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Fondation Jean Piaget Version électronique réalisée par les soins de la Fondation Jean Piaget pour recherches psychologiques et épistémologiques avec l’autorisation de son auteur Archives de Psychologie, 2001, 69, 177-220 177 UNE CONCEPTION PIAGETIENNE DE LA CONSTRUCTION D’UNE THEORIE DE L’ESPRIT ET DES FIGURES DE L’INTENTIONNALITE Joël Bradmetz Université de Reims Cet article propose une conception piagétienne du développement de l'intentionnalité pendant la seconde enfance. Les conditions dans lesquelles ce champ d’étude est apparu en psychologie de l’enfant, les principales tâches utilisées, les divers courants explicatifs qui s’y rapportent font l’objet d’une très vaste littérature et ne seront pas présentés ici, on les supposera connus du lecteur. Nous évoquerons tout d’abord brièvement certaines analyses inspirées du traitement de l’information qui rendent compte de la complexité intrinsèque des concepts en jeu et qui font de cette complexité le facteur central du développement. Ces analyses, bien que parfois dites « néo- piagétiennes » laissent en fait échapper l’essentiel de la pensée de Piaget sur les rapports entre l’action et la pensée. Nous donnerons ensuite une analyse des tâches plus conforme à la théorie de l’opération. La complexité calculatoire Certaines théories substituent au concept de stade une analyse des tâches reposant principalement sur les caractéristiques de la mémoire de travail. L’intérêt de ces théories réside dans la prise en compte des données de la psychologie cognitive moderne et dans la tentative de créer une métrique de la complexité des objets mentaux. L’analyse d’Halford et al. par exemple (Halford, Wilson & Phillips, 1998 ; Halford, Wilson, Guo, Wiles, & Stewart, 1994) est fondée sur la complexité relationnelle. Ces auteurs distinguent, dans le fonctionnement de la mémoire de travail, la part relative aux processus séquentiels (e.g. buts et sous-buts, segmentation de la tâche en unités indépendantes) et celle relative aux processus parallèles ou simultanés. Ces deux types de processus ont des requêtes calculatoires et des limites propres. Halford considère que les tâches classiques en théorie de l’esprit (fausse croyance, apparence réalité, etc.) sont difficiles parce qu’elles mettent en jeu des concepts reposant sur des relations ternaires et que le calcul sur ces objets

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Fondation Jean Piaget

Version électronique réalisée par les soins de la Fondation Jean Piaget pour recherches

psychologiques et épistémologiques avec l’autorisation de son auteur

Archives de Psychologie, 2001, 69, 177-220 177

UNE CONCEPTION PIAGETIENNE DE LA CONSTRUCTION D’UNE THEORIE DE L’ESPRIT

ET DES FIGURES DE L’INTENTIONNALITE

Joël Bradmetz Université de Reims

Cet article propose une conception piagétienne du développement de l'intentionnalité pendant la seconde enfance. Les conditions dans lesquelles ce champ d’étude est apparu en psychologie de l’enfant, les principales tâches utilisées, les divers courants explicatifs qui s’y rapportent font l’objet d’une très vaste littérature et ne seront pas présentés ici, on les supposera connus du lecteur. Nous évoquerons tout d’abord brièvement certaines analyses inspirées du traitement de l’information qui rendent compte de la complexité intrinsèque des concepts en jeu et qui font de cette complexité le facteur central du développement. Ces analyses, bien que parfois dites « néo-piagétiennes » laissent en fait échapper l’essentiel de la pensée de Piaget sur les rapports entre l’action et la pensée. Nous donnerons ensuite une analyse des tâches plus conforme à la théorie de l’opération.

La complexité calculatoire

Certaines théories substituent au concept de stade une analyse des tâches reposant principalement sur les caractéristiques de la mémoire de travail. L’intérêt de ces théories réside dans la prise en compte des données de la psychologie cognitive moderne et dans la tentative de créer une métrique de la complexité des objets mentaux. L’analyse d’Halford et al. par exemple (Halford, Wilson & Phillips, 1998 ; Halford, Wilson, Guo, Wiles, & Stewart, 1994) est fondée sur la complexité relationnelle. Ces auteurs distinguent, dans le fonctionnement de la mémoire de travail, la part relative aux processus séquentiels (e.g. buts et sous-buts, segmentation de la tâche en unités indépendantes) et celle relative aux processus parallèles ou simultanés. Ces deux types de processus ont des requêtes calculatoires et des limites propres. Halford considère que les tâches classiques en théorie de l’esprit (fausse croyance, apparence réalité, etc.) sont difficiles parce qu’elles mettent en jeu des concepts reposant sur des relations ternaires et que le calcul sur ces objets

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mentaux n’est pas possible avant la cinquième année environ, âge qui, chez cet auteur comme chez Case (1985), marque le premier palier des opérations concrètes piagétiennes. L’analyse qu’Halford et al. fournissent de la fausse croyance, par exemple, repose sur une relation ternaire : – Trouver-objet (voir bouger, objet dans le panier, croire objet dans le

panier) – Trouver-objet (ne pas voir bouger, objet dans le panier, croire objet dans

la boîte)

Il est possible de contester le caractère ternaire de cette relation puisque le terme objet dans le panier est constant. Il y a diverses façons de représenter cette situation. Nous en donnons une dans la figure 1B qui se fonde sur une interaction complète entre les deux facteurs : le changement (vu ou non vu) et la localisation de l’objet (A ou B). Nous y joignons une représentation de même type des tâches d’apparence-réalité (Flavell, Green & Flavell, 1986) et de séparation des points de vue (Flavell, Everett, Croft, Flavell, 1981). On aura reconnu dans ces trois schémas l’analogie avec le célèbre problème du XOR (figure 1d) qui est le prototype de l’interaction et de la non-séparabilité linéaire (Minsky & Papert, 1969).1

Frye, Zelazo et Palfai (1995) proposent une conception de l’accès à la théorie de l’esprit fondée sur l’utilisation d’un système de règles et sur les changements progressifs de ce système avec l’accroissement de la puissance de calcul. Leur analyse évoque une similarité entre toutes les tâches de TE et d’autres

1 Bradmetz & Schneider (1996) ont montré que la situation standard de fausse croyance ne peut être apprise par un perceptron sans couche cachée.

