement pour des motifs historiques. ]'estime en effet que nous avons beaucoup à apprendre du passé et qu'il y a même eu une certaine

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régression au cours de la période moderne. J'y revien­drai plus loin.

Un élément de similitude est le stimulus qu'ont fourni les machines complexes à l'imagination scien­tifique. Aujourd'hui il s'agit des ordinateurs. Aux XVII• et xvm· siècles, il s'agissait des automates que cons­truisaient d'habiles artisans, une merveille pour tous. Hier comme aujourd'hui les accomplissements appa­rents de ces automates soulèvent une question plutôt évidente: «Les humains sont-ils simplement des machi­nes plus complexes? >> Cette question est aujourd'hui l'objet d'un débat vigoureux, comme ce fut le cas pendant la période antérieure. Elle était au cœur de la philoso­phie cartésienne -mais il convient de se rappeler qu'à cette époque la distinction entre science et philosophie n'existait pas, car une bonne partie de la philosophie relevait de ce que nous appelons la «science». La sàence cartésienne est issue en partie de la perplexité engendrée par les différences -si elles existent- entre humains et machines. Les questions abordées allaient bien au-delà de la curiosité au sujet de la nature humaine et du monde physique ; elles concernaient l'immortalité de l'âme, les vérités indiscutables de la religion établie et ainsi de suite -questions non sans importance.

La toile de fond consistait en la « philosophie méca­niste», l'idée que le monde est une machine complexe qui pouvait en principe être construite par un maître artisan. Le principe de base dérivait du simple bon sens : pour interagir, deux objets doivent être en contact direct.

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Afin de mettre en œuvre le programme de «mécanisa­tion de la vision du monde», il était nécessaire de débar­rasser la science des sympathies, antipathies et formes substantielles néo-scolastiques et autres entités mystiques et de démontrer que la mécanique du contact suffit. Cette entreprise a été considérablement favorisée par la physique et la physiologie de Descartes, qui les consi­dérait comme le cœur de ses réalisations. Dans une let­tre écrite à Mersenne, son confident et partisan le plus influent dans le monde intellectuel respectable de l'époque, Descartes précise que ses Méditations, généralement considérées aujourd'hui comme sa contribution essen­tielle, étaient un ouvrage de propagande conçu de manière à amener pas à pas ses lecteurs à admettre sa physique à leur insu, de sorte que parvenus à la fm de l'ouvrage, désormais entièrement convaincus, ils renoncent à l'i­mage aristotélicienne dominante du monde et accep­tent la vision mécaniste. Dans ce contexte, la question des limites des automates ne pouvait donc manquer d'occuper une position saillante.

Les cartésiens ont fait valoir que la vision du monde mécaniste s'applique à l'ensemble du monde inorga­nique et organique à l'exception des humains, et même dans une large mesure à la physiologie et la psychologie humaines. Les humains n'en transcendent pas moins les limites de toute machine concevable; ils diffèrent donc fondamentalement des animaux, qui ne sont en fait que des automates ne différant des horloges que par leur complexité. Si complexe que soit un dispositif

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mécanique, affirmaient les cartésiens, des aspects cru­ciaux de ce que pensent et font les humains resteront hors de sa portée, en particulier l'action volontaire. Si l'on règle la machine dans un certain état dans une situation extérieure donnée, elle sera «contrainte>> d'agir d'une certaine manière (les éléments aléatoires mis à part). En revanche, dans des circonstances comparables un humain n'est qu'« incité et enclin » à agir de cette manière. Les gens tendent peut-être à agir conformément à ce qu'ils sont incités et enclins à faire; leur compor­tement est peut-être prévisible et il est peut-être possi­ble de rendre compte en pratique de leurs motivations. Mais le point crucial échappera toujours aux théories du comportement: la personne aurait pu choisir d'agir autrement.

Dans cette analyse, les propriétés du langage jouent un rôle déterminant. Pour Descartes et ses disciples, notamment Géraud de Cordemoy, la capacité d'utiliser le langage de la manière normale est un critère de pos­session d'un esprit - un critère d'inaccessibilité à tout mécanisme possible. Des procédures expérimentales ont été conçues afin de déterminer si quelque objet qui nous ressemble est en fait une machine complexe ou s'il possède en réalité un esprit comme le nôtre. Ces tests concernaient en général ce que j'ai appelé ailleurs l'« aspect créateur de l'emploi du langage», caractéris­tique normale de l'usage courant, c'est-à-dire le fait qu'il est généralement innovateur, qu'il est guidé mais non déterminé par l'état interne et les conditions exter-

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nes et qu'il est adapté aux circonstances mais non causé, tout en sollicitant des pensées que l'auditeur aurait pu exprimer de la même manière. Si un objet réussit toutes les épreuves que nous pouvons concevoir pour déterminer s'il manifeste ces propriétés, soutenaient les cartésiens, il ne serait que raisonnable d'attribuer cela à un esprit comme le nôtre.

Remarquons qu'il s'agit ici de science normale. Les données actuelles suggèrent que certains aspects du monde, notamment l'emploi normal du langage, ne ressortissent pas à la philosophie mécaniste- et ne peu­vent donc être reproduits par une machine. Aussi a-t-on postulé un principe supplémentaire, une espèce de «principe créateur» situé au-delà du mécanisme. Cette logique n'est pas sans évoquer celle de Newton, à laquelle je reviendrai. Dans le contexte de la métaphysique sub­stantialiste de l'époque, il était naturel de postuler l'exis­tence, outre la corporéité, d'une seconde substance, l'esprit, «substance pensante ». Survient alors le pro­blème de l'unification : comment associer ces deux composantes du monde? C'était là un des problèmes importants de l'époque.

Non seulement cette démarche intellectuelle relevait­elle de la science normale, mais elle était tout à fait rai­sonnable. Les arguments fournis n'étaient pas dépourvus de force. Aujourd'hui nous formulerions les problè­mes et les réponses possibles de manière différente, mais les questions fondamentales restent sans réponse et déroutantes.

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La fascination exercée par les limites (possibles) des automates constitue un aspect de la première révolution cognitive qui a été en partie ranimé ces dernières années, bien qu'on s'intéresse généralement aujourd'hui à la nature de la conscience et non aux propriétés des actions humaines normales qui intéressaient les car­tésiens, en particulier, ce qui est d'importance cruciale, le fait apparent que ces actions sont cohérentes et adé­quates mais non causées. Une autre similitude entre ces révolutions concerne ce que l'on appelle aujourd'hui les «théories computationnelles de l'esprit >>. Sous une forme différente, celles-ci étaient également une carac­téristique saillante de la première révolution cognitive. On touche peut-être ici du doigt la contribution scien­tifique la plus durable de Descartes: son esquisse d'une théorie de la perception avec une perspicacité computa­tionnelle (malgré qu'il ne disposât pas de nos notions de calcul) , ainsi que ses propositions sur sa mise en œuvre dans les mécanismes corporels.

Afin d'asseoir la philosophie mécaniste, Descartes a tenté d'éliminer les «propriétés occultes» invoquées par la science de son époque pour rendre compte des événements dans le monde. L'étude de la perception constituait à cet égard un cas important. Comment, par exemple, pouvons-nous voir un cube en rotation dans l'espace lorsque la surface du corps -la rétine, en l'occurrence- n 'enregistre qu'une séquence d'images bidimensionnelles? Que se produit-il dans le monde extérieur et dans le cerveau pour engendrer ce résultat?

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L'orthodoxie dominante voulait que, d'une façon ou d'une autre, la forme du cube tournant dans l'espace passe dans votre cerveau. Il y a donc un cube dans votre cerveau, vraisemblablement en rotation, lorsque vous voyez un cube qui tourne. Descartes a ridiculisé ces notions fantaisistes et mystérieuses et proposé une solution de rechange mécaniste. Il demande au lecteur de considérer l'analogie d'un aveugle avec une canne. Supposons qu'il y ait un objet devant lui, mettons une chaise, et qu'il tape dessus avec le bout de sa canne, per­cevant de ce fait une séquence de sensations tactiles dans la main. Cette séquence met en branle les res­sources internes de son esprit, qui effectuent d'une manière ou d'une autre une évaluation et engendrent l'image d'une chaise. C'est ainsi, raisonnait Descartes, que l'aveugle perçoit une chaise. Il a émis l'hypothèse que la vision est très semblable à cela. Selon la vision du monde mécaniste, il ne peut y avoir d'espace vide: le mouvement est causé par le contact direct. Lorsque Dupont voit une chaise, une tige physique s'étend de sa rétine à la chaise. Lorsque l'œil de Dupont balaie la surface de la chaise, sa rétine reçoit une série de sen­sations à partir de la tige qui s'étend jusqu'à elle, tout comme les doigts de l'aveugle sont stimulés lorsqu'il tape sur la chaise avec une canne. Et l'esprit, au moyen de ses ressources computationnelles intrinsèques, éla­bore l'image d'une chaise -ou d'un cube tournant dans l'espace ou de tout autre objet. Ainsi, le problème de la perception pourrait être résolu sans faire intervenir

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des formes mystérieuses voletant dans l'espace selon quelque mode immatériel et procédé mystique.

Cette démarche a constitué une étape importante vers l'élimination des idées occultes et l'établissement de la vision du monde mécaniste. Elle a en outre ouvert la voie à la neurophysiologie moderne et à la théorie de la perception. Bien entendu, les efforts de Descartes pour élaborer tout cela ont une allure un peu surannée: des tubes dans lesquels circulent des esprits animaux et ainsi de suite. Mais il n 'est pas très difficile de les traduire en explications modernes, en termes de sys­tèmes neuronaux transmettant des signaux qui, d'une façon ou d'une autre, font la même chose -encore là de simples fictions, dans une certaine mesure, car en réalité on n'y comprend pas grand-chose. La logique est plutôt semblable, qu'elle soit matérialisée par des tubes avec des esprits animaux ou des réseaux neuronaux avec des transmetteurs chimiques. La théorie moderne de la vision et autres activités sensorimotrices peut être considérée en bonne partie comme un développement de ces idées. Si elle représente manifestement un très net progrès par rapport à ces dernières, elle n 'en est pas moins fondée sur une ligne de raisonnement sembla­ble. Les« mécanismes» ne sont plus mécaniques, mais plutôt électriques et chimiques. Les images sont pour­tant semblables. A un niveau plus abstrait, des théories computationnelles explicites des opérations des méca­nismes internes ont été élaborées, théories qui jettent beaucoup de lumière sur ces questions: par exemple

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la démonstration de Shimon Ullman qu'une stimula­tion remarquablement ténue peut engendrer une riche perception lorsque la représentation intrinsèque l'in­terprète en termes d'objets rigides en mouvement -c'est son «principe de rigidité».

Ces deux réalisations -l'élaboration de la vision du monde mécaniste et celle de la base de la neuro­physiologie moderne et de la théorie de la perception­ont eu des destinées bien différentes. Cette dernière s'est développée au cours des années suivantes dans les sciences médicales et la physiologie et elle a, dans un certain sens, été ranimée aujourd'hui. Mais la philo­sophie mécaniste s'est écroulée en dedans d'une géné­ration. En effet, Newton a démontré que le monde n 'est pas une machine. Il contient après tout des forces occul­tes. La mécanique par contact n'est tout simplement pas capable d'expliquer les mouvements terrestres et pla­nétaires. Un quelconque concept mystique d'«action à distance~~ est nécessaire. C'était cela le grand scandale de la physique newtonienne. Newton a été sévèrement critiqué par les grands scientifiques de son époque pour s'être rabattu sur le mysticisme et pour avoir sapé les réalisations de la philosophie mécaniste. Or il sem­ble qu'il fut du même avis que ses critiques, car il consi­dérait que l'idée de l'action à distance est une «absur­dité», bien qu'il faille, d'une manière ou d'une autre, s'accommoder de la réfutation de la philosophie mécaniste.

Remarquons que l'invocation par Newton de forces immatérielles pour rendre compte des événements

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ordinaires est semblable, quant à sa logique de base, à l'invocation par les cartésiens d'une seconde substance pour dépasser les limites de la philosophie mécaniste. Il y avait, bien entendu, des différences fondamenta­les. Newton a démontré que la philosophie mécaniste ne peut rendre compte des phénomènes de la nature; les cartésiens, eux, n'ont fait que soutenir -non sans plausibilité, mais non de façon concluante- que cer­tains aspects du monde s'étendent au-delà de ces limi­tes. Enfm, et c'est le plus important, Newton a fourni une puissante explication théorique du fonctionne­ment de sa force occulte et de ses effets, alors que les cartésiens avaient peu à dire sur la nature de l'esprit -tout au moins dans les documents dont nous dispo­sons (certains d'entre eux ont été détruits).

Les problèmes que Newton a tenté de résoudre sont restés très angoissants pendant des siècles, et de nombreux physiciens estiment qu'ils le sont encore. Mais on a bientôt compris que le monde n'est pas une machine susceptible en principe d'être construite par un habile artisan: la philosophie mécaniste est insoutenable. Et à mesure qu'avançait la science, les découvertes ultérieures ont parachevé la destruction de cette vision du monde.

Nous nous retrouvons donc sans concept de corpo­réité, ni de ce qui est physique ou matériel, et sans pro­blème corps-esprit cohérent. Le monde est ce qu'il est, avec ses aspects divers : mécanique, chimique, élec­trique, optique, mental et ainsi de suite. Nous pouvons les étudier et tenter d'établir des liens entre eux, mais

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il n'existe pas plus de problème corps-esprit qu'il n'existe un problème corps-électricité ou un problème corps­valence. On peut sans aucun doute imaginer des dis­tinctions artificielles permettant de formuler de tels problèmes, mais cet exercice ne paraît guère avoir de sens et, en fait, il n'est jamais entrepris en dehors des aspects mentaux du monde. Certes, la question de savoir pourquoi on a communément supposé que ceux­ci devaient, d'une manière ou d'une autre, être traités différemment des autres aspects est intéressante, mais je n'ai connaissance d'aucune justification de cette sup­position et, à ce que je sache, il n'est même pas géné­ralement reconnu qu'elle soit problématique.

La thèse la plus importante -la philosophie méca­niste- a donc fait long feu; elle s'est évaporée en une génération, à la grande consternation des plus éminents scientifiques. En revanche, la physiologie cartésienne a eu des incidences durables. Des idées de facture quelque peu similaire sur la neurophysiologie et laper­ception ont ainsi refait leur apparition dans les théo­ries modernes des sciences cognitives et du cerveau.

L'intérêt pour le langage fournit un troisième point de convergence entre la première et la deuxième révo­lution cognitive. L'étude du langage a été grandement stimulée par la pensée cartésienne ; celle-ci a engen­dré de nombreux travaux productifs qui, dans un monde rationnel, auraient fourni une bonne partie des fondements de la linguistique moderne s'ils n'avaient pas été oubliés. Ces travaux s'articulaient autour de

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deux axes : la grammaire particulière et la grammaire rationnelle, appelée aussi « grammaire universelle » ou parfois «grammaire philosophique )), terme équivalent à celui de « grammaire scientifique )) en terminologie moderne (ces notions ne sont pas strictement synony­mes, mais on peut faire abstraction des nuances) . La grammaire rationnelle était l'étude des principes fon­damentaux du langage humain, auxquels chaque lan­gue particulière doit se conformer. La grammaire par­ticulière était l'étude des cas individuels: le français , l'allemand, etc. Au milieu du XVI 1• siècle ont été entre­prises des études sur la langue vernaculaire ; on a ainsi fait d'intéressantes découvertes au sujet du français , notamment la «règle de Vaugelas )), qui a constitué le point focal des recherches pendant de nombreuses années. Elle a été élucidée pour la première fois dans les années I66o par les linguistes et les logiàens de Port Royal au moyen de concepts de signification et de réfé­rence et d'expressions indiciaires utilisés selon des acceptions tout à fait voisines des acceptions modernes. Très influencés par la pensée cartésienne et par des traditions antérieures encore vivaces, ces mêmes cher­cheurs ont également formulé les premières notions claires sur la structure de la phrase et élaboré des concepts semblables aux transformations grammati­cales selon leur acception moderne. Entre autres réali­sations, ils ont développé une théorie partielle des rela­tions et des inférences relationnelles. S'agissant du langage, ces contributions modernes précoces étaient

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restées presque inconnues, même des milieux érudits, jusqu'à ce qu'elles soient redécouvertes pendant la deuxième révolution cognitive après que des idées quelque peu similaires eurent été élaborées indépendamment.

Le dernier héritier éminent de cette tradition, avant qu'elle ne fût balayée par les courants béhavioristes et structuralistes, est le linguiste danois Otto Jespersen. Il soutenait il y a 75 ans que l'objectif fondamental de la linguistique est de découvrir la «notion de structure» des phrases que chaque locuteur a intériorisée, laquelle lui permet de produire et de comprendre des « expres­sions libres» qui sont en général nouvelles pour le locu­teur et l'auditeur, voire dans l'histoire de la langue, situation fréquente de la vie quotidienne. Le sujet d'é­tude de la grammaire particulière, conformément à cette tradition, est une «notion de structure» spécifique.

Cette «notion de structure» dans l'esprit du locuteur s'y fraye un chemin sans apprentissage. Il n'y a pas moyen de l'enseigner à quiconque, même si l'on en connaissait la nature. Les parents ne le font certaine­ment pas, et les linguistes n'ont qu'une compréhension partielle de ce problème très ardu, qui n'a que récem­ment été étudié au-delà de la surface des phénomènes. D'une manière ou d'une autre la« notion de structure» croît dans l'esprit, lui fournissant ainsi les moyens pour un usage infini, notamment pour la capacité de formu­ler et de comprendre des expressions libres.

Cette observation nous amène à un problème beau­coup plus profond de l'étude du langage : la découverte

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du fondement dans l'esprit humain de cette remar­quable réalisation. L'intérêt pour ce problème débouche sur l'étude de la grammaire universelle. On peut envi­sager une théorie de la grammaire universelle pour la syntaxe, estimait Jespersen, mais non pour la morphologie, qui varie de manière fortuite d'une langue à l'autre.

De telles idées paraissent fondamentalement justes, mais elles ne rimaient pas à grand-chose dans le cadre des conceptions béhavioristes ou structuralistes domi­nantes de l'époque de Jespersen. Elles ont été oubliées -ou, pire encore, rejetées avec beaucoup de mépris et peu de compréhension- avant qu'une nouvelle intel­ligence des phénomènes ne rendît possible la redécouverte de quelque chose de semblable et, ultérieurement, la décou­verte que ces idées s'inscrivent dans une riche tradition.

