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Bulletin du Centre de recherche français àJérusalem
22 | 2011Varia
Une relation douce-amèreLa Pologne et les étudiants juifs polonais en Belgique pendant l’entre-deux-guerres
Pascale Falek
Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/bcrfj/6472ISSN : 2075-5287
ÉditeurCentre de recherche français de Jérusalem
Édition impriméeDate de publication : 31 décembre 2011
Référence électroniquePascale Falek, « Une relation douce-amère », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [Enligne], 22 | 2011, mis en ligne le 25 mars 2012, Consulté le 04 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/bcrfj/6472
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Une relation douce-amèreLa Pologne et les étudiants juifs polonais en Belgique pendant l’entre-deux-guerres
Pascale Falek
1 La relation des Juifs polonais à leur pays d’origine est généralement perçue comme
tragique et amère. La Pologne est vue comme un cimetière, un lieu d’où, après avoir été
humiliés, les Juifs n’eurent d’autre choix que d’émigrer. Le rapport des Juifs à la Pologne
évolue et se transforme, la Shoah le marquant de manière indélébile. Néanmoins, ce pays
d’origine, cette Pologne où ils ont grandi, où ils se sont construits, ne les laisse pas
indifférents, bien au contraire. Le lien reste fort, passant d’un extrême à un autre.
Analyser les tenants et aboutissants de cette relation pour le moins ambiguë nécessite de
se plonger dans l’histoire et d’étudier les liens entre les Juifs de Diaspora et leur pays
d’origine, notamment, avant la tragédie. C’est dans cette perspective que nous
approfondirons les liens entretenus par des Juifs polonais émigrés en Belgique pendant
l’entre-deux-guerres avec leur pays d’origine. Plus spécifiquement, cet article se
concentre sur la génération des étudiants juifs polonais ayant migré pour poursuivre
leurs études supérieures, des jeunes intellectuels ayant quitté la Pologne à l’aube de leurs
vingt ans. Les raisons qui les poussent à quitter leurs pays d’origine, les liens qu’ils
gardent avec celui-ci, et les bribes de la Pologne qu’ils transmettent à leur descendance
seront au cœur de cette analyse.
2 Se limiter aux étudiants permet de cerner au mieux un sous-ensemble de la Diaspora
juive polonaise et d’affiner l’examen de leurs relations au pays d’origine. Relations qui
doivent s’étudier sur base de sources antérieures à la Shoah, si l’on veut comprendre le
rapport des Juifs à la Pologne de l’entre-deux-guerres. Les nombreux témoignages
d’étudiants juifs polonais réalisés après la guerre sont biaisés et pourraient faire l’objet
d’une étude similaire, mettant en évidence leur déception, désarroi et sans doute
amertume. Une image ne correspondant sans doute pas à celle qu’ils eurent avant la
tragédie. Ne pouvant nous baser uniquement sur ces entretiens, nous avons consulté
d’autres sources comme les dossiers de la Police des Étrangers, les archives des
communautés juives établies en Belgique, les archives des universités et de nombreuses
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archives familiales privées. Ces documents nous éclaireront sur les liens entretenus par
ces migrants avec leurs pays d’origine et sur l’évolution de ces relations douces-amères.
3 Surreprésentés dans les écoles secondaires par rapport à leur proportion dans la
population, et ce d’autant plus pour les filles juives dont la scolarisation a connu une
croissance sans précédent dès la fin du XIXe siècle1, des milliers de jeunes Juifs polonais
veulent poursuivre des études supérieures afin d’obtenir un diplôme leur assurant une
indépendance financière et une certaine ascension sociale. Les diplômés de l’entre-deux-
guerres suivent les traces des étudiants juifs qui, depuis la fin du XIXe siècle, quittèrent
l’Empire tsariste pour les universités allemandes, autrichiennes, suisses, françaises et
belges2. Inspirés par ces modèles, épris de soif de liberté et d’envie de connaissance, ils
décident d’émigrer, de quitter le pays qui les a vu grandir.