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tâches d’analyse causale où l’enfant doit choisir entre deux solutions. L’enfant doit donc, selon les auteurs, posséder des règles pour conduire une inférence à partir de chacune des perspectives et pour passer de l’une à l’autre. Le progrès essentiel vers quatre ans consisterait, selon eux, en une paramétrisation des règles de type : « Si s, alors, si a1, alors b1 , sinon b2 et, si non-s, alors si a1, alors b2, sinon b1». Dans cette formule, a est l’antécédent de la règle, b le conséquent et s un paramètre d’instanciation. Ce système de règles emboîtées devrait pouvoir, selon les auteurs, rendre compte de l’ensemble des acquisitions vers quatre ans. Par exemple, pour répondre correctement à l’item de changement représentationnel dit des smarties, il faut pouvoir paramétrer avant (que la boîte ait été ouverte) et après et passer aisément de l’un à l’autre, ce qui n’est possible que si l’enfant dispose d’une méta-règle lui disant que la réponse à la question sera différente selon qu’elle portera sur avant ou après. Il doit se dire : si la question porte sur avant l’ouverture de la boîte, alors je pense smarties, si elle porte sur après, alors je pense crayon.

Limites des explications calculatoires

Si l’esprit humain était un tableur, on ne pourrait que se réjouir des progrès dans la formalisation et la simulation du calcul et de la complexité relationnelle. Mais on regrette de ne trouver chez les auteurs, rien qui reprenne en compte explicitement l’essentiel de la psychologie piagétienne, à savoir la manipulation des objets mentaux par des systèmes d’action intériorisés. Ce ne sont pas les relation constatées qui sont les support de l’élaboration conceptuelle mais les systèmes d’actions, qui connaissent plusieurs paliers majeurs d’organisation (fonctions et morphismes vers 4 ans puis opérations concrètes et formelles) induisant des métamorphoses dans la lecture de l’expérience. De plus, l’acquisition des concepts subit des décalages dont les sources sont liées à l’analyse opératoire causale et dont l’analyse relationnelle n’est que la surface. De ces décalages, Piaget a tiré le concept de résistance de l’objet qui signifie que, selon ses caractéristiques, ce dernier va ou non se comporter conformément aux opérations que le sujet projette en lui (remettez un livre qui est tombé sur une étagère, il y restera ; remettez au fond de l’eau un morceau de liège qui est venu à la surface, il remontera à nouveau). Il y a donc, en deçà de l’analyse relationnelle un fond de signification qui lui est irréductible. La considération des propriétés des objets a donné lieu maintenant à un morcellement de l’activité mentale dévolue à des domaines particuliers appréhendés par des « théories naïves ».

L’analyse relationnelle, même quand elle se présente comme néo-piagétienne, néglige l’essentiel de la conception de Piaget de la pensée : l’intériorisation des structures de l’action. S’en tenir à des liaisons relationnelles simplement constatées, et non activement construites, c’est faire, en psychologie, « la médecine du cadavre ».

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C’est le point de vue des opérations que nous allons maintenant adopter pour donner notre analyse. 2 Nous allons présenter quelques concepts dont les items associés sont bien documentés expérimentalement, et d’autres, peu ou pas étudiés, mais que pour un ensemble cohérent de motifs théoriques, nous estimons devoir être intégrés dans le champ de l’Intentionnalité.

Les avatars de la représentation

Dans la psychologie piagétienne, le maintien de l’identité est traité par les invariants. Les changements d’apparence des objets sont rapportés à des systèmes de transformations (groupes et groupements) qui possèdent des propriétés assurant le maintien d’une permanence. Ces structures dissocient dans le flux des apparences changeantes ce qui se modifie de ce qui demeure invariant. L’intelligence est ainsi l’ensemble des structures qui filtrent et retiennent les éléments permanents sans lesquels la compréhension et l’anticipation du monde ne sont pas possibles. De ce point de vue, Piaget aura fournit les éléments d’une réconciliation exemplaire entre Héraclite et Parménide. Il existe une forme d’identité qui ne porte pas sur les modifications successives de l’objet mais sur la mise en connexion de ses différentes représentations. Plutôt que des invariants physiques ou logiques, elle produit des invariants que l’on pourrait appeler ontologiques. Cette forme d’identité est l’invariant de toutes les opérations dont les générateurs sont les changements de perspective caractéristiques de toutes les tâches relatives à la théorie de l’esprit et des concepts intentionnels. Ces invariants sont les contenus d’une forme d’objectivité au sens où ils sont l’ontologie des objets, c’est-à-dire le lien entre toutes leurs figurations. Il ne s’agit pas de l’objectivité qui mène au vrai défini comme le point de vue de nulle part (Nagel, 1986) mais d’une objectivité de recoupement de perspectives pour en extraire un invariant : le point de vue de partout. Les choses sont plus complexes lorsque les opérations de perspective sont relatives à des points de vue plus abstraits. Quelle est par exemple l’identité de celui qui peut être vu tantôt comme un personnage et tantôt comme un acteur ? Qui parle, Cyrano ou Depardieu ? Evidemment à la fois les deux et ni l’un ni l’autre. En fait, l’identité du personnage et de l’acteur, c’est le rôle, c’est-à-dire le produit de l’opération qui consiste à entrer dans la fiction (« la peau du personnage ») et à en sortir. Cette identité n’est donc pas une entité concrète mais le produit

2 On prendra « opération » au sens large d’action intériorisée, suivant l’idée piagétienne selon laquelle c’est l’action qui révèle et cristallise les propriétés des objets. Les questions plus complexes relatives à la réversibilité et aux groupements ne servent de repère qu’en tant que borne supérieure d’organisation vers 7-8 ans. D’autres structures mathématiques, plus actuelles, seraient peut être plus adaptée à la description de l’activité mentale avant cet âge mais leur examen déborderait largement le cadre de cet article (voir Gondran & Minoux, 2001).

