Vapnarsky Le Passif Peut Il Eclairer Les Esprits 2013

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Ateliers d'anthropologie 39 (2013) L'agentivité, vol. II ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Valentina Vapnarsky Le passif peut-il éclairer les esprits ? Agentivités, interactions et esprits-maîtres chez les Mayas ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Valentina Vapnarsky, « Le passif peut-il éclairer les esprits ? », Ateliers d'anthropologie [En ligne], 39 | 2013, mis en ligne le 20 décembre 2013, consulté le 31 mars 2014. URL : http://ateliers.revues.org/9449 ; DOI : 10.4000/ ateliers.9449 Éditeur : LESC (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative) http://ateliers.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://ateliers.revues.org/9449 Document généré automatiquement le 31 mars 2014. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés

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uses of passive voice in Maya

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  • Ateliers d'anthropologie39 (2013)L'agentivit, vol. II

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    Valentina Vapnarsky

    Le passif peut-il clairer les esprits?Agentivits, interactions et esprits-matres chez lesMayas................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueValentina Vapnarsky, Le passif peut-il clairer les esprits?, Ateliers d'anthropologie [En ligne], 39|2013, misen ligne le 20 dcembre 2013, consult le 31 mars 2014. URL: http://ateliers.revues.org/9449; DOI: 10.4000/ateliers.9449

    diteur : LESC (Laboratoire dethnologie et de sociologie comparative)http://ateliers.revues.orghttp://www.revues.org

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    Valentina Vapnarsky

    Le passif peut-il clairer les esprits?Agentivits, interactions et esprits-matres chez les Mayas

    1 Lattribution par les humains de proprits agentives aux humains ou dautres entitsimplique bien souvent des conduites, dispositions et positionnements communicationnels,associs des choix linguistiques prcis1. La rflexion sur ce thme que nous proposons danscet article est mene en associant une analyse grammaticale de la faon dont des notionsaffrentes lagentivit intgrent les structures dune langue donne, le maya yucatque, une analyse ethnographique et discursive dinteractions o lattribution explicite dagentivitet dimputabilit causale est une affaire dlicate. Les interactions analyses concernent lesrelations entre esprits-matres et humains chez les Mayas Yucatques du Quintana Roo ;elles sont observes partir de diffrents types de discours o ces esprits sont impliqus,soit comme objet de rfrence, soit comme participants dialogiques, directs ou indirects.Nous montrons que les modes linguistiques lexicaux et grammaticaux de rfrenceaux esprits et leur action suivent certaines normes dusage qui varient selon diffrentessituations, genres et participants linteraction, tout en restant dpendantes de choix discursifslocaux et configures par eux. Les formes dagentivit attribues aux esprits quant leursactions et patients se rvlent en particulier dans les expressions actancielles et diathtiquesutilises. Lhypothse soutenue est que ces expressions sont co-constitutives des formes etgradations dagentivit affectes aux esprits en ce quelles indexent, (r)affirment et qualifient,ou oblitrent, des relations la fois typifies et contextuelles dagence entre le locuteur,dautres participants la situation dnonciation et les esprits.

    2 Dans une premire partie, section 1, nous argumentons succinctement notre perspectivelinguistique pour lanthropologie, prcisons les niveaux auxquels des notions dagentivitpeuvent tre impliques dans les langues, celui qui constitue lobjet principal de la rechercheet pourquoi. La section 2 expose quelques traits de la grammaire du yucatque qui font delagentivit un vecteur structurant de cette langue. Le systme des voix ressort comme laspectle plus susceptible dtre manipul discursivement par les locuteurs; il jouera un rle centraldans les stratgies nonciatives entourant la mention des esprits-matres. Aprs une brvecaractrisation ethnographique et smantique de ces derniers, section 3, la section 4 sattache lanalyse principale, celle de quatre interactions verbales impliquant les esprits-matres,et attaches des genres discursifs et des situations dnonciation contrastes. Les donnesproviennent de plusieurs villages du Quintana Roo, au Mexique, situs au sud de FelipeCarrillo Puerto, principalement xKopchen, San Andres et Noh Kah. Elles ont t recueilliesau cours de diffrents sjours depuis 1994.

    1. Lagentivit, telle quelle se parle3 Au fils de ces dernires dcennies, la question de lagentivit est devenue centrale en

    anthropologie et en anthropologie linguistique (Ahearn, 2001; Duranti, 2004). Les approchespragmatiques et interactionnelles se trouvent dune faon ou dune autre au cur de la plupartdes travaux sur les faits sociaux et culturels. Comme le soutient Fornel, des thories tellesque celle de Bourdieu sur lhabitus ou celles de lethnomthodologie ont montr chacune leur faon que le primat de lagentivit rsulte du caractre la fois indexical et rflexif delaction pratique: indexicale parce que, comme les termes dictiques, le sens dune actiondpend de son contexte doccurrence, tout en contribuant le transformer; rflexive parceque le contexte donne son sens une action, mais inversement laction contribue laborerle contexte (2010: 2). Il reste, comme le souligne lauteur, que lagentivit ne peut treconue comme la simple capacit dagir, voire defficacit, envisage et contrainte par uncertain nombre de rgles socioculturelles et langagires. De ce point de vue, les apports dediffrents courants de la linguistique ont permis daffiner notre regard et de mieux apprhenderla complexit en jeu. Ils introduisent ou dveloppent plusieurs ides essentielles: lagentivitest une notion qui doit tre comprise en termes de variables smantiques ou de dimensions

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    conceptuelles telles que la causalit, le contrle, linstigation, lintentionnalit, ou encorelanimit; elle est fondamentalement relationnelle, incluant le plus souvent un agent et unpatient, impliqus dans une relation dynamique ; elle est transformative et ventuellementperformative; elle peut se manifester sous diffrents degrs et des formes varies.

    4 Un domaine crucial o lagentivit porte par les acteurs sociaux et qui leur est prte seconstruit et se dploie au sein de la culture est le langage, conu partir des pratiquesdiscursives et des interactions verbales (Duranti, 1994, 2004; Kockelman, 2013, notamment).Cela ne se ralise pourtant pas lidentique dans toutes les langues, car diffrentes notionsaffrentes lagentivit sont susceptibles dy tre encodes par des procds lexicaux etgrammaticaux divers et avec une prgnance variable. Ainsi, certaines notions agentivespeuvent-elles gouverner lintgralit du systme verbal dans les langues qui connaissent uneopposition tranche entre verbes actifs et statifs, ou entre agentifs et non agentifs, comme nousle verrons en yucatque (11-13). Des traits relevant du domaine de lagentivit sont aussisaillants dans les langues ergatives, o le sujet transitif est un agent smantique, formellementdistingu des autres rles quune entit peut remplir vis--vis dune action, phnomne quiconcerne encore le maya yucatque et sera illustr plus en avant (14-16). Le systme actantieldu franais, pour nen citer quun, est nettement diffrent puisque le sujet y fonctionne commeun oprateur syntaxique sans corrlat smantique dfini, pouvant exprimer diffrents rles:agent (a, d), mais aussi exprient (c, e, f), bnficiaire (g), porteur de proprit (h) ou mmepatient (b).(1) (a)Elle la frapp

    (b)Elle a t frappe par elle

    (c)Elle est tombe en trbuchant

    (d)Elle a fait semblant de tomber

    (e)Elle a beaucoup souffert

    (f)Elle sest endormie

    (g)Elle a reu un beau collier

    (h)Elle est petite et timide

    5 Dautres langues possdent des formes grammaticales spcifiques pour indiquer quuneaction donne a t ralise intentionnellement ou non, de faon contrle ou non, etc.2. Cescontrastes peuvent sexprimer, par exemple, par un changement de pronom personnel, un peucomme si le franais pouvait dire je tombe ou me tombe selon le caractre intentionnelou accidentel de la chute. Le tsova-tush du Caucase illustre ce procd (Bats, Holisky, 1987,cit in Van Valin et LaPolla, 1997: 119, 371).(2) perdre lquilibre et tomber

    (a) (As) vui-n-as

    (1sgERG) fall-TNS-1sgERG

    I fell down (on purpose) [agent]

    (b) (So) vo-en-O

    (1sgABS) fall-TNS-1sgABS

    I fell down (accidentally) [patient]

    6 Une autre stratgie, parmi les nombreuses que les langues ont dveloppes, sobserve enlhasa, o les formes temporelles, ici le parfait, varient en fonction de lattribution de volition(DeLancey, 1985: 52).(3) (a) na-s al-ba-yin

    I-ERG sleep-PF/volitional

    I went to sleep

    (b) na gid=kug byun

    I sleep=get PF/non volitional

    I fell asleep

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    7 Les formes dinscription de notions affrentes lagentivit dans la grammaire des languesont des consquences diffrents niveaux. Au niveau plus abstrait, elles participent lastructuration gnrale du langage, que les locuteurs acquirent et emploient inconsciemmentquand ils parlent. Il sagit dun niveau qui laisse peu de champs de libert: si votre languesarticule sur une opposition actif/statif, vous devez suivre les rgles qui en dcoulent pourprononcer une phrase bien forme grammaticalement ; si votre langue a un patronnominatif/accusatif, vous emploierez un pronom personnel de mme forme pour le sujetdun verbe transitif ou intransitif ; si elle a un patron ergatif, vous les distinguerez, sansmme y penser. Cette structuration est lie un niveau relativement autonome dorganisationgrammaticale, mme si elle est indirectement mais constamment configure par les pratiquesverbales, et se trouve luvre dans la faon dont les locuteurs/acteurs pensent et agissentpar et dans le discours. Pour suivre, un demi-sicle plus tard, Benveniste et son insistancealors nouvelle sur ces classes de signes linguistiques dont lnonciation, fondamentalementintersubjective, promeut littralement lexistence (Benveniste, 1970), on pourra reprendreles mots de Hutchins (2000) lorquil rappelle que les caractristiques du code conventionnel dulangage sont lies au partage de reprsentations entre individus, et plus encore ceux de Hanks(1996a) soulignant que la forme du langage rsulte dune tension continue entre une logiqueinterne et un contexte relationnel3. Les formes linguistiques sont donc loin de constituerune matire inerte : dune part, les structures grammaticales sont lies des contraintes etdes orientations ou pressions cognitives et communicationnelles, de lautre, les encodagesconventionnels et autres automatismes dusage langagier rsultent de la cristallisation de choixdiscursifs typifis, un processus gnratif long mais continuel tant quune langue est parle.