J'estime qu'il est raisonnable d'interpréter ce qui s'est passé dans les années 1950 comme la confluence d'idées au cachet traditionnel et oubliées depuis longtemps et d'une nouvelle compréhension des choses qui per­mettait d'aborder au moins certaines des questions tra­ditionnelles de manière plus sérieuse qu'auparavant. En effet, on pouvait jusque-là poser certains problè­mes fondamentaux, quoique confusément, mais il était impossible d'en faire grand-chose. L'idée centrale sur le langage, selon la formulation de Wilhelm von Humboldt au début du XVIII• siècle, est que le langage comporte «l'usage infini de moyens finis» , assertion apparemment paradoxale. Certes, les moyens doivent être finis puisque le cerveau est fini. Mais l'usage de ces

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moyens est infini, sans bornes. On peut toujours dire quelque chose de nouveau, et l'éventail des expressions dont est tiré l'usage normal est d'échelle astronomique -il est beaucoup plus large que toute capacité de stockage et, en principe, illimité, ce qui rend impossible toute mise en mémoire. Il s'agit là d'aspects banalement évidents du langage ordinaire et de son emploi, bien que la manière d'avoir prise sur eux n'apparaisse pas clairement.

Les nouveaux outils de compréhension sont liés aux processus computationnels, appelés parfois processus «génératifs». Ces idées avaient été considérablement éclaircies par les sciences formelles. En effet, au milieu du xx• siècle on était parvenu à bien comprendre le concept d' «usage infini de moyens finis», tout au moins sous un de ses aspects. Ce concept constitue une com­posante essentielle des fondements des mathématiques ; il a ouvert la voie à de saisissantes découvertes sur la décidabilité, la complétude et la vérité en mathéma­tiques et il sous-tend la théorie des ordinateurs. Ces idées étaient déjà implicites dans la géométrie eucli­dienne et la logique classique, mais ce n'est qu'à la fin du xrx· siècle et au début du xx· qu'elles ont vraiment été éclaircies et enrichies. A partir des années 1950, certainement, on a pu les appliquer sans difficulté à des problèmes traditionnels du langage qui avaient jusque­là paru paradoxaux et qu'on n'avait pu que formuler vaguement, mais non réellement aborder. Cela a per­mis de renouer avec certains des aperçus traditionnels -ou, plus précisément, de les réinventer puisque tout

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avait malheureusement été oublié- et d'entreprendre les travaux qui constituent une bonne partie de l'étude contemporaine du langage.

Ainsi envisagée, la « notion de structure» de l'esprit est une procédure générative, un objet fmi caractérisant un ensemble infini d'« expressions libres», chacune étant une structure mentale pourvue d'une forme et d'une signification données. En ce sens, la procédure générative rend possible l'« usage infini de moyens finis>>. La grammaire particulière est l'étude de ces pro­cédures génératives en anglais, en hongrois, en warlpiri, en swahili ou en toute autre langue. La grammaire rationnelle ou universelle est l'étude des fondements innés de la croissance de ces systèmes dans l'esprit lorsque celui-ci est confronté aux données dispersées, limitées et ambiguës de l'expérience. Il s'en faut de beaucoup que de telles données ne déterminent une langue ou une autre sans restrictions initiales rigides et étroites.

Bien que les idées nouvelles aient ouvert la voie à une étude très productive des problèmes traditionnels, il faut bien voir qu'elles ne répondent que partiellement aux interrogations traditionnelles. Prenons par exem­ple les concepts d'« usage infini de moyens fmis » et de production d'« expressions libres ». Une procédure générative incorporée à l'esprit-cerveau peut fournir les moyens pour un tel «usage infini», mais nous som­mes encore loin de ce que les penseurs traditionnels cherchaient à comprendre, à savoir, en fin de compte, l'aspect créatif de l'emploi du langage dans un sens appro-

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chant le sens cartésien. Autrement dit, les aperçus des sciences formelles nous permettent d 'identifier et d' é­tudier seulement une seule des deux idées très diffé­rentes qui sont amalgamées dans les formulations tra­ditionnelles : la portée infinie de moyens finis (aujourd'hui un sujet de recherche) et tout ce qui est incorporé à l'u­sage normal des objets soumis à cette portée infinie (encore un mystère). Cette distinction est cruàale. Il s'agit essentiellement de la différence entre un système cogni­tif qui emmagasine un ensemble infini d'informations dans un esprit-cerveau fini, et des systèmes qui ont accès à ces informations pour exécuter les diverses actions de nos vies. C'est la distinction entre connaissance et action -entre compétence et performance, selon l'ac­ception technique courante.

Ce problème est général et n 'est pas restreint à l'étude du langage. Ainsi, les sciences cognitives et biologiques ont découvert beaucoup de choses au sujet de la vision et du contrôle moteur, mais ces découvertes ne concer­nent que les mécanismes. Personne ne songe m ême à demander pourquoi une personne regarde un cou­cher de soleil ou étend le bras pour prendre une banane et comment de telles décisions sont prises. Il en va de même du langage. Une grammaire générative moderne cherche à déterminer les mécanismes qui sous-ten­dent le fait que la phrase que je formule maintenant a la forme et la signification qui sont les siennes, mais elle n 'a rien à dire sur la manière dont je choisis de la formuler ni sur les raisons de ce choix.

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Un autre aspect sous lequel la révolution cognitive contemporaine est semblable à son prédécesseur est l'importance attribuée à la structure innée. Ici les idées sont d'origine beaucoup plus ancienne. Elles remon­tent à Platon qui, dans une argumentation célèbre, sou­tenait qu'il est inconcevable que ce que les gens savent soit la résultante de l'expérience. Ils doivent être dotés d'une connaissance antérieure d'une grande portée.

La terminologie mise à part, cette question n 'est guère controversée, et elle n'a été considérée ainsi que ces dernières années -c'est un des exemples de régres­sion que j'ai mentionnés plus tôt. (Je mets de côté ici la doctrine traditionnelle selon laquelle «il n'y a rien dans l'esprit qui n 'ait d'abord été dans les sens», laquelle doit être comprise, je crois, en termes de riches sup­positions métaphysiques qu'il vaudrait mieux refor­muler en termes épistémologiques.) On considère Hume comme l'empiriste achevé, mais dans son étude sur «la science de la nature humaine» il a reconnu que nous devons découvrir les «parties de [nos] connais­sances» qui sont issues de «la main originelle de la nature>> -la connaissance innée, en d'autres mots. Remettre cela en question est à peu près aussi sensé que de supposer que le développement d'un embryon en un poulet plutôt qu'en une girafe est déterminé par des apports alimentaires.

Platon est allé jusqu'à proposer une explication du fait que l'expérience ne rend guère compte des bribes de connaissance acquises: la théorie de la réminis-

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cence, selon laquelle on se souvient de la connaissance à partir d'une vie antérieure. Aujourd'hui beaucoup sont portés à ridiculiser cette hypothèse, mais ils ont tort. Car elle est essentiellement juste, même si elle serait formulée autrement aujourd'hui. A travers les siè­cles on a admis qu'il doit y avoir du bon dans cette idée. Leibniz, par exemple, soutenait que la conception de Platon de la connaissance innée est fondamentalement juste, malgré qu'elle doive être «purgée de l'erreur de la réminiscence» -comment au juste, il ne le savait trop. Or la biologie moderne offre un moyen de ce faire: le patrimoine génétique constitue «ce dont nous nous rap­pelons d 'une existence antérieure». A l'instar de la reformulation en termes neurophysiologiques des tubes cartésiens avec des esprits animaux, il s'agit ici aussi d'une espèce de fiction, car on sait fort peu de choses sur la question, même dans des domaines beaucoup plus simples que le langage. Cette fiction fournit néanmoins une indication plausible de l'endroit où il faut chercher une réponse à la question de savoir comment nous nous rappelons de choses provenant d'une existence anté­rieure, question qui passe ainsi du domaine des mys­tères à celui d'une possible interrogation scientifique.

Tout comme dans la théorie de la vision et dans les sciences cognitives en général (en fait, dans une bonne partie de la science), nous pouvons étudier ces ques­tions à divers niveaux. A un de ces niveaux nous pou­vons tenter d'identifier les structures cellulaires mises en jeu dans ces opérations. Ou bien nous pouvons étu-

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dier les propriétés de ces objets de manière plus abstraite -dans le cas présent en termes de théories computationnelles de l'esprit et des représentations symboliques qu'elles permettent. De telles recherches participent de l'étude des formules structurales de la chimie ou du tableau périodique. Dans le cas du lan­gage, nous pouvons être raisonnablement certains que la structure computationnelle est essentiellement innée ; autrement, aucune langue ne pourrait être acquise. Il est raisonnable de conjecturer qu'à la racine il n'existe qu'une seule procédure computationnelle fixe sous­tendant toutes les langues. Nous en savons suffisam­ment aujourd'hui pour être à même d'énoncer claire­ment certaines de ses propriétés vraisemblables, lesquelles font l'objet de recherches approfondies depuis 40 ans. A partir des années 1950 et en particu­lier au cours des rs dernières années, grâce à l'émer­gence d'idées théoriques nouvelles, des langues d'une très grande diversité typologique ont été analysées de manière intensive. Aussi a-t-on découvert des proprié­tés surprenantes, dont certaines ont été expliquées de manière assez plausible. Grâce à ces travaux on en sait aujourd'hui beaucoup plus sur les langues. Certaines des grandes questions à l'ordre du jour des recherches d'aujourd'hui n 'auraient pas pu être formulées ni même imaginées il n 'y a pas si longtemps que cela.

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La deuxième révolution cognitive

C'est en empruntant de telles voies de recherche que la deuxième révolution cognitive a permis de redécou­vrir, de reformuler et, dans une certaine mesure, d'a­border certains des thèmes les plus vénérables de notre tradition culturelle, thèmes qui remontent à l'aube de cette tradition.

Comme je l'ai mentionné, la seconde révolution cognitive comporte un changement de perspective par rapport aux approches béhavioriste et structuraliste qui constituaient l'orthodoxie de l'époque : un changement à partir de l'étude du comportement et de ses produits vers l'étude des états et des propriétés de l'esprit qui agissent sur la pensée et l'action. Ainsi reconsidérée en ces termes, l'étude du langage n'est pas l'étude des tex­tes ou de leurs éléments, ni des procédés permettant l'identification de tels éléments et de leur disposition, démarches qui constituent la préoccupation première du structuralisme européen et américain. Elle est encore moins l'étude des «dispositions à réagir» ou autres constructions de la doctrine béhavioriste qui, à mon avis, ne peuvent même pas être formulées de manière cohérente, bien qu'on les eût prises au sérieux en philo­sophie de l'esprit- au détriment de celle-ci, selon moi.

Ce qui constituait le sujet d'étude -le comporte­ment, les textes, etc.- n 'est plus qu'un ensemble de données , sans statut privilégié, flanqué de toute autre donnée pouvant s'avérer pertinente pour l'étude de

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l'esprit. Le comportement et les textes ne présentent pas plus d'intérêt intrinsèque que, mettons, l'observation de l'activité électrique du cerveau, qui s'est révélée pas­sablement féconde ces dernières années. Nous ne pou­vons pas savoir à l'avance quelles données feront pro­gresser l'étude de la «notion de structure» qui est inhérente à l'usage normal du langage et celle de ses origines dans le patrimoine originel.

Les jugements perceptifs appelés «intuitions lin­guistiques» ne sont également que des données devant être évaluées au même titre que les autres types de don­nées: ils ne constituent pas la base de données pour l'é­tude du langage, pas plus que ne le sont le comporte­ment observé et ses produits. On soutient généralement le contraire, mais à tort à mon avis. Ces données ont peut-être un statut spécial, mais dans un sens diffé­rent. Une théorie qui se détournerait trop radicalement des intuitions linguistiques ne rendra pas compte du langage, mais d'autre chose. En outre, nous ne pouvons exclure la possibilité qu'une science future de l'esprit puisse simplement faire l'économie du concept de lan­gage selon notre acception ou des concepts des autres cultures qui ressortissent au même domaine obscur et complexe. La chose s'est déjà produite en linguistique contemporaine. Cela constitue du reste la norme, à mesure que progresse notre compréhension des choses.

Ce changement de perspective a été, pour l'essentiel, un changement à partir de quelque chose qui ressem­blait à l'histoire naturelle vers une science naturelle

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tout au moins potentielle. Cela ne devrait d'ailleurs pas susciter la controverse, à mon sens. Contrairement à ce que l'on prétend souvent, parfois avec grande passion, telle évolution n 'est nullement en conflit avec la poursuite des autres travaux de recherche. En fait, elle leur sera peut-être profitable, dans la mesure où elle se déploiera.

Tout aussi stérile à mon avis est la controverse qui est survenue autour de l'approche abstraite (dans ce cas l'approche computationnelle) de l'étude de l'esprit. Afin de soulager le malaise suscité par cette approche on a généralement recours à des métaphores infor­matiques, par exemple la distinction matériel-logiciel. Un ordinateur comprend du matériel et nous concevons des logiciels pour lui ; de même, le cerveau est le maté­riel et l'esprit le logiciel. De telles métaphores sont inof­fensives tant qu'on ne les prend pas trop au sérieux, m ais il faut garder à l'esprit que les analogies propo­sées sont beaucoup plus obscures que la réalité qu'el­les sont censées éclairer. La distinction matériel-logi­ciel soulève toutes sortes de problèmes qu'on ne rencontre pas dans l'étude d'un objet organique. La question de savoir ce qui est matériel et ce qui est logi­ciel relève pour l'essentiel du pouvoir de décision et de la commodité. Or le cerveau est un objet naturel réel, tout comme l'est une molécule, que nous étudions ses propriétés abstraites (des formules structurales, met­tons) ou ses composantes postulées. Les problèmes qui grèvent la distinction matériel-logiciel, et qui sont pro­bablement sans réponse, ne surviennent pas dans l'é-

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tude de l'esprit-cerveau. Il convient donc de ne pas exploiter cette métaphore au-delà de sa limite d'utilité.

La seconde révolution cognitive s'est traduite par de réels progrès dans certains domaines, notamment ceux du langage et de la vision, qui étaient également au cœur de la première révolution cognitive. Il est moins évident qu'on a progressé en ce qui a trait à la réflexion au deuxième degré sur ces questions. Je reviendrai sur le sujet, mais d'abord quelques commentaires à propos de l'étude du langage.

La faculté de langage

Il paraît raisonnablement bien établi aujourd'hui qu'il existe une composante spéciale du cerveau humain (appelons-la« faculté de langage ») qui est affectée spé­cifiquement au langage. Ce sous-système du cerveau (ou de l'esprit, selon une perspective abstraite) procède d'un état initial qui est déterminé génétiquement, comme toute autre composante de l'organisme: rein, système circulatoire et ainsi de suite. L'étude de cet état initial est une version contemporaine de la gram­maire universelle traditionnelle (rationnelle, philoso­phique). Cet aspect du patrimoine biologique paraît être presque uniforme chez l'ensemble de l'espèce, exception faite des pathologies. Mais il semble unique quant à ses propriétés essentielles. C'est-à-dire que cel­les-ci paraissent absentes chez les autres organismes, et peut-être même ailleurs dans le monde organique.

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La faculté de langage évolue à partir de son état initial, au début de la vie, tout comme les autres systèmes bio­logiques. Elle «croît» à partir de l'état initial pendant l'enfance pour atteindre un état de relative stabilité à un stade quelconque de maturation. C'est le processus d'acquisition du langage, parfois appelé de manière trompeuse «apprentissage du langage»; il apparaît plutôt que ce processus ressemble fort peu à ce que l'on appelle l' «apprentissage». Il semble que la croissance plafonne avant la puberté, peut-être dès l'âge de six à huit ans selon certains chercheurs. Une fois le système stabilisé, des changements y ont encore lieu, mais ils paraissent périphériques: acquisition de mots nouveaux, conven­tions sociales relatives à l'usage, etc. D'autres organes se développent de manière assez semblable.

L'état de stabilité comporte une procédure compu­tationnelle (générative) qui caractérise une infmité d'ex­pressions possibles, dont chacune possède des pro­priétés déterminant sa sonorité, sa signification, son organisation structurale et ainsi de suite. On pourrait raisonnablement appeler cette procédure computa­tionnelle elle-même le «langage» si, conformément à une notion traditionnelle, on envisageait un langage comme étant, en gros, «une manière de parler».

Si nous adoptons cette terminologie, nous considé­rerons qu'un langage -en première approximation- est un état particulier de la faculté de langage. Le fait que Jones possède (connaît) un langage signifie simple­ment que la faculté de langage de l'esprit de Jones est

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dans un état particulier. Si l'état de votre faculté de lan­gage est suffisamment semblable à celui du mien, vous pourrez comprendre ce que je dis . Explicitons un peu: lorsque mon esprit produit quelque chose qui induit mon appareil verbal à émettre des sons et que ces signaux percutent votre oreille, ils incitent votre esprit à élaborer une «image» quelconque (une structure symbolique quelconque) qui est votre contrepartie de ce que j'essayais d'exprimer. Si nos systèmes sont assez semblables, vous pourrez me comprendre-plus ou moins, la com­préhension étant une affaire de «plus ou de moins».

Comment fonctionne la perception du langage ? On admet couramment qu'une des composantes de l'esprit est un «analyseur syntaxique~~ ( « parseur ~~ ) qui capte les signaux et les transforme en représentations sym­boliques. Manifestement, l'analyseur accède au langage. Lorsque vous interprétez ce que je dis, vous faites appel à votre connaissance de l'anglais, et non du japonais (si d'aventure vous parlez japonais). Bien entendu, ce que l'analyseur produit est étendu et enrichi par d'au­tres systèmes ; vous interprétez ce que je dis sur la base de croyances, d'attentes et ainsi de suite, lesquelles vont bien au-delà du langage.

Cette approche repose sur un certain nombre de suppositions qui n'ont rien d'évident. La première est qu'un tel analyseur existe -qu'il existe une faculté de l'esprit qui interprète les signaux indépendamment des autres caractéristiques de l'environnement. Cela est peut-être bien le cas, mais il n'en est pas nécessai-

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rement ainsi. On admet généralement avec passable­ment d'assurance que cet analyseur existe, alors que le statut de la procédure générative est plus probléma­tique. Mais cela est erroné; l'inverse est vrai. L'existence de la procédure générative est bien mieux établie d'un point de vue scientifique, et elle s'inscrit dans une matrice théorique beaucoup plus riche.

La deuxième supposition est que les analyseurs ne croissent pas. Contrairement aux langages et aux orga­nes du corps en général, ils sont fixes ; l'analyseur du japonais est le même que celui de l'anglais. Si l'on a admis cette supposition plutôt invraisemblable, c'est qu'on n'a pas fait la démonstration de sa fausseté. Dans une situation d'ignorance on commence par la suppo­sition la plus simple, tout en s'attendant à ce qu'elle soit réfutée à mesure que s'accroissent les connaissances.

En vertu de ces suppositions, les changements qui ont lieu au cours de l'acquisition du langage concernent uniquement l'état cognitif, c'est-à-dire le «stockage de l'information», le langage, la procédure générative qui distingue l'anglais du japonais.

La troisième supposition est que l'analyseur fonc­tionne très efficacement: l'analyse est «facile et rapide», selon un slogan qui a motivé beaucoup de recherches tendant à démontrer que les structures mêmes du lan­gage seraient à l'origine de ce résultat. Mais cette croyance est erronée. L'analyse est souvent difficile, et elle échoue souvent en ce sens que la représentation symbolique produite par le mécanisme perceptuel n'est

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pas celle qui est déterminée par le langage et qu'elle peut fort bien être incohérente, même dans le cas d'ex­pressions dotées d'une signification déterminée et sen­sée. On en connaît de nombreux exemples, y compris des exemples très simples. Ainsi, toutes sortes de pro­blèmes surgissent pour l'interprétation d'expressions ou de mots comportant une signification négative quel­conque, par exemple «à moins que», «douter» ou «man­quer» [«miss »]'.