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d’une opération. Opération qui peut être contrariée par des inversions de valeurs lors de l’entrée dans la fiction, lorsque, par exemple, la star est simple soldat et le second rôle général. Toute figure intentionnelle est ainsi un concept bi-face, une structure janusienne qui unit deux représentations d’un même objet : l’une que, plus loin, par convention, nous appellerons quelquefois ontologique et l’autre épistémologique. Avant de présenter les grandes phases de cette genèse, nous allons présenter vingt exemples. Pour chacun d’entre eux, nous examinerons : 1. La relation qui unit les deux figures de l’objet (que l’on appellera, par

convention, doublets représentationnels). 2. La bipolarité constituée par les deux termes du doublet. 3. L’opération permettant de passer d’un terme à l’autre. 4. Le concept produit par cette opération. Nous donnerons également, lorsqu’ils existent :

5. Une métaphore empruntée au théâtre, monde de la représentation par excellence.

6. Le trait qualifiant l’enfant ou la personne ne maîtrisant pas l’opération. 7. L’effet caractéristique de la non maîtrise de l’opération et de la non

distinction des doublets. Nous verrons que le langage n’a pas systématiquement pris la peine de coder explicitement ces deux derniers traits pour tous les cas de figure, il les désigne alors par des procédés plus complexes que le recours à un simple item lexical. Tous les exemples seront illustrés, par souci de clarté, par un doublet dont le premier terme sera toujours une pomme à laquelle nous ferons subir vingt transformations.

1. Ressemblance entre l'apparence et la réalité.

La pomme est prise ici pour une bougie (Fig. 2a) 3. Les flèches représentent l’opération mentale de superposition qui fait passer d’un terme à l’autre. Dissocier l’apparence de la réalité, c’est poser une relation de ressemblance entre l’objet réel et un autre objet, c’est-à-dire les tenir pour équivalents sur le plan de l’apparence. On sait que cette épreuve est difficile jusque dans la cinquième année (Flavell, Green & Flavell, 1986). La ressemblance repose sur l’application d’un objet source dans un objet cible et le morphisme de ressemblance repose sur une opération de superposition, qui est une opération ab-straite de mise en connexion dont il est loin d’être assuré que l’épreuve d’appa-rence-réalité tire toute la quintessence, puisque cette mise en connexion est souvent

3 Les dessins illustrant cet article ont été réalisés par Victor Nowakowski, artiste libre. Adresse Courriel : [email protected]

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source de contagion (i.e. la cible reçoit de la source plus qu’elle ne devrait recevoir; c'est aussi le cas dans la métaphore comme on le verra plus bas) et que les résidus de la ressemblance (i.e. l’implication spontanée : ressemblance ! corrélation) imprègnent toute la psychologie enfantine et adulte des préjugés et des stéréotypes. C’est évidemment cette contagion qui fait que le sujet peut prendre l’apparence pour la réalité (naïveté). La relation de ressemblance est en droit symétrique (Pierre ressemble à Paul " Paul ressemble à Pierre) mais elle ne l’est presque jamais en fait où, pour des raisons diverses, un objet est source et l’autre cible, par exemple sur un fond évaluatif (« Marie ressemble à Brigitte Bardot» est différent de « Brigitte Bardot ressemble à Marie »), ou causal (« Clément ressemble à son père » est différent de « Georges ressemble à son fils »). Le concept d’identité est l’invariant de l’opération de superposition lorsque, après considération de la ressemblance, le sujet opère un retour de la cible à la source. Le sujet qui ne distingue pas l’apparence de la réalité commet une confusion. Il fait preuve de naïveté si l’on définit le naïf comme étant celui qui croit que ce qui paraît est. L’exemple théâtral est le trompe-l’œil.

2. Altérité des points de vue.

Comprendre la séparation des points de vue, c’est combiner deux apparences en ayant compris que la perspective propre est une apparence parmi d’autres. La pomme peut être vue de face ou de dessus (Fig. 2b). L’opération qui relie les perspectives n’est pas abstraite mais spatiale, c'est un déplacement qui garantit à la fois que l’objet disparu continue d’exister même si on ne le voit pas (cf . la perspective sociale de niveau 1 de Flavell, Everett, Croft, Flavell, 1981) et que l’objet existe sous des formes différentes selon les déplacements de ses observateurs (perspective sociale de niveau 2 de Flavell et al.). L’enfant comprend que s’il prenait la place d’un autre, il verrait autre chose et retrouverait son point de vue en rejoignant sa place initiale. La coordination ultérieure des points de vue demandera des opérations plus complexes (cf. Piaget & Inhelder, 1947 et la transition entre la localisation des sites topographiques et la mise en relation des perspectives). Nous appellerons altérité la relation qui unit le points de vue de la première et de la troisième personne. Le concept de perspective (synonyme de point de vue) est l’invariant des transitions entre les points de vue de la première et de la troisième personne : à chaque déplacement est associé une perspective. Le sujet qui ne comprend pas la perspective fait preuve, par définition (Piaget, 1923) d’égocentrisme spatial. La métaphore théâtrale est l’envers du décor.

3. Similarité du terrain et de la carte.

Mettre en correspondance un modèle et une maquette (Deloache, 1987, 1991) c’est relier deux objets par une opération homothétique (groupe des

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similitudes) qui implique qu’à chaque élément de l’ensemble-source (le

modèle) est associé un élément de l’ensemble-but (la carte, la maquette) et que, dans le cas des travaux de Deloache, les morphismes topologiques et projec-tifs sont conservés, comme ils le sont dans l’épreuve piagétienne de locali-sation des sites topographiques réussie vers quatre ans au niveau 1 (Bradmetz,

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1996). Il s’agit donc d’une forme particulière de ressemblance qui obéit à des critères précis. C’est cette addition de contraintes qui rend cette épreuve assez simple. Nous appellerons homothétie l’opération qui permet de passer d’un terme à l’autre et échelle le concept associé. Les deux termes de l’opération peuvent être décrits comme le terrain et la carte. Ils sont liés par une relation de similarité (Fig. 3a). Tout comme l’identité reliait l’apparence et la réalité ou la perspective les points de vue contrastés, l’échelle est la connexion entre les figures similaires. On ne trouve pas dans la langue de terme spécifique caractérisant la personne qui ne sait pas passer du terrain à la carte, pas plus que de terme décrivant l’effet associé. Toutefois, dans son élan conquérant, Picrochole paraît suffisamment engagé dans la confusion (puisqu’il relate au passé son voyage sur la carte avec le célèbre : « nous ne bûmes point frais ! ») pour en être une bonne allégorie. Nous nommerons donc picrocholisme l’incapacité de distinguer la carte du terrain.

