Une theorie libertarienne

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Une théorie libertarienne By Ralph Septembre 2002 http://libertarien.free.fr [email protected]

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Une théorie libertarienne

By Ralph

Septembre 2002

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Table des matières Partie I - Fondements du libéralisme ..................................................................................3 Pourquoi l’autonomie.............................................................................................................4 Critique du principe d’universalité .........................................................................................9 Coopération et cœur d’un jeu coopératif ...............................................................................12 Le libéralisme comme réalisation de l’autonomie .................................................................14 Biens publics et externalités .................................................................................................17 La théorie économique autrichienne .....................................................................................24 Critique du droit naturel .......................................................................................................33 Partie II - Vers une société libertarienne...........................................................................36 Des codes juridiques subsidiaires .........................................................................................37 Un système monétaire privé .................................................................................................41 Partie III - Critique de la démocratie ................................................................................46 Théorèmes d’impossibilité ...................................................................................................47 L’ignorance rationnelle ........................................................................................................54 Les critiques internes............................................................................................................56 Les réfutations......................................................................................................................65 Autonomie ou soumission ? L’expérience de Stanley Milgram.............................................69 Du jeu majoritaire à la violence collective ............................................................................71 Partie IV - Critique des théories adverses.........................................................................77 Critique de l’utilitarisme.......................................................................................................78 Critique de la théorie rawlsienne ..........................................................................................84 La théorie de l’ «équité», ou absence d’envie .......................................................................89 Egalité de quoi ?...................................................................................................................92 Critique de la théorie marxiste..............................................................................................94 Religion .............................................................................................................................101 Bibliographie ....................................................................................................................104

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Partie I -

Fondements du libéralisme

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Pourquoi l’autonomie

Considérations philosophiques sur l’autonomie

L’autonomie comme neutralité par rapport aux valeurs Dans la mesure où les agents sont autonomes, ils n’accepteront pas de se soumettre aux contraintes qui ont pour source les convictions morales d’autres agents, ou alors seulement dans la mesure où ils acceptent de coopérer avec ces derniers (auquel cas la contrainte est librement acceptée).

De cela découle la neutralité par rapport aux valeurs, trait jugé comme caractéristique, à juste titre, du libéralisme. L’autonomie implique la neutralité par rapport aux valeurs, et réciproquement, la neutralité par rapport aux valeurs implique l’autonomie, dans la mesure où aucune contrainte extérieure ne s’applique alors au libre choix des agents. Cette neutralité, de même que son identité avec l’autonomie, est réaffirmée notamment par le contractualiste David Gauthier1 :

“In saying that an essentially just society is neutral with respect to the aims of its members, we deny that justice is linked to any substantive conceptions of what is good, either for the individual or for the society. A just society has no aim beyond those given in the preferences of its members”

Il est intéressant de noter que cette conviction est également partagée par certains liberals,

qui n’ont de libéral que le nom, comme par exemple Dworkin, lequel propose une variante du libéralisme rawlsien :

“Political decisions must be, so far as is possible independent of any particular conception of the good life, or of what gives value to life.”

Ces derniers sont en effet conscients de l’arbitraire qu’il y a à imposer un système de valeurs à autrui. Ne leur en déplaise néanmoins, la neutralité par rapport aux valeurs est incompatible avec l’égalitarisme. L’égalitarisme, à l’intérieur de leurs théories, s’impose toujours comme une contrainte a priori, c’est-à-dire que la liberté laissée aux individus de choisir leurs propres valeurs n’est admise que conditionnellement au respect d’une certaine forme d’égalité, l’égalité n’étant pas elle-même l’expression des valeurs des individus. La construction rawlsienne paraît contredire notre affirmation, puisque l’adoption de l’égalitarisme consistant en l’occurrence en le principe de différence (ou encore leximin) résulte de l’accord unanime des individus. Cependant, leur accord unanime est obtenu non dans des conditions réelles mais dans des conditions hypothétiques posées comme justes a priori, c’est-à-dire que le critère de justice ultime échappe en dernière analyse au libre choix des agents. Derrière l’apparence d’impartialité de l’autonomie sous voile d’ignorance, se cache le parti-pris du philosophe roi.

Au contraire, l’incompatibilité de toute redistribution forcée avec l’autonomie peut être établie facilement.

1 David Gauthier – Morals by Agreement

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L’autonomie comme refus de toute transcendance Une objection vient peut-être à l’esprit du lecteur : il n’y a pas que les contraintes librement choisies qui s’imposent aux individus autonomes, il y a aussi les lois de la nature ! On peut remarquer qu’on peut toujours essayer de violer ces lois. Après tout, comme l’a dit Sokal2 :

“Anyone who believes that the laws of physics are mere social conventions is invited to try transgressing those conventions from the windows of my apartment. (I live on the twenty-first floor.)”

Plus sérieusement, notre propos n’est pas de mettre en doute l’existence de lois de la nature ou d’une réalité objective, mais de mettre en cause la légitimité des théories éthiques rationalistes prétendant au même statut. Peut-on justifier logiquement, i.e. sans rompre la neutralité par rapport aux valeurs, des contraintes éthiques dont le déni serait aussi absurde que le déni des lois de la gravité ?

Nous avons plusieurs exemples de telles prétentions :

L’utilitarisme Celui-ci prétend bel et bien que l’on peut comparer objectivement, sans faire la référence au moindre jugement de valeur, les utilités des individus (i.e. leur bonheur), et entend bâtir un critère moral également objectif sur ces bases.

La volonté générale Dans la conception rousseauiste, il s’agit de prouver que la volonté générale est l’expression de l’autonomie des agents : « La volonté générale, c’est ma volonté bien comprise ». Cependant, il y a là un paradoxe, il semble que la distinction des personnes ne soir pas prise au sérieux. Comment affirmer par exemple qu’une loi qui avantage une personne aux détriments d’une autre puisse être l’expression de la volonté de la personne lésée ? Dans cette tradition démocratique, il y a une de fois plus l’affirmation d’une vérité transcendante qui s’impose objectivement aux parties, en l’occurrence l’existence d’un volonté générale.

Le droit naturel En tant que tel, celui-ci affirme précisément qu’une morale objective peut être déduite de la nature de l’homme. La moralité comme universalité Nous faisons ici référence à la théorie kantienne de la morale. Celle-ci affirme dans un premier la valeur de l’autonomie comme refus de se soumettre à une quelconque autorité. Cependant, il réintroduit l’hétéronomie sous la forme de la soumission à la loi morale (soumission qu’il assimile à l’autonomie). Cette loi morale est déduite apodictiquement de principes a priori comme l’universalité.

Notre point est le suivant : nous nions toute pertinence à ces théories prétendument

rationnelles. Ce refus de la transcendance n’est rien d’autre que la réaffirmation de la neutralité par rapport aux valeurs, peut-être sous une forme plus radicale. Ces théories doivent être critiquées séparément, et chacune fait l’objet d’un ou plusieurs articles. Cependant, nous pouvons d’ores et déjà mettre en évidence un point commun à toutes ces théories. Sous 2 Alan Sokal, “A Physicist Experiments With Cultural Studies,” Lingua/Franca, May/June 1996, pp. 62-64

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couvert de l’autonomie ou de l’objectivité, elles réintroduisent toutes un critère a priori qu’elles sont incapables de justifier. C’est ce critère a priori que nous récusons.

Ainsi, la comparaison des préférences individuelles inhérente à l’utilitarisme nécessite,

pour être objective, au moins la mise au point d’un étalon commun irréductible aux préférences des individus. La volonté générale nécessite également un critère d’agrégation des préférences individuelles. Nous serons amenés à mettre en évidence les contradictions internes spectaculaires de tout critère d’agrégation des préférences. Enfin, les théories du droit naturel, de même que la morale kantienne, font référence à un critère d’universalité, lequel, en plus d’être intrinsèquement critiquable, est sujet à une contradiction interne, comme nous le verrons.

La schizophrénie des philosophes Rousseau et Kant sont considérés comme des promoteurs importants de l’autonomie. Et effectivement, on peut lire sous leur plume des plaidoyers en faveur de l’autonomie. Néanmoins, ils semblent incapables d’assumer l’autonomie concrète des individus réels. Ainsi Rousseau peut-il affirmer conformément au principe d’autonomie :

« Tant que les sujets ne sont soumis qu'à de telles conventions, ils n'obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté; et demander jusqu'où s'étendent les droits respectifs du souverain et des citoyens, c'est demander jusqu'à quel point ceux-ci peuvent s'engager avec eux-mêmes, chacun envers tous et tous envers chacun d'eux. »3

puis :

« Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre; car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle »4

passage pour le moins douteux du point de vue de l’autonomie, pour terminer son Contrat Social par sa fameuse religion civile (avec peine de mort pour les impies…) :

« Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. » 5

De même Kant affirme-t-il l’autonomie d’une manière très problématique :

3 Rousseau – Contrat Social Livre 2, ch. 4 Des bornes du pouvoir souverain 4 Rousseau – Contrat Social Livre 1, ch. 7 Du souverain 5 Rousseau – Contrat Social Livre 4, ch. 8 De la religion civile

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« Parce que la volonté bonne est universalisable, la volonté de chaque être raisonnable légifère de manière universelle. Dès lors, la volonté est libérée de toute dépendance vis à vis d’une loi extérieure. Elle se soumet à une loi universelle qu’elle produit elle-même. Parce que lorsque j’agis par devoir, j’agis nécessairement en respectant une loi qui vaut pour tout être raisonnable, la moralité repose nécessairement sur l’autonomie du sujet. »

« C’est cette obéissance à une loi inconditionnelle, dictant une fin en soi qui libère le sujet de l’emprise de la loi matérielle et fonde sa dignité. »

En bref, lorsque nous cherchons à satisfaire nos préférences concrètes, nous sommes sous « l’emprise de la loi matérielle ». C’est seulement par un obscur ascétisme qui nous conduit à faire abstraction de nos propres préférences et à agir par devoir que nous réalisons notre autonomie.

La soumission par devoir comme fondement de l’autonomie ! Par quelle schizophrénie des philosophes ont pu louer l’autonomie pour l’assimiler à son contraire ?! Cette schizophrénie n’est cependant pas le fait de quelques philosophes isolés ; a notre avis, elle est une contradiction majeure de la culture occidentale. Après tout, Kant n’est-il pas le philosophe qui a voulu sauver la morale traditionnelle en substituant son fondement religieux alors battu en brèche à un fondement rationnel ? C’est bien la morale traditionnelle qui est en cause.

La transcendance n’existe pas ! Les vérités transcendantes que nous énonçons ne

traduisent rien d’autre que nos croyances, parmi lesquels la croyance qu’il existe certains principes qui s’imposent a priori comme par exemple la moralité de l’universalisation. Comme l’affirme par exemple Rorty6 :

« Lorsque, nous plaçant dans une perspective d’éternité, nous nous voyons participer à une vie divine, nous ne sommes victimes ni d’une illusion ni d’une confusion : simplement nous essayons, une fois de plus, de satisfaire un besoin humain de plus. »

De même, au lieu d’assumer directement nos intérêts personnels, nous avons tendance à les justifier par des principes généraux. Nous avons besoin d’un argument indépendant de nos intérêts pour légitimer ces derniers. Le problème est que cela revient bien souvent à chercher dans la liste innombrable des principes généraux, lesquels se trouvent être conformes à nos intérêts.

Conclusion L’autonomie s’impose donc comme ce qui reste une fois que toutes les théories normatives transcendantes – donc fausses ! – ont été discréditées. Parce qu’il n’existe aucune théorie valide a priori qui devrait décider de la place des individus dans une société et des règles qui leur sont applicables, les hommes vont décider par eux-mêmes. Plusieurs objections peuvent être formulées à cette thèse : Ø Bien que méta-normative en apparence, elle formule en définitive des normes et donc elle

est sujette aux critiques ci-dessus concernant les théories normatives. D’ailleurs, ce sont des critères méta-normatifs, comme par exemple le critère d’universalisation kantien, qui

6 Rorty – L’espoir au lieu du savoir

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ont été relativisés pour déconstruire les théories normatives ; quel est le fondement d’un critère méta-normatif ?

Ø Le relativisme moral sous-jacent semble sous-déterminer gravement le type de sociétés admissibles. Par exemple, un obscur personnage a justifié sa doctrine sur la base du relativisme :

“In Germany relativism is an exceedingly daring and subversive theoretical construction (perhaps Germany’s philosophical revenge which may herald the military revenge). In Italy, relativism is simply a fact […] Everything I have said and done in these last years is relativism by intuition […] If relativism signifies contempt for fixed categories and men who claim to be the bearers of an objective, immortal truth […] then there is nothing more relativistic than Fascist attitudes and activity […] From the fact that all ideologies are of equal value, that all ideologies are mere fictions, the modern relativist infers that everybody has the right to create for himself his own ideology and to attempt to enforce it with all the energy of which he is capable.”7

Dans le même registre, on pourrait être tenté d’affirmer que puisque la transcendance n’existe pas et n’a jamais existé, ce sont toujours les hommes qui décident par eux-mêmes, et qu’en définitive l’autonomie est toujours satisfaite, quelles que soient les atrocités perpétrées.

Pour répondre à la première critique, nous affirmons que l’autonomie a un caractère de

point fixe par rapport aux théories normatives, et qu’elle évite ainsi la régression à l’infini de la justification des fondements. Comment en effet éviter une régression à l’infini ? Il suffit qu’à partir d’un certain moment, le fondement d’une thèse soit la thèse elle-même. C’est en apparence assez ambitieux comme programme, mais si l’on conteste l’autonomie sur la base du fait qu’elle est une théorie normative et donc injustifiable, l’autonomie se réimpose d’elle-même comme solution au problème de l’arbitraire des théories a priori.

Pour répondre à la deuxième objection, il faut comprendre que nous nous intéressons à

l’autonomie qui émane d’individus rationnels. La rationalité doit être comprise comme purement instrumentale, il ne s’agit pas de réintroduire furtivement de jugements de valeur. Par exemple, pour reprendre la citation de Mussolini, le fascisme est peut-être conforme au relativisme moral, mais certainement pas à l’autonomie d’agents rationnels. En effet, si la place du chef peut être considérée comme appréciable dans une telle société, toutes les autres places sont intolérables, et personne n’accepterait d’entrer volontairement dans une société qui l’opprimerait.

L’autonomie que nous entendons défendre peut être plus formellement décrite comme la

solution d’un problème de coordination optimale entre individus rationnels (et dont les fins sont libres). Une formalisation plus poussée doit nous amener à une meilleure compréhension des implications de l’autonomie. Et le défi libertarien consiste à créer cadre légal compatible avec l’autonomie, c’est-à-dire comme expression de la volonté des agents, plutôt que comme cadre a priori.

7 Mussolini – Diuturna pp.374-77, cité dans H. Veatch - Plato, Popper, and The Open Society : Reflections on Who Might Have The Last Laugh (JLS Vol 3-2)

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Critique du principe d’universalité

L’universalité des règles de Droit joue un grand rôle dans la tradition du libéralisme. Celle-ci assure à la fois l’égalité des hommes devant la loi et rend impossible l’arbitraire du souverain.

Contrairement à ce courant de pensée, nous entendons montrer que l’universalité n’est certainement pas appropriée en tant que fondement de quoi que ce soit, et que dans la perspective de la liberté, nous pouvons très bien nous en passer.

Kant et le problème du mensonge Commençons par l'apologue bien connu du brigand, du philosophe et de son ami. L'ami,

poursuivi par le brigand, cherche refuge chez le philosophe; celui-ci rencontre le brigand, qui lui demande si l'ami a trouvé abri chez lui. Le philosophe doit-il dire la vérité ou peut-il mentir? A Benjamin Constant, qui considérait que «dire la vérité n'est [...] un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité», Kant répond 8:

«C'est [...] un commandement de la raison sacré, absolument impératif et que ne peut limiter aucune convenance que d'être véridique (honnête) dans toutes ses affirmations.[Ce qui est en cause n'est pas] le danger de nuire (accidentellement) mais celui de commettre une injustice en général: laquelle se produirait si je transformais le devoir de véracité, qui est absolument inconditionné et constitue dans les déclarations la condition juridique suprême, en un devoir conditionné et soumis à d'autres considérations encore; et bien que par un tel mensonge je ne commette de fait une injustice envers personne, je viole cependant en général le principe du droit concernant toutes les déclarations inévitablement nécessaires. »

Il poursuit en affirmant que le menteur s’engage dans une contradiction performative :

« Celui qui accepte qu'un autre lui pose la question de savoir si, dans la déclaration qu'il doit faire maintenant, il a l'intention d'être véridique ou non, sans s'indigner tout de suite du soupçon qu'on manifeste par là à son encontre qu'il pourrait bien être un menteur, mais qui demande l'autorisation, ne serait-ce que de réfléchir à des exceptions possibles, est déjà un menteur (in potentia); parce qu'il montre qu'il ne considère pas la véracité comme un devoir en soi mais se réserve la possibilité de faire des exceptions à une règle qui dans son essence n'est susceptible d'aucune exception parce qu'elle s'y contredit directement elle-même».

Apparemment, il s’agit là d’une démonstration par l’absurde. Pourtant notre philosophe est très sérieux. Et le fait qu’il ait bâti sa théorie morale sur l’universalisabilité (le fameux impératif catégorique) nous suggère que le problème pourrait être plus sérieux qu’il n’en a l’air.

Relativité de la généralité Nous arrivons maintenant à notre critique de l’universalité, que nous devons en bonne

partie à Anthony de Jasay. Celui-ci, commentant une construction du libéralisme à partir d’un 8 Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité

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Droit basé sur des règles générales, conclut, en renversant complètement la perspective kantienne 9:

“[the requirement of generality as non-discrimination] contradicts the very logic of rules. Their function is to separate the cases that require a particular uniform treatment from the rest of the universe of cases that do not require the same treatment. Non-discrimination is inconsistent with treating like cases alike and different ones differently, except in the logical limit where from some infinitely distant celestial perspective, every case is like every other. “

En soutenant la généralité des lois, qu’elles soient positives ou morales, nous affirmons

que notre jugement ne doit pas être influencé par certains aspects accidentels, fortuits, relatifs au cas d’espèce considéré. Nous conservons donc certains éléments du fait et nous en excluons d’autres comme étant non pertinents. Le problème est que la distinction entre les aspect pertinents et non pertinents d’un fait est arbitraire par nature, ou du moins irréductiblement subjective. L’exemple de Kant nous en donne la preuve. Peu d’entre nous estiment que l’acceptabilité d’un mensonge réside uniquement dans ses conséquences, mais encore moins estiment que la moralité d’un mensonge est entièrement indépendante de ses conséquences, et que par exemple un mensonge qui empêche la mort d’un ami est immoral !

Bien sûr, nous pouvons espérer un certain niveau de consensus sur le niveau de généralité

pertinent. Par exemple, nous estimons tous que le règlement d’un litige concernant un accident de la route doit dépendre du respect du code la route, et ne doit pas dépendre des opinions politiques des témoins. Mais d’une part, ce genre de consensus ne nous dit rien à propos des cas jugés problématiques (précisément parce qu’il n’y a plus de consensus). D’autre part, et c’est autrement plus important, dans l’optique d’une fondation objective de la loi morale chez Kant, ou dans l’optique de l’établissement de règles constitutionnelles chez les libéraux classiques, c’est la généralité qui doit servir de fondement au jugement, et non le contraire (le jugement sur la pertinence de la généralité qui doit décider si oui ou non la règle doit être suivie). Sinon, en effet, l’autorité du principe est complètement bafouée : l’on cherche à obtenir un résultat et on regarde quel ensemble de principes nous permettraient d’arriver à nos fins.

Nous pouvons conclure : la généralité est un concept relatif. On peut dire qu’une règle est

plus générale qu’une autre, mais pas qu’elle est intrinsèquement générale. Il existe non pas deux types de règles, les unes étant générales et les autres particulières, mais une gradation dans le niveau de généralité.

Au bas de l’échelle10, se situent des règles qui distinguent énormément de cas, et qui ne respectent pas l’anonymat par exemple. Ces règles seront jugées trop discriminatoires par la plupart des gens. A la limite, on a l’absence totale de règles : tout est cas particulier.

En haut de l’échelle, se situent des règles tellement générales qu’elles susciteront également le désaccord, puisque les distinctions jugées pertinentes n’y apparaîtront même plus.

A défaut d’être désirables, les règles situées tout en haut de l’échelle de la généralité ont

au moins l’avantage d’être indépendantes de tout critère subjectif. C’est apparemment dans une telle fuite en avant que s’est engagé Kant si l’on se réfère à sa position sur le mensonge.

9 Anthony de Jasay, On Treating Like Cases Alike (The Independent Review) 10 La représentation sur un axe est uniquement suggestive. En aucun cas, les préférences sur le niveau de généralité ne sauraient être considérées comme unimodales ;-)

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Mais on peut aller plus loin que Kant sur sa propre voie et soutenir que la moralité d’un discours doit être indépendante de son contenu de vérité !

L’universalité absolue est belle et bien intenable. Elle nous conduit à l’aporie mentionnée par de Jasay : ”the logical limit where from some infinitely distant celestial perspective, every case is like every other”.

Conclusion L’universalité n’est ni souhaitable, ni même applicable. Son application obéit à des

critères externes qui la contredisent ou du moins l’amendent. Le fait même de la nécessité de critères externes détruit la prétention de l’universalité à servir de fondement à quoi que ce soit, une théorie morale comme une théorie du droit.

Nous ne devons pas nous inquiéter de cette situation. Dans une société d’hommes libres, il n’y a pas d’obligations morales inconditionnelles. Nous ne souhaitons pas que des hommes libres soient soumis aux dictats des théories morales elles-mêmes en mal de fondement, nous souhaitons que les interactions entre les individus soient l’expression de leurs volontés particulières, en fonction de leurs préférences et valeurs morales.

Historiquement, l’existence d’un code juridique de milliers de pages s’appliquant à des millions d’individus a été considéré non seulement comme étant compatible avec leur liberté, mais comme rendant possible l’exercice de leur liberté ! Or, l’expression des volontés particulières, c’est la loi librement consentie que se fixent les individus, l’autonomie. Elle s’incarne dans les engagements réels auxquels ceux-ci ont consentis, c’est-à-dire dans les relations contractuelles. 11

11 Ces aspects sont développés dans d’autres articles

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Coopération et cœur d’un jeu coopératif

Présentation informelle de la coopération et du cœur

Jeu coopératif Nous considérons un jeu coopératif, i.e. :

• une société composée d’un certain nombre d’individus ; • des dotations initiales pour chaque individu ; • des règles du jeu : tous les échanges et tous les transferts ne sont pas autorisés.

On distingue : - les transferts qui ne sont pas autorisés pour des raisons naturelles, objectives : ils ne sont tout simplement pas réalisables ; -les transferts qui ne sont pas autorisés pour des raisons institutionnelles.

Sous la contrainte qu’ils doivent respecter les règles du jeu, les individus sont libres de s’associer et de coopérer pour améliorer leur bien-être.

Le cœur Quelles sont les caractéristiques d’une coopération optimale ? Le concept de cœur du jeu coopératif formalise cette idée. Le point crucial est que les individus ont évidemment intérêt à s’engager dans des procédures de coopération avec d’autres parties parce qu’il y a des possibilités d’échange mutuellement favorables, et seulement pour cette raison. En effet, il est clair qu’un individu ne va pas s’engager dans une coopération si celle-ci ne lui permet pas d’obtenir plus que ce qu’il aurait eu sans aucun échange avec l’extérieur, soit en l’occurrence sa dotation initiale. On peut étendre ce raisonnement à tous les sous-ensembles de la population (les « coalitions »). Si un sous-ensemble de personnes constate qu’étant donné les termes actuels de la coopération, il existe d’autres termes qui sont plus favorables à tous les membres du sous-ensemble, alors ces derniers vont rompre leurs engagements et s’engager dans les nouveaux termes de la coopération. Finalement, un équilibre du jeu, i.e. un optimum coopératif, est une allocation telle qu’aucun sous-groupe ne puisse garantir à tous ses membres un niveau de bien-être supérieur, ou dit autrement, telle qu’aucun sous-groupe n’ait intérêt à entrer en sécession. On appelle cœur du jeu coopératif l’ensemble de ces allocations optimales. On peut d’emblée faire plusieurs remarques :

• rien n’exclut que le cœur soit vide. Dans ce cas, toute coopération est instable. C’est le cas notamment du jeu majoritaire, i.e. le jeu où tout majorité absolue a le droit de se répartir les dotations initiales comme elle le souhaite ;

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• toute allocation appartenant au cœur est Pareto-optimale. En effet, si une allocation n’est pas Pareto-optimale, alors il existe bien un groupe qui peut faire sécession et garantir à tous ses membres un niveau de bien-être supérieur : ce groupe est la société tout entière. Le cœur répond donc à l’exigence éthique de Pareto-optimalité mais va plus loin. Il dépasse le vide éthique qui s’ouvre devant les économistes lorsque ceux-ci sont contraints à choisir entre deux optima de Pareto ;

• le concept de cœur est un critère d’optimalité, en l’occurrence il conceptualise la coopération optimale, mais il ne nous dit rien sur les moyens d’atteindre cette optimalité. En effet, on peut en théorie calculer le cœur en évaluant la situation de chaque coalition pour toute partition de la société, mais on doit alors faire face au nombre démesuré de partitions possibles de la population (2^N où N est le nombre d’individus). Le concept de cœur est donc essentiellement normatif ; il faut ensuite implémenter un mode de coopération optimal, i.e. dont l’équilibre appartienne au cœur.

Lien avec la théorie du choix social Formellement, le cadre des jeux coopératifs est plus général que le cadre dans lequel on étudie les fonctions de choix social. En effet, on n’impose pas de contrainte collective au résultat global comme notamment : « le résultat de la coopération doit être conforme à une norme d’intérêt général ». Au contraire, on considère qu’il suffit que tous les individus soient satisfaits, pour que le résultat soit jugé positif. La norme est purement immanente. Le paragraphe suivant propose de formaliser les concepts précédemment décrits.

Présentation formelle des jeux coopératifs

Jeu coopératif Un jeu coopératif (sans utilité transférable) est constitué de: Ø N : ensemble des joueurs Ø Un ensemble X de conséquences Ø Une relation de préférences i≥ sur X pour chaque individu i Ø Une fonction V qui à chaque coalition NS ⊂ associe une sous-ensemble de X Un vecteur Nii )x( ∈ est une allocation S-réalisable (réalisable pour la coalition S) si )S(Vx ∈

Le cœur Le cœur est l'ensemble des allocations Nii )x( ∈ telles que:

)N(Vx ∈ et Ø il n'existe pas de coalition S et d'allocation y S-réalisable ( )S(Vy ∈ ) telle que Si ∈∀ ,

iii xy >

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Le libéralisme comme réalisation de l’autonomie

Autonomie et coeur Nous définissons une autonomie comme un état social où tous les individus d’une société vivent sous des contraintes qu’ils se sont librement fixés.

Pourquoi se fixer des contraintes ? Pourquoi n’être pas simplement libre ? La réponse est évidente : il existe des échanges qui sont mutuellement profitables. Par conséquent, l’autarcie individuelle, loin d’augmenter le bien-être et la liberté, est une impasse : en pratique, elle ne permettrait pas de dépasser le niveau de l’âge de pierre. Mais dès lors qu’on vit en société, certaines règles deviennent inévitables. Je ne peux pas escompter profiter de l’échange avec autrui, sans avoir par ailleurs la moindre contrainte, parce que cela signifie entre autres que j’aurais droit de vie et de mort sur autrui, mais alors personne n’accepterait de coopérer avec moi ! Finalement, pour augmenter mon bien-être, j’accepte de contracter avec autrui, ce qui implique droits et devoirs librement consentis. Et l’ensemble des contrats entre les parties correspondra à un optimum coopératif si et seulement si l’allocation en résultant est dans le cœur.

Peut-on parler d’autonomie pour une allocation dans le cœur de n’importe quel jeu coopératif ? La réponse est non. En effet, il y a d’autres contraintes qui s’ajoutent aux contraintes librement consenties correspondant aux termes de la coopération, ce sont les règles du jeu. Rappelons que les règles du jeu déterminent quels sont les échanges qui sont admissibles. Lorsque ces règles correspondent à des contraintes naturelles, aucun problème ne se pose. En revanche, les règles peuvent être institutionnelles, et sont alors des contraintes à priori qui restreignent la volonté des parties. De même, les dotations initiales semblent supposer une règle institutionnelle qui serait la propriété privée. On peut donc seulement dire que le cœur correspond à une situation optimale, eu égard à des contraintes données, ces dernières pouvant être parfaitement arbitraires.

Le jeu de marché Nous introduisons maintenant le marché. Au regard de notre analyse, le marché est un jeu coopératif. Son cadre institutionnel (ou ses règles du jeu) se définit ainsi : chaque agent dispose d’un droit de propriété qui est librement transférable. La définition des droits de propriété correspond à la définition des dotations initiales, tandis que la règle de libre-échange de ces droits de propriété définit les règles de coopération. Nous étudions si cette coopération est optimale, i.e. nous étudions si l’équilibre du marché appartient au cœur du jeu coopératif ainsi défini.

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Formalisation Pour chaque agent i , nous considérons : Ø l

i +ℜ∈ω , allocation initiale Ø i≥ , relation de préférence continue, croissante et quasi concave

∉ω=ω== ∑∑∈∈

Sjsixetx)x()S(V jjSi

iSi

iieNi

Théorème Th : toute allocation concurrentielle est dans le cœur. Preuve Soit x l'allocation concurrentielle. Supposons le contraire. Il existe S et Nii )y( ∈ telle que ∑∑

∈∈

ω=Si

iSi

iy et iii xy > Si ∈∀ .

Comme x est l'allocation concurrentielle et iii xy > , y n'est pas réalisable pour i pour le système de prix p concurrentiel. Soit: ii ppy ω> Si ∈∀ , en contradiction avec ∑∑

∈∈

ω=Si

iSi

iy .

Interprétation : C’est la combinaison de la Pareto-optimalité et du fait que les termes de l’échange sont les mêmes pour tous qui garantit ce résultat. Dès lors que les termes de l’échange sont différents, le résultat cesse d’être valable. L’application au commerce international est évidente : dès lors que deux pays ferment les frontières, les possibilités d’échange se trouvent réduites et les termes de l’échange vont devenir différents de chaque côté de la frontière, le résultat de la coopération n’est plus dans le cœur. Ce résultat est déjà très impressionnant puisqu’il montre qu’il existe un cadre institutionnel à l’intérieur duquel la coopération optimale est possible, à savoir le marché libre. Plus impressionnant encore est le résultat réciproque :

Réciproque : théorème de Debreu et Scarf Th (Debreu – Scarf 1963) : lorsque le nombre d’agents tend vers l’infini, le cœur converge vers un point qui est l’allocation concurrentielle. La présentation de ce théorème est informelle, car la façon dont le nombre d’agents tend vers l’infini doit être précisée. Un autre théorème très proche (dû à Aumann) montre que si le nombre d’agents est infini (en bijection avec ℜ ), alors cœur et allocation concurrentielle coïncident. Remarque : le jeu de marché étudié ici était une économie d’échange mais des résultats identiques ont été établis dans le cas d’une économie avec production.

Autonomie et marché Il nous reste à montrer que le jeu de marché n’est pas un jeu absurde parmi d’autres mais le fondement de l’autonomie.

