USJ 2 octobre

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Monsieur le Professeur Père Salim Daccache, Recteur de l’Université Saint-Joseph, Monsieur le Professeur Joseph Gemayel, Doyen de la Faculté de Sciences Economiques, Merci d’accueillir cet évènement, J’ai un énorme plaisir à me trouver avec vous, avec trois intervenants exceptionnels, et avec un public impressionnant. Durant les quinze minutes qui me sont imparties pour parler des implications sur le contexte local des évolutions financières internationales, je vais me permettre de redémarrer quand même au niveau des évolutions globales

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Monsieur le Professeur Père Salim Daccache, Recteur de l’Université Saint-Joseph,

Monsieur le Professeur Joseph Gemayel, Doyen de la Faculté de Sciences Economiques,

Merci d’accueillir cet évènement,

J’ai un énorme plaisir à me trouver avec vous, avec trois intervenants exceptionnels, et avec un public impressionnant.

Durant les quinze minutes qui me sont imparties pour parler des implications sur le contexte local des évolutions financières internationales, je vais me permettre de redémarrer quand même au niveau des évolutions globales pour me focaliser ensuite sur ce microcosme intéressant qu’est le Liban, tant il parait évident que notre pays présente un cas d’école au niveau des aboutissements des déséquilibres financiers, probablement parce que tout ou presque y est permis, et que les entraves à l’évolution naturelle provenant des déséquilibres des flux y sont minimales.

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Aboutissement d’une tendance longue, les déséquilibres de paiements entre nations font aujourd’hui partie du paysage économique mondial. La taille du déficit de la balance courante américaine, comme celle des excédents qui, dans le Golfe arabe ou en Asie, en sont la contrepartie, justifie l’expression désormais acceptée de « déséquilibres globaux », lesquels déséquilibres étaient dans un premier temps voulus dans un effort de mobilisation exceptionnelle des ressources (c’était l’époque des Reaganomics), puis comme conséquence de la mise en circulation du dollar hors des frontières américaines.

Il y a encore quelque temps, les théoriciens orthodoxes affirmaient qu’il fallait éviter ces déséquilibres, alors que les keynésiens les considéraient comme des instruments transitoires. Aujourd’hui, nous vivons un paradoxe, puisque les promoteurs mêmes de la globalisation financière (je ne les citerai pas, ça ferait mauvais genre) soulignent la menace que lesdits déséquilibres représentent, alors qu’en libérant les mouvements de capitaux entre nations, ils voulaient précisément

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permettre à l’épargne dégagée en un endroit de la planète d’aller s’investir en un autre (en l’occurrence, principalement aux Etats-Unis, qui sont dotés d’un système financier très développé d’une part, contrairement au marché chinois, comme l’expliquait Samir, et qui accordent un grand intérêt au plein emploi d’autre part, ce qui fait qu’ils ont naturellement joué le rôle d’emprunteur en dernier ressort).

Le monde s’est donc installé dans des déséquilibres structurels qui sont devenus un fait permanent. Les Etats-Unis, on l’a dit et redit, et l’Europe du Sud jusque récemment, par exemple, sont en déficit chronique, alors que la Chine, le Japon et les pays du Golfe, par exemple aussi, accumulent les excédents structurels (slide 1 et 2). Dans cette même logique, la Chine a volontairement joué un jeu symétrique, en maintenant artificiellement sa monnaie sous-évaluée afin d’accumuler des excédents, affichant ainsi sa volonté de puissance. Quant à l’Allemagne, son épargne excédentaire lui a permis d’investir en Europe de l’Est avant l’effondrement de l’Union Soviétique, puis en

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Allemagne de l’est après la réunification, et dans les Républiques d’Europe centrale depuis.

Première conclusion à tirer et qui s’étend clairement à la situation locale: cet état de fait ouvre la voie à une fonction d’intermédiation sans cesse croissante, qui s’est directement traduite dans les tailles de bilans des banques et les volumes de transactions financières.

Avançons d’un pas : les excédents japonais, européens, puis chinois, ont aidé les Américains à acquérir des maisons plus grandes, et à financer leurs opérations militaires dans cette partie du monde en particulier, après avoir permis aux Etats-Unis de gagner la guerre froide. Dans le même cours, les ratés se sont multipliés : le Japon est entré en crise depuis près de vingt ans alors que les émergents d’Amérique Latine et d’Asie du sud-est ont subi des crises financières à répétition.