4. Jeu symbolique.

Comprendre le jeu symbolique, le travail de l’acteur, c’est comprendre que celui-ci est deux personnes en même temps : le personnage qu’il joue et la personne qu’il est, et qu’il peut redevenir à tout moment. Il y a une relation de vicariance entre le personnage et l’acteur et le concept de rôle en rend compte. L’analyse est globalement la même lorsqu’un objet en remplace un autre (un bâton en guise de fusil). L’opération associée est l’entrée dans (ou la sortie de) la fiction. Elle est codifiée dans le jeu enfantin soit par le simple constat de l’activité de jeu que le joueur sait devoir être spontanément décodée, soit de façon conventionnelle : « on disait que... » ; « je ne joue plus ! ». Bien que l’enfant joue très tôt, il ne comprend en revanche que beaucoup plus tard les caractères de cette opération et l’ensemble de ses implications. Lillard (1993 a & b) montre qu’un troll qui ignore tout des lapins, jusqu’à leur existence, mais qui se déplace en sautant comme un lapin, est reconnu par beaucoup d’enfants jusque 5-6 ans comme à la fois ignorant l’existence des lapins et comme jouant à sauter comme un lapin. L’opération abstraite d’entrée dans le jeu symbolique entraîne, sans doute plus que toutes les autres analysées ici, de nombreux motifs de confusion entre la source et la cible et pose des questions encore irrésolues sur le rapport entre le jeu et la réalité chez l’enfant : l’enfant qui joue est-il soustrait à la réalité comme l’homme qui tombe est soustrait à la gravitation pendant sa chute (idée qu’Einstein qualifiait de « plus réjouissante de sa vie ») ou bien, au contraire, lui est-il totalement soumis dans ses efforts de l’assimiler (Lewis, 1994, qui défend cette thèse, prône l’universalité du jeu d’exercice et donne l’exemple du skieur sur neige artificielle qui ne cherche pas à faire semblant de skier sur de la neige réelle mais cherche, au contraire, à acquérir les comportements d’un vrai skieur et non d’un skieur fictif) ? Les traits principaux de l’entrée dans la fiction sont désignés par l’expression d' « opacité sémantique » qui suspend la référence (« je joue à faire un gâteau » ne dépend pas du fait que le sable avec lequel je joue

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soit ou non comestible mais du fait que, dans mon jeu, je le considère comme tel), la vérité et l’existence (cf. Leslie, 1988). Ces traits sont caractéristiques des contenus des attitudes propositionnelles et ne sont pas propres au jeu. Ils montrent que la mise en connexion des dimensions (ici l’acteur et le person-nage) est loin de voir son contenu psychologique épuisé par une analyse en

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termes de complexité relationnelle. Il y a un contenu conceptuel important sous-jacent qui échappe à cette analyse que, faute de mieux on peut supposer relatif à une compétence innée (Leslie, op.cit.). En jouant, ou en pleurant au cinéma, le sujet n’est pas victime d’une confusion, mais il se donne une illusion. Le théâtre en son entier est l’exemple de l’illusion. On ne trouve pas de terme caractérisant la personne incapable de jouer ou de comprendre le jeu.

5. Divergence des croyances.

La fausse croyance est trop connue dans sa version standard (Wimmer & Perner, 1983) pour en faire une présentation détaillée. Nous donnons ici l’exemple d’une substitution où l’on aurait remplacé, à l’insu du personnage, une pomme par une poire ou bien d’une situation où le sujet A pense avoir affaire à une pomme et le sujet B à une poire. Le concept de croyance désigne cette forme d’adhésion intentionnelle et, dans le cas de la fausse croyance, les termes de l’alternative sont liés par une divergence. L’opération mentale qui la sous-tend est analogue à celle de la séparation des points de vue, excepté qu’elle se déroule dans le temps et pas seulement dans l’espace. En effet, la divergence des croyances est plus qu’une affaire de séparation de points de vue (car la perspective n’est qu’une pseudo-divergence), elle commence vraiment quand les deux protagonistes ont eu accès à des informations différentes. Qu’il s’agisse du changement représentationnel à la première personne ou de la fausse croyance à la troisième personne, l’opération donnant accès au point de vue de l’autre et au retour au point de vue propre est un retrait ou un ajout d’information pertinente. La plupart du temps (et c’est le cas dans les items standard), cette opération implique une décentration temporelle. Nous avons choisi de nommer cette opération substitution. Tout en reconnaissant leur puissance explicative, nous nous démarquerons, avec ce terme neutre, à la fois de la théorie de la simulation, de l’identification psychanalytique et de la décentration piagétienne. Cette substitution paraît assez difficile si l’on se réfère aux âges moyens de réussite. On pourrait accorder une prévalence ontologique à la croyance vraie mais ce n’est pas nécessaire car i) on peut savoir que quelqu’un croit faux tout en croyant soi-même autre chose de faux (ressort classique du théâtre comique) et ii) l’invariant de l’opération n’est pas l’une ou l’autre des croyances en jeu (dont l’une aurait le privilège d’être « la réalité ») mais le fait que la croyance est liée à la prise d’information. Analyser l’épreuve sur la base du vrai (le chocolat est dans le tiroir) et du faux (Max croit qu’il est dans le placard) introduit un biais d’asymétrie qui suggère qu’au lieu d’être l’accès à l’information, l’invariant de l’opération serait la réalité. L’analogie est importante entre la fausse croyance et les autres tâches que nous avons analysées jusqu’à présent : distinguer deux « croyeurs » c’est comme distinguer un acteur et un personnage et être capable, d’un seul geste mental, de combiner deux perspectives en sachant dans quelles conditions on passe de l’une à l’autre. Pendant un certain temps de son dévelop-pement, l’enfant qui ne comprend pas la croyance l’assimile au jeu symbolique,

