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GABRIEL MATZNEFF LE SUICIDE PHILOSOPHIQUE « La pensée du suicide est une puissante consolation ; elle aide à passer mainte mauvaise nuit. » NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal. L e philosophe cyrénaïque Hégésias, qui vivait vers l'an 300 avant Jésus-Christ, prétendait qu'il vaut mieux mourir que vivre, parce que la somme des maux l'emporte sur celle des biens, et conseillait le suicide, ce qui le fit surnommer Peisithanate, « celui qui persuade la mort ». Dans ses cours, il célébrait le suicide philosophique avec tant de fougue que nombreux étaient ceux qui, après l'avoir entendu, se donnaient la mort. Aussi, le roi Ptolémée fut-il contraint de lui interdire de traiter ce thème dans ses leçons publiques, et finit-il par le condamner à l'exil. J'espère sincèrement que mon éloquence n'atteindra pas à celle d'Hégésias, car je me soucie peu d'être tenu pour responsable du suicide collectif de mes lecteurs. Restons avec les Anciens. C'est, en effet, il y a 2025 ans que s'est opéré le plus fameux des suicides philosophiques, et le plus exemplaire : celui de Caton d'Utique. Souvenez-vous. Lors- que la guerre civile éclate à Rome, Brutus se rend chez Caton, et demande à cet « unique refuge de la vertu proscrite » (Lucain) de rester au-dessus de la mêlée. Caton repousse cette offre et répond à Brutus qu'il n'a pas le désir insensé de vivre en repos dans un temps où le malheur de sa patrie émeut le monde entier, et i l ajoute : « Rome, je ne t'abandonnerai pas avant d'avoir em- brassé ton cadavre, et je suivrai jusqu'au bout ton nom, Liberté, même quand tu ne seras plus qu'une ombre vaine. »

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GABRIEL MATZNEFF

L E SUICIDE PHILOSOPHIQUE

« La pensée du suicide est une puissante consolation ; elle aide à passer mainte mauvaise nuit. »

N I E T Z S C H E , Par-delà le bien et le mal.

L e philosophe cyrénaïque Hégésias, qui vivait vers l'an 300 avant Jésus-Christ, prétendait qu'il vaut mieux mourir que

vivre, parce que la somme des maux l'emporte sur celle des biens, et conseillait le suicide, ce qui le fit surnommer Peisithanate, « celui qui persuade la mort ». Dans ses cours, i l célébrait le suicide philosophique avec tant de fougue que nombreux étaient ceux qui, après l'avoir entendu, se donnaient la mort. Aussi, le roi Ptolémée fut-il contraint de lui interdire de traiter ce thème dans ses leçons publiques, et finit-il par le condamner à l'exil. J'espère sincèrement que mon éloquence n'atteindra pas à celle d'Hégésias, car je me soucie peu d'être tenu pour responsable du suicide collectif de mes lecteurs.

Restons avec les Anciens. C'est, en effet, i l y a 2025 ans que s'est opéré le plus fameux des suicides philosophiques, et le plus exemplaire : celui de Caton d'Utique. Souvenez-vous. Lors­que la guerre civile éclate à Rome, Brutus se rend chez Caton, et demande à cet « unique refuge de la vertu proscrite » (Lucain) de rester au-dessus de la mêlée. Caton repousse cette offre et répond à Brutus qu'il n'a pas le désir insensé de vivre en repos dans un temps où le malheur de sa patrie émeut le monde entier, et i l ajoute : « Rome, je ne t'abandonnerai pas avant d'avoir em­brassé ton cadavre, et je suivrai jusqu'au bout ton nom, Liberté, même quand tu ne seras plus qu'une ombre vaine. »

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Donc, Caton s'engage dans le camp de la légalité républi­caine et combat avec opiniâtreté César, ce général factieux. Le parti de la liberté n'est pas heureux : après la défaite de Phar-sale, qui marque la fin de Pompée, c'est à Thapsus que César écrase les troupes de Caton. Défait, celui-ci remonte vers la Tunisie du Nord, et s'enferme dans Utique, ville située au nord-ouest de Carthage. Là, i l se consacre aux autres, c'est-à-dire à ses compagnons d'armes et aux habitants de la ville. I l pourvoit à la sûreté de ceux qui ont des raisons de craindre des repré­sailles de César, et veille lui-même à leur embarquement. Les sénateurs de la ville lui disent qu'ils ont l'intention de faire appel à la magnanimité de César et que lui, Caton, est le premier pour qui ils demanderont grâce. Caton leur conseille de travailler à leur propre salut, mais leur interdit de parler de lui : « C'est aux vaincus à prier, et à ceux qui ont mal fait à implorer le pardon. Or, dans cette guerre contre César, c'est moi qui suis le vain­queur, puisque j'ai la vertu et la justice de mon côté. »