4 Les raisons de leur migration sont multiples, combinant des effets de poussée et de tirée.
À la détérioration de la situation sociale, politique et économique des Juifs en Pologne
s’ajoutent des discriminations antisémites croissantes propres au milieu universitaire, où
les étudiants subissent des attaques verbales, puis physiques, allant en s’aggravant dans la
deuxième moitié des années 19303. L’université n’est pas seule à entraver l’ascension
sociale des juifs polonais, les corporations libérales placent également des obstacles sur
leur route et les conduisent à envisager une carrière à l’étranger, à défaut d’être mis sur
un pied d’égalité dans leur patrie4. Poursuivre des études à l’étranger est le rêve de tous :
Paris fait vibrer les cœurs de cette jeunesse en quête de savoir. Étudier en langue
française sera le privilège de ceux sachant allier ressources financières, chance et astuce.
Le consulat belge délivre en effet des visas étudiants, clés ouvrant les portes d’un pays
libéral, démocratique et prospère dont les universités cherchent à recruter des « clients »
étrangers. Les Juifs polonais viennent en Belgique, non seulement pour la renommée de
ses universités, le coût de la vie moindre qu’à Paris, mais surtout parce qu’ils y ont une
attache, y rejoignent un proche, membre de la famille ou ami ayant émigré quelques
années auparavant. Les parents préfèrent envoyer leurs enfants dans une ville où ils ont
un point d’attache5. La migration en chaîne explique ainsi en partie le choix de ces jeunes
gens qui s’orientent tant vers les universités offrant les meilleurs cursus et programmes
spécialisés, en ingénierie, médecine et commerce, que vers celles où l’admission semble la
plus aisée et où le diplôme s’obtient rapidement.
5 Les étudiants de l’entre-deux-guerres diffèrent de ceux d’avant 1914 dans leur vision de
l’émigration : à court terme pour la première génération tandis que le long terme est
privilégié pour la seconde.6 Ils ne voient pas ou peu de débouchés possibles en Pologne ;
ils sont nombreux à mettre une croix sur un potentiel retour vers leurs pays d’origine.
Néanmoins, ces étudiants désireux de quitter, temporairement voire même
définitivement, le pays qui les a vu naître et grandir, gardent des liens ténus avec celui-ci.
La nature et le contenu de ces liens méritent toute notre attention.
6 Les ressortissants polonais sont de loin majoritaires parmi les étudiants étrangers en
Belgique. Ils le sont également au sein du contingent des étudiants juifs. Ces derniers sont
originaires, en ordre décroissant, de Pologne, de Roumanie, des Pays Baltes, de Hongrie et
d’Union Soviétique. Dans les universités de Bruxelles, Liège et Gand, ainsi qu’à l’Institut
supérieur de commerce d’Anvers, on dénombre 503 femmes juives polonaises entre 1918
et 19407. Les étudiants masculins sont quelques milliers, mais les données en notre
possession ne nous permettent pas de les estimer avec précision. Sur ces 503 étudiantes,
305 sont inscrites à Bruxelles, 190 à Liège et 8 à Gand. Elles viennent principalement de
Varsovie (109 ou 21 %), de Łódź (88 ou 17,4 %) et de Vilnius (42 étudiantes ou 8,4 %)8. Issus
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des classes moyennes et supérieures, les jeunes juifs polonais déclarent pouvoir subvenir
à leurs besoins et recevoir de l’argent, mensuellement, de leurs parents ou proches.
7 Ayant migré seuls ou fréquemment avec un frère, une sœur ou un ami, leur famille est
restée en Pologne. Les plus aisés rentrent dans leur pays natal voir leurs proches une fois
l’an, en été. Cette pratique est attestée par leurs dossiers de police et récits individuels, vu
que chaque déplacement nécessite l’octroi d’un visa de sortie et de réentrée sur le
territoire, ce qui implique un coût et une procédure administrative. Retourner en Pologne
pendant les vacances d’été s’est avéré tragique à l’aube de la Seconde Guerre mondiale.
Par ailleurs, les étudiants qui purent revenir à temps en Belgique se trouvèrent à court de
moyens, l’aide financière envoyée par leurs parents étant interrompue par la guerre.
