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Remarque : je suis navrée d’avoir dû hâter la L.A. de l’extrait des Bonnes. Le programme est contraignant, et je n’ai pas le temps de revenir sur ce texte. Lisez attentivement cette L.A. et posez-moi des questions si nécessaire. Je remercie Claire G. pour son plan. L.A. des Bonnes – Genet Genet, de par son existence de marginal, s’intéresse de près aux figures du réprouvé et du criminel. Sa pièce la plus connue, Les Bonnes, jouée pour la première fois en 1947 dans une mise en scène de Louis Jouvet, s’inspire d’un fait-divers, l’affaire Papin. Deux domestiques, des sœurs, se révoltent contre leur condition, et projettent d’assassiner leur maîtresse. Genet a insisté sur le fait que la pièce ne constitue en rien « un plaidoyer sur le sort des domestiques », le dramaturge privilégiant l’analyse psychologique de la souffrance induite par l’humiliation inhérente à la condition de domestique. Dans cet extrait, qui figure dans l’exposition, les sœurs mettent en scène la mort de Madame. Nous nous demanderons dans quelle mesure cette scène d’exposition déconcertante renouvelle le thème du couple du maître et du valet. La souffrance des bonnes conduit ces dernières à la révolte. Cependant, tout ceci est illusoire et s’inscrit dans le cadre d’une « cérémonie ». [I] La souffrance des bonnes : A) Deux univers étanches : - Les bonnes et Madame vivent dans deux univers étanches. L’espace exprime de façon symbolique la séparation des deux mondes : Madame a une chambre somptueuse (c’est dans ce lieu unique que l’action se dérouleu) et les bonnes sont consignées dans la cuisine, lieu qui se situe hors scène : « je retourne à ma cuisine » s’exclame Solange à la l. 26. - L’appartenance à une classe sociale détermine le mode de vie. On constate ainsi une représentation antithétique de ces deux univers. L’univers de Madame connote le luxe et la beauté : Madame possède des « poudres », des « rouges à ongles », des « parfums », de « la soie », du « velours » et de « la dentelles » (l. 6/7), autant d’étoffes nobles qui embellissent le personnage. A l’inverse, les bonnes sont associées à un univers sale et étriqué, ce que connote la paronomase entre « gants » et « dents » (l. 26) : l’univers des bonnes exhale une odeur nauséabonde et se caractérise par le bruit peu gracieux du « rot silencieux de l’évier » (l. 27). Solange le résume dans une formule qui se veut antithétique : « vous avez vos fleurs, j’ai mon évier » (l. 27). B) Des sentiments ambivalents : - Le fait d’être prisonnières de leur condition sociale provoque l’admiration et l’envie des bonnes à l’égard de Madame : elles sont fascinées par l’opulence de cette dernière, d’autant plus qu’elles en sont privées. Ceci est perceptible dans la 1 ère réplique de Solange. Les points de suspension y créent un effet d’attente et retardent le cplmt du nom qui associe métaphoriquement le corps de

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Remarque : je suis navrée d’avoir dû hâter la L.A. de l’extrait des Bonnes. Le programme est contraignant, et je n’ai pas le temps de revenir sur ce texte. Lisez attentivement cette L.A. et posez-moi des questions si nécessaire. Je remercie Claire G. pour son plan.

L.A. des Bonnes – Genet

Genet, de par son existence de marginal, s’intéresse de près aux figures du réprouvé et du criminel. Sa pièce la plus connue, Les Bonnes, jouée pour la première fois en 1947 dans une mise en scène de Louis Jouvet, s’inspire d’un fait-divers, l’affaire Papin. Deux domestiques, des sœurs, se révoltent contre leur condition, et projettent d’assassiner leur maîtresse. Genet a insisté sur le fait que la pièce ne constitue en rien « un plaidoyer sur le sort des domestiques », le dramaturge privilégiant l’analyse psychologique de la souffrance induite par l’humiliation inhérente à la condition de domestique. Dans cet extrait, qui figure dans l’exposition, les sœurs mettent en scène la mort de Madame. Nous nous demanderons dans quelle mesure cette scène d’exposition déconcertante renouvelle le thème du couple du maître et du valet. La souffrance des bonnes conduit ces dernières à la révolte. Cependant, tout ceci est illusoire et s’inscrit dans le cadre d’une « cérémonie ».

[I] La souffrance des bonnes : A) Deux univers étanches :

- Les bonnes et Madame vivent dans deux univers étanches. L’espace exprime de façon symbolique la séparation des deux mondes : Madame a une chambre somptueuse (c’est dans ce lieu unique que l’action se dérouleu) et les bonnes sont consignées dans la cuisine, lieu qui se situe hors scène : « je retourne à ma cuisine » s’exclame Solange à la l. 26. - L’appartenance à une classe sociale détermine le mode de vie. On constate ainsi une représentation antithétique de ces deux univers. L’univers de Madame connote le luxe et la beauté : Madame possède des « poudres », des « rouges à ongles », des « parfums », de « la soie », du « velours » et de « la dentelles » (l. 6/7), autant d’étoffes nobles qui embellissent le personnage. A l’inverse, les bonnes sont associées à un univers sale et étriqué, ce que connote la paronomase entre « gants » et « dents » (l. 26) : l’univers des bonnes exhale une odeur nauséabonde et se caractérise par le bruit peu gracieux du « rot silencieux de l’évier » (l. 27). Solange le résume dans une formule qui se veut antithétique : « vous avez vos fleurs, j’ai mon évier » (l. 27).