    8 Nous touchons l lautre extrme, celui du niveau des pratiques discursives, o en tant quelocuteur engag dans une interaction verbale, nous devons sans cesse effectuer des choixdiscursifs face aux diffrentes possibilits que notre langue nous offre. Dans cette gammede possibles, nos choix, oprs de faon plus ou moins systmatique, pondrent, manipulent,voire dtournent, les normes dusage, celles des genres du discours, les limites du grammaticalpour transmettre nos affects et points de vue, dcrire et agir selon les perspectives que nousvoulons communiquer et accentuer. Ainsi, locuteur de lhasa, nous pourrions adopter le parfaitvolitionel ou le non-volitionnel ; locuteur du tsova-tush, nous choisirions demployer untype de pronom plutt quun autre pour signifier lintentionnalit; locuteur du Samoa, nousrserverions lergatif aux attributions offensives de responsabilit (Duranti, 1994).

    9 Malgr la banalit du phnomne, laquelle masque autant sa complexit que sa porte, il sagitdinsister sur le fait que comprendre les choix linguistiques subtils que nous venons dvoquerrvle des facettes essentielles de la communication et plus largement des interactionshumaines. Comme Hanks, Rumsey, Duranti et bien dautres lont soulign chacun leurmanire, il ny a pas une faon de dcrire ce qui ventuellement pourrait tre la ralit. Ily a diffrentes faons de sexprimer verbalement sur cette ralit, qui sont autant de faonsdagir en relation elle, et toutes impliquent des slections en partie personnelles quant auxformes grammaticales, lexicales, suprasegmentales employes. Bien que les aspects lexicauxet prosodiques (comme lorsquon remarque un ton ou un accent particulier, au senscommun de ces termes) soient ceux dont les locuteurs sont gnralement les plus conscients,beaucoup de choix soprent sur la grammaire, spcialement pour le domaine qui nous occupe.Cest par la syntaxe que sexpriment, ou soccultent, qui a fait quoi sur qui, et les relationscausales ou de consquence qui entourent cette action.

    10 Le locuteur parle ainsi contraint par certaines rgles structurales de la grammaire de sa langue,conditionn ou influenc par les normes lies aux genres discursifs, aux sociolectes, etc., ceque Gumperz (1964) appelait son rpertoire, et libre encore de slectionner parmi un ventailde possibles les moyens expressifs qui correspondent le mieux la vision de la ralit quilveut, peut ou doit transmettre, et donc qui rpondent pragmatiquement linteraction en cours.Cest ce niveau, celui des choix discursifs, qui sera lobjet de notre analyse dans cet article.Nous esprons montrer, partir des cas mayas tudis, quil est crucial pour comprendreles proprits agentives attribues aux acteurs et aux entits voques dans le discours ouprsentes dans la situation dnonciation. Mais ces proprits ne peuvent pas tre directement

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    drives des modes linguistiques employs pour la rfrence aux entits et aux actes concerns.Elles sinfrent, autant pour les interlocuteurs que pour lanalyste, en considrant les traitslinguistiques comme des cls dinterprtation et des outils daction dpendants du jeu entreparticipants au cours dune interaction verbale, sociale, culturelle donne.

    2. Lagentivit dans la grammaire du maya yucatqueLes classes de racines

    11 Le maya yucatque possde diffrentes constructions grammaticales qui rvlent le caractrestructurant de lagentivit dans cette langue, depuis le niveau des racines jusqu celui delorganisation du discours. Partons dnoncs simples:(4) (a) t-in-kuch-ah-

    CP-ERG1-porter-PF.TR-ABS3

    je lai port

    (b) t-in-tsib-t-ah-CP-ERG1-crire-TRR-PF.TR-ABS3

    je lai crit

    (c) t-in-lub-s-ah-CP-ERG1-tomber-CAUS-PF.TR-ABS3

    je lai fait tomber

    12 Les diffrentes formations des transitifs illustres en (4) (sans suffixe de transitivation (a)ou avec: t en (b) ou -s en (c)) dpendent de classes de racines qui, de par la morphologiequelles requirent, peuvent tre considres comme transitives (ou non marques du point devue de la transitivit) en (a) versus intransitives en (b) et (c), ces deux dernires ncessitantun suffixe drivationnel (t ou s) pour leur emploi transitif, linverse de (a). Puis une sous-division stablit entre (b) et (c), correspondant des racines et formes agentives (b) versusnon-agentives (c). Ces qualificatifs ont t proposs (de mme que actif/inactif, Bohnemeyer,2001; agent-salient/patient-salient, Lucy, 1994), car dans la majorit des actions les sujets desracines de type (b), dites agentives, sont plutt contrleurs et initiateurs de laction, alors quedans la majorit de la classe (c), dite non-agentive, les sujets sont plutt patients, subissantlaction. Les types daction se trouvant dans lune et lautre classe sont illustrs en (5) et (6)respectivement (cf. Lois et Vapnarsky, 2003 pour une liste vise exhaustive des racines).Dautres diffrences morphosyntaxiques viennent corroborer cette distinction (ibid). Ainsi,les racines agentives, bien que de nature intransitive (mono-actancielle), sont plus prochesdes transitifs par les attributs smantiques de leur actant typique; ainsi que par la valeur desmorphmes qui les transitivisent : le t (de type applicatif) permet dintroduire un patientauquel sapplique laction, savoir lobjet crit en (4)(b), alors que s (de type causatif) ajouteun agent ou une cause (responsable de laction), ce(lui) qui fait tomber en (4)(c).(5) Principaux domaines smantiques des racines agentives

    cration: faire, fabriquer, travailler

    extraction et sparation: manires dextraire, de sortir deterre, de sparer, de prendre et mettre

    contact de surface: manires doindre, de dcaper, degratter, de peler, manires de frapper et combattre

    mouvement et placement: manires de bouger (courir,ramper, nager, goutter) et faire bouger (agiter,secouer), de donner forme (courber)

    portage: manires de porter

    procs corporels et physiologiques: procs corporelset physiologiques, modes dingestion, dmission (delair, de substance, de sons), de dveloppement (fleurir,donner des fruits/tubercules/ufs)

    cuisson: manires de chauffer et de cuire

    cognition: manires de percevoir, de penser, dexprimerses sentiments, de communiquer

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    change: payer, prter, gagner

    (6) Principaux domaines smantiques des racines nonagentives

    mouvement et placement: motion et trajectoiresgnrales (aller, venir, monter, descendre, enter sortir,arriver, etc.); position

    phases temporelles: manires de commencer et finir,tapes de la vie (natre, crotre, mourir)

    changements dtats de la matire: changement deconsistance, texture, forme, position, crmation, coctionet maturation

    changements dtat physiologiques: dormir, sveiller,se reposer, se fatiguer

    certains tats psychologiques: avoir peur, oublier, sesouvenir

    13 Mais les attributs smantiques en termes de contrle, initiation de laction, ou action sur unobjet/patient implicite (ces racines tant formellement intransitives), ne valent pas pour tousles membres de la classe agentive; et des paramtres aspectuels du type activit (classe desagentifs) versus changements dtats (classe des non-agentifs) semblent configurer de faonplus gnrale lopposition entre les deux classes. Par ailleurs, on ne trouve pas en yucatque deracine ou forme ambivalente, qui puisse tre employe tantt comme agentive tantt commenon agentive selon la valeur (dintentionnalit, de volition, demprise sur laction) que lelocuteur dsirerait exprimer, tel que nous pouvons lobserver dans dautres langues, y comprismayas (Zavala, 2008). Pour rfrer une action, le locuteur utilise chacune de ces classes defaon aussi contrainte que les groupes verbaux du franais. Ces restrictions obligent donc unegrande prudence quant aux conclusions que lon voudrait tirer, un niveau plus conceptuel, surla faon quont les locuteurs de concevoir telle ou telle action en fonction de lappartenance sa classe de racine. Ce qui nefface pas pour autant le rle structurant de lagentivit, en termeici principalement de contrle sur laction.

    Lergativit14 Une autre proprit qui caractrise le yucatque est le systme ergatif de marquage des actants,

    selon lequel un sujet transitif (gnralement agent) est exprim diffremment dun sujetintransitif, ce dernier sassimilant formellement lobjet (typiquement patient) du transitif.Dans cette langue, de type indiciante et non casuelle, les rles syntaxiques des actants sontmarqus sur le verbe par la forme des indices personnels, et non sur le nom par des cas. Lesmarques personnelles sont obligatoirement exprimes sur le verbe, que lactant soit explicitou non lexicalement; et cest la forme de ces indices personnels qui permet de dterminer lerle des actants dans lnonc. Ainsi le sujet premire personne de la forme transitive en (7)(a)est exprim par le prfixe in-, alors quil est marqu par le suffixe en pour les intransitifs en(7)(b) et (7)(c), en indiquant aussi lobjet patient premire personne du transitif illustr en(7)(d).(7) (a) t-in-kuch-ah-

    CP-ERG1-porter-PF.TR-ABS3

    je lai port (sur le dos)

    (b) (h) tsib-n-ah-enCP crire-AP-INTR-ABS1

    jai crit

    (c) (h) lub-enCP tomber-ABS1

    je suis tomb

    (d) t-u-kuch-ah-enCP-ERG3-porter-PF.TR-abs1

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    il ma port (sur le dos)

    Comme on peut le remarquer, la diffrence entre classe intransitive agentive et non-agentive(illustre en b et c respectivement) sefface ici (ce qui nest pas le cas dans toutes les languesmayas), puisque toutes deux portent la marque de labsolutif (en).