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Quelles sont donc les règles que les membres d’une société d’hommes libres peuvent être disposés à accepter ? Réponse : les hommes disposent de droits qui peuvent être regroupés en deux ensembles :

• des droits conditionnels qui sont la contrepartie d’obligations encore actives, de règles acceptées dans des engagements précédents. Ceci définit des règles qu’un homme libre se doit de respecter puisqu’il s’y est lui-même engagé antérieurement.

• des droits inconditionnels sur les choses (qu’ils résultent ou non d’engagements intérieurs). Ces droits sont des droits de propriété individuels. Les règles de la coopération sur ce sous-ensemble de droits sont donc identiques au jeu de marché. Le théorème de Debreu et Scarf s’applique alors : la libre transférabilité de ces droits est la règle qui s’impose à des agents rationnels engagés dans une coopération qu’ils souhaitent optimale.

Pour légitimer les règles qui résultent d’obligation antérieures, nous devons naturellement interroger la légitimité de l’accord qui en est l’origine. Ceci nous conduit à une régression qui n’est pas une régression à l’infini mais qui nous oblige à étudier la situation d’ « état de nature », à savoir la situation où les membres d’une société vont interagir pour la première fois et où ils ne sont donc titulaires d’aucun engagement antérieur vis-à-vis des autres. Dans ces conditions, le jeu coopératif est bien un jeu de marché, le jeu de marché dans lequel les dotations individuelles correspondent aux aptitudes individuelles. Les dotations incluent donc notamment ce qu’on appelle le capital humain, à savoir la valeur actuelle du travail futur. En effet, ces dotations individuelles ne présupposent pas une quelconque garantie institutionnelle, elles constituent en quelque sorte une propriété naturelle, parce que le droit d’exclusion correspond à des contraintes naturelles : personne ne peut vous voler vos aptitudes individuelles, pas plus qu’il ne peut vous voler une partie des bénéfices de votre travail futur. Le théorème de Debreu et Scarf permet de conclure : l’autonomie implique le libéralisme, elle en est le fondement ultime et unique.

Remarques sur le contrat social Le libéralisme est-il fondé sur le contrat social ? La réponse est que pour fonder la propriété privée sans la supposer a priori, il faut bien imaginer la fiction d’une société non encore construite. Mais le libéralisme est plus une théorie du contrat permanent qu’une théorie du contrat social. Contrairement à certains théoriciens du contrat social, qui, au nom de l’autonomie émanant du contrat social, justifient l’Etat totalitaire ou la souveraineté illimitée de la majorité, les libertariens insistent sur le fait que l’autonomie est atteinte si, et seulement si, les individus sont libres d’agir et de contracter conformément aux obligations qu’ils ont déjà consenties, et en particulier en respectant la propriété privée d’autrui qui a émergé du contrat social. Formellement, il n’y a pas de différence entre une « état de nature » (situation avant le contrat social) et une société déjà constituée, avec des droits de propriétés établis, puisque dans le premier cas, il y a déjà une propriété privée implicite, ce que nous avons plus haut appelé propriété naturelle. Si au lieu de partir d’un « état de nature » forcément théorique, nous partons d’une société réelle, la situation n’est pas changée. Les institutions existantes définissent, éventuellement implicitement, des règles d’usage des ressources matérielles, et donc des droits de propriété (même si ces institutions nient le principe de propriété). L’autonomie dans ces conditions correspond toujours, en vertu du théorème de Debreu et Scarf, à l’équilibre du marché, en prenant comme dotations individuelles les propriétés privées implicites.

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Naturellement, dans cette description, on a considéré que tous les biens étaient privés. Que faire des biens publics ? Une véritable réponse nécessiterait de larges développements. Le principe de la solution est néanmoins le suivant. Les biens publics sont en vérité des biens publics locaux, sauf cas exceptionnels. La concurrence géographique dont ils feraient l’objet aboutirait à une allocation dans le cœur.

Biens publics et externalités

Préliminaires, définitions

Externalité On dit qu’il y a externalité lorsqu’un échange économique affecte un tiers et que cet effet n’agit pas par l’intermédiaire du système de prix. On distingue notamment externalité négative, situation dans laquelle le tiers est lésé, et externalité positive, situation dans laquelle le tiers se retrouve mieux loti.

Dès lors que les parties prenantes négligent le tiers dans leur échange, il y a en général inefficience dans la coordination. Techniquement, l’état social n’est pas Pareto-optimal : on peut imaginer au moins en principe une coopération dans laquelle les deux parties contractantes et le tiers y gagneraient.

Par exemple, prenons le cas d’une production engendrant une externalité négative,

l’exemple type étant la pollution. En négligeant dans sa décision l’impact sur le bien-être des autres agents, le producteur aura tendance à trop produire (sauf si le bien qu’il produit est inférieur). On peut en effet envisager une amélioration marginale au sens de Pareto : les victimes de l’externalité peuvent être prêtes à payer le producteur une somme plus importante que son gain marginal de telle sorte qu’il diminue sa production.

Bien public Un bien est dit public s’il présente les deux caractéristiques suivantes : non-rivalité et non-excluabilité. La non-rivalité signifie que la consommation par un agent ne diminue pas la consommation d’autrui, ou dit autrement, que le bien public peut être consommé simultanément par plusieurs personnes. La non-excluabilité signifie que personne ne peut être exclu de la consommation du bien.

Le problème classique qui se pose pour la fourniture du bien public est celui du « passager

clandestin » ou « free rider ». Dans un équilibre de marché, un agent rationnel n’aura pas intérêt à participer à la production autant qu’il le pourrait : en effet, l’avantage qu’il perçoit du bien public est largement indépendant de sa contribution (si l’on suppose le nombre d’agents élevés), tandis que le coût qu’il supporte est directement lié à sa contribution.

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Techniquement, si nous supposons l’existence d’un bien public et de biens privés, à l’équilibre le taux de substitution marginal de chaque agent est égal au taux de transformation marginal des biens. Ceci est la condition d’équilibre usuelle du marché. A l’opposé, l’optimum de Pareto nécessite que le taux de transformation marginal soit égale à la somme des taux de substitution marginale.

La production de biens publics par l’Etat L’existence des biens publics est souvent considérée comme un argument décisif en

faveur de l’argument de l’Etat. Hors, même si l’on admet l’inaptitude des mécanismes de marché à générer une quantité efficiente de biens publics, on ne peut se contenter de cette réponse, encore faut-il prouver que l’Etat fait mieux. C’est cette prétention que nous contestons ici. Notons que le problème de la production de biens publics n’est pas un problème technique ou technologique, mais avant tout un problème qui concerne les préférences des agents. Par quantité efficiente de biens publics, nous entendons Pareto-optimalité, condition nécessaire d’optimalité.

Le vote rationnel, un bien public pur Les choses commencent bien mal pour l’Etat, du moins pour un Etat démocratique, dans la mesure où la base sur laquelle reposent les décisions de l’Etat est censée être le vote. Hors, le vote rationnel est un bien public pur. Ceci ne doit pas être compris dans le sens qui plairait aux apôtres de la volonté générale, mais dans le sens technique qui a été défini plus haut.

Rappelons brièvement la démonstration. Lorsqu’une personne vote, deux cas peuvent se présenter (L’extension à plus de deux candidats étant immédiate) : Ø En dehors de son vote, les candidats ont exactement le même nombre de voix ; son vote est

donc décisif ; Ø En dehors de son vote, les candidats ont un nombre de voix différent ; son vote n’a alors

aucune influence. Naturellement, le premier cas est infiniment plus probable que le deuxième. Par conséquent, aucune personne n’aura intérêt à s’investir sérieusement dans le cas où elle est décisive. L’intérêt à la rationalité est nul. Et si les systèmes démocratiques réussissent d’ordinaire à convaincre beaucoup de gens d’aller voter, le soutien au système s’arrête là, et l’ignorance (rationnelle) des électeurs est un fait avéré.

De ce fait, la rationalité de l’Etat, aussi bien que sa capacité à mettre en œuvre des politiques conformes aux vœux des électeurs (comme la production de biens publics), est contestée.

La centralisation, source d’externalités Bien qu’une trop grande décentralisation puisse engendrer des externalités, cela est également vrai, et c’est là un point crucial, d’une trop grande centralisation.

Considérons un bien privé. Si la décision de consommation dépasse l’individu, alors elle est trop centralisée et crée une externalité. En effet, quel que soit le mode de décision collective utilisé pour choisir la consommation, vote ou autre, cette consommation sera sauf cas particulier différente de celle qu’un individu soumis à la décision aurait choisi librement. Formellement, il y a externalités sur les fonctions d’utilités des deux agents : la consommation préférée dépend étroitement des préférences de l’autre agent. Cette remarque très simple a

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donc une conséquence remarquable : si l’on veut se débarrasser des externalités, les décisions sur les biens privées doivent être laissées aux agents ! Ainsi la prétention de l’Etat à intervenir pour supprimer les externalités ne peut être prise au sérieux. En particulier, une fois de plus le mode de décision démocratique est mis à mal, puisque par nature il collectivise toutes les décisions, y compris celles qui sont purement privées.

En ce qui concerne les biens publics, nous devons certes concéder qu’un tel bien a par

définition une certaine étendue qui dépasse le cadre individuel, et un certain niveau de centralisation semble donc approprié. Mais, à nouveau, tout excès de centralisation crée lui-même des effets externes indésirables. Hors, le niveau de centralisation est de toute évidence trop élevé pour la quasi-totalité des biens publics. Plus spectaculaire encore : idéalement (dans le cadre du vote démocratique) il n’y a qu’une décision groupée pour tous les biens publics.

Comme François-René Rideau l’a écrit :

Bien loin de résoudre le moindre "problème" d'externalité, l'État ne fait que concentrer ces externalités en une externalité centrale, gigantesque, démesurée, celle du choix du gouvernement. Alors que dans un régime de liberté, chacune des externalités peut trouver une solution adaptée, soucieuse des droits de chacun, la politique force à chercher une solution simultanée à la gestion de toutes ces externalités, dans une vente forcée titanesque, qui constitue une injure au droit de chacun et repose ultimement sur la promesse d'écraser dans le sang les mécontents.

Un mécanisme de révélation des préférences

Le problème du passager clandestin est finalement un problème de révélation des préférences. Un agent dans le cadre du marché – ou un électeur dans le cadre du vote – n’a pas intérêt à donner ses véritables préférences, mais au contraire à les sous-estimer. Existe-il un mécanisme permettant d’assurer la révélation des préférences, c’est-à-dire tel que les agents aient intérêt à donner leurs vraies préférences ? La réponse est oui, c’est le mécanisme du pivot, mais ce dernier présente de nombreux défauts.

Le mécanisme du pivot : description Nous nous référons ici à l’exposé qui est fait du mécanisme du pivot dans l’ouvrage suivant : Laffont – Fondements de l’économie publique vol. 1. Il y a I individus dont les fonctions d’utilité sont quasi-linéaires :

( ) ( )yvxy,xU iiii += où ix est la consommation de l’unique bien privé et y la quantité de bien public disponible. On s’interroge sur l’opportunité de réaliser un bien public indivisible, de coût nul et de taille

1y = . Donc, { }1,0y ∈ et nous adoptons la normalisation : ( ) ( ) iii v1v,00v == . Une bonne décision est définie par : 0v1y

i

i ≥⇔= ∑

On demande à chaque agent quelle est sa disposition à payer pour le bien public, iw . Soit ( )I1 w,...,ww = .

La décision est prise selon la règle suivante : ( ) 0w1wyi

i ≥⇔= ∑

en annonçant à l’agent i un transfert en bien privé.

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( ) ∑≠

−=ij

ji wwt si l’agent est décisif (ou « pivot ») : 0wwj

j

ij

j <

∑∑

( ) 0wt i = sinon. On peut vérifier qu’annoncer la vérité ii vw = est une stratégie dominante pour chaque agent, et qu’ainsi le mécanisme permet d’assurer que la bonne décision est toujours prise. On peut également montrer qu’on a unicité à transferts forfaitaires près.

Intuitivement, dans le mécanisme du pivot, chaque agent annonce son utilité et se voit taxé du coût exact que sa présence impose sur le reste des agents, c’est-à-dire la différence en utilité jointe entre la décision effective et la décision qui aurait eu lieu si ses préférences avaient été ignorées. Une propriété intéressante du mécanisme du pivot est mise en avant par Hervé Moulin :

Decision a is selected as a pure public good from the consumption of which no agent can be excluded. Then an agent might consider withdrawing from the mechanism and free riding on the decision selected by the others. Sure enough, he loses any influence on the choice of a decision but he cannot be taxed anymore. The second effect may offset the first and our agent might be better off free riding than participating. With the pivotal mechanism, free riding is never profitable.

Le mécanisme du pivot : commentaires Si le mécanisme du pivot a le mérite d’exister, il n’en présente pas moins de nombreux défauts : Ø Le point le plus grave a priori est l’utilitarisme sous-jacent au critère. On fonde la

désirabilité de la production du bien public sur une sommation de propensions à payer. Cependant, on peut montrer que si le budget est équilibré (pas d’individu décisif), le mécanisme du pivot est Pareto-optimal et donc non sujet à notre critique d’être intrinsèquement utilitariste. Comme pour un grand nombre d’agents, le nombre d’agents décisifs sera en général faible, le mécanisme du pivot est si l’on peut dire quasi Pareto-optimal.

Ø La critique précédente débouche alors sur une critique plus faible mais très pertinente : les fonctions d’utilité sont quasi-linéaires (hypothèse d’utilité marshallienne). Cette hypothèse est très forte et conduit à négliger tout effet revenu.

Internalisation des externalités

Un moyen de résoudre les externalités est de les marchandiser en créant le droit correspondant. Supposons que l’agent i crée sur l’agent j une externalité, par exemple sous la forme d’une pollution. Si l’agent i est par ailleurs contraint institutionnellement à acheter le droit de polluer à l’agent j, le coût qu’il impose à autrui se répercute chez lui et n’est donc plus une externalité : l’externalité a été internalisée.

Ce point appelle plusieurs remarques : Ø L’efficience n’est pas un critère technique mais éthique. En conséquence, il n’existe pas de

critère technique ou scientifique permettant d’affirmer que le niveau de nuisance est satisfaisant ou pas. Le niveau de nuisance se traduit par des coûts subjectifs, et ce sont ces

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coûts qui doivent être pris en compte et comparés aux bénéfices de l’activité productrice de nuisances. L’efficience est atteinte lorsque les coûts des victimes des externalités sont effectivement pris en compte. Ce point est évident mais mérité d’être souligné si l’on se réfère aux débats habituels sur la pollution.

Ø L’internalisation des externalités pose le problème de la définition des droits de propriété correspondants. Si de tels droits n’existent pas, l’internalisation des externalités n’a aucune raison d’avoir lieu. Mais il est relativement difficile de définir des droits de propriété « étendus » qui n’entrent pas en contradiction.

Ø En toute rigueur, sur le marché des droits de pollution de l’agent i sur l’agent j, il existe un seul acheteur et un seul offreur. Par conséquent, un comportement concurrentiel sur ce marché est peu probable. Pour que le marché de droits à polluer soit efficace, il faut qu’il existe un seul prix par activité polluante. Cela implique d’une part que les pollués soient homogènes, du moins qu’aucun n’exige une compensation spécifique, d’autre part que les producteurs de l’activité polluante soient en concurrence.

Les hypothèses énoncées dans le dernier point sont cependant relativement peu

exigeantes.

La théorie des biens publics locaux

La théorie de Tiebout En définitive, la théorie des biens publics a comme principale faiblesse que les biens publics purs sont excessivement rares. La plupart des biens publics sont sujets à la congestion et à la possibilité d’exclusion de leurs bénéfices. Si nous définissons les biens publics locaux de cette façon, à savoir biens dont la consommation est collective mais peut être limitée par l’excluabilité (en droit) et la congestion (en fait), nous arrivons à la conclusion que la quasi-totalité des biens publics sont locaux.

Un contre-exemple serait l’usage des gaz à effet de serre. Notons cependant que l’impact

de ces gaz sur le réchauffement climatique est loin d’être établi. De plus, on ne peut même pas affirmer que les conséquences du réchauffement seraient néfastes.

Etant donné que les biens publics sont locaux, ils se prêtent alors à une concurrence

géographique. Cette approche a été inaugurée par Tiebout. Ainsi que l’écrivent Conley et Wooders 12 :

In his seminal paper, Tiebout (1956) suggests that if public goods are subject to congestion, the benefits of sharing costs over a large number of agents will eventually be offset by the negative effects of crowding. Balancing the effects of cost-sharing and congestion make it advantageous for agents to be partitioned into a system of disjoint jurisdictions. Tiebout speculates that these jurisdictions would offer competing bundles of local public goods and tax liabilities, and that agents would move to jurisdictions whose membership, public good and tax levels most closely approximated their ideal combinations. Tiebout concludes that if public goods are local, agents will reveal their preferences through their locational choice and the free rider problem will disappear.

12 John Conley & Myrna Wooders, The Tiebout Hypothesis : On the Existence of Pareto Efficient Competitive Equilibrium (1998)

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Conley et Wooders ont prouvé, dans une économie où le nombre d’agents est infini, que le coeur d’une telle économie avec biens publics locaux et privés était non vide et qu’il incluait notamment l’équilibre concurrentiel.

Externalités et capitalisation Dans la section précédente, il n’y avait pas à spécifier le comportement d’une juridiction relativement aux agents qui en font partie. La concurrence entre les juridictions, étant donné les hypothèses idéales, suffisait pour faire en sorte que les juridictions s’adaptent nécessairement à leur clientèle. Cette approche est tout à fait pertinente pour des biens qui sont en toute rigueur non privés, mais qui sont « très localisés ». On peut donner comme exemple le cas de l’éducation : en toute rigueur la consommation d’un cours magistral a un caractère collectif puisque plusieurs élèves peuvent en profiter simultanément sans se gêner. Cependant, étant donné la très forte localité du bien en question (seul une trentaine d’élèves peuvent profiter du même cours), il est légitime d’assimiler la concurrence de ce secteur à la concurrence d’un bien privé « pur ».

La situation est différente si l’étendue du bien public est plus importante, par exemple à

l’échelle d’un quartier ou d’une ville. Dans ce cas, la relation contractuelle entre les agents et leur juridiction est intrinsèquement plus complexe. Cette complexité se traduit notamment par le fait que les agents vont se mettre d’accord non plus sur des résultats, mais sur des règles de décision (ou règles de coopération).

Au premier abord, nous pourrions songer à des règles démocratiques. Cette solution est

cependant en désaccord total avec l’autonomie des individus et ne peut donc émerger de l’accord d’individus rationnels. Le caractère inacceptable de la démocratie et son incompatibilité avec l’autonomie sont développés en détail dans d’autres articles. Nous avons été cependant amenés à mentionner dans notre perspective des biens publics, l’ignorance rationnelle, laquelle est une condition suffisante d’inefficience de la démocratie. Ironiquement, elle est victime d’un problème de bien public.

Sur quelles bases des individus autonomes (et rationnels) formeraient-ils les règles de leur

juridiction ? La réponse théorique est simple : l’internalisation des externalités. Or, c’est un fait que nous n’avions pas encore mentionné, les externalités sont en quelque sorte toujours internalisés, puisque les propriétés sont valorisées par le marché en fonction de leur désirabilité, laquelle inclut les effets externes qu’ils soient positifs ou négatifs.

The coupling of land with local public goods has three effects, which are explored in the following three subsections. First, it creates the possibility of capitalization. “Capitalization" means that the value of local public goods is captured in the price of the land to which the local public goods are attached. Second, the local public goods might be “located" in space, as museums and schools are, so that capitalization differs within jurisdictions as well as between jurisdictions. “Location" creates a problem of optimal siting. Third, consumption of land is bundled with consumption of local public goods, and because of this bundling, local public goods and also wage opportunities are “bundled" in the consumer's choice set. […] If we think of the agents as bidding for places in jurisdictions, then the places will be allocated to the highest bidders, as would be efficient. The bid process capitalizes the public services into the land prices in different jurisdictions. If the price is high, agents will want to economize on lot size, which makes room for more residents, as is also efficient. […]

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The intuitive argument for efficient provision of the public services is even more straightforward: The way to maximize land values is to cater to residents' preferences, so that they bid up the price of land. If the cost of public services is covered by land taxes, then maximizing land value is like maximizing the residents' aggregate willingness to pay for public goods, net of costs.

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La théorie économique autrichienne

Nous développons ici quelques aspects de la théorie économique dite « autrichienne »,

principalement élaborée par Mises et Rothbard, afin de montrer son caractère irrecevable.

La modélisation des préférences des agents

La théorie de Rothbard conteste radicalement les fondements de la théorie néo-classique, i.e. sa modélisation de la préférence des agents. Cette dernière est accusée d’être intrinsèquement utilitariste, ce qui justifierait les critiques de Rothbard. Nous allons voir qu’il n’en est rien.

Le préordre de préférence Formellement, soit A l’ensemble des résultats. Chaque agent a ses préférences sur cet ensemble A. Les préférences d’un agent sont modélisées par une relation binaire sur A notée ≥ . a ≥ b signifie « l’individu préfère a à b ou est indifférent ». Pour représenter des préférences, on impose les conditions de cohérence suivantes : • Réflexivité : a ≥ a • Transitivité : a ≥ b et b ≥ c => a ≥ c ≥ est ainsi un préordre. Ces conditions sont suffisantes.

La relation de préférence ≥ détermine entièrement tous les choix possibles et imaginables que puisse faire un individu. Par exemple, comment modéliser un choix sous contrainte ? Rien de plus simple, on exprime la contrainte par le fait qu’elle limite l’ensemble des résultats possibles à un sous-ensemble de A. Le choix optimal pour l’agent est alors tout simplement un maximum de ≥ sur le sous-ensemble en question.

Fonctions d’utilité Le préordre de préférence est la seule modélisation véritablement intrinsèque d’un classement sur des choix possibles. On pourrait introduire une autre façon de modéliser ce classement. On affecte un indice numérique à chaque choix possible de telle sorte qu’un choix est préférable à un autre si et seulement si son indice numérique est plus élevé. Mathématiquement, on a introduit une fonction à valeurs réelles appelée fonction d’utilité (de l’agent considéré). Notons U cette fonction. Elle satisfait à la condition suivante :

( ) ( ) babUaU ≥⇔≥ , Bien sûr, à la gauche de l’expression, ≥ représente l’ordre usuel sur les réels, alors qu’à droite, ≥ désigne le préordre de préférence de l’agent considéré.

Le point crucial est qu’en introduisant des indices numériques pour modéliser les préférences d’un agent, on a ajouté un élément d’arbitraire. Par définition, n’importe quel autre choix d’indices numériques qui conserve le classement aurait convenu. Or, il n’y a pas unicité du choix : si une fonction d’utilité U représente un préordre de préférences, alors toute

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transformation strictement croissante de U représente ce préordre (car à l’évidence, le classement induit est inchangé). On peut donc énoncer que : U représente ≥ ⇔ )U(f représente ≥ pour toute fonction f strictement croissante. U et )U(f représentent les mêmes préférences. Par conséquent, tout énoncé formulé sur U, doit avoir la même signification si on remplace U par )U(f , ou alors il est dépourvu de sens. En termes mathématiques, on parle de classe d’équivalence. Toute énoncé portant sur ≥ peut être formulé en utilisant un représentant U de ≥ , mais l’énoncé doit être indépendant du représentant. Une fonction d’utilité n’a donc pas d’existence intrinsèque contrairement au préordre de préférence. Pourquoi alors utiliser des fonctions d’utilité ? La réponse est que c’est un objet mathématique beaucoup plus simple, qui se prête notamment au calcul différentiel.

C’est à ce stade que la théorie néo-classique et la théorie autrichienne divergent. Car si ces derniers dénoncent à juste titre la confusion utilitariste qui consiste à considérer la fonction d’utilité comme un objet intrinsèque, ils rejettent tout énoncé utilisant des fonctions d’utilité comme dénué de sens. Or, un énoncé qui fait intervenir une fonction d’utilité mais dont le résultat ne dépend pas du représentant est tout à fait valide (du moins a un sens), et c’est le cas de la grande majorité des énoncés en théorie économique.

Un théorème d’équilibre du marché valide ! Prenons un exemple qui est plus qu’anecdotique, puisque c’est tout simplement le théorème fondamental de l’équilibre de marché. Celui-ci stipule qu’à l’équilibre les taux de substitution marginale entre deux biens sont égaux aux rapports des prix de ces deux biens (et donc identiques entre individus). Mathématiquement :

individuiPP

yUxU

y

x

i

i ∀=∂∂∂∂

Ce théorème fait intervenir les utilités marginales xU i ∂∂ et yU i ∂∂ . Ces utilités marginales dépendent du choix de U (parmi les représentants du même préordre). Cependant, le ratio de ces quantités n’en dépend pas ! Par conséquent, l’énoncé a un sens ! Il y a même une façon intuitive de comprendre ce théorème, dans laquelle l’artifice mathématique n’apparaît pas : dire qu’à l’équilibre les taux de substitution marginale entre deux biens sont égaux aux rapports des prix de ces deux biens, c’est dire que localement (près de l’équilibre), l’agent est indifférent entre échanger les biens au prix de marché et ne pas les échanger.

La reconstruction Rothbardienne de l’économie du bien-être

Ayant rejeté les fondements de la théorie classique, Rothbard va rebâtir une théorie économique ex-nihilo.

La théorie de la préférence révélée La théorie de la préférence révélée est la clé de la reconstruction de Rothbard. Citons le:

Mon propos ici est de faire savoir qu’on se hâte peut-être un peu trop de prendre le deuil de l’économie du bien-être, et qu’il est possible de la reconstruire à partir de la notion de préférence démontrée. […]

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Le concept de préférence démontrée est parfaitement simple : il consiste à dire que c’est le choix effectif qui révèle, ou démontre, les préférences de quelqu’un, autrement dit que l’on peut déduire ses préférences à partir de ses choix. 13

Naturellement, par nos choix, nous révélons une partie de nos préférences, en particulier

par l’échange volontaire : si nous rentrons dans un échange, c’est bien parce que nous préférons l’état qui en résultera à l’état initial. Il est également évident que par nos actes, nous ne révélons qu’une petite partie de nos préférences. Par exemple, si je préfère une Ferrari rouge à une Ferrari jaune, mais que je n’ai pas assez d’argent pour me payer l’une ou l’autre, je ne pourrai pas démontrer cette préférence. Est-ce à dire qu’elle n’existe pas ? Rothbard va jusqu’à soutenir cette absurdité (du moins il soutient qu’on a droit de faire comme si la préférence n’existait pas) :

Le jaloux qui étouffe de rage à voir la bonne fortune d’autrui ? Dans la mesure où lui-même prend part au marché, il révèle par ses actes qu’il accepte le marché et qu’il en bénéficie. Et nous ne nous soucions pas de ses opinions sur les échanges faits par les autres, puisque son action ne démontre pas ces préférences-là, et qu’elles ne peuvent par conséquent pas être prises en compte. 14

Ainsi, Rothbard n’admet comme critère de révélation des préférences que l’échange volontaire. Avec ces hypothèses, il montre sans difficulté que seul l’échange libre sur un marché est optimal.

Un marché avec taxe sur les transactions Pourtant sa thèse est facile à réfuter. Considérons une économie où l’Etat n’interviendrait pas directement mais uniquement via une taxe sur les transactions (taxe dont le montant serait redistribué). Cet exemple est intéressant puisqu’il échappe aux critiques de Rothbard, ou du moins à celles de sa théorie de la préférence révélée, sur le caractère intrinsèquement coercitif de l’Etat. En effet, si une action positive de l’Etat peut être considérée comme une preuve prima facie d’ingérence contraire aux volontés des parties (bien qu’en toute rigueur, elle prouve beaucoup moins), on ne peut pas en dire autant de l’Etat considéré ici : après tout, chaque intervention de l’Etat provient ici de l’accord délibéré de deux agents d’entrer dans un échange. Leur acte d’échange ne démontre certainement pas qu’ils auraient aimé se passer d’un parasite.

A chaque fois qu’il y a échange, celui-ci est mutuellement favorable entre les parties, et il profite même à un tiers par le biais de la redistribution. Comment peut on critiquer une telle société ? La réponse est assez évidente du point de vue de la théorie classique : la taxe empêche certains échanges mutuellement favorables de se réaliser (et crée un effet de distorsion des prix relatifs, ce qui la rend non Pareto-optimale). Le problème est beaucoup plus délicat pour la théorie de Rothbard : ces échanges supplémentaires hypothétiques ne peuvent certainement pas être démontrés par les actes des agents puisque précisément ils n’ont pas eu lieu !

Dans le cas du marché libre comme dans le cas du marché réglementé qu’on vient d’évoquer, tout ce qu’on peut observer, ce sont des échanges libres et volontaires, et la théorie de la préférence révélée ne nous permet pas de distinguer ces deux marchés.

13 Murray Rothbard - Toward a Reconstruction of Utility and Welfare Economics (1956). Traduction française dans Rothbard - Economistes et Charlatans p142 - p106 14 Murray Rothbard - Ibid p143

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La préférence révélée des électeurs Considérons un autre cadre institutionnel, celui de la démocratie. Supposons que les préférences des agents correspondent à la situation du « Paradoxe de Condorcet ». Il y a trois individus (I1, I2 et I3) et trois choix possibles (A, B et C). Les préférences des trois individus sont les suivantes : Ø I1 : A > B > C Ø I2 : B > C > A Ø I3 : C > A > B Cette situation simplifiée illustre l’incohérence interne du vote majoritaire : une majorité préfère A à B, B à C, et C à A. Qui doit l’emporter ?

Supposons maintenant que le seul vote auquel sont appelés les électeurs soit de choisir entre A et B. A sera tout simplement choisi. Les seuls actes que font les agents dans ce cadre ne permettront certainement pas de mettre en évidence le cycle du vote majoritaire et donc l’arbitraire du choix. Le principe de la préférence révélée est formel : on ne peut mettre en évidence les contradictions du système de vote en se basant sur le résultats des votes.

La théorie de Rothbard, conçue pour défendre le marché, semble donc pouvoir justifier

n’importe quelle structure institutionnelle. Bien sûr, étant donné que Rothbard n’admet comme critère de révélation des préférences que l’échange volontaire, il a là un critère pour se débarrasser de la démocratie (mais pas du marché avec taxe sur les transactions). Néanmoins cette réduction des préférences révélées aux seuls échanges volontaires est manifestement indéfendable : en votant, les électeurs révèlent bien une partie de leurs préférences (mais une partie seulement !).

Coordination et optimalité C’est là un point crucial : la théorie de la préférence révélée ne permet pas d’effectuer la distinction pourtant fondamentale entre l’équilibre et l’optimalité d’un processus de coordination, optimalité dont une condition nécessaire est l’optimum de Pareto. La théorie économique néo-classique distingue soigneusement les deux concepts : l’équilibre du marché, par exemple, est considéré comme la résultante d’actions des agents sous le régime de propriété privée, tandis que l’optimalité de Pareto est défini en fonction des préférences des agents uniquement, en particulier, indépendamment de tout cadre institutionnel.

Le fait que dans un cadre institutionnel donné, les échanges mutuellement profitables soient épuisés ne signifie pas que l’optimum de Pareto est atteint parce que le mécanisme qui permet de passer de la situation où tous les échanges volontaires ont été réalisés à un optimum de Pareto n’est pas nécessairement réalisable dans le cadre donné. La distinction équilibre/optimalité n’est donc pas une illusion. En général, un équilibre n’est pas optimal, et l’optimalité de l’équilibre du marché est un vrai résultat et non un truisme. C’est précisément un des points que doit démontrer une théorie économique favorable au marché. Or, la théorie de Rothbard ne le permet pas.