Cette situation de crise est décrite dans la lettre envoyée le 6 avril 1940 par l’Association
des étudiants juifs de Bruxelles (AEJB) à Max Gottschalk9, président de la Commission
d’aide aux étudiants de Pologne, afin qu’il réévalue les aides attribuées aux étudiants juifs
polonais dont la situation matérielle se dégradait :
« Il est urgent de se pencher sur la question des étudiants qui ayant fini leurs étudesen 1939 n’ont pas encore trouvé une situation et d’autre part ne peuvent êtresecourus par leurs parents de Pologne ni retourner dans leur pays d’origine. Cesétudiants diplômés se proposent de faire leurs stages de spécialisation10. »
8 L’AEJB avait comme principal objectif d’aider les étudiants juifs dans le besoin. Un office
de placement avait été mis en place, des bourses et prêts d’études étaient proposés aux
étudiants. Selon l’association, une aide matérielle, temporaire, permettrait aux étudiants
juifs polonais de poursuivre et de réussir leurs études, comme illustré dans les deux cas
suivants :
« Mr Henryk Minc, inscrit à la Faculté de Polytechnique à l’Université d’État à Liègea subi en 1938 son examen d’entrée avec distinction. Pour des raisons de santé ilretourna pendant les vacances chez ses parents en Pologne, et se proposait depasser les examens universitaires à la session d’octobre. La guerre l’empêcha derevenir à temps à Liège. Il est rentré en Belgique en décembre 1939. Une subventionde votre part permettra à cet élève très doué de continuer ses études. (…) M.Wolsztejn Abram prépare son examen pour après la Pentecôte. Ce dernier, pour lesvacances de 1939, retourna chez ses parents, empêché par les événements, il estrevenu en Belgique en décembre 1939 et de ce fait se trouvait dans l’impossibilité dese présenter aux exams d’octobre. Il s’agit pour lui d’une aide de quelques moisseulement vu qu’il fait des démarches fructueuses pour continuer les études àl’Université de Jérusalem11. »
9 Ces deux étudiants juifs polonais, doués et déterminés, sont revenus à temps en Belgique.
Décidés à obtenir un diplôme, leur passeport pour la liberté, il ne leur manque qu’un
soutien financier ponctuel. D’autres cependant, comme Anna Szternfinkiel-Langfus,
rentrée chez ses parents en l’été 1939, n’auront pas cette chance et seront saisis par la
guerre en Pologne12.
10 Les étudiants juifs polonais suivaient avec attention les événements se déroulant tant en
Europe orientale, dans leur patrie officielle, que ceux survenant dans la terre de leurs
ancêtres, en Palestine. Ils s’intéressaient à la politique internationale et reprochaient
d’ailleurs à leurs camarades belges de ne pas en faire autant. Pour rester à jour, ils
disposaient d’une presse juive et non-juive variée, de bibliothèques et de salles de
lectures. La presse juive de l’entre-deux-guerres reflète le dynamisme des communautés
récemment établies en Belgique. À Bruxelles, le nombre de périodiques passa de huit en
1925-1929 à quinze en 1930-1934 et 31 en 1935-1939, alors que pendant les mêmes
périodes, à Anvers, on en compte six et vingt-deux13. Cette évolution est due à la
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croissance numérique des communautés juives d’une part, et à leur besoin de
diversification d’autre part ; ces immigrés se divisaient en sous-groupes souhaitant
fréquemment publier leur propre organe de presse. Les grands périodiques comme
Hatikwah – L’Avenir Juif, l’organe officiel de la fédération sioniste de Belgique, traitaient en
permanence de la situation des Juifs de par le monde, et plus particulièrement de celle
des Juifs de Palestine et d’Europe orientale. Concernant la situation dans les universités
polonaises, la presse juive relaya la détérioration des conditions des étudiants juifs. En
février 1937, il fut rapporté que « l’Université de Vilna a adopté les règlements exigés par
les étudiants Endeks : bancs spéciaux, laboratoires isolés, etc. L’hôpital universitaire
pratique le paragraphe aryen, tant pour l’admission des malades que pour le choix des
médecins14. » Un mois plus tard, en mars 1937, on lisait que : « Toutes les universités et
écoles supérieures du pays ont été fermées à nouveau à la suite de troubles graves qui ont
eu lieu à Varsovie, à Vilna et ailleurs. Plus de trente étudiants juifs ont été plus ou moins
grièvement blessés au cours de la semaine dernière15. » Ces passages montrent clairement
l’intérêt des Juifs établis en Belgique pour la situation des étudiants juifs en Pologne et les
discriminations auxquelles est soumise la jeunesse juive polonaise.