    15 La saillance de lagent en tant ici quentit agissant sur une autre , propre en thorieau marquage ergatif dans la mesure o le sujet transitif y est formellement distingu detous les autres rles , est aussi nuance par le fait que le yucatque, comme la plupart deslangues ergatives, connat une scission dergativit. Il en rsulte lemploi dun systme de typeaccusatif (o le sujet transitif est exprim comme le sujet intransitif et distingu de lobjet)dans certains contextes. En yucatque, la scission est principalement motive par laspect: linaccompli, les sujets intransitifs ne seront pas exprims par les marques personnelles delabsolutif comme en (7), mais par celles de lergatif, savoir les mmes marques que pourles sujets transitifs. Ainsi en (8), tous les sujets sont-ils exprims par la premire personnein-. Encore une fois, les deux classes dintransitifs fonctionnent lidentique par rapport cette scission. Et le locuteur, la diffrence de certaines langues comme le trumai (MonodBecquelin et Becquey, ce volume), ne peut pas (sa phrase serait mal forme) choisir entrein- (ergatif, plutt agent) et en (absolutif, plutt patient). Cette alternance est strictementcontrainte par la transitivit et laspect.(8) (a) k-in-kuch-ik-

    ICP-erg1-porter-IPF.TR-abs3

    je le porte

    (b) k-in-tsibICP-ERG1-crire

    jcris

    (c) k-in-lub-ulICP-erg1-tomber-IPF.INTR

    je tombe

    16 Les deux phnomnes grammaticaux que nous venons de prsenter brivement impliquent desnotions relevant du domaine de lagentivit, depuis la potentialit daction sur autrui (ou uneentit quelle quelle soit) jusquau contrle sur laction, mais celles-ci se trouvent intgres un niveau qui nest pas manipulable en tant que tel par le locuteur. Pourtant le locuteur duyucatque joue sans cesse avec des degrs et formes de causalit et agentivit grce deschangements et renversements grammaticaux4. Sur quoi reposent-ils?

    Les voix17 On sait que les changements de voix ou diathse sont un moyen de prsenter les actions et leurs

    acteurs sous diffrentes perspectives, dattribuer aux actants des degrs varis dimplicationdans laction, de les intgrer divers types de causalit dans lavnement et lenchanement desvnements et situations, ou de les en dissocier. Un exemple trivial du franais peut lillustrer;le choix dune forme plutt que dune autre relve de la grammaire, notamment, mais a desimplications pragmatiques videntes:(9) Lordinateur sest cass

    Lordinateur a t cass

    Louis a cass lordinateur

    Les changements de voix assurent aussi dautres fonctions importantes au niveau grammaticalet discursif, telles que le maintien de la continuit topique, sur lesquels nous reviendrons.

    18 Le maya yucatque possde un ensemble relativement riche de voix, distingues dun pointde vue morpho-syntaxique. Cela est illustr en (10).(10) Les voix du maya yucatque5

    Actif multivalent CVC ASP ERG-CvC-INFL-ABStransitif driv ASP ERG-CVC-TR-INFL-ABS

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    Focus de lagent transitif Agent CvC-PF/SBJ-ABSAgentCVC-TRR-PF/SBJ-ABS

    Passif multivalent CVC CvvC-ABStransitif driv & autres CVC(-TR)-a-ab-ABSparticipe (plutt grondif) CVC(-TR)-bil-ABSparticipe (rsultatif) CVC(-TR)-aan-ABS

    Antipassif multivalent CVC CvvC-n-ah-ABSautres CVC(-TR)-ah-n-ah-ABS

    Moyen 1 multivalent CVC CvvC-ABSparticipe CvvC-Vl

    Moyen 2 autres bases + clritif CvC-k-ah-ABSMoyen 3 (lexicalis) CvC-p-ah-ABS

    19 Nous nous concentrerons ici sur lusage de formes actives et passives, pour trois raisonsprincipales. Dune part, car il sagit de celles les plus usites ; ensuite parce que le passifcontraste directement avec la voix active dans plusieurs de ces emplois, en particulier lorsquilest utilis pour mettre au second plan ou effacer de lnonc lagent ou la cause duneaction (sans annuler pour autant le caractre daction cause); enfin, parce quil est un modeprivilgi pour lexpression de faits relatifs des acteurs particuliers, les esprits-matres, centrede notre attention dans la suite de cet article.

    20 Outre le fait de poser le patient dune action en tant que sujet syntaxique (dun verbeintransitif), le passif est un moyen typique dviter de mentionner un agent, ce qui estconditionn par diffrents facteurs selon les langues, les cultures et les situations. Danscertaines langues, tel quen maya tseltal, ce peut tre contraint par une hirarchie danimitpregnante dans la grammaire, telle que, par exemple, un moins anim ne peut treexprim comme lagent dune action sur un plus anim (ainsi dire lquivalent littralde une pierre la tu ne sera pas possible). Un autre type de facteur est illustr par Ochs(1976) lorsquelle montre que lemploi rcurrent de formes passives en malgache relve enpartie dune stratgie communicationnelle plus gnrale de sous-spcification de linformationexprime (transmettre moins que ce que lon sait) et dvitement de lassignation explicitede responsabilit. Dans dautres langues encore, tel que le japonais, le passif participe desmarques de politesse par la distanciation modale quil opre rsultant de la mise en coulissede lagent. Les usages du passif en yucatque dont nous traiterons constituent galement uncas dvitement de mention de lagent, plus clairement ici li aux proprits intrinsquesculturellement attribues ce dernier.

    21 Avant de nous y attarder, il convient nanmoins de prciser que le passif remplit souventdautres fonctions dans les langues (Hopper et Thompson, 1970 ; Shibatani, 1985 ;Haspelmath, 1990; Gvon, 1994, parmi dautres). En maya yucatque, les motivations dusageque nous avons repres pour cette voix sont les suivantes (Vapnarsky et al., 2012)6:(11) Motivations dusage du passif en maya yucatque:

    maintien de la continuit topique ou changement detopique

    effacement de lagent

    agent gnrique

    contraintes syntaxiques (en faible mesure)

    hirarchie entre les actants (dfinitude, animit) (enmoindre mesure)

    22 Le maintien ou changement de topique, cest--dire de ce qui est prsent comme thmedu discours, est un facteur important motivant lusage du passif en yucatque. Comme dansdautres langues mayas, le topique du discours est exprim de faon privilgie comme sujetdune forme transitive ou intransitive (ibid.). En consquence, lorsque le topique correspondau patient dune action, les locuteurs tendent employer le passif, qui permet dnoncer le

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    patient comme un sujet, celui de la forme intransitive passive, plutt que comme un objet detransitif.

    23 Une autre fonction importante du passif est de servir lexpression dagents gnriquesou non spcifis, parce quils sont inconnus, indfinis ou parce que, pour diverses raisonspragmatiques et culturelles, on dsire omettre leur mention. Alors que les langues peuventavoir des moyens ddis ce type dexpression (par exemple, le on gnrique du franais),le maya yucatque utilise de faon privilgie le passif, qui cumule ainsi ce que lon a pudistinguer comme les fonctions de mise au premier plan dune part de la phase finale delvnement ou du procs (instantie par le patient, point de mire dune action transitive),dautre part de lvnement ou procs lui-mme (Solstad et Lyngfelt, 2006 ; Fried, 2006).Cela se peroit galement dans les proprits aspectuelles du passif maya, susceptible de secombiner avec une facilit identique aux formes de limperfectif et du perfectif, alors quilnest pas rare que le passif dans les langues le franais en tant un exemple parmi dautres manifeste une relation privilgie, si ce nest obligatoire, avec le perfectif ou le parfait(corrolaire de la prminence attribue la phase finale de laction). Par ailleurs, le passif dumaya yucatque ne connat pas de restriction quant au caractre anim/inanim, intentionnel/non intentionnel de lentit/vnement dont relve laction, qui peut comme pour le sujettransitif tre assimil un agent intentionn ou une cause plus gnrale. Lagent ou lacause peuvent de fait tre syntaxiquement mentionns dans une construction passive, maisils sont alors introduits par un relateur causal gnrique (tumen/ten/men) qui peut servir toutautant introduire lagent comme indiquer une relation causale de tout ordre, y comprisdans le cas des subordonnes de cause (parce que). De ce point de vue, la forme passivedu maya yucatque est neutre en soi quant au type de cause dont rsulte laction, elle metsimplement cette cause au second plan, et permet de la rendre non explicite.

    24 Dautres formes, en revanche, les moyens en kah, en pah ou avec changement de valeurvocalique, sont spcifiques une visualisation de laction ou dun vnement auquel onnattribue pas de cause, ou bien des causes auxquelles on ne peut prter deffet direct surlaction vise, encore moins dintentionnalit. linverse, une construction spcifique lafocalisation de lagent est le plus souvent utilise pour un agent intentionnel, mme si un autretype de cause (un vnement par exemple) peut tre mis cette position.

    25 En ce qui concerne lusage du passif, mis part les contraintes dordre syntaxique quireprsentent une motivation restreinte en maya yucatque, lanalyse montre que lensembledes autres facteurs y compris le principe du topique , de mme que leur prvalencerespective, est li aux entits en jeu dans le discours ainsi quaux genres discursifs, ceux-citant plus largement dpendants de linteraction en cours et de lintention du locuteur dansune situation dnonciation donne. Cest cet ensemble complexe qui dterminera finalementle choix dune forme active, passive ou dune autre voix encore. Rciproquement, ces choixdiscursifs sont partie intgrante des stratgies interrelationnelles et interactionnelles (incluantlvitement dinteraction) entre les entits en prsence, dans le cas tudi ici, entre les humainset les esprits-matres, ainsi quentre les humains eux-mmes par lintermdiaire des esprits-matres.

    3. Les esprits-matres: protecteurs, redoutables,innommables

    26 Nous ne ferons quesquisser ici une prsentation des proprits de lensemble, relativementhtrogne, que nous dsignons par esprits-matres7. Les Mayas reconnaissent un groupeimportant dentits protectrices, gardiennes des espaces et des tres qui y vivent, transitent, etles utilisent pour des activits agricoles, cyngtiques ou sylvicoles. Ces entits sont dotesde qualits ou facults surnaturelles, tels que limmortalit, linvisibilit, lintangibilit et lafacult de dplacements instantans, ces dernires tant manifestes dans lemploi du termeikoob vents utilis pour qualifier ces esprits. Ceux-ci peuvent contrler le comportementdes animaux, des mauvais vents porteurs de maux divers, et ont pour certains limportantetche darroser les champs, de leur petite gourde intarissable et au grand galop de leurcheval arien8.