Le soir venu, après le bain, Caton soupe avec ses proches et les magistrats d'Utique. Ils parlent de philosophie. De propos en propos, on arrive à l'examen de ce que l'on appelle les para­doxes des stoïciens, par exemple que l'homme de bien est seul libre et que tous les méchants sont esclaves. « Le péripatéticien, écrit Plutarque, ne manque pas de s'élever contre ce dogme, mais Caton le réjute avec véhémence, d'un ton de voix rude et sévère, et soutient longtemps la dispute, avec une adresse merveilleuse, de sorte qu'il n'y eut personne qui ne vît fort clairement qu'il avait résolu de mettre fin à ses jours, pour se délivrer des maux présents. »

Après avoir congédié ses convives, fait sa promenade accoutumée, donné ses ordres aux capitaines des gardes, em­brassé avec une tendresse particulière ses amis et son fils, Caton va se coucher. Retiré dans sa chambre, i l lit la plus grande par­tie du dialogue sur l'âme de Platon. Il cherche son épée et ne la trouve pas, car son fils l'a cachée. I l la réclame, et comme on tarde à la lui apporter, i l se fâche, crie qu'on veut le livrer à César, et lance : « Je n'ai pas besoin d'épée pour m'ôter la vie ; il me suffit de retenir un instant mon haleine, ou de me frapper la tête contre le mur, et je suis mort. »

Finalement, on lui envoie son épée par un petit esclave. Caton la tire du fourreau et l'examine ; puis, voyant que la pointe

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est acérée et le tranchant bien aiguisé, i l s'écrie : « Maintenant, je suis mon maître ! » et, plaçant l'épée à son côté, i l reprend la lecture du Phédon qu'il relit, dit-on, deux fois. Puis i l s'endort d'un profond sommeil. I l se réveille vers minuit pour s'assurer que tous ceux qui devaient fuir la ville sont bien partis. Là, je laisse à nouveau la parole à Plutarque :

« Déjà les oiseaux commençaient à chanter, quand Coton se rendormit quelques instants. (C'est bouleversant, n'est-pas ? « Déjà, les oiseaux commençaient à chanter... » C'est la nuit de Gethsémani du paganisme romain.) Butas étant revenu, et lui ayant dit que tout était tranquille sur le port, il lui ordonna de se retirer et de fermer la porte après lui, et se renfonça dans son lit, comme pour se reposer jusqu'au jour. Mais Butas ne fut pas plutôt sorti que Caton tira son épée et se l'enfonça dans la poi­trine. L'inflammation qu'il avait à la main l'ayant empêché de la bien enfoncer, il ne se tua pas du premier coup. Dans son agonie, il tombe du lit et fait un grand bruit en renversant une table. Les esclaves l'entendent, jettent un cri, le fils et les amis de Caton pénètrent aussitôt dans la chambre. Ils le trouvent baigné dans son sang, vivant encore et les yeux ouverts ; tous sont saisis d'horreur. Le médecin arrive, et voyant que les entrailles ne sont pas traversées, essaye de les remettre et de coudre la plaie. Mais Caton, reprenant ses esprits et ses sens, repousse le médecin, se déchire les entrailles de ses mains, rouvre la plaie et expire. »

Si je me suis étendu longuement sur ce suicide de Caton, c'est que toute l'Antiquité l'a considéré comme le modèle du suicide philosophique, et qu'aujourd'hui encore i l demeure l'arché­type de cet acte. Dans les Tusculanes, un traité qu'il a écrit en 46, c'est-à-dire l'année même de la mort de Caton, Cicéron donne un intéressant commentaire du suicide de celui qui fut son ami : « Caton est mort dans une telle disposition d'esprit que c'était pour lui une joie d'avoir trouvé l'occasion de quitter la vie. Car on ne doit point la quitter sans l'ordre exprès de Dieu, qui a sur nous un pouvoir souverain. Mais, quand Dieu lui-même nous en fait naître un juste sujet, comme autrefois à Socrate, comme aujourd'hui à Caton, et souvent à bien d'autres, un homme sage doit en vérité sortir bien content de ces ténèbres, pour gagner le séjour de la lumière (...) Lorsque Dieu l'appelle, c'est comme si le magistrat, ou quelque autre puissance légitime, lui ouvrait les portes d'une prison. »