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qu’il ne comprend pas beaucoup mieux si l’on en croit Lillard (cf. § précédent) mais dont il a une pratique implicite importante : une personne trompée, par exemple, pense que son trompeur ne mentait pas mais jouait à dire faux. Peskin (1993) conduit l’expérience suivante. Une petite fille, Leslie, est trompée par un lutin qui s’est habillé comme un petit garçon. La moitié des trois ans répondent à la question « qui Leslie pense-t-il qu’il est? » en disant « un garçon » mais la question de contrôle « Est-ce que Leslie pense qu’il est réellement un garçon ou bien est-ce qu’elle pense qu’il joue à être un garçon? » révèle une large majorité de réponses de simulation et non de croyance. Perner, Baker & Hutton (1994) pensent qu’avant quatre ans, l’enfant ne distingue pas le jeu symbolique, le « faire comme si » (acting as if), de la croyance, le « faire comme c’est » (acting as is). La personne qui ne comprend pas la croyance fait montre de crédulité. Les exemples théâtraux sont nombreux puisque, du boulevard au tragique (e.g. Le malentendu de Camus) ou au policier, le ressort principal de l’action dramatique est le commerce des croyances. Restant dans les coulisses, nous prendrons la doublure comme exemple. Nous savons que l’acteur n’est pas le personnage mais nous ne savons pas que la doublure n’est pas l’acteur et nous croyons qu’elle l’est.

6. Fidélité à l'intention d’action initiale.

Nous symbolisons ici un personnage qui projette de saisir la pomme dans un premier temps puis, la découvrant immangeable, en vient à nier qu’il l’ait voulue (comme le renard de la fable, aux prises avec des raisins trop haut perchés) (Fig. 4b). La prise de conscience de l’intention d’action, définie comme représentation préalable de l’action à accomplir, et sa dissociation de l’action effectuée (Bradmetz & Amiotte-Suchet, 2001) repose principalement sur l’analyse du résultat de l’action et a une structure identique à celle de la croyance. La figure 5 propose une représentation schématique de l’action intentionnelle. On y voit que l’intention d’action est une croyance et qu’elle devient une fausse croyance dès que l’action échoue puisqu’elle en était un support logistique inadéquat. L’étude expérimentale de la prise de conscience de cette intention d’action en cas d’échec de l’action a montré qu’elle était restituée correctement aux même âges que la fausse croyance classique. L’opération associée à cette prise de conscience différenciée d’une action et de sa représentation mentale anticipée est une reconstitution, qui peut devenir une rationalisation lorsqu’elle n’est pas fidèle. Elle est analogue au changement représentationnel (puisque l’intention précède nécessairement le résultat), compliquée par le hiatus entre le but désiré et le but atteint, qui donne à ce dernier un caractère contre-volitionnel si nous appelons ainsi un état du monde contraire au monde désiré. La reconstitution se complique par la nécessité de résister à la rationalisation et à la mise en conformité de l'intention d'action et du but obtenu. Entre l’intention d’action véritable et l’inten-tion d’action restituée après-coup, il y a une relation de fidélité. L’incapacité

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de procéder à une prise de conscience rétroactive de l’intention d’action aboutit à des formulations de type : « j’ai fait l’action A mais je voulais faire l’action B ». Evidemment, si le sujet a fait l’action A c’est que son intention d’action était de faire l’action A et non l’action B et cette affirmation est intention-nellement contradictoire. Nous n'avons pas trouvé de terme spécifique associé à

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Figure 5 : Genèse de l’action intentionnelle. D’après Bradmetz & Amiotte-Suchet (2001).

ces déclarations. Chez les adultes, on y voit en général de la mauvaise foi et elle est associée à une intention de tromper et non pas, comme chez les petits, à une incapacité de restitution correcte de l’intention d’action. Dans la pathologie, ce n’est pas la restitution de l’intention d’action qui est déformée mais celle de l’intention de résultat. Au lieu de se poser en victime d’un monde qui résisterait à des intentions d’action, le sujet tout-puissant prétend que les résultats qu’il obtient étaient intentionnels. L’opération de décentration temporelle permet de retourner non pas au souvenir de l’action réellement effectuée (ce que les petits font facilement) mais au souvenir de l’intention qui en avait été formée. L’intention d’action est donc une entité purement représentationnelle et son lien avec le résultat obtenu n’est pas un lien de type moyen-but, qui est réservé à la description du lien entre l’action elle-même et son résultat. Le sujet qui restitue son intention d’action dans toutes les situations est de bonne foi, son témoignage est fidèle. Dans la vie courante, les cas délicats sont évidemment ceux où le sujet a objectivement nui et où il doit convaincre que ce n’était pas son intention, c’est-à-dire qu’il croyait faux. La féodalité et toutes les hiérarchies, notamment militaires, qui s'en inspirent, sont des systèmes de prévention de la mauvaise foi qui ont compris le rôle de la confiance et la nécessité associée d’une hiérarchie complexe assurant que chacun est individuellement connu et contrôlé par un supérieur. Le terme caractérisant la personne qui substitue une intention d’action qui se serait révélée plus conforme ou plus efficace à une intention d’action réelle est différent selon que cette substitution est inconsciente (cas du jeune enfant dans les expériences relatées ci-dessus) ou consciente (à des degrés divers). Dans ce dernier cas, la mauvaise foi est attestée.

7. Dualité des interprétations

La Figure 6a évoque un personnage qui voit la pomme claire (comme on voit un verre à moitié plein) et un autre, ou bien le même plus tard, qui la voit foncée (comme on voit un verre à moitié vide). Cette ambivalence est la conséquence de la possibilité qu'offre le stimulus d’être interprété de deux ou

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plusieurs façons différentes. Carpendale et Chandler (1996) étudient les réactions des enfants à qui l’on dit qu’un personnage voit un canard dans la figure du canard-lapin de Jastrow alors qu’un autre voit un lapin, ou bien leurs réactions au fait qu’un personnage considère le petit cube rouge et un autre le grand cube rouge suite à la consigne de considérer le cube rouge. Ce n’est guère avant 7-8 ans que les situations sont correctement analysées, la source de l’ambivalence n’étant pas identifiée et explicitée avant. Pour les auteurs cette capacité repose sur la compréhension du fait qu’un même état du monde peut conduire à deux représentations différentes, alors que dans la fausse croyance classique ou la séparation de points de vue, ce sont deux états du monde différents (e.g. le point de vue de Max et celui de l’enfant) qui mènent à deux représentations différentes. Il y a donc un pas supplémentaire franchi ici et, selon les auteurs, la nécessité de comprendre le caractère interprétatif du savoir. Non seulement celui-ci repose sur une prise d’information (première étape importante de la compréhension des croyances) mais il repose en plus sur des schèmes assimilateurs, des modes de lecture de l’expérience, qui peuvent être différents d’un sujet à l’autre ou chez le même sujet à des temps différents. L’opération en jeu consiste à passer d’un schème assimilateur à un autre (je suis content qu’il pleuve si je suis escargot, je suis mécontent si je suis lézard). Cette opération est une élaboration et elle conduit à une interprétation. Lorsque deux sujets donnent deux interprétations différentes du même stimulus, celles-ci sont dans une relation de dualité.