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    27 La relation entre les humains et ces esprits prend la forme dun change, les esprits offrentleur protection et lusage des terres dont ils sont dpositaires et matres, ainsi que leuraide pour les activits cyngtiques, agricoles et dlevage. En contrepartie, les chasseurs etpaysans doivent payer leur travail (bootik umeyah), littralement, avec des offrandes denourriture en particulier. Ce paiement se fait au cours dun ensemble complexe de rituelsdont le spcialiste rituel, le h men le faiseur , est lintercesseur principal. Le h mena aussi un rle de gurisseur, les esprits-matres tant ports responsables de nombreusesmaladies, afflictions, scheresse ou carences pour qui ne rtribue pas leur travail, tire profitoutre mesure des dons de la fort, ou ne respecte pas certaines rgles, telles celles qui entourentleur vocation verbale.

    28 Il est ainsi de rgle pour lhomme commun dviter de se rfrer ouvertement ces espritsdans le quotidien, a fortiori lorsque lon se trouve dans des espaces sylvestres. Si lon sylaisse tenter, des noms vagues et gnriques sont employs. Malgr leur gnricit, ces termespermettent une premire caractrisation de la nature minemment relationnelle, puissante etdiffuse de ces entits9.

    29 Lun des noms gnriques, et qui leur est spcifique, est nukuch yuntsiloob, ou simplementyuntsiloob. Nukuch signifie grands, le terme yuntsiloob a pour racine yum, pouvanttre traduit selon les emplois et les contextes par pre, matre, seigneur, propritaire .Le terme a aussi t adopt par les missionnaires, puis en retour par les Mayas, pourcomposer les dsignations de Dieu, Jsus-Christ et des saints. La diversit des usages deyum voque un champ smantique plus large incluant des relations de pouvoir, contrle,proprit, comptence, responsabilit, dpendance, soin et nourrissement. La classe nominaledes inalinables laquelle yum appartient indique aussi la valeur relationnelle premire dece terme, le suffixe -tsil, que lon trouve sur yuntsiloob, tant requis pour lemploi absolu(non possd), et -oob marquant le pluriel. Ces esprits sont toujours voqus en tant quecollectif (sauf cas particuliers, cf.40), comme le rvle galement la seconde expressioncommunment employe pour eux : nukuch makoob. Ce terme compos, littralementgrandes personnes, est lui aussi gnrique, collectif et polysmique. Il est utilis pourdsigner diffrentes classes dentits qui ont pour point commun des qualits dautorit etdantriorit, si ce nest dancestralit: (1)les ascendants: (i)les anciens (contemporains),(ii)les hommes des gnrations antrieures (du mme cycle historique), (iii)les hommes deshumanits antrieures; (2)les autorits morales, religieuses et politiques (du pass et prsent);(3) les esprits-matres. De fait, diffrents rcits suggrent lexistence de liens ontologiquesentre les esprits-matres et les ascendants.

    30 Les dsignations gnriques employes voquent ainsi une constellation de relations,asymtriques, non rversibles, et impliquant une forte interdpendance entre les termes.Les esprits ont aussi des noms plus prcis, mais ceux-ci, dous dune forte performativit,sont tabous hors contexte rituel, comme nous le verrons par la suite. Les proprits etrestrictions lexicales nonces ci-dessus motivent notre choix demployer esprits-matreset yuntsiloob dans cet article. Le terme esprit-gardien que nous avons utilis ailleursconviendrait galement, mais il intgre le mot gardien, caractristique des dsignationstaboues; nous lui prfrons donc esprits-matres qui inclut yum matre, prsent danslexpression plus commune yuntsiloob.

    4. Dtours et prils de la rfrence: allusion, vocation,invocation

    31 Sachant quil est prfrable dviter de mentionner explicitement les esprits-matres dansle quotidien, et conscients des diffrents types de relations avec les humains que la simpleobservation de leurs noms gnriques laisse prsager, nous pouvons dsormais nous penchersur la faon dont il est fait rfrence aux faits et gestes de ces entits dans diffrentessituations dinteraction. cette fin, nous analyserons les formes verbales employes dansquatre contextes contrasts, mettant en scne les esprits-matres au sein de configurationsinteractionnelles et interrelationnelles varies:1Rcit biographique de lenlvement dune jeune femme par les esprits-matres

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    2Le conte du jeune homme enlev par les esprits-matres3Recommandations dun spcialiste rituel sur les esprits-matres4Invocation des esprits-matres lors dun rituel de prmices.

    32 Les trois premiers cas sont issus de conversations avec diffrents habitants de xKopchen etses environs, que je connais de longue date10. Dans ces trois interactions discursives dont,comme pour la quatrime, des extraits sont fournis en annexe est dcrite et commente unerencontre entre des humains et des esprits-matres, mais sous des modalits distinctes: rcitbiographique, conte traditionnel, commentaires du spcialiste rituel, le hmen. Le quatrimecas est constitu des paroles rituelles dun hmen, enregistres au cours dune crmonie deprmices, hoolbesah-nal, lors de laquelle sont invoqus les esprits-matres.

    La prsence absente: rcit biographique de lenlvement dune jeunefemme par les esprits-matres

    33 Le premier extrait est issu dune longue conversation avec don Lidro, conteur reconnu duvillage et des alentours11. Ce jour-l cependant, don Lidro ne me raconte pas lune des histoiresquil aime recrer dans le genre des cuentos, mais me rapporte une exprience personnelle,au sens o elle fut vcue par sa sur, protagoniste principal, et ses suites contemples parlui, son cadet. Les faits sont ancrs dans un espace-temps prcis, vcu et familier du locuteur.Don Lidro retrace comment sa sur, encore jeune, fut gare par des esprits-matres alorsquavec sa mre elle rentrait tard au village par la fort. Les deux femmes venaient de ramenerdes vaches, apparues prs de chez elles, lenclos do elles supposaient quelles staientchappes. La nuit tombe, elles ne reconnaissent plus leur chemin et ralisent quelles sontperdues au cur de la fort; les vaches ntaient sans doute que de mauvais esprits. Soudain,elles sont interpelles par un vieil homme qui les invite entrer dans leur maison, o onleur offre un repas de dinde en sauce une des offrandes typiquement consacres aux esprits-matres et un hamac pour passer la nuit. Au rveil, elles se redcouvrent au milieu de lafort, leur repas pourtant bien en mmoire. Les femmes reprennent leur chemin et sont peuaprs retrouves par les villageois partis leur recherche. peine quelques jours plus tard, lajeune fille commence exercer comme gurisseuse auprs des siens; chacun comprend quedurant son errance elle a reu lenseignement des yuntsiloob. Mais il lui eut fallu attendrelaval des esprits-matres pour mettre en pratique son savoir; peu de temps aprs, elle estrenverse par eux. Elle perd lusage du langage (sa voix lui fut te), puis meurt sansquaucun remde ne puisse rien y faire.

    34 Une lecture attentive rvle deux faits linguistiques principaux. En premier lieu, lesyuntsiloob ne sont jamais noncs explicitement (mme si parfois rfrs par un pronompersonnel). En second lieu, toutes les formes verbales employes par don Lidro et quiconcernent les agissements des esprits sur la sur sont la voix passive. Cela peut sobserverdans lextrait1 en annexe, et nous lillustrons en (12) ci-dessous (comme pour les cas suivants,les chiffres correspondent aux numros de ligne dans lextrait en annexe, et les formes verbalesqui rfrent des actions impliquant les yuntsiloob sont indiques en gras; le texte en annexeest accompagn dune glose juxtalinaire). Les yuntsiloob sont les agents implicites de cesactions exprimes sous forme passive, et dont les patients sujets sont soit la sur, soit deslments qui lui sont directement associs (sa voix l.83, 89; sa permission, l.67)12.(12) Formes passives pour la rfrence aux agissements des esprits-matres

    31.utaanlo men hunpe nohochwinik. Baax tun atuklikeexbeya?

    quelles taient appeles par unvieil homme. quoi pensez-vousdonc?

    40/41. [] tuchuykaxto le chan pekote pach naho. Ka h oksaabo.elles attachrent le petit chien larrire de la maison. Et elles furentintroduites.

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    78. Lubsaabih men tihoo []Elle a t renverse par eux,

    82. [] utan beya, kolaa tii,sa parole, elle lui a t retire,

    84. [] tuubsaab utani.sa parole lui a t faite oublier.

    35 Une premire hypothse sattacherait expliquer lemploi du passif tout au long de lextraitpar la rgle du maintien du topique en fonction sujet. Le topique tant la sur, elle est attenduecomme sujet syntaxique des actions bi-actancielles dont elle est le patient, ce qui conduirait ce que ces actions soient prsentes la voix passive. Nanmoins, lanalyse dautres discourset rcits montre que ceux-ci sont le plus souvent anims par une dynamique des topiques, dontlexemple tudi la suite tmoignera, et que lusage exclusif du passif ici reste somme touteremarquable13. Par ailleurs, on remarque que malgr mes tentatives maladroites dexplicitationde lagent et de renversement du topique (ex. l.81), les yuntsiloob restent hors de rfrencelexicale et de fonction sujet. Pour les locuteurs mayas, une telle explicitation est la foissuperflue et dangereuse.

    36 En effet, mme si lidentit du protagoniste humain et certains dtails sont propres lhistoirede la sur de don Lidro, le droulement gnral des vnements relve dun scnario bienconnu qui dsigne par lui seul le type dentit en cause. Ce scnario derrance et de savoirest familier, non seulement car il initie le parcours de nombreux spcialistes rituels et entourecelui de jeunes stant trouvs la limite de la mort, ou layant franchie, mais galement caril est le thme central dun conte traditionnel trs rpandu, dont nous dcouvrons une versiondans la section suivante.