11 Ne pouvant se contenter d’observer passivement le déclin des conditions d’études de la
jeunesse juive en Pologne, le Conseil des associations juives de Belgique publie en 1937 un
livret intitulé Les intellectuels belges et l’institution de « bancs de ghetto » aux universités de
Pologne, cosigné par une centaine de personnalités, juives et non-juives, universitaires et
politiques, dénonçant les discriminations et exactions dont furent victimes les étudiants
juifs en Pologne16. De semblables réactions eurent lieu également en France et au
Royaume-Uni17. Les dirigeants communautaires juifs combattaient les exactions commises
en Pologne et soutenaient les étudiants juifs établis en Belgique. Toutefois, leur rapport
aux émigrés d’Europe orientale se doit d’être nuancé. Les Juifs de Belgique ne formaient
pas un groupe homogène mais plutôt des communautés juxtaposées, tiraillées par des
divisions d’ordre politique, religieux et divisées selon leur ancienneté dans le pays
d’accueil. L’establishment juif, libéral et bourgeois, désirait accélérer l’intégration des
immigrés récents. Mais ces derniers, grandement majoritaires, imposèrent le sionisme
comme principale tendance politique et reproduisirent les structures sociales et
culturelles calquées sur celles prévalant en Europe centrale18.
12 Les étudiants suivent le modèle mis en place par leurs aînés, ils créent leurs propres
associations, se divisent en sous-groupes et factions selon leurs opinions politiques. Leurs
réunions se déroulent en plusieurs langues : le yiddish prévaut mais tous ne le maîtrisent
pas, ils passent dès lors à l’hébreu et au français. Ces trois langues étaient également
utilisées dans les affiches et revues publiées par ces associations estudiantines, tout
comme dans leur nom, comme en atteste l’illustration suivante.
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Photo 1
Statuts de l’Association des étudiants juifs de Gand, 1922.
Archives de l’Université de Gand, 4 A24, 107, 1922-23, 323 b, studentenverenigingen.
13 Regroupés sous la bannière des étudiants juifs, les ressortissants des différents pays
d’Europe centrale auraient pu adhérer aux associations estudiantines formées sur base de
la nationalité, comme le cercle des étudiants roumains ou polonais. Mais ces associations
regroupaient principalement des étudiants non-juifs et n’étaient pas des plus ouvertes,
comme l’indique une motion publiée par le Cercle des étudiants polonais à Gand en 1930,
dénonçant la propagande communiste menée par les étudiants polonais israélites et
demandant aux autorités d’être plus vigilants lors de l’octroi de visas étudiants à des
jeunes de confession juive19. Ces propos suscitèrent bien évidement l’indignation des
étudiants juifs et ne contribuèrent nullement à leur entente avec leurs compatriotes
polonais. Entente qui avait déjà été compromise lors de la parution d’articles antisémites
par des étudiants polonais et roumains dans l’organe des étudiants catholiques de Gand
« L’Étudiant Catholique » et dans le journal de l’Association des étudiants libéraux de
Liège, « L’Étudiant libéral20 ». Comme l’a démontré Benjamin Nathans, les étudiants juifs
créent leurs propres associations lorsqu’ils en ressentent le besoin, n’étant pas
pleinement acceptés dans les associations non-juives, voire y subissant d’importantes
discriminations21. Ils préfèrent rester entre eux et sont, il est vrai, assez nombreux pour
se regrouper en diverses organisations.
14 La vie sociale intense calquée sur le modèle européen de l’Est est propice aux rencontres
pour ces jeunes en majorité célibataires. Ils sont nombreux à avoir côtoyé leur futur
conjoint sur les bancs de l’université, au sein d’une association socioculturelle ou, dans le
cas des activistes politiques, d’une organisation militante. Les socialistes et communistes
s’opposaient aux traditions religieuses et cohabitaient souvent avant de se marier, de
préférence civilement et non religieusement. La plupart contractaient cependant, comme
les autres étudiants, des mariages d’amours avec un(e) fiancé(e) également universitaire
mais surtout, venant du même pays voir de la même ville d’origine. Aussi, lorsqu’il
s’agissait d’organiser la célébration du mariage à proprement parler, environ 40 % de ces
étudiants retournaient dans leur ville d’origine ou dans celle de leur fiancé(e), parfois
moins d’un an après avoir quitté la Pologne22. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce
retour au pays : une grande partie de la famille s’y trouvait rassemblée et ne disposait des
ressources suffisantes pour venir en Belgique ; de plus, ils avaient également besoin d’un
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visa pour traverser le continent. Les excuses ne manquaient pas pour rentrer de temps à
autre voir les proches, mais il s’agissait plutôt d’y réfléchir à deux fois vu le coût du trajet
et le budget serré de ces immigrés, ainsi que la difficulté d’obtenir un visa de sortie et de
réentrée sur le territoire belge23. Les conditions matérielles des étudiants juifs polonais
étaient dans bien des cas très difficiles et ils devaient souvent travailler en parallèle de
leurs études24.
