Université de Napierville - Analyse de "La Manic" de Georges Dor

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Université de Napierville - Analyse de "La Manic" de Georges Dor par le Professeur Olaf de Huygens-Tremblay, chef-cascadeur - Faculté de Lettres de l'Université de Napierville Si tu savais comme on s'ennuie à la Manic Une entrée forte, précise et qui délimite en un vers de douze pieds, communément appelé "alexandrin" [1], le thème du poème. - Ce thème n'est pas neuf (l'homme parti à la guerre, ou qui est en mer, loin de celle qu'il aime) mais il se situe, ici, dans un contexte mythique : celui d'un chantier hors-mesure où l'homme devient un super-homme et, ce qui n'enlève rien à ce mythe, un chantier dans le grand Québec qui, universellement, représente l'espace, la grandeur et le pays à découvrir. - Seul le premier vers d'un poème comme le célèbre «I wonder who's kissing her now» de Will M. Hough et Frank R. Adams et qui a été mis en musique par Joseph E. Howard en 1909 peuvent se vanter de posséder une entrée aussi percutante. Tu m'écrirais bien plus souvent à la Manicouagan Le poète qu'est Georges Dor ne succombe pas ici à la facilité qui aurait consisté à faire rimer «souvent» avec «Manicouagan» en scindant en deux ce vers de quinze pieds (une trouvaille) laissant la phrase se dérouler comme elle se déroulerait quand on écrit ; celui qui dit cette phrase n'est pas un poète mais un ouvrier d'où ce côté encore plus touchant, presque aussi poignant que le vers précédent. Parfois je pense à toi si fort Je récrée ton âme et ton corps Je te regarde et m'émerveille Le Professeur Léomé de l'Université de Surgères (Charente-Maritime) faisait remarquer que ces trois vers dont le dernier rime avec le dernier des trois suivants pouvaient avoir une certaine connotation sexuelle mais les travaux entrepris par son successeur, le Professeur Chollette (Marie) démontrent qu'il s'agirait plutôt d'une réminiscence subconsciente où le symbolisme de l'eau (vers suivants) renforce l'aspect évanescent du souvenir de celle que le narrateur a quittée. - Quant aux objections que les mots «fort» et «corps» n'offrent pas une rime riche, il faut comprendre que ce poème a d'abord et avant tout été écrit pour être dit ou chanté. - À ce propos, le Professeur Léomé a été, de toutes façons le premier à faire remarquer que les rimes en «orps» était relativement rares en français.

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  • Universit de Napierville - Analyse de "La Manic" de Georges Dorpar le Professeur Olaf de Huygens-Tremblay,

    chef-cascadeur - Facult de Lettres

    de l'Universit de Napierville

    Si tu savais comme on s'ennuie la Manic

    Une entre forte, prcise et qui dlimite en un vers de douze pieds, communment appel"alexandrin" [1], le thme du pome. - Ce thme n'est pas neuf (l'homme parti la guerre, ouqui est en mer, loin de celle qu'il aime) mais il se situe, ici, dans un contexte mythique : celuid'un chantier hors-mesure o l'homme devient un super-homme et, ce qui n'enlve rien cemythe, un chantier dans le grand Qubec qui, universellement, reprsente l'espace, lagrandeur et le pays dcouvrir. - Seul le premier vers d'un pome comme le clbre Iwonder who's kissing her now de Will M. Hough et Frank R. Adams et qui a t mis enmusique par Joseph E. Howard en 1909 peuvent se vanter de possder une entre aussipercutante.

    Tu m'crirais bien plus souvent la Manicouagan

    Le pote qu'est Georges Dor ne succombe pas ici la facilit qui aurait consist faire rimersouvent avec Manicouagan en scindant en deux ce vers de quinze pieds (une trouvaille)laissant la phrase se drouler comme elle se droulerait quand on crit ; celui qui dit cettephrase n'est pas un pote mais un ouvrier d'o ce ct encore plus touchant, presque aussipoignant que le vers prcdent.

    Parfois je pense toi si fortJe rcre ton me et ton corpsJe te regarde et m'merveille

    Le Professeur Lom de l'Universit de Surgres (Charente-Maritime) faisait remarquer queces trois vers dont le dernier rime avec le dernier des trois suivants pouvaient avoir unecertaine connotation sexuelle mais les travaux entrepris par son successeur, le ProfesseurChollette (Marie) dmontrent qu'il s'agirait plutt d'une rminiscence subconsciente o lesymbolisme de l'eau (vers suivants) renforce l'aspect vanescent du souvenir de celle que lenarrateur a quitte. - Quant aux objections que les mots fort et corps n'offrent pas unerime riche, il faut comprendre que ce pome a d'abord et avant tout t crit pour tre dit ouchant. - ce propos, le Professeur Lom a t, de toutes faons le premier faire remarquerque les rimes en orps tait relativement rares en franais.

  • Je me prolonge en toiComme le fleuve dans la merEt la fleur dans l'abeille

    Voir la note prcdente pour le fleuve et la mer. - Pour ce qui est de l'abeille, natif de Saint-Germain-de-Grantham, il est vident que Georges Dor emprunte son milieu - o l'apicultureest pratique commercialement (voir Dzierzon, Jean) - contrairement celui de son porte-parole qui semble tre plus citadin qu'autre chose. - Une lgre faute, fort excusable, carl'image est point. - On retrouvera d'ailleurs plusieurs vers dans l'oeuvre de Georges Dor oles abeilles entrent un jeu dont une puissante image de la neige qui bourdonne, quibourdonne.