    Mise en scne: le conte du jeune homme enlev par les esprits-matres

    37 Observons prsent un rcit dun autre genre, relevant de ce que les Mayas appellentcuentos, terme de dnotation trs large, comprenant, parmi dautres types de rcits, unensemble sur les faits, bienfaits et mfaits des yuntsiloob, les mmes entits que cellesvoques dans lhistoire de don Lidro. Le cuento qui nous occupe correspond en ralit une situation fort similaire celle du texte prcdent, puisquil relate les msaventures dunjeune homme enlev par les esprits-matres, et men chez eux, o il se voit assigner destches diverses. Ce faisant, il initie son apprentissage de gurisseur et spcialiste rituel, unenseignement du mme ordre que celui reu par la sur de don Lidro. Mais le jeune hommefait tout de travers, et il est finalement rendu aux siens. Dans la plupart des versions, cdant linsistance de sa famille, il finit par conter son sjour, et meurt prmaturment peu aprs sonretour. Sans dtailler davantage lhistoire dont le locuteur pourra trouver le premier pisodeen annexe, et lintgralit dans Vapnarsky (1999), observons-en le langage.

    38 Du point de vue du traitement narratif, la comparaison de ce conte avec lextrait prcdentrvle un certain nombre dlments communs, tels que lintroduction des personnages par lebiais de discours rapports au style direct trait caractristique de tout rcit yucatque ,ou dissemblables, tels que lorganisation en cycles dpisodes, essentielle au cuento et absentedu premier rcit. Concernant notre objet dattention, la comparaison fait ressortir un autrecontraste marqu. En effet, la diffrence du cas antrieur, dans le cuento, les yuntsiloobsont traits comme des protagonistes part entire. On les mentionne, ils parlent, ils agissent,ils sont sujets de transitifs, mme si le topique principal est, comme dans lhistoire de la sur,la personne gare, cest--dire enleve.

    (13) La rfrence explicite aux agissements des matres: mention lexicale etsujets transitifs

    3. [] ka bin bi-s-aab men le ahkanul-o bin-o. []il fut emmen par les esprits-gardiens dit-on.

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    33. [] Lai ka (h) ul le yun-tsil-obbin te ich kol bin bey-a, ce moment-l, les matresarrivrent des champs dit-on,

    34. k-uy-a(al)-ik bin(lun deux) dit dit-on:

    40. [] Pos yan k-kux-kin-t-ik wal-e! ki bin.Bon, il va bien falloir que nous lefassions revivre! dit-il dit-on.

    41. T-u-xaa-xaka-t-o bin nwebebin hun-ten-e binEt ils lenjambrent neuf fois dit-on,

    39 Le narrateur est maintenant doa xMin, une femme dj grand-mre, qui a berc, amus etinstruit ses enfants et petits-enfants de ses histoires, les mmes que sa marraine avec qui ellefut leve lui contait et recontait encore. Les formes du genre sont transmises de gnration engnration, par empreinte; elles se retrouvent de conteur en conteur, mme si certains virtuosesy excellent, par le spectaculaire et les contours inattendus qui animent leur rcit. Le contrasteentre les paroles de don Lidro et celles de doa xMin sen trouve dautant plus marqu. Conteurrput, on eut pu penser que sa dextrit narrative leut influenc dans ses choix expressifs lheure de relater laventure de sa sur. Or, il nen est rien. Tout au contraire, les rgles dugenre, des genres sont clairement distingues.

    40 Pour comprendre la diffrence de traitement narratif concernant les esprits-matres, il estncessaire de souligner une proprit essentielle des rcits du genre discursif cuento :ils se caractrisent par un total dsancrage dictique, sur les plans tant personnels quespatio-temporels. Tout dabord, les personnages sont anonymes, le protagoniste apparaissantau mieux dsign par le terme gnrique ok-ha ( baptis , un des termes gnriquespour les humains) ou chan mak ( petite personne = simple mortel). Les lieux sontgalement dsancrs; mme si laction se droule dans une gographie familire, aucun indicetoponymique, topographique ni cartographique de localisation nest offert. Enfin, ces rcitssont rgis par une squence temporelle interne trs prcise, mais ils ne sont rattachs aucunrepre chronologique externe. Cest donc dans ce cadre apersonnel, aspatial et atemporel, queles yuntsiloob peuvent tre dcrits comme les agents puissants quils sont, par le recours des formes actives, sur des actions fortement agentives, tel que lorsque les esprits intimentdiverses tches au petit homme (l.7, 34), le punissent, ou le font revivre (l.40). Le dtachementdu hic et nunc de lnonciation cre un cadre assez abstrait pour permettre une reprsentationde laction au sens quasi thtral, scne o les acteurs se dvoilent dans la crudit naturalistede leurs gestes, o les yuntsiloob acquirent une gnricit qui nest plus celle du collectif certains sont de fait individualiss ni mme de lellipse, mais, linstar de celle du petithomme, de lordre du parangon. En consquence, si ce dsancrage permet de (r)investir lecuento en divers sens dans les cadres varis de chaque nonciation, il en rsulte surtout, pource qui nous concerne, que les mots nont pas dans les cuentos la dangerosit qui les caractriselorsque le cadre voqu verbalement se trouve en relation de contigut directe avec la situationdnonciation, comme cest le cas dans les histoires de vie14. Mais cest cette mme puissanceou surpuissance des esprits-matres, associe aux potentialits performatives de leur mention,qui conduit ce quils soient linguistiquement et discursivement carts de laction dcrite pardes formes passives dans les rcits dexprience personnelle que nous avons vus plus tt. Letroisime extrait devrait nous permettre de comprendre plus finement ces jeux dallusion et dedsignation, dvitement et de positionnement.

    Intimits intimidantes: recommandations dun spcialiste rituel sur lesesprits-matres

    41 Lextrait suivant est tir dune conversation avec don Evas, homme dune cinquantainedannes exerant comme hmen, chamane15, consult en cas de maux divers et spcialiste

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    des rituels, thrapeutiques ou agricoles, essentiellement consacrs aux yuntsiloob. Don Evasofficie galement comme resa, prieur , lors de crmonies davantage empreintes, ouforges, du panthon et de la liturgie catholiques, principalement ddis Jsus Christ, Dios,aux saints, ainsi quaux mes des dfunts.

    42 Aprs que don Evas meut comment les formes de son apprentissage du corpus de prires quirelve du resa, mmorises aux cts dun prieur plus g, je lentrane sur le terrain dlicatdes esprits-matres. Je me hasarde lui demander sil a appris de la mme faon les paroles desdiscours rituels qui leur sont diriges (dbut de lextrait3 en annexe). Il me connat, sait quejai pass des annes mentretenir avec son voisin, hmen lui aussi, et donc que ma questiona un tour rhtorique. Je devrais en effet savoir que, comme toute personne en interaction intimeavec les esprits-matres, il se doit dextrmes prcautions lorsquil voque autant leur personneque leurs agissements, au risque dtre frapp daffection grave, si ce nest ltale. Tout enmexpliquant demi-mot que les fondements de lapprentissage des discours chamaniquessont dune nature diffrente de celui des prires (resa, de lespagnol rezar prier) (dans cetextrait, cest le cadre onirique qui est spcifi, plus que la perte ou lerrance, mais lesdeux types dexprience sont en fait intimement lis et parfois assimils), don Evas svertue me signifier limportance quil y a viter la rfrence verbale ou mme lvocation desyuntsiloob, et les prils encourus par ceux qui saventureraient noncer hors contexte rituelles paroles qui leur sont consacres, ne serait-ce quen esquissant les contours des discourscrmoniels ou en prononant le nom des esprits (l.32-35, 52-55, 61-65). Les propos de donEvas la fois amplifient et spcifient un type de commentaires rcurrents sur le danger quily a nommer explicitement et surtout identifier ces entits, recommandations qui conduisent lvitement rfrentiel et au recours aux formes passives repr dans le premier texte, etcaractristique de discours plus quotidiens16.

    43 Cependant, don Evas fait tout le contraire, ou presque. Il ne cesse demployer des formesactives pour dcrire les actions des yuntsiloob, actions hautement agentives de surcrot,telles que se fcher contre , frapper ou punir , comme on peut lobserver dansles exemples du texte (souligns et en gras) dont nous rptons certains en (14). En outre,ces formes sont exprimes avec une modalit assertive h(eel) e il est sr que, sansaucune marque dattnuation, accentuant la force factuelle de laction et des relations causalesnonces. En sus, le locuteur mentionne explicitement les esprits, bien que toujours par destermes gnriques. Et pour parfaire ce tableau, il les place dans une construction grammaticaletrs spcifique de focalisation de lagent, qui se distingue dans la grammaire yucatque commetant la construction dattribution maximale dagentivit, au sens de responsabilit causale(l.46).

    (14) Les actes menaants des esprits-matres rfrs par le hmen: mentionlexicale et sujets transitifs

    17. [] tsutsikitkoon e nukuchmako, lo haa []les grands hommes se fchent avecnous, oui,

    30/31. [] h ukastigartikoone, haa,[], tulakle kuman tyich mak,Cest sr quils nous punissent,[], tout passe devant nos yeux

    32. kuyaako xan! uyohlo behlede por si, yan/ yan tulaka []et ils le disent aussi! Ils savent,maintenant, cest vrai, il y a de tout

    46. [] ma! de por si, maik lelodirekto letio kaansik make []Non! Vraiment, car a, ce sont euxqui lenseignent directement lapersonne,

    59. [] ha, kutsikilo beorahach yaab uhatskoob mak []

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    Oui, ils se fchent, ils frappentbeaucoup lhomme

    Lensemble de traits linguistiques observs qui caractrisent les propos de don Evas, dontlusage de formes la voix active et non passive pour rfrer aux actions des yuntsiloob comme on aurait pu sy attendre si nous considrions cette alternance en terme de rglediscursive uniquement , dpend dune intrication de facteurs.