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Dans son traité De la Providence, Sénèque écrit : « Je ne vois pas, en vérité, ce que Jupiter, s'il daigne s'intéresser à notre terre, peut y trouver de plus beau à contempler qu'un Caton, qui, malgré l'écrasement réitéré de son parti, demeure debout, inébranlable, au milieu de l'effondrement de la République. Que le monde, dit-il, se courbe sous la loi d'un despote, que ses légions bloquent la terre, sa flotte les mers, que les milices césariennes assiègent nos portes, Caton sait par où s'évader : son bras suffit à lui ouvrir les portes de la liberté (...) Je ne doute pas que les dieux n'aient vu avec une joie profonde ce grand homme, si ardent à son propre supplice, s'occuper du salut des autres, tout organiser pour leur fuite, consacrer sa nuit suprême à l'étude, plonger l'épée dans sa sainte poitrine, puis répandre ses entrailles et délivrer de sa main son âme auguste. (...) La mort est une apo­théose, lorsqu'elle force l'admiration de ceux mêmes qu'elle épou­vante. »

C'est dans ce traité De la Providence que Sénèque place curieusement un éloge dans la bouche de Dieu lui-même ! « J'ai pris soin, déclare Dieu aux hommes, qu'on ne pût vous retenir malgré vous : l'issue est grande ouverte. De toutes les nécessités auxquelles je vous ai soumis, je n'en ai rendu aucune plus facile que la mort. J'ai placé la vie sur une pente : elle y glisse. Prenez-y garde et vous verrez combien la voie qui mène à la liberté est courte et commode à suivre. Vous avez la mort sous la main. »

Ce n'est pas un hasard si je cite Sénèque. Le suicide — le suicide philosophique — est la grande affaire du stoïcisme. De­puis les Romains jusqu'à Montherlant, lorsqu'un Européen est confronté à la mort volontaire, c'est vers les stoïques qu'il se tourne, c'est dans les écrits des maîtres du Portique qu'il va puiser le courage, l'élan et l'égalité d'âme dont i l a besoin en ce moment suprême. Caton est une exception, qui choisit le Phédon comme ultime compagnon de route — choix d'autant plus bizarre que dans ce dialogue sur l'âme Platon condamne expressément le sui­cide. I l existe bien une épigramme de Callimaque sur un certain Cléombrote d'Ambracie qui, sans avoir d'ailleurs aucun sujet de chagrin, se précipite dans la mer après avoir lu le Phédon. Mais i l y aurait mauvaise foi à transformer pour autant Platon et les platoniciens en panégyristes du suicide.

Les Anciens sont loin d'être tous favorables au suicide. Non seulement on note dans le vulgaire, en Grèce et à Rome, une

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crainte superstitieuse et une hostilité à l'égard des suicidés, mais toutes les écoles de tendance spiritualiste ou mystique : pythago-risme, platonisme, néoplatonisme, condamnent le suicide. Ceux qui enseignent que le suicide est permis, voire, dans certains cas, recommandable, sont les cyniques qui prêchent d'exemple, cinq d'entre eux s'étant donné la mort : Diogène, Métroclès, Ménippe, Demônax, Peregrinus ; les épicuriens, dont l'opinion touchant le meurtre de soi est exprimée par Lucrèce, au troisième chant du De rerum natura : « Si tu as pu jouir à ton gré de ta vie passée (...), pourquoi, tel un convive rassasié, ne point te retirer de la vie ; pourquoi, pauvre sot, ne point prendre de bonne grâce un repos que rien ne troublera ? Si au contraire tout ce dont tu as joui s'est écoulé en pure perte, si la vie t'est à charge (...), ne vaut-il pas mieux mettre un terme à tes jours et à tes souffrances ? Car imaginer désormais quelque invention nouvelle pour te plaire, je ne le puis : les choses vont toujours de même, eadem sunt omnia semper. »