B) Des sentiments ambivalents : - Le fait d’être prisonnières de leur condition sociale provoque l’admiration et l’envie des bonnes à l’égard de Madame : elles sont fascinées par l’opulence de cette dernière, d’autant plus qu’elles en sont privées. Ceci est perceptible dans la 1ère réplique de Solange. Les points de suspension y créent un effet d’attente et retardent le cplmt du nom qui associe métaphoriquement le corps de Madame à des matières précieuses : « votre poitrine… d’ivoire ! Vos cuisses… d’or ! Vos pieds… d’ambre ! » (l. 2/3) .- Toutefois, l’injustice de cet état de fait suscite la haine des bonnes, qui la crachent au visage de Madame : « Je vous hais ! Je vous méprise. » s’écrie Solange à la l. 1- Une rivalité féminine complique la relation des bonnes et de Madame. Si les sœurs acceptent la modestie de leurs conditions de vie, elles ne tolèrent pas que Madame fasse une intrusion dans leur univers et séduise le laitier. Les questions rhétoriques manifestent l’indignation de Solange : « Vous croyez pouvoir dérober la beauté du ciel et m’en priver ? Et me prendre le laitier ? » (l. 6).

Cette souffrance est telle que les bonnes se révoltent contre leur condition et tentent d’assassiner Madame.

[II] La « révolte des bonnes » : A) L’inversion des rôles :

- Les bonnes se révoltent contre Madame. Ceci est permis par le fait que le respect et la crainte suscités par Madame semblent avoir disparu : « Vous ne m’intimidez plus » affirme Solange à la l. 1. Ainsi, les bonnes peuvent prendre le dessus sur Madame et renverser le destin de cette dernière : « Madame se croyait protégée par ses barricades de fleurs (…) c’était compter sans la révolte des bonnes. La voici qui monte, Madame. Elle va crever et dégonfler votre aventure. » (l. 14/15).

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- Les rôles s’inversent comme le montre le statut des personnages masculins : si Madame est suspecte d’avoir séduit le laitier, les bonnes ont fait condamner monsieur par une lettre anonyme (l. 16).

- Cette révolte permet aux bonnes de transcender leur condition : elle les grandit et les magnifie. Aux l. 21 à 24, Solange adopte un ton prémonitoire et solennel pour intimider Madame, et reconnaît la « grandiloquence » de ses propos. Selon elle, le « faste » enveloppe les bonnes et les transfigure. Ainsi, Solange joue sur la polysémie du mot « claire », qui est à la fois un nom propre et un adjectif féminin, synonyme de « lumineuse » (l. 12) : « Claire est là, plus claire que jamais. Lumineuse. » (l. 12).

- Cette révolte confère à la scène un ton tragique. Le couple maître/valet est propre à la comédie, mais il est traité par Genet sur un registre tragique. [ La tragédie est née à Athènes, au Ve s. av. J.-C. et le mot vient du grec « tragos » qui désigne le bouc, animal fétiche de Dionysos. ] La tragédie antique est donc associée à un rite sacré. Or, la « cérémonie » des bonnes n’est rien d’autre qu’un rite sacrificiel. L’assassinat de Madame leur permet de transcender leur condition : « Je suis la bonne. Vous au moins vous ne pouvez pas me souiller. Mais vous ne l’emporterez pas en paradis » (l. 27/28). Par ailleurs, le destin de Madame semble s’accomplir inéluctablement de manière funeste : la métaphore du « rouleau » suggère la fatalité (« vous êtes au bout du rouleau ma chère », l. 29). Madame sera progressivement broyée par la « machine infernale »1 des bonnes.

B) La violence de cette révolte : - Cette révolte se distingue par sa violence. Solange commence par l’invective. En effet, elle insulte Madame :

« Solange vous emmerde » (l. 8). La révolte est avant tout verbale. Du point de vue de la répartition volumétrique des répliques, c’est la domestique qui domine la scène.

- Solange en vient ensuite aux mains puisque les didascalies indiquent qu’ « elle crache » puis qu’ « elle gifle » sa comparse (l. 12). Elle adopte une attitude menaçante, comme en atteste la didascalie de la l.5 (« marchant sur elle »), que l’actrice doit restituer par son jeu de scène. La violence obéit à une gradation et atteint son climax à la fin de la scène avec la tentative de meurtre par strangulation. Les impératifs montrent que Solange a pris le dessus sur Madame : « Allez, ne tremblez pas, n e frissonnez pas, j’opère vite et en silence » (l. 30/31).