    44 En premier lieu, don Evas nest pas un homme banal ; cest un homme qui, depuis desdcennies, se trouve en interaction directe avec les yuntsiloob, dans le rituel mais aussi dansle quotidien, puisquil sagit dune relation qui sy prolonge et sy rvle constamment (par lerve notamment). Cette relation dintimit lautorise dcrire les interactions entre les esprits-matres et lui sur un mode qui a finalement certaines allures de rciprocit, au sens o, linstardes humains, les esprits peuvent y tre exprims comme des agents de formes actives. Ainsi,en fonction de sujet transitif, salternent au fil de ses paroles nous (faisons) et ils (font).

    45 Les actions concernes restent nanmoins marques dune nette asymtrie, dabord du pointde vue de leur nature: celles du hmen sont essentiellement de dvotion et de pratique rituelle priant resa, expliquant tsol, disant leurs noms tan ukaba, remettantdes offrandes kub ; alors que celles des esprits-matres, nomms ici nukuch makoobgrands hommes, expriment pouvoir et violence ils enseignent kaan-, se fchentcontre tsikit, chtient kastigar-t, frappent hats. Mais lasymtrie affecte aussi larelation agent-patient: dans ses explications, don Evas ne prsente jamais les esprits comme lespatients dactions transitives, mme les verbes de vision et de rencontre onirique introduisentou voquent les esprits de faon oblique (l.6, 10)17. En revanche, les actions dont les esprits-matres sont les agents ont pour patient, clairement identifi et potentiellement affect, lehmen, inclus au sein dun nous collectif dont nous prciserons maintenant la rfrence.

    46 Au cours de cet extrait, don Evas conjoint diffrentes stratgies pour se rfrer lui-mme. Ilemploie la premire personne du singulier lorsquil sagit de notre relation dinterlocution, parexemple je te le dis (l.5, 15, 47), je lexplique (l.104). Il utilise une forme gnrique,de type quasi impersonnel, lorsquil voque la rencontre et la communication par le rve (parlusage soit de mak personne + la marque de troisime personne, soit de la deuximepersonne du singulier, qui peut servir de gnrique en maya, voir notamment l.69 75), uneforme qui lui permet dvoquer ce type dexprience, tout en respectant le pacte implicite desilence auquel le hmen est astreint quant son vcu personnel de ses relations spirituelles.Enfin, don Evas revt systmatiquement un nous pluriel dans les formes transitives dontles esprits-matres sont les agents. Il ne sagit pas dune premire personne plurielle inclusive,formellement distincte en yucatque, et que du reste il emploie peu avant le dbut de lextraitreproduit. Il ne sagit pas non plus dun nous vague et gnrique car dautres expressionsservent cette fin en maya yucatque, comme nous venons de le voir. Il sagit bien plutt, notre sens, dun nous chamanique, renvoyant aux hommes qui comme lui pratiquentet communiquent avec les esprits. Lusage de ce nous est un autre signe de rciprocitavec les esprits-matres, ou plus exactement didentit en miroir: comme eux don Evas en tantque chamane sinscrit dans un collectif. Surtout, ce nous est lindice et lembrayeur duneposition, au sens goffmanien, assume ici par don Evas, et qui cette fois non seulementlautorise mais lincite utiliser des formes actives plutt que passives, afin prcismentdaffermir cette position18.

    47 Sa position, celle de chamane dou dexpertise et de pouvoir, cest aux yeux des participants lnonciation quil laffiche et laffirme. Les participants se divisent ici en une audience lafois rduite et vaste, compose de lauteur de ces lignes, interlocutrice directe, et des esprits, enover-hearers omniprsents. Le statut des esprits-matres comme interlocuteurs sera au centredu quatrime et dernier exemple analys. Quant linterlocutrice directe de don Evas, il estsr quoutre la volont de lui donner voir sa relation intime avec les esprits, sa facult decontrler des actes (ici de parole) tabous pour le commun des mortels, le hmen cherche aussi lui, me faire peur. Et quelle intimidation ne saurait tre plus efficace que chtier, se

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    fcher frapper, employs et rpts dans une forme active, hautement assertive, et aveclexpression patente et au grand jour dun agent transitif qui normalement apparat masqu?

    Mise en acte: invocation des esprits-matres lors dun rituel deprmices

    48 Il nous reste voir la forme quadoptent les paroles du hmen dans les situations o il setrouve en interaction directe avec les yuntsiloob. Mis part les expriences de rencontrespersonnelles et intimes quvoque don Evas, le contexte majeur dinteraction concerne lesrituels o le h men invoque les esprits-matres, quil meut et installe de sa voix l ose constitue lautel. Ces rituels sont ceux qui rythment le cycle agricole, qui concernentla protection des limites du village ou encore qui sont raliss des fins thrapeutiques,lorsque la cause de la maladie est relie aux yuntsiloob. Lors de ces rituels, le h menofficiant invite des collectifs prcis desprits-matres, ainsi que dautres divinits et saints, venir recevoir et consommer les offrandes de nourriture, breuvage et encens qui leur sontddies, disposes suivant une configuration spatiale qui recompose lorganisation terrestre etcosmique de ces tres du monde (Hanks, 1990; Vapnarsky et Le Guen, 2011; Sosa, 1985,parmi dautres). Lofficiant, debout, impassible et humblement hiratique face lautel, leregard svanouissant vers lest, invoque les esprits-matres, induisant par ses paroles leurdplacement des lieux de la fort et du cosmos auxquels ils sont attachs jusqu lautel ;dune faon symtrique, il renverra les esprits leur lieu dorigine lorsquil dliera lauteldans la seconde phase du rituel19. Lidentit des collectifs invoqus de mme que leur ordrede mention comptent parmi les composantes primordiales de lefficacit du rite.

    49 Nous examinerons les paroles nonces lors dun hoolbesah-nal, crmonie de prmicesralise par un hmen (incidemment, le voisin de don Evas) pour lun de ses covillageois. Lapartie centrale de linvocation est organise de faon cyclique, chaque cycle convoquant desentits spcifiquement dfinies par le lieu auxquelles elles sont rattaches, mentionn la findu cycle textuel. Nous reproduisons ci-dessous deux de ces cycles, et lextrait 4 en annexe enprsente davantage, permettant dobserver la fois la structure commune et le type de variationintertextuelle qui les caractrise.(15) Linvocation des esprits-matres

    25. Hatsaknak topoknak Hatsaknak topoknak

    27. kubin intan bin mes paroles vont

    28. tu noh uka bin la main droite

    29. u ah kanan.kakbilo des gardiens des terresfertiles30. ah kanan.montanyailo gardiens de la fort

    31. ti bin u ahbalam.kaxilo aux jaguars de la fort

    32. ti bin u ah tepalilo aux gouverneurs

    33. beh Tsutsenbake sur le chemin deTsutsenbake

    34. yumen mon Dieu

    []

    35. Hatsaknak topoknak Hatsaknak topoknak

    36. kubin intan bin mes paroles vont

    37. tu noh uka bin la main droite

    38. utiili inhuntsankunsikbin afin de rassembler dit-on

    39. ahahal kiichke(le)milex vos vraies beauts

    40. ti bin ah kanan.kakbilo de gardiens des terresfertiles dit-on

    41. beh San Hernandoe sur le chemin de SanFernando

    42. yumen. mon Dieu

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    50 Le type de prire analys inclut peu de verbes. Laction dappeler les esprits-matres estralise par une expression qui tend effacer le contrle de lofficiant: kubin intan mavoix/mes paroles vont (l.27, 36). En effet, si le hmen est bien prsent par le recours lapremire personne (possessive, sur les paroles), les paroles semblent en fait animes de leurpropre mouvement. linverse, laction suivante, celle non moins fondamentale qui concernela disposition des esprits-matres sur lautel, est ralise par un verbe transitif: huntsankuns,que nos consultants, y compris lnonciateur des paroles reproduites, expliquent commemettre ensemble, runir, empiler. Ce verbe, rare en dautres contextes, se dcomposeen hun+tsan, suivi du suffixe factitif kuns. Il sagit trs probablement du numral hun unassoci au classificateur tsan, employ pour une srie complte dobjets complmentairesou destins un usage identique (des objets en paires chaussures, battants de porte mais aussi un trousseau de vtements, un troupeau de btail)20. La forme compose est rendueverbale et transitive par lajout du morphme transitiveur kuns mettre dans la position/ltat de, comme il est dusage avec les classificateurs et les positionnels, mais qui, depar sa nature et sa forme longue, ressort comme une marque forte de causalit. En outre,lexpression engage les deux ples de participants en prsence dans la situation rituelle. Ainsi,lagent sujet est la premire personne et rfre de faon non ambigu lnonciateur,ici le hmen officiant. Lobjet patient, que lon installe, est constitu par les yuntsiloobdoublement voqus, la deuxime et troisime personnes. Ce jeu de double rfrencepersonnelle caractrise les esprits-matres dans lensemble de la prire. Ils sont la fois destiers lorsquils sont nomms par leur nom et espace dattachement, et des interlocuteurs directsdans lexpression par laquelle le hmen voque leur manifestation threnne sur lautel :ahahal kiichkemileex vos vraies beauts. La double rfrence, qui associe invocationet adresse, est du reste combine dans une mme expression puisque les vraies beauts ladeuxime personne du pluriel sont dpendantes desprits nomms la troisime (l.39-40).On notera toutefois que ce sont toujours les beauts la deuxime personne qui sontobjets syntaxiques des verbes dont les esprits sont mtonymiquement les patients, et jamaisles noms des esprits eux-mmes, ni la deuxime personne objet directement indexe au verbe.Cette extension rfrentielle par mtonymie a sans doute pour effet expressif dattnuer lapatientivit (au sens dtre affect par une action) des esprits. Par ailleurs, quelle que soit lapersonne employe, les esprits sont toujours marqus du pluriel, contrastant avec la singularitdu je par lequel le hmen sidentifie dans les prires.

    51 Cependant, la troisime personne employe pour rfrer aux esprits voile un acte de langageessentiel. En net contraste avec les contextes non rituels, tels que ceux observs prcdemment,dans les prires illustres ici les esprits-matres sont nomms par des termes qui, bien quilsdsignent toujours des collectifs, se rvlent minemment plus prcis. Leur dfinitude provientdes fonctions et espaces qui les qualifient au cours de la prire: yun joya-chako matresarroseurs dorage, aj tepalilo gouverneurs, aj kanan-xuko gardiens des bornes,aj kanan-era gardiens du champ, aj kanan-muluch gardiens des ruines, aj kanan-kakbilo gardiens des terres fertiles21, aj kanan-montanyailo gardiens de la hautefort.