Le concept d’optimalité de Pareto, considérant les préférences indépendamment de tout

cadre institutionnel, est dépourvu de sens dans la théorie autrichienne : en effet, les préférences révélées, les seules qu’on a le droit de considérer, ne peuvent l’être que par des actes bien réels à l’intérieur d’un cadre institutionnel bien réel.

Considérons alors un cadre institutionnel, par exemple le marché, le marché avec taxe sur

les transactions ou le vote majoritaire. Que peuvent nous dire les décisions des agents au sein

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de ce système sur sa désirabilité ? La réponse est définitivement : rien. On peut par exemple faire la dichotomie suivante : Ø Soit l’acte d’un agent est rationnel, i.e. est une réponse qui satisfait au mieux à ses

préférences étant données les contraintes qui pèsent sur ses décisions. Dans ce cas, on ne voit pas en quoi il révèle par ses actes qu’il est défavorable au système (ni favorable d’ailleurs).

Ø Soit l’acte d’un agent est irrationnel, et de toute façon il ne peut s’en prendre qu’à lui.

Le premier point est à comparer à la citation précédente de Rothbard que nous rappelons : « Le jaloux qui étouffe de rage à voir la bonne fortune d’autrui ? Dans la mesure où lui-même prend part au marché, il révèle par ses actes qu’il accepte le marché et qu’il en bénéficie. ». Le problème est que l’on peut remplacer marché par démocratie, social-démocratie, ou n’importe quoi de pire encore.

Enfin, l’argument du marché noir est intéressant. Il consiste à mettre en évidence la non-désirabilité d’une structure institutionnelle par le fait qu’elle engendre des actions illégales de la part des personnes qui y sont soumises. Les gens prouvent bel et bien par leurs actes qu’ils rejettent certaines contraintes ! Cependant, la théorie de la préférence révélée ne permet de rejeter que la société telle qu’elle est définie formellement, et non la société telle qu’elle existe en pratique (i.e. incluant les actes illégaux). Par exemple, elle peut réfuter le communisme, mais pas le communisme avec marché noir, parce que, une fois de plus, elle ne peut mettre à la décharge du régime les échanges volontaires qui n’ont pas eu lieu : les échanges qu’on peut prouver volontaires ont eu lieu de toute façon !

Le monopole naturel Le monopole naturel est un cas d’école pour distinguer entre l’épuisement des échanges

mutuellement favorables et l’optimum de Pareto, l’un des points essentiels abordés dans le paragraphe précédent et qu’il nous faut illustrer. Ce sera l’occasion de s’attaquer à un nouveau point de la théorie de Rothbard, puisque celui-ci nie l’existence des monopoles non réglementaires. Nous pouvons certes accorder à Rothbard ces deux points : Ø le pouvoir de monopole dépend essentiellement de l’élasticité de la demande, laquelle

provient de l’existence de produits ayant un certain degré de substituabilité (et donc de concurrence) avec le produit de monopole.

Ø La théorie du monopole naturel néglige la concurrence implicite des entreurs potentiels. Le pouvoir de monopole est en effet limité par la menace d’entrée sur le marché de nouveaux compétiteurs.

Notons que le premier point est pleinement pris en compte dans la théorie néo-classique du monopole naturel. Le deuxième point réduit, quant à lui, la pertinence de cette théorie. Mais même si la théorie du monopole naturel peut être contestée pour cette raison, elle n’en reste pas moins formellement valide. Or, la commentant, Rothbard affirme :

il n'existe aucune façon de définir et de distinguer un "prix de monopole" d'un "prix concurrentiel". […] Il n'y a […] aucun moyen de distinguer les situations "concurrentielle" et "monopolistique", car les coûts marginaux auront toujours tendance à être égaux aux revenus marginaux. 15

15 Murray Rothbard – Man, Economy and State Chapitre 10

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La deuxième affirmation de Rothbard illustre le fait que le monopole va effectuer tous les actes lui permettant un profit. De ce fait, les échanges mutuellement favorables sont bel et bien épuisés. Cependant, étant donné le programme d’optimisation du monopole (c’est lui qui fixe les prix), le prix de monopole va être supérieur au prix concurrentiel, le revenu marginal ne va pas être égal au prix, et ainsi l’égalité du prix et du coût marginal, condition nécessaire de l’optimalité de Pareto, n’est pas respectée, contrairement au cas concurrentiel.

Intuitivement, l’optimalité de Pareto n’est pas atteinte parce qu’il y a des opportunités d’échanges mutuellement profitables qui sont perdues entre le monopole et tous les consommateurs qui seraient près à acheter entre le prix concurrentiel et le prix de monopole. Mais le point important est que ces échanges ne sont pas accessibles étant donné le programme d’optimisation du monopole (à savoir maximisation du profit sous contrainte de prix unique). En effet, en acceptant de livrer ces consommateurs « sous-marginaux », le monopole perd sur tous les autres consommateurs qui se retrouvent payer un prix moins élevé. Ainsi le cadre institutionnel ne permet pas l’optimalité de Pareto, bien que toutes les parties soient optimisatrices.

Le problème des biens publics Considérons un résumé de la position autrichienne sur le problème des biens publics:

The Austrian position on public goods is stark and clear. There are no positive externalities of which the police and courts should take cognizance, since they cannot be demonstrated, or revealed through human action. (The market, in contrast, can internalize externalities of this sort, if they exist, in common parlance, through privatization and private property, through condominiums, restrictive covenants, discrimination, segregation, etc.) 16

L’assertion est fallacieuse. On nie qu’il existe un problème (« if they exist, in common parlance »), mais on prétend que seul le marché peut le résoudre ! Or, s’il existe un problème spécifique de coordination lié aux biens publics comme c’est manifestement le cas, on peut au moins imaginer qu’il puisse être résolu par une méthode autre que celle qu’on s’est donnée a priori.

L’économie néo-classique a d’ailleurs bien mis en évidence le fait qu’il s’agissait fondamentalement d’un problème de révélation des préférences : comment créer un système incitatif tel que les agents aient intérêt à financer une quantité de biens publics Pareto-optimale. Or l’impossibilité d’un tel mécanisme (hors d’un cadre utilitariste) peut être prouvée, prouvée par une preuve rationnelle, et non en rejetant a priori ces mécanismes.

Conclusion Finalement, le soutien de la théorie autrichienne au marché est fondé sur des bases ad hoc

puisqu’il exclut a priori aux agents tout moyen autre que l’échange volontaire pour améliorer leur sort (car s’ils utilisent d’autres méthodes, ils ne peuvent pas prouver qu’ils ont amélioré leur sort).

En se concentrant uniquement sur l’échange volontaire, Rothbard montre par ailleurs qu’il n’a pas compris le caractère de coordination optimale du marché, optimalité qu’il est incapable de conceptualiser.

Bref, sa défense du marché est extrêmement faible.

16 Walter Block. Austrian Theorizing : Recalling the foundations

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Autres points

Il n’est pas nécessaire de réfuter tous les points d’une théorie pour la déconstruire, ses fondements suffisent. Nous pouvons néanmoins signaler quelques autres points problématiques de la théorie de Rothbard, et en traitons en détail quelques-uns : Ø Sa théorie se limite à l’équilibre partiel ; Ø Il nie la pertinence de l’usage des probabilités pour traiter l’incertitude ; Ø Il rejette le concept de courbe d’indifférence ; Ø Il rejette même le béhaviorisme ! Sa théorie de la préférence révélée en est pourtant un bel

exemple !

Plutôt que de devoir traiter véritablement les problèmes, Rothbard préfère nier qu’ils existent.

La théorie de l’intérêt de Mises Etudions à présent la théorie du crédit de Ludwig Von Mises. Le premier édifice de cette

théorie est la loi de la préférence pour le présent :

Satisfaction of a want in the nearer future is, other things being equal, preferred to that in the farther distant future. Present goods are more valuable than future goods.

Time preference is a categorial requisite of human action. No mode of action can be thought of in which satisfaction within a nearer period of the future is not—other things being equal—preferred to that in a later period. The very act of gratifying a desire implies that gratification at the present instant is preferred to that at a later instant. He who consumes a non-perishable good instead of postponing consumption for an indefinite later moment thereby reveals a higher valuation of present satisfaction as compared with later satisfaction. If he were not to prefer satisfaction in a nearer period of the future to that in a remoter period, he would never consume and so satisfy wants. He would always accumulate, he would never consume and enjoy. He would not consume today, but he would not consume tomorrow either, as the morrow would confront him with the same alternative.17

La préférence pour le présent est toujours positive, nous dit Mises ; le nier conduit à une régression à l’infini. Nous pouvons réfuter cet argument à l’aide d’un contre-exemple : préférez-vous consommer dix places de cinéma aujourd’hui ou seulement sept mais réparties sur les sept prochains jours de la semaine ? L’auteur de ces lignes suppose que la plupart des gens préfèreraient sans hésiter le second choix. En tout état de cause, le second choix ne présente manifestement aucune contradiction interne, et il est par exemple tout à fait conforme à la loi de l’utilité marginale décroissante. Pourtant, le fait que les consommations soient repoussées dans le futur n’est pas compensé par un plus grand nombre de ces consommations. Ceci ce produit parce que l’utilité marginale des dernières places de cinéma dans le premier choix est plus faible que l’utilité marginale d’une nouvelle place de cinéma dans le futur.

Ainsi, nous voyons que l’argument de la régression à l’infini de Mises est faux parce que l’utilité d’un bien est toujours marginale, elle dépend du reste du panier de consommation, et le fait de repousser sans compensation la consommation d’un bien d’aujourd’hui à demain ne signifie pas nécessairement que le lendemain l’agent repoussera la consommation au

17 Ludwig von Mises – Human Action pp483-4

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surlendemain, parce que l’utilité marginale du bien ne sera a priori pas la même demain qu’aujourd’hui.18

Le fait qu’il puisse exister une préférence pour le présent négative est un point mineur et

sans conséquence. Nous n’aurions pas pris la peine de remarquer cette erreur, si la formulation de la « loi de la préférence pour le temps » n’était accompagnée d’un dogmatisme exacerbé. En effet, cette loi, ainsi qu’il apparaît dans la citation, a un statut épistémologique particulier, elle est un pré-requis pour l’action ; en d’autres termes, elle est déduite logiquement de l’axiome (vrai) de l’existence de l’action humaine, et, comme l’affirme Rothbard :

C’est cet axiome qui donne à toute la structure praxéologique de la théorie économique son caractère de certitude absolue et apodictique.19

Notre désaccord ne s’arrête pas là. Selon Mises, l’ajustement de l’équilibre du marché de

l’épargne semble s’opérer selon des mécanismes bien spécifiques :

Originary interest is not a price determined on the market by the interplay of the demand for and the supply of capital or capital goods. Its height does not depend on the extent of this demand and supply. It is rather the rate of originary interest that determines both the demand for and the supply of capital and capital goods. It determines how much of the available supply of goods is to be devoted to consumption in the immediate future and how much to provision for remoter periods of the future.

If there were no originary interest, […] there would be no consumption at all, but only saving, accumulation of capital, and investment.20

Cela revient à considérer que la demande d’épargne n’intervient pas dans le prix d’équilibre de l’épargne, ce qui est absurde. Manifestement, les créanciers et les emprunteurs vont ajuster leur offre et demande en fonction du prix de l’épargne. Si par exemple, aucun entrepreneur n’avait intérêt à emprunter à un taux positif, parce qu’aucun investissement ne permettait de dégager des profits à la marge, alors le taux d’intérêt ne pourrait être positif.

Pour conclure cette section, nous pouvons remarquer que Mises et Rothbard préconisent l’emploi d’une monnaie non rémunérée, les certificats sur or, alors que la rationalité de la détention de tels certificats par les agents semble très problématique à l’intérieur de leur théorie…

L’âne de Buridan La théorie prend une tournure comique lorsque Rothbard cherche à démolir le concept de

courbe d’indifférence. Une courbe d’indifférence est simplement un ensemble de points entre lesquels un individu donné est indifférent. On peut difficilement y trouver à redire ! Et pourtant, écoutons Rothbard :

18 Dans la citation de Mises, la mention « other things being equal » pourrait laisser penser que l’auteur a anticipé notre argument. Cependant, il n’en est rien puisqu’à aucun moment dans le reste de son oeuvre Mises ne suggère que la préférence pour le présent pourrait être négative. 19 Murray Rothbard – L ’ « apriorisme extrême » in Economistes et Charlatans 20 Ludwig von Mises – Human Action pp526-7

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L’indifférence ne peut jamais être démontrée par l’action, au contraire. Toute action implique nécessairement un choix, et tout choix traduit une préférence définie. L’action exprime spécifiquement le contraire de l’indifférence. [...] Si une personne est réellement indifférente entre deux possibilités, alors elle ne peut pas choisir entre elles, et elle ne choisira pas. L’indifférence, par conséquent, n’a jamais rien à voir avec l’action et ne peut pas être démontrée par elle.21

Certes, l’indifférence ne saurait être démontrée par l’action. Mais jointe à la théorie de la préférence révélée, cela implique, comme c’est écrit, que « Si une personne est réellement indifférente entre deux possibilités, alors elle ne peut pas choisir entre elles, et elle ne choisira pas ».

Tragique conclusion ! Considérons l’âne de Buridan, qui dans la fable mourait de faim devant deux bottes de paille exactement égales. Une théorie de la décision rationnelle correcte doit conclure que l’âne (rationnel, comme il se doit) a intérêt à manger une des deux bottes de paille même s’il est indifférent entre les deux. Rothbard prétend que seule sa théorie le permet. Pourtant selon cette dernière, à l’évidence, si l’âne choisit une des deux bottes de paille, alors c’est qu’il préfère ce choix strictement à tous les autres, ce qui est faux par hypothèse ! Donc l’âne va mourir de faim !

21 Murray Rothbard - Toward a Reconstruction of Utility and Welfare Economics (1956). Traduction française dans Rothbard - Economistes et Charlatans p123

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Critique du droit naturel

In every system of morality, which I have hitherto met with, I have always remarked, that the author proceeds for some time in the ordinary way of reasoning, and establishes the being of a God, or makes observations concerning human affairs; when of a sudden I am surprized to find, that instead of the usual copulations of propositions, is, and is not, I meet with no proposition that is not connected with an ought, or an ought not. This change is imperceptible; but is, however, of the last consequence. For as this ought, or ought not, expresses some new relation or affirmation, ’tis necessary that it should be observed and explained; and at the same time that a reason should be given, for what seems altogether inconceivable, how this new relation can be a deduction from others, which are entirely different from it. But as authors do not commonly use this precaution, I shall presume to recommend it to the readers; and am persuaded, that this small attention would subvert all the vulgar systems of morality, and let us see, that the distinction of vice and virtue is not founded merely on the relations of objects, nor is perceived by reason.22

Des théories du droit naturel mutuellement contradictoires Nous n’entendons pas critiquer l’idée qu’il existe une nature humaine mais son articulation avec le droit naturel. Rothbard23, par exemple, dresse un argument convaincant à l’encontre de ceux qui vont jusqu’à refuser l’idée d’une nature humaine :

«Puisque l’univers n’est pas constitué d’une masse homogène, d’une seule entité, il s’ensuit que chacune des choses diverses qui le composent possède des attributs différents, sans quoi il s’agirait d’une seule et même chose. Mais alors, si A, B, C, etc. ont des attributs différents, il s’ensuit forcément qu’ils ont des natures différentes. […] Le comportement observable de chacune de ces entités représente la loi de sa nature, laquelle loi embrasse ce qui se produit comme résultat des interactions. L’édifice construit à partir de ces lois peut être appelé la structure de la loi naturelle. Où se trouve la « mystique » là-dedans ? […] Et si les pomme, les cailloux et les roses ont chacun leur nature spécifique, l’homme serait-il la seule entité, le seul être, à ne pas en avoir ? Et si l’homme possède bel et bien une nature, pourquoi ne pourrait-on pas la soumettre à l’observation rationnelle et à la réflexion ? »

Comment passer de l’examen de la nature humaine à la construction d’un droit naturel ? La question est pour le moins délicate. Même en admettant l’idée d’un droit naturel, on a difficilement un idée de ce en quoi il peut consister. On peut envisager au moins deux constructions mutuellement incompatibles du droit naturel (il y en a sûrement bien plus) : Ø La conception libérale/libertarienne, dans la tradition de Locke, de Rand ou de Rothbard.

Cette conception insiste sur le fait que c’est l’individu qui est la source de toute action, de toute décision, et que la possibilité de déployer ses propres actions implique la reconnaissance d’un domaine privatif sur lequel il est souverain, i.e. d’un droit de propriété privée.

22 David Hume – A Treatise of Human Nature 23 Rothbard, L’éthique de la liberté (p11)

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Ø La conception social-démocrate ou redistributiviste. Selon cette thèse, chaque personne pour s’épanouir doit disposer au préalable d’un minimum pour sa subsistance. Donc tout individu a droit à cette subsistance.

Ces présentations sont très succinctes. L’objet de cet article n’est pas de les décrire en

détail. Le premier point est de mettre en avant le fait que l’on puisse facilement construire des théories du droit naturel mutuellement contradictoires.

Le passage du positif au normatif C’est bien évidemment le passage du positif au normatif qui est en cause. Comme la longue exergue de Hume le met en évidence, ce passage est absolument injustifiable. Mais les théoriciens du droit naturel sont préparés à cette remise en cause. Ils prétendent passer du positif au normatif à l’aide d’arguments tellement minimalistes qu’ils résistent à toute critique raisonnable. Considérons l'enchaînement d’assertions suivant : Ø Un homme doit se nourrir pour survivre ; Ø Il est dans la nature de l’homme de disposer d’un minimum de subsistance ; Ø Un droit naturel est, au minimum, la concrétisation des conditions d’existence qui rendent

la vie possible; Ø L’homme a un droit naturel à disposer d’un minimum de subsistance. Bien que pour ma part, je considère les deux derniers points comme des non-sequitur, il faut admettre que ce genre d’arguments a une certaine force. On ne peut rejeter le passage du positif au normatif a priori.

Une universalisation infondée Si nous reprenons les deux exemples précédents, nous constatons que les deux types de droit naturel reposent sur des conceptions de la nature de l’homme qui ne sont pas incompatibles, pour la bonne raison qu’elles sont empiriquement vraies. C’est l’introduction d’un critère d’universalisation qui conduit à la formation de deux conceptions incompatibles du droit. Après tout, l’existence de droits de propriété est en grande partie compatible avec l’existence de minima sociaux.

Notre réponse est ainsi la suivante : chaque théorie du droit naturel met en avant de façon

judicieuse des contraintes qui pèsent sur la vie des hommes ou sur leur coexistence dans une société. Mais en absolutisant ces contraintes pour en déduire un principe de droit universel, ces théories commettent une erreur. En insistant sur un aspect de la vie en société, et en universalisant cet aspect au motif qu’il doit s’appliquer à tout individu, nous sommes inévitablement amenés à nier la pertinence d’autres problèmes. Le fait est que les hommes arbitrent entre les différents choix qui leurs sont proposés, c’est-à-dire qu’ils ne considèrent que rarement une contrainte comme absolument prioritaire par rapport à toutes les autres.

Le principe d’universalité qui préside à la formulation d’un droit « naturel » est donc

illégitime, et ce pour une raison logique : deux droits naturels différents engendrés par le même principe seront inévitablement incompatibles entre eux.

Nous avons là une nouvelle critique du principe d’universalité, à savoir le fait que

l’universalisation de contraintes diverses mène à des injonctions contradictoires. L’autre critique, développée dans un autre article, était que le niveau de généralité d’une règle est toujours relatif, étant donné que l’essence même d’une règle est de distinguer entre les cas

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pour lesquels elle s’applique et les cas pour lesquels elle ne s’applique pas, ce qui introduit immédiatement un critère de discrimination.

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Partie II -

Vers une société libertarienne

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Des codes juridiques subsidiaires

Static thinking occurs when we imagine changing one feature of a dynamic system without appreciating how doing so will alter the character of all other features of the system. For example, I would be engaging in static thinking were I to ask how, if the state did not provide the law and courts, the free market could provide them in their present form. It is this type of thinking that is responsible for the conventional assumption that free market legal services would be "competing governments" which would be the equivalent of organized gang warfare. Once this static thinking is rejected, it becomes apparent that if the state did not provide the law and courts, they simply would not exist in their present form.24

A quoi ressemblerait une société libertarienne dans le domaine légal et juridique ? Vaste

sujet ! La mise en exergue ci-dessus nous donne une première indication. Si l’on envisage la législation comme un ensemble monolithique de textes, et cette croyance est probablement un des meilleurs fondements du prestige de l’Etat qui y trouve là sa prérogative naturelle, alors on voit mal à quoi pourrait servir la concurrence juridique. Celle-ci aurait pour effet direct de rompre l’unité du code et serait donc contre-nature, car ce faisant elle créerait un nombre incalculable de problèmes inutiles liés aux conflits entre les codes juridiques.

Un changement radical de perspective est nécessaire. Dans une société d’hommes libres, le contrat est la loi des parties, et réciproquement, toute loi est une relation contractuelle. Cette partie vise à éclaircir ce point, c’est-à-dire à étudier les institutions juridiques conformes à l’autonomie des individus.

Le contrat est la loi des parties Ce point n’est pas contestable : un contrat engage tout simplement les parties. Ce qu’il

nous faut montrer est la réciproque : toute norme qui s’applique à un agent, dans une autonomie, doit être conforme à sa volonté, librement acceptée, et donc de nature contractuelle.

Un premier problème se pose : les contrats sont soit incomplets, soit très difficiles (en fait

impossibles) à rédiger exhaustivement. Car la relation contractuelle doit être définie dans tous les contextes possibles et imaginables. Les conséquences en sont les suivantes. D’une part, des conflits entre les contractants vont se produire dès qu’une situation de vide juridique va apparaître. D’autre part, dans notre perspective, cette incomplétude implique une solution législative qui excède la définition des contrats.

Ce problème peut toutefois être résolu. Il suffit de compléter chaque contrat par la

référence à un code juridique, lequel sera subsidiaire par essence, puisqu’il a vocation à se substituer au contrat uniquement dans les cas qui n’ont pas été explicitement prévus par ce dernier.

24 John Hasnas – The Myth of the Rule of Law (Wisconsin Law Review 1995)

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Le code juridique est fixé librement par les parties. En tant que tel, il n’est ni centralisé ni

unique; les codes juridiques sont donc concurrentiels. Ainsi, alors qu’un contrat rédigé est donc essentiellement incomplet (il se concentre en

quelque sorte sur l’essentiel), un code juridique est essentiellement complet et l’incertitude résiduelle dans laquelle se retrouvent les parties contractantes est négligeable. Un code juridique ne pourra cependant prévoir tous les cas de figure et devra développer sa jurisprudence au fur et à mesure qu’il est confronté à des cas nouveaux. La division du travail va jouer. Des entreprises ou des associations vont développer des codes juridiques élaborés en y intégrant leur jurisprudence, et en y créant les éléments qui les rendront désirables par les autres agents.

Naturellement, dans un univers concurrentiel, une jurisprudence arbitraire ou simplement non conforme à ses dispositions générales nuirait au code juridique lui-même : celui-ci perdrait des clients. D’autre part, la relation entre l’agence juridique et les parties contractantes est elle-même contractuelle (point qui sera développé plus loin).

La fiction du contrat complet et parfait se trouve donc être approchée en pratique par

l’entremise de codes subsidiaires, lesquels ont pour principale propriété de rester conformes à la volonté des parties. Ainsi, la diversité des préférences des agents de même que la diversité des situations contractuelles engendrerait une grande diversité de codes juridiques. Par exemple, on peut raisonnablement estimer que les relations spécialisées spécifiques à certaines professions engendreraient la création de codes juridiques adaptés. Un même individu s’engagerait dans de nombreux contrats de natures différentes qui seraient adossés à des codes juridiques eux-mêmes différents, selon qu’ils concernent sa relation à son employeur, au propriétaire de son logement, à ses voisins, à ses collègues de travail, etc. Enfin, certains codes juridiques seraient très formalisés et chercheraient à être exhaustifs, tandis que d’autres le seraient beaucoup moins et miseraient plutôt sur la médiation en vue d’obtenir un accord à l’amiable entre les parties en conflit.

Signalons une classe de réglementations étatiques auxquels les codes juridiques

subsidiaires peuvent se substituer immédiatement : il s’agit des réglementations sur la qualité, et par extension toutes les normes de fabrication et autres labels. Dans une société libre, tout contrat de vente serait naturellement adossé à de telles normes dans le cadre que nous avons décrit.

Une rupture de contrat implique une dette Nous devons maintenant aborder la question du bris de contrat. Affirmer qu’une rupture

de contrat implique une dette n’est certes pas problématique en soi, mais comment déterminer le montant de cette dette ? Dans certains cas la réponse semble (peut-être à tort) évidente. Si A s’engage à donner tel objet à B, le montant de la dette est l’objet lui-même ou son équivalent monétaire.

Etant donné la complexité potentielle des contrats, la réponse peut cependant être plus délicate. Voici quelques exemples encore relativement simples :

• Rupture anticipée d’un contrat de travail : il semble difficile de définir qui de l’employeur ou de l’employé a une obligation envers l’autre ; cela semble dépendre des circonstances ;

• Agression sur une propriété privée. Dans ce cas, la dette est difficile à définir, étant donné que les natures mêmes de l’agression (coups et blessures) et d’un mode raisonnable de compensation sont très différentes.

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Devant cette difficulté, la réponse la plus évidente semble être de mettre au point une règle de proportionnalité entre la peine et l’infraction, la peine étant restitutive et/ou punitive. Mais cette approche se heurte à une objection fondamentale : elle est impossible à mettre en pratique à moins d’être complètement arbitraire ! En effet, on peut envisager deux cas de figure:

• Soit la règle de proportionnalité est purement procédurale et considère uniquement l’acte commis sans se baser sur le fait de savoir si son application est jugée satisfaisante par la victime. Dans ce cas, on peut la qualifier d’arbitraire. Après tout, la peine a comme seule légitimité le fait qu’elle cherche à corriger une situation dans laquelle une victime a été lésée.

• Soit la règle a pour ambition de rendre la victime au moins aussi bien qu’avant l’infraction, et alors on est confronté au fait que l’on n’a aucun moyen de savoir quel niveau de restitution et/ou punition convient. Ce point est souligné par David Friedman (pour d’autres raisons que les nôtres !) :

Consider a court awarding damages. If we really know nothing at all about other people’s utility, how can a court decide how much someone owes me for breaking my arm? For all the judge knows, I enjoyed having my arm broken. Assuming that I disliked it, he has no way of knowing whether my disutility for a broken arm is measured by a penny or a billion dollars.25

Le problème qui surgit avec la règle de proportionnalité est en fait un problème récurrent : comment garantir qu’une règle a priori satisfasse aux préférences des individus qui y sont soumis ? La solution à ce problème est la solution libertarienne classique : ce sont les individus concernés eux-mêmes qui doivent établir ces règles, et ce au moyen du contrat. Ainsi, le montant de la dette occasionnée par la rupture du contrat doit être déterminée dans ce même contrat. Dans la perspective de l’autonomie, cette solution est la seule valable ; elle s’impose à toute théorie éthique a priori, c’est-à-dire à toute théorie qui voudrait imposer sa morale transcendante à la volonté des parties – la transcendance n’existe pas. A contrario, la punition pour la personne qui rompt le contrat résulte d’un engagement librement accepté et ne peut donc être considéré comme une entorse à son autonomie.

Finalement, la fixation du montant des rétributions occasionnées par un contrat est l’un

des éléments essentiels de la complétude d’un contrat. Une fois de plus, la difficulté à prévoir tous les cas de figure à l’intérieur du contrat est résolue par l’adossement à un code juridique subsidiaire. Pour les mêmes raisons, un des points essentiels de tout contrat consiste à stipuler les moyens qui seront mis en place pour assurer la résolution du litige, en pratique l’agence d’arbitrage qui sera appelée (et éventuellement une cour d’appel, etc).

Toute interaction est un contrat implicite A ce stade, nous avons démontré que la complétude des contrats, laquelle peut être mise

en œuvre en pratique grâce aux codes juridiques subsidiaires, permet de résoudre le problème fondamental de la prétendue nécessité d’une législation externe aux contrats. Cet argument a été étendu aux systèmes de restitution et/ou punition.

Cependant, notre démarche ne s’appliquait qu’à la mise au point et à l’exécution de contrats explicites, sans rien nous dire des interactions entre personnes qui n’en résultent pas. La réponse est cependant très simple : dans un monde où tout est approprié privativement,

25 David Friedman – The machinery of freedom.

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toute interaction est un contrat explicite ou implicite entre des parties. A fortiori toute interaction engendrant un conflit, est la cause d’une violation d’un droit de propriété dont le propriétaire a défini l’usage complété subsidiairement par un code juridique. Ainsi, d’un point de vue logique, on peut se ramener au cas du contrat entre parties même dans le cas d’interactions non désirées.

Exemple : si A est propriétaire d’un espace « public » (i.e. d’une propriété privée ouverte

au public), les droits accordés aux membres du public sont tout simplement définis par le propriétaire, en partie explicitement via la publication d’un règlement intérieur, en partie implicitement en se référant à un code juridique et à un mode d’arbitrage appelés à trancher en cas de conflit.

Le droit de subrogation La libre transférabilité des droits de propriété implique immédiatement le droit de

subrogation, à savoir le droit de transférer une créance à une autre partie, tout simplement parce que la créance est bien la propriété de l’agent.

En pratique, ceci a une importance considérable puisque cela permet aux mécanismes de

l’assurance d’émerger dans le domaine du respect des contrats. Les aléas liés au non-respect des contrats sont en effet susceptibles d’être couverts par

l’assurance. L’assureur indemnise le contractant victime de la rupture du contrat du montant de la réparation, et il a le droit de réclamer au coupable cette réparation. Ce faisant, il épargne à son client un grand nombre de démarches. Il l’assure également contre la non solvabilité du coupable, ou contre un long délai de paiement. En tant que professionnel, l’assureur sera a priori plus efficace dans sa capacité à récupérer sa dette. Et à son tour, il peut transférer le titre de créance à une société de police, si la force s’avère nécessaire pour faire payer le coupable (cas qui sera examiné plus loin).

Enfin, le mécanisme de la subrogation permet de punir efficacement les atteintes mineures

et dispersées mais nombreuses de la part d’un même agent (en lançant une « class-action »).

Réponses à quelques objections Corruption ou incompétence d’une agence d’arbitrage. Que faire dans ce cas ? Réponse : Une agence d’arbitrage a pour rôle de déterminer un cas d’espèce en fonction de normes données, et non de déterminer en même temps le cas d’espèce et les normes applicables. Son arbitraire est donc très limité et peut toujours être dénoncé (donnant droit le cas échéant à des réparations). En effet, la relation entre les parties contractantes et l’agence d’arbitrage est elle-même contractuelle. Un conflit résultant d’un tel contrat peut alors faire lui-même l’objet d’une médiation. Les remises en causes des jugements n’affaiblissent-elles pas le système ? Réponse : En théorie, il n’y a pas de limites au nombre de remises en cause d’un jugement. En pratique, la mise en cause infructueuse de plusieurs parties par un même agent (sa contrepartie et différentes agences d’arbitrage) se révèlerait ruineuse pour lui. De plus, si une partie conteste le jugement d’une agence d’arbitrage, elle ne peut demander son re-jugement par une autre agence, elle peut simplement mettre en cause la méthode utilisée par la première agence si elle estime que cette méthode n’est pas conforme contrat qui les relie. On voit alors que la contestation systématique des jugements n’est pas crédible : personne n’accepterait d’arbitrer un conflit portant sur la procédure pour décider de la procédure, …, pour décider de la procédure d’un jugement.