Pour de nombreuses catégories d'expressions, l'a­nalyse échoue complètement ou est extrêmement dif­ficile. De telles «défaillances d'analyse» ont été l'objet ces dernières années de recherches approfondies, car elles fournissent maints aperçus sur la nature des pro­cessus linguistiques.

1. Note du traducteur. L'auteur présente ensu ite un exemple non traduisible dans son intégralité en français. Il concerne les emplois multiples du mot « miss », terme qui signifie notamment << manquer, rater », « ne pas entendre, ne pas saisir», « omettre, sauter », <<remarquer l'absence de», «ressentir l'absence de», <<être dépourvu de »: << Si, ayant espéré vous voir l'été dern ier, je ne vous ai pas vu, faut-il dire " / missed seeing you" ("Je vous ai manqué"), "1 missed not seeing yeu" {"Je regrette de vous avoir manqué") ou autre chose encore? La confusion est si impérieuse qu'elle s'est même inscrite dans l'usage idiomatique. Si deux avions passent dangereusement près l'un de l'autre, "they nearly hit" ("ils sont presque entrés en collision") ; "they don't nearly miss" ("ils ne se sont pas évités de justesse") . Mais l'événement est appelé "a 'nearmiss"' ("un 'évitement de justesse'"), et non "a 'near hit"' ("une 'quasi-collision"') .>> Cet exemple peut prêter à confusion en français, entre autres raisons parce qu 'on dit justement << quasi-collis ion », ou << collision évitée de justesse ». (À noter qu'on dit également << nearco/lision» et << airmiss », en anglais .) Cette problématique est bien illustrée en français par les incertitudes liées à l'emploi de la négation ne dite << explétive». Ainsi, doit·on dire « je crains qu'il vienne», ou «je crains qu 'il ne vienne » ? Voir notamment à ce sujet Le bon usage, de Maurice Grevisse.

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Alors pourquoi l'analyse paraît-elle si facile et rapide, engendrant ainsi la croyance erronée traditionnelle ? La raison en est que lorsque je dis quelque chose, vous comprenez d'habitude instantanément, sans effort. Cela est certes généralement vrai : en pratique, le pro­cessus perceptuel est presque instantané et sans effort. Mais nous ne pouvons conclure de ce fait que le lan­gage est conçu pour une analyse rapide et facile. Cela démontre uniquement qu'il y a une partie du langage que nous analysons facilement, et c'est justement de cette partie dont nous tendons à nous servir. En tant que locuteur, je puise dans la même composante disper­sée que celle que vous êtes capable d'exploiter en tant qu'auditeur, d 'où l'illusion que le système est, d'une manière quelconque, «conçu pour un usage efficace». En fait, le système est «inefficace», en ce sens que de vastes pans du langage -même des expressions cour­tes et simples - sont inutilisables, bien qu'ils renvoient à des sonorités et des significations tout à fait définies qui sont déterminées par la procédure générative de la faculté de langage. Le langage n'est tout simplement pas bien adapté à l'analyse.

On trouve en arrière-plan un conte de fée familier appelé parfois « darwinisme » qui aurait probablement scandalisé Darwin: à savoir que les systèmes de l'or­ganisme sont bien adaptés à leurs fonctions, peut-être même superbement adaptés. Ce que cela est censé signifier n'est pas clair. Ce n 'est pas un principe de biologie. S'agissant de certaines interprétations, cet

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énoncé paraît tout simplement faux. Rien de cela ne découle de la théorie de l'évolution, qui ne suggère d'aucune manière que les systèmes qui se sont déve­loppés doivent être bien adaptés aux conditions de vie. Ils représentent peut-être ce que la nature pouvait faire de mieux avec les contraintes sous lesquelles évoluent les organismes, mais il pourra s'en falloir de beaucoup que le résultat soit satisfaisant. Pour toutes sortes de raisons, des organes spécifiques pourraient s'avérer moins bien conçus qu'il ne fût possible même sous ces contraintes, peut-être parce que de tels défauts de conception contribuent, ailleurs dans le système hau­tement intégré qu'est l'organisme, à des modifications qui accroissent le potentiel reproductif Bien entendu, les organes n'évoluent pas indépendamment; un orga­nisme doit rester solidaire selon des mécanismes com­plexes. Les éleveurs savent comment élever des che­vaux plus gros, mais cela serait inutile si la taille augmentait en l'absence de changements correspon­dants extrêmement complexes dans le cerveau et le sys­tème circulatoire et de bien d'autres modifications. En général, on ne peut affirmer que peu de choses sur la question sans une compréhension des propriétés phy­siques et chimiques des organismes complexes, et si l'on disposait d 'une telle compréhension, il ne serait guère surprenant que l'on découvre d'importants «défauts de conception» chez des organismes qui représentent une «réussite biologique>> (en ce sens qu'ils sont nombreux).

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Un exemple familier à cet égard est le squelette humain. Peu de personnes ne souffrent pas de problèmes de dos, car le système est mal conçu du point de vue mécanique. Cela est peut-être vrai des gros vertébrés en général (même si les vaches ne savent pas se plaindre du mal de dos). Le système fonctionne assez bien pour assurer la repro­duction avec succès, et peut-être représente-t-illa «meill­eure solution» dans les conditions évolutives des vertébrés. La théorie de l'évolution ne nous mène pas plus loin que cela. S'agissant du langage, il n'y a aucune raison de s'attendre à ce que le système soit «bien adapté à ses fonctions». Or il semble qu'il ne le soit pas (tout au moins si nous tentons de donner quelque signification naturelle à ces notions obs­cures). Le fait que de vastes pans du langage soient inuti­lisables ne saurait nous inquiéter; nous employons les parties utilisables, ce qui ne constitue guère un fait intéressant.

On a émis des suppositions semblables en théorie de l'apprentissage. On a en effet souvent admis que les langages doivent être assimilables. Les langages naturels sont parfois définis comme ceux qui sont assimilables dans des conditions normales. Mais il n 'en est pas néces­sairement ainsi. Nous pourrions avoir dans la tête toutes sortes de langages possibles auxquels nous ne pourrions accéder. Il n'y aurait pas moyen de les acquérir, bien qu'ils représentent des états possibles de notre faculté de langage. Des travaux récents tendent à démontrer que les langages sont peut-être bien assimilables, mais si tel était le cas il s'agirait d'une découverte empirique. Ce n 'est pas une nécessité conceptuelle.

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Je n'ai rien dit jusqu'ici à propos de la production du langage. La raison en est qu'il n'y a pas grand-chose à dire d'intéressant. Mis à part les aspects périphériques, elle reste dans une large mesure un mystère. Comme je l'ai expliqué plus haut, il ne s'agit pas là d'une lacune mineure de notre compréhension des choses: cela con­cerne le critère même de l'esprit, selon la perspective cartésienne -critère qui n'est pas déraisonnable, malgré qu'il ne soit pas formulable aujourd'hui en des termes ressemblant tant soit peu aux termes des cartésiens.

Problèmes d'unification

Une dernière question qui a été de grande importance au cours de la première révolution cognitive et qui resurgit aujourd'hui, bien que sous une forme très dif­férente , est le problème de l'unification. Celui-ci com­porte deux volets. Le premier concerne la relation maté­riel-logiciel (pour reprendre la métaphore): comment les procédures computationnelles de l'esprit sont-elles liées aux cellules et à leur organisation, ou à un quel­conque schéma adéquat permettant de comprendre le fonctionnement du cerveau à ce niveau? Le second volet du problème d'unification relève des sciences cognitives. Existe-t-il, en tant que composante de l'esprit, un système de «résolution des problèmes» ou un système d'« élaboration de la science» et, si oui, sont-ils distincts? Existe-t-il une quelconque unité englobante?

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S'agissant du premier volet du problème d'unifica­tion, la foi générale dans l'unité de la science se traduit par l'attente qu'il existe une réponse, qu'elle soit acces­sible aux humains ou non. Mais le second volet n'a pas nécessairement de réponse. Il pourrait s'avérer qu'il n'existe pas de théorie des «organes mentaux», pas plus qu'il n 'existe de «théorie des organes» pour les autres composantes de l'organisme: les reins, le sys­tème circulatoire, etc. Leurs éléments constitutifs fon­damentaux sont les mêmes, mais ils ne forment pas nécessairement un tout cohérent au-dessus du niveau cellulaire. Si tel est le cas pour les systèmes cognitifs, alors il n 'existera pas de «science cognitive» selon quelque acception vraiment utile du terme.

Revenons au premier problème d'unification: trou­ver le «fondement physique» des systèmes computa­tionnels de l'esprit, selon la terminologie traditionnelle (mais, nous l'avons noté, très trompeuse). Il y a plusieurs moyens d'aborder ce problème. La méthode scientifique standard consiste à étudier chacun des niveaux en cause, à tenter de déterminer leurs propriétés et à rechercher une convergence quelconque. Ce problème survient constamment, et il pourrait être résolu (si tant est qu'il soit soluble) par des moyens fort divers. La réduction d 'un système en un autre est une possibilité, mais elle n'est pas nécessairement réalisable: la théorie de l'élec­tricité et du magnétisme n'est pas réductible à la méca­nique, et les propriétés élémentaires du mouvement ne sont pas réductibles à «la vision mécaniste du monde».

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Considérons la chimie et la physique, longtemps sépa­rées par ce qui semblait être un fossé infranchissable. Leur unification a finalement eu lieu, en fait plutôt récemment, et en l'occurrence de mon vivant. Mais il n'y a pas eu réduction de la chimie à la physique. La chimie a plutôt été unifiée avec une physique radicalement modifiée, étape rendue possible par la révolution quanta­théorique. Ce qui avait semblé être un fossé en était réel­lement un. Quelques années plus tard, la biologie a été partiellement unifiée avec la biochimie, cette fois par authentique réduction. Dans le cas des aspects mentaux du monde, nous n 'avons aucune idée de la manière dont l'unification pourrait avoir lieu. Certains croient qu'elle se fera par la voie du niveau intermédiaire de la neuro­physiologie, peut-être par les réseaux neuronaux. Peut­être que oui, peut-être que non. Il est possible que les sciences contemporaines du cerveau n 'aient pas encore trouvé la manière juste de se représenter le cerveau et sa fonc­tion, auquel cas l'unification selon les termes de la science contemporaine serait impossible. S'il en était ainsi, il n'y aurait rien de bien surprenant à cela. L'histoire des sciences en fournit de nombreux exemples.

Tout cela semble être une manière parfaitement rai­sonnable d'aborder le premier problème d'unification, bien que nous ne puissions savoir à l'avance, pas plus que dans tout autre cas, si elle sera fructueuse et, si oui, de quelle manière.

Il existe en outre une approche différente du pro­blème, qui est très influente malgré qu'elle me paraisse

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formance d'un bulldozer peut être confondue avec celle d'un humain ; et un programme d'ordinateur qui pour­rait « battre>> un grand maître aux échecs est à peu près aussi intéressant qu'un bulldozer pouvant « gagner» le concours olympique d'haltérophilie.

Revenons au secqnd problème d'unification. Comme je l'ai mentionné, il n 'y a pas de raison particulière de s'attendre à l'existence d'une solution. On admet dans des domaines fort variés -de Skinner à Piaget en psychologie et très généralement en philosophie de l'esprit - que les humains (ou peut-être les organismes en général) sont dotés d'un ensemble uniforme de pro­cédés d'apprentissage et de résolution de problèmes s'appliquant indifféremment à tous les domaines ; il s'agirait de mécanismes généraux d'intelligence ou de quelque chose de ce genre (mécanismes qui évoluent peut-être au cours de l'enfance, comme le pensait Piaget, mais qui, à chaque étape, sont applicables de manière uniforme à toute tâche ou problème) . Mais plus nous apprenons sur l'intelligence humaine et ani­male, moins cela paraît vraisemblable. On ne dispose pas d'hypothèses sérieuses sur la nature possible de tels «mécanismes généraux >>. Il semble que le cerveau soit comparable aux autres systèmes biologiques connus: il est modulaire et constitué de sous-systèmes très spé­cialisés dotés de caractéristiques et de domaines de fonctionnement particuliers qui interagissent de tou­tes sortes de manières. Il y a beaucoup à dire sur le sujet, mais je dois en rester là.

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la connaissance du langage

Qu'il me soit permis, avant de terminer, de dire quelques mots sur la nature des questions qui survien­nent aujourd'hui tout particulièrement dans l'étude du langage et sur le genre de réponses qu'on peut offrir. Ici les choses deviennent intéressantes et complexes, aussi ne pourrai-je les illustrer qu'avec quelques exemples.

Prenons un syntagme simple quelconque, mettons brown house [maison brune]. Que savons-nous sur ce syntagme? Nous savons qu'il comprend deux mots; les enfants comprennent ces choses bien avant qu'ils ne puissent les articuler directement. Dans mon parler, et probablement dans le vôtre, les deux mots possèdent le même son vocalique ; ils sont associés par la relation formelle de l'assonance. De même, les mots house [maison] et mouse [souris] sont associés par la relation formelle plus étroite de la rime. Nous savons en outre que si je vous parle d'une maison brune, je veux que vous compreniez que l'extérieur est brun, et pas néces­sairement l'intérieur. Ainsi une maison brune est quelque chose dont l'extérieur est brun. De même, si vous voyez une maison, vous voyez l'extérieur. Nous ne pouvons pas à l'instant voir le bâtiment dans lequel nous sommes réunis, à moins qu'il y ait d'aventure une fenêtre à l'extérieur de laquelle un miroir réfléchit sa surface externe. Nous pourrions alors voir le bâti­ment tout à fait de la manière dont nous pouvons voir

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l'avion dans lequel nous voyageons si nous regardons à la fenêtre et apercevons la surface de l'aile.

La même chose est vraie d'un large éventail d'objets: boîtes, igloos, montagnes, etc. Supposons qu'il y ait à l' intérieur d'une montagne une caverne éclairée à laquelle on a accès par un tunnel droit, de sorte qu'on puisse voir l'intérieur de la caverne à partir de l'entrée du tunnel. Mais dans ce cas on ne voit pas la montagne. Et à partir de l'intérieur de la caverne, on ne peut pas voir la montagne non plus, bien que cela soit possible si un miroir situé à l'extérieur de l'entrée réfléchit sa surface. Dans un large éventail de cas, on se représente d'une manière ou d'une autre un objet comme sa sur­face extérieure, presque comme une surface géomé­trique. Cela est même vrai des objets inventés, y com­pris des objets impossibles. Si je vous dis que j'ai peint mon cube sphérique en brun, je souhaite que vous compreniez que j'ai peint sa surface extérieure en brun.

Nous ne nous représentons pas une maison brune uniquement comme une surface. Si c'était une surface, vous pourriez être situé près de la maison même si vous étiez à l'intérieur d'elle. Si une boîte était réellement une surface, alors une bille située à l'intérieur de la boîte et une autre bille située à l'extérieur à la même distance de la surface seraient équidistantes de la boîte. Mais elles ne le sont pas. Ainsi, un objet de la sorte comporte au moins une surface extérieure et un intérieur distinctif

Un examen plus approfondi révèle que la significa­tion de termes de ce genre est encore plus complexe.

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Si je dis que j'ai peint ma maison en brun, vous inter­prétez cela comme signifiant que j'ai peint la surface extérieure en brun ; mais je peux dire, de manière par­faitement intelligible, que j'ai peint ma maison en brun à l'intérieur. Nous pouvons donc imaginer la maison comme une surface intérieure, en compliquant légè­rement les circonstances d'arrière-plan. En jargon tech­nique, on parle d'usage marqué et non marqué ; dans le cas non marqué, avec un contexte nul, nous nous représentons la maison comme la surface extérieure, mais un usage marqué est permis lorsque le contexte fournit des conditions appropriées. Il s'agit d'une carac­téristique omniprésente de la sémantique des langages naturels. Si je dis « I climbed the mountain» [j'ai esca­ladé la montagne], vous savez que je suis monté -en général ; il est possible qu'à cet instant je descende, bien que je sois en train d'escalader la montagne, autre fait connu sur la signification. Mais je peux dire « I climbed dawn the mountain" [j'ai descendu la montagne], en ajou­tant ainsi une information supplémentaire qui rend possible l'usage marqué. Cela est vrai de manière tout à fait générale.

Remarquez que ma maison est parfaitement concrète. Lorsque j'y retourne la nuit, je retourne à une chose phy­sique concrète. En revanche, elle est également abstraite : une surface extérieure avec un intérieur désigné et une propriété marquée lui permettant d'être une surface intérieure. On peut se référer à la maison comme étant simultanément abstraite et concrète, comme lorsque

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je dis que j'ai peint ma maison en bois en brun juste avant qu'elle ne soit détruite par une tornade. Et je peux dire qu'après que ma maison fut détruite, ne laissant que des décombres, je l'ai reconstruite (ma maison) ailleurs, bien qu'il ne s'agisse plus de la même maison ; des termes de référence dépendante comme same [même], it [il, elle, ou le (accusatif)] , et re- [re-] ont une fonction quelque peu différente dans ce cas, et diffé­rente encore lorsque nous considérons d'autres objets. Prenons le cas de Londres, également à la fois concret et abstrait; la ville peut être détruite par un incendie ou par décision administrative. Si Londres est réduite en poussière, elle-c'est -à -dire Londres- peut être recons­truite ailleurs et être encore la même cité de Londres, à la différence de ma maison, qui ne sera plus la même maison si elle est réduite en poussière et si elle est reconstruite ailleurs. Le moteur de mon auto se com­porte de manière différente encore. S'il est réduit en poussière, il ne peut être reconstruit, bien que cela soit possible s' il n 'est que partiellement détruit. Si un moteur physiquement impossible à distinguer est cons­truit à partir de la même poussière, ce n 'est pas le même moteur, mais un moteur différent. Ces jugements peu­vent être plutôt délicats , et ils mettent en cause des fac­teurs qui ont été à peine explorés.