    52 Chaque cycle textuel convoque ainsi un ensemble complet et complmentaire (huntsan)dentits dfinies par un type despace (bornes, champ, haute fort, ruines, etc.),mais surtout par une localisation spcifique, que le hmen visite de sa voix (kubin intan mavoix/mes paroles vont). Cette localisation est systmatiquement exprime la fin du cyclepar un toponyme, tel que Tsutsenbak ou San Fernando. Dans ce contexte, et ce genre, lestoponymes ne fonctionnent pas comme de simples rfrences spatiales; ils rendent expliciteun aspect fondamental de lidentit des esprits, qui est, comme nous lavons argument plus endtail ailleurs, dtre attach un lieu privilgi et dfinitoire de lespace environnant, forestierou agricole (Vapnarsky et Le Guen, 2011). On peut voir cette dpendance dans la constructiongnitive qui relie lexpression des esprits aux lieux nomms22 (possessif u-). La qualificationspatiale des yuntsiloob est une identification, elle configure ce qui pourrait correspondre auxnoms propres des esprits, ces mmes noms que don Evas voquait avec tant de prcautionsdans la conversation prcdemment analyse. La dtermination spatiale transforme ainsi un

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    mode rfrentiel en une puissante forme dinvocation23. Elle est au cur de lopration quimet en mouvement les esprits, les fait venir au lieu du rituel, et rend possible ladresse directe ces entits (par le truchement de la deuxime personne du pluriel), que seul le discours rituelautorise.

    53 Il convient maintenant de se pencher nouveau sur la forme prcise du verbe huntsankunsdans les paroles rituelles. Celui-ci est employ dans une proposition subordonne de finalit,introduite par utiil afin que, dpendante de la phrase principale nonant le mouvementde la voix.kubin intan bin mes mots vont

    []

    utiili inhuntsankunsik bin pour rassembler dit-on

    Le rassemblement et linstallation des esprits, de mme que la remise des offrandes quisen suivra, se trouvent donc explicitement subordonns cette premire action vocale. Lasubordination relativise en un sens le contrle de lagent premire personne, lofficiant. Il setrouve pris dans une causalit en chane ou secondaire, dont lorigine est chercher dans ledplacement de sa voix, sa propre voix mais qui on la vu se manifestait dj par un mouvementde semblant autonome.

    54 Un dernier dtail grammatical cependant rinjecte, si lon peut dire, de lagentivit danslaction dinstallation. La forme huntsankunsik porte un suffixe ik, appartenant auparadigme des suffixes de statut selon la terminologie linguistique maya, qui combinentdes valeurs de transitivit, aspectualit et modalit. Le suffixe ik est utilis pour les formestransitives linaccompli, pour une action bivalente en cours ou ayant une implication surla situation prsente (Vapnarsky, 1999). Nanmoins, suivant lusage courant, ik nest pasattendu dans la construction o nous le trouvons dans la prire, puisque, dans les subordonnesde finalit, les formes transitives portent le plus souvent un autre suffixe de statut, celui du subjonctif , qui formerait inhuntsankuns(eh)24. Or, nous avons propos ailleurs quedautres cas dusages inattendus du suffixe ik en place du suffixe subjonctif (rencontrs ausein de paroles attribues une divinit) taient lis lexpression dune emprise sur laction etdune intentionnalit majeures confres lagent (Vapnarsky, ibid: 196-197, 247). Il semblebien que le mme effet de sens soit inconsciemment recherch avec lutilisation de ik ici25.

    55 Nous observons donc, avec ce dernier exemple, le premier contexte parmi les cas tudis oles esprits-matres sont impliqus comme objets dune forme transitive dont le verbe exprimeune action avec des effets caractrisables sur eux comme patients. Lexpression utilise par lehmen rvle une forme de contrle du dplacement des esprits, par le recours un transitiffactitif, affubl du suffixe de statut -ik accentuant lemprise sur laction, avec un h mensujet la premire personne agissant sur des esprits, auquel il sadresse de surcrot comme des interlocuteurs directs et par les noms ayant la force de les convoquer. Cependant, au filphmre de ces vers, fugaces, mais rpts de cycle en cycle, diffrents lments discursifsviennent la fois attnuer et intensifier lattribution de contrle et de puissance au hmen,comme si dans ce jeu de morphmes saffrontaient les tensions qui animent les relations dedpendance, respect et pouvoir unissant le hmen aux esprits. Mme si lattitude impassiblede lofficiant ne parvient pas occulter une intense concentration et tension du corps, etsi du comportement des participants transpire la prsence dangereuse des esprits, la scnedinteraction est principalement verbale.

    *

    **

    56 Nous nous sommes attachs dmontrer dans cet article que des notions affrentes lagentivit (contrle, instigation, potentialit ou vellit daction sur autrui/une entit,imputabilit causale) jouent un rle important dans les configurations grammaticales du mayayucatque diffrents niveaux. Aux niveaux les plus abstraits, il sagit dune structurationtrs gnrale, que les locuteurs intgrent au cours de leur apprentissage de la langue mais

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    sur laquelle ils nont pas vraiment de contrle mme si cette structuration est dans lelong terme modele par les bases interactionnelles de la communication et du partage dereprsentations. Ces notions nen restent pas moins fondamentales, de par leur prgnance danslorganisation smantico-conceptuelle de cette langue. lautre extrme, aux niveaux plusproches ou constitutifs du discours, il sagit de formes linguistiques, y compris grammaticales,sur lesquelles les locuteurs doivent et peuvent constamment oprer des choix, face lventailde formes dont lemploi est rgi par des contraintes syntaxiques fortes, mais aussi par unlarge ensemble de normes dusage ou habitudes (habitus) lies aux genres du discours, lacohrence et la dynamique de la conversation et des rcits, aux entits et aux situationsrfres, linteraction en cours, parmi ces composantes multiples de ce que lon appelle lecontexte dnonciation. Ces choix laissent place la crativit du locuteur, au sens non pas, ounon pas seulement, de la mise en uvre dune facult gnrative du langage, mais surtout dela capacit et de la libert relative demprunter, manipuler ou dtourner les normes dusagedu langage que le contexte dnonciation attire et qui le configurent. Si cette capacit est unepremire forme dagentivit, celle des locuteurs inscrits dans les interactions qui sont la matirede la communication, elle engage elle-mme des stratgies la fois culturelles et individuellesdattribution ou de dsengagement dagentivit et de responsabilit. Des constructions aussiinsipides pour certains que le passif, jouent, en yucatque comme ailleurs, un rle fondamentalau sein de telles stratgies.

    57 Les quatre interactions verbales analyses, impliquant de diverses faons les esprits-matres,rvlent la subtilit et les intrications de telles stratgies discursives, dans leurs versants lafois typifis et cratifs.Le rcit de don Lidro illustre les contextes quotidiens de rfrence aux actions et auxvnements dont les esprits-matres sont considrs responsables. Ces contextes sont marquspar un vitement de la mention explicite de ces entits et de leur rle dacteur agent, quientrane le recours systmatique au passif permettant leur oblitration , pour lexpressiondesdites actions. Cet vitement linguistique ressort dun vitement plus gnral dinteractionnon contrle ou non mdie avec les esprits-matres. Lusage du passif non seulement indexemais, rflexivement, soutient et intensifie le pouvoir des esprits-matres, tout autant que celuidu spcialiste rituel, lequel possde la comptence rserve de contrler la rfrence cesesprits.

    58 Ainsi, les paroles rituelles affichent, au contraire de celles du quotidien, une recherchedinteraction avec les yuntsiloob, et le pouvoir du hmen rside en sa capacit la matriser.Lefficacit du rituel est fonde en grande partie sur la performativit de ces paroles, dontlinvocation des esprits par leurs noms propres est une manifestation paroxystique. Ici, cenest plus le passif qui semploie mais une construction actancielle oppose, la forme active,exprimant et accomplissant laction du chamane sur les esprits. Dagents viter, les esprits-matres deviennent patients que lon meut et fait agir. Lagentivit des yuntsiloob se scelle celle de lacte illocutif du hmen. Mais cet acte nest, bien sr, pas simple; il se ralisepar des formes qui tout en accumulant les signes dune emprise sur laction marquent unedistanciation du hmen par rapport sa voix, cest--dire son nonciation. Ces effets, quinont dinverse que lapparence, convergent sur une scne dinteractions tendues, presquecombatives, et foncirement verbales entre le spcialiste rituel et les esprits.

    59 Les cuentos se singularisent des deux contextes prcdents par la libert dexpression etla pluralit de perspective sur les actes des esprits-matres qui sy dploient. Celles-ci sontautorises par le dsancrage du hic et nunc qui caractrise ce genre, permettant dvacuerles dangers de linteraction, et ainsi de pouvoir parler et dcrire. Si tant est que lon appellefiction cette sortie de lespace-temps indexical, et ralit ce dernier, la fiction du cuento rendici possible une reprsentation figurative du rel.

    60 Les trois situations antrieures sont largement menes par des normes dusage lies aux genresdiscursifs, associs des cadres dinteraction rcurrents: rgles dvitement verbal des esprits-matres dans la parole quotidienne, invocations performatives des rituels, reprsentationfigurative des contes. Lanalyse des paroles employes pour la rfrence ou lvocation desactions impliquant des esprits-matres rvle donc certaines corrlations entre des genres de

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    discours, des formes dexpression linguistique, des types dancrage la situation dnonciationet de cadre participatif, enfin, des modes de relations entre locuteur/auditeur et esprits-matres,quil serait possible de synthtiser par le tableau suivant.

    genre mention desespritsrelationactancielle ancrage So

    cadreparticipatif

    relation avec lesesprits

    rcit de vie absente voix passive ancr humains+espritsoverhearers vitement

    cuento gnrique voix active(esprit=agent) dsancr humainspas de relation(reprsentation)

    prires/invocations spcifique

    voix active(esprit=patient)

    cration dun esp/tpsrituel

    hmen+espritsdestinataires

    intimit etmatrise

    Toutefois, nous ne voudrions par ce tableau ni figer les corrlations ni insister trop sur leurcaractre systmique mme sil est patent. En effet, comme le montre lextrait3 du hmendiscourant sur les esprits, les interactions linguistiques sont le plus souvent hybrides quant leurs genres, mouvantes quant aux positionnements qui sy font entendre, impliquant desstratgies discursives qui, si elles peuvent tre plus ou moins attendues, sont toujours etnaturellement difficiles prdire prcisment.