    Que deviennent quand j'suis pas l mon bel amourTon front doux comme fine soie et tes yeux de velours

    Deux autres vers de quinze pieds qui rappellent que ce pome est une lettre et que son rcitantn'a pas ncessairement appris la versification chez les Frres Maristes avant de s'exiler laManic ; ses mots sont simples et ses images, tires de noms de tissus, laissent supposer que sadulcine fait peut-tre sa propre couture... [2]

    Te tournes-tu vers la cte nordPour voir un peu pour voir encoreMa main qui te fait signe d'attendreSoir et matin je tends les brasJe te rejoins o que tu soisEt je te garde

    Ici, l'imagerie est tire du dpart ; de l'autobus ou du chemin de fer. - Ne manque plus que laplate-forme et le mouchoir crivait ce propos le critique littraire Roger D. Beauchemin del'Intransigeant de Coaticook. - Nous ne sommes pas d'accord avec son interprtation : encoreune fois, le rcitant est un travailleur manuel et ce serait trop insister sur le dpart dont ilparle peine quand les bras de ce travailleur (au quatrime vers) interviennent en force pourserrer celle qu'il aime.

    Dis-moi c'qui s'passe Trois-Rivires et QubecL o la vie a tant faire et tout c'qu'on fait avecDis-moi c'qui s'passe MontralDans les rues sales et transversalesO tu es toujours la plus belleCar la laideur ne t'atteint pasToi que j'aimerai jusqu'au trpas

  • Mon ternelle

    On a beaucoup reprocher Georges Dor ces rues sales et transversales mais, encore unefois, nous sommes d'accord avec le Professeur Lom qui faisait remarquer que les rimes enral n'taient que quatre dans la langue franaise ; que le mot boral ne pouvaits'appliquer dans ce cas-ci vu la latitude de la Manic ; que le mois floral du calendrierrpublicain eut t ici, plus que dplac, tout aussi dplac peut-tre que l'ancienne monnaieespagnole ou une galre royale. - On notera cependant deux paires de rimes assezsurprenantes : Qubec et avec de mme que pas et trpas. - Quant aux nouvellesque celui qui crit attend de Montral, Qubec et de Trois-Rivires (les trois principales villesdu Qubec), les recherches entreprises par le Professeur Marie Cholette (dj cite) ontdmontr qu'aussi loigns que pouvaient tre les travailleurs de la Manic, ils recevaientquand mme les journaux de faon rgulire et qu'ils avaient mme accs la tlvision (encouleurs). - On peut comprendre qu'il s'agit l, encore une fois d'une faon symbolique deparler d'loignement.

    Nous autres on fait les fanfarons coeur de jourMais on est tous de bons larrons clous leurs amoursY'en a qui jouent de la guitareD'autres qui jouent d'l'accordonPour passer l'temps quand y'est trop longMais moi je joue de mes amoursEt je danse en disant ton nomTellement je t'aime

    Le dsarroi dans l'me du narrateur ne saurait tre plus explicite que dans ce passage os'entremlent religion (crucifixion), musique, danse et fanfaronnades (le mot, d'ailleurs estmentionn implicitement ds le premier vers). - On remarquera que le mot guitare ne rimeavec rien mais, en contrepartie, on retrouve dans cette strophe trois rimes en on :accordon, long et nom.

    Si tu savais comme on s'ennuie la ManicTu m'crirais bien plus souvent la ManicouaganSi t'as pas grand chose me direcris cent fois les mots Je t'aimea fera le plus beau des pomesJe le lirai cent foisCent fois cent fois c'est pas beaucoupPour ceux qui s'aiment

    Et nous arrivons ici au sommet de ce pome o l'on peut voir la retenue de Georges Dor, son

  • doigt : il aurait pu crire mille fois, cent mille fois mais il n'exagre pas. Cette femmequ'il aimera jusqu'au trpas (voir ci-dessus), il ne demande, d'elle, qu'une lettre bienraisonnable, en somme : quelque chose qui peut, la rigueur, s'crire en une seule soire. - Etl'on peut voir, en mme temps, qu'au niveau posie, il sait que les pomes les plus russis sontles moins compliqus.

    Si tu savais comme on s'ennuie la ManicTu m'crirais bien plus souvent la Manicouagan

    la reprise, les deux vers sont scinds et voil bien le tour de force de ce pome : au dpart,les rimes souvent et Manicouagan auraient pu choquer mais, une fois qu'on a entendu lereste, la surprise n'a plus d'emprise sur le lecteur. - Pardon : l'auditeur.

    [1] Du nom, soit du pote (Alexandre de Bernay), soit du sujet d'un cycle de pomes qu'on lui attribuedont le sujet tait Alexandre le Grand, de regrett mmoire. (XIIe sicle)

    [2] Voir ce propos la thse du Docteur Roger Malenfant : Haute couture et bas de gamme dansl'univers quotidien des premiers habitants de la Nouvelle France avec ses rpercussions surl'conomie lors de la conqute. (Universit de Rhaumur, 1876)

    Olaf de Huygens Tremblay, mai 2001 (et juin 2009)