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Un système monétaire privé

Détermination de la demande de monnaie

Préliminaires Commençons par distinguer deux rôles que jouent la monnaie : numéraire et actif. Un numéraire est simplement une unité de compte abstraite. Mais une unité de monnaie est également un actif. C’est soit un bien tangible, comme l’or notamment, on parle alors de monnaie-marchandise, soit un actif financier (un titre de créance), on parle alors de monnaie-crédit ou monnaie fiduciaire.

Par demande de monnaie, nous désignons la volonté des agents de détenir des encaisses monétaires. Cette détention implique le renoncement à des biens immédiats. Elle est donc une forme d’épargne volontaire, qui est en l’occurrence l’expression d’une demande pour la liquidité plutôt que le rendement.

L’arbitrage liquidité / rendement des actifs Il y a trois caractéristiques principales qui déterminent la désirabilité d’un actif financier : Ø La liquidité, i.e. la facilité à échanger l’actif Ø Le rendement, ou rémunération de l’actif Ø Le risque associé à l’actif

La rémunération de chaque actif va s’ajuster en fonction de l’offre et la demande émanant des agents. Par exemple, un actif plus risqué aura tendance à être plus rémunéré qu’un autre actif moins risqué. Ceci est toujours vrai du risque de crédit. Ceci n’est pas vrai en toute rigueur pour les autres types de risque : il suffit en effet de constater qu’un contrat d’assurance est un titre risqué par nature (puisqu’il donne lieu à des versements dans certains états de la nature seulement), hors ce risque est désiré puisqu’il permet de s’assurer contre d’autres risques. En toute généralité, on ne peut pas savoir si un risque donné accroît ou non l’exposition au risque d’un agent donné.

Pour notre propos, nous nous concentrons sur l’arbitrage entre liquidité et rendement. Etant donné qu’à rendement égal, les agents préfèreront toujours un actif plus liquide, on peut en déduire qu’on peut dresser une échelle des actifs qui serait croissante en rendement et décroissante en liquidité.

Nous appelons monnaie les actifs les plus liquides. La demande de monnaie est par nature une demande d’instrument très liquide permettant de servir de moyen d’échange. Par le raisonnement précédent, la demande monnaie est une fonction décroissante du taux d’intérêt.

Par souci de simplicité, dans notre exposé, seuls les pièces, billets et compte-chèques seront considérés comme étant de la monnaie. L’échelle de liquidité/rendement étant continue, une distinction intrinsèque entre monnaie et non monnaie est impossible. Notons que les pièces et billets, pour des raisons techniques ne peuvent être rémunérés, mais leur

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désirabilité est cependant évidente (et constatée tous les jours) précisément en raison de leur liquidité extrême. Les compte-chèques, eux, sont légèrement moins liquides, mais peuvent être rémunérés (ce qu’ils seraient sans aucun doute en l’absence de réglementation interdisant expressément la rémunération). Une fois de plus, l’arbitrage des agents entre pièces et billets, d’une part et compte-chèques d’autre part est un arbitrage entre liquidité et rendement.

Equilibre monétaire et inflation Que se passe t’il si l’offre et la demande de monnaie ne sont pas en équilibre ? Le prix de la monnaie va tout simplement s’ajuster jusqu’à ce que l’équilibre soit atteint. Ainsi, la transition vers l’équilibre va être inflationniste si l’offre de monnaie est en excédent, et déflationniste dans le cas contraire.

Preuve : cas où l’offre de monnaie est en excédent. Dans le cas d’une monnaie-marchandise, c’est la loi de l’offre et la demande qui joue. S’il y a excès de l’offre d’or, son prix va baisser. Ceci nécessite de justifier que la monnaie est un bien normal (par opposition à un bien inférieur dont la demande diminue quand le revenu croît), mais c’est bien le cas dans la mesure où la monnaie n’a pas de substitut proche. Empiriquement, des tests de régression ont montré que supposer que la demande de monnaie est proportionnelle au revenu (toutes choses égales par ailleurs) est une excellente approximation.

Dans le cas d’une monnaie-crédit, le mécanisme est différent. L’excédent d’offre de monnaie est la contrepartie d’un excédent de crédit, lequel conduit à une augmentation de la demande pour les biens de production et les biens de consommation, ce qui augmente leur prix relatif par rapport à la monnaie et engendre ainsi bel et bien de l’inflation.

On serait tenté de conclure que l’équilibre monétaire est toujours atteint, puisque le prix de la monnaie permet d’ajuster l’offre et la demande. Ce point de vue négligerait le fait que le mécanisme d’ajustement des prix a des effets néfastes sur l’économie tout entière dès lors que le déséquilibre monétaire n’est pas anticipé. Dans le passage qui suit, Selgin26 décrit les conséquences d’une augmentation de la monnaie non anticipée :

Tout écart par rapport à l’équilibre monétaire a pour conséquence un désajustement. Imaginons ce qui se produit quand une hausse de la demande de monnaie par les salariés ne conduit pas à une production supplémentaire de la monnaie. Les salariés essaient d’accroître leurs avoirs monétaires en réduisant leurs achats de biens de consommation mais, par hypothèse, cet accroissement de demande de monnaie-banques ne conduit pas à un développement des crédits. Alors, il ne se produit aucune hausse de la demande pour les biens et services, par un accroissement de dépense financé par le crédit bancaire. En conséquence, la diminution de la demande des produits conduit à leur accumulation dans les stocks. Les revenus nominaux des entreprises deviennent insuffisants par rapport aux frais de production, la différence représentant ce que les salariés ont retiré de la circulation. Etant donné que chaque chef d’entreprise ne constate l’insuffisance que de ses seules recettes, sans voir qu’il ne s’agit que d’un prélude à une baisse généralisée des prix, y compris ceux des facteurs de production, il considère la baisse de la demande de son produit comme signifiant, au moins en partie, un déclin durable de la rentabilité de son secteur d’activité propre. Si tous les chefs d’entreprise réduisent leur production, le résultat sera une récession généralisée, qui ne prendra fin qu’une fois que la baisse généralisée des prix aura fait remonter la quantité de monnaie réelle à son niveau souhaité.

26 George Selgin – Théorie de la banque libre pp92-93

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C’est là le cycle récessif bien connu, consécutif d’une déflation non anticipée. Les conséquences (inflationnistes) d’un surplus de l’offre de monnaie sont tout aussi dommageables à l’économie.

Conclusion : les caractéristiques d’une bonne monnaie A ce stade, nous pouvons résumer les propriétés impératives d’une bonne monnaie. Le marché de la monnaie ne doit pas générer de cycles récessif, c’est-à-dire que l’ajustement de l’offre et de la demande de monnaie ne doit pas transiter par le prix de la monnaie.

Cette condition suffit à rejeter la monnaie-marchandise (qui est de plus archaïque pour d’autres raisons, voir le dernier paragraphe). Dans le cadre d’une monnaie-crédit, l’équilibre de la monnaie est le pendant de l’équilibre du marché des fonds prêtables. Un système monétaire auto-équilibrant sera donc également efficient dans le domaine de l’allocation des ressources productives, comme nous entendons bien le montrer.

Privatisation de la monnaie

L’offre de monnaie, une spécificité ? L’efficacité d’un système bancaire entièrement privé repose sur l’aptitude des émetteurs à fournir une quantité de monnaie qui s’adapte à la demande. Il est évident qu’une entreprise privée a intérêt à produire exactement la quantité telle que le coût marginal de la production égale le bénéfice marginal de la vente. Toute production supplémentaire sera une perte nette pour l’entreprise, et toute sous-production est une opportunité de profit perdue.

Ce mécanisme est moins évident dans le cas de l’émission de monnaie. Etant donné qu’au

moins certaines formes de monnaie ne sont pas rémunérées, on pourrait imaginer que les banques émettent de la monnaie en contrepartie de tout crédit ayant un taux strictement positif. Dans cette configuration, l’émission de monnaie excèderait nettement la demande de monnaie, ou du moins elle ne serait pas déterminée par elle et n’aurait aucune chance de l’égaler.

Néanmoins, sous une restriction fondamentale qui scelle la différence entre monnaie contractuelle et monnaie étatique (ou fiat money en anglais), un mécanisme de compensation permet d’assurer que l’offre de monnaie va se conformer à la demande de monnaie.

Des monnaies contractuelles Une monnaie qui puisse espérer attirer des clients dans un monde concurrentiel devrait stipuler deux clauses contractuelles : Ø Première clause : adossement à un numéraire déterminé au préalable. En d’autres termes,

impossibilité légale d’une dévaluation. Ø Deuxième clause : garantie de convertibilité avec un grand nombre de titres financiers à

leur valeur de marché. Le plus naturel étant d’assurer la convertibilité avec tous les titres financiers côtés sur des marchés organisés (du moins ceux libellés dans le même numéraire).

La première clause est d’une évidence rare. Personne n’accepterait de voir une partie de

ses biens réduite à néant par une décision unilatérale d’une contrepartie. Notons que les monnaies étatiques ne se conforment néanmoins pas à cette règle élémentaire…

Le numéraire ne ferait pas véritablement l’objet de concurrence entre les émetteurs de monnaie, lesquelles ont plutôt intérêt à utiliser le même. En effet si une banque décidait d’émettre une monnaie dans un nouveau numéraire, cette monnaie se retrouverait de ce fait

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moins liquide. Le numéraire a priori le meilleur serait adossé au prix d’un panier de bien représentatif qui suivrait donc le coût de la vie. On peut néanmoins imaginer d’autres possibilités. A partir du moment où il y a plusieurs numéraires, il y a risque de change. Cependant, comme un numéraire serait choisi de manière à être un indicateur relativement stable, les valeurs relatives des numéraires seraient très peu volatiles et les risques de change par conséquent très faibles. Ceci permet donc d’imaginer la coexistence (concurrentielle) de plusieurs numéraires.

La deuxième clause est plus fondamentale. Remarquons tout de même à quel point elle est

innocente, si l’on peut dire : tout ce qu’elle implique, c’est qu’un titulaire d’un compte courant, par exemple, a le droit en toutes circonstances d’acheter un titre financier avec l’argent qu’il a en banque, ou dit plus techniquement, a le droit de transférer sa créance sur sa banque vers une autre contrepartie. Une monnaie qui ne le permettrait pas perdrait la plupart de ses clients. Cette clause, si peu restrictive soit-elle au premier abord, a néanmoins une conséquence très importante : elle interdit la détention forcée de monnaie par les agents. Cette interdiction (contractuelle) est la clé du mécanisme d’ajustement de l’offre de monnaie à la demande de monnaie.

La loi des reflux Supposons que nous sommes dans une situation d’équilibre monétaire et qu’une banque décide d’émettre de la monnaie alors que la demande de monnaie n’a pas changé. Nous avons donc un excès d’offre. Que va t’il se passer ? Donnons un exemple concret.

La banque A accorde un prêt à un client et crédite son compte courant. La personne qui a décidé d’emprunter doit payer un intérêt sur cet emprunt et va donc rapidement dépenser le supplément crédité sur son compte (par hypothèse, sa demande de monnaie n’augmente pas, donc elle consomme exactement ce qu’elle a emprunté). Le client tire donc des chèques sur son compte.

La plupart des chèques portent sur des clients d’une autre banque que A. Ceux-ci détiennent une créance monétaire peu ou pas rémunérée qu’ils vont donc convertir en demandant à A qu’elle leur cède des titres en échange de la créance monétaire ; la plus grande partie de l’émission de monnaie est ainsi neutralisée.

Le même raisonnement s’applique aux chèques qui concernent des clients de la banque A. Par hypothèse, ceux-ci ne souhaitent pas détenir de monnaie, ils vont donc eux-mêmes décider d’échanger leur créance monétaire contre des titres. Ainsi deux points essentiels peuvent être mentionnés : Ø D’une part, toute l’émission de monnaie a été neutralisée. Au final, l’offre de monnaie n’a

pas augmenté, les créances monétaires ont été retournées contre leur émetteur. Ø D’autre part, au bilan de la banque A, un crédit à un client a été accordé en échange de la

cession de titres financiers. La banque A a donc intérêt à accorder le crédit si et seulement si son rendement anticipé est supérieur à celui du marché. Elle joue donc parfaitement son rôle d’intermédiaire financier dans l’allocation des ressources à des fins productives.

Il y a donc à la fois préservation de l’équilibre sur le marché du crédit et sur le marché de la monnaie.

Naturellement, ce raisonnement s’étend à toutes les transactions. Dès lors que tout excédent dans la détention monétaire peut être échangé contre des titres financiers, cet excédent disparaît de lui-même. Les agents ont la possibilité technique d’ajuster exactement comme ils le souhaitent leur détention de monnaie, et ils l’ajustent ! Cette possibilité technique est bien sûr la contrepartie de la clause de convertibilité précédemment décrite.

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L’Etat inflationniste Si la clause de convertibilité n’est plus assurée, au contraire, la possibilité d’une offre de monnaie incontrôlée est parfaitement possible. Il suffit que l’Etat introduise sa monnaie dans la circulation en réglant ses commandes avec des émissions monétaires, et qu’il refuse le reflux des créances monétaires mises en circulation en refusant de les échanger contre d’autres titres. L’offre de monnaie peut ainsi excéder très largement la demander de monnaie, ce qui va causer une inflation, voire une hyperinflation. Une hyperinflation ne peut d’ailleurs provenir que d’un phénomène de ce type.

On peut remarquer néanmoins que cette manière de forcer la circulation de la monnaie n’est pas pratiquée par les banques centrales occidentales. Les banques centrales ont depuis longtemps cessé de chercher à contrôler la quantité de monnaie émise. Celle-ci est déterminée par la demande, conformément à la loi des reflux. Les efforts des banques centrales consistent à essayer d’influencer le marché des fonds prêtables, en jouant sur les taux d’intérêts à très court terme qui sont à l’heure actuelle influençables du fait des réglementations existantes (liées à l’obligation de détenir des réserves). De ce fait, la politique monétaire peut influer sur le cycle de crédit. Ce point ne sera pas abordé ici.

Les banques centrales se réservent cependant toujours la possibilité de forcer la circulation de leur monnaie. Hors, la perspective de la faillite des retraites par répartition laisse présager l’émission massive de monnaie dans un avenir pas si lointain, avec des conséquences dramatiques sur l’économie.

Critique des autres théories de la monnaie privée

Nous explorons ici brièvement quelques autres théories de la monnaie privée. Nous insistons sur leurs défauts. Notons néanmoins que toutes ont une avantage important sur la monnaie étatique : à savoir qu’elles sont précisément à l’abri des manipulations étatiques.

L’or comme monnaie-marchandise L’or est un numéraire assez médiocre, mais c’est là son moindre défaut ! L’or est surtout une mauvaise monnaie en tant que telle. Sa liquidité est très faible, et sa détention n’entraîne aucune rémunération.

De plus la volonté de détenir de la monnaie implique systématiquement un gaspillage de ressources puisqu’elle implique à la fois l’immobilisation d’une certaine quantité d’or et au préalable la production de celle-ci.

Enfin, son offre est inélastique, ou du moins, indépendante de la demande de monnaie. Par conséquent, dès que la demande de monnaie excèdera l’offre de monnaie, l’économie s’engager dans un cycle déflation-récession, jusqu’à ce que l’équilibre des prix soit rétabli. Si, au contraire, situation plus difficile à imaginer dans le cas la monnaie est de l’or, l’offre devait excéder la demander, nous avons là un cycle inflationniste et une bulle de l’économie aux conséquences désastreuses à moyen terme.

Notons que ce qui a été dit ici s’applique à toutes les monnaies-marchandise. Naturellement, on peut remédier au manque de liquidité d’une marchandise en choisissant d’échanger des certificats de dépôts sur la marchandise plutôt que la marchandise elle-même. Ces certificats de dépôts sont potentiellement très liquides. Cependant, aucun des autres défauts mentionnés n’est corrigé par l’introduction de ces certificats.

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Partie III -

Critique de la démocratie

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Théorèmes d’impossibilité

Le contexte est le suivant, on prend les préférences individuelles comme données, et on étudie la possibilité de les agréger en une préférence collective.

Le théorème d’Arrow (1951)

Formellement, soit A l’ensemble des résultats. Chaque agent a ses préférences sur cet ensemble A. On suppose qu’il y a N individus (indexés par i).

Le préordre de préférence Les préférences d’un agent i sont modélisées par une relation binaire sur A notée i≥ .

a i≥ b signifie « l’individu i préfère a à b ou est indifférent ». Pour représenter des préférences, on impose les conditions de cohérence suivantes : • Réflexivité : a i≥ a • Transitivité : a i≥ b et b i≥ c => a i≥ c

i≥ est ainsi un préordre. Ces conditions sont suffisantes.

Fonctionnelle de choix social On appelle fonctionnelle de choix social (FCS) une fonction qui associe aux préférences

individuelles une préférence représentant la collectivité. Formellement : ( ) ≥≥ = aN..1ii . ≥ sans indice représente donc la préférence collective.

On cherche à définir une façon juste de dériver une « volonté générale » ou préférence

collective à partir des différentes préférences individuelles. Ceci revient à imposer des propriétés à la fonctionnelle de choix social.

Propriétés éventuelles et souhaitables des fonctionnelles de choix social • Unanimité Une FCS satisfait au principe d’unanimité si lorsque tout le monde préfère a à b, la collectivité préfère également a à b.

babab,a i ≥⇒≥∀ • IENP : Indépendance par rapport aux états non pertinents. Cette condition signifie que la préférence collective entre a et b ne doit dépendre que des préférences individuelles entre a et b.

( ) ( )b'abab'abaib,a ii ≥⇔≥⇒≥⇔≥∀∀ • Non-dictature. Une FCS est une dictature s’il existe un individu ( le dictateur ) tel que ses préférences coïncident toujours avec la préférence collective.

*i*i ≥=≥∃

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Note. Dans la définition de la FCS, on impose implicitement une quatrième condition raisonnable : a savoir, on souhaite que la préférence collective représente bien des préférences de manière cohérente, autrement dit que≥ soit bien transitive.

Théorème d’impossibilité S’il y a au moins trois choix possibles ( 3A ≥ ), alors il n’existe pas de FCS satisfaisant

simultanément aux conditions suivantes : • Unanimité ; • IENP ; • Non-dictature ; • (transitivité de ≥ ).

Discussion On voit donc qu’il n’existe pas de fonctionnelle de choix social satisfaisant aux conditions

énoncées ci-dessus. Etant donné le caractère presque trivial de ces conditions, on a là un théorème d’une force extraordinaire qui relègue la « volonté générale », concept rarement problématisé en philosophie politique, au rang de mythe mensonger.

Les défenseurs de la volonté générale en sont réduits essentiellement aux deux

critiques suivantes: • La critique du principe d’indépendance par rapport aux états non pertinents ; • La transitivité de ≥ , ou plus généralement, le fait d’imposer une trop grande cohérence à

la préférence collective. Il est vrai que la critique des principes d’unanimité et de non-dictature est plus délicate…

Le deuxième point peut être traité en changeant de point de vue. On va considérer cette fois une règle de vote. Celle-ci consiste à associer aux préférences individuelles non plus une préférence collective mais simplement un résultat. On obtiendra un théorème d’impossibilité plus lapidaire encore. Ce théorème, bien qu’il vaille surtout pour lui-même, permet à rebours de renforcer la justification du principe d’IENP, répondant ainsi à la première critique.

Le théorème de Gibbard-Satterthwaite (1973)

On change légèrement de point de vue par rapport au paragraphe précédent. On ne considère plus une FCS mais une règle de vote. Celle-ci consiste à associer aux préférences individuelles non plus une préférence collective mais simplement un résultat (un élément de A). On note S la règle de vote. Cette fois ≥ désigne le N-uplet ( ) N..1ii =≥

( )≥S désigne donc le résultat lorsque les préférences annoncées par les agents valent ( ) N..1ii =≥

Propriétés éventuelles et souhaitables des règles de vote • Non-dictature. Une règle de vote est dictatoriale s’il existe un individu (le dictateur) tel que le résultat du scrutin est toujours son choix préféré.

( ) ( )*imaxS*i ≥=≥∃ (un élément maximal pour le préordre). • Non-manipulabilité.

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Une règle de vote est manipulable si les agents n’ont pas toujours intérêt à donner leurs vraies préférences. Soient ( ) N..1ii =≥ les vraies préférences ; S est non manipulable si :

( )Ni1iii ,...,',...,S)(S',i ≥≥≥≥≥≥∀≥∀

Théorème d’impossibilité S’il y a au moins trois choix possibles ( 3A ≥ ), alors toute règle de vote est soit manipulable soit dictatoriale.

Remarque : la non-manipulabilité est un principe normatif indiscutable pour la raison suivante : on ne peut dériver un choix collectif raisonnable des préférences individuelles dans l’ignorance a priori de ces dernières, s’il n’existe pas de moyen de les révéler par la procédure de vote.

Cependant, le principe de non-manipulabilité ne dit pas exactement cela ; on peut

imaginer une règle de vote qui n’incite pas chaque électeur à donner ses vraies préférences mais qui permette au planificateur de reconstituer ces préférences (les électeurs feraient des choix qui « trahiraient » leurs préférences). En réalité, un résultat (le principe de révélation, Gibbard 1973) nous permet d’affirmer que s’il existe une telle règle de vote indirecte, alors il doit exister une règle de vote non-manipulable. Ainsi, le théorème de Gibbard-Satterthwaite s’étend à tous les mécanismes révélateurs.

L’équivalence IENP – non-manipulabilité En montrant l’équivalence entre le principe de non-manipulabilité et l’axiome IENP, on

justifie a posteriori ce dernier, et par conséquent le théorème d’Arrow.

Formellement, soit : • Principe de monotonicité (sur les FCS)

Lors d’un changement dans les préférences ( de ( ) N..1ii =≥ à ( ) N..1ii' =≥ ), si le seul changement est une amélioration de la position relative de a, alors la position de a dans la préférence collective doit être au moins aussi bonne.

{ }{ } ( )b'abab'abaetaAsurcoïncident'et'a iiiiii ≥⇒≥⇒≥⇒≥−≥≥≥∀≥∀∀

• Soit R(.) une FCS sur A. Pour chaque ensemble AB ⊂ , on définit la règle de vote S(.,B) consistant en l’élément maximal de R sur B.

On a alors le résultat suivant :

Théorème (Blair et Muller, 1983) Les deux assertions suivantes sont équivalentes : • R est monotone et satisfait à l’IENP ; • Pour tout AB ⊂ , S(.,B) est non-manipulable.

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Un nihilisme arrovien ?

Il faut bien comprendre que les théorèmes d’impossibilité n’impliquent en rien un quelconque nihilisme. Ils le feraient s’ils discréditaient toute forme institutionnelle imaginable. Ce faisant, ils perdraient de leur force, puisque la seule alternative acceptable serait d’affaiblir les hypothèses, i.e. d’exiger moins sur les fonctions de choix social. Or ces théorèmes ne discréditent qu’un seul type d’institutions : les régimes politiques à « volonté générale », plus précisément toutes les tentatives d’agréger les préférences individuelle en une mythique préférence collective. Ils nous affirment donc qu’il faut chercher ailleurs les fondements d’une société juste. Pour ce qui nous intéresse, on peut distinguer trois idéal-types de régimes : • Les régimes démocratiques, ou plus généralement « à volonté générale », qui incluent tous

les régimes qui prétendent que le pouvoir représente le peuple (en fait, cela inclut tous les régimes totalitaires ayant jamais existé) ;

• Les hétéronomies, à savoir les régimes où la loi est purement transcendante, imposée d’en haut ;

• Les autonomies, à savoir les régimes où tous les individus d’une société vivent sous des contraintes qu’ils se sont librement fixés, ou, dit autrement, les régimes où la loi est purement immanente.

Bien sûr, on peut imaginer des mélanges des trois idéal-types mentionnés. En pratique,

presque tous les régimes ménagent aux individus une certaine autonomie ; les pratiques de contrôle social ne peuvent jamais être efficaces à 100%.

Pour ce qui nous intéresse, les régimes à volonté générale sont discrédités par les

théorèmes d’impossibilité, les hétéronomies sont pour nous, modernes, une aberration. Restent donc les autonomies qui représentent la solution. Nous la formaliserons dans un paragraphe ultérieur.

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Annexe : Théorème du chaos majoritaire

Bien que les deux théorèmes d’impossibilité formulés ci-dessus soient de toute évidence les deux résultats les plus fondamentaux, on peut s’amuser à mettre en avant les tares des systèmes qui visent à agréger les préférences individuelles en une préférence collective. Le résultat suivant est assez impressionnant. Il peut également rendre plus concrètes les problèmes abordés ci-dessus.

Le(s) vote(s) majoritaire(s) On peut constater que si le vote majoritaire est généralement conçu comme non ambigu,

c’est parce qu’on considère une simple alternative (deux choix possibles). Dès que l’on augmente le nombre de choix possibles, il y a tout simplement un problème de définition car il y a plusieurs généralisations possibles du vote majoritaire. Voici les règles les plus couramment proposées : • Règle de Condorcet On compare deux à deux tous les candidats suivant la règle majoritaire. Le candidat élu (vainqueur de Condorcet) est celui qui gagne tous les duels. • Règle de Borda Chaque électeur reporte un classement des candidats (en nombre p). Au premier de la liste est attribué le score p-1, au second p-2, …, au dernier 0. On additionne les scores correspondant à chaque électeur. Le candidat élu (vainqueur de Borda) est celui qui a obtenu le meilleur score. • Règle de pluralité On demande à chaque électeur son choix préféré. Le candidat élu est celui qui a le maximum de voix. • Vote majoritaire à deux tours Au premier tour, on demande à chaque électeur son choix préféré. Si un candidat a la majorité des voix, il est élu. Sinon, un deuxième tour oppose les deux meilleurs candidats suivant la règle majoritaire.

Le théorème de May Chacune de ces règles engendre ses propres incohérences. Après tout, leur comportement

est réglé par le théorème d’Arrow qui s’applique à toute règle imaginable. Nous nous concentrerons sur la règle de Condorcet que nous pouvons reformuler sous sa forme contraposée : un choix battu à la majorité par un autre ne saurait être admissible. Ce choix peut être notamment motivé par le résultat suivant. Introduisons de nouvelles définitions applicables aux fonctionnelles de choix social (FCS). • Anonymat

Une FCS est anonyme si elle est invariante à une permutation des préordres individuels • Neutralité Une FCS est neutre si elle est invariante à une permutation des états sociaux :

{ } { }dcbadcbad,c,b,a,i ii ≥⇔≥⇒≥⇔≥∀ • Monotonie

Une FCS est monotone si, lors d’un changement dans les préférences ( de ( ) N..1ii =≥ à ( ) N..1ii' =≥ ), si le seul changement est une amélioration de la position relative de a, alors la

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position de a dans la préférence collective doit être au moins aussi bonne.

{ }{ } ( )b'abab'abaetaAsurcoïncident'et'a iiiiii ≥⇒≥⇒≥⇒≥−≥≥≥∀≥∀∀ On peut caractériser la règle de Condorcet comme étant la seule FCS vérifiant à la fois

l’unanimité, l’anonymat, la neutralité et la monotonie (théorème de May).

Le paradoxe de Condorcet Considérons le profil suivant avec trois individus (notés 1,2 et 3) et trois occurrences (a,b et c) Préférences de 1 : a > b > c Préférences de 2 : b > c > a Préférences de 3 : c > a > b

Alors, on constate qu’une majorité préfère a à b (les individus 1 et 3) et qu’une majorité préfère b à c. On aimerait en déduire que a est préféré à c. Cependant, il n’en est rien puisque deux individus préfèrent bel et bien c à a. Autrement dit, collectivement : a > b > c > a > …, la cohérence des préférences individuelles ne se retrouve plus au niveau des préférences collectives, ce qui est un euphémisme pour dire : n’importe quoi est préféré à n’importe quoi.

Ce résultat, le premier de la théorie du choix social, est connu sous le nom de paradoxe de Condorcet. Il est rare lorsqu’il n’y a que trois candidats, mais devient la règle lorsque ce nombre s’élève, comme en atteste le tableau suivant, dû à Fishburn. Tableau : Probabilité qu’il n’y ait pas de vainqueur de Condorcet Nombre de candidats p

3 0.088 4 0.176 5 0.251 6 0.315 7 0.369 … …

100 0.915 1000 0.991

… … Limite 1

Le théorème de Mc Kelvey (chaos majoritaire) Le théorème du chaos majoritaire est une extension du paradoxe de Condorcet à un

ensemble de choix infini mais plus intuitif. Un choix est simplement un point d’un espace vectoriel (ou d’un sous-ensemble d’un espace vectoriel pour modéliser des contraintes).

Considérons par exemple le choix d’une politique économique. Admettant qu’une politique est la combinaison d’un choix monétaire et d’un choix budgétaire, nous sommes naturellement amenés à représenter l’espace des choix sur un plan.

Le point important est que, sauf simplification outrancière, les choix possibles sont

toujours multidimensionnels, et même de grande dimension. On pourrait par exemple aisément multiplier les dimensions du problème économique qui vient d’être mentionné. Théorème de Plott : Alors, même si on admet que les préférences des électeurs sont séparables (i.e. leur préférence selon une dimension est indépendante des autres dimensions)

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et que les préférences sur chaque dimension admettent un vainqueur de Condorcet, il n’existe pas de vainqueur de Condorcet (sauf cas improbable, de probabilité nulle).

Plus précisément, la condition d’existence d’un vainqueur de Condorcet est que les individus dans la population puissent être appariés de telle sorte que deux individus d’une même paire expriment, au voisinage du point vainqueur, des préférences exactement opposés. Dans le cas, où il y a trois individus, cette condition revient à imposer que les trois points soient alignés, le vainqueur étant le point central. Théorème de Mc Kelvey On peut aller plus loin et affirmer que tout choix possible appartient au cycle supérieur associé à la règle de Condorcet, c’est-à-dire que n’importe quoi est préféré à la majorité à n’importe quoi d’autre. Formellement : ( ) BC...CAtqC,N,occurencesBA N1N..1i ≤≤≤≤∃≥∀ . C’est ce résultat que l’on peut qualifier de chaos majoritaire. Edifiant, non ? Rq : on peut facilement retrouver ce résultat dans un cadre spécifique, le modèle « euclidien ». Dans ce modèle, un individu préfère un choix à un autre s’il est plus proche de son choix optimal selon la distance usuelle euclidienne ; les courbes d’indifférence sont ainsi des cercles. On vérifie que ces préférences sont séparables et unimodales dans chaque direction et on met cependant facilement en évidence le résultat chaotique. En effet, sur le graphe ci-dessous, les sommets du triangle représentent les choix optimaux de trois individus ; chaque flèche va d’un point vers un autre qui est préférable à la majorité (car ayant une distance plus faible à deux des trois sommets) ; ainsi en poursuivant la construction, chaque point est dominé par un autre qui est dominé par un autre, …, qui est dominé par un point aussi éloigné qu’on veut, et donc unanimement dominé par le point initial, lequel appartient donc à un cycle.