15 Concilier des études, une vie professionnelle et familiale s’avère d’autant plus complexe
lors de la naissance d’un enfant. Les jeunes parents n’ont souvent pas le budget pour
assumer une garde d’enfants, les crèches ne sont pas courantes et leurs propres parents
habitent loin. Certaines étudiantes décident de confier leur bébé à leurs proches restés en
Pologne. C’est le cas notamment d’Helena Temerson : ne pouvant assumer seule ses
études et l’éducation de son enfant, elle le confie à ses sœurs25. Georges Goriely grandit
donc à Włocławek, ville natale de sa mère, à 100 km de Varsovie. Il y resta près de cinq
ans. À son arrivée en Belgique, l’une de ses institutrices relate comme suit :
« Il ne parle pas français ; aussi, dès qu’il ouvre la bouche, les bizarres sonorités desa langue étrangère ajoutent encore à son aspect sauvage26. »
16 Georges Goriely refusa de prononcer un mot de français pendant trois mois. Gâté en
Pologne, ses parents ne trouvèrent pas immédiatement l’attitude à adopter par rapport à
leur enfant. Ce qui ne l’empêcha guère de devenir un excellent étudiant et de poursuivre
une brillante carrière27. Il baigna dans la langue polonaise jusqu’à son arrivée en Belgique,
langue maternelle qu’il savait également lire et écrire, comme l’attestent ses échanges
épistolaires en polonais, envoyés à sa mère afin qu’ils ne soient lus de personne d’autre
qu’elle. Helena Temerson parlait le polonais au quotidien avec sa sœur Ruchla qu’elle fit
venir de Pologne après son divorce pour l’aider dans les travaux ménagers. Avec son fils
unique elle conversait surtout en français, mais de temps à autres ressurgissait le
polonais, que celui-ci connaissait bien. Temerson affectionnait tout particulièrement les
langues germaniques dont elle approfondit l’étude à l’Université Libre de Bruxelles avant
de devenir lectrice d’allemand dans cette même institution.
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Photo 2
Helena Temerson-Goriely et son fils, Georges Goriely, Berlin 1921-22.
Archives privées de Simone Goriely, Bruxelles.
17 Quelques étudiants lièrent leurs études à leur pays natal ; ils choisirent d’approfondir
leurs connaissances sur l’économie et l’histoire de la Pologne. Les études et la carrière de
ces étudiants les ont rapprochés de leur patrie d’origine. Ce fut le cas de Fela Liwer-
Perelman, au centre sur la photo ci-jointe, qui intitula sa thèse de doctorat en histoire
« La Belgique et la révolution polonaise de 1830 », thèse qu’elle publia en 194828. Préfaçant
cet ouvrage, le professeur Van Kalken relate comme suit :
« Il y a quelques années, peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale, je reçus lavisite d’une étudiante polonaise, Melle Liwer, qui m’était envoyée par mon regrettécollègue à l’Université de Varsovie, Marcel Handelsman, en vue de faire des étudesd’histoire contemporaine à l’Université de Bruxelles. Melle Liwer désirait seconsacrer à une thèse touchant les relations entre la Belgique et la Pologne vers1830. À première vue, le sujet ne m’enchanta guère. J’appréhendais de voir la jeuneétrangère mettre sur papier une sorte d’effusion sentimentale consacrée à la gloiredes deux pays29. »
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Photo 3
Étudiantes juives polonaises au Bois de la Cambre, au centre : Fela Liwer-Perelman.