Mais ce sont les stoïciens qui ont donné au suicide ses let­tres de noblesse et en ont fait l'acte philosophique par excellence. « Le sage vit autant qu'il doit et non autant qu'il peut, écrit Sénè-que dans sa soixante-dixième Lettre à Lucilius. (...) S'il est en butte à des ennuis de nature à troubler sa tranquillité, il se libère (...). // y aura toujours des gens pour te critiquer ; il s'en trouvera même, faisant profession de philosophie, pour te refuser le droit d'attenter à tes jours et prétendre qu'il est interdit de se donner la mort : pour eux, il faut attendre la fin fixée par la nature. En parlant ainsi, ne voit-on pas qu'on ferme la route de la liberté ? La loi éternelle n'a rien fait de mieux que de donner à notre vie, avec une seule entrée, plusieurs sorties. Pourquoi attendrai-je la cruauté de la maladie ou celle des hommes quand je puis échapper aux tourments et me délivrer de l'adversité ? Nous ne pouvons nous plaindre de la vie pour la raison qu'elle ne retient personne. La condition de l'homme est bonne, nul n'étant malheureux que par sa faute. La vie te plaît ? Vis. Elle ne te plaît pas ? Tu peux retourner d'où tu es venu. »

L e suicide de Caton d'Utique, celui du docteur de Martel qui se donna la mort le jour de l'entrée des Allemands à

Parts, celui des bonzes bouddhistes qui, au Vietnam, se sont

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immolés par le feu pour protester contre la politique américaine, tous ces suicides sont des suicides civiques. Mais le suicide phi­losophique a souvent d'autres raisons que le désir de ne pas sur­vivre au malheur de sa patrie.

L'un de ces motifs est la lassitude de vivre, le taedium vitae. A u xvin" siècle, les cercles philosophiques ont fait grand cas de deux soldats des armées de Louis X V qui, le jour de Noël de l'année 1773, se donnèrent la mort, avec sang-froid et gaieté, en laissant deux lettres, où ils écrivaient notamment : « Lors­qu'on est las de tout, il faut renoncer à tout. Aucune raison pres­sante ne nous force d'interrompre notre carrière, niais le cha­grin d'exister un moment pour cesser d'être une éternité est le point de réunion qui nous fait prévenir de concert cet acte des­potique du sort... Nous avons éprouvé toutes les jouissances et même celle d'obliger nos semblables ; nous pouvons nous les pro­curer encore, mais tous les plaisirs ont un terme, et ce terme est le poison. Nous sommes dégoûtés de la scène universelle ; la toile est baissée pour nous, et nous laissons nos rôles à ceux qui sont assez faibles pour vouloir les jouer encore quelques heures. »

Grimm recopie ces textes intégralement, à l'usage d'un de ses correspondants, et Mme du Deffand écrit à Voltaire : « Que dites-vous de l'aventure des deux soldats de Saint-Denis ? Cela vaut des in-folio. // n'y a que la nature qui ait le pouvoir de répondre. »

Un tel suicide par lassitude de vivre est assez rare. Malgré Cicéron qui écrit, dans le De senectute, que « lorsque tous nos désirs sont rassasiés, celui de vivre l'est aussi », la seule satiété n'est pas d'ordinaire assez forte pour triompher de ce vouloir-vivre dont Schopenhauer dit avec raison qu'il est l'essence de la nature humaine. Nombreux sont ceux qui sont fugitivement traversés par cette lassitude de vivre, mais le plus souvent ils ne passent pas à l'acte. L'empereur Hadrien, souverainement dégoûté de la vie, réclama du poison à son médecin, mais celui-ci refusa de lui en donner, et l'empereur continua à vivre. Et 1874, Tolstoï, âgé de quarante-six ans, traverse une crise de désespoir et d'in­certitude. I l est à ce point hanté par l'idée du suicide, écrit Nico­las Weisbein dans son livre sur l'évolution religieuse de Tolstoï, « qu'il en arrive à cacher la corde qui traîne dans son bureau, pour ne pas être tenté de se pendre entre deux placards. Il renonce

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même à aller seul à la chasse avec son fusil, de peur de se sup­primer à bout portant ».