Ce qui fait, à notre sens la difficulté des items de Carpendale et Chandler, c’est moins leur structure sous-jacente équivoque que le fait que les auteurs demandent des justifications et une analyse explicite. On peut en effet trouver beaucoup plus tôt dans le développement des manifestations de la capacité de considérer deux schèmes assimilateurs différents chez un même sujet. Gopnik & Graf (1988) étudient des situations de ce type, liées à des états internes (e.g. la faim), à des modes d’utilisation variés des objets (bâton tour à tour cuiller et baguette magique) ou à des interprétations différentes d’un même stimulus (un dessin vu comme une pomme ou comme un ballon). L’interprétation théâtrale ou musicale est une illustration de la dualité. La personne qui n’interprète pas pense qu’il n’y a qu’une seule façon de considérer les choses, elle n’est pas explicitement désignée dans la langue. Là encore, le jeune enfant ne le fait pas pour les mêmes raisons que l’adulte. L’effet associé à l’impossibilité d’interpréter est une forme de forclusion, à la fois au sens de l’impossibilité et de l’interdiction, mais surtout au sens lacanien de rejet hors de l’univers symbolique et non pas de simple refoulement (cf. Laplanche & Pontalis, 1976).

8. Ambiguïté des jeux de mots.

Le concept de polysémie indique l’existence, sous une forme acoustique unique, de deux significations différentes. L’ambivalence peut conduire à l’ambiguïté (ou équivocité) lorsqu’elle est intentionnellement utilisée, parti-

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culièrement dans les jeux de langage (ici, la pomme devient la paume, ce qu’on nous accordera sans peine au sud de Lyon...) (Fig.6b) ou elle produit, pour des raisons en partie mystérieuses, un effet comique et plaisant. On sait que le mot est initialement chez les petits un trait caractéristique de la chose. Une porte est porte comme elle est brune ou rectangulaire. Le signifiant (forme

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acoustique du mot) n’a pas d’autonomie dans cette conception et le mot d’esprit, qui repose sur une collision, un télescopage de plusieurs signifiés sous un même signifiant, n’est pas compris. Nous appelons collusion l’impossibilité de discerner et de lever la relation d’ambiguïté qui lie le sens propre au sens déplacé dans le calembour. Comme la fausse croyance (il est comique de voir un personnage qui souhaite se retirer en prenant la porte entrer dans un placard), la polysémie provoque le rire. Sans entrer dans les causes de cet effet comique (on peut renvoyer par exemple aux analyses de Freud, 1901), on constate simplement qu’il ne peut surgir que quand la structure ambiguë est comprise, qu’elle soit liée à la polysémie ou à la croyance (ainsi, quand le clown entre dans un placard au lieu de prendre la porte, il prend soin de se cogner la tête ou d’en sortir couvert de poussière pour que les petits puissent rire aussi). Le mot d’esprit (si bien nommé) exige donc une théorie de l’esprit et, même s’ils n’abordent pas le problème sous cet angle, de nombreux travaux le confirment en montrant les difficultés auxquelles il confronte les petits.

9. Opportunité des insertions en contexte

Le concept de contexte indique qu’un stimulus ne peut être interprété sans référence à son environnement (Fig. 7a). C’est donc une interprétation qui, au lieu d’être guidée par les schèmes d’assimilation du sujet, est guidée par le monde. L’opération de contextualisation permet de passer d’une interprétation à une autre en tenant compte du contexte. La pomme qui évoque le péché originel n’est pas la même que celle qui évoque la gravitation, non pas parce qu’elle aurait perdu sa couleur ou sa qualité de fruit comestible (i.e son identité) mais parce que le contexte lui donne une signification spéciale. Dans l’interprétation, examinée ci-dessus, la relation de dualité avait une origine interne au sujet, au sens où c’est son système de schèmes qui déterminait son appréhension de l’objet à la façon dont le système perceptif détermine la vision du cube de Necker et la fréquence des oscillations au rythme desquelles cette vision change. Dans la contextualisation, en revanche, c’est le monde extérieur et non plus le sujet qui détermine la version de l’objet. Nous pourrions dire que l’interprétation est assimilatrice alors que la contextualisation est accommodatrice, ce qui fait qu’elle obéit à une logique d’opportunité. Nous pouvons qualifier de dépendance au contexte (par analogie avec la dépendance à l’égard du champ) le trait qualifiant la personne qui montrerait une forme extrême de sensibilité à l’environnement de l’objet. L’exemple théâtral est l’improvisation.

10. Relativité des référentiels

Le concept de rapport s’établit entre des termes relatifs à une grandeur donnée. Nous nous adressons cette fois à une autre forme de contextualisation combinée à un changement d’échelle. Ce changement d’échelle ne fait pas

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passer du terrain à la carte mais d’un terrain à un autre terrain ou d’une carte à une autre carte, en un mot d’un référentiel à un autre. L’opération de référentialisation acquiert cette fois un sens quantitatif car, contrairement à ce qui se passe avec la simple contextualisation, les relations de l’objet à ses

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référentiels sont commensurables. N’ayant pas trouvé de terme adapté à la description d’une incapacité à la prise en compte du référentiel, nous proposons le Siriusisme, en référence à Voltaire qui nous présente un habitant de Sirius venu sur terre et traversant l’océan avec de l’eau presque jusqu’au genou et qui, ramassant une baleine et la mettant sur son ongle, en conclut que les habitants de la terre sont bien petits. L’évolution du concept de rapport sera longue jusqu’aux opérations formelles et aux quantifications complexes. La détermination précise de son apparition aux jeunes âges reste à conduire.