Ces remarques ne font que gratter la surface, mais elles suffisent peut-être à indiquer qu'il n'est point nécessaire qu'il existe dans le monde des objets cor­respondant à ce dont nous parlons, même dans les cas

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les plus simples; personne ne pense d'ailleurs que de tels objets existent. Tout ce que nous pouvons dire à un niveau général est que les mots de notre langage four­nissent des perspectives complexes nous offrant des moyens très particuliers de penser à propos des choses -de les demander, d'en parler aux autres, etc. La séman­tique des langages naturels réels tente de découvrir ces perspectives et les principes qui les sous-tendent. Les personnes utilisent des mots pour se référer aux choses de manière complexe, selon les intérêts et les circons­tances, mais les mots ne s'y réfèrent pas ; il n 'existe pas de relation mot-chose à la manière de Frege, ni de rela­tion plus complexe mot-chose-personne du genre pro­posé par Charles Sanders Peirce dans des travaux tout aussi classiques sur les fondements de la sémantique. De telles approches sont peut-être tout à fait appro­priées à l'étude des systèmes symboliques inventés (pour lesquels elles ont été conçues au départ, tout au moins dans le cas de Frege). Mais il ne semble pas qu'elles fournissent des concepts appropriés à l'étude du langage naturel. Une relation mot-chose (-personne) paraît aussi illusoire qu'une relation mot-mouvement moléculaire (-personne), bien qu'il soit vrai que chaque utilisation d 'un mot par une personne soit associée à un mouvement moléculaire spécifique et parfois à une chose spécifique envisagée d'une manière particulière. L'étude de la production et de l'analyse de la parole ne postule aucune relation mythique de ce genre, mais cherche plutôt à comprendre comment les représen-

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tations mentales d'une personne se traduisent en arti­culations et en perceptions. À mon avis, l'étude de la signification des expressions devrait être entreprise selon une optique semblable. Cela ne signifie pas que l'étude de la signification soit l'étude de l'usage, pas plus que l'étude du contrôle moteur soit l'étude d'actions par­ticulières. L'usage et les autres actions fournissent des indications sur les systèmes que nous cherchons à com­prendre, tout comme les informations issues d'autres domaines, mais rien de plus que cela.

Ce que nous savons à propos de mots simples tels que brown, house, climb, London [Londres], it, sarne [même], etc. doit être presque entièrement désappris. Nous ne sommes pas conscients de ce que nous savons sans interrogation, et il pourrait bien s'avérer que cela soit inaccessible à la conscience; ainsi, nous ne pourrions apprendre à comprendre ces choses que de la manière dont nous apprenons à comprendre la circulation du sang et la perception visuelle. Même si l'expérience était riche et vaste, elle ne pourrait absolument pas fournir des informations du genre de celles que nous venons à peine d'échantillonner ni expliquer leur uni­formité chez des personnes aux expériences différen­tes . Mais la question n'a qu 'un intérêt théorique, puisque l'expérience est très limitée. Pendant la période d'apprentissage maximal du langage, de deux à six ans, un enfant apprend des mots à une vitesse moyenne d'environ un mot par heure, donc après une exposition unique et dans des circonstances très ambiguës. Abstraction

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faite des miracles, ce qui doit se produire, c'est que l'enfant s'appuie sur les « parties de (sa) connaissance» qui tirent leur origine de «la main originelle de la nature», selon les termes de Hume -qu'il s 'appuie (d'une manière encore inconnue) sur« la mémoire d 'une exis­tence antérieure », selon une reformulation empruntant au vocabulaire du patrimoine génétique.

On soutient parfois que les gènes ne véhiculent pas suffisamment d 'informations pour fournir des résul­tats aussi complexes, mais cet argument est sans valeur. On pourrait dire la même chose, avec autant de justesse, à propos de toute autre composante de l'organisme. Dans l'ignorance complète des contraintes physicochimiques pertinentes, on pourrait conclure (de manière absurde) qu'il faut une information infinie pour déterminer que l'embryon aura deux bras (plutôt que II ou 93), de sorte que cela doive être «appris » ou déterminé par le milieu nutritif de l'embryon. La manière exacte dont les gènes déterminent le nombre spécifique de bras ou la struc­ture délicate du système visuel ou encore les propriétés du langage humain est à découvrir et ne doit pas faire l'objet de vaines spéculations. Ce qui ressort à l'évidence des observations les plus élémentaires, c'est que l'in­teraction avec l'environnement peut avoir tout au plus un léger effet de façonnement et de déclenchement. Cette supposition est considérée comme allant de soi (presque en l'absence d'observations directes) s'agissant du développement «en bas du cou», métaphoriquement parlant. Les conclusions ne devraient pas être diffé-

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rentes dans le cas des aspects mentaux du monde, sauf si nous adoptons des formes illégitimes de dualisme méthodologique, d'ailleurs par trop répandues.

Remarquons en outre que nous apprenons peu de choses sur ces questions dans les dictionnaires, même les plus complets. L'article sur le mot « house~~ ne dira rien sur ce que je viens d'exposer, qui n 'est à peine qu'un début. Jusqu'à tout récemment, on n'avait guère reconnu la riche complexité de la sémantique des mots, bien que le souci d'exactitude oblige à rappeler qu'il y eut par le passé des discussions pénétrantes sur le sujet, mais largement oubliées. Même des caractéristiques élémentaires de la signification et de la sonorité des mots ne sont pas fournies par les dictionnaires les plus complets, qui ne sont utiles qu'à ceux qui connaissent déjà les réponses, mis à part les détails supplémentaires que fournissent de tels ouvrages.

Il ne s'agit pas d'un défaut des dictionnaires ; c'est plutôt leur mérite. Il serait inutile pour un dictionnaire d'anglais, d'espagnol, de japonais ou de toute autre lan­gue -en fait, cela prêterait beaucoup à confusion- de donner la signification réelle des mots, même si elle avait été découverte. De même, une personne étudiant l'anglais comme langue seconde n 'éprouverait que confusion si on l'instruisait des véritables principes de la grammaire ; car, en tant qu'humain, elle les connaît déjà. Bien que ce ne soit pas fait consciemment à des­sein, les dictionnaires s'articulent avec raison autour de ce qu'une personne ne connaît peut-être pas, à savoir

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les détails superficiels du genre de ceux qui sont four­nis par l'expérience, et non autour de ce qui nous est imparti «par la main originelle de la nature». Ceci relève d'une tout autre interrogation, l'étude de la nature humaine, qui fait partie des sciences. Ses objectifs sont presque complémentaires de ceux du lexicographe pra­tique. Les dictionnaires destinés à être utilisés doivent -et en pratique ils le font- combler les lacunes dans la connaissance innée qu'apportent les utilisateurs de dictionnaires.

Nous nous attendons à ce que les propriétés sémantiques fondamentales des mots, non apprises et non apprenables qu'elles sont, soient partagées avec peu de variations d'une langue à l'autre. Il s'agit là d'aspects de la nature humaine, lesquels nous fournissent des moyens spé­cifiques de réfléchir sur le monde, moyens très com­plexes et insolites. Cela ressort clairement, y compris des cas les plus simples tels que ceux que nous venons brièvement d'évoquer.

Lorsque nous abordons des expressions plus com­plexes, l'écart entre ce que le locuteur-auditeur connaît et les données d'observation connues devient un abîme, et la richesse du patrimoine inné devient encore plus apparente. Considérons des phrases simples, par exem­ple les suivantes :

I. john is eating an apple. [John est en train de man­ger une pomme.]

2 . john is eating. [John est en train de manger.] .

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Dans l'exemple 2 , le complément grammatical de «manger » est absent; nous comprenons cette phrase par analogie avec la phrase 1, de sorte qu'elle signifie (en gros) que John est en train de manger quelque chose. L'esprit comble la lacune en postulant un com­plément non spécifié du verbe.

En réalité, cela n 'est pas tout à fait vrai. Considérons le bref passage suivant:

3- John is eating his shoe. He must have lost his mind. [John est en train de manger sa chaussure. Il a dû per­dre la tête.].

Or la phrase 2 ne prévoit pas le cas consistant à man­ger sa chaussure. Si je dis que John est en train de man­ger, je veux dire qu'il est en train de manger de manière normale: qu'il est peut-être en train de dîner, mais pas de manger sa chaussure. Ce que comble l'esprit n'est pas un complément grammatical non spécifié, mais quelque chose de normal; cela fait partie de la signifi­cation des constructions (mais pas ce qui est considéré comme normal).

Supposons que cela soit à peu près juste et abordons un cas légèrement plus complexe. Considérons la phrase 4:

4·] ohn is too stubbom to talk to Bill. [John est trop têtu pour parler à Bill.].

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Ce que cela signifie, c'est que John est trop têtu pour qu'il (John) parle à Bill- il est tellement têtu qu'il refuse de parler à Bill. Supposons que nous supprimions le mot « Bill >> dans l'exemple 4 , ce qui donne la phrase 5:

5· john is too stubborn to talk to. [John est tellement têtu qu'on ne peut lui parler.]

Suivant le principe illustré par 1 et 2, nous nous attendons à ce que 5 soit comprise par analogie avec 4, l'esprit comblant la lacune avec un complément (nor­mal) quelconque de « talk to » [parler à]. La phrase 5 deVIait donc signifier que John est trop têtu pour par­ler à une personne quelconque. Mais cette phrase ne signifie pas cela du tout. Elle signifie plutôt que John est trop têtu pour que quiconque (peut-être nous-même) lui parle à lui, John.

Pour une raison ou une autre, les relations séman­tiques s'inversent lorsque le complément de talk to dans 4 est supprimé, contrairement à ce qui est le cas dans la phrase 1, où elles restent inchangées. Il en est de même dans des cas plus complexes encore, par exemple la phrase 6:

6. John is too stubborn to expect the teacher to talk to. [John est tellement têtu qu'on ne peut s'attendre à ce que l'instituteur lui parle.].

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Cette phrase signifie que John est trop têtu pour que quiconque (peut-être nous-même) s'attende à ce que l'instituteur lui parle (à John). Dans ce cas, les difficultés d'analyse rendront peut-être plus difficile la détermi­nation des faits, bien que la phrase soit encore très simple et de longueur bien inférieure à la moyenne du dis­cours normal.

Nous savons toutes ces choses, mais sans en être conscients. Les raisons gisent même au-delà de toute prise de conscience possible. Rien de cela n 'aurait pu être appris. Les faits sont connus de personnes n'ayant eu aucune expérience pertinente avec de telles cons­tructions. Les parents et enseignants qui transmettent des connaissances du langage (dans la mesure limitée où ils le font) ne sont aucunement conscients de tels faits. Si un enfant commettait des erreurs en utilisant de telles expressions, il serait pratiquement impossible de les corriger, même si ces erreurs étaient signalées (ce qui est fort peu probable et certainement rare au point d'être inexistant). Nous nous attendons à ce que de telles interprétations soient semblables dans toutes les langues et, pour autant qu'on le sache, cela est effec­tivement le cas.

Tout comme les dictionnaires sont loin de fournir une description de la signification des mots, les gram­maires traditionnelles en plusieurs volumes les plus complètes ne reconnaissent pas et, à plus forte raison, ne tentent pas d'expliquer des phénomènes, même élé­mentaires, du genre de ceux que nous venons de

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décrire. Ce n 'est qu'au cours des toutes dernières années, à l'occasion de tentatives d'élaboration de pro­cédures génératives explicites, que de telles propriétés sont apparues au grand jour. Aussi est-il devenu mani­feste à quel point nous savons peu de choses sur les phé­nomènes élémentaires du langage. Cela n 'est pas une découverte surprenante. Tant et aussi longtemps qu'on se satisfaisait de l'explication qu'une pomme tombe à terre parce que cela constitue son lieu de repos natu­rel, même les propriétés fondamentales du mouve­ment restaient cachées. La disponibilité à la perplexité devant les phénomènes les plus simples est le b.a.-ba de la science. La tentative de formuler des questions à propos des phénomènes simples a mené à de remar­quables découvertes sur des aspects élémentaires de la nature, restés jusque-là insoupçonnés.

Au cours de la seconde révolution cognitive, on a découvert une myriade de faits qui sont comparables à ceux que nous venons d'exposer et qui caractérisent des langues bien étudiées et, dans une mesure crois­sante, un bon échantillonnage des autres langues; chose plus importante encore, on a acquis une compréhen­sion partielle des principes innés de la faculté de lan­gage qui rendent compte de ce que les personnes savent dans de tels cas. Les exemples fournis ci-dessus sont simples, mais ce ne fut pas une mince affaire que de découvrir les principes de la grammaire universelle qui interagissent de manière à engendrer leurs propriétés. Au fur et à mesure des progrès réalisés, les complica-

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tians s'accumulent très rapidement. En effet, à mesure qu'on élaborait des réponses provisoires , celles-ci ouvraient parfois la voie à la découverte de phénomè­nes jusque-là inconnus, souvent très intrigants, et, dans bien des cas, à une nouvelle compréhension des choses. Rien de semblable ne s'était produit dans la riche tradi­tion de 2 soo ans de recherches sur le langage. Il s'agit d'un développement passionnant qui, on peut l'affir­mer, je crois, a peu de parallèles dans l'étude de l'esprit.

Comme je l'ai mentionné plus haut, les conditions de l'acquisition du langage nous amènent à admettre que, dans un sens fondamental, il n'existe qu'une seule langue. A cela il y a deux raisons essentielles. D'abord, la plus grande partie de ce que nous savons doit être «préexistant>>, selon une version moderne des aperçus de Platon; nous sommes dépourvus d'indices sur lesquels fonder ne serait-ce que les aspects simples de ce que nous savons. En outre, il y a de bonnes raisons de suppo­ser que personne n'est prédisposé à parler une langue ou une autre. Si mes enfants avaient grandi au Japon, on n'aurait pas pu distinguer leur manière de parler le japonais de celle des indigènes. La capacité à acquérir une langue est essentiellement une propriété ftxe et uniforme de l'espèce.

Pour de telles raisons, nous nous attendons à ce que toutes les langues soient fondamentalement sembla­bles, coulées dans le même moule en quelque sorte, et qu'elles ne diffèrent que par des traits secondaires qu'une expérience limitée et ambiguë suffit à déter-

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miner. Nous sommes aujourd'hui en mesure de voir comment il peut en être ainsi. Il est désormais possi­ble de formuler tout au moins les contours d'une pro­cédure computationnelle uniforme et invariante qui attribue une signification aux expressions arbitraires de toute langue et leur fournit des propriétés sensorimo­trices s'inscrivant dans des domaines de variation res­treints . Nous sommes peut-être enfin au seuil d'une période où l'on sera à même de formuler clairement et d'étayer empiriquement les attentes des grammai­riens rationalistes, de Port Royal à Jespersen.

Malgré que cette procédure uniforme -essentiellement le langage humain- caractérise toutes les manifesta­ti ons spécifiques de la faculté du langage humain, elle n'est pas tout à fait rigide. Des variations périphériques distinguent l'anglais de la langue australienne qu'est le warlpiri, deux cas qui ont été étudiés de manière très approfondie en raison de leur dissemblance superficielle très accusée. Nous disposons aujourd'hui d'hypothèses plausibles sur les éléments de la nature du langage qui sont à l'origine de telles différences. Il semble (comme on aurait pu s'y attendre) que celles-ci se rapportent à des aires restreintes du langage. Un certain ensemble de différences concerne les systèmes flexionnels , comme l'avait suggéré Jespersen lorsqu'il avait mis en doute la possibilité d'une morphologie universelle allant de pair avec une syntaxe universelle. C'est pourquoi une partie si importante de l'apprentissage des langues secondes est consacrée à de telles propriétés morpho-

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logiques (par contraste, aucun étudiant d'anglais dont la langue d'origine est le japonais ne perd son temps à étudier les propriétés des mots que nous avons exa­minées plus haut, ou les phrases 1 à 6). Un anglophone étudiant l'allemand doit apprendre le système de dés­inences, largement absent en anglais. Le sanskrit et le finnois possèdent un éventail de ressources flexion­nelles plus large encore, alors que celui du chinois est plus maigre que celui de l'anglais.

C'est tout au moins ce qui semble être le cas, en surface. Or les travaux de ces quelques dernières années donnent à penser que les apparences sont peut-être illusoires. Il est possible que les diverses langues possèdent des systèmes flexionnels semblables, peut-être le même. Il existe peut-être une morphologie universelle après tout. Seulement, en chinois (et, pour l'essentiel, en anglais) les cas ne sont présents que dans les computations mentales et n'atteignent pas les organes sensorimo­teurs, alors qu'en allemand ils atteignent partiellement ces systèmes performatifs (et encore plus en sanskrit et en finnois) . Les effets des cas s'observent en anglais et en chinois, m ême si« rien ne sort de la bouche». Les langues ne diffèrent pas beaucoup quant aux inflexions (si tant est qu'elles diffèrent du tout) , mais les systèmes sensorimoteurs accèdent aux computations mentales à des niveaux différents , d'où les différences dans ce qui est articulé. Il se peut bien qu'une bonne partie des variations typologiques du langage soient réductibles à des facteurs de ce genre.

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Supposons que nous parvenions à identifier les points de variation potentielle parmi les langues - appe­lons-les paramètres, leurs valeurs devant être déter­minées par l'expérience. Il devrait donc être possible de littéralement déduire le hongrois ou le swahili ou toute autre langue humaine possible en ajustant les valeurs des paramètres d'une manière ou d'une autre. Le processus d'acquisition d'une langue ne serait alors rien d'autre que le processus consistant à fixer ces para­mètres- en fait, à trouver les réponses à une «liste de questions» spécifique. On doit nécessairement pou­voir trouver les réponses à ces questions, étant donné les conditions empiriques de l'acquisition du langage. Ces dernières années, l'étude empirique de l'acquisi­tion du langage dans des langues diverses a été en bonne partie formulée en ces termes, ce qui a débou­ché sur des progrès encourageants et une abondance de dilemmes nouveaux.

S'il s 'avère que ces recherches sont sur la bonne voie, il s'ensuivra que les langues sont assimilables -conclusion qui n 'est pas évidente, comme nous l'a­vons noté. Pour découvrir la langue d'une commu­nauté, l'enfant doit déterminer à quelles valeurs sont ajustés les paramètres. Une fois les réponses obtenues, la langue est entièrement déterminée, le lexique mis à part. Point n'est besoin d'apprendre les propriétés de phrases telles que john is too stubborn to talk to [John est tellement têtu qu'on ne peut lui parler]- heureu­sement, sinon personne ne les connaîtrait ; elles sont

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déterminées à l'avance, comme composantes du patri­moine biologique. Quant au lexique, il n'est pas néces­saire d'apprendre des propriétés du genre de celles décrites plus haut -heureusement, encore une fois­car celles-ci sont également déterminées à l'avance. Les langages sont assimilables, car il n 'y a pas grand-chose à assimiler.

Qu'en est-il de la question de l'«utilisabilité»? Nous savons que certaines parties du langage sont inutilisa­bles, ce qui ne fait pas problème dans la vie quotidienne puisque nous nous en tenons naturellement à ce qui est utilisable. Mais des travaux récents laissent suppo­ser que la propriété d'« inutilisabilité » est peut-être ancrée plus profondément dans la nature du langage qu'on ne le croyait auparavant. Il apparaît que les com­putations du langage doivent être optimales, dans un certain sens bien défini. Supposons que nous envisa­gions le processus de construction d'une expression comme une sélection de mots à partir du lexique men­tal ; combinons-les ensuite et réalisons certaines opé­rations sur les structures ainsi formées, en continuant de la sorte jusqu'à ce que soit élaborée une expression dotée de sonorités et d'une signification. Or il semble que certains processus de ce genre soient inhibés, même s'ils sont à chaque étape légitimes, parce que d'autres processus sont plus optimaux. S'il en est ainsi, une expression linguistique n'est pas uniquement un objet symbolique construit par le système computationnel, elle est également un objet construit de manière optimale.