Bruxelles, 1930. Courtoisie du Musée Juif de Belgique
18 Néanmoins, Fela Liwer-Perelman, née à Będzin en 1910 dans une famille sioniste, parvint
à étudier l’histoire des relations entre son pays natal et son pays d’accueil. Elle vint
étudier en Belgique car son frère aîné et amis s’y trouvaient30. Elle rêvait d’émigrer en
Palestine, ce que son père lui avait promis, mais avant, il souhaitait qu’elle fasse des
études sérieuses en Europe de l’Ouest. Peu d’étudiants, il est vrai, choisirent comme Liwer
d’étudier l’histoire, la majorité optèrent pour la médecine, les sciences, l’ingénierie et le
commerce. La connaissance du polonais aida nombre d’entre eux dans leurs parcours
professionnel, principalement les diplômés en sciences commerciales et les traducteurs
interprètes. »
19 Une langue et une culture entretenues au quotidien, transmises à la descendance, sans
pour autant oublier les raisons qui ont poussés les étudiants à quitter la Pologne et celles
qui les ont conduits à croire l’herbe plus verte en Belgique, en Palestine ou encore aux
États-Unis. Les éléments recueillis dans cet article attestent de l’attachement et de
l’intérêt de ces jeunes intellectuels politisés pour leur pays d’origine, pays où ils se
rendent régulièrement en vacances, où réside leur famille, où ils retournent se marier, où
ils laissent grandir leurs enfants, mais où ils ne voient pas ou plus de futur potentiel les
concernant. Ils décidèrent de quitter la Pologne et de bâtir leur vie ailleurs, tout en
reconstruisant une vie culturelle et sociale calquée sur le modèle juif polonais. Ils
fréquentaient d’autres émigrés, lisaient, parlaient et écrivaient en polonais et yiddish,
tout en s’intégrant progressivement dans la société d’accueil. Aussi, la relation d’un
individu à son pays d’origine varie avec le temps, en fonction des événements et des
conjonctures. Dans le cas des étudiants juifs polonais émigrés en Belgique, il était
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essentiel d’examiner leurs visions de la Pologne avant la Shoah à la lumière de sources
antérieures à la tragédie. Sources reflétant l’ambigüité de la relation entre les étudiants
juifs polonais et leur pays d’origine, une relation douce-amère, vu les circonstances et
motivations de leurs départs et leur lente insertion dans la société belge entraînant la
reproduction de modèles socioculturels juifs polonais.
NOTES
1. Shaul Stampfer, « Gender Differentiation and Education of the Jewish Woman in Nineteenth-
Century Eastern Europe », Polin, 7, 1992, p. 63-87. Iris Parush et Ann Brener, « The Politics of
Literacy: Women and Foreign Languages in Jewish Society of 19th century Eastern Europe »,
Modern Judaism, 15, 1995. Iris Parush, Reading Jewish Women. Marginality and Modernization in
Nineteenth-Century Eastern European Jewish Society, Brandeis University Press, New England, 2004.
2. Pour un aperçu général voir : Victor Karady, « La migration internationale d’étudiants en
Europe, 1890-1940 », Actes de la recherche en sciences sociales, 2002, vol. 145, n° 1, p. 47-60. Pour la
Suisse voir Natalia Tikhonov, « La quête du savoir : étudiantes de l’Empire russe dans les
universités suisses (1864-1920) », PhD diss., Université de Genève, 2004. Concernant la France :
Nancy Green, « L’émigration comme émancipation: les femmes juives d’Europe de l’Est à Paris,
1881-1914, » Pluriel, 27, 1981. Pour l’Allemagne : Claudie Weill, Russes en Allemagne 1900-1914. Quand
la Russie frappait aux portes de l’Europe, Coll. Chemins de la mémoire, L’Harmattan, Paris, 1996. Et
enfin pour la Belgique : Vinciane Godfrind, « Les étudiantes comme migrantes ? L’exemple des
Russes à l’ULB de 1905 à 1914 », Revue Belge d’Histoire Contemporaine, XXXVII, 2007, 3-4. Anick Van
Acker, Slavische Studenten aan de RUG (1855-1914), Gent, Archief RUG, 1984.