11. Duplicité du vrai et du faux

Il y a dans le mensonge un pas de plus que dans la croyance puisque non seulement le sujet comprend qu’autrui peut croire faux mais il utilise intentionnellement cette possibilité dans un montage comportemental. La duplicité (à laquelle Littré préfère la doublesse, utilisée jusqu’au XVI° siècle) active se traduit par une falsification des dires ou des faits (Fig. 8a). Les termes de la relation sont le vrai et le faux. La reine dépitée donne une pomme empoisonnée à Blanche-Neige, mais les petits ne justifient pas le fait que cette dernière la mange en référence à la croyance mais à l’ordre qui lui est donné, voire à une intention suicidaire (cf. Bradmetz, 1999 b). La duplicité, comme le quiproquo ou le mot d’esprit peut provoquer le rire, mais elle peut aussi provoquer la colère lorsque la farce tourne au tragique. La qualification de la personne qui ne manie pas la duplicité peut prendre diverses formes : sincère par nécessité lorsqu’elle est victime active, crédule lorsqu’elle est victime passive. Les travaux sur la tromperie sont nombreux et constituent un domaine assez bien exploré de la psychologie enfantine (cf. e.g. Sodian, 1994), ils confirment le caractère représentationnel de la duplicité et les âges assez tardifs auxquels elle est comprise dans ses formes simples, et plus tardifs encore dans ses formes plus complexes (notamment les relations intentionnelles de second ordre où le trompé à répétition doit deviner les stratégies du trompeur).

12. Généricité

Le concept de genre indique la double appartenance d’un objet à une espèce et à une catégorie sur-ordonnée (Fig. 8b). L’opération qui permet de passer au genre est une abstraction (la division logique de Piaget). Dans un item célèbre, Piaget demande aux enfants si, dans un bouquet il y a plus de violettes que de fleurs. On sait à quelle difficulté cela peut conduire. Plus simplement, il constate que vers quatre-cinq ans, une formulation plus simple des questions (questions dites d’appartenance) conduit à des réponses cohérentes : « Est-ce que les violettes sont des fleurs ? » et « Est-ce que les fleurs sont des violettes ? ». L’enfant qui réussit à répondre à ces questions, en moyenne vers 4 ; 6 (Bradmetz, 1996) code l’objet à la fois dans son genre et dans son espèce. C’est un premier degré important, ce n’est évidemment pas le dernier

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car l’opération qui permet de passer de l’espèce au genre n’est pas

encore objet de prise de conscience et l’enfant butera sur la question d’inclusion. La distinction genre-espèce est si intimement liée à l’usage de la langue que celle-ci n’a même pas jugé utile de coder le caractère de la personne qui ne la posséderait pas ni même l’effet que produit leur absence de dissociation (alors que l’on code la confusion des genres comme une erreur de catégorie).

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13. Equivalence de l'objet et de l'argent

Chacun sait que si l’on propose à un enfant de trois ans de choisir pour son anniversaire entre une friandise appétissante et une liasse de billets, il est probable qu’il délaissera les billets pour la friandise. Lorsqu’il oppose les animaux aux humains, Lacan enseigne que ce qui tient ensemble les premiers relève de la chimie (e.g. les phéromones chez les invertébrés) alors que ce qui tient ensemble les seconds c’est le langage. C’est vrai mais pas exclusif car l’argent les tient au moins autant. Seulement les psychologues s’y intéressent peu. Peu de gens d’ailleurs, en dehors des professionnels, comprennent quelque chose à l’argent, ce qui fait que l’on sait assez mal de quelle façon l’enfant le conceptualise. L’école fait une large impasse sur la nature de l’argent, s’en tient à une exploitation purement numérique et en fait un substrat de l’activité mathématique, comme les poids ou les grandeurs mesurables. A la façon dont l’enseignement de la grammaire repose sur une connaissance implicite de la langue, l’enseignement de l’argent repose sur une connaissance supposée de sa nature. Nous pensons que l’argent est d’abord une grandeur intentionnelle pour les petits. On pourrait croire que le troc est un premier palier vers l’argent abstrait, comme l’arithmétique est un premier palier vers l’algèbre, et qu’il serait nécessaire d’ordonner les deux. Seulement, il n’est pas sûr que le troc ne s’appuie pas en fait sur une équivalence implicite se référant à l’argent (j’échange mon sac de billes contre ce pistolet en plastique parce que, chez le marchand, les deux ont le même prix). Nous relierons le concept de valeur et la relation d’équivalence à l’opération d’échange (Fig. 9a). L’argent est une forme de terme générique quantitatif car, comme le genre, par abstraction, il se détache de l’objet particulier mais les différents genres ne sont plus opposés selon la variation de leurs traits constitutifs mais ordonnés sur la dimension de la valeur (ensemble des objets qui coûtent 100F, 1000F, etc.). La transition entre le genre et la valeur est la même qu’entre la contextualisation et la référentialisation. Les genres, comme les contextes, sont assemblés en mosaïques alors que les valeurs et les référentiels, sont linéairement ordonnés. Il est difficile de dire que le jeune enfant est prodigue, il n’a pas encore acquis le sens de la valeur que le prodigue a perdue. Un ensemble de travaux expérimentaux est toutefois à conduire pour vérifier la cohérence des idées esquissées ici.