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Ceux qui sont au fait des problèmes de complexité computationnelle reconnaîtront que des dangers nous guettent ici. En effet, les considérations d'« optimalité » du genre de celles que nous venons d'esquisser néces­sitent une comparaison des computations permettant de déterminer si un objet quelconque constitue une expression linguistique valable. A moins que des contraintes rigoureuses ne soient introduites, la com­plexité de telles computations croîtra de manière déme­surée et il sera pratiquement impossible de savoir ce qui constitue une expression du langage. La recherche de telles contraintes et de données empiriques tirées de langues diverses se rapportant à ces contraintes sou­lève des problèmes difficiles et intrigants qu'on com­mence seulement à traiter sérieusement.

Si de telles propriétés d'optimalité existent, et il sem­ble que ce soit le cas, alors surgissent de nouvelles ques­tions :par exemple, peut-on démontrer que les expres­sions utilisables ne soulèvent pas des problèmes liés à des computations insolubles, à la différence peut-être des expressions inutilisables -source possible de leur inutilisabilité? Il s'agit là de questions difficiles et inté­ressantes. Nous en savons assez aujourd'hui pour les formuler de manière intelligible, mais pas beaucoup plus.

Si les structures fondamentales du langage sont dans une certaine mesure de ce type, alors la propriété d'inu­tilisabilité est peut-être relativement profonde.

Des travaux récents suggèrent en outre que les lan­gages sont peut-être optimaux dans un sens différent.

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La faculté de langage fait partie de l'architecture d'en­semble de l'esprit-cerveau et interagit avec d'autres composantes: l'appareil sensorimoteur et les systèmes intervenant dans la pensée, l'imagination et les autres processus mentaux ainsi que dans leur expression et leur interprétation. La faculté de langage a une inter­face avec d'autres composantes de l'esprit-cerveau. Les propriétés d'interface, qui sont imposées par les sys­tèmes au sein desquels le langage est enchâssé, impo­sent des contraintes sur ce que doit être cette faculté pour qu'elle puisse fonctionner au sein de l'esprit-cer­veau. Ainsi, les systèmes articulatoire et perceptif exi­gent que les expressions linguistiques suivent un ordre linéaire (temporel, « de gauche à droite») à l'interface ; des systèmes sensorimoteurs fonctionnant en parallèle permettraient des modes d'expression plus riches de dimensionnalité plus élevée.

Supposons que nous possédions une description des propriétés générales P des systèmes avec lesquels le langage interagit à l'interface. Nous pouvons main­tenant poser une question qui n 'est pas précise, mais qui n 'est pas vide non plus: dans quelle mesure le lan­gage est-il une bonne solution aux conditions P? Avec quel degré de perfection le langage satisfait-il aux condi­tions générales imposées à l'interface? Si un architecte divin était confronté au problème de la conception de quelque chose qui satisfasse à ces conditions, le langage humain tel qu'il est serait-il un des candidats ou s'en approcherait-il?

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Des travaux récents suggèrent que le langage est étonnamment «parfait» en ce sens et qu'il satisfait de manière quasi optimale à des conditions plutôt géné­rales imposées à l'interface. Dans la mesure où cela est vrai, le langage paraît dissemblable aux autres objets du monde biologique, qui représentent en général une solution plutôt imparfaite à certaines classes de pro­blèmes, compte tenu des contraintes physiques et des matériaux fournis par l'histoire et la contingence. L'évolution est un« bricoleur», selon les termes du bio­logiste évolutionniste François Jacob, aussi les résultats de son bricolage ne correspondront-ils peut-être pas à ce qu'un ingénieur compétent construirait à partir de zéro pour satisfaire aux conditions existantes. Dans l'étude du monde inorganique, pour des raisons mystérieuses, la supposition que les choses sont très élégantes et esthétiques a constitué un instrument heuristique utile. Si les physiciens tombent sur un nombre comme 7, ils supposeront peut-être qu'ils ont omis quelque chose, parce que 7 est un nombre trop bizarre: il doit plutôt s'agir d'un nombre comme 23, ou quelque chose comme cela. Selon un trait d'esprit courant, les seuls vrais nom­bres sont I , 2 , l'infini et peut-être 3 -mais pas 79· Et les asymétries, les principes indépendants dotés d'un pouvoir explicatif comparable et autres curiosités qui défigurent l'image de la nature sont considérés avec un certain scepticisme. Or des intuitions semblables se sont avérées assez fructueuses dans l'étude du langage. Si elles sont fondées, cela pourrait vouloir dire que le

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langage est assez spécial et unique, ou bien que nous ne comprenons pas suffisamment les autres systèmes organiques pour voir qu'ils sont très semblables quant à leur structure et leur organisation fondamentales.

Tout ceci n 'est peut-être qu'apparence trompeuse, parce que nous n 'envisageons pas les choses correcte­ment. Cela ne serait guère surprenant. Mais les conclu­sions paraissent raisonnables, et si elles sont justes elles engendreront de nouveaux mystères qui s'ajou­teront aux anciens.

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Langage et nature

Je souhaite aborder deux volets d'un sujet ancien et déconcertant. Le premier a trait à l'esprit en général : quelle est sa place dans la nature (s'il en a une)? Le second concerne spécifiquement le langage: comment ses élé­ments (mots, phrases, etc.) sont-ils liés au monde? Le premier volet débouche sur des questions relatives au matérialisme, au dualisme et au problème corps-esprit. Le second mène à des questions concernant la réfé­rence, la signification, l'intentionnalité et ainsi de suite.

Qu'il me soit permis de commencer par des propo­sitions simples sur chacun de ces sujets. Les deux thè­ses en question, me semble-t-il, ne devraient pas sus­citer la controverse, bien qu'elles soient souvent niées vigoureusement, parfois implicitement. Plus loin je les mettrai en contraste avec d'autres thèses qui sont de bien plus grande portée et bien plus signifiantes, thè­ses qu'on admet généralement malgré qu'elles soient, à mon avis, irrecevables.

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Le naturalisme et les rapports langage­monde : thèses fortes et thèses faibles

La première des thèses non controversées se rapporte au premier volet du sujet, le plus général. Il s'agit d'une proposition méthodologique portant sur l'étude de l'esprit et de la nature. Le monde présente plusieurs aspects: mécanique, chimique, optique, électrique et ainsi de suite. Parmi ceux-d figurent ses aspects mentaux. La thèse en question est que tous ces aspects devraient être étudiés de la même manière, que nous considé­rions le mouvement des planètes, les champs de force, les formules structurelles des molécules chimiques ou les propriétés computationnelles de la faculté de lan­gage. Appelons cette approche une «approche natura­liste de l'esprit», ce qui signifie que nous cherchons à étudier les aspects mentaux du monde au moyen des méthodes de recherche rationnelle caractéristiques des sciences naturelles. Que les fruits d'une approche natu­raliste méritent ou non le vocable honorifique de «science», cela dépend de la nature de ces résultats. On peut raisonnablement se demander jusqu'où une approche naturaliste est capable de nous mener sur la voie des sujets d'intérêt humain et d'importance intel­lectuelle, mais je suppose qu'il n'y a pas de doute quant à sa légitimité.

Dans l'étude des divers aspects du monde nous nous attendons certes à trouver des choses tout à fait diffé­rentes, mais le fardeau de la preuve repose sûrement

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sur ceux qui exigent des modes de recherche ou des nor­mes d'évaluation différents. Selon notre proposition méthodologique, cette preuve n 'a pas été fournie , et il n'y a d'ailleurs pas de raison de tenter de le faire .

Des catégories telles que chimie, optique, etc. ne sont ni claires ni profondes, ce qui ne saurait nous préoc­cuper. Toute recherche part d'énigmes sur des phé­nomènes non expliqués que nous tentons d'éluàder au moyen de catégories paraissant cohérentes, en nous souciant peu des questions de limites et en ne nous attendant pas à ce que ces catégories survivent à la recherche. Elles ne sont pas censées se conformer exactement à la nature, mais plutôt servir de commodité. Les caté­gories traditionnelles sont peut-être utiles à des fins administratives dans les universités ou les organismes de financement gouvernementaux. Mais dans les tra­vaux sérieux, elles n 'ont pas pour fonction de délimi­ter la portée de la recherche. Prenons, mettons, la chi­mie et la biologie. Le biologiste de renom François Jacob a fait remarquer que, «pour le biologiste, le vivant ne commence qu'à partir de ce qui est capable de cons­tituer un programme génétique », alors que «pour le chimiste, par contraste, il est quelque peu arbitraire d'établir une démarcation là où il ne peut y avoir que continuité ». D'autres souhaiteraient peut-être ajouter les cristaux au domaine du vivant ou les automates autoreproducteurs du genre de ceux conçus par John von Neumann. Il n 'y a pas de « bonne réponse », il n 'y a pas de raison de chercher des démarcations plus net-

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tes pour distinguer les aspects physiques, biologiques, chimiques et autres du monde. Aucune discipline ne peut prétendre offrir un accès privilégié à des objets par­ticuliers du monde, qu'il s'agisse de molécules com­plexes, d'étoiles ou du langage humain.

Je dois préciser que ces remarques ne manquent pas de susciter la controverse. Elles sont l'objet d'un débat vigoureux dans le cas du langage, mais rarement à pro­pos des autres objets du monde. En outre, on soutient fréquemment que le langage doit être interprété d'une manière fondamentalement différente de celle qui convient aux autres objets, peut-être comme une« entité platonique», ou bien conformément à la «manière de voir de grand-maman» (entendue comme une espèce de «psychologie populaire»), en s'en tenant à des don­nées d'un certain ordre mais pas à d'autres. Selon un argument courant, la «linguistique» doit s'en tenir uniquement aux jugements perceptifs appelés « intui­tions linguistiques» et non aux découvertes sur l'activité électrique du cerveau ou sur le traitement du langage ; seule la «psychologie» peut fournir ces données sup­plémentaires. Je n'approfondirai pas la question ici (je l'ai fait ailleurs, dans une certaine mesure); je me contenterai d'affirmer (sans justification) que de tels arguments me paraissent erronés, parfois tout à fait irrationnels et souvent fondés sur de graves erreurs d'interprétation.

A partir d'hypothèses préliminaires sur divers types de phénomènes, nous posons des questions à leur sujet

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et tentons d'y répondre, si possible en élaborant des théories explicatives postulant l'existence d'entités et de principes souvent cachés auxquels elles se conforment. De plus, nous sommes en quête d'unification ; c'est-à­dire que nous tentons de découvrir la manière dont ces théories sont reliées entre elles, peut-être en termes d'entités plus fondamentales ou de principes englo­bants dont dérivent les résultats des recherches théo­riques particulières. Un des divers types d'unification est la réduction littérale, la démonstration qu'une théo­rie peut littéralement être incorporée au sein d'une théorie plus fondamentale. Cette possibilité est réelle, bien qu'elle soit rare à grande échelle dans l'histoire de la science (à une échelle plus restreinte cela se produit constamment). En général, l'unification emprunte des voies diverses, fait qui mérite d'être gardé à l'esprit s'a­gissant du «problème corps-esprit ».

Considérons deux exemples classiques: !.l'explica­tion par Newton des principes de la mécanique et 2. l'u­nification de la chimie et de la physique.

La réussite de Newton s'inscrit dans le contexte des tentatives d'asseoir «la philosophie mécaniste », l'idée qui a animé la révolution scientifique du XVII" siècle. La thèse maîtresse était que le monde est une machine compliquée qui pouvait en principe être construite par un artisan habile - et qui en fait l'avait été, d 'une manière qu'il fallait élucider. L'objectif était d'élimi­ner le bagage mystique de la physique néo-scolastique dominante : de mystérieuses «sympathies et antipa-

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thies »qui rassemblaient les objets ou les maintenaient séparés, et ainsi de suite. Une des tâches essentielles consistait à démontrer que l'interaction d'objets pou­vait s'expliquer en termes de contact direct, comme un mécanisme d'horlogerie : le succès de cette entreprise aurait résolu le problème de l'unification par une réduc­tion à la vision du monde mécaniste.

Dans ce cas, il n'y a pas eu d'unification. Newton a démon­tré que la vision mécaniste du monde est erronée. Le mouvement de la terre et des planètes dépasse les bor­nes de la mécanique de contact Il existe des forces occultes après tout. Cette découverte a constitué un point tournant crucial dans l'histoire de la pensée occidentale. La con­clusion de Newton, qu'il qualifiait lui-même d' «absurde», a fini par incarner le «bon sens» scientifique, mais non sans tumulte, angoisse et luttes intellectuelles.

L'unification de la chimie et de la physique a suivi un parcours quelque peu similaire. Elle est plutôt récente, puisqu'elle date de la découverte par Linus Pauling, il n 'y a qu'une soixantaine d'années, de la nature physique de la liaison chimique, cela en termes de notions radicalement modifiées de ce qui est « phy­sique ~~ . Avant Max Planck, il semblait qu'il existât entre ces disciplines un fossé infranchissable. On lit en effet ce qui suit dans un historique classique de la chimie : « La matière du chimiste était discrète et discontinue ; l'énergie du physicien était continue», «monde mathé­matique nébuleux d'énergie et d'ondes électromagné­tiques ~~ (William Brock). Bien au-delà du début de ce

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siècle, les atomes du chimiste étaient considérés comme «des entités théoriques et métaphysiques ». Interprétés de manière opérationnelle ils fournissaient une «assise conceptuelle permettant d'attribuer des poids élémen­taires relatifs et des formules moléculaires »; on dis­tinguait ces dispositifs instrumentaux d'« un atomisme physique très controversé qui prétendait discourir sur la nature mécanique ultime de toutes les substances >>. L'unification n'a été réalisée qu'après des changements révolutionnaires dans les concepts de la physique, notamment le modèle atomique de Bohr et la théorie quantique. Pas plus tard que dans les années 1920, l'idée même d'expliquer les notions instrumentales de l'ato­misme chimique en termes physiques -en termes du modèle de Bohr, par exemple-était ridiculisée par des scien­tifiques de renom. Plus tôt, d'éminents scientifiques s'étaient gaussés des tentatives de trouver des explications phy­siques aux champs et aux molécules, qu'ils considéraient essentiellement comme des outils de calcul auxquels il ne fallait attribuer qu'une interprétation instrumentale.

Il convient de garder à l'esprit de telles attitudes et le sort qui leur a été réservé lorsqu'il s'agit d 'évaluer le statut actuel des sciences cognitives et du « problème corps-esprit». Ainsi, le biologiste Gerald Edelman, lau­réat du prix Nobel, fait remarquer que «la variance des cartes neuronales n'est pas discrète ni bivalente, mais plutôt continue, fine et extensive»; il conclut que les théories computationnelles ou connexionnistes de l'esprit, avec leurs modèles discontinus, font face à une « crise »

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et doivent être erronés. L'histoire incite toutefois à la prudence. Il y a peut-être une «Crise», mais l'avenir dira de quel côté penchera la balance.

La physique du XIX• siècle était beaucoup plus soli­dement établie que les sciences du cerveau d'aujour­d'hui. Une des raisons à cela est que la physique s'en tient à des structures très simples; les autres scienti­fiques ne disposent pas de ce luxe et doivent affronter la complexité des objets de leurs« sciences spéciales», d'où une diminution considérable de la compréhension -raison parmi bien d'autres pour laquelle la physique ne fournit pas un modèle adéquat pour les autres sciences, ni même, peut-être, pour la philosophie générale de la science. Dans le cas du cerveau, en dépit des progrès importants réalisés, on ne sait encore qu'à peine où regarder, et il ne serait guère surprenant qu'il s'avère que les conjectures d'aujourd'hui soient très éloignées du but. Il aura fallu que la physique subisse des révi­sions radicales pour qu'on puisse associer les atomes de la physique à ceux de la chimie et intégrer la matière «discrète et discontinue» du chimiste à l'apparente continuité de l'univers du physicien. Même aujourd'­hui, alors que l'unification fondamentale a été accom­plie, les textes avancés décrivent la chimie comme une «science bizarre~~ fondée sur des équations quanto­théoriques insolubles et utilisant des modèles différents à des fins différentes sans raison bien satisfaisante.

Il importe de se rappeler l'histoire des «sciences dures~~ lorsqu'on aborde l'examen du« matérialisme»

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et du «problème corps-esprit». Les débats sur la phi­losophie mécaniste, la nature des champs et des molé­cules, les rapports entre les atomes et les principes phy­siques et chimiques et sur bien d'autres sujets dans l'histoire des sciences présentent d'intéressantes res­semblances à ceux qui ont cours aux limites actuelles de notre savoir. Je crois qu'il y a beaucoup de choses à apprendre d'un examen attentif de la manière dont les problèmes classiques ont finalement été résolus. L'histoire suggère qu'on doit poursuivre le questionnement là où il nous mène et élaborer des théories explicatives dans la mesure de nos moyens, tout en ayant en vue une éventuelle unification mais sans trop se soucier de lacunes qui pourront paraître infranchissables à un moment donné, et tout en reconnaissant que la route vers une éventuelle unification est imprévisible.

Cela vaut peut-être également la peine de considérer le fait qu'aux confins de la recherche en physique il y a même controverse quant à savoir si l'unification est possible du tout en général. Silvan Schweber soutient que des travaux en physique de la matière condensée, laquelle a mis en évidence des phénomènes tels que la supraconductivité qui sont «de véritables nouveautés dans l'univers>>, ont ranimé un scepticisme antérieur quant à la possibilité de réduction à «une assertion démontrée presque rigoureusement» ; aussi existe-t-il peut-être des «lois émergentes » dans un sens plus fon­damental qu'on ne l'avait supposé jusqu'ici. Quelle que soit la validité de cette conclusion, des intuitions sur l'u-

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nité de la science ou des doctrines philosophiques sur le sujet n 'ont rien à dire là-dessus, à plus forte raison lorsque nous abordons le domaine de l'esprit et du cer­veau, où le niveau de compréhension est encore beau­coup plus faible.

Répétons-le, la première thèse est une forme de monisme méthodologique: les phénomènes mentaux (événements, entités, etc.) peuvent être étudiés de manière naturaliste, tout comme les phénomènes chimiques, optiques ou autres. Nous construisons des théories au mieux de nos possibilités, en considérant comme réel­les les entités quelconques qui sont postulées par les meilleures théories que nous puissions imaginer (car il n'existe pas d'autre notion pertinente du «réel») et en aspirant à l'unification avec les études sur d'autres aspects du monde -le seul et unique monde- tout en reconnaissant qu'elle peut emprunter des voies variées et qu'elle est peut-être même inaccessible, soit parce qu'il n'existe pas de description unifiée, soit parce que, bien qu'elle existe, elle se situe au-delà de nos capacités cognitives. Nous sommes des organismes biologiques, avec une portée et des limites, et non des anges; aussi, en raison de ces limites épistémiques, certaines ques­tions que nous posons (peut-être en des termes inexacts) resteront-elles peut-être des mystères permanents pour nous, tout comme certains problèmes sont au-delà de la portée cognitive d'un rat. Il n 'est guère raisonnable d'adopter le point de vue traditionnel selon lequel Dieu a été assez généreux pour concevoir l'univers de

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manière telle que les humains puissent le comprendre, ou une variante moderne absurde voulant que la sélec­tion naturelle ait accompli ce merveilleux résultat- pro­position qui est plus claire et donc plus facilement réfu­table (il existe également une variante quanto-théorique, que je laisserai de côté).