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L’ignorance rationnelle

Il est des circonstances où il est rationnel d’être ignorant…

Le paradoxe du vote

Est-il rationnel de voter ? La réponse est que si le vote implique la moindre action considérée comme coûteuse, alors il n’est pas rationnel d’aller voter. En effet, quand je vote, deux cas peuvent se présenter (lorsque j’ai le choix entre deux candidats) : • En dehors de mon vote, les candidats ont exactement le même nombre de voix ; mon vote

est donc décisif ; • En dehors de mon vote, les candidats ont un nombre de voix différent ; mon vote n’a alors

aucune influence. Quand on mesure à quel point le premier cas de figure est improbable, on comprend immédiatement pourquoi le vote est, rationnellement, inutile. Dans ces conditions, accepter d’aller voter, c’est en quelque sorte accepter sa propre insignifiance.

Bien que ce fait soit plus ou moins occulté, on peut remarquer que le vote est généralement considéré comme un « devoir de citoyen » et non simplement comme un droit, ce qui trahit ceux qui en parlent ainsi. Pourquoi en effet parler d’un devoir si chacun avait personnellement intérêt à voter ?

Notons qu’il ne faut pas confondre le phénomène qui a été décrit avec le fait que le vote est inutile parce que le résultat du vote n’aurait pas d’impact sur sa vie, par exemple parce que les candidats susceptibles de l’emporter seraient trop proches. Au contraire, une élection peut manifestement avoir un impact sur sa vie, mais ceci ne constitue pas une incitation suffisante pour se déplacer au bureau de vote.

L’ignorance rationnelle

Tout ce qui a été dit suppose que le fait de voter implique un coût même minime qui contrebalancerait le gain nécessairement minime qu’on fait en allant voter. Ceci est certes contestable. Par exemple, l’acte même de voter peut être considéré comme divertissant !

Il y a cependant une activité très coûteuse liée au vote : c’est tout ce qui permet de voter en connaissance de cause ! Y a-t-il beaucoup de gens qui estiment nécessaire de posséder un doctorat d’économie afin d’être compétent pour juger des questions politiques ? Si l’envie leur en prenait, ils réaliseraient immédiatement que quel que soit le montant de leur investissement, leur poids sur l’issue du scrutin resterait le même, toujours aussi insignifiant, réduit à une voix noyée dans la masse. Ainsi, il suffit d’imaginer tout ce qu’il serait idéal que les « citoyens » fassent pour voter de façon éclairée, et de le comparer avec ce qu’ils font en pratique pour mesurer à quel point, en politique, au sens le plus fort du terme, l’ignorance est rationnelle.

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Cette ignorance rationnelle est sous-jacente à tous les processus politiques et permet ainsi

d’expliquer un certain nombre de dysfonctionnements, comme on le verra dans la suite.

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Les critiques internes

Généralités Le pouvoir dans une démocratie a deux sources légitimes : • La volonté générale, incarnée dans le pouvoir législatif ; • Les droits fondamentaux, inaliénables, de la personne qui sont formulés dans une

constitution et auxquels les lois doivent se soumettre. D’un point de vue purement formel, la coexistence des deux sources de légitimité n’est pas problématique à condition de fixer l’étendue des deux types de pouvoir de manière à ce qu’on sache toujours lequel prime sur l’autre dans tel cas d’espèce. Du point de vue de la légitimation des institutions, en revanche, le problème est qu’il n’existe aucune théorie sérieuse qui justifie clairement ce qui doit être soumis à la volonté générale et ce qui lui est irréductiblement au-dessus. Considérons par exemple la théorie de la volonté générale chez Rousseau. Selon ce dernier, la volonté générale ne saurait errer, et ce par définition. De plus, selon ce même auteur, la volonté générale, c’est ma volonté bien comprise ; par conséquent, si je conteste la volonté générale, je conteste mes propres intérêts, ma conduite est irrationnelle. Voilà une théorie qui fait pencher la balance complètement du côté de la volonté générale ; on voit mal, en effet, ce qui pourrait justifier une quelconque légitimation des droits fondamentaux si la volonté générale est tout simplement confondue avec la vérité. D’une manière générale, la plupart des théories démocratiques arrivent à la conclusion que c’est la volonté générale qui est la seule source de pouvoir réellement légitime. De ce fait, nos chers philosophes politiques pratiquent une critique cinglante des institutions existantes y compris ceux qui croient les défendre.

Pourquoi une justice indépendante ? Pourquoi des lois ? Mais voilà, ces mêmes philosophes mettent un point d’honneur à défendre des institutions comme la justice « indépendante » ou le principe législatif (les guillemets sont de rigueur, car rappelons-le, l’Etat a le monopole de la poursuite dans les affaires pénales). Or, pourquoi avoir une justice indépendante ? Dès qu’une décision de justice vient à être en contradiction avec l’opinion publique, ce qui arrive de temps à autre, c’est cette dernière qui devrait primer. De même, pour les lois. Le primat de la volonté générale semble signifier que le gouvernement ne doit être soumis à aucune loi, puisque le peuple, c’est lui ! Mais dans cet univers, il n’y a plus besoin de lois, les décrets du gouvernement suffisent. Plus précisément,

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les lois apparaissent comme des règlements administratifs, comme des règles qui facilitent le fonctionnement de l’administration mais qui sont révocables à souhait par le pouvoir. En particulier, le respect des contrats n’est plus assuré. On voit qu’on n’est pas si loin de cette situation dans la mesure où: • Le pouvoir législatif est assuré par le gouvernement, le parlement n’étant qu’une chambre

d’enregistrement parfaitement inutile; c’est donc le gouvernement qui fixe les lois qui limitent ses actions ! Rappelons qu’en théorie, le gouvernement n’est que le chef de l’administration, et ne peut par conséquent agir que dans le cadre de la loi, comme toute personne morale, la loi étant déterminée par une autorité supérieure, le pouvoir législatif ;

• l’Etat a le monopole de la poursuite dans les affaires pénales, et peut donc décider arbitrairement de ne pas poursuivre toute personne qu’il souhaite ne pas poursuivre.

La théorie de la séparation des pouvoirs Il s’agit ici une fois de plus de montrer qu’il y a un décalage entre les arguments propres à légitimer les institutions, les fables légitimatrices, et les institutions telles qu’elles fonctionnent en pratique. L’une de ces fables est la théorie de la séparation des pouvoirs : il faudrait, pour que le fonctionnement des institutions soit équilibré, la présence de trois pouvoirs distincts : législatif, exécutif et judiciaire. • Le pouvoir législatif détermine ce qu’est la loi. C’est donc le Parlement, représentant du

peuple, qui le détient ; • Le pouvoir exécutif, assuré par le gouvernement, est chargé de gérer les services publics.

Comme n’importe quelle personne juridique, il est libre d’utiliser les moyens qu’il souhaite pour remplir ses missions, à condition de se soumettre aux lois.

• Le pouvoir (pardon, l’autorité) judiciaire, est lui chargé de punir en cas de non-respect des lois. Pour des raisons évidentes, il doit rester indépendant des deux autres pouvoirs.

Comparons avec ce qui se passe en pratique. Les pouvoirs législatif et exécutif sont complètement confondus, les propositions de loi ont presque toutes pour origine le gouvernement, qui détient donc le vrai pouvoir législatif, alors que le Parlement n’est plus qu’une chambre d’enregistrement. Ceci à tel point que quand un parlementaire de la majorité désapprouve une projet de loi du gouvernement, en général, il vote tout de même pour, et au pire, il s’abstient ! Quant au pouvoir judiciaire, qui n’en finit pas de devenir indépendant, rappelons que l’Etat a le monopole de la poursuite dans les affaires pénales, et peut donc décider arbitrairement de ne pas poursuivre toute personne violant pourtant les lois. Donc l’Etat ne peut pas condamner arbitrairement un innocent, mais il peut protéger un coupable (en « classant l’affaire »). Une curieuse convention lexicale fait que l’on dit que la justice est indépendante dès que le jugement sur la culpabilité est indépendant de la volonté du gouvernement. Ceci constitue certes une limitation à l’arbitraire de l’Etat, mais elle peut être contournée : il suffit pour cela que toute action soit répréhensible en droit, ce dont nous ne sommes pas si loin en pratique. Dans ces conditions, en effet, le sort d’un individu dépend uniquement de la politique pénale de l’Etat, qui peut décider ou non de poursuivre cet individu pour les motifs de son choix.

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Justice et compromis, ou comment justifier le code des impôts Si l’on s’intéresse maintenant au détail des lois, on a un nouvel argument pour démonter les propositions apologétiques de nos chers philosophes politiques. Le problème est que la façon dont en pratique sont résolues les questions politiques et écrites les lois a tout à voir avec le compromis et rien à voir avec la justice. Par conséquent, personne ne peut être satisfait des lois existantes, à moins d’être un parfait nihiliste. Prenons comme exemple le domaine des impôts. Mais ceci serait applicable dans probablement tous les domaines. Un principe de non-discrimination élémentaire veut que deux personnes ayant le même patrimoine à une certaine date, et gagnant le même salaire soient soumis à la même imposition (au moins en valeur actualisée). Pour que cette condition de non-discrimination soit réalisée, il faut et il suffit de remplacer tous les impôts existants par un impôt sur la dépense, qui évite en particulier le phénomène de l’imposition multiple d’un même revenu. Or le code des impôts est extrêmement complexe, et les impositions multiples sont innombrables. Ex : l’imposition sur le revenu crée indirectement une surimposition de l’épargne, les taxes foncières et d’habitation créent une imposition multiple sur les logements. Quant à l’imposition de l’épargne, elle est surréaliste. Les versements de dividendes et les plus-values sont traités différemment (!), mais au passage sont surtaxés. Les montants excessifs dans certains domaines sont « compensés » par des niches fiscales, etc. (l’arbitraire s’ajoute à l’arbitraire, mais ne peut le compenser). En résumé, la loi telle qu’elle existe actuellement est un monument d’arbitraire. Par une opération de magie, le pragmatisme et l’arbitraire qui en résulte inévitablement s ‘est transsubstantié en vertu politique, c’est là que ré interviennent nos apologètes.

Les syndicats et groupes de pression sont-ils légitimes ? ou la force fait-elle le droit ? Un nouveau conflit de légitimité apparaît. Celui qui naît de l’opposition du pouvoir institué avec un groupe de pression, en général un syndicat. La logique démocratique voudrait qu’on n’accorde la légitimité qu’au pouvoir institutionnel. Mais un certain esprit démocratique fait qu’on accorde presque sans examen la légitimité aux groupes de pression. Etudions d’abord une tentative de justification.

Un exemple d’apologétisme forcené Voici un texte de Jean Ladrière intitulé « Les groupes et la dynamique sociale globale ». « On peut se demander cependant […] si ce n’est pas, au contraire, en définitive, l’action des groupes qui, seule, peut assurer la réalisation de l’intérêt général. Il ne faut pas oublier en effet que cette action doit être envisagée dans une perspective dynamique. Les groupes portent les intérêts réels, et par là représentent les forces sociales réelles. Leur action de pression sur l’État n’est qu’un aspect de leur action globale; elle représente seulement, au niveau des décisions du présent, la réfraction de la dynamique d’ensemble qui détermine l’évolution

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globale de la société. Il s’agit, pour la collectivité, de s’assurer du contrôle effectif des mécanismes qui commandent la croissance, qui orientent la production, qui décident des modalités selon lesquelles les besoins pourront être satisfaits. L’État aura certainement un rôle à jouer de ce point de vue, en tant qu’il est l’instrument de la collectivité. Mais il ne le pourra que dans la mesure où le développement de la dynamique sociale aura créé les bases nécessaires, c’est-à-dire dans la mesure où les groupes qui sont effectivement porteurs des besoins réels auront réussi à conquérir une situation stratégique telle qu’ils seront effectivement à même de contrôler les facteurs déterminants de la production. Mais c’est à travers le processus même dans lequel les groupes s’affrontent et interagissent avec l’État que cette position peut être conquise. On pourrait être ainsi amené à dire que l’interaction des groupes va dans le sens de l’intérêt général, à condition toutefois que celui-ci soit considéré non dans le court terme mais dans la perspective qu’ouvre la dynamique même de cette interaction. » Notons d’abord que le style est très révélateur. Sous un formalisme extrême, il cherche à noyer le problème fondamental du conflit de légitimité. Car ou bien le gouvernement est légitime, et alors l’entrave à la marche des institutions faite par le groupe de pression doit être considérée comme inadmissible, ou bien c’est le groupe de pression qui est légitime, et la légitimité des institutions démocratiques est niée. N’y a-t-il pas de moyen terme entre ces deux alternatives. Si, bien sûr. Mais, une fois de plus, toute tentative d’édifier un théorie de la « juste négociation » nie implicitement la validité des principes fondamentaux des institutions. Pour être plus concret, analysons plus en détail les idées qui se dégagent de ce texte. A savoir : • L’idée que les intérêts particuliers des individus doivent bien être représentés pour

pouvoir être entendus, et que cette représentation aboutit naturellement à la formation de groupes d’intérêts catégoriels qui peuvent légitimement peser sur le pouvoir. C’est intéressant parce que la théorie institutionnelle de la démocratie prétend également que les intérêts particuliers doivent être représentés, mais par l’intermédiaire du suffrage universel ! Et seulement par l’intermédiaire du suffrage universel ; puisqu’à partir du moment où la volonté générale s’est constituée en assemblée, elle seule représente légitimement les intérêts de ses membres.

Pour arbitrer ces deux théories, corporatiste et démocratique, il suffit de se rappeler que la volonté générale est un concept dépourvu de sens, et qu’il n’est pas plus légitime de la chercher dans le résultat d’une élection que dans une lutte syndicale.

• L’idée que la formation des groupes de pression est plus rationnelle, car les groupes, pour pouvoir faire aboutir leurs idées vont devoir les argumenter. Cette idée est intéressante parce qu’elle admet implicitement l’aphasie intellectuelle des électeurs. On retrouve, une fois de plus, l’ignorance rationnelle.

Une réfutation des arguments en faveur des groupes de pression Dans le paragraphe précédent, on a simplement mis en évidence l’obligation pour un individu de choisir entre deux types de justification, en montrant qu’il n’y avait pas de moyen terme. Cependant, on peut également réfuter facilement les arguments en faveur des groupes de pression.

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Le point crucial est que le façon dont les groupes de pression agissent n’a rien à voir avec le débat rationnel, elle dépend essentiellement d’un rapport de force. Or, la force ne fait pas le droit. S’il y a un principe moral indiscutable, c’est bien celui-là. A partir du moment où c’est le rapport de force qui détermine le pouvoir, le groupe n’a plus intérêt à être rationnel. Son problème stratégique est : comment bloquer le pays avec un minimum de moyens ? Et, en pratique, l’issue d’un tel conflit n’aura vraiment rien à voir avec la justice, à moins de définir un résultat juste comme étant l’issue du conflit. C’est bel et bien ce principe nihiliste, ou pour le moins ultra relativiste (car les places acquises par la force sont bien fragiles, la victoire peut facilement changer de camp) que soutient notre cher auteur. On peut opposer à cela que pour obtenir le succès, tout ne dépend pas du rapport de force, mais aussi du degré de sympathie de l’opinion publique. Cependant, le groupe n’a pas pour autant plus intérêt à être rationnel, car pour l’opinion publique, c’est l’ignorance qui est rationnelle. Quelques slogans, insignifiants mais mobilisateurs, mobilisateurs parce qu’insignifiants suffiront donc. Un autre point, découlant lui aussi des arguments fondamentaux, c’est l’absence de problématisation de la volonté générale. Or, on sait maintenant qu’il est impossible d’agréger les préférences individuelles en une préférence collective. A fortiori, du rapport de force, la volonté générale ne risque pas d’émerger.

Pourquoi toujours des promesses électorales et jamais des engagements contractuels ? On aborde ici un problème spécifique à la démocratie représentative : puisque c’est la volonté générale qui est le fondement de toute légitimité, pourquoi le lien entre cette dernière et l’exercice effectif du pouvoir est-il si ténu ? Pourquoi suffit-il pour représenter le peuple de se faire réélire une fois tous les cinq ans, en formulant de vagues promesses qui n’engagent que ceux qui y croient ? On pourrait dire que les hommes politiques qui ne tiennent pas leurs promesses sont in fine sanctionnés par les urnes, mais : • D’une part, ce n’est pas ce qu’on constate, les hommes politiques ont des carrières bien

trop longues ; • Le pouvoir de pression est bien trop faible étant donné la faible offre politique. L’argument du contrat électoral a donc un poids certain. Sa forme reste incertaine puisque personne n’y a encore jamais réfléchi ! On pourrait imaginer qu’il prenne une forme très souple : ce seraient les candidats eux-mêmes qui fixeraient leur programme d’une part, et les peines qu’ils devraient subir s’il ne le respectaient pas. Naturellement, la volonté générale n’existerait pas plus pour autant, les théorèmes d’impossibilité seraient toujours valables, et l’ignorance, hélas toujours aussi rationnelle, continuerait à sévir. L’argument du contrat électoral est simplement là pour rappeler aux démocrates à quel point ils ne prennent pas au sérieux leurs propres idées. L’argument du contrat électoral permet aussi de mettre en avant un argument minimaliste pour la limitation du pouvoir. Car si la souveraineté du peuple ne saurait être limitée en

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aucune façon, cela n’exclut pas tous les contre-pouvoirs, mais au contraire en nécessite au moins un : celui de s’assurer que le pouvoir se conforme au mandat qu’il a reçu.

Démocratie directe : techniquement possible, mais alors elle sape les fondements de la démocratie représentative. La démocratie directe est techniquement réalisable dès à présent, sans moyens nouveaux particuliers. L’Internet peut permettre facilement d’organiser régulièrement des votes accessibles à tous les « citoyens ». Il suffirait d’assigner à chaque électeur un login et un mot de passe. Mais alors…Les fondements de la démocratie représentative sont complètement sapés. Quelle est la légitimité d’un parlementaire si celui-ci peut être techniquement remplacé par les électeurs qu’il est censé représenter ? Il semblerait donc que le chômage guette nos hommes politiques… Accepteront-ils la force de ce raisonnement ? Il y a fort à parier que non. Mais alors, ils seront contraints à soutenir une position délicate. Sur quelles bases, en effet, pourront-ils justifier la démocratie représentative, par opposition à la démocratie directe ? Ils devront affirmer que l’avantage de la démocratie représentative réside précisément dans le fait qu’elle n’est pas purement représentative, par exemple parce que les hommes politiques sont plus rationnels ou plus informés, ce qui n’est pas complètement faux, mais qui sape, une fois de plus, leur légitimité à représenter le peuple.

Les partisans de la « parité » sapent le suffrage universel. Il est plaisant de constater qu’une thèse aussi radicale que celle qui nie la légitimité des institutions législatives trouve un écho parmi des partisans de la démocratie, qui de surcroît se croient à son avant-garde. Ces personnes sont bien sûr les partisans de la parité. Leur critique des institutions existantes devrait néanmoins les amener beaucoup plus loin qu’ils n’osent le faire. Ecoutons les féministes. Pour ces dernières, oser prétendre qu’un parlement comprenant seulement 10% de femmes puisse correspondre aux souhaits des français, c’est pire qu’une absurdité, c’est une insulte. Mais alors, c’est que les élections au suffrage universel sont fondamentalement viciées. La parité n’est qu’un remède ad hoc pour effacer une tare qui est peut-être la plus visible, mais qui n’est sans doute pas la seule. Car si les résultats du suffrage universel sont systématiquement biaisés selon un certain critère, alors que tous nos philosophes politiques sont là pour nous assurer qu’il est le fondement le moins contestable de la démocratie, qu’est-ce qui nous garantit qu’il n’est pas biaisé selon d’autres critères ? En fait, c’est le problème de la représentativité des opinions qui est en jeu. L’argument fondamental est celui-ci : s’il existait un moyen de permettre une réelle diversité des choix politiques, alors, l’un des critères de choix pouvant être le sexe du candidat (après tout, on est libre de ses critères de choix), le problème de la parité ne se serait jamais posé.

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Par conséquent, il n’y a pas de réelle diversité des choix politiques ! La démocratie, c’est mieux que la dictature, parce qu’on a quand même deux choix au lieu d’un.

Volonté générale et incohérence spatiale Les principes politiques prétendent généralement à l’universalité … à l’intérieur des frontières. Universalisons quelques thèmes politiques récurrents : • Pourquoi l’électorat de la France ne contiendrait-il pas les citoyens étrangers ? (pas

seulement ceux qui résident en France, bien entendu). Si la volonté générale existe, alors la vraie volonté générale est celle de toute la planète, et elle gouvernerait plus justement n’importe quel pays.

• Pourquoi personne ne demande une redistribution des revenus à l’échelle de la planète (les salaires ouvriers seraient divisés par cinq ? Et alors ?).

Mais si on légitime le fait que les lois ne doivent s’appliquer que sur un territoire donné, comment contrer les demandes de sécession ? Comment justifier le refus de la sécession de la plus petite minorité qui soit, à savoir l’individu ?

Puisque le concept de nation est arbitraire, une règle de justice qui en dépendrait ne peut être qu’arbitraire. Et si le concept de nation n’était pas arbitraire, alors on aimerait une justification sérieuse de celui-ci. Notons que la théorie naïve qui prétend qu’une nation est constituée lorsqu’elle recueille l’assentiment de la « volonté générale » sur le territoire correspondant ne convient pas parce qu’elle légitime toutes les demandes de sécession. Du moins, elle n’exclut pas que l’assentiment de la « volonté générale » pourrait être obtenu sur un sous-territoire, et elle ne nous dit pas dans ce cas pourquoi le plus grand territoire devrait primer.

L’ennemi n’est pas un vrai démocrate ! En pratique, être démocrate, cela implique accepter que son opinion coïncide pas toujours avec la « volonté générale ». Le problème soulevé ici est que bien peu de démocrates acceptent cette condition élémentaire. Ce faisant, ils n’hésitent pas à miner les institutions démocratiques. En effet, comment faire pour contester au nom de la volonté générale, une loi, censée par définition incarner la volonté générale ? Bien sûr, en toute logique, ce n’est pas un problème. Il n’y aurait pas de contradiction à essayer de faire changer d’avis la volonté générale si celle-ci existait. Seulement, bien souvent, en particulier lorsque les lois existantes sont bien établies, les opposants à ces lois ne s’en tiennent pas là. Ils invoquent un « déficit démocratique » dans la procédure qui a abouti à la définition de la loi. Or, invoquer un déficit démocratique, c’est dénoncer l’inefficacité des institutions : voilà nos démocrates prêts à démolir les institutions démocratiques, pour un plat de lentilles… Le plus souvent, on entend comme critique le fait que le peuple n’a pas été assez informé, ou que le gouvernement a forcé la main à la population, critiques radicales si on les prend au

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mot. Et justes. Car il est vrai que voter une fois tous les cinq ans, sous la forme d’un chèque en blanc, peut être considéré comme insuffisant pour participer à la formation des lois… A contrario, le fait qu’une loi existe, et donc satisfasse aux exigences du formalisme démocratique, est souvent considéré par la majorité comme étant un argument suffisant pour la légitimer. Après tout, comme l’a dit Rousseau, la volonté générale ne saurait errer.

La justification de la communauté européenne Essentiellement, deux problèmes se posent lorsqu’on se penche sur la « question européenne » : • D’une part, le problème d’incohérence spatiale déjà mentionné ; • D’autre part, le fait que les institutions européennes sont fondamentalement non-

démocratiques ;

Incohérence spatiale Comme on l’a vu à propos du conflit entre volonté générale et droits fondamentaux, la coexistence de deux légitimités, en l’occurrence nationale et européenne, n’est pas intrinsèquement problématique. D’un point de vue purement formel, il suffit de fixer l’étendue des deux types de pouvoir de manière à ce qu’on sache toujours lequel prime sur l’autre dans chaque cas d’espèce. En pratique, cependant, la théorie qui doit déterminer l’étendue des légitimités de chaque pouvoir n’est pas clairement établie. Les débats sont tellement peu clairs, que les hommes politiques semblent nier plus ou moins qu’il y ait des transferts de souveraineté à l’échelle européenne, ce qui est pourtant évident. Du moins l’ont-il longtemps nié. Une théorie existe tout de même, c’est le principe de subsidiarité. Ce principe stipule que toute législation doit être de nature locale, sauf dans la mesure où le caractère local la rend techniquement impossible ou inefficace, auquel cas il est légitime que la loi s’applique à un échelon plus global. Pris au sérieux, ce principe est un principe de décentralisation poussée à l’extrême qui devrait pousser à la désintégration des Etat-nation plutôt qu’à la création d’un nouvel Etat supranational ! Le principe de subsidiarité peut être considéré comme une formulation alternative du principe d’autonomie recommandé plus haut. Il ne permet certainement pas de justifier la centralisation toujours plus poussée consécutive au développement de l’ « Europe ».

Autres points Deux autres problèmes plus mineurs peuvent être signalés : • La pauvreté du débat intellectuel qui est une constante du débat politique, mais qui semble

atteindre des sommets dans ce domaine ; Etre plus pour l’Europe que son voisin semble être considéré comme une position allant tellement de soi qu’elle n’a pas besoin d’être justifiée, bien qu’on ne soit pas très avancé sur la « vision de l’Europe » que cela implique.

• Le fait que les institutions européennes soient d’une complexité inouïe. Qui connaît les pouvoirs du parlement européen ? ! Cette complexité est une caractéristique universelle des lois, comme on l’a vu (cf. le chapitre Justice et compromis), qui tient au mode d’élaboration des lois. Dans le cas des institutions européennes, cela prend une gravité

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particulière, puisque c’est le cadre lui-même présidant à l’élaboration des réglementations qui est très complexe. On comprend donc pourquoi les réglementations qui en découlent sont légèrement alambiquées…

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Les réfutations

Le contraire de la démocratie, c’est la dictature

Argument Il n’y en a pas vraiment, l’assertion est considérée comme une pure évidence.

Réfutation Il suffit pour dédramatiser la question de prendre un exemple inoffensif. Prenons un acte de la vie quotidienne, posons-nous la question de savoir ce que nous allons manger ce soir. Il y a donc deux modes de décision possibles : • La méthode démocratique : le vote à la majorité. Tous les électeurs français vont être

appelés à répondre à la question : que va manger monsieur X, ce soir ? • La méthode dictatoriale : c’est le dictateur qui va décider ce que monsieur X et tous les

autres vont manger ce soir. N’y a t’il vraiment que ces deux solutions ? ! Le pouvoir centralisé n’a aucune nécessité. On peut remarquer que les deux réponses proposées ne sont pas si différentes que ça, parce qu’en démocratie, on ne vote pas sur toutes les mesures, on élit des représentants qui contrôlent un gouvernement qui dirige une administration qui gère les moyens publics… Bref, en démocratie comme en dictature, en pratique, ce serait un obscur fonctionnaire qui déterminerait ce que tout le monde va manger ce soir. Par cet exemple, on voit à quel point la volonté générale est anti-naturelle.

C’est la faute des média

Argument Les dysfonctionnements de la démocratie elle-même ne résident pas intrinsèquement dans ses institutions mais dans les média, qui précisément médiatisent mal la politique parce qu’ils créent des distorsions inhérentes à leur nature. Ces distorsions résultent du primat accordé au sensationnel, au spectaculaire, à l’émotionnel par rapport au rationnel.

Réfutation Une première remarque est que les défauts si souvent décriés des média, leur préférence pour le spectaculaire notamment, sont loin d’être inhérents à leur nature. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer que les média ne se réduisent pas à la télévision et aux quotidiens et magazines à grand tirage, mais comprennent potentiellement toutes les publications, y compris les plus spécialisées. L’existence même de publications très spécialisées et très pointues prouve que les défauts des média ne sont pas intrinsèques. Une question se pose alors, pourquoi les publications intelligentes sont-elles si confidentielles ?

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Puisqu’en définitive, c’est l’ignorance qui est décisive en politique (ce sont les électeurs ignorants qui tranchent), à aucun endroit de la chaîne de transmission des « idées », il n’y aura d’incitation à la rationalité. Il n’y a pas d’incitation pour les hommes politiques, c’est pourquoi ceux-ci sont tout juste capables d’enchaîner slogan sur slogan. En termes moins polémiques, on est tout de même obligé de remarquer que les discours politiques ne sont que très rarement argumentatifs. Il n’y a pas d’incitation non plus pour les média, parce qu’une émission intelligente ne pourrait s’imposer à un public qui n’a pas d’intérêt dans la connaissance. Ainsi, on dispose d’une critique de la médiocrité des média, en tant que pur média, i.e. en tant que simple « moyen de transfert », et non comme quelque chose qui créerait une distorsion des discours politiques. Par exemple, l’insistance sur l’apparence et sur la forme plutôt que sur le fond est-elle le résultat d’une distorsion médiatique ? Ou n’est-ce pas une conséquence nécessaire d’un débat politique qui ne peut avoir de profondeur ? La médiocrité des idées et de la politique dans les média est le reflet fidèle de la médiocrité de la politique tout court. Les média servent de bouc émissaire à ceux qui idéalisent l’activité politique et doivent par conséquent essuyer de lourdes désillusions. Bien sûr l’ignorance rationnelle n’explique pas tout. Elle n’explique pas l’irrationalité en général des sciences sociales, les tendances unanimistes ; elle n’explique que partiellement le manque de recul et l’apologétisme de la plupart des discours. L’ignorance rationnelle est pour autant une condition suffisante de la médiocrité du politique.

L’argument du « méta-débat »: tous les problèmes de la démocratie sont susceptibles d’être résolus par le débat démocratique.

Argument L’argument est le suivant : tous les régimes sont imparfaits, toutes les constitutions sont marquées du sceau de la perfectibilité. La solution consiste non pas à chercher désespérément des sociétés idéales, utopiques, mais à intégrer dans les formes institutionnelles des moyens de se perfectionner, de s’auto-corriger. Le moyen d’améliorer les institutions est la raison, qui en pratique prend la forme du débat rationnel. La solution institutionnelle adéquate est donc la possibilité même du débat. Or, c’est par essence ce que permet la démocratie. K. Popper, notamment, avance comme principal argument en faveur de la démocratie le fait que le processus par lequel celle-ci permet le progrès (à tous les niveaux) est semblable aux processus qui ont faire leur preuve dans le domaine scientifique pour augmenter notre savoir. Dans les deux cas, le débat argumenté et critique y joue un rôle majeur. La thèse peut s’énoncer alors comme suit: tous les problèmes politiques sont susceptibles d’être résolus par le débat démocratique, y compris les problèmes de la démocratie elle-même. En effet la dynamique de résolution de problèmes s’applique aussi au domaine institutionnel.

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Réfutation Il y a trois points fondamentaux, chacun détruisant à lui seul l’analogie entre débat scientifique et débat démocratique:

Rationalité ou ignorance ? Dans un débat scientifique, les savants ont intérêt à trouver la bonne solution ; ils y ont intérêt parce que toute théorie s’écartant trop des faits sera implacablement éliminée, précisément par l'échange critique qui montre ici ses vertus. Le débat démocratique, au contraire, est inéluctablement frappé par le phénomène de l’ignorance rationnelle, déjà décrit. Dans ce cadre, il n’y a aucune raison d’estimer que le débat soit le moins du monde productif. Bien au contraire, ce sont les solutions simplistes qui auront les meilleures chances de s’imposer.