14. Visibilité de l’objet par l’image

Donner une image (de soi, d’un produit, d’un travail, etc.) c’est rendre visibles certains aspects de l’objet dans le but, le plus souvent, de le rendre attractif. Une opération de présentation met en forme ce qui est caché pour que cela puisse être montré (Fig. 9b). Le caché et le montré sont dans une relation de visibilité. Dès qu’un objet a une image, entre lui et cette image s’intercale l’épaisseur de l’intention de présentation et l’image ne peut pas plus prétendre être une copie de l’objet que le journal télévisé ne peut prétendre

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montrer le monde. Quand l’enfant commence-t-il à comprendre la nature représentationnelle de l'image dont les précurseurs comportementaux sont déjà attestés dans les attitudes précoces de prestance, de timidité ou de coquetterie ? Probablement aux âges où il comprend et admet le dédoublement de la représentation pour les concepts déjà passés en revue, mais les faits expéri-

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mentaux manquent dans ce domaine. Il a y entre l’image et l’objet la même forme de contamination que celle que nous avons mentionnée à propos de l’apparence et de la réalité. On pourrait qualifier de naïve la personne qui ne comprend pas le lien entre l’objet et l’image et prend la seconde pour le premier, comme nous avons qualifiée naïve celle qui ne distingue pas l’apparence de la réalité. Il y a toutefois une dimension supplémentaire à cette naïveté qui fait que le naïf est dans ce cas également un « gogo» puisqu’il se laisse prendre par l’illusion intentionnellement établie entre l’objet et l’image. La victime d’une duplicité, tout en étant également trompée sur l’objet n’est ni l’un ni l’autre car elle n’a pas les moyens de détecter le mensonge. C’est une nuance de ce type qui permet de parler de publicité non mensongère. Bien sûr, les choses ne sont pas simples, même pour l’esprit le plus averti qui achète la voiture que la publicité lui montre sur une route idéale en plein désert, alors qu’il s’en servira dans les embouteillages. La langue qualifie avec plus de précision la personne qui résiste activement à l’emprise de l’image, qu’elle souhaite la transparence ou qu’elle soit (bien que le mot ait été intentionnellement dénaturé et péjoré) iconoclaste, à la façon de ces hérétiques qui refusaient qu’on représentât la face de Dieu.

15. Analogie entre une source et une cible

Les travaux sur la compréhension de l’analogie par l’enfant montrent une apparition tardive et complexe. Nous appellerons connotation l’opération qui relie l’objet source à sa cible (i.e. l’objet métaphorique), c’est-à-dire l’adjonction d’une idée secondaire apportée par la métaphore à l’idée principale incarnée dans l’objet (Fig. 10a). On accentue ainsi la sphéricité de la pomme en la comparant à un ballon. L’effet négatif est une allusion c’est-à-dire l’importation d’un autre trait secondaire non-désiré, en raison de l’absence de dissociation entre la source et la cible. Par exemple si l’on vous dit, pour vous complimenter, que vous ouvrez les huîtres comme Arsène Lupin ouvrait les coffres-forts, vous ne devez, en principe, y voir aucune allusion malveillante à votre honnêteté. Le problème de l'allusion tombe sous les projections intentionnelles dont est l’objet toute personne qui parle, par métaphore ou non (essayez de dire, dans une conversation ordinaire : « je pense que Hitler était mal conseillé »). La personne qui ne comprend pas la métaphore, en dehors du fait qu’elle n’a probablement aucun humour, n’est pas spécialement qualifiée dans la langue, nous n'avons pas trouvé de terme spécifique la désignant. Il resterait à voir comment, dans des situations simples et en dehors des routines spécifiquement linguistiques, l’enfant repère dans l’analogie la source et la cible et la recevabilité de la contamination de l’une par l’autre.

16. Exemplarité

On peut illustrer un genre avec une espèce, une espèce avec un exemple (Fig. 10b) : cette pomme-ci qui est de la famille des pommes. L’opération est

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une instanciation. La bipolarité que nous retenons est celle de la langue opposée au discours (type vs token). Il y a une certaine incommensurabilité entre le nombre et la variable, la relation numérique et le théorème ou la phrase et la grammaire. Cette incommensurabilité repose sur le fait que la langue ne peut être assimilée au discours que si l’exemple est pertinent « pour tout » nombre,

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pour toute relation, pour toute phrase. On demande souvent aux enfants de donner des exemples à l’école. Ce sont au début des exemplaires, comme une bille tirée d'un sac. Le véritable statut représentationnel de l’exemple n’apparaît, selon nous, que lorsque le caractère inductif de la généralisation de l’exemple commence à être perçu, autrement dit, s’il y a une relation d’exemplarité entre le terme exhibé et le terme quelconque. Ce caractère est également lié au rapport inverse entre l’extension et la compréhension : s’il y a moins de violettes que de fleurs dans le monde, alors la description d’une violette est plus longue à faire que celle d’une fleur. Pour toutes ces raisons, il est possible que la relation d’exemplarité et le concept associé d’exemple soient plus tardifs que la plupart des autres concepts présentés. Mais, à notre connaissance, ces choses restent à étudier en étant insérées dans la problématique de la genèse de l’intentionnalité.

17. Application de l’esprit au-delà de la lettre

Si le médecin conseille de manger des pommes, on peut comprendre que le jus de pomme n’est pas contre-indiqué et qu’il doit contenir la plupart des vertus du fruit (Fig. 11a). Son intention n’est pas de vous faire manger une pomme en obéissance à son ordre mais de vous permettre de profiter des vertus de la pomme (Searle, 1983, note qu’on est contrarié qu’une personne quitte la pièce parce qu’elle avait envie de partir et non en obéissance à l’ordre qu’on lui avait donné de se retirer). Une théorie de l’esprit est évidemment aussi une théorie de la lettre qui en est le support. L’esprit c’est la lettre plus l’intention de celui qui l’a énoncée. L’opération associée est donc une lecture de l’intention. La ré-énonciation de la lettre doit être compatible avec l’intention décodée pour pouvoir servir de guide à l’action. Agir en admettant cet écart entre la lettre initiale et la lettre réécrite sous le contrôle de l’intention, c’est appliquer les instructions de la lettre. Refuser d’admettre cet écart par incompréhension de l’intention sous-jacente, c’est exécuter les instructions à la lettre. Le lecteur qui a l’expérience des guichets va être tenté de nous dire que nous sortons ici de la psychologie enfantine, comme on pourrait en sortir avec l’ensemble des cas exposés jusqu’ici. Il y a en effet pour de nombreux cas de figure une exploitation consciente possible, en raison des bénéfices secondaires qu’elle procure, de l’indifférenciation des doublets représentationnels : faire le naïf ou le crédule, être de mauvaise foi, ne pas entendre le point de vue de l’autre, prétendre avoir été illusionné, transformer sciemment une comparaison en une allusion, etc.

18. Coincidence

La pomme a été rangée à gauche, le sujet croit la retrouver à droite, en fait c’en est une autre. Le sujet est victime d’une coïncidence (Fig. 11b). Ce concept rassemble les deux