Afin d'éviter tout malentendu, je tiens à préciser que j'évite les concepts de « fondationnalisme » et d'« objec­tivité», qui sont l'objet d'une abondante et vigoureuse rhétorique dans la littérature postmoderne, quelle que soit leur signification supposée (j 'avoue mon incapa­cité à les comprendre, pour l'essentiel). A ma connais­sance, on a peu évolué depuis la réaction au XVII• siè­cle à la crise contemporaine de scepticisme, décrite par l'éminent historien de la philosophie, Richard Popkin: «la reconnaissance qu'on ne peut trouver des assises parfaitement inébranlables à nos connaissances, et que pourtant nous possédons des normes permettant d'é­valuer la fiabilité et l'applicabilité de ce que nous avons découvert sur le monde » ; ainsi, «nous acceptons et accroissons la connaissance elle-même>>, tout en recon­naissant que «les secrets de la nature, des choses en elles-mêmes, nous sont à jamais cachés >>. Pour autant que je sache, ces tendances vers le «fondationnalisme», l'« objectivité >> et la «certitude >> relèvent de la per­spective standard de la science moderne et des autres questionnements rationnels. On soutient parfois que Rudolf Carnap et le Cercle de Vienne avaient à l' occa­sion adopté des positions fondationnalistes dans un

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quelconque sens qui soit pertinent ici, mais cela est douteux, fait qui a été mis en lumière en particulier par les travaux d'érudition récents de Thomas Uebel, de Christopher Hookway et d'autres. Quoi qu'il en soit, je suppose que ce que Popkin décrit est exact et n 'a pas été sérieusement remis en question.

La thèse du naturalisme méthodologique doit être distinguée d'une thèse différente dont la portée et la pro­fondeur paraissent beaucoup plus grandes: le «natu­ralisme métaphysique» ou, conformément à d'autres usages, le «matérialisme», le «physicalisme» ou «la naturalisation de la philosophie». Cette doctrine for­mulée par W.V. Quine est devenue «Une des rares orthodoxies en philosophie américaine» (et ailleurs) depuis les années 1960, comme l'écrit Tyler Burge dans un compte rendu récent d'un siècle de philosophie américaine de l'esprit. Selon cette doctrine, il n'existe pas d'entités mentales (états, événements, propriétés, etc.) qui soient «au-dessus des entités physiques ordi­naires, des entités identifiables dans les sciences phy­siques ou des entités que le sens commun considérerait comme physiques». C'est l'idée que« les descriptions philosophiques de nos esprits , de notre con naissance ou de notre langage doivent au bout du compte être en continuité ou en harmonie avec les sciences naturel­les », ajoute Daniel Dennett, «Une des tendances les plus heureuses en philosophie depuis les années 1960». S'agissant des thèses apparentées, nous trouvons des partisans, des sceptiques, des critiques et des média-

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teurs qui cherchent une solution plus élaborée (Donald Davidson, par exemple) . Un peu plus loin j'avancerai la proposition que tout ce débat est peut-être sans fon­dement, à savoir qu'aucune question sensée n 'a été formulée, ni ne peut l'être, tout au moins si la science des quelques derniers siècles est tant soit peu exacte.

Abordons le second et plus restreint des deux volets évoqués au début: le problème de la façon dont les élé­ments du langage sont liés aux autres objets du monde. Peut-être la thèse la plus simple, la moins controversée et la plus faible est-elle la suivante: les propriétés séman­tiques des expressions linguistiques canalisent l'at­tention sur des aspects choisis du monde tel qu'il est interprété par divers systèmes cognitifs et elles fournis­sent des perspectives permettant de les envisager, alors que nous utilisons le langage pour exprimer ou clari­fier nos pensées, pour induire d'autres personnes dont le langage ressemble au nôtre à faire de même, pour formuler des demandes et à d'autres fins ordinaires. J'estime également qu'il s'agit probablement de l'é­noncé général le plus fort qu'on puisse faire sur la rela­tion langage-monde. Au-delà de cela, nous cherchons à comprendre ces propriétés et perspectives séman­tiques. Nous découvrons ainsi qu'elles sont complexes et difficiles à dénouer, car elles mettent en jeu les inté­rêts et préoccupations humains selon des mécanismes fondamentaux même au niveau le plus élémentaire, et qu'elles sont également fixes dans une large mesure en tant que composantes de notre nature, indépendam-

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ment de l'expérience qui entraîne un enfant à acqué­rir l'un ou l'autre des langages humains possibles -caté­gorie très restreinte d'objets mentaux, semble-t-il.

Encore une fois, il importe de distinguer cette thèse faible de thèses beaucoup plus fortes, en particulier les suivantes:

r. La thèse représentationnelle, selon laquelle le fait central du langage est qu'il représente le monde, et la question centrale de la sémantique est la manière dont cela s'accomplit;

2. La thèse externaliste, selon laquelle «la significa­tion n'est pas dans la tête», comme le dit Hilary Putnam; mais plutôt, la signification, la référence et le contenu des expressions (et de la pensée) sont fixés par les pro­priétés du monde et de la société.

Il s'agit là de véritables orthodoxies, la thèse repré­sentationnelle de manière tout à fait générale et la thèse extemaliste depuis les 20 dernières années. On trouve peu de critiques ou de sceptiques, contrairement à ce qui est le cas pour les variétés de «physicalisme».

Ces orthodoxies me paraissent très douteuses, pour des raisons qui ont été explicitées aux xvn· et XVIII" siècles. Il ne semble pas exister de relation générale du type postulé qui tienne entre les expressions du langage et les parties du monde ; c'est pourquoi la nature de cette relation ne peut pas être la question centrale de la sémantique. Quant à l'orthodoxie extemaliste, elle paraît erronée dans la mesure où elle est cohérente.

Par contraste, la sémantique intemaliste constitue un sujet riche et intrigant, bien qu'elle doive en réalité

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être considérée comme faisant théoriquement partie de la syntaxe : il s'agit de l'étude des événements et des entités mentaux, y compris ceux qualifiés de «représentations symboliques», qui fournissent aux systèmes d'usage du langage des «instructions» à peu près comme le font les «représentations phonétiques». À noter que dans aucun de ces deux cas n 'y a-t-illa moindre suggestion que ces objets mentaux « repré­sentent » quoi que ce soit, dans le sens de l'usage phi­losophique traditionnel, au-delà de leur contribution à la pensée et à l'action. Il est peu probable que la tâche consistant à découvrir comment de telles instructions agissent au niveau sémantique s'avère plus facile que des tâches comparables relativement aux aspects sen­sorimoteurs du langage et aux représentations pho­nétiques qui leur sont associées, problème qui a été étudié intensivement pendant un demi-siècle à l'aide de moyens techniques avancés et qui se révèle diffi­cile et complexe. Il y a peu de raisons de croire que les théories représentationnelles de la sémantique aient quelque validité, et bien des arguments donnent à pen­ser qu'elles n 'en ont pas.

Notons que lorsqu'elle traite à la fois des aspects phonétiques et sémantiques du langage, l'approche internaliste adopte comme allant de soi une certaine forme d'«externalisme », mais une forme qui est trop faible pour être de quelque intérêt, à savoir que l' obser­vation de l'usage joue un rôle dans la détermination de certaines propriétés d'une expression, notamment sa

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sonorité et sa signification. Pour être de quelque portée, l'extemalisme doit aller bien au-delà de ce truisme.

Il me semble qu'à ce niveau de généralité nous ne pouvons guère aller au-delà des deux thèses les plus fai­bles. Les questions intéressantes, qui sont des questions de science empirique, surviennent lorsque nous les approfondissons. En procédant de la sorte nous pouvons apprendre bien des choses, mais nous obtenons une image du langage et de l'esprit qui differe des ortho­doxies dominantes.

Ce sont de vastes sujets. Je vais tenter d'expliquer pourquoi ce point de vue est raisonnable.

L'orthodoxie matérialiste

Commençons par la grande question, celle du matéria­lisme et du problème corps-esprit. C'était une question scientifique sérieuse au cours de la révolution scienti­fique du XVJI< siècle. La raison en est qu'il existait une notion de corporéité (la matière, le physique, etc.); cela avait donc un sens que de se demander ce qui relevait de son domaine -ce qui relevait de la «philosophie mécaniste>>. Rejetant les forces occultes, Descartes et d'autres scientifiques pouvaient de façon intelligible se poser la question de savoir si certains aspects du monde relèvent de la théorie de la corporéité ou non. Le principal travail scientifique de Descartes a consisté à démontrer jusqu'où s'étend la portée de la philoso­phie mécaniste, mais il a également fait valoir que cer-

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tains aspects du monde s'étendent au-delà de sa portée et ne peuvent être saisis par quelque automate, notam­ment l'emploi ordinaire du langage, qui était d'impor­tance capitale dans la pensée cartésienne. D'une manière plus générale, un automate ne pourrait pas reproduire le comportement d'une créature qui n'est qu'«incitée et encline» à agir de certaines manières, mais qui n'est pas «contrainte» de le faire comme l'est une machine (mis à part les éléments probabilistes et aléatoires, qui ne sont pas pertinents ici).

C'étaient là certains des principaux sujets de recher­che au cours des années ultérieures, ainsi que les ten­tatives d'accommodement à la réfutation par Newton de la philosophie mécaniste. Un développement inté­ressant a débouché sur la thèse de La Mettrie selon laquelle les humains sont en fait des machines complexes et les tests cartésiens de la présence d'autres esprits peuvent être satisfaits. Ces tests avaient trait essen­tiellement à l'usage du langage. La Mettrie soutenait que l'incapacité des singes à utiliser le langage ne traduit pas l'absence chez eux d'un esprit, mais plutôt des lacu­nes des organes de la parole. Il a proposé qu'on les sou­mette au type d'entraînement qu'on utilisait alors avec un certain succès pour les sourds. Dans son Histoire naturelle de l'âme, il a fait valoir que «c'est l'organisa­tion du système nerveux, du début des nerfs à l'extré­mité du cortex, qui, dans un état sain, met en jeu libre­ment toutes les propriétés» de la pensée, contrairement à ce qu'avait soutenu Descartes-bien que ni La Mettrie

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ni personne d'autre n'eût tenté de répondre aux véri­tables arguments de Descartes, si ce n 'est en exprimant la croyance qu'on pourrait d'une manière ou d'une autre les contrer. En fait, les choses en sont encore là aujourd'hui.

Une autre approche des problèmes du matérialisme consistait à explorer la «suggestion de Locke>> : il ne serait pas incohérent d'imaginer que le Créateur ait choisi de «surajouter à la matière une faculté de pen­sée» tout comme il avait donné aux corps la capacité de s'attirer sans contact, comme Newton l'avait démon­tré, bien que, «dans les limites de notre jugement», cela soit impossible. Et Locke de conclure que nous ne pou­vons exclure par la seule raison la possibilité que «Dieu ait conféré à la matière pensée, raison et volition, ainsi que sensation et mouvement spontané».

Newton lui-même était en désaccord, allant jusqu'à écarter la possibilité que l'attraction soit une propriété de la matière. «Il est inconcevable», écrit-il dans une lettre célèbre de 1693, «que de la matière brute inani­mée puisse, sans la médiation d'autre chose qui ne soit pas matériel, agir et influer sur une autre matière sans contact réciproque.» L'action à distance à travers un vide, écrit-il, «est pour moi d'une si grande absurdité que j'estime qu'aucun homme doté en matières phi­losophiques d'une capacité compétente de pensée ne puisse jamais y succomber» («philosophique» équivaut à ce que nous appellerions «scientifique»), malgré qu'ailleurs il eût admis la fâcheuse possibilité que «de

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petites particules corpusculaires» soient douées de «certains pouvoirs, vertus ou forces au moyen desquels elles agissent à distance», aussi absurde que cela puisse paraître. Jusqu'à la fin de sa vie Newton a cherché une issue à ce dilemme. La physique newtonienne achevée -la version finale de ses Principia- fait appel non pas au dualisme mais à une espèce de « trialisme » qui fait intervenir une matière passive et des forces actives liées par un «éther subtil >>. Les forces actives sont divines, la matière passive est dépourvue de tout caractère spi­rituel et l'éther est semi-divin. Newton croyait avoir trouvé un soutien empirique à ces conclusions dans les expériences avec l'électricité dont il avait été témoin à la tête de la Royal Society vers la fin de sa vie : l' électri­cité est manifestement matérielle (ses effets sont tan­gibles) et pourtant immatérielle aussi (la source de l'ef­fluve électrique ne perd pas de poids). Cette image, comme nous le révèle l'érudition moderne, était ani­mée par l'attachement de Newton à l'hérésie aryenne, laquelle rejetait la Trinité et considérait que le Fils n'était que semi-divin. Rappelons que Newton s'intéressait à une grande théorie, la physique n'occupant qu'une petite partie de ses préoccupations.

En dépit de la révérence dont Newton était l:objet, on a poursuivi l'examen de la suggestion présentée avec grande défiance par Locke. Pour résumer une longue controverse, rappelons que Hume soutenait que« nous ne pouvons savoir à partir de quelque autre principe si la matière, par sa structure ou sa configuration, n 'est

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pas la cause de la pensée». Par la suite l'éminent chi­miste Joseph Priestley, qui a apparemment approfondi la suggestion de Locke plus que tout autre, a conclu que la matière n'est pas plus «incompatible avec la sensa­tion et la pensée » qu'avec l'attraction et la répulsion. Dans ce dernier cas, bien que cela dépasse nos capaci­tés à le concevoir, nous admettons que la matière «est douée de pouvoirs d'attraction et de répulsion » agissant à une «distance réelle et en général attribuable à par­tir de ce que nous appelons le corps lui-même )). Il n'y a aucune raison de ne pas adopter le même point de vue s'agissant des phénomènes de l'esprit, et Priestley de conclure -même si cela offense le sens commun­que «les pouvoirs de sensation ou de perception et de pensée )) sont les propriétés d'« un certain système or ga­nisé de la matière)). Les propriétés «qualifiées de men­tales )) sont « la résultante (nécessaire ou non) d'une structure organique telle que celle du cerveau)). Il est tout aussi raisonnable de croire «que les pouvoirs de sensation et de pensée sont la résultante nécessaire d'une organisation particulière que le son est la résul­tante nécessaire d'une concussion particulière de l'ain). La pensée chez les humains «est une propriété du sys­tème nerveux, ou plutôt du cerveau )) -conclusion à laquelle était parvenu La Mettrie bien avant, mais par une voie quelque peu différente.

Malgré de vifs désaccords, la controverse post-new­tonienne reste circonscrite pour l'essentiel par des sup­positions cruciales partagées. Plus précisément, tant

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les newtoniens que les défenseurs de la suggestion de Locke ou de sa variante matérialiste continentale reje­taient la distinction entre le corps et l'esprit: les prin­cipes occultes d'attraction et de répulsion et ceux qui interviennent dans le fonctionnement de l'esprit sont au même niveau. Ou bien la matière est passive et tous ces principes sont au-delà de sa portée, comme le sou­tenait Newton; ou bien la matière elle-même est active et tous ces principes sont des propriétés de la matière, peut-être dans quelque état organisé. L' «esprit subtil» que cherchait Newton, qui «imprègne tous les corps macroscopiques et gît caché en eux», devait expliquer l'interaction, l'attraction et la répulsion électriques, la lumière, la sensation et la manière dont «les memb­res des corps animaux se meuvent selon les comman­dements de la volonté ». La « matière active» de ses adversaires devait rendre compte du même éventail de phénomènes. Qu'on suive la voie de Newton consistant à chercher une explication dans le domaine du divin ou du semi-divin, ou bien le schéma alternatif en ter­mes de «matière active», la distinction esprit-corps se dissout. Il est malaisé de voir ce que pourrait être la solu­tion de rechange à la suite de la démonstration par Newton que la philosophie mécaniste est erronée et que non seulement les aspects mentaux du monde, mais encore l'ensemble des autres aspects est égale­ment situé au-delà de la portée du matériel tel que conçu par le sens commun et par les scientifiques qui ont fait avancer la révolution galiléenne.

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Ces développements intrigants gisent au cœur de notre tradition scientifique, et j'estime qu'ils sont tout à fait pertinents pour nos préoccupations actuelles. Presque tous les ans un livre à succès nous expose l'idée «renversante» et «surprenante» que la pensée pour­rait être« surajoutée» à la matière en tant que «propriété du système nerveux, ou plutôt du cerveau>>, comme on l 'avait conclu des siècles auparavant. Ce qu'est cen­sée être la solution alternative au juste, ou pourquoi des conclusions classiques vieilles de deux siècles devraient encore nous frapper comme étant des hypothèses bou­leversantes et audacieuses, cela on ne le dit pas. Il serait très intéressant qu'on nous offre aujourd'hui quelque raison de croire aux conclusions de La Mettrie, de Priestley et de beaucoup d'autres. Mais je crains qu'à cet égard nous ne soyons encore dans l'ignorance.

Rappelons-nous que le dualisme cartésien était de la science standard: le postulat de l'existence de quelque chose au-delà des limites de la corporéité est vrai ou faux. En fait il est juste, mais pas pour les raisons invo­quées par Descartes. Ill' est plutôt pour des raisons qui étaient ressenties comme bouleversantes sinon scan­daleuses et intolérables par les plus grands scienti­fiques de l'époque -Leibniz, Huygens, Bernoulli et d'autres, jusqu'à Newton lui-même. Le «trialisme» de Newton est également de la science standard; il est vrai ou faux. Il en va de même de l'hypothèse de l'« homme­machine» de La Mettrie et d'autres et des diverses ten­tatives de développer la «suggestion de Locke».

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La découverte cruciale est que les corps n'existent pas. On ridiculise couramment l'idée du «fantôme dans la machine » (comme dans l'ouvrage influent de Gilbert Ryle, par exemple) . Mais on passe ainsi à côté de la question. Newton a exorcisé la machine en laissant le fantôme intact. De plus, rien n'a remplacé la machine. Ou plutôt, la science en est venue à postuler des enti­tés toujours plus exotiques et occultes : des éléments chi­miques dont le « nombre et la nature» ne seront pro­bablement jamais connus (Lavoisier), des champs et des ondes, l'espace-temps courbe, les notions de la théorie quantique, des cordes unidimensionnelles infinies dans un espace de haute dimensionnalité et des notions plus étranges encore.

Le critère de conformité au sens commun a disparu avec la mécanique de contact. Il n 'existe en outre pas de notion cohérente du matériel, du physique et ainsi de suite. Il n'y a donc pas de problème corps-esprit et il n'est pas question de réduction du mental au physique ou même d'unification des deux domaines. Les ortho­doxies contemporaines paraissent inintelligibles ainsi que les tentatives pour les réfuter. Défenseurs et cri­tiques sont dans le même bateau (qui coule) , et aucune réconciliation n'est nécessaire, voire possible.