- La violence dont fait preuve la bonne provoque la terreur de Madame, ce qui confirme le registre tragique de la scène [ la tragédie classique, au XVIIe s., est censée inspirer terreur et pitié ]. Les didascalies mettent en avant la terreur de celle qui joue Madame : « affolée » (l. 9) ; « suffoquée » (l. 4).

Madame ne meurt pas à la fin de la scène et tout porte à croire que cet assassinat est une mise en scène.

[III] la mise en abyme : la « cérémonie » : A) La répétition de l’assassinat :

- Cette scène d’exposition est déconcertante dans la mesure où le spectateur ne sait pas qu’il s’agit de théâtre dans le théâtre. Le lecteur, grâce aux didascalies, sait que Claire joue le rôle de Madame, mais le spectateur ne sait pas que tout ceci est un jeu de rôles. Les bonnes répètent le rite sacrificiel de la mort de Madame. Le théâtre remplit bien son rôle d’exutoire : elles expriment leur haine.

- A la l. 11, Claire rappelle à l’ordre sa sœur, qui a rompu l’illusion théâtrale. En effet, Solange jouait le rôle de Claire et l’a oublié en s’exclamant « Solange vous emmerde ! » (l. 8). Claire doit donc redistribuer les rôles, tel un metteur en scène : « Claire, Solange, Claire ». Cette scène provoque le doute du spectateur quant à l’identité des personnages, qui en viennent eux-mêmes à confondre leur identité et le rôle endossé.

- Puisque Claire joue le rôle de Madame, il est possible que la rivalité féminine à propos du laitier oppose non pas Madame à ses bonnes, mais Claire à Solange. La relation entre les deux sœurs est donc particulièrement complexe.

- La sonnerie du réveil, à la fin de la scène, signale la fin du rituel. Elle ramène les personnages à la réalité et clarifie la situation pour le spectateur. Elles sortent de leur transe comme le prouve la didascalie : « les deux actrices se rapprochent, émues, et écoutent, pressées l’une contre l’autre » (l. 32/33).

B) Le renouvellement d’un thème baroque : - Le baroque est un mvt litt de la 1ère moitié du XVIIe s. Au théâtre, un des grands thèmes baroques est le théâtre

dans le théâtre. Caldéron est un dramaturge baroque qui a écrit La vie est un songe. Les pièces de Shakespeare, le dramaturge anglais, peuvent être qualifiées de baroques. Dans Comme il vous plaira, on peut lire ceci : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons

1 Titre d’une pièce de Jean Cocteau, qui constitue une réécriture de la tragédie antique de Sophocle, Œdipe roi.

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plusieurs rôles. » Le monde est apparenté à une scène, et la vie à une pièce de théâtre. Tout ceci ramène l’Homme à la vacuité de son existence, à la vanité de ses actions2. La vie est éphémère, par conséquent nos rpeves et nos actions sont dérisoires (thème des vanités en peinture ; cf le "vanitas vanitatum et omnias vanitas" biblique)

- Dans cette scène, la théâtralité est double. Non seulement les bonnes jouent un jeu de rôles à travers la « cérémonie », mais en plus, dans la vie courante, elles jouent les domestiques. la vie sociale nous incite à gommer notre individualité pour endosser un rôle. Le moi social est différent du moi privé et le premier devient vitre une seconde nature3. La bonne utilise des formules toutes faites : « Pour vous servie, encore, Madame ! » (l. 26). Le statut social impose un ensemble de codes langagiers, comportementaux et vestimentaires. A la l. 21, Solange s’exclame : « je connais la tirade ». Elle fait référence au fait que les rapports entre les domestiques et les maîtres sont prédéterminés par ces codes.

- Le miroir, objet central dans ce passage, dédouble le personnage, et rappelle la dualité.

CCL : le couple maître et valet, hérité de la commedia dell'arte et très présent dans la comédie classique, est au couer de la pièce de Genet. Le paradigme socio-politique a changé, et les rapports de classe aussi. Les domestiques de cette pièce de 1947 font écho à la lutte des classes. Genet se réapproprie le motif de la mise en abyme : à tvs le jeu de rôles, les bonnes renversent le pouvoir de Madame, vengent l'humiliation attachée à leur condition. Genet dépeint un valet qui, grâce à un rituel sacrificiel, transcende sa condition.

2 cf la pièce de Shakespeare, Macbeth, V,5 : « life is a tale told by an idiot, full of sound and fury, and signifying nothing » 3 Le philosophe et écrivain Jean-Paul Sartre disait que personne ne joue mieux le garçon de café que le garçon de café lui-même. La fonction "garçon de café" invite la personne qui la remplit à s'approprier les codes vestimentaires, langagiers et comportementaux de ladite fonction. De sorte que le garçon de café se confond avec sa fonction.