Cependant, Tolstoï, lui aussi, continue de vivre. Si malheu­reux qu'i l soit, ou qu'il croie être, l'homme veut vivre éternel­lement, et, comme le note Plutarque dans son traité contre Epi-cure, le désir d'exister est le premier et le plus fort, et nous sup­portons tout, sauf l'idée de n'être plus. I l semble que dans les camps de concentration nazis, pour effroyable que fût leur condi­tion, les déportés se suicidaient peu. Si, chaque fois qu'un détenu se donne la mort en prison, les journaux en font de gros titres, c'est sans doute pour asticoter le gouvernement, mais c'est aussi parce que de tels suicides ne sont pas fréquents. C'est la satiété qui engendre le dégoût, et non la privation. Hamlet est un prince oisif, et comblé. S'il était sur un champ de bataille, ou à la tête de l'Etat, i l n'aurait pas le loisir de soupirer « to die, to sleep, no more ». A observer l'humanité, on pourrait croire qu'elle balance perpétuellement entre la douleur et l'ennui, symbolisés l'une par les six premiers jours de la semaine, et l'autre par le septième. « Les enfants s'ennuient le dimanche, le dimanche les enfants s'ennuient », chante Juliette Gréco. Si le lot des classes laborieuses, c'est la servitude, celui des privilégiés, pour qui la vie est un dimanche perpétuel, c'est le spleen. Pauvres ou riches, les gens sont insatisfaits et, comme on dit, « mal dans leur peau ». Le travail leur répugne, mais le repos les lasse. Ils aspirent à une civilisation des loisirs, mais ils sont terrifiés à l'idée de se retrou­ver en tête à tête avec eux-mêmes, et, dès qu'ils échappent à l'aliénation du bureau, de l'usine ou du chantier, ils se jettent dans celle des divertissements. A u travail, le temps tue l'homme. A u repos, l'homme tue le temps. Dans ces conditions, i l n'est pas étonnant que l'homme soit parfois saisi par le taedium vitae, et finisse par se tuer lui-même. Dans mon premier roman, l'Archi­mandrite, je mets en scène un jeune homme qui se jette du haut des falaises de Dieppe par satiété, par incapacité de dire oui à la vie, par nihilisme : « Pourtant, il y avait encore de la joie sur la terre, et il le savait. Il n'avait pas renoncé à l'immense nostal­gie paradisiaque qui l'habitait depuis toujours. (...) Devant lui, s'étendait le champ merveilleux du possible. Il était libre. Il regarda autour de. lui. Il était seul. Personne pour lui dire de vivre. Personne pour le retenir par la main. Il sortit son carnet et voulut noter quelques mots, mais il tremblait si fort qu'il ne

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le put. Son cœur battait à rompre, et il avait peur, peur... Un sanglot gonfla sa gorge. Il hurla. « Béatrice, je faime ! » Il bas­cula dans le vide. Son corps roula, rebondit, et après une longue chute en spirale s'écrasa sur les rochers à fleur des eaux grises. Il y eut un bref remous, puis la mer reprit son clapotage indif­férent. »

Dans ce roman, comme le plus souvent dans la vie, le taedium vitae ne suffit pas pour précipiter mon héros dans la mort : i l faut qu'un autre élément se joigne à lui pour que s'opère le passage à l'acte. Cette goutte d'eau, c'est souvent un chagrin d'amour. Je ne sais si les suicides par amour peuvent être clas­sés parmi les suicides réputés « philosophiques ». Les anciens Romains le considéraient ainsi. I l y a, chez Valère-Maxime, une belle page sur Marcus Plautius qui, sa femme Orestilla étant morte à Tarente, se tua sur le bûcher funèbre : le tombeau qu'on leur éleva fut appelé le Tombeau des amants. Dans Deuil et Mélancolie, Freud écrit que ces deux états d'âme sont « une réaction à la perte d'une personne aimée ou d'une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. » Pour Freud donc, entre Caton qui se tue pour ne pas survivre à la liberté de sa patrie, et le collégien qui se donne la mort pour ne pas survivre à la trahison de sa petite amie, i l y aurait une sorte de parenté psychologique. Cette proximité résiderait peut-être dans la nature narcissique de l'un et l'autre de ces actes : Caton le patriote et le collégien amoureux se sont identifiés si totalement à l'objet aimé que la perte de celui-ci les désoriente, et que la vie leur apparaît désormais dépourvue de signification.