    61 Le contexte et la vise des paroles de don Evas, le h men commentant sa relation etles relations avec les esprits-matres, sont ainsi plus complexes. Ils font se conjoindre lescadres liminaires de la parole quotidienne et de celle agissante du spcialiste rituel, ceuxde lvitement dinteraction et de linteraction recherche. Ces cadres simultans mettent enjeu une polyphonie nonciative o la voix collective des hmen simpose dun nous,patient direct et affect par les actions desprits dont lagentivit violente est finalementdvoile et affirme. Cette assertion intentionne renforce le pouvoir la fois des esprits etde lnonciateur dans sa position de hmen, et en corollaire la relation dintimit avec euxaffiche par ce dernier. Ce faisant, elle en devient une forme dautant plus forte dintimidation.Le contexte non rituel fait que, mme dans la bouche du hmen, les esprits ne puissent paseux-mmes apparatre comme cest--dire pour eux tre des patients directs dactiontransitive ; ce rle, dont la restriction se manifeste par une contrainte dordre syntaxique,semble rserv la parole performative, et mme l, sous le voile de la mtonymie.

    62 Les normes et prcautions dusage dont tmoignent les paroles concernant les esprits-matresreposent sur un trait essentiel de leur nature: leur omnisensorialit, leur facult dentendreet percevoir quels que soient les distances et crans. Celle-ci fait deux des participants lnonciation constants, mme si de statut vari. Lune des aptitudes du spcialiste rituelest prcisment de transformer de faon matrise le statut interlocutif des yuntsiloob, decelui dover-hearer celui dinterlocuteur direct (on en a vu les formes complexes dansles expressions dinvocation de la prire qui combinent adresse et rfrence, deuxime ettroisime personnes). Une consquence presque triviale des facults omnisensorielles desesprits est que les humains doivent sen surveiller en permanence26. Augmentant les causespotentielles de leurs agissements, lomnisensorialit constitue donc un attribut de lagentivitdes yuntsiloob ; mais elle nen est pas la condition (si les esprits taient passifs, toutomnisensoriels quils soient, le danger nexisterait pas, ou seulement pour eux-mmes). Ilfaut quelle soit couple une capacit daction puissante et une certaine susceptibilit ouincapacit se contrler pour devenir dangereuse. Certaines qualits ou descriptions prtesaux esprits dressent bien un tel tableau27.

    63 Les attributions dagentivit sintgrent ainsi des stratgies complexes impliquant des choixgrammaticaux et lexicaux subtils, majoritairement inconscients, qui forgent ou cislent desconceptions labores, et vcues, dans et hors le discours. Les formes linguistiques employesne sont pas en corrlation directe avec des degrs et des formes dagentivit qui seraientattribues indpendamment aux formes rfres. Elles contribuent elles-mmes fortement, auxcts dautres pratiques, configurer les capacits agentives attribues aux esprits, et en cesens en sont mutuellement constitutives. Elles rsultent de et uvrent au sein dune intricationcontextuelle de paramtres, incluant, au-del des normes culturelles dusages linguistiques etdes genres du discours, les statuts et les positions assumes et attribues par les participants

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    dans le cadre immdiat de la situation dinteraction tout autant que dans le long termede lexprience vcue. Les proprits de cette agentivit, indexicale, rflexive et distribuedoivent tre conues de faon relationnelle, prise dans le cadre multidimensionnel des relationsentre agents, patients et acteurs sociaux parlant et interagissant avec ou sur eux.

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    Annexe

    Abrviations:

    1 1re personne2 2e personne3 3e personne

    Aindices personnels du set A (ergatif, sujet de transitif, sujetdintransitif limperfectif, possesseur)

    ABS absolutifAG agentAP antipassifASP aspect

    Bindices personnels du set B (absolutif: sujet dintransitif, deprdicat non verbal, objet de transitif)

    CAUS causatifCP accompliCVC racine de gabarit Consonne Voyelle ConsonneCvC avec voyelle courte

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    CvvC avec voyelle longue ton hautCvvC avec voyelle longue ton basCvvC avec voyelle rarticuleERG ergatifICP inaccompliINFL inflexionINTR intransitifIPF imperfectifPF perfectifPR pronom indpendantPREP prpositionREL suffixe relationnel/possessifsg singulierSBJ subjonctifTNS temps (tense)TR transitifTRR transitiviseur

    Dans les textes: en gras, formes passives dont les esprits-matres sont les agents implicites, en grassoulign: formes transitives actives dont les esprits-matres sont les agents, mention explicite de ceux-ci.

    Notes

    1 Nous remercions Aurore Monod Becquelin, Michel de Fornel et Alan Rumsey pour leurs commentairesde versions antrieures cet article, les deux lecteurs anonymes pour leurs suggestions, ainsi que legroupe du sminaire Agentivit pour la discussion de cette recherche lors de prsentations orales.2 Un aperu de lagentivit dans les langues, prsentation dAurore Monod Becquelin et ValentinaVapnarsky au sminaire Agentivit, 10fvrier 2006.3 The form of a language is the product of an ongoing tension between an inner logic and a relationalcontext. [] At any point in his history, a language is the sediment product of myriad acts in relation tothe value horizons of speakers, addresses and receivers (Hanks, 1996a: 180-181).4 Dautres marques grammaticales devraient tre intgres dans une analyse plus exhaustive des modesdexpression de notions lies lagentivit. Ainsi dans le domaine des marques modales et aspectuelles,on notera notamment lexistence dun morphme volitionnel (tak), dun prospectif immdiat avec desconnotations demprise sur laction (n/mikaah) et dun assertif exprimant lintentionnalit (heel -e).5 Nous appelons multivalent une classe de racine considre traditionnellement comme transitiveet qui opre par alternance vocalique de la voyelle de la racine pour le marquage des diffrentes voix(LOIS et VAPNARSKY, 2003, 2006).6 On semble retrouver ces mmes types de motivation dans les autres langues mayas, mais avec desdiffrences quant la prvalence de certains facteurs sur dautres.7 Pour plus dinformation ethnographique, on peut consulter en particulier VILLA-ROJAS, 1945; TERNCONTRERAS et RASMUSSEN, 2008; VAPNARSKY et LE GUEN, 2011.8 Les esprits-matres sont, dit-on, sous le contrle dautres divinits, telles que Dios ou Kiichelem YuumJesucristo, toujours invoques dans les rituels dvolus aux esprits. Cependant, alors que les rcits sur lesesprits-matres sont assez frquents, ils nincluent quasiment rien, notre connaissance, sur les formesde linteraction entre ces esprits et les divinits.9 Nous rsumons la suite lanalyse de ces termes prsente dans VAPNARSKY et LE GUEN (2011). Lelecteur pourra trouver des exemples illustrant les diffrents usages de yum dans larticle cit.10 Ce qui a le dfaut de me faire intervenir, mais permet la fois de contrler, du moins dintgrersystmatiquement, ce paramtre ; nous y reviendrons en particulier pour le cas 3. Les locuteursconsidrent que je parle couramment le yucatque, du moins assez pour quils naient pas adapter leurlangage pour des raisons dintelligibilit; nous navons pas observ de diffrence quant aux structuresemployes et la richesse du langage entre ces discours et dautres o je ne suis pas interlocutrice directe.11 Les noms ont t remplacs par des noms invents (tout en respectant lusage fait en maya desrvrentiels emprunts lespagnol don et doa, attribus en fonction de lge et du statut).12 Le patient peut aussi correspondre aux humains en gnral, exprims gnriquement par le recours la deuxime personne, voir par exemple l.6 de lextrait en annexe.13 On peut trouver lanalyse dune telle dynamique des topiques dans un rcit yucatque in Vapnarskyet. al. (2012).

  • Le passif peut-il clairer les esprits? 24

    Ateliers d'anthropologie, 39 | 2013

    14 La formule de clture des cuentos est une phrase qui commence par ka h manen telo quand je suispass(e) par l et se poursuit en dcrivant, par une image le plus souvent humoristique, ltat danslequel se trouvait le protagoniste la fin de lhistoire, suite aux vnements du rcit. Ce raccrochementfinal la situation dnonciation, opr par lvocation dun suppos vcu du locuteur, est un retour laralit prsente qui ne fait que mieux marquer le dtachement du hic et nunc qui caractrise lensembledu cuento.15 Il est possible que le terme chamanique , employ dans la littrature pour rfrer au h menyucatque, soit un abus de langage. Pour nous, il sagit ici essentiellement dun qualificatif commodepour souligner la fois une spcialisation sociorituelle (distincte du domaine du resa) et un type derelation dintimit entre le hmen et les esprits-matres.16 Ma position dtrangre, avide dhistoires et dexplications, exacerbe fort probablement, mais neprovoque pas lattitude si prcautionneuse du hmen lgard des esprits-matres, comme le reste delarticle devrait en convaincre le lecteur. Le risque que les informations soient vendues quexprimedon Evas est un leitmotiv qui nest pas propre aux relations avec lextrieur ; nombre danecdotescirculent sur des h men charlatans dont le savoir nest pas jug authentique mais comme relevantdchanges marchands, de diverses natures. Par ailleurs, si la pratique de lenregistrement sonore estplus intimement rattache lethnologue, sa prohibition sinscrit dans un plus vaste ensemble de rglesqui interdit tous dans cette rgion, Mayas et non-Mayas, la prise photographique, video ou audio denombreux rituels, plus particulirement ceux des crmonies collectives et villageoises.17 Il est intressant de noter, que dans les expressions rfrant aux rencontres oniriques la position duhmen lui-mme est exprime par un