Ce n'est pas que ces concepts soient dépourvus de signification. Nous pouvons parler du «monde physique» tout comme nous parlons de la «Vérité réelle» -mais sans laisser entendre que la vérité réelle est flanquée de quelque vérité non réelle, ou que le monde physique

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est flanqué de quelque monde non physique. De même, nous pouvons parler de manière intelligible du «monde réel ». Nous pouvons affirmer, de manière tout à fait intelligible, qu'en dépit d'une abondante rhétorique surfaite, dans le monde réelle libre-échange n'existe pas; cet énoncé peut être vrai ou faux, et il est certai­nement signifiant, mais cela n 'implique pas que le monde comporte deux parties, une qui soit réelle et l'autre irréelle. De même, nous pouvons affirmer que les océans sont réels et que les lignes de latitude, bien qu'elles constituent un élément utile d'une branche quelconque de la science, ne le sont pas, mais là encore, sans laisser entendre que le monde est divisé en une partie réelle et une partie non réelle.

Des termes tels que «physique>> et «réel» ont sans doute une fonction sémantique, mais ils ne divisent pas la catégorie qu'ils qualifient en deux sous-catégories. S'agissant du terme «physique», cette idée est dépour­vue de signification depuis Newton. Le problème n'est pas le caractère vague ou imprécis de notions telles que «physique» ou« réel». Croire cela, c'est mal compren­dre ces termes et leur usage. Nous ne cherchons pas un moyen d'éclaircir la notion de «vérité réelle» ou de préciser la démarcation séparant le «monde réel» d'un quelconque «monde irréel ». Une telle tentative serait tout aussi vaine dans le cas des notions de« physique » et de «matériel».

Supposons que quelqu'un pose le problème de la marche à suivre pour aborder les deux types de vérités

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ou de mondes,« réels» et« non réels», et pose laques­tion de savoir si la seconde catégorie peut être réduite à la première ou si elle représente un domaine séparé et irréductible, ou encore s'il existe quelque moyen de résoudre le problème posé par cette distinction. La bonne réponse ne consiste pas à évaluer les proposi­tions spécifiques mises en avant pour répondre aux questions, mais de proposer un cours de thérapie witt­gensteinienne pour dissiper l'illusion qu'une quel­conque question a été posée. Il en va de même dans le cas du «monde physique» versus le «monde non phy­sique» -tout au moins tant qu'une nouvelle notion quelconque de «physique» n'aura pas été proposée pour remplacer l'ancienne, entreprise peu raisonna­ble, me semble-t-il.

Pour de telles raisons, il est difficile de voir à quoi rime le projet de «naturalisation de la philosophie». On peut également formuler la difficulté en des termes quelque peu différents. Rappelons-nous que cette entre­prise cherche à démontrer que la philosophie est «en continuité>> ou« en harmonie» avec les sciences natu­relles. On suppose que celles-ci comprennent les aspects mécaniques, chimiques, électriques, optiques ... du monde, mais non les aspects mentaux. Pourquoi?

La raison ne peut consister en ce que nous nous fions simplement à ces gens là-bas au département de physique. Ce serait tout simplement irrationnel et, de toute façon, ils n'ont même pas confiance en eux-mêmes. Ainsi, l'American Physical Society vient de publier un

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ouvrage du très éminent physicien John Wheeler dans lequel celui-ci suggère qu'«à un niveau très profond», le monde est constitué uniquement de bits d'informa­tion. Quels que soient les mérites de cette proposition, les partisans de la «naturalisation de la philosophie» sont tous d'avis, en fait ils soutiennent avec insistance, qu'il n'est pas du ressort du philosophe d'anticiper les conclusions de leurs collègues physiciens.

La raison ne peut consister non plus en ce que nous savons trop peu de choses sur les aspects mentaux du monde; la distinction est censée être de principe. Ce n 'est pas non plus que le problème de l'unification n 'a pas été résolu; cela était également vrai des aspects chi­miques, avant Pauling. Et ce n 'est pas le fait que les aspects mentaux soulèvent des questions de normati­vité, de moralité et ainsi de suite, alors que les autres aspects n'en soulèvent pas. Car nous posons des ques­tions d'ordre divers sur la lumière, l'attraction gravita­tionnelle, les molécules complexes, les colonies de fourmis et ainsi de suite. En outre, les questions de moralité et de force normative recoupent la ligne de partage «physique-mental» : les «capacités physiques» entrent en ligne de compte pour la détermination de la culpabilité {mettons, l'incapacité de se précipiter jus­qu'au dixième étage d'un immeuble en feu pour sau­ver un enfant) ; le fait d'éprouver la sensation du bleu n 'est pas lié à la moralité ou à la norrnativité, ni la com­préhension de la signification de l'« eau » (je reviendrai là-dessus).

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Cela peut paraître contraire au sens commun et au bon jugement que de supposer que certains phéno­mènes (l'intentionnalité et la capacité de perception, la conscience, un comportement qui n 'est pas causé mais qui est adéquat, ou que sais-je encore) figurent parmi «les propriétés ultimes et irréductibles des choses» que les physiciens cherchent à cataloguer (selon la for­mulation de Jerry Fodor). Mais cette stipulation n 'est pas très utile. Pourquoi ces phénomènes-là, mais non l'attraction et la répulsion? Newton n 'était certaine­ment pas un imbécile, or il lui semblait tout aussi absurde de supposer que l'interaction sans contact pou­vait compter parmi les phénomènes de la nature.

Jusqu'à récemment, il était largement admis qu'au­cune de ces questions n 'est bien sensée : le «monde physique» est au-delà de notre compréhension intui­tive, que nous incluions ses aspects mentaux ou non. Hume a écrit qu'« il semble que Newton ait retiré le voile devant certains des mystères de la nature)), mais «il a en même temps montré les imperfections de la philosophie mécaniste; il a ainsi remis les secrets ulti­mes [de la nature] dans cette obscurité dans laquelle ils ont toujours été et resteront toujours)). Un siècle plus tard, dans sa classique Histoire du matérialisme (tra­duite en anglais avec une introduction approbative de Bertrand Russell), Friedrich Lange, traitant du «vrai service rendu par Newtom), décrit la question comme suit:

«Nous nous sommes tellement habitués à notre époque à la notion abstraite de forces, ou plutôt à une

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notion planant dans une obscurité mystique entre l'ab­straction et la compréhension concrète, que nous n'é­prouvons plus aucune difficulté à faire agir une parti­cule de matière sur une autre particule sans contact immédiat. Peut-être nous imaginons-nous qu'avec la proposition "Pas de force sans matière", nous avons dit quelque chose de très matérialiste, alors que tout ce temps-là nous laissons calmement les particules de matière agir l'une sur l'autre dans l'espace vide sans lien matériel quelconque. Les grands mathématiciens et physiciens du XVII" siècle étaient très éloignés de tel­les idées. Ils étaient encore tous de véritables matéria­listes conformément à l'ancien matérialisme, en ce sens qu'ils faisaient du contact immédiat une condition de l'influence. La collision entre atomes ou l'attraction par des particules en forme de crochet, simple modi­fication de la collision, constituaient l'archétype de tout mécanisme, et tout le mouvement de la science tendait vers le mécanisme. »

Nous ne nous sommes peut-être pas encore habitués aux conclusions de Priestley et d'autres penseurs, mais la coutume n'est pas un critère permettant d'imposer quelque ligne de partage fondamentale , métaphysique ou autre, entre divers aspects du seul et unique univers.

Les discussions modernes sur ces questions présen­tent deux variantes. L'une s'interroge sur le statut des entités mentales et demande s'il existe de telles entités (états, propriétés, etc.) «qui soient au-dessus des enti­tés physiques ordinaires, des entités identifiables dans

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les sciences physiques ou des entités que le sens com­mun considérerait comme physiques». L'autre variante demande si (et si oui, comment) le «parler représen­tationnel » trouve «sa place dans nos tentatives de décrire et d'expliquer le monde» (Burge). Nous pour­rions nous représenter ces variantes comme étant respectivement métaphysique et épistémologique, ou comme adoptant les modes matériel ou formel, selon la terminologie de Carnap.

Pour que la variante métaphysique ait du sens, il nous faut une notion d 'entité physique ; nous n 'en avons pas. Ce n 'est que spéculation que d'inclure l'attra­ction gravitationnelle, les champs, les formules struc­turales de Kekule, l'espace-temps courbe, les quarks, les supercordes, etc., mais non les processus, événe­ments, entités et ainsi de suite postulés dans l'étude des aspects mentaux du monde. Cette doctrine très influente, dont Quine a été pendant longtemps le par­tisan le plus éminent, paraît dépourvue de force ; il en va de même des critiques.

Quant à la variante épistémologique, nous pouvons être raisonnablement confiants que le «parler représen­tationnel »ne trouvera aucune place dans les tentatives de description et d'explication du monde. Mais cela est inintéressant, car la même chose est vraie du «parler physicaliste», par exemple dans des expressions ordi­naires comme «la roche roule vers le bas de la côte», «les fleurs poussent», «il grossit», «l'avion descend», «le faucon plonge pour attraper sa proie », «le ciel s'as-

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sombrit mais le temps s'améliore lentement», «la comète se dirige vers Jupiter (mais passera probable­ment à côté)», «la fourmi est en train de reconstruire sa colonie après qu'elle fut totalement détruite». Aucune de ces expressions -en fait pratiquement rien de ce que nous disons à propos du «monde physique»- ne peut être traduit dans les sciences. Il n'y a pas plus de raisons de s'attendre à ce qu'une quelconque science future du mental, si jamais elle se développe, se soucie de traduire des énoncés tels que «John parle le chinois» ou« John a pris son parapluie parce qu'il s'attendait à ce qu'il pleuve». La recherche scientifique envisage les problèmes selon ses moyens propres, généralement différents, peut-être en sollicitant des facultés distinc­tes de l'esprit.

L'orthodoxie extemaliste

Cela nous amène au second volet du sujet du langage et de la nature :comment l'emploi du langage est-illié au monde?

L'image dominante, élaborée dans la période moderne en particulier par Gottlob Frege, est fondée sur trois principes:

I. Il existe un réservoir commun de pensées ; II. Il existe un langage commun qui exprime ces

pensées; III . Le langage est un ensemble d'expressions bien

formées et sa sémantique est basée sur une relation

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entre des éléments de ces expressions et les choses dans le monde.

C'est la thèse «représentationnelle>> que j'ai men­tionnée plus haut, qui est également admise par les critiques « extemalistes » du modèle frégien.

Frege a utilisé le terme allemand de Bedeutungpour désigner la prétendue relation entre les expressions et les choses, mais dans un sens technique inventé, parce que la notion pertinente est absente en allemand. Dans les traductions anglaises on utilise des termes tels que reference («référence») ou denotation («dénotation»), également dans un sens technique, et pour la même raison, car cette notion n'existe pas non plus en anglais ni, semble-t-il, dans quelque autre langue humaine. Il existe des termes quelque peu similaires, par exemple «parler de», «demander, solliciter», «se référer à», etc., mais si nous les examinons avec tant soit peu d'at­tention nous constatons qu'ils possèdent des propriétés qui les rendent tout à fait inadaptés au modèle repré­sentationnel. Il n'y a point de mal à introduire des termes techniques pour des recherches théoriques. Au con­traire, il n'y a pas d'autre solution; au-delà du niveau le plus élémentaire, la recherche rationnelle s'écarte des ressources du sens commun et du langage ordi­naire. Ce que nous exigeons d'un cadre théorique est d'un autre ordre: est-il adapté à l'objectif visé?

Pour les recherches dont se préoccupait essentiellement Frege -l'exploration de la nature des mathématiques-

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l'image frégienne est intelligible, peut-être même exacte. Quant au langage naturel, Frege le considérait trop «imparfait» pour qu'il méritât beaucoup d'atten­tion. En nous limitant, mettons, à l'arithmétique, nous pouvons dire de manière intelligible qu'il existe la pensée partagée que deux et deux font quatre, et nous pouvons construire des systèmes symboliques communs au moyen desquels cette pensée peut être exprimée (I et II du modèle) . Relativement au principe III, le système symbolique conçu peut être considéré comme un ensem­ble infini d'expressions bien formées (d'objets mathé­matiques définis) : en notation standard, « ( 2+ 2 )=4 », mais non un quelconque réarrangement de ces termes, mettons « )2=+(4 ».La sémantique de cette expression est basée sur une relation entre le chiffre« 2 »et le nombre deux, objet de quelque univers platonicien, et entre« (2+2)=4 )) et le Vrai, autre objet platonicien. Et ainsi de suite.

Cette image semble également plausible dans un sens normatif pour la recherche scientifique, entreprise humaine plutôt particulière. L'histoire de la science et l'introspection donnent toutes deux à penser que le scientifique recherche peut-être intuitivement quelque chose comme l'image frégienne : des systèmes sym­boliques partagés contenant des termes désignant ce que nous espérons être des choses réelles dans le monde : les quarks, les molécules, les fourmis, les lan­gages humains et leurs éléments, etc.

Mais cette image est tout à fait dépourvue de sens s'agissant du langage humain -entité biologique à étu-

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dier avec les méthodes des sciences sans stipulations arbitraires émanant de quelque autre domaine. La notion de «réservoir commun de pensées» est dépourvue de statut empirique, et il est peu vraisemblable qu'elle en acquière un même si la science de l'avenir devait découvrir une raison, aujourd'hui inconnue, de postuler des entités ressemblant à «ce que nous pensons (croyons, craignons, espérons, attendons, voulons, etc.)». Au mieux le principe I paraît sans fondement, au pire absurde.

Quant au principe II,la notion de «langage commun» n 'a pas sa place dans les tentatives de comprendre les phénomènes du langage et de les expliquer. Deux per­sonnes peuvent bien parler de manière semblable, tout comme elles peuvent se ressembler ou habiter près l'une de l'autre. Mais cela n 'a pas plus de sens de pos­tuler un «langage commun» partagé qu'une forme commune ou une surface commune. Tout comme dans les cas du «physique» ou du «réel», il ne s'agitpas d'un problème d'imprécision ou de manque de clarté: il n 'y a rien à éclaircir; le monde ne contient pas de formes ou de surfaces, ni de langages partagés. Ce n 'est pas non plus que ces termes soient dépourvus de signification; ils conviennent parfaitement à l'usage ordinaire. Cela a un sens pour moi que de vous dire que j'habite près de Boston et loin de Sydney, ou de dire à un Martien que j'habite près des deux mais loin de la Lune. Il en va de même des ressemblances quant à l'aspect et à l'é­locution. Selon les circonstances du discours, je parle ou non comme les gens de Sydney. Des circonstances

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de cet ordre -des àrconstances assez complexes- déter­minent ce que nous appelons parfois des «endroits» et des «langues». Selon certains points de vue, la région du grand Boston constitue un endroit, et selon d'autres non. Le chinois est une «langue» et le roman ne l'est pas, selon des critères tels que les couleurs sur les car­tes et la stabilité des empires. Mais le chinois n'est pas plus un élément du monde que la région de Boston ; on peut soutenir qu'il l'est beaucoup moins, car ses conditions d'individualisation sont, de loin, plus com­plexes et plus étroitement liées au contexte.

Des considérations semblables s'appliquent aux nor­mes et aux conventions du langage. Si par «conventions» nous entendons quelque chose comme «régularités dans l'usage», alors nous pouvons mettre la question de côté; elles sont peu nombreuses et clairsemées et sont à des années-lumière de remplir les fonctions pour lesquelles elles sont invoquées. Si nous entendons ces termes dans un sens utile quelconque, sans l'allure d'objectivité, alors chaque groupement social possède ses normes et ses conventions, y compris les diverses communautés complexes et chevauchantes d'usages linguistiques auxquelles toute personne appartient, même dans les sociétés les plus simples. L'analyse des normes peut être parfaitement intelligible, qu'il s 'a­gisse de mettre le couvert ou de donner une confé­rence. Mais la croyance qu'il y a ici quelque chose à trouver qui ait quelque rapport intéressant avec la théo­rie de la signification ou la connaissance du langage ou

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avec l'observance des règles est certainement erronée, pour des raisons abondamment discutées ailleurs.

Il devrait s'agir là de truismes. Malheureusement, ils servent à rendre une bonne partie des travaux les plus intéressants et les plus profonds en philosophie du lan­gage et de l'esprit pratiquement inintelligibles, chose qui, à mon sens, devrait paraître plus troublante que ce n'est le cas.

Un des arguments soutenant la thèse extemaliste repose sur la supposition que la notion de «langage commun», avec ses normes et conventions, joue un rôle crucial dans la détermination du «contenu» des expres­sions et de la pensée -de ce que nous voulons dire et pensons. Mais cette partie de la thèse repose sur du sable, à moins qu'on ne réponde à certaines questions qui n'ont pas encore été abordées, ni même reconnues, et qui paraissent sans réponse car mal posées.

S'agissant du principe III du modèle, les langages humains diffèrent radicalement des systèmes symbo­liques frégiens sous presque chaque aspect crucial. Nous pouvons si nous le voulons, en parlant de manière métaphorique, appeler ces derniers des «langages», mais il nous faut alors prendre garde que cette méta­phore ne nous induise en erreur. Dans le langage humain il n'existe pas de catégorie telle que celle d' «ex­pression bien formée». Pour les systèmes frégiens, la notion de «grammaire vraie» ou de «procédure géné­rative juste» est dépourvue de signification; toute carac­térisation des expressions bien formées fera l'affaire.

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Pour les langages humains, c'est la seule notion qui ait un sens; en fait, il est tout à fait judicieux, à des fins de recherche théorique, d'identifier une langue comme une procédure générative associant son et significa­tion d'une manière spécifique. Ceux qui connaissent bien la littérature sur la linguistique, la philosophie et la psychologie cognitive reconnaîtront que ces simples faits suffisent à saper les fondements d'un vaste éven­tail de discussions sur de prétendus problèmes d'é­quivalence extensionnelle, de capacité générative, de récursivité et de bien d'autres choses encore. L'étude de tels sujets ne peut tout au plus qu'être indirecte­ment suggestive, car les concepts utilisés sont simple­ment dépourvus d'applications au langage naturel.

Considérons enfin la relation de Bedeutung - réfé­rence censée exister entre les mots et les choses. C'est une question empirique que de savoir si le langage humain fonctionne de cette manière, or il semble que la réponse soit négative. Ce n'est pas une question d'imprécision ou de «texture ouverte». C'est plutôt que le système est conçu de manière tout à fait différente. Pour autant que nous sachions, il n 'est pas plus rai­sonnable de chercher quelque chose-dans-le-monde désignée par le mot «rivière» ou «arbre» ou« eau » ou «Boston» que de chercher quelque collection de mou­vements moléculaires désignée par la première syllabe ou la consonne finale du mot «Boston». Avec suffi­samment d'héroïsme on pourrait défendre de telles thèses, mais elles paraissent ne pas avoir de sens du

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tout. Certes, chaque usage de ce genre des mots peut bien désigner, en un certain sens, des mouvements moléculaires spécifiques et des choses-dans-le-monde spécifiques (le monde tel qu'il est ou tel qu'on conçoit qu'il est) ; mais c'est là une question différente qui n'a rien à voir avec notre propos.