L e désir d'échapper à la souffrance physique est une des prin­cipales raisons qui poussent les hommes au suicide. L a souf­

france, ce peut être la torture. Songeons à Pierre Brossolette sautant par la fenêtre de la chambre où i l était torturé par la Gestapo ; aux agents secrets qui, capturés par l'ennemi, cro­quent une capsule de cyanure pour n'avoir pas à livrer, sous la torture, des secrets. Mais la souffrance, c'est aussi la maladie, les infirmités, la décrépitude. Freud, atteint d'un douloureux cancer à la mâchoire, demande à son médecin de lui faire la piqûre qui le délivrera de la vie, et celui-ci, Max Schur, obtem­père. Le professeur Lacassagne, octogénaire, se défenestre. Torrès

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Bodet, un des fondateurs de l'Unesco, cancéreux, se tire une balle dans la bouche. Chacun de nous a en tête des exemples. Je vou­drais pour ma part mettre l'accent sur celui de Henry de Mon­therlant.

Dans une page de ses Carnets inédits qu'il m'avait com­muniquée quelques mois avant sa mort, Montherlant écrit à propos du suicide : « La société moderne étant ce qu'elle est, nous ne pouvons pas exposer un ami aux tourments judiciaires qui l'accableraient s'il vous donnait le coup de grâce, pourtant bien souhaitable pour nous épargner une interminable agonie ou une horrible survie, si nous nous sommes ratés un peu ou tout à fait. Si j'avais dû me suicider, j'aurais souhaité que ce fût Ga­briel Matzneff, familier de ces choses, qui me donnât le coup de grâce. Mais comme nous venons de le voir il n'en est pas ques­tion. »

Montherlant ne m'a donc pas demandé de l'aider à se tuer. Bien plus, quand, quelques heures avant de se donner la mort, i l m'a téléphoné, i l ne m'a pas semblé plus désespéré que les jours précédents. Certes, au cours de cette longue et ultime conversation, nous avons parlé d'un de nos héros favoris, Pom-ponius Atticus, cet ami de Cicéron qui se tua à l'âge de soixante-dix-sept ans pour échapper aux souffrances de la maladie et à la dégradation des infirmités, mais le suicide chez les Romains fai­sait, depuis quinze ans que je connaissais Montherlant, partie intégrante de notre vie et de nos discussions, et Atticus était un de nos spectres familiers. Je savais que Montherlant se tuerait lorsqu'il se sentirait aux portes de la cécité et de l'impotence, mais en ce matin du jeudi 21 septembre 1972, et bien que je fusse depuis longtemps préparé à une telle décision, je n'ai rien soupçonné, je n'ai pas deviné que cet appel était un adieu, un geste semblable à celui que fait du pont d'un bateau quelqu'un qui s'embarque pour la haute mer à un ami resté seul sur le quai. Ce n'est que le lendemain, apprenant la terrible nouvelle, que j 'ai compris le sens, particulièrement bouleversant pour moi, de ce dernier coup de téléphone.

Menacé par la cécité et l'hémiplégie, cet homme passionné d'indépendance refusait de s'imaginer aveugle et traîné dans une chaise à roulettes par une infirmière. U n soir où nous dînions ensemble, i l m'avait raconté la visite qu'il avait faite le jour même

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à Jules Romains, son collègue à l'Académie, devenu complè­tement gâteux. I l m'avait dit avec force : « Ce n'est plus Jules Romains, ce n'est plus un homme, c'est un légume. Eh bien, moi, je ne serai jamais un légume ! Je me tuerai avant. »

I l était en cela fidèle à l'enseignement de nos chers Romains que l'approche de la vieillesse a toujours préoccupés : Cicéron écrit à soixante-deux ans — un an avant sa mort — un De senec-tute afin d'aider son ami Atticus, qui en a soixante-cinq, à sup­porter sa condition de vieillard ; Marc Aurèle est obsédé par la pensée de sa mort prochaine. Outre la crainte de la souffrance physique, les Romains savent que les effets somatiques de la vieillesse ne sont pas sans entraîner une dégradation intellec­tuelle ; c'est pourquoi ils préfèrent souvent se donner la mort à survivre diminués. Une loi promulguée à Céos prescrivait à tout homme ayant dépassé la soixantaine (pour les Anciens, la vieil­lesse commence à soixante ans) de boire la ciguë.