Accentuant l’accumulation de l’épargne et son exportation, on retrouve pêle-mêle des raisons liées à la faiblesse des structures de protection sociale où

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l’on manque de confiance à l’égard des filets sociaux, et des raisons liées aux pratiques d’oligarchies prédatrices d’autre part. Reste une question cruciale qui se pose: dans quelle mesure l’endettement qui résulte de ces déficits est-il soutenable ? En attendant, le déficit est assumé et développé.

Deuxième étape de mon propos, ce qui est vrai entre les nations l’est également à l’intérieur de l’économie d’une même nation. La contamination s’est produite selon trois vecteurs qui sont la politique des doubles déficits qui a été enclenchée par 1- la baisse volontaire des recettes publiques (et non pas par l’augmentation des dépenses publiques domestiques), 2- l’avantage acquis par les capitaux vis-à-vis du travail à travers l’accroissement de la mobilité des premiers par rapport à la quasi immobilité du second, et enfin 3- par la nécessité de maintenir la rentabilité des circuits financiers en expansion au détriment de celle des capitaux productifs. Il s’en est suivi un accroissement accéléré et persistant des inégalités. Conséquence

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de cette politique, les capitaux, devenus mobiles internationalement, devaient être retenus et rémunérés en conséquence, ce qui a pesé tant sur le revenu du travail que sur le revenu des capitaux productifs. Certains en ont conclu que les banquiers étaient à la source de tous leurs maux, mais dans ce cas, les nôtres comme les autres ne sont pas à la source du mal, ils sont simplement naturellement bien placés dans cette nouvelle donne, et personne ne peut le leur reprocher.

On observe donc naturellement une augmentation des inégalités au sein de chaque économie nationale. Il faut financer une capacité déclinante de consommation d’une part et soutenir la rentabilité des capitaux croissants d’autre part, ce qui induit un gonflement parallèle de l’endettement des ménages. (slides 3,4,5 epargne libanaise non domestique). On se retrouve dans une situation permanente d’excédents de capitaux qu’on est obligé de rentabiliser. Cette situation dans le cas libanais se traduit par la croissance simultanée de la dette publique et de la dette privée (slide 6) qui est

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essentiellement un financement de la consommation.

Or lorsqu’on dit qu’il faut rentabiliser cette accumulation de l’épargne, ce qui est une évidence, il faut garder à l’esprit que cela se fait à travers des procédés divers qui s’insèrent tous dans deux grandes catégories : soit un surplus d’endettement, soit un surplus de spéculation du type casino, dont la palette s’étend des produits dérivés sophistiqués sur les grandes places financières aux investissements fonciers les plus basiques, comme dans l’ensemble des pays arabes, dont le Liban fait partie.

Bien entendu, à travers la gestion de cet état de fait, il se produit une structuralisation des déséquilibres à l’intérieur de chaque pays, et en tout cas, très certainement à l’intérieur du Liban. Je ne me permettrai pas de m’étaler sur le cas de la zone Euro en présence de Benoit et après son brillant exposé, quant à la Chine, et du fait des tensions sociales et régionales croissantes, elle

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essaie de corriger les déséquilibres chez elle en relâchant progressivement sa politique monétaire.

Mais revenons au Liban, et reprenons le cheminement logique précédent appliqué au cas libanais. C’est le double endettement, public et privé, qui permet d’y soutenir la consommation et de couvrir l’énorme déficit de la balance commerciale, et par suite de rémunérer les capitaux et d’en attirer davantage.

C’est à l’ombre de ce système que les banques libanaises ont réussi à s’adapter à cette double fonction d’attraction des capitaux extérieurs et d’irrigation des circuits domestiques. Cette adaptation a permis d’atténuer l’aggravation du coût du capital, tout en maintenant une gestion très raisonnable des risques jusqu'à ce jour. Dans ce même contexte, la prise de risque peut s’avérer particulièrement dangereuse si les structures de gouvernance ne sont pas optimales, et il faut noter que la réglementation prudentielle, les exigences de volume de la part des correspondants et de transparence de la part de tous, ont évidemment un

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impact certain sur les coûts opérationnels (slide 7, un aperçu sur l’évolution de la capitalisation des banques).

On assiste depuis un quart de siècle à une accumulation d’épargne très importante au Liban (slides 8,9), quoique principalement et largement non-domestique. Notons au passage un facteur auxiliaire : le besoin d’accumulation d’épargne domestique est lié à la faiblesse des filets sociaux de sécurité (assurance chômage, sécurité sociale, éducation et sante publiques), et cette épargne sert à rassurer en l’absence d’efficience et de fiabilité de ces derniers. Il reste que le gros de l’épargne provient des mouvements de capitaux et des transferts sans contrepartie.