Confusion entre problème rationnel et problème politique Lorsqu’il y a une solution objective à un problème, et on peut espérer que la confrontation d’idées permette de s’approcher graduellement de la vérité objective (à condition, donc, que les participants au débat aient intérêt à trouver la bonne solution). Dans un problème politique, ou social, en revanche, il y a irréductiblement les préférences subjectives des individus concernés qui entrent en jeu. Que signifie la bonne solution dans ce cas ? Pour répondre à ce problème, il faut disposer d’une théorie de l’agrégation des préférences individuelles en une préférence collective. Or, précisément, les théorèmes d’impossibilité nous apprennent qu’il n y a aucune façon d’agréger de façon raisonnable des préférences irréductiblement différentes. Donner une solution à un tel problème, dès lors, signifie imposer ses goûts à d’autres personnes sans égard pour leurs préférences à elles.

Le droit de sécession Dans le domaine de la science, ce qui fait qu’une théorie l’emporte sur toutes les autres, c’est sa supériorité à répondre à des problèmes objectifs, non une quelconque décision institutionnelle. En droit, aucune théorie ne peut être exclue pour de telles raisons, et c’est précisément parce que ce n’est pas le cas que le débat peut rester productif. Finalement, dans la science, il n’y a jamais de votes sur les théories. Quand il est difficile de départager deux théories, on doit souhaiter non pas qu’une décision arbitraire détermine un « vainqueur », mais au contraire que les deux courants poursuivent leurs recherches, jusqu’à ce qu’ultimement les faits puissent les départager. Dans le domaine de la politique, c’est l’analogue du droit de sécession, ou encore le principe de subsidiarité. Lorsqu’on n’est pas d’accord avec les institutions en place, on a le droit de s’y soustraire et de fonder les siennes propres. Le pouvoir centralisé n’a aucune nécessité.

Un argument pour le vote à la majorité : « il est plus raisonnable de confier le pouvoir à la majorité qu’à la minorité ».

Argument Nous citons J.F. Stepien(1873) : « Nous convenons de mesurer la force en comptant les têtes, plutôt qu’en cassant les têtes. Ce n’est pas le côté le plus sage qui gagne, mais celui qui à un

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moment donné montre sa force supérieure (dont sans doute la sagesse est un élément) en enrôlant pour le soutenir la plus grande quantité de sympathie agissante. La minorité lui cède la voie, non parce qu’elle est convaincue d’avoir tort, mais parce qu’elle est convaincue d’être une minorité ». Emouvant plaidoyer pour la règle majoritaire, faussement modeste, puisqu’il se veut décisif : il est somme toute plus raisonnable de confier le pouvoir à la majorité qu’à la minorité. Une justification plus formelle de cette idée consiste en le théorème de May : lorsqu’il y a deux choix possibles, on peut caractériser le vote majoritaire comme étant la seule fonction de choix social vérifiant à la fois l’unanimité, l’anonymat, la neutralité et la monotonie. Difficile dans ces conditions de refuser la règle majoritaire…

Réfutation Et au fait, qu’en penser quand il y a plus de deux choix possibles ? Le problème change radicalement d’aspect. Car alors, il est impossible de définir une majorité, c’est le théorème d’impossibilité (Arrow, Gibbard-Satterthwaite). Plus précisément, on peut définir un grand nombre de règles majoritaires (i.e. qui restreintes à deux choix redonnent la règle majoritaire sur une alternative), mais aucune n’a de bonnes propriétés, en particulier elles sont toutes manipulables.

La centralisation est sans nécessité N’y a-t-il vraiment jamais de circonstances où il n’y a que deux choix possibles ? La réponse est que si l’on prend au sérieux la diversité des préférences individuelles, alors non ! Une autorité politique revendique toujours une zone géographique à l’intérieur de laquelle elle exerce le monopole de la contrainte. Elle peut alors faire face à une alternative du type : « dois-je appliquer ou non telle mesure sur mon territoire ? ». Il suffit de contester ce principe de centralisation pour étendre presque à l’infini les choix possibles. A la limite, s’il y a dix millions d’habitants sur le territoire, la question précédente doit être remplacée par les dix millions de questions du type : « dois-je obliger ou non l’individu x à faire telle chose ? », ce qui conduit à 2^10.000.000 résultats possibles !

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Autonomie ou soumission ? L’expérience de Stanley Milgram

L’expérience de Stanley Milgram Voici un résumé des expériences de Stanley Milgram par H. Miller :

« Stanley Milgram is a pioneer in psychology who is well remembered for his work with obedience to authority. He looked at the reasons that the average person would submit to obedience through an authority figure although he/she knew that he/she was harming an innocent third party. This research was prompted by the events of the Holocaust and later the Nuremberg Trials in which Eichmann supported his actions of genocide as following orders. Milgram spent 1959-1960 at the Institute for Advanced Study in Princeton with Solomon Asch. Asch was concerned with conformity and completed studies that involved choosing lines judged to be the same size, but a numerous counterfeit alternatives were presented with conflicting opinions that induced the selection of lines that were not even close to the same length as the other. Milgram changed the design from lines to shocks and conducted his famous series of studies on obedience to authority. […] Overview of Milgram's Theory It is ironic that virtues of loyalty, discipline, and self-sacrifice that we value so highly in the individual are the very properties that create destructive organizational engines of war and bind men to malevolent systems of authority (Obedience to Authority, 1974, p.188) […] In his study, two individuals show up for his study. They are taken to a room where one is strapped in a chair to prevent movement and an electrode is placed on his arm. Next, the other person who is called the "teacher" is taken to an adjoining room where he is instructed to read a list of two word pairs and ask the "learner" to read them back. If the "learner" gets the answer correct, then they move on to the next word. If the answer is incorrect, the "teacher" is supposed to shock the "learner" starting at 15 volts and going up to 450 volts, in 15 volt increments. The "teacher" automatically is supposed to increase the shock each time the "learner" misses a word in the list. Although the "teacher" thought that he/she was administering shocks to the "learner", the "learner" was actually a student or an actor who were never actually harmed. Today the field of psychology would deem this study highly unethical but, it revealed some extremely important findings. The theory that only the most severe monsters on the sadistic fringe of society would submit to such cruelty is disclaimed. Findings show that, "two-thirds of this studies participants fall into the category of ‘obedient' subjects, and that they represent ordinary people drawn from the working, managerial, and professional classes (Obedience to Authority)." Ultimately 65% of all of the "teachers" punished the "learners" to the maximum 450 volts.

According to Milgram, every human has the dual capacity to functions as an individual exercising his or her own moral judgement and the capacity to make their own moral decisions based on their personal character. What is still a mystery is this,

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what happens to the average person who is obedient to authority when it overrides their own moral judgement? » 27

Analyse Ce qui nous intéresse ici c’est le décalage entre l’autonomie, fondement théorique de la

démocratie, et la soumission à l’autorité de l’Etat, sa réalité pratique. L’expérience de Milgram prouve de manière particulièrement spectaculaire à quel point un individu moyen a intériorisé la contrainte sociale de l’obéissance à une autorité jugée légitime. L’autorité légitime par excellence est bien sûr l’Etat. On peut raisonnablement estimer qu’on aurait un taux d’obéissance encore plus important à l’expérience de Milgram, si l’autorité était incarné non par un scientifique, mais par un « représentant du peuple ».

En théorie, la démocratie, c’est le règne de l’autonomie, parce que, comme le dit Rousseau, la volonté générale c’est ma volonté bien comprise. En pratique, cependant, la volonté générale, on doit s’y soumettre. Et l’extension du domaine d’intervention de l’Etat, au nom de la liberté, comme il se doit, en pratique, cela signifie qu’on va substituer à un choix individuel une décision collective à laquelle il faudra se soumettre.

On aborde là un point essentiel de la culture démocratique, cette schizophrénie qu’il y a à justifier la contrainte au nom de l’autonomie, ce mensonge fondateur de notre culture. Rappelons qu’on a établi que l’autonomie, prise au sérieux, fondait le libéralisme, et n’avait rien à voir avec la volonté générale. Lorsque cette fable idéologique de la démocratie comme autonomie, notre idéologie dominante, doit faire face à la réalité, une expérience qu’on aurait pensée inoffensive a l’effet d’un électrochoc !

27 Stanley Milgram – Soumission à l’autorité (Calmann-Lévy 1974)

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Du jeu majoritaire à la violence collective

Le jeu majoritaire

Le cœur d’un jeu majoritaire est vide On définit un jeu majoritaire comme un jeu coopératif où toute coalition constituant une

majorité absolue a le droit de définir les allocations individuelles. On montre sans peine que le cœur du jeu est vide. En effet : • Une coalition majoritaire pourra toujours se former pour se répartir la totalité des gains ; • Si cette majorité n’est pas réduite à son strict minimum (à savoir 50% des individus plus

une voix), une sous-coalition pourra toujours se former et se répartir la totalité des gains sur un nombre plus restreint de personnes ;

• Cette majorité sera instable : il suffit que la minorité convainque une seule personne, de préférence le moins bien loti, pour que la majorité bascule, la nouvelle majorité étant instable pour les mêmes raisons.

Gauche et droite comme émergences d’un jeu absurde Ainsi, la forme même des institutions rend toute coopération instable. Dans un tel monde,

abject, les concepts de gauche et de droite émergent. En reprenant les raisonnements précédents, on comprend en effet pourquoi le jeu majoritaire conduit à une bipolarisation : • Chaque parti a intérêt à rassembler aussi peu de voix que possible au dessus de la

majorité. Il y a donc au moins deux partis ; • S’il y a plus de deux partis, les deux plus faibles ont toujours intérêt à se coaliser.

Cette bipolarisation est cependant différente de celle constatée en pratique : elle est instable au sens où des coalitions entièrement différentes peuvent se reformer à chaque fois, alors que l’alternance politique se fait avec toujours les mêmes coalitions. On peut faire quelques remarques : • On peut remarquer que tous les régimes politiques ont des dispositions discriminatoires à

l’égard des petits partis politiques (en France, mieux vaut ne pas recueillir moins de 5% des suffrages), ce qui dissuade fortement la création de nouvelles structures politiques et contribue à la stabilité des partis existants.

• D’autre part, on explique bien à la fois l’alternance, le fait que les majorités sont courtes, et l’existence de petits partis satellites qui peuvent faire basculer les majorités et font payer cher ce pouvoir en termes de sièges ou de ministères dans les coalitions auxquelles ils participent. Ce phénomène est général à toutes les démocraties. Dans toutes les démocraties, il existe une droite et une gauche qui recueillent environ la moitié des suffrages chacune, en dépit du fait que les notions de gauche et de droite n’ont pas la même signification suivant les pays (par exemple, la droite suédoise est « plus à gauche » que la gauche anglaise).

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La stabilité du système est toutefois mystérieuse dès lors que l’on se place dans le cadre

d’une théorie de la décision rationnelle. A l’argument de la nullité du cœur du jeu majoritaire qui engendre l’instabilité, on pourrait ajouter le fameux théorème du chaos majoritaire, lequel montre qu’en démocratie, si l’ensemble de choix est suffisamment large, n’importe quoi est préféré à n’importe quoi, au sens où :

( ) BC...CAtqC,N,occurencesBA N1N..1i ≤≤≤≤∃≥∀ ( YX ≤ signifiant que X est préféré à Y à la majorité).

On sent ainsi toute la difficulté d’une théorie du choix social qui se voudrait non seulement normative mais descriptive, car si le chaos majoritaire permet de rejeter la règle majoritaire sans concession, il rend théoriquement impossible toute prévision d’une décision qui serait appliquée suivant cette règle.

Analyse du discours politique

Il semble que l’on puisse dire que le discours politique est tout entier tourné vers la volonté de ne pas argumenter. Ce n’est que sous la contrainte, acculé, que l’homme politique se résoudra à argumenter. Sans s’interroger ici sur les causes, nous en montrons quelques manifestations.

Le slogan On distingue notamment le slogan identitaire, celui qui fait office de programme politique.

Le problème est qu’un slogan sous-détermine légèrement un programme politique.

Le manichéisme Celui-ci a deux occasions de s’exprimer. D’une part, pour fustiger l’ennemi bien sûr. Il

convient absolument de rappeler que l’ennemi s’est complètement fourvoyé, que d’ailleurs c’est l’une des raisons des difficultés actuelles, mais que la situation s’est déjà nettement améliorée, etc. De plus, l’exécration de l’ennemi est un principe fondamental, en ce sens qu’il se substitue à un programme politique. Pas question de mettre au point une théorie, il suffit de montrer que quoiqu’il arrive, on fera mieux que l’autre camp.

Le manichéisme apparaît aussi dans la tendance à rappeler, presque à chaque phrase (ce qui complique leur construction !), qu’on se bat littéralement pour le bien, pour les grandes causes, pour « plus de démocratie », etc. Le contraste avec le côté terre à terre et trivial des sujets de débat en est d’autant plus fort.

La « politique politicienne » Elle occupe toujours une grande partie des discussions, ceci bien que tous les hommes

politiques se défendent de vouloir entrer dans de tels débats ! Le ton démystificateur à propos des rivalités de l’autre camp est également à remarquer : les rivalités d’en face ne sont, ne peuvent être que des conflits de personnes particulièrement mesquins, seuls les désaccords au sein du bon camp sont respectables, comme de juste.

Le méta-débat Une manière de ne pas se lancer dans une argumentation serrée sur un thème donné, c’est

de dire qu’il faudrait en débattre. Subterfuge radical et combien de fois utilisé. Combien de

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fois n’a-t-on pas entendu « Il faut savoir quelle Europe nous voulons » ? L’Europe est un exemple particulièrement pertinent, puisque c’est sans doute le sujet politique sur lequel l’absence de réflexion est la plus totale. Qui ne s’est pas proclamé fièrement « pour l’Europe », sans préciser ce que cela signifie pour lui, ce qui n’est a priori pas clair, c’est le moins qu’on puisse dire ?

Les élections En période normale, les débats politiques sont déjà très creux. Il semble bien cependant,

que cette tendance s’accroisse encore, lors des campagnes électorales. Les allocutions politiques réussissent à être encore plus simplistes que d’habitude ! Les limites sont repoussées vers des records ! Comment résumer une élection présidentielle française ? 100 millions de francs de slogans débiles par candidat.

Complicité des média ? Les média sont-ils complices de cet état de fait ? Il semble bien en effet que les

journalistes institutionnels se complaisent de cette situation. Pour autant, les média demeurent bel et bien des bouc-émissaires à partir du moment où on veut leur faire endosser la responsabilité des maux politiques. Car nous avons vu qu’à la base de toutes ces manifestations obscures, il y avait l’ignorance rationnelle, tare irrémédiable de notre système politique et non des média (cf. « Les média comme bouc-émissaires »).

Cependant, s’il n’y a pas d’incitation pour les hommes politiques à être rationnels, à

développer de véritables argumentations, il n’y a pas d’incitation non plus pour les média. On imagine mal un journaliste exigeant systématiquement à son interlocuteur politique de développer plus sérieusement son argumentation, et se voyant toujours imposer un subterfuge. Il se découragerait rapidement. Ou alors son attitude jurerait tellement qu’il serait vite remplacé. Si aussi bien les hommes politiques que les électeurs se moquent des arguments, alors les média sont bien forcés de s’adapter.

L’argument choc : assister aux débats parlementaires

Assister à un débat parlementaire engendre un malaise profond… Cela suggère qu’il y a un autre facteur que l’ignorance rationnelle qui engendre l’irrationalité des positions politiques. Il y a une dynamique du débat qui pousse à l’excès, à l’unité aussi. Cette dynamique est une mimétique.

L’ennemi commun, fondement de la cohésion Imaginons la scène. Nous sommes au Parlement. Un député a pris la parole. Ecoutons-le

développer son « argumentation ».

Son ton est extraordinairement polémique. Il semble que notre orateur utilise toutes les possibilités rhétoriques à sa disposition pour rappeler, presque à chaque phrase, qu’il est décidément dans le bon camp, alors que l’autre camp est définitivement dans l’erreur. Et son discours fait mouche : toute remarque, aussi pitoyable soit-elle, engendre applaudissements d’un côté, réprobations ou hurlements de l’autre. Le comble est que notre orateur a la prétention de convaincre ses ennemis. Ou alors pourquoi parle t’il ? Le moins qu’on puisse dire, en tout cas, est qu’il s’y prend mal, s’il cherche vraiment à convaincre ses ennemis.

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Nous pourrions concéder à ceux qui réprouvent le discours, ceux d’en face, ceux qui poussent les hurlements, l’intelligence, la capacité de déconstruire la rhétorique qu’on vient de leur asséner. Et effectivement ils l’ont. Ils ont déconstruit le discours de leur adversaire avec une perspicacité sans pareille.

Las ! Voilà que la parole a changé de camp, et les mêmes qui démystifiaient, les voilà qui exultent, alors que les apologètes de l’autre camp sont devenus les démystificateurs les plus radicaux. La vengeance appelle la vengeance…

Les frères ennemis au sein d’un même parti, ceux qui se battent à couvert depuis des années pour obtenir le même poste, les voilà qui applaudissent ensemble. L’espace d’un instant, le temps d’une attaque contre l’ennemi, les voilà tous unis. L’ennemi commun, le voilà bien le fondement ultime de la cohésion.

La polarisation gauche / droite Un débat parlementaire laisse à penser que la gauche et la droite existent vraiment. La

polarisation gauche / droite y est particulièrement visible, c’est le moins qu’on puisse dire, c’est même la seule chose qu’on voit lorsqu’on assiste à un tel débat.

Or, dès qu’on étudie sérieusement une question sur le plan rationnel, les catégories

gauche/droite explosent. A chaque fois, le nombre de réponses possibles qu’on peut apporter à la question est pratiquement illimité, et laisse entrevoir à quel point le débat public est tronqué, dans la mesure où celui-ci cherche constamment à se recentrer sur les problématiques proposées par les partis existants. Bref, les solutions intéressantes ont de bonnes chances de n’être proposées par aucun parti, trop occupés à leurs compromis.

Nous avons vu qu’il y avait une dynamique dans la nature même des scrutins qui pousse à

réduire à l’extrême les choix proposés par les candidats aux élections : un système à plus de deux partis est fondamentalement instable. Néanmoins, nous avons vu également que si le nombre de partis restait stable à deux unités, on devait envisager une certaine instabilité des alliances si ce seul phénomène jouait. D’autre part, si la rationalité des alliances, qui tend à diminuer le nombre de partis, était toujours contrebalancée par le refus de transiger sur les positions fondamentales, inévitablement très diverses, on pourrait imaginer un plus grand nombre de configurations.

Finalement, nous constatons à l’évidence que l’élément idéologique, contrairement à ce

qu’on pouvait attendre dans le cadre d’une théorie de la décision, accentue la polarisation. La seule explication est d’ordre mimétique, c’est l’ennemi commun comme fondement de

la cohésion. Ce qui constitue la conscience politique d’un individu engagé, c’est quelques slogans, car, rappelons-le, l’ignorance est rationnelle, et la vague conscience qu’on vaut mieux que le camp d’en face, car on ne peut pas se passer de son ennemi. En effet, comment expliquer autrement la grave sous-détermination des pensées politiques ? Les responsables politiques ne savent littéralement pas quelle société ils souhaitent (à moins qu’on considère leurs slogans pitoyables comme formant une théorie éthique), mais ce qu’ils savent, c’est que leur ennemi aura toujours tort.

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Sous-détermination idéologique et ennemi commun

Il est difficile de savoir pour quoi on est Lors d’élections, les partis politiques sont censés présenter des programmes qui

définissent la politique qu’ils suivront s’ils sont élus. En pratique, ils sont bien tristement insignifiants et démagogiques ces programmes ! Nous savons certes qu’ils n’ont de toute façon pas intérêt à développer un programme trop pointu : les électeurs sont des ignorants rationnels, un programme trop compliqué les fera fuir ! Un investissement intellectuel pour définir précisément une politique souhaitable est donc à la fois lourd et inutile…

Mais un problème se pose, celui de l’identité politique des hommes politiques (et de leurs

militants actifs). En effet, si un programme politique se limite à quelques déclamations péremptoires et stériles, il sera certes adapté à des électeurs dépassionnés, mais comment mobiliser en son nom ?

Or, on remarque que lorsque les hommes politiques définissent leur identité politique, ils

restent toujours aussi vagues, toujours aussi riches en imprécations. Par exemple, ils invoqueront la justice fiscale, mais sans la définir et encore moins donner des principes qui permettraient de se faire une idée du code des impôts qui résulterait de leur «conception ».

Finalement, en termes pompeux, leur idéologie est complètement sous-déterminée. Et pourtant, ils semblent qu’ils réussissent à mobiliser…Comment est-ce possible ?

Il est plus facile de savoir contre qui on est ! Ce qui forge l’identité politique, c’est la certitude qu’on vaut mieux que ceux d’en face.

Nos chers hommes politiques trahissent cela presque à chaque discours. Leur rhétorique est toujours extraordinairement polémique ; à la limite chaque périphrase semble constituer une attaque contre l’ennemi. ils préfèrent donc adopter une attitude agressive à l’encontre de leur ennemi, plutôt que de développer leurs idées.

Quelques slogans ne sont pas suffisants en eux-mêmes pour mobiliser. Ils sous-

déterminent trop la politique sous-jacente. Comment mobiliser au nom d’une politique décrite si vaguement ? La réponse est qu’on mobilise quand même parce que le slogan, si vague qu’il est, est suffisamment précis pour exclure l’ennemi. Le slogan est efficace en tant qu’il désigne l’ennemi et qu’il s’en distingue. Prenons un exemple. Soit le slogan socialiste de base : « Nous sommes pour l’égalité », réellement entendu, …la réalité dépasse parfois la fiction. Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne permet pas de définir une politique, ni même de l’ébaucher (ou alors de façon très très générale). Un peu d’esprit critique nous amène d’ailleurs à le considérer comme franchement inepte (cf. le chapitre « Quelle égalité ? »). Quel est donc son intérêt ? L’intérêt est son caractère identitaire. Il permet d’identifier immédiatement celui qui le prononce comme « de gauche ».

Le slogan acquiert alors une réelle signification. On s’unit en son nom. La

transsubstantiation mythologique est opérée ! Ces réflexes grégaires participent à la polarisation de la vie politique en deux partis principaux (et sont entretenus par celle-ci).

Ainsi, le vocabulaire politique tend à se polariser par l’usage. Lorsque deux hommes

politiques, l’un de droite, l’autre de gauche, sont d’accord sur un point, ils tendent à formaliser ce point de manière sensiblement différente, l’un évoquera la « souveraineté nationale », et l’autre plutôt la « volonté populaire ».

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La violence collective

Le dernier mythe collectiviste Une grande partie des arguments qui ont été présentés jusqu’ici sont accessibles pour

quiconque est prêt à interroger les institutions démocratiques avec un minimum d’esprit critique. Cette constatation soulève à son tour une question. Etant données ces critiques, comment expliquer l’adhésion presque unanime au système démocratique, celui-ci étant confondu avec le bien lui-même ? Comment ne pas qualifier cette adhésion de purement irrationnelle.

La thèse fondamentale qui se dégage de nos analyses peut maintenant être énoncée : la démocratie est le dernier mythe collectiviste, et comme tel, elle est fondée sur

l’ignorance et la violence collectives. Le concept d’ignorance rationnelle joue ici un rôle crucial. Il est une condition suffisante

pour expliquer le point suivant : la représentation que les individus ont de la société dans laquelle ils vivent est, sauf exception, irrationnelle.

Bien sûr, on peut imaginer d’autres arguments pour arriver au même résultat, mais il n’est

pas sûr qu’ils soient aussi décisifs. L’ignorance rationnelle permet d’expliquer pourquoi l’activité critique est aussi peu développée, appliquée aux institutions.

Si on analyse l’électeur moyen, on constate que celui-ci réfléchit suffisamment peu pour

adhérer à l’idéal démocratique. Cette adhésion est faible, mais juste suffisante pour assurer la perpétuation de la démocratie : l’électeur moyen consent à se déplacer pour aller voter (sans s’interroger sur l’irrationalité même de l’acte !).

L’adhésion va plus loin cependant, elle doit aller plus loin. Car si spontanément, bien peu

de gens sont prêts à concevoir l’idée même d’une critique qui dépasse le cadre étroit de leur expérience personnelle, peu de gens suffiraient pour diffuser progressivement de telles critiques qui, à la longue, s’imposeraient comme des évidences. C’est là qu’intervient la violence collective. Pour que la démocratie fonctionne, il faut qu’elle suscite une adhésion minimale, celle de diriger les foudres de la violence collective vers tout ce qui la met en péril.

En conclusion, pour assurer la pérennité d’un système social : l’ignorance est suffisante

pour la plupart, la violence nécessaire contre quelques uns.

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Partie IV -

Critique des théories adverses

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Critique de l’utilitarisme

Définition formelle de l’utilité

Le préordre de préférence Formellement, soit A l’ensemble des résultats. Chaque agent a ses préférences sur cet ensemble A. Les préférences d’un agent sont modélisées par une relation binaire sur A notée ≥ . a ≥ b signifie « l’individu préfère a à b ou est indifférent ». Pour représenter des préférences, on impose les conditions de cohérence suivantes : • Réflexivité : a ≥ a • Transitivité : a ≥ b et b ≥ c => a ≥ c ≥ est ainsi un préordre. Ces conditions sont suffisantes.

La relation de préférence ≥ détermine entièrement tous les choix possibles et imaginables que puisse faire un individu. Par exemple, comment modéliser un choix sous contrainte ? Rien de plus simple, on exprime la contrainte par le fait qu’elle limite l’ensemble des résultats possibles à un sous-ensemble de A. Le choix optimal pour l’agent est alors tout simplement un maximum de ≥ sur le sous-ensemble en question.

Fonctions d’utilité Le préordre de préférence est la seule modélisation véritablement intrinsèque d’un classement sur des choix possibles. On pourrait introduire une autre façon de modéliser ce classement. On affecte un indice numérique à chaque choix possible de telle sorte qu’un choix est préférable à un autre si et seulement si son indice numérique est plus élevé. Mathématiquement, on a introduit une fonction à valeurs réelles appelée fonction d’utilité (de l’agent considéré). Notons U cette fonction. Elle satisfait à la condition suivante :

( ) ( ) babUaU ≥⇔≥ , Bien sûr, à la gauche de l’expression, ≥ représente l’ordre usuel sur les réels, alors qu’à droite, ≥ désigne le préordre de préférence de l’agent considéré.

Le point crucial est qu’en introduisant des indices numériques pour modéliser les préférences d’un agent, on a ajouté un élément d’arbitraire. Par définition, n’importe quel autre choix d’indices numériques qui conserve le classement aurait convenu. Or, il n’y a pas unicité du choix : si une fonction d’utilité U représente un préordre de préférences, alors toute transformation strictement croissante de U représente ce préordre (car à l’évidence, le classement induit est inchangé). On peut donc énoncer que : U représente ≥ ⇔ )U(f représente ≥ pour toute fonction f strictement croissante. U et )U(f représentent les mêmes préférences. Par conséquent, tout énoncé formulé sur U, doit avoir la même signification si on remplace U par )U(f , ou alors il est dépourvu de sens.

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En termes mathématiques, on parle de classe d’équivalence. Toute énoncé portant sur ≥ peut être formulé en utilisant un représentant U de ≥ , mais l’énoncé doit être indépendant du représentant. Une fonction d’utilité n’a donc pas d’existence intrinsèque contrairement au préordre de préférence. Pourquoi alors utiliser des fonctions d’utilité ? La réponse est que c’est un objet mathématique beaucoup plus simple, qui se prête notamment au calcul différentiel.

Exposé de la thèse utilitariste

La thèse utilitariste consiste à considérer que l’objet intrinsèque pour représenter les préférences d’un agent est la fonction d’utilité. Ainsi que nous l’avons vu, les utilitaristes sont objectivement nuls en maths ! Cette erreur a pour part une raison historique. En effet, historiquement, les fonctions d’utilité ont été introduites avant les relations de préordre, à une époque où la formalisation mathématique n’était pas encore ce qu’elle est.

Plus généralement, les thèses utilitaristes considèrent qu’un préordre de préférence est insuffisant pour modéliser les préférences d’un agent. Dans le cadre de notre analyse, une théorie sera dite utilitariste si et seulement si la modélisation des préférences d’un agent excède la donnée de son préordre de préférence.

L’impossible mesure de l’intensité On justifie souvent le fait que la relation de préférence ne décrit pas toute la préférence en prenant un exemple avec deux choix possibles (A et B). En effet, dans ce cas, il semble logique que la seule information donnée par ≥ (A>B, A~B, ou A<B) est relativement pauvre et qu’il faut introduire une intensité (de combien A est préférée à B) pour modéliser les préférences.

Cet exemple est spécieux en ce qu’il limite arbitrairement l’ensemble sur lequel est définie la relation de préférence par rapport à l’ensemble des décisions possibles. Prenons un exemple : le choix possible A correspond à « manger une pomme », le choix B correspond à « manger une poire ». Que peut signifier qu’un individu préfère « trois fois une pomme à une poire » (où l’on remarque que l’on a défini une intensité) ? La seule réponse acceptable est que cet individu est indifférent entre manger une pomme et trois poires. On remarque alors qu’on a défini un nouveau choix possible C « manger trois poires ».

Ainsi, on a ramené un problème posé en termes d’intensité à un problème posé en termes

de relation de préférence posé sur un ensemble de choix plus grand. On voit en quel sens c’est la restriction des choix possibles (ou potentiels, imaginables) qui permet de justifier fallacieusement le raisonnement en termes d’intensité.

On peut aller plus loin et dire que toute expression en terme d’intensité doit pouvoir être exprimée également en terme de préférence d’occurrences par rapport à d’autres. Dans le cas contraire, on peut se demander ce que signifie cette intensité. Parce qu’aucune information sur des choix imaginables ne pourra jamais en être déduite. C’est là le point crucial.

Une conséquence : la manipulabilité des modes de décisions collectives Une conséquence immédiate de ce qui précède est la manipulabilité de tout mode de décision collective dans le cadre utilitariste, et donc en fin de compte l’échec de l’utilitarisme dans sa prétention à agréger les préférences.

En effet, comme on ne peut avoir aucune « information » excédant le préordre de préférence, un individu pourra toujours prétendre que la fonction d’utilité U qui lui est associée, lorsqu’elle le désavantage, est fausse, et choisir une autre fonction d’utilité

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cohérente avec ≥ (par exemple exp(U) !). D’un point de vue logique, il aura parfaitement raison, et il ruinera les calculs de l’ « ingénieur social ».

Les comparaisons interpersonnelles dans le cadre utilitariste Ironiquement, on peut aller plus loin, et constater que même en acceptant le concept déjà métaphysique d’intensité des préférences, ce que nous ne faisons pas, les comparaisons interpersonnelles restent impossibles. En effet, les mesures d’intensité restent relatives à chaque individu !

Comment inférer du fait qu’une personne (1) « préfère trois fois une pomme à une poire » et qu’une autre (2) « préfère deux fois une pomme à une poire », laquelle « préfère le plus les pommes » ? Bien sûr, cette phrase n’a pas de sens. Pour l’utilitariste, cependant, elle doit en avoir un. Pour cela, il faut ajouter à l’arbitraire de l’intensité, l’arbitraire de l’étalon commun.

Dans l’exemple donné, si on fixe comme étalon commun une poire (plus précisément consommer une poire équivaut à une utilité de 1 pour tout individu), alors (1) « préfère plus les pommes » que (2). Notons qu’on aurait pu choisir la pomme comme étalon commun. A ce moment-là, (1) préfère autant les pommes que (2), par hypothèse, et (2) préfère plus les poires que (1). Heureusement, dans un monde utilitariste, des ingénieurs sociaux veilleraient pour choisir le « bon » étalon.