Atticus s'est laissé mourir de faim. Montherlant, lui, pour être certain de ne pas se rater, s'est tiré une balle de revolver dans la bouche et, simultanément, a croqué une ampoule de cyanure. Il regrettait que la loi française n'autorisât pas l'euthanasie et, plutôt que de se tuer de si terrible façon, i l aurait préféré que son médecin lui fît boire la ciguë salvatrice. U n jour que nous mar­chions rue de Beaune, dont le trottoir est extrêmement étroit, je lui ai représenté que, lorsqu'il était seul (il habitait quai Voltaire et empruntait fréquemment cette rue), i l risquait d'être écrasé par un des autobus qui roulent à toute vitesse, frôlant les passants. I l avait alors soupiré : « Plût au ciel qu'un autobus me renversât ! Cela m'éviterait d'avoir à me suicider. »

S e tuer heureux comme les soldats de Saint-Denis que j'évo­quais ci-devant, c'est éviter les retournements de fortune.

Solon dit justement qu'un homme ne peut être appelé heureux tant qu'on ne l'a pas vu passer le dernier jour de sa vie. C'est pourquoi le suicide de cette vieille dame de la ville de Iulis, raconté par Valère-Maxime qui en fut le témoin, est à la fois conforme à la raison et d'une parfaite orthodoxie stoïcienne : après avoir exhorté ses enfants à la concorde, distribué ses biens et remis à sa fille aînée tous les objets sacrés du culte domes­tique, elle se donna la mort en expliquant ainsi son geste : « Pour

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moi qui ai toujours vu la fortune me sourire, je veux, dans la crainte que l'amour de la vie ne m'expose à des retours cruels, échanger le reste de mes jours contre une fin bienheureuse, qui me permet de laisser après moi deux filles et sept petits-fils. » Laisser des enfants, c'est bien. Laisser des livres immortels, c'est mieux encore. De Lucrèce à Mishima, les écrivains qui se sont donné la mort avaient, auparavant, donné de beaux cadeaux à l'humanité. Ils n'ont pas de comptes à rendre.

On objectera que si, de nos jours, des agnostiques peuvent adhérer aux enseignements des païens touchant le meurtre de soi, i l n'en va pas de même pour les croyants, qu'ils soient juifs, chrétiens ou musulmans : selon la tradition abrahamique, Dieu étant maître de la vie et de la mort, i l est interdit aux hommes d'usurper ce droit en fixant eux-mêmes le moment de leur trépas.

Il n'est plus guère possible, sauf mauvaise foi, de soutenir une telle erreur, depuis la publication en 1922 de la monumentale thèse d'Albert Bayet sur le Suicide et la Morale. Bayet y prouve en effet qu'il n'existe pas, dans l'Ancien Testament, la moindre condamnation du suicide, et qu'il est abusif d'appliquer au sui­cide le non occides du Décalogue : au livre des Juges, le suicide de Samson est présenté comme un acte de pieuse vaillance, et, dans celui des Maccabées, la mort volontaire de Razias comme une action héroïque et chevaleresque. Par une analyse minutieuse des textes bibliques et de ceux des théologiens juifs, Bayet dé­montre qu'il est faux de prétendre que c'est le judaïsme qui a légué au christianisme l'usage de la condamnation du suicide.

Bayet rappelle également que ni le Christ, ni les apôtres, ni les pères de l'Eglise des trois premiers siècles n'ont prononcé un mot contre le suicide. I l faut attendre le rv° siècle et saint Augus­tin pour lire sous une plume chrétienne des attaques violentes contre les suicidés. Dans les textes du christianisme primitif, le sacrifice de soi est exalté avec enthousiasme, et les martyrs qui vont délibérément à la mort, et qui souvent la provoquent en confessant, au plus vif des persécutions, leur foi en Christ, ont conscience d'être en cela les fidèles disciples de Celui qui a dit, évoquant sa mort future sur le Golgotha : « Personne ne m'en­lève la vie, mais je la livre de moi-même. » (Saint Jean, X. ) A u troisième siècle, Tertullien affirme que Jésus s'est tué lui-même, sans attendre que le bourreau fît son office ; et dans son enthou­siasme pour la mort volontaire, Tertullien va jusqu'à citer en

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exemple les héros oblatifs du paganisme, Lucrèce, Regulus et beaucoup d'autres.