Revenons à l'observation que le parler physicaliste ordinaire ne trouve pas de place dans la recherche scien­tifique. Cela est admis pour la physique et peut-être pour les «sciences dures» en général. Mais certains philosophes contemporains (qui, souvent, ne sont pas d'accord sur grand-chose d'autre) ont affirmé que les «sciences spéciales» comme la géologie ou la biologie font en réalité usage de notions relevant du sens com­mun. Ainsi Hilary Putnam soutient que la théorie de l'évolution utilise le concept ordinaire d'« être humain», et l'on a suggéré (Jerry Fodor, si je l'interprète correc­tement) que la notion de «rivière» est utilisée en géo­logie. Mais de telles idées sont fausses .

Il est vrai que la théorie de l'évolution s'attache à la chose qui prononce maintenant ces mots, mais non conformément aux termes descriptifs de «personne» ou d'«être humain», avec leurs curieuses propriétés d'individualisation en termes de continuité psychique et autres notions du même ordre. En outre, comme l'a signalé Locke, il s'agit ici de «notions juridiques» com­prises dans un cadre de responsabilité juridique, de jugement moral et ainsi de suite, cadre qui ne joue aucun rôle dans la théorie de l'évolution.

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Prenons le terme de «rivière». Bien avant Locke, Thomas Hobbes avait reconnu que «ce sera la même rivière qui coule d'une seule et même fontaine, que ce soit la même eau, une autre eau ou autre chose que de l'eau qui coule de là». L'identité d'une chose dépend de la manière dont elle a été engendrée, conclut-il, idée qui remonte à Aristote (et qui, comme l'a fait remarquer Hobbes, sous-tend l'exemple fameux du «navire de Thésée», qui reste le même navire même si chaque planche est remplacée au cours du temps). Aucune notion de ce genre n'intervient en géologie. De plus, ces remarques sous-estiment largement la complexité du concept de rivière. Prenez la rivière Charles, qui coule devant mon bureau. Non seulement resterait-elle la même rivière si elle venait à être composée essentiellement (peut­être uniquement) de substances chimiques provenant d'usines en amont, comme l'a fait remarquer Hobbes, mais il en serait encore de même si son cours était inversé, si elle était dirigée dans un autre cours, si elle était contrainte de se jeter dans un lac au lieu de la mer ou même si elle était divisée en cours d'eau distincts convergeant peut-être plus loin. Aucun concept tant soit peu semblable à celui-ci n 'intervient dans les scien­ces de la terre.

La même chose est vraie des mots en général. De Hobbes à Locke et à Hume, un des principaux sujets de discussion était la nature de concepts tels que celui d'arbre, qui est quelque chose d'individualisé en termes de vie commune, de sympathie de ses parties et de leurs contri-

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butions à la même fin et ainsi de suite. Hume a en outre rejeté l'idée qu' «il existe une nature particulière appar­tenant à cette forme », comme l'a dit Shaftesbury, et il a conclu que l'identité est «fictive», que c'est quelque chose que nous «attribuons aux esprits des hommes >> -au même titre que les unités phonétiques des repré­sentations mentales, par exemple la première syllabe de «Boston» ou sa consonne finale.

Je crois que Hume a raison à ce sujet, ce en quoi il s'oppose au second des arguments principaux de l'or­thodoxie extemaliste qui a cours depuis nombre d'an­nées: l'idée que les faits concernant le monde partici­pent à la détermination de la signification de nos mots (mis à part l'aspect banal évoqué plus haut pour lequel, de l'avis de tous, cela est vrai). La conclusion de Hume paraît encore plus convaincante si nous examinons de plus près des concepts tels que celui d'arbre, qui sont beaucoup plus complexes que ne l'avaient supposé Locke, Hume lui-même et d'autres encore. Tentons par exemple l'expérience par la pensée suivante. Supposons que nous transplantions un arbre ailleurs, lui coupions une branche et la plantions à l'endroit initial et que nous constations dix ans plus tard que les deux objets sont impossibles à distinguer. Quel est l'arbre originel? Nous connaissons la réponse, et elle est insolite- illus­tration parmi d'autres de nombreuses complexités.

Qu'en est-il de l'eau qui coule dans la rivière (par­fois)? Presque jusqu'à la fin du XVIII• siècle l'eau était considérée comme l'archétype de la substance simple

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non analysable, mais avec une réserve. Pour des corpus­culariens comme Boyle et Newton, elle était constituée de particules minuscules et non détectables, les com­posantes de base de la nature, lesquelles pouvaient être réorganisées de diverses manières pour engendrer n 'importe quoi, de sorte que la transmutation était en principe réalisable. En fait, une expérience célèbre réali­sée en 1647 par van Helmont, expérience considérée parfois comme fondatrice de la science moderne de la chimie, a permis de démontrer que l'eau pure pouvait être transformée en un arbre, forme hautement orga­nisée. La démonstration était tout à fait convaincante et n'a pas réellement été réfutée jusqu'à Lavoisier. Mais avant cela, l'eau était considérée comme étant une sub­stance aussi simple que possible.

Nous connaissons fort peu de choses sur la «psycho­logie populaire» ou sur le «sens commun>> et, en par­ticulier, nous ne savons pas comment différencier les composantes innées gisant à leurs racines des revête­ments culturels qui les façonnent d'une manière ou d'une autre. Mais on pourrait conjecturer que la sim­plicité de substances telles que l'eau n 'est pas très éloi­gnée de la véritable «psychologie populaire ».

En revanche, nous savons également que l'esprit non formé -c'est-à-dire chacun d'entre nous, car per­sonne n 'en sait assez pour donner la formation néces­saire, et l'expérience n'a qu'une pertinence marginale ­l'esprit non formé, donc, comprend le concept d'eau d'une manière beaucoup plus complexe. Supposons

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qu'il y ait deux tasses sur la table, la tasser, qui contient du H20 pur, et la tasse 2, qui a été remplie à partir du robinet dans l'évier. Supposons que je plonge un sachet de thé dans la tasse r. On a maintenant du thé, et non de l'eau. Supposons que ce qui sorte du réservoir d'eau soit du H20 pur ayant été traité au réservoir avec un filtre bactéricide, et supposons en outre qu'il s'agisse d'un filtre à base de thé ; car quelqu'un a découvert que le thé tue les bactéries. La tasse 2, remplie à partir du robinet, contient ainsi du H20 avec une certaine quan­tité de thé en « impureté ~~ . Mais c'est de l'eau, et non du thé, contrairement au contenu de la tasse r, qui est du thé. Une tasse contient de l'eau et l'autre du thé, bien que les deux soient peut-être chimiquement identiques.

Par introspection ces faits sont évidents, et ils ont été confirmés par des recherches empiriques. Des expé­riences menées par Barbara Malt démontrent que 1 'eau -même l'eau prototypique- est très faiblement corré­lée avec le contenu en H20, même chez les gens qui connaissent la chimie pertinente. Ce qu'est l'eau dépend plutôt d 'un ensemble complexe d'intérêts et de préoc­cupations humains.

Même l'eau la plus pure peut ne pas être de l'eau dans les langages humains, quoi qu'en disent les chi­mistes au moyen de leurs propres systèmes symbo­liques (en utilisant peut-être les mêmes sons). Dans un récent article technique de la revue Science on fait remarquer que le verre est «un liquide ayant perdu sa capacité à couler », qu'il est dépourvu de structure cris-

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tatline (contrairement à la glace) et que, structurelle­ment, il est« à peine distinguable de la substance fluide qu'il était avant qu'il ne passe, dans certains cas de manière tout à fait abrupte, à l'état vitreux )). De surcroît, on a récemment découvert que «la plus grande partie de l'eau dans l'univers existe sous forme vitreuse (dans les comètes ... ) >>, c'est-à-dire, «sous forme d'eau vitreuse d'origine naturelle )).

Mais ce qui représente «la plus grande partie de l'eau dans l'univers )) pour le chimiste qui a écrit l'article n'est pas du tout de l'eau pour vous ni pour moi. Retournons aux tasses r et 2, et supposons qu'elles soient faites d'H20 pur dans l'état vitreux (prélevé sur une comète) . Supposons que Jones demande de l'eau et que je lui donne une des tasses, en pensant à la tasse elle-même et non à son contenu. Je l'induis alors en erreur, ou pire, bien qu'il s'agisse d'H20 pur, d'«eau vitreuse d'origine naturelle )). Et, comme il a été noté, je réponds adéquatement à sa demande si je lui donne ce qui provient du robinet, bien qu'il ne s'agisse pas d'H20 pur. Mais je ne réponds pas comme il faut à sa demande si je lui donne la substance chimiquement identique formée en plongeant un sachet de thé dans de l'H20 pur.

Même dans le cas de la plus simple des substances, sa constitution n 'est qu'un facteur mineur dans la déter­mination de son identité comme telle ou telle chose. Et le concept de «même substance que ceci )), où le terme «même)) est déterminé par la vérité sur le monde

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(connue ou inconnue de la science, pour le moment ou à jamais), n 'est pas un facteur déterminant.

Des considérations comme celles-là rendent à mon avis la thèse extemaliste très improbable et affaiblissent encore plus une bonne partie de l'argumentation uti­lisée pour la soutenir (les expériences par la pensée sur «les terres jumelles» et ainsi de suite). L'approche par la «même essence» de la signification des «termes» dits «d'espèce naturelle» paraît au mieux très discu­table, ainsi que les notions de «désignatif rigide» et aut­res notions semblables.

Ces conclusions sont renforcées lorsque nous exa­minons plus attentivement les parties du langage qui paraissent «les plus référentielles», les pronoms et aut­res termes mis en jeu dans la« référence dépendante». Même ici, nous trouvons que les significations réelles sont «attribuées à l'esprih> selon des voies complexes et que non seulement la thèse extemaliste, mais encore la thèse référentielle sont absolument insoutenables. Le langage ne fonctionne tout simplement pas comme cela, quelque pertinentes que puissent être de telles idées pour le fonctionnement d'autres capacités humai­nes, par exemple la «faculté formatrice de la science», si tant est que celle-ci constitue une composante dis­tincte de l'esprit, selon le cas.

Pour des raisons semblables nous ne pouvons pas supposer que les énoncés (et à plus forte raison les phrases) incorporent des conditions de vérité. Tout au plus peuvent-ils posséder quelque chose de plus corn-

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plexe, à savoir des «indications de vérité», en un cer­tain sens. Il ne s'agit pas d'un problème de «texture ouverte» ou de «ressemblance de famille» dans le sens wittgensteinien. Cette conclusion ne confere pas non plus du poids à la croyance que la sémantique est «holiste» dans le sens quinien, selon lequel les pro­priétés sémantiques seraient attribuées à l'ensemble de mots tout entier et non à chacun individuellement. Chacune de ces images familières de la nature de la signification paraît partiellement juste, mais seulement partiellement. Il y a de bonnes raisons de croire que les mots sont pourvus de propriétés intrinsèques de sono­rité, de forme et de signification, mais également d'une texture ouverte, qui permet à leurs significations d'ê­tre étendues et précisées de certaines manières, ainsi que de propriétés holistes permettant, dans une certaine mesure, des ajustements réciproques. Les propriétés intrinsèques sont suffisantes pour établir certaines rela­tions formelles entre les expressions, qui sont interprétées notamment comme des rimes ou des implications logiques par les systèmes performatifs associés à la faculté de langage. Parmi les relations sémantiques intrinsèques paraissant bien établies sur des bases empiriques figurent les connexions analytiques entre expressions, sous-classe sans importance particulière pour l'étude de la sémantique des langages naturels, malgré qu'elle soit peut-être, indépendamment de ce qui précède, d'intérêt dans le contexte différent des préoc­cupations de la philosophie moderne. Mais peut-être

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seulement, car il n 'est pas certain que le langage humain ait grand-chose à voir avec ces préoccupations, ni que celles-ci cement ce qui était traditionnellement d'intérêt.

La structure intrinsèque des expressions, fixe et riche, en particulier leurs propriétés sémantiques doivent être partagées dans une large mesure par les personnes et par les langues, car elles sont connues en l'absence de données externes. Elles tirent donc leur origine du patrimoine biologique humain partagé qui détermine une partie substantielle de ce que nous savons, comme l'ont reconnu des penseurs d'horizons divers, entre autres Platon, Descartes et Hume.

Le langage comme objet naturel

Pour revenir aux deux volets de l'étude du langage et de la nature que j'ai abordés au début, il me paraît rai­sonnable de tirer les conclusions générales suivantes.

S'agissant de la place du langage (et de l'esprit en général) dans la nature, il y a peu de choses à dire. Les questions relatives au matérialisme, au physicalisme et ainsi de suite n'interviennent pas. Il n'y a pas de ques­tions cohérentes, et donc pas de réponses. Nous étudions simplement les aspects mentaux du monde (y compris les aspects linguistiques) de la même manière que tous les autres. Quant au langage humain, il s'agit d'un objet biologique doté de propriétés fort complexes et très spécifiques ; il differe considérablement des systèmes formels construits appelés «langages» par une exten-

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sion métaphorique qui est inoffensive si elle n 'est pas prise au sérieux, mais qui s'est en fait avérée très trom­peuse. En particulier, il n 'y a pas à se poser la question de savoir comment les langages humains représentent le monde, ou le monde tel qu'on s'imagine qu'il est. Car ils ne le représentent pas. Les expressions fonc­tionnent d'une manière tout à fait différente quant à leurs aspects sensorimoteurs et aux autres propriétés de l'emploi du langage. Il n'y a pas de sémantique basée sur la référence, et donc pas de thèse extemaliste cohé­rente à propos du langage et de la pensée; cette dernière thèse est également intenable pour des raisons plus spécifiques. Il existe en effet une sémantique internaliste riche et passionnante qui fait en réalité partie de la syntaxe, au même titre à cet égard que la phonologie. Ces deux systèmes fournissent des« instructions » aux systèmes performatifs, qui les utilisent de manière complexe et largement prédéterminée pour l'articulation, l'interpré­tation, le questionnement et l'expression de la pensée ainsi que pour diverses formes d'interaction humaine. n se pose des questions difficiles et importantes sur la manière dont les objets mentaux formés par les opérations de la faculté de langage sont utilisés pour ce qui regarde à la fois leurs aspects phonétiques et sémantiques.

Il s'agit là de problèmes centraux de la biologie humaine. Nous pouvons tenter d'extraire des éléments de réponse pour certains d 'entre eux, parfois avec quelque succès et même avec des résultats tout à fait surprenants. La recherche sur le langage et son utili-

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sation dans des cadres sociaux plus vastes est tribu­taire de ce que l'on aura compris au sujet de l'objet bio­logique qu'est le langage, même lorsque ce fait est nié ; car il n'y a pas d'autre solution cohérente. Reconnaître cette réalité ne peut qu'être bénéfique à une telle recherche, plutôt que de la nier pour des motifs irrationnels et souvent idéologiques. Tout au moins à cet égard, l'étude de la société humaine ressemble à celle des commu­nautés de fourmis et d'oiseaux et des autres sociétés non humaines, bien qu'elle en diffère sous maints autres aspects cruciaux, cela dans une mesure non négligeable en raison des capacités linguistiques uniques de l'espèce humaine. Quant aux aperçus cartésiens, ils ne sont pas remis en question par les connaissances actuelles, mal­gré que le cadre dans lequel ils ont été exprimés fût aban­donné il y a longtemps.

Bon nombre des problèmes classiques - spécifi­quement ceux qui préoccupaient en particulier Des­cartes et qui sous-tendent sa métaphysique dualiste­restent immunisés contre toute recherche sensée. Pourquoi il en est ainsi, nous ne pouvons que spécu­ler là-dessus. Il pourrait bien s'avérer que Hume avait raison de conclure que «les secrets ultimes [de la nature] resteront à jamais dans l'obscurité», y compris ce qu'il a appelé ailleurs «les sources et principes secrets par lesquels l'esprit humain est mû dans ses actions». Il n'est pas impossible que nous comprenions un jour pourquoi cela est vrai, dans la mesure où c'est le cas, même si nous ne sommes pas capables de pénétrer les

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mystères. Quoi qu'il en soit, il est abusif de prétendre que nous comprenons ce que nous ignorons complè­tement, bien qu'il y ait grand mérite à pousser jusqu'à leurs limites les capacités intellectuelles que nous ne comprenons encore qu'à peine.

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Table des matières

Avant-propos de l'éditeur ........... .. .................... .. ... 5

Noam Chomsky et Michel Foucault De la nature humaine, justice contre pouvoir .... 7

N oam Chomsky langage et pensée : quelques réflexions sur des thèmes vénérables ................ ...... .... ........ 87

Noam Chomsky langage et nature ............ ............ ...... ................ 149

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Parus aux éditions Aden

Un peintre parmi les gueules noires, Gilles Martin,

entretien avec Roger Somville. o 11 septembre 2001, la jin de la «jin de l'histoire»,

Jean Bricmont, Noam Chomsky,

Naomi Klein, Anne Morelli.

o Lumumba un crime d'État, Colette Braeckrnan.

o En travers de la gorge, Titom.

o La fortune des Boël, Marco Van Hees.

Petite bibliothèque d'Aden I. Les luttes de classes en Flandre, Paul Lafargue.

2. Tuer l'espoir, Norman Finkelstein.

3- Mourir pour Mac Do en Irak, Collectif.

4· Comprendre le pouvoir, tome 1, Noam Chomsky.

5· Socialisme utopique et socialisme scientifique, Friedrich Engels.

6. Bastions pirates, Do or die.

7· Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé?, Nazim Hikmet. 8. L'Insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique,

Maurice Bologne.

9· Le socialisme et l'homme, Ernesto Che Guevara.

1o.Sur la nature humaine, Noam Chomsky et Michel Foucault.

n. Comprendre le pouvoir, tome 2, Noam Chomsky. 12. Retour sur la question, Hemi Alleg. 13- Giap et Clausewitz, T. Derbent.

14. Comprendre le pouvoir, tome 3, Noam Chomsky.

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Grande bibliothèque d'Aden 1. Zola l'imposteur, Julie Moens. 2. Clausewitz et la guerre populaire, T. Derbent. 3· Les États-Unis, de mal empire, D. Bleitrach, V. Dedaj

et M. Vivas. 4· Impérialisme humanitaire, Jean Bricmont. 5· La RTBF est aussi la nôtre, Bernard Hennebert.

Collection EPO • Breendonk, chronique d'un camp (1940-1944).

Jos Vander Velpen. • L'horreur impériale, Michael Parenti. • La guerre des médicaments. Pourquoi sont-ils si chers?,

Dirk Van Duppen. • Le mythe de la bonne guerre, Jacques R. Pauwels. • Le nouveaux maîtres de l'école, Nico Hirtt • Tutti cadaveri, le procès de la catastrophe du bois du Cazier

à Marcinelle, Marie Louise De Roeck, Julie Urbain et Paul Lootens.

• Hitler, l'irrésistible ascension?, Kurt Gossweiler.

Les Éditions Aden publient, régulièrement, un courrier d'informations alternatives gratuit envoyé par email. Pour s'inscrire : [email protected]