Intensité et théorie du choix social Admettons donc pour la forme que les mesures d’intensité « intra-individuelle » sont valides, mais qu’il n’y a pas d’étalon commun accepté. Formellement, cela se traduit par le fait que deux fonctions d’utilité ne différant que par une transformation affine (strictement croissante), sont indistingables, correspondent aux mêmes préférences. En effet, le choix d’un étalon commun correspond à fixer les niveaux 0 (absence du bien étalon) et 1 d’utilité (présence du bien étalon).

Dans ce cadre, les théorèmes d’impossibilité d’Arrow et de Gibbard-Satterthwaite restent

valides28. Ceci est intuitif parce que ces impossibilités consistent en l’impossibilité d’agréger des préférences individuelles en une préférence collective, et parce qu’admettre que l’intensité « intra-individuelle » a un sens ne nous permet pas d’inférer quoi que ce soit sur les comparaisons interpersonnelles.

Le choix du critère d’agrégation des utilités Le choix du critère d’agrégation des utilités constitue une troisième source d’arbitraire ! En effet pourquoi l’utilité collective (par définition ce qu’on cherche à maximiser dans le cadre utilitariste) serait-elle la somme des utilité individuelles ? Pourquoi pas le leximin si cher à Rawls ? Pourquoi pas n’importe quel autre critère ?

Conclusion : l’utilitarisme comme triplet d’arbitraires Par conséquent toute théorie utilitariste doit faire trois choix arbitraires concernant : Ø La définition d’une intensité pour chaque individu ; Ø Un moyen de comparer les différentes intensités individuelles ; Ø Un critère d’agrégation des utilités.

Nous pouvons maintenant définir une théorie utilitariste : c’est la spécification des trois choix ci-dessus, c’est un triplet d’arbitraires purs ! 28 Voir notre article “Théorèmes d’impossibilité” pour plus de précision

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Incompatibilité du libéralisme avec l’utilitarisme classique

Bien que l’essentiel ait été dit dans les paragraphes précédents, nous développons maintenant une critique conséquentialiste de l’utilitarisme. Nous mettons en avant des traits de l’utilitarisme qui sont radicalement incompatibles avec le libéralisme. Bien que cette partie s’adresse en priorité aux libéraux, à notre avis les arguments développés sont suffisamment impressionnants pour détourner de l’utilitarisme même des personnes s’estimant hostiles au libéralisme. Rq. : nous nous limitons ici à l’utilitarisme classique (où l’utilité collective est définie comme la somme des utilités individuelles).

La « loi des avantages comparatifs » dans la version utilitariste ou l’esclavage des talentueux Lorsque l’on s’intéresse à une économie de production, une nouvelle caractéristique de l’utilitarisme émerge. Considérons une économie composée de deux individus. Les deux individus ont la même fonction d’utilité mais leurs capacités productives diffèrent. Sous les hypothèses utilitaristes, l’un des deux individus est donc relativement plus apte à produire qu’à consommer, tandis que l’autre est relativement plus apte à consommer qu’à produire. Quelle est donc l’allocation optimale ? Un principe semblable à la loi des avantages comparatifs de Ricardo s’applique, et la conclusion est sans appel : une division des tâches doit s’instaurer dans laquelle le (relativement) plus productif produit, tandis que l’autre consomme ! Cet effet, mis en avant pour la première fois par Mirrlees en 1974, a été appelé (à juste titre !) l’esclavage des talentueux.

Hervé Moulin a établi formellement le résultat suivant : parmi des individus ayant la même fonction d’utilité, mais ayant une productivité différente, le critère utilitariste conduit à une utilité plus grande pour les moins productifs, si le loisir est un bien normal29. Il donne un exemple raisonnable dans lequel un individu deux fois plus productif gagne au total deux fois moins tout en ayant quatre fois moins de loisir30. Remarquons en effet que l’allocation optimale devra être telle que la désutilité marginale de l’heure de travail soit deux fois plus grande pour la personne qualifiée, ce qui ne peut se produire que si elle travaille beaucoup plus. Le fait qu’elle bénéficie d’une moindre grande quantité de bien résultant d’un effet substitution loisir-bien. Et c’est seulement parce qu’on suppose une certaine substituabilité loisir-bien chez les plus productifs que ces derniers pourront profiter d’un petit peu de loisir.

Droits de propriété et utilité Un autre aspect du libéralisme en délicatesse avec l’utilitarisme est l’existence même des droits de propriété. D’une manière plus générale, nous pourrions mettre en avant l’inadéquation même de l’existence de règles dans la conception utilitariste. Contentons-nous de commenter la tentative du libertarien-utilitariste David Friedman pour concilier les droits de propriété avec le critère utilitariste (en l’occurrence ici, le critère marshallien) :

Supposons que la pomme vaille deux dollars pour vous et quatre dollars pour moi. Au lieu de l’acheter pour trois dollars, je m’introduis furtivement dans votre verger, la nuit venue, pour la dérober, ce qui me coûte un dollar en temps et en effort. Vous perdez deux dollars (valeur que vous attribuez à la pomme), et je gagne trois dollars (valeur que

29 Hypothèse guère contestable dans la mesure où le loisir n’a pas de substitut proche 30 Hervé Moulin – Axioms of Cooperative Decision Making p22-28

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j’attribue à la pomme, moins les frais encourus pour me la procurer) : il y a donc un gain net d’un dollar ; lorsque je vole la pomme, cela représente une amélioration économique par rapport au fait de ne pas avoir cette pomme. Mais ne pas me procurer la pomme n’est pas le seul autre choix ; au lieu de cela, j’aurais pu l’acheter. Voler la pomme est pire que l’acheter, puisque l’achat de la pomme aurait abouti à un gain net de deux dollars. Une règle de droit efficace fera en sorte que, pour les gens qui veulent des pommes, il y aille de leur intérêt de les acheter plutôt que de les voler. C’est la raison pour laquelle nous punissons les voleurs.31

L’argument est assez catastrophique. C’est parce que le vol implique des frais de mise en œuvre qu’il est jugé inefficient et doit être réprimé. Mais l’on pourrait objecter que les frais globaux seraient encore plus faibles si l’on interdisait aux victimes de porter plainte, ce qui donnerait naissance au principe suivant : « le droit de propriété est respecté, mais tout voleur devient le légitime acquéreur de ce qu’il a volé ». Pour diminuer encore les frais de vol, on pourrait interdire aux propriétaires de défendre leur propriété, de sorte que le vol ne soit a priori pas plus coûteux que n’importe quel coût de transaction émanant d’un échange volontaire. Bref, dans la conception utilitariste pure et dure, la détention par une personne d’un objet ne peut être qu’arbitraire au sens où, a priori, la détention par une autre personne est tout aussi légitime.

Autres points

L’utilité en environnement incertain La théorie de Von Neumann – Morgenstern (VNM) prouve le résultat suivant en environnement incertain : pour chaque individu, il existe une fonction appelée utilité de VNM et notée u, unique à transformation croissante affine près, telle que l’espérance de cette fonction représente les préférences de l’individu (i.e. [ ]uE est une fonction d’utilité représentant les préférences de l’individu). Du fait que l’arbitraire du choix de u est réduit par rapport au choix de U en environnement certain, u est défini non plus à une transformation croissante près mais à une transformation croissante affine près, ce résultat a suscité de l’espoir chez les utilitaristes. Harsanyi s’est notamment engagé dans cette voie pour défendre l’utilitarisme.

Néanmoins, cette tentative est vaine. Le fait que les mêmes préférences puissent être représentées par l’espérance de deux utilités de VNM différant par une transformation affine, ruine tout espoir de fonder un étalon commun (et souligne en fait l’absence de cet étalon commun). D’autre part la fonction d’utilité [ ]uEU = ne joue aucun rôle particulier,

[ ]( )uEexpV = représente tout aussi bien les mêmes préférences. Ainsi, et c’est là un point qui détruit entièrement les pesants travaux d’Harsanyi, l’environnement incertain ne réduit pas la classe des fonctions d’utilité représentant un même préordre de préférences.

Répétons-le, une fonction d’utilité est un artifice mathématique. En tant qu’artifice mathématique, [ ]uEU = s’impose sans aucun doute sur ses rivales, mais n’a aucune dimension éthique particulière.

31 David Friedman – The Machinery of Freedom (version française : Vers une société sans Etat p289)

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La position de Hammond La position de Hammond est intéressante en ce que ce dernier est un utilitariste qui a admis l’arbitraire de la comparaison interpersonnelle des utilités. Contrairement à ce que le titre d’un de ses articles pourrait laisser croire32, Hammond admet qu’il n’y pas de critère objectif pour effectuer des comparaisons interpersonnelles, et c’est ce qui le pousse à souhaiter de développer des critères éthiques de comparaisons interpersonnelles :

Interpersonal comparisons of utility (ICU’s) have to be made if there is to be any satisfactory escape from Arrow’s impossibility theorem, with its implication that individualistic social choice has to be dictatorial (or at least oligarchic), […] These considerations then suggest the need to consider the relationship between ICU’s and explicit ethical choices regarding numbers of different types of people in the population. The result is an enriched social choice theory, capable of handling a broader range of ethical decision problems, in which the ICU’s are explicit and play a clear role in the analysis.33

Ceci nous inspire deux remarques. D’une part, ce qui motive Hammond, à savoir dépasser le théorème d’impossibilité en introduisant les comparaisons interpersonnelles, repose sur une confusion. Le théorème d’Arrow discrédite effectivement toutes les théories éthiques essayant d’agréger les préférences individuelles en une mythique préférence collective. En tant que tel, il discrédite notamment la démocratie, dont la légitimité réside dans la possibilité d’agréger au moins sous une certaine forme, les préférences individuelles. Cependant, une théorie éthique ne doit pas nécessairement rechercher le type de régularité collective visé par le théorème d’Arrow. Par exemple, le cœur d’un jeu coopératif fournit une solution satisfaisante pour tout le monde à un problème de coopération, sans que cette solution ne puisse être formulée en termes de préférences collectives. Dans la mesure où une théorie éthique n’a donc pas nécessairement vocation à dépasser l’impossibilité du théorème d’Arrow – et de toute façon, elle ne le pourrait pas – la prétendue nécessité d’établir des comparaisons interpersonnelles ne s’impose pas.

D’autre part, le choix éthique nécessaire pour compléter une théorie utilitariste va à l’encontre du welfarisme inhérent à l’utilitarisme. Par welfarisme, nous entendons une doctrine qui prend en compte uniquement les préférences des agents et non des critères externes aux préférences, ce qu’est à l’évidence un choix éthique a priori. Le welfarisme est l’un des points forts de l’utilitarisme ; en l’abandonnant, on se heurte aux problèmes habituels au sujet des fondements des normes.

32 Hammond - Interpersonal Comparisons of Utility : Why and How they are and should be made 33 Hammond – Ibid.

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Critique de la théorie rawlsienne

Le critère égalitariste

Le critère du leximin Le critère du leximin, appelé principe de différence par Rawls, est le suivant : on ordonne

les état sociaux suivant un ordre lexicographique en partant du plus défavorisé. Cela signifie qu’un état social est préférable à un autre si la situation du « plus défavorisé » y est meilleure (et si les situations des plus défavorisés pour deux états sociaux sont identiques, on se ramène à la comparaison des deuxièmes plus défavorisés pour les départager et ainsi de suite).

Formulons un compliment en faveur de ce critère : il est tout de même plus subtil que l’égalitarisme pur et dur puisque ce dernier est incompatible en général avec l’optimalité de Pareto. Le critère du leximin peut être défini comme un égalitarisme sous contrainte de Pareto-optimalité (ou encore : clôture parétienne de l’égalitarisme) puisqu’il est Pareto-optimal et donne un résultat identique à l’égalitarisme dans les cas où ce dernier est Pareto-optimal.

Le critère du leximin est, de même que l’égalitarisme, implicitement utilitariste (bien que Rawls affiche un grand mépris pour l’utilitarisme) dans la mesure où il nécessite des comparaisons inter-individuelles d’utilité. Comme tel, il est dénué de sens, inapplicable à une théorie sociale.

On pourrait objecter que Rawls ne considère pas le niveau d’utilité dans son appréciation du plus défavorisé, mais un autre critère, comme par exemple le niveau de richesse. Le critère de comparaison semble pour lui aller de soi puisqu’il ne le précise même pas. Néanmoins, celui-ci est hautement problématique. Dworkin, faux-frère de Rawls, dresse un argument convaincant en faveur du welfarisme, qui privilégie la prise en compte du niveau d’utilité des individus, à l’exclusion de tout autre critère, nécessairement instrumental par rapport à l’utilité34 :

“There is an immediate appeal in the idea that insofar as equality is important, it must ultimately be equality of welfare that counts. For the concept of welfare was invented or at least adopted by economists precisely to describe what is fundamental in life rather than what is instrumental. It was adopted, in fact, to provide a metric for assigning a proper value to resources: resources are valuable so far as they produce welfare. If we decide on equality, but then define equality in terms of resources unconnected with the welfare they bring, then we seem to be mistaking means for ends, and indulging a fetishistic fascination for what we ought to treat only as instrumental. If we want genuinely to treat people as equals (or so it may seem) then we must contrive to make their lives equally desirable to them, or give them the means to do so, not simply to make the figures in their bank accounts the same.”

En bref :

34 Dworkin – What is Equality

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- si le critère de comparaison des utilités individuelles est reconnu comme ayant un sens, c’est lui qui s’impose naturellement dans le critère du leximin, sinon ce principe implique de faire des redistributions des « moins heureux » (au sens de l’utilité) mais « mieux lotis » (au sens du compte-chèques par exemple) vers des « plus heureux » ;

- si un autre critère est retenu, alors celui-ci dépend inévitablement du goût de l’auteur et un élément d’arbitraire est introduit dans la théorie.

En conclusion de ce premier paragraphe, une première critique fondamentale émerge qui

est l’arbitraire du critère de comparaison. La théorie de Rawls tombe sous le coup de la réfutation de l’utilitarisme (cf. notre critique de l’utilitarisme). Bien que très différente de l’utilitarisme « classique », elle partage en effet son défaut majeur qui est l’hypothèse de comparabilité des préférences individuelles. Curieusement, cette faiblesse pourtant évidente de la théorie n’est que très rarement remarquée (à notre connaissance, elle ne l’a même jamais été…) ; Rawls a affirmé qu’il n’était pas utilitariste, et ses critiques l’ont cru !

Le théorème de Gevers A la suite des travaux de Rawls, des théoriciens du choix social ont cherché à étudier la

pertinence du critère du leximin, dans un cadre qui est donc utilitariste. Un résultat a été établi :

Théorème de Gevers Soient les hypothèses suivantes35: Ø Cadre utilitariste : représentation cardinale – comparabilité totale (à savoir, invariance des

utilités par rapport à une transformation croissante égale pour tous les individus) Ø Domaine non restreint Ø Indépendance par rapport aux états non pertinents Ø Pareto-optimalité Ø Anonymat Alors, toute fonction de préférence sociale satisfaisant à ces hypothèses est une dictature positionnelle. Si l’on fait une hypothèse additionnelle de séparabilité, on retrouve le leximin et le leximax. On a donc une caractérisation intéressante du leximin36.

Dommage néanmoins que le cadre de base soit si absurde ! De plus, il suffit de changer légèrement les hypothèses pour retomber sur la bête noire de Rawls, l’utilitarisme classique (i.e. où l’on somme les utilités individuelles pour comparer les états sociaux). En effet un autre théorème affirme que le critère utilitariste est la seule fonction de choix social satisfaisant aux hypothèses suivantes : Ø « représentation cardinale – comparabilité des variations d’utilité » (i.e. on peut comparer

les variations d’utilité mais pas les niveaux absolus) Ø Domaine non restreint Ø Indépendance par rapport aux états non pertinents Ø Pareto-optimalité Ø Anonymat 35 Pour une définition des concepts utilisés, voir par exemple notre article sur la théorie des choix sociaux (« Théorèmes d’impossibilité ») 36 On remarque tout de même que le leximax, lequel accorde la priorité au plus favorisé, partage les mêmes propriétés que le leximin, ce qui jette un doute sur la désirabilité des hypothèses du théorème de Gevers.

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Seul le cadre utilitariste a changé, i.e. l’hypothèse de mesurabilité qu’on fait sur les utilités

individuelles. Une fois de plus, ce sont ces hypothèses, dans un cas comme dans l’autre, qui sont absurdes : les comparaisons interpersonnelles d’utilité sont invalides en théorie, et manipulables en pratique (cf. article sur l’utilitarisme).

L’autonomie comme justification du critère rawlsien

Le contrat social sous voile d’ignorance Cependant, Rawls cherche à justifier le principe du leximin sur d’autres bases. Ces bases

sont celle d’un contrat social dans lequel les individus constituants seraient derrière un voile d’ignorance. C’est-à-dire que chaque individu ignore non seulement ses dotations et aptitudes mais également ses propres préférences. Dans ces conditions, tout individu redouterait de se retrouver dans la situation du plus mal loti, et, étant donné sa très grande aversion au risque, choisirait de maximiser la position de ce plus mal loti. Selon cette argumentation, le principe de leximin s’impose donc. Deux types de mises en cause sont possibles à ce stade : Ø le caractère du douteux du raisonnement précédent Ø le fait que le voile d’ignorance soit une hypothèse assez brutale qui mérite justification

Arbitraire du critère de comparaison L’hypothèse du voile d’ignorance prétend se débarrasser de toutes les contingences

individuelles et réduire ce qui dépend inévitablement de préférences individuelles à un pur problème de décision rationnelle. C’est une hypothèse qui est très forte mais qui ne semble pas souffrir d’incohérence interne.

Cependant, et c’est un point que nous avons déjà signalé, le critère de comparaison permettant de formuler le critère du leximin dépend des préférences individuelles, dès lors que nous avons renoncé à l’utilitarisme. La démonstration de Rawls s’effondre alors : même en admettant que chaque personne en situation de voile d’ignorance choisirait de maximiser le sort du moins bien loti, aucun accord sur la définition du moins bien loti n’a de chances d’émerger. Dans une société où la concurrence serait féroce pour accéder, l’espace d’un instant, au titre rémunérateur de « plus mal loti », l’absence d’accord sur sa définition aurait des conséquences tragiques !

Pourquoi un voile d’ignorance ? Le voile d’ignorance est introduit par Rawls uniquement pour empêcher que les

contingences personnelles n’affectent les règles de justice. Autant ces exigences sont louables, autant le voile d’ignorance semble aller beaucoup trop loin par rapport à ces motifs. Affirmer que l’individu doit ignorer jusqu’à ses propres préférences afin qu’on puisse établir une théorie impartiale de la justice est tout de même assez brutal.

D’autres critères habituels de la théorie du choix social semblent en effet correspondre à ce qu’exige Rawls lorsqu’il introduit le voile d’ignorance.

En particulier, l’anonymat et la neutralité qui à eux deux nous assurent qu’aucune personne ni aucun choix ne sont a priori favorisés. Si l’on ajoute le welfarisme (i.e. si l’on accepte de se placer dans le cadre de la théorie des choix sociaux) et la monotonie, on retrouve (théorème de May) le vote majoritaire. Au-delà de trois choix, il y a comme une impossibilité !

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On pourrait aussi proposer l’équilibre de marché avec dotations initiales égalitaires, qui a des propriétés normatives pouvant satisfaire un égalitariste, et qui semble relativement conforme aux souhaits de Rawls.

D’autres résultats de la théorie des choix sociaux pourraient également être avancés. Bref, l’hypothèse du voile d’ignorance paraît disproportionnée. Le voile d’ignorance outrepasse largement les exigences de Rawls sur l’impartialité.

Pourquoi l’autonomie? La théorie de Rawls postule qu’une société juste est celle qui résulte des termes de la

coopération fixés dans la situation du voile d’ignorance. C’est assez paradoxal. Pourquoi louer l’autonomie en principe et interdire l’autonomie réelle ?

« Puisque le bien-être de chacun dépend d’un système de coopération sans lequel nul ne saurait avoir d’existence satisfaisante, la répartition des avantages doit être telle qu’elle puisse entraîner la coopération volontaire de chaque participant, y compris des moins favorisés. (Cependant, on ne peut s’attendre à un tel résultat que si des termes raisonnables sont proposés.). Les deux principes […] mentionnés […] constituent, semble-t-il, une base équitable sur laquelle les mieux lotis ou les plus chanceux dans leur position sociale […] pourraient espérer obtenir la coopération volontaire des autres participants ; ceci dans le cas où le bien-être de tous est conditionné par l’application d’un système de coopération »37

Dans ce passage, Rawls semble affirmer que ses principes de justice sont l’expression de la

libre coopération des agents dans des conditions réelles. Mais sa démonstration est peu convaincante : Rawls affirme que les moins favorisés pourraient menacer d’entrer en sécession si les termes de la coopération ne leur étaient pas assez favorables. Hors, cette menace n’est absolument pas crédible. Au contraire, ceux qui se retrouvent les perdants du processus de redistribution ont tout intérêt à faire effectivement sécession. C’est en fait l’équilibre concurrentiel qui va émerger d’un tel processus de coopération (cf. notre article « Le libéralisme comme réalisation de l’autonomie »).

En fait, Rawls ne croit pas à sa démonstration du passage précédent, puisque le cœur de son propos est de montrer que son principe de différence va résulter de l’autonomie non dans un contexte réel mais dans un contexte hypothétique, i.e. sous voile d’ignorance.

L’autonomie obtenue sous un voile d’ignorance contredit directement l’attrait de l’autonomie elle-même : considérant l’arbitraire qu’il y a à imposer un système de valeurs à autrui, cette dernière affirme que la légitimité des institutions sociales dépend de l’accord des individus, n’est ni plus ni moins que l’expression de leurs préférences. Avec le voile d’ignorance, Rawls introduit un critère de justice externe et a priori, i.e. un système de valeurs s’imposant inconditionnellement aux individus. L’autonomie apparaît alors dans sa théorie comme un instrument de rhétorique pour justifier sa conception de la justice. Si sa conception de la justice avait été différente, il aurait peut-être réussi à mettre au point une autre théorie de la coopération sous contrainte, qui sait ?

Principe de l’état final et autonomie Afin de mettre en évidence que les différences entre l’autonomie réelle et l’autonomie

conditionnelle sont aussi larges que possible, nous utilisons un argument développé par Nozick à l’encontre de la justice distributive. Par hypothèse, un système de justice distributive alloue des biens à des individus selon certains critères redistributivistes, comme par exemple

37 Rawls – Théorie de la justice p41

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le principe de différence. Mais que vaut cette allocation, si les individus ne sont pas libres d’en faire ce qu’ils souhaitent ? Or :

Avec le temps, tout modèle de distribution ayant une composante égalitaire peut être bouleversé par l’action volontaire de quelques individus. […] Aucun principe dans lequel l’état est considéré comme une fin, ni aucun principe de justice distributive mis en modèle, ne peut être appliqué de façon continue sans une intervention continue dans la vie des gens. Tout modèle choisi de préférence se transformerait en modèle que le principe ne saurait accepter, et que refuseraient des gens ayant opté pour des choix différents ; par exemple, des gens qui échangeraient des biens et des services avec d’autres gens, ou qui donneraient des choses à d’autres gens. […] Pour maintenir un modèle, il faut ou bien intervenir continuellement pour empêcher les gens de transférer des ressources comme ils le désirent, ou bien intervenir continuellement (ou périodiquement) pour enlever à certaines personnes des ressources que d’autres, pour certaines raisons, choisissent de leur transférer 38

Au nom de l’autonomie dans des conditions idéales, on justifie un principe qui implique l’intervention continuelle dans la vie des gens, et ceci ad vitam aeternam !

38 Robert Nozick, Anarchie Etat et utopie (pp200-205 de l’édition française)

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La théorie de l’ «équité», ou absence d’envie

Définition On se donne N individus (indexés par i), et leurs préférences (modélisées par un préodre

de préférence i≥ pour chaque individu i). Soit )x,...,x(x N1= une allocation réalisable, on dit que l’individu i envie l’individu j ssi

iij xx > (l’agent i préfère l’allocation de j à la sienne). Une allocation sans envie est telle que jii xxj,i ≥∀

Enfin un critère non utilitariste ! Quel est l’intérêt d’une telle définition ? Il est en effet pour le moins contestable de fonder

une théorie de la justice sur un critère aussi sordide que l’envie, celle-ci fût-elle rebaptisée exigence d’équité. Ce critère présente néanmoins un intérêt en ce qu’il dépasse enfin le cadre de l’utilitarisme dans lequel la plupart des théories sociales sont implicitement formulées - ce qui permet de les réfuter immédiatement. Par utilitarisme, on entend une théorie selon laquelle l’information sur les préférences d’un individu pourrait excéder la donnée de son préordre de préférence. Une fois qu’il est admis qu’une telle chose est impossible, alors a fortiori la comparaison interpersonnelle des utilités individuelles est impossible. Ceci prive donc de pertinence la plupart des théories égalitaristes, social-démocrates, etc.

La théorie présente sort de cette impasse. Elle remplace une phrase du type : « l’allocation

x est objectivement préférable à l’allocation y » qui suppose un critère transcendant d’appréciation, par la phrase : « l’allocation x est préférée à l’allocation y par l’individu i» qui, elle, a manifestement un sens. Finalement, cette approche semble la seule à pouvoir dépasser l’utilitarisme tout en continuant à faire des comparaisons interindividuelles. Elle est en quelque sorte le dernier espoir des égalitaristes et autres non-libertariens et mérite bien une analyse pour cette raison.

L’économie d’échange Nous donnons quelques caractérisations du critère d’absence d’envie dans une économie

d’échange. Nous supposons donc donnés N individus, L biens (chaque allocation étant donc un vecteur de L biens), et un panier ω de ressources données. Une allocation )x,...,x(x N1= est réalisable ssi ω=∑

= N..1iix

Supposons d’abord qu’il n’y ait que deux individus. Alors, si une allocation est Pareto-optimale, les deux agents ne peuvent s’envier mutuellement. En effet, ils pourraient améliorer leurs situations en permutant leurs allocations, ce qui contredit la Pareto-optimalité. Le résultat fondamental est le suivant : Théorème : Un équilibre concurrentiel à revenus égaux est une allocation sans envie et Pareto-optimale.

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Preuve : La Pareto-optimalité de l’équilibre concurrentiel est un résultat classique. D’autre part, à revenu donné, chaque individu choisissant l’allocation qu’il préfère, il ne peut envier un autre individu ayant un revenu qui n’excède pas le sien.ڤ

Ainsi, l’équilibre concurrentiel avec dotations initiales égales est-il sans envie et Pareto-optimal. On a plus ou moins une réciproque du résultat précédent dans le cas avec continuum d’agents.

L’économie de production La situation change radicalement si l’on considère une économie avec production. Les

résultats précédents s’écroulent.

Dans le cadre d’une économie avec production, d’un point de vue formel, un panier de consommation est la combinaison d’un ensemble de biens produit par les agents et d’un bien spécifique qui est le loisir. Dans ce cadre, deux individus peuvent s’envier mutuellement même si l’allocation est Pareto-optimale. En effet, contrairement au cas d’une économie d’échange où lorsque deux individus s’envient mutuellement, on améliore leur sort simplement en permutant leurs allocations, la permutation de paniers du type consommation-loisir est impossible en général. Si les deux individus n’ont pas la même productivité, la permutation des temps de travail aura un impact sur les quantités produites, et la permutation de ces quantités sera impossible. On peut alors trouver facilement des exemples où les agents vont s’envier mutuellement.

Exemple : Soit une économie avec deux individus 1 et 2 et un bien de consommation (plus le loisir). Les fonctions d’utilité sont les suivantes :

( )( ) 2

22222

11111

lcl,cu

lcl,cu

=

=

et la contrainte de ressource de l’économie s’écrit ( ) ( )2121 l7l751cc −+−=+

L’agent 2, tout en ayant une préférence relative plus grande pour le loisir, est plus productif. Ainsi, il va avoir tendance à envier 1 si sa dotation en loisir est relativement faible ; mais si celle-ci augmente, la production va diminuer fortement et va rendre envieux l’agent 1 qui a une préférence relative plus grande pour le bien de consommation. L’allocation ( ) ( )( )4,2,6,56 est un exemple d’allocation Pareto-optimale avec envie mutuelle. On vérifie bien que ( ) ( ) ( ) ( )112222221111 l,cul,cuetl,cul,cu << . De plus, on peut montrer facilement sur cet exemple qu’il n’existe pas d’allocation Pareto-optimale sans envie.

L’existence générique de ce genre d’exemples nous suggère le résultat suivant, lequel peut être démontré rigoureusement :

Théorème : Dans une économie avec production, sauf cas particulier, il n’existe pas d’allocation Pareto-optimale sans envie.

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Une interprétation possible de ce résultat est qu’on ne peut pas poser le problème de la redistribution des richesses indépendamment du problème de leur création, comme le fait pourtant tout bon social-démocrate.

Notons, et c’est là le point essentiel, que le résultat énoncé ne provient pas de l’introduction du travail en tant que tel, mais du caractère inaliénable, i.e. non transférable des différences de talents, lesquelles induisent des différences de productivité. On peut étendre ce résultat négatif et montrer que dès lors que des individus possèdent des ressources inaliénables – et ils en possèdent !, penser aux talents, à la beauté physique, ou à toutes les types d’aptitudes impossibles à transférer d’un individu à l’autre- alors il n’existe pas d’allocation Pareto-optimale sans envie. L’exigence d’absence d’envie tombe ainsi sous ses propres contradictions. Laissons à Anthony de Jasay le mot de la fin39 :

« Peu d’aptitudes sont divisibles et transférables, et bien peu se prêtent au nivellement. »

39 Anthony de Jasay – L’Etat (p266 de l’édition française)

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Egalité de quoi ? Vous êtes pour l’égalité. Laquelle ? Voici deux citations de Jasay (L’Etat, pp259-60), à l’origine de ce paragraphe.

« L’amour de la symétrie et ses développements, au nom desquels on peut dire que l’égalité est recherchée pour elle-même, nécessitent que le contraire de l’égalité soit l’inégalité. Or, une telle opposition n’est qu’un cas extrêmement particulier, qu’on ne trouve que dans des situations artificiellement simplifiées. »

« Une population dont les membres sont inégaux à des titres infiniment nombreux peut être ordonnée selon des règles infiniment nombreuses. »

Le principe d’égalité absolue Le principe d’égalité n’est rien d’autre qu’un principe fonctionnel. Il se contente d’affirmer que si on considère deux situations dont toutes les caractéristiques sont égales alors le résultat doit être égal. Le principe d’égalité ne peut par nature rien déterminer lorsqu’une des caractéristiques est différente. Par conséquent, le principe d’égalité absolue est vide de sens en pratique, puisque des caractéristiques rigoureusement identiques sont très improbables.

Les principes d’égalité partielle

L’arbitraire du critère Restent alors les principes d’égalité partielle, qui restreignent les caractéristiques jugées pertinentes. Un premier problème est que le choix des caractéristiques pertinentes est particulièrement arbitraire : pourquoi accepter que des inégalités potentiellement fortes sur certaines caractéristiques engendrent un résultat identique, parce que ses dernières sont tout simplement négligées ? Les exemples de règles égalitaristes sont généralement artificiellement simplistes. Ex : • Revenu proportionnel au nombre d’heures travaillées. Mais alors il est indépendant de la

durée de formation ? de la valeur du travail ? du plaisir à travailler ? du nombre d’enfants ? !