Rousseau l'avait bien vu, qui écrit dans la Nouvelle Héloïse, au sujet de la condamnation du suicide par l'Eglise : « Les chré­tiens ne l'ont tirée ni des principes de leur religion, ni de sa règle unique, qui est l'Ecriture, mais seulement des philosophes païens. Lactance et Augustin, qui les premiers avancèrent cette nouvelle doctrine, dont Jésus-Christ ni les apôtres n'avaient pas dit un mot, ne s'appuyèrent que sur le raisonnement du Phédon ; de sorte que les fidèles qui croient suivre en cela l'autorité de l'Evangile ne suivent que celle de Platon. En effet, où verra-t-on dans la Bible entière une loi contre le suicide, ou même une simple impro-bation ? Et n'est-il pas bien étrange que dans les exemples de gens qui se sont donné la mort, on n'y trouve pas un seul mot de blâme contre aucun de ces exemples ! »

On peut certes se complaire à creuser entre les stoïciens et les chrétiens un fossé infranchissable. Pour ma part, je suis comme les enfants : j'aime à sauter par-dessus les fossés. Vous vous rap­pelez la phrase de Cicéron, dans les Tusculanes, que j 'ai citée ci-devant : « On ne doit point quitter la vie sans un ordre exprès de Dieu, qui a sur nous un pouvoir souverain. » J'ai plaisir à la rapprocher de celle-ci, qui est de saint Thomas, dans son traité Des dix commandements : « Il est défendu de tuer et de se tuer, si ce n'est sur l'ordre de Dieu ou sur l'inspiration du Saint-Esprit. »

Aux mœurs grossières d'une époque — la nôtre — qui n'a aucun vrai respect de la vie mais qui se donne bonne conscience en anathématisant le suicide, i l faut opposer la civilisation raffinée dont Valère-Maxime donne ainsi le témoignage : « On garde, dans un dépôt public de Marseille, un breuvage empoisonné où il entre de la ciguë et on le donne à quiconque fait valoir devant le conseil des Six-Cents {tel est le nom du Sénat) les raisons qui lui font désirer la mort. A cet examen préside une virile humanité, qui ne permet pas de sortir de la vie à la légère, mais qui, si le motif de la quitter est juste, en fournit un moyen aussi prompt que légitime. »

I l serait temps qu'en 1978 après Jésus-Christ nos lois s'ins­pirassent enfin de ce noble exemple que nous lègue l'Antiquité païenne. L a vie est une aventure passionnante, qui mérite mille fois d'être vécue. Mais si nous devons apprendre à bien vivre, nous devons également, si le cas y échoit, apprendre à bien mou-

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rir. Personne ne souhaite voir sa maison en flammes. Mais le jour où, par malheur, la maison flambe, nous sommes contents de pouvoir nous en échapper par l'issue de secours. Le suicide est cette porte de secours. Laissons-la entrouverte.

G A B R I E L M A T Z N E F F

-¡V

A l'Académie française

Le souvenir de Taine et de Lacordaire

A l'occasion de la séance annuelle des prix sous la Cou­pole, l'Académie française a évoqué le souvenir de Taine et de Lacordaire.

Le secrétaire perpétuel Jean Mistler, analysant des carnets inédits du grand philosophe et historien, auteur de De l'intelli-

Sience et des Origines de la France contemporaine, dont on fêle e cent-cinquantenaire de la naissance et le centenaire de l'entrée

à l'Académie, déclara, après avoir rappelé que Taine se pré­senta à quatre reprises à l'Académie :

« On s'aperçoit que Taine, témoin de son temps, est sou­vent plus intéressant que les Goncourt, dont le Journal a pro­voqué tant de légitimes protestations de la part des écrivains dont les propos ont été déformés...

Taine appelait magnifiquement la nature la somnambule éternelle. Parfois, la dormeuse se réveille dans les convulsions des tremblements de terre et des éruptions volcaniques. Les sociétés, elles aussi, ont leurs séismes, et ce sont les guerres et les révolutions. Nous vivons dans un siècle où la nature et la société ne peuvent plus retrouver leur équilibre. Taine, qui avait été si vivement attiré par l'étude de la folie, distinguerait sans doute dans ces secousses la part qui revient aux cauchemars et celle qui n'est que la recherche aveugle et maladroite d'un équi­libre nouveau. »

Le R. P. Carré, directeur en exercice de l'illustre Compagnie, parlant de Lacordaire et de la liberté, précisa :

« C'est cette liberté qui lui permit de comprendre ceux qui ne partageaient pas sa foi. La magnanimité d'une intelligence ferme et intrépide fit que ce prêtre, aventuré, disait-on, dans les régions de la foi, s'aventura dans les régions de l'incroyance. Seul un homme libre peut offrir à ceux qui ne partagent pas ses idée* un espace d'accueil ou l'on puisse pénétrer, et chercher à comprendre sans renier. »

L. B.