De plus, pour lutter contre les pressions déflationnistes, on encourage l’endettement, comme par exemple dans l’immobilier, lorsque le marché risquait d’entamer une correction, l’augmentation des crédits à l’habitat a augmenté très vite (slide 10), et cela est vrai des crédits a la consommation de manière générale.

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Si l’endettement privé a atteint des sommets, l’endettement public est quant à lui beaucoup plus sous les feux de la rampe (slide 11). Conséquence de déficits cumulés importants, il provient de dépenses publiques principalement composées de salaires et traitements, de subventions (notamment à la consommation électrique) et de service de la dette, c’est-à-dire de ce qui permet de maintenir et le niveau de consommation général et la rente consentie aux créanciers pour qu’ils continuent à permettre au système de fonctionner. Il ne reste pratiquement rien pour l’investissement (slide 12). J’avais évoqué la fonction permanente de l’intermédiation qui s’était développée au niveau global, et bien, le même schéma s’est naturellement développé localement au Liban. Comment aurions-nous d’ailleurs rentabilisé cette masse d’épargne sans un endettement (public et privé) croissant ?

Face à cette situation où il faut veiller à la stabilité du système sans toutefois en devenir l’otage, il faudrait forcer le système, par le biais d’un nouveau

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partenariat entre l’Etat et le secteur financier, à acheminer une part conséquente des ressources existantes vers l’investissement, de sorte que les capacités d’adaptation exceptionnelles déployées ne soient pas victimes de leur propre succès.

En résumé, le Liban reproduit le phénomène global, parfois même avec anticipation parce que presque tout y est permis. Chez nous aussi, la variable d’ajustement n’est plus la monnaie depuis 1987, avec la dollarisation de fait qui s’est produite alors, relayée ensuite par la politique du taux de change fixe. Au Liban de ces dernières décennies, l’ajustement des déséquilibres se fait cependant par le chômage et par le double flux migratoire : émigration et immigration. On est d’ailleurs tellement persuadé de l’inéluctabilité de l’émigration que les dépenses d’une famille libanaise sur l’éducation s’assimilent beaucoup plus à un investissement qu’à une dépense, par préparation à l’émigration des jeunes (en 2009,

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13,1% du PIB libanais dont 9,1% privée et 4,1% public, alors que la France totalise 6,2% du PIB dont 0,4% dans le privé).

Avec les déséquilibres locaux et les surplus du Golfe arabe, nous nous retrouvons dans une situation où environ 60% du pouvoir d’achat est concentré entre les mains d’environ 3% de la population, ce qui justifie la tendance à ériger des murs au sein de la même société.

Cela dit, nous pouvons, au niveau local, poser la même question précédemment émise au niveau global : jusqu'à quel niveau l’endettement sera-t-il soutenable ? Mais nous sommes peu exposés à des prêteurs institutionnels, contrairement à la Grèce, par exemple. Notre marge de manœuvre est donc plus grande, ce qui fait porter une bien plus grande responsabilité à notre secteur financier (privilège exorbitant / responsabilité exorbitante, disait Benoit tout à l’heure), qui a certes déjà prouvé qu’il était tout-à-fait capable de réagir sous les pressions précédemment mentionnées. Les réponses à ce challenge que devrait apporter le Liban contiennent

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l’augmentation des crédits a l’investissement, surtout par rapport aux crédits à la consommation, et une réévaluation des prélèvements dans le sens d’une meilleure redistribution. Au-delà des petites mesures qui facilitent le cours des opérations, et comme le Liban ne fait que refléter une tendance globale sur laquelle il n’a pratiquement aucune prise, il devient impératif pour notre pays d’utiliser, chaque fois que la situation le permet, une partie de cette masse financière nominalement énorme dans l’investissement et dans le renforcement de notre cycle économique, donc par exemple dans l’énergie, l’environnement et l’eau, les transports, les télécommunications, les media, la recherche et le développement,…). Sinon cette mécanique d’accumulation infinie n’aurait vraiment plus de sens, puisqu’on pourrait légitimement se demander pourquoi nous continuons à gagner du temps à un prix très élevé.

Quant aux résultats escomptés de cette approche, ils feraient vibrer de joie le citoyen désabusé: moins

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d’inégalités au sein de la société, une baisse des coûts de production (imaginez seulement qu’avec quatre milliards de dollars perdus en deux ans dans l’électricité, on pourrait refaire le secteur électrique entier à partir de zéro), donc, disais-je, une baisse des coûts de production, une réduction de la trop grande dépendance par rapport aux flux de capitaux, une exposition moindre au problème du déficit de la balance commerciale, et une revalorisation de la valeur du travail.

Avouez que ça fait rêver.

Merci de votre attention.