3. Szymon Rudnicki, « Anti-Jewish Legislation in Interwar Poland », Robert Blobaum (ed.),
Antisemitism and its Opponents in Modern Poland, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 2005,
p. 148-170. Szymon Rudnicki, « From “Numerus Clausus” to “Numerus Nullus” », Polin, 2, 1987,
p. 246-268.
4. Aleksiun Natalia, « Christian Corpses for Christians! Dissecting the Anti-Semitism behind the
Cadaver Affair of the Second Polish Republic », East European Politics and Societies, 2011.
5. Dirk Hoerder, « Segmented Macrosystems and Networking Individuals: The Balancing
Functions of Migration Processes », Jan Lucassen and Leo Lucassen (eds.), Migration, Migration
History, History. Old Paradigms and New Perspectives, Berlin, Peter Lang, 2008, p. 73-84.
6. Irina et Dimitri Gouzevitch, « Se former et s’informer. Un regard sur la migration scolaire est-
européenne dans les établissements d’enseignement technique entre 1800 et 1940 », Hartmut
Rüdiger Peter, Natalia Tikhonov, Universitäten als Brücken in Europa. Studien zur Geschichte der
studentische Migration, Frankfurt and Main, Peter Lang, 2003, p. 249-277. Irina et Dimitri
Gouzevitch, « Étudiants, savants et ingénieurs juifs originaires de l’Empire russe en France
(1860-1940), » Archives juives, 2002/1, n° 35, p. 120-128.
7. Nos recherches doctorales se concentrant sur les étudiantes, nous ne disposons pas de données
exactes sur la population estudiantine juive polonaise dans son ensemble.
8. Pascale Falek, « A Multifaceted Image of Jewish Women at Belgian Universities during the
Interwar Period », Journal of Jewish Identities, vol. 3/1, janvier 2010, Youngstown State University,
p. 25-40.
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9. Jean-Philippe Schreiber, « Max Gottschalk », J.-Ph. Schreiber, Dictionnaire biographique des Juifs
de Belgique. Figures du judaïsme belge XIXe-XXe siècles , De Boeck & Larcier, Bruxelles, 2002,
p. 139-141.
10. Archives du Consistoire Central Israélite de Belgique (CCIB), Archives de Moscou, 160.1.11
Association des étudiants juifs de Bruxelles décembre-avril 1940, Lettre envoyée par l’Association
des étudiants juifs de Bruxelles à Max Gottschalk, 6 avril 1940.
11. Archives du Consistoire Central Israélite de Belgique (CCIB), Archives de Moscou, 160.1.11
Association des étudiants juifs de Bruxelles décembre-avril 1940, Lettre envoyée par l’Association
des étudiants juifs de Bruxelles à Max Gottschalk, 6 avril 1940.
12. Je remercie Jean-Yves Potel de m’avoir transmis ces informations. Jean-Yves Potel,
Chapitre 2, Biographie d’Anna Langfus, à paraître en 2012.
13. Maurice Krajzman, La presse juive en Belgique et aux Pays-Bas. Histoire et analyse quantitative de
contenu, Bruxelles, éd. de l’ULB, 1975, p. 25-26.
14. Hatikwah, L’Avenir Juif, 26 février 1937, p. 3
15. Idem.
16. Conseil des associations juives, Bruxelles, Belgique, Les intellectuels belges et l’institution de
« bancs de ghetto » aux universités de Pologne, Bruxelles, 1937.
17. H. Rabinowicz, « The Battle of the Ghetto Benches », The Jewish Quarterly Review, New Series,
vol. 55, n° 2, 1964, p. 151-159.
18. Jean-Philippe Schreiber, Les Juifs de Belgique face à la montée de l’antisémitisme nazi (1933-1939),
mémoire de licence ULB, Bruxelles, 1983-1984.
19. La Flandre Libérale, 20 février 1930. Cité par Rudy Van Doorslaer, Enfants du ghetto. Juifs
révolutionnaires en Belgique (1925-1940), Labor, Bruxelles, 1997, p. 83.
20. Julien Vermont, « Un nouvel article d’importation. Le Numérus Clausus », Bulletin de la
Fédération des Etudiants Juifs de Belgique, n° 2, 1925, p. 130-133.
21. Benjamin Nathans, Beyond the Pale. The Jewish Encounter with Late Imperial Russia, University of
California Press, Berkeley, 2002, p. 201-256.