• Le principe démocratique :1 voix, 1 vote. Doit-il être toujours valable ? Même pour les ignorants ? Même si le pouvoir au sens de Shapley est très différent selon les électeurs ? Même si le déséquilibre électoral jeunes / vieux compromet le système de retraites ?

Les principes d’égalité partielle sont mutuellement exclusifs On peut envisager deux types de principes d’égalité partielle. Le principe d’égalité partielle sur les résultats dit que si deux individus ont une propriété égale (par exemple même quantité de travail fournie), ils doivent se retrouver dans une situation égale (par exemple même revenu).

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Le principe d’égalité partielle sur les transferts dit que si deux individus ont une propriété égale (par exemple même talent), ils doivent être soumis aux mêmes transferts (par exemple même montant d’impôt). On peut alors montrer que deux principes d’égalité portant sur deux propriétés différentes entrent en contradiction (sauf si tous les résultats sont des fonctions linéaires et séparables des résultats, cas qu’on peut exclure). Cela veut dire que : • Le principe d’égalité partielle sur les résultats concernant la propriété A est contradictoire

avec Le principe d’égalité partielle sur les résultats concernant la propriété B ; • Le principe d’égalité partielle sur les résultats concernant la propriété A est contradictoire

avec Le principe d’égalité partielle sur les transferts concernant la propriété B. En conclusion, deux principes d’égalité sont toujours mutuellement exclusifs, sauf bien sûr dans un monde où les effets de chaque caractéristique seraient indépendants (au sens où toute fonction de production serait une fonction séparable et linéaire des inputs, ce qui est absurde).

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Critique de la théorie marxiste

Exposé de la théorie marxiste Nous nous limitons ici à la théorie économique de Marx et non à son épistémologie délirante connue sous le nom de matérialisme historique ou encore matérialisme dialectique. L’aspect économique est bien le coeur de la théorie de Marx, et c’est lui qu’il nous faut réfuter.

Le principe de « l’égalité des valeurs échangées » Suivant la théorie marxiste :

« La circulation marchande et monétaire, à l’échelle de la société, est régie par la règle de l’échange entre valeurs équivalentes, qui préside à chaque acte individuel d’échange, à chaque contrat. Aucune valeur nouvelle ne peut donc être créée dans la sphère de la circulation »40

Il y a manifestement une confusion entre d’une part la valeur d’échange qui est une valeur comptable où par définition la valeur pour l’acheteur est égale à la valeur pour le vendeur, et d’autre part les valeurs subjectives des parties. En effet, si aucune valeur n’est créée pendant l’échange, pourquoi celui-ci a lieu ? Il a bien sûr lieu parce qu’il est mutuellement profitable même si ceci n’apparaît pas d’un point de vue purement comptable.

A l’encontre de cette évidence, Marx va bâtir toute sa théorie sur l’affirmation suivant

laquelle l’échange est strictement improductif.

Le capital est improductif Puisque l’acquisition du capital résulte d’une série d’échanges eux-mêmes strictement improductifs, le capital va être également improductif , ou plus exactement l’apport qu’il va fournir à la production va être exactement équivalent à son coût d’acquisition, et par conséquent le capital engendre un profit nul. C’est ce qu’affirme Balibar :

« Les moyens de production, qui sont le produit d’un travail passé et représentent une certaine quantité de valeur, ne peuvent par eux-mêmes introduire aucune valeur nouvelle ».

Le travail qualifié est également improductif De même, le surcroît de production permis par le travail qualifié est la contrepartie exacte de l’investissement qui a permis cette qualification, les coûts de formation, de sorte qu’aucune valeur ajoutée ne se dégage au total. C’est dans cette veine que Mandel affirme benoîtement que les savants ne produisent pas de valeur, et ce par définition ! (Traité IV, 249)

Cette thèse est notamment soutenue par Mandel de la façon suivante : la valeur d’une

quantité de travail est mesurée par le temps de travail effectif correspondant. Autrement dit, seul compte le temps de travail dans la valeur du travail, et non le produit fini lui-même, ni la qualification, ni le niveau de dextérité. Etonnant, non ? La seule dérogation à cette loi est la

40 Balibar – Le marxisme in Encyclopédie Universalis. La plupart des citations proviennent de cet article.

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prise en compte du temps de formation : dans le temps de travail est compté le temps de formation, en comptabilisant simplement la durée de la formation comme un temps consacré au travail, et au total, la valeur produite par une personne est directement proportionnelle à la durée pendant laquelle elle a travaillé, formation incluse.

La conséquence de cette thèse est bien qu’une augmentation de la productivité du travail

est impossible, à savoir que le surplus dégagé par la qualification correspond exactement à la dépense de formation.

Ceci est immédiat. Pour fixer les idées, prenons néanmoins un exemple. Un travailleur non qualifié travaille pendant 40 ans. Fixons comme unité de valeur-travail le travail réalisé pendant un an par une personne non qualifiée (nous avons le droit, puisque même si une personne produit deux fois plus d’un certain bien en une année qu’une autre, à qualification donnée, elle produit autant en « valeur-travail » de par l’hypothèse marxienne que seul le temps de travail la détermine). Il produit donc 40 unités de valeur. Prenons un travailleur qualifié qui a étudié 5 ans et travaillé 35 ans. Combien a-t-il produit en unités de valeur-travail ? 40. Pendant ses études, il a produit 0 unité de travail, qu’il a compensé par une productivité supérieure (40/35 UV/an) pendant sa vie professionnelle. Ainsi, l’on voit que l’augmentation de la productivité est tolérée, mais à condition que la rentabilité de l’investissement en formation soit exactement nulle.

L’impossibilité du profit dans la théorie marxiste Le résultat des prémisses marxistes est imparable. Puisque aucun échange économique ne peut créer de valeur, et puisque l’activité économique n’est jamais qu’une succession d’échanges économiques, aucune activité économique ne peut être profitable, la seule façon d’augmenter la production étant d’augmenter le nombre d’heures de travail.

S’il y a profit, celui-ci ne peut résulter que d’une perte chez un autre agent. Marx devrait

conclure de sa théorie que le profit est impossible, mais il préfère affirmer que celui-ci est la contrepartie de l’exploitation des travailleurs en arguant du fait que l’échange que représente le contrat de travail est très spécifique.

La baisse tendancielle du taux de profit La logique implacable de la théorie marxiste continue ! Citons d’abord Balibar in extenso :

« avec [l’accumulation capitaliste], la composition organique moyenne du capital social tend à s’élever en permanence. Et, par conséquent, même si le capital augmente sans cesse la masse du travail salarié en élargissant l’échelle de la production, en détruisant toutes les formes d’économie antérieures, il tend sans cesse à en diminuer l’importance relative, à faire baisser ainsi la survaleur en proportion du capital total investi (donc, le profit). Les différents moyens que le capital met en œuvre pour contrecarrer cette tendance historique se ramènent tous, en dernière analyse, soit à élargir le champ de l’exploitation, soit à intensifier celle-ci en compensant la diminution relative de la masse de survaleur par l’élévation absolue de son taux. Ils conduisent donc tous à l’aggravation et à la généralisation de l’antagonisme des classes. »

Traduction : le taux de capital tend sans cesse à s’élever dans l’économie capitaliste ; ce

faisant la part relative du travail salarié dans la production diminue, et comme le profit ne provient que de l’exploitation des travailleurs et non de la productivité du capital, celui-ci diminue !

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Répétons encore pour bien mettre en évidence la contradiction. La loi de la baisse tendancielle du taux de profit, c’est la conjonction de deux assertions éminemment contradictoires : Ø Les entrepreneurs ont intérêt à acheter des machines, à rendre leur entreprise plus

capitalistique dans le but d’être compétitifs ; Ø Chaque machine achetée n’augmente pas le profit, puisque celui-ci est dû uniquement à

l’exploitation des travailleurs ; le taux de profit, par conséquent diminue. Ø Ainsi, le capitalisme, victime de ses contradictions internes, est promis à l’extinction…

Mais c’est la théorie marxiste qui est contradictoire ! Elle qui affirme presque

simultanément qu’il est rentable d’acheter des machines et qu’il n’est pas rentable d’acheter des machines…

Le premier point est inexplicable à l’intérieur de cette théorie. Pourquoi investir puisque le profit sur investissement est nul presque par définition ?!

La loi de la paupérisation absolue Dans la théorie marxiste, l’exploitation des travailleurs tend toujours à augmenter. C’est la fameuse loi de la paupérisation absolue. Citons deux textes d’obédience marxiste qui en analysent les causes :

« Le développement de la productivité de travail a pour conditions nécessaires l’intensification permanente du travail (les cadences infernales qui relaient l’allongement de la durée du travail), la parcellisation des tâches, la déqualification relative des travailleurs, l’aggravation tendancielle de la division du travail manuel et du travail intellectuel (qui assure au capital le contrôle absolu des moyens de production dans leur usage), le chômage technologique des travailleurs éliminés par la mécanisation, etc. »

« Quant à la paupérisation absolue, c’est le résultat de la loi d’accumulation du capital. Celle-ci accroît la division du travail et étend la prolétarisation (petits paysans, artisans, commerçants). L’accroissement des forces productives lié à la valorisation du capital ne cesse d’étendre l’emprise de celui-ci et de rendre de plus en plus pénibles ou misérables les conditions de travail (et même les conditions d’existence) du salarié (Le Capital , I, VII, XXV). »

Le premier texte affirme que la seule façon d’augmenter la productivité du travail, c’est

bien sûr d’augmenter son intensité, de pressurer toujours plus le travailleur ! Compte tenu de ce qui précède (l’impossibilité d’augmenter la productivité par la machinisation, l’accumulation du capital), c’est en effet d’une logique implacable. Autrement dit, si les ouvriers produisent cent fois plus qu’il y a deux siècles, c’est parce que les cadences sont cent fois plus élevées ! (et même deux cents puisque la durée du travail a été divisée par deux).

Le deuxième texte renvoie à l’accumulation du capital, et donc implicitement à l’inévitable baisse tendancielle du taux de profit, qui pousse les entrepreneurs, une fois de plus, à pressurer par tous les moyens les travailleurs, dans l’espoir, inatteignable, d’empêcher la baisse inéluctable de leur taux de profit. Ce surcroît d’exploitation est rendu possible par l’importance grandissante qu’occupe le capital (rappelons que les entrepreneurs accumulent, c’est le cas de le dire, toujours plus de capital dans leurs entreprises, bien que celui-ci soit improductif), et va entraîner la prolétarisation croissante de catégories auparavant épargnées comme les travailleurs indépendants.

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Conclusion La théorie marxiste a au moins le mérite d’être structurée logiquement. Marx tire sans se démonter toutes les conséquences de son principe initial d’égalité des valeurs échangées, il nous fournit ainsi une belle démonstration par l’absurde. On pourrait ironiser à l’infini sur ce fameux livre intitulé « Le Capital », pour lequel le capital n’est qu’un surnuméraire qui n’apporte rien à la production et ne fait qu’encombrer les usines.

La théorie économique moderne, elle, repose sur des prémisses très solides (même si elle

est parfois interprétée d’une manière totalement fausse, à savoir suivant l’optique utilitariste). Dans la section suivante, nous la survolons rapidement en mettant en évidence les points qui permettent de réfuter efficacement les thèses marxistes.

Une théorie de la valeur correcte

L’échange libre est mutuellement profitable ! Sinon il n’aurait pas lieu !

Quelques préliminaires La définition correcte de la productivité d’une unité de production est la suivante : on considère les deux productions maximales en l’absence et en présence de cette unité (en particulier on a le droit de réaffecter les autres unités de production de manière optimale). La productivité de l’unité est la différence de ces deux productions.

Formellement, c’est la dérivée partielle de la fonction de production par rapport à l’unité considérée, la fonction de production représentant la valeur maximale des output pouvant être obtenue à partir des facteurs de productions. Avec cette définition, la productivité d’une unité de production représente bien l’apport de celle-ci.

On remarque que le concept de productivité est subjectif en ce sens qu’il fait intervenir des prix de marchés, qui dépendent en fin de compte des préférences des agents. Ceci n’est pas du tout gênant mais pourrait être considéré comme une faiblesse pour un marxiste un peu crispé. On peut alors lui rétorquer que lorsque l’on considère la production d’un unique bien, ce qu’on fait en général, la productivité devient bien un concept purement quantitatif puisque valeur de production et quantité produite sont directement proportionnelles.

Le caractère complémentaire du travail et du capital On peut rendre manifeste le caractère complémentaire des différents facteurs de productions en constatant d’une part que le travail sans capital est absolument non productif (rappelons que l’absence de capital, c’est l’absence du moindre outil…), et que le capital sans travail est également improductif.

A l’évidence un même travailleur produira beaucoup plus en utilisant une machine sophistiquée que quelques outils de base ; De manière tout à fait générale, la productivité du travail est une fonction croissante du capital par tête. Autrement dit encore, à quantité de travail donnée, la production croît avec la quantité de capital.

On répond ainsi à la vieille rengaine marxiste qui constate que toute la production est due aux ouvriers parce que sans ouvrier, il n’y aurait pas de production. Mais sans machines, il n’y aurait pas non plus de production. Est-ce à dire que toute la production est du fait des machines ?

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Profit et intérêt Le capital est donc réellement productif, à savoir qu’on peut augmenter la production avec une même quantité de travail en augmentant le stock de capital utilisé. A partir du moment où le capital est productif, il est envisageable que sa productivité soit supérieure à son coût. Et c’est précisément dans ces cas là, et dans ces cas là seulement que les entrepreneurs vont investir. Car pourquoi achèteraient-ils du capital, s’il ne leur rapportait rien ? On peut ainsi envisager un échange mutuellement favorable entre un détenteur de capital qui prête son capital et touche un intérêt, et un entrepreneur qui paye l’intérêt mais qui gagne plus que l’intérêt qu’il doit en employant judicieusement le capital prêté.

Les intérêts et les profits correspondent bien à une rémunération d’un facteur de production à part entière, le capital, au même titre que les salaires qui, eux, rémunèrent le travail ; ils ne constituent donc en aucune façon une somme prélevée sur les travailleurs. La théorie de l’exploitation est ainsi démantelée.

Au risque de nous répéter, rappelons que dire qu’il est envisageable que la productivité

d’une unité de capital soit supérieure à son coût est un fabuleux euphémisme ! Car c’est bien sûr grâce au stock de capital existant que nous devons notre richesse actuelle, alors que selon la théorie marxiste, et c’est là une nécessité logique si l’on refuse la productivité du capital, la production devrait être directement proportionnelle au nombre d’heures travaillées !

Le cas du travail qualifié est analogue à celui du capital. D’ailleurs, nous avons

implicitement supposé le capital et le travail homogènes à des fins simplificatrices. En réalité, il y a des différents facteurs de production, à savoir différents types de capitaux et différents types de travaux. Tous concourent à la production et peuvent donc être rémunérés pour leur apport à la production sans nécessairement l’être aux dépens d’autres facteurs de production.

Autres points

Le capital comme cristallisation du travail Bien que les marxistes n’admettent pas qu’un capital puisse avoir une certaine productivité au-delà de son coût, et donc permettre à son détenteur une rémunération dans le cadre d’un échange mutuellement favorable, ils pensent disposer de toute façon d’un autre argument pour contester profits et intérêts : fondamentalement, le capital a été produit par du travail, et les profits qui résultent du capital, s’il y en a, doivent revenir aux travailleurs. En effet, chaque capital peut être décomposé en la combinaison des facteurs de production travail et capital qui l’on fait naître, et le facteur capital peut lui-même être décomposé, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus que du travail.

Pour citer Balibar :

« En réalité, dès qu’on considère la transformation de la survaleur en capital – le procès de reproduction du capital au cours de cycles de production successifs –, le capital se révèle constitué de survaleur accumulée; le capital est du surtravail extorqué servant à l’extorsion d’un nouveau surtravail. »

L’erreur semble provenir une fois de plus du principe de l’égalité des valeurs échangées.

Lors d’un échange mutuellement favorable, le producteur ne peut s’approprier la totalité des gains de l’échange, car sinon, l’échange n’aurait pas lieu ! L’échange a lieu parce que les deux parties y gagnent, le producteur parce qu’il vend à un niveau de prix supérieur à ses coûts de production, l’acheteur parce qu’il y gagne subjectivement si c’est un consommateur,

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parce que l’usage du produit acheté permet de gagner plus en valeur qu’il ne coûte, si c’est un entrepreneur.

Le coût d’un bien de capital n’est pas nécessairement égal à ce qu’il permet de gagner !

En particulier, ce qu’il permet de gagner dépend bien sûr de l’usage qu’on en fait. La valeur d’un travail fini est indépendante de la productivité de ce travail en tant que bien de production. Le producteur de ce bien de production n’est pas responsable de l’usage qu’on en fait, et il n’est pas plus légitime qu’il exige une rémunération supplémentaire si l’usage a effectivement été productif, qu’il n’est légitime qu’il recouvre les pertes si l’usage a été non productif.

Vouloir le contraire, c’est vouloir que le producteur s’approprie la totalité des gains de l’échange. Mais alors, on est devant une situation insolite. Les vrais producteurs accumulent donc tous les profits, pour quoi faire, puisque, en tant que consommateurs, par définition aucun échange ne pourra leur permettre d’améliorer leur bien-être ! Naturellement, un producteur peut de tout façon s’approprier la totalité des bénéfices engendrés par ce qu’il a produit en s’engageant dans la nouvelle activité productive permise par le bien qu’il a produit plutôt qu’en le vendant.

La détermination de la quantité de travail « socialement nécessaire » Suivant la théorie de la valeur-travail, la valeur d’une quantité de travail est directement proportionnelle au nombre d’heures travaillées, elle est assimilable à un temps de travail. Ceci soulève immédiatement une objection : que penser du produit d’un travail absolument inutile, que personne ne désire ? Sa valeur sera-t-elle encore son temps de travail ?

Pour répondre à l’objection, Marx développe le concept de « temps de travail socialement

nécessaire ». La valeur d’un objet ne sera plus égale à son temps de travail effectif, mais à son temps de travail socialement nécessaire. Ainsi, un objet totalement inutile correspondra à un travail inutile et non à un travail socialement nécessaire, par conséquent sa valeur sera nulle.

Seulement comment évaluer si un travail est socialement nécessaire ou non ? Cela recouvre deux problèmes distincts : Ø L’évaluation de l’utilité d’un produit ; manifestement elle dépend de l’appréciation

subjective des acheteurs potentiels, et comme Marx l’admet : « seul l’échange peut démontrer si ce travail est utile à d’autres, c’est-à-dire si son produit peut satisfaire des besoins étrangers » ;

Ø La technologie de production : en pratique, il existe plusieurs procédés de fabrication pour un objet donné, exigeant une quantité de travail différente. Quelle technologie va donc être considérée comme socialement nécessaire ? Admettons qu’une théorie marxiste ait répondu à ces problèmes. Considérons un objet

utile produit avec une certaine technologie efficace. Les degrés d’utilité et d’efficacité sont déterminés par ladite théorie marxiste, et la connaissance du nombre d’heures de travail requis lui permettent d’évaluer la valeur de l’objet. Nous citons Nozick in extenso :

«Supposons cependant qu’au prix fixé à cette valeur, l’offre de produit excède la demande. Cela implique que des produits ne seront pas vendus. Ce surplus est un gaspillage. Correspond donc t-il à du temps de travail socialement nécessaire ? Marx est bien obligé d’admettre que non. Ce problème se pose si et seulement si la valeur-travail est différente du prix qui équilibre l’offre et la demande. Pour éviter cette impasse, la valeur-travail doit donc égaler le prix d’équilibre du marché. Mais alors, c’est l’équilibre de l’offre et la demande qui suffit à déterminer le prix de marché. Ce qui est socialement nécessaire, et dans quelle mesure, va être déterminé par ce qui se passe sur le marché ! Il n’existe plus aucune théorie de la valeur-travail, la notion

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centrale de temps de travail socialement nécessaire se définit en termes de processus et de rapports d’échange d’un marché concurrentiel ! » 41

La péréquation du taux de profit Le dernier édifice de la théorie marxiste est la théorie de la « péréquation des taux de profit ». Citons Balibar :

« Des capitaux différents, investis dans des branches de production différentes, ont généralement des compositions organiques différentes; et, comme seul le capital variable est producteur de survaleur, ils rapporteraient par là même, dans des conditions données d’exploitation de la force de travail, des profits très inégaux si les marchandises étaient vendues à leur valeur, si la survaleur produite par chaque capital constituait directement le profit qu’il s’approprie » « Cette inégalité tendancielle entraîne la concurrence des capitaux, qui produit à son tour la péréquation des taux de profit et la fixation d’un taux général moyen. Les marchandises se vendent alors (sous réserve des variations individuelles du marché) non pas à leur valeur, mais à leur prix de production, obtenu en additionnant les coûts de production (prix des moyens de production, salaires) et le profit moyen. Mais il va de soi (bien que Marx n’ait pu véritablement développer ce point, d’une importance pratique considérable) que le mouvement des prix dépend directement des conditions dans lesquelles peut s’exercer la concurrence des capitaux, et se former le «profit moyen», conditions qui se transforment avec l’histoire du capitalisme. Il va de soi également que, au niveau de la société tout entière, la somme des valeurs reste toujours strictement égale à la somme des prix de production. »

Pour réfuter cette argumentation, nous pouvons montrer qu’elle suppose vérifiées ces trois

relations mutuellement exclusives :

H1 : Cteiablevarcapital

valueplus=

− : conditions d’exploitation constantes

H2 : Ctecapital

valueplus=

− : égalité des taux de profit

H3 : Ctecapital

iablevarcapital≠ : a priori, intensités capitalistiques différentes

« Cte » signifie indépendante de l’entreprise ou de l’industrie. H1 signifie que les « conditions d’exploitation de la force de travail » sont constantes. H2 signifie l’égalité des taux de profit entre les entreprises. H3 signifie que les intensités capitalistiques sont différentes en fonction des entreprises et

secteurs industriels. Cette hypothèse est difficilement contestable. Le texte cité suggère que cette situation est nécessairement transitoire, qu’elle entraîne des flux de capitaux qui conduisent justement à une égalisation des intensités capitalistiques, les trois relations mentionnées devenant alors non contradictoires. C’est manifestement faux. Les constructions mécaniques sont plus capitalistiques que les sociétés de services, et ce pour des raisons qui n’ont rien de transitoire.

41 Robert Nozick – Etat, Anarchie et Utopie (Puf)

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Religion

« Pour ce qui me concerne personnellement, je me considère aussi peu à même d’affirmer que de nier l’existence de ce que d’autres appellent Dieu, car je dois admettre que je ne sais pas ce que ce mot est censé signifier. Je rejette sans aucun doute toute interprétation anthropomorphique, personnelle ou animiste du terme, interprétations au travers desquelles de nombreuses personnes parviennent à lui donner une signification. La conception d’êtres agissants semblables à l’homme ou semblables à l’esprit m’apparaît plutôt être le produit d’une surestimation arrogante des capacités d’un esprit du type de celui de l’homme. Je ne peux attacher de signification aux mots qui, dans la structure de ma propre pensée ou dans ma vision du monde, n’ont pas une place qui leur donnerait un contenu. »42

Problèmes existentiels

Le problème de l’existence de Dieu L’objet de cette section est de montrer que l’absence de preuve empirique de l’existence de Dieu est finalement un argument dévastateur à l’encontre de la religion.

Admettons un instant l’existence de Dieu. Par hypothèse, cette existence n’a aucun

fondement empirique. L’existence de Dieu provient donc d’une preuve rationnelle. Historiquement, un certain nombre de telles preuves ont connu un succès. Par exemple,

Descartes a prétendu avoir prouvé l’existence de Dieu, arguant du fait que la perfection possède par définition tous les attributs, donc l’attribut de l’existence (« l’idée d’infinie perfection suppose sa nécessaire existence »). Cette démonstration est loin d’être convaincante : par exemple, on pourrait remarquer que si la perfection possède vraiment tous les attributs, elle possède des attributs mutuellement incompatibles, ce qui conduit à un résultat différent…

Kant a également prétendu montrer l’existence de Dieu, en se basant sur le fait inouï de l’existence de la conscience morale chez les personnes.

Le point important est que ces théories nous permettent au plus d’affirmer l’existence de

Dieu, mais elles ne nous permettent rien de plus. La religion se retrouve alors dans une situation de nihilisme moral : elle affirme la transcendance, la source de la légitimité, mais elle ne nous dit rien sur leurs natures et caractéristiques. Finalement, que nous croyions ou non en Dieu, nous sommes en situation d’incertitude totale vis-à-vis de toute morale transcendante. Nous n’avons par exemple aucune raison d’affirmer que la morale chrétienne soit le moins du monde agréée par le Dieu des chrétiens.

Il existe de nombreuses façons de formuler cette thèse. L’une d’entre elles consiste à

renverser le pari de Pascal : si Dieu existe, d’une part il nous pardonnera de notre incrédulité

42 Hayek – La présomption fatale p192

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puisqu’il nous a volontairement caché toute preuve concrète de son existence, et d’autre part, il nous jugera sur nos actes et non sur une orthodoxie qui n’a aucune raison d’être conforme à ses désirs, sauf par chance, et que nous n’avons donc aucune raison valable de suivre.

Le fait qu’aucune certitude morale ne puisse être déduit de l’existence de Dieu peut être

également soutenu sur des bases empiriques. Considérons Bernard de Clairvaux, docteur de l’Eglise, rien de moins. Celui-ci est célèbre pour avoir préconisé l’assassinat des hérétiques (" on ne les convainc ni par le raisonnement (ils ne comprennent pas) ni par les autorités (ils ne les reçoivent pas), ni par la persuasion (car ils sont de mauvaise foi). Ils ont prouvé qu'ils aimaient mieux mourir que se convertir."). Nous sommes alors confrontés au problème suivant. Si l’on peut déduire des certitudes morales de l’existence de Dieu, alors, étant donné que le statut de l’Eglise vis-à-vis de la révélation n’a pas évolué au cours des siècles, le problème de la vie ou de la mort des incroyants doit avoir la même réponse aux 12ème et 21ème siècles ! Quelle que soit la religion concernée, il s’agit quand même de la vie de milliards de gens !

Après tout, les blasphémateurs doivent être lapidés, c’est écrit (Lévitique, 24). Ceci nous

donne encore une variante de l’argument précédent. Le texte religieux, en l’occurrence la Bible, la parole de Dieu, est censé répondre aux attentes des croyants et leur dicter leur conduite. Malheureusement, ses préceptes sont tout aussi inacceptables que ceux déployés par les croyants au cours de leur histoire. Les religieux en sont réduits à souligner son historicité ! Une fois de plus, l’argument d’autorité, discrédité par l’histoire et l’évolution des mœurs se retourne contre lui-même.

Finalement, il n’y a qu’une seule chose avec laquelle la révélation ne s’accommode pas,

c’est la relativité de la morale. Malheureusement, celle-ce a beaucoup évolué. Les certitudes morales des croyants actuels ne sont donc pas dérivées de leur religion, elles sont juste une reformulation religieuse des croyances de leurs voisins contemporains athées.

Bien sûr, à partir du moment où l’on a admis l’impossibilité d’une certitude morale héritée

de la croyance en Dieu, une explication s’impose tout naturellement. Cette entité immatérielle, muette et insaisissable qu’est Dieu a tous les attributs du néant, donc l’inexistence…43

Le problème de l’existence de la merde Nous sommes confrontés au trilemme suivant : Ø Dieu est parfait Ø Dieu a créé le monde Ø La merde existe

Ceci est bel et bien un trilemme, c’est-à-dire que les trois propositions sont simultanément contradictoires, au moins l’une d’elle est fausse. Comme manifestement la troisième proposition est fausse, nous avons là une attaque d’au moins un fondement de la religion. Cet argument est en fait celui de Voltaire. Ce dernier utilisait simplement comme troisième proposition dans son exemple célèbre : « Il y a eu un tremblement de terre à Lisbonne », et, naturellement, n’importe quel aspect inadmissible de l’existence conviendrait.44

43 Attention, ceci n’est pas une preuve, juste une suggestion ! 44 Notre exemple est dû à Kundera – L’insoutenable légèreté de l’être

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Ce trilemme a un rapport étroit avec ce que l’on dénomme généralement le problème du mal. Dans ce cas, la troisième assertion est remplacée par une proposition du type « Le mal existe » ou encore « les camps de la mort ont existé ». Il existe cependant une différence fondamentale entre le problème de l’existence du mal et celui de la merde : c’est que le mal est de la responsabilité de l’homme. Les croyants peuvent alors mettre en avant le raisonnement suivant qui n’est certes plus un trilemme : Ø Dieu est parfait Ø Dieu a créé le monde et il a donné la liberté à l’homme Ø Le mal existe

Notre trilemme a simplement pour but de rejeter cet argument en mettant en avant un aspect inadmissible de l’existence qui n’est pas de la responsabilité de l’homme.

Deux points peuvent être soulignés. La réponse usuelle au problème du mal est-elle si

satisfaisante ? Pour ma part, je considère que la liberté a de la valeur dans la mesure seulement où la transcendance est mensongère. L’homme doit vivre conformément à ses valeurs parce qu’aucune autorité légitime ne peut lui dicter ses valeurs. L’autonomie est ce qui s’impose naturellement quand tous les mensonges collectivistes ont été réfutés, du tribalisme à la volonté générale. Or, si Dieu existe, alors l’autorité légitime qui peut dicter à l’homme ses valeurs existe, et par conséquent la liberté n’a plus de valeur ; la liberté devient elle-même un aspect inadmissible de l’existence puisqu’elle rend possible le mal. On retombe alors dans un trilemme. Bref, si Dieu existe, qu’il nous rende heureux et non libres !

D’autre part, l’argument de Leibniz se doit d’être étudié. Ce dernier prétend que la

perfection de Dieu n’a pas pour conséquence la perfection absolue du monde qu’il a créé. A l’impossible nul n’est tenu. La perfection de Dieu se matérialise par la création du meilleur des mondes possibles. Par exemple, l’existence de l’homme implique un métabolisme qui ne peut pas ne pas générer de déchets…

Bien que l’argument de Leibniz ait été très largement tourné en dérision, notamment par Voltaire, il nous semble tout de même impressionnant, il est le meilleur des arguments possibles au problème du mal ! On pourrait objecter qu’il nous affirme que Dieu doit se soumettre aux lois de la nature, alors que la création de ces lois est généralement une prérogative qu’on lui attribue.

Une autre critique nous semble plus décisive. Le Dieu de Leibniz rentre en contradiction avec toute morale déontologique et implique au contraire une morale utilitariste, laquelle est fondamentalement irrecevable (cf. notre critique de l’utilitarisme), et incidemment contraire à toutes les morales religieuses. Pour le prouver, il suffit de considérer l’exemple du tremblement de terre. Si un tel événement peut faire partie du meilleur des mondes possibles, alors Dieu considère tout simplement les vies humaines comme une simple quantité à maximiser. Le fait que les peines de certains ont comme contrepartie le bien d’autres personnes apparaît clairement dans cette citation : « Mais tous les maux des créatures ne pouvaient être moindres, et en fait ils ne sont maux que pour ceux qui les souffrent, car ils trouveraient leur justification si nous pouvions, comme Dieu, voir l'ensemble. »

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