22. Sur base des données que nous avons recueillies pour les étudiantes mariées inscrites à
l’Université de Liège.
23. La législation en matière de visas pour étrangers changea pendant l’entre-deux-guerres.
Archives Générales du Royaume, Police des Étrangers, II, 254, Manuel Officiel des chancelleries
diplomatiques et consulaires, t. I, titre 49, visas de passeports. 1459 V. Étudiants étrangers.
24. Pascale Falek, « Travailler ou étudier : là n’est pas la question. Analyse des modes de
subsistance d’étudiants juifs d’Europe de l’Est en Belgique (1918-1940) », Les Cahiers du Judaïsme, n
° 29, Paris, 2010, p. 32-43.
25. Pascale Falek, « Parcours de femmes juives universitaires d’Europe de l’Est. Le cas d’Hélène
Temerson (1896-1977) », Les Cahiers de la Mémoire contemporaine. Bijdragen tot de eigentijdse
Herinnering, Bruxelles, 2010, p. 135-167.
26. Valérie Decordes, Enfants, éd. Desoer, Liège, 1964, p. 95.
27. Elisabeth Wulliger, Jean-Philippe Schreiber, « Benjamin Goriely, Hélène Temerson-Goriely,
Georges Goriely », Jean-Philippe Schreiber (dir.), Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique.
Figures du judaïsme belge XIXe-XXe siècles, De Boeck & Larcier, Bruxelles, 2002, p. 137-138.
28. Fela Perelman-Liwer, La Belgique et la Révolution polonaise de 1830, Coll. Nationale, Office de
publicité, Bruxelles, 1948.
29. Franz Van Kalken, « Préface », Fela Perelman-Liwer, op. cit., p. 3-4.
30. Jean-Philippe Schreiber, « Fajga Estera dite Félicie ou Fela Liwer-Perelman », Jean-Philippe
Schreiber (dir.), Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique. Figures du judaïsme belge XIXe-XXe
siècles, De Boeck & Larcier, Bruxelles, 2002, p. 274-275.
Une relation douce-amère
Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 22 | 2011
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RÉSUMÉS
Cet article nuance les relations entre juifs polonais émigrés et leur pays natal avant la Shoah. Il se
focalise sur la jeunesse intellectuelle juive polonaise exilée en Belgique et se base uniquement sur
des sources antérieures à la tragédie. En analysant les raisons conduisant ces étudiants juifs
polonais à quitter la Pologne, mais aussi les liens qu’ils gardent et maintiennent au quotidien
avec leur pays natal, ainsi que la reproduction des traditions et usages socioculturels juifs
polonais et la transmission de leur patrimoine culturel à leur descendance, l’auteur parvient à
mettre en lumière toute l’ambigüité de cette relation intense et complexe à la fois.
This article nuances the relationship between Polish Jewish immigrants and their native country
before the Holocaust. It focuses on intellectual Polish Jewish youth in exile in Belgium and
exclusively relies on sources prior to the tragedy. By analyzing the reasons leading these Polish
Jewish students to leave Poland, but also the links they kept and daily maintained with their
homeland country, as well as the reproduction of Polish Jewish socio-cultural traditions and
customs and the transmission of their cultural heritage to their line of descent, the author
manages to shed light on the ambiguity of this intense and complex relationship at a time.
INDEX
Mots-clés : Juif, Pologne, Belgique, Université, Étudiants
Keywords : Jew, Poland, Belgium, University, Students
AUTEUR
PASCALE FALEK
Pascale Falek est doctorante en histoire à l’Institut de l’Université européenne à Florence. Sa
thèse de doctorat s’intitule : « Une vie de potentiel. Les femmes juives d’Europe de l’Est dans la
Belgique de l’entre-deux-guerres ». Elle a une licence d’histoire de l’Université Libre de Bruxelles,
un Master en Études juives de l’Unversité d’Oxford, et un Master en Études européennes du
Collège de l’Europe. Elle est l’auteur de « Travailler ou étudier : là n’est pas la question. Examen
des modes de subsistance d’étudiants juifs d’Europe de l’Est en Belgique (1918-1940) » dans Les
Cahiers du Judaïsme, 29, 2010 ; « A Multifaceted Image of Jewish Women at Belgian Universities
during the Interwar Period » dans Journal of Jewish Identities,3/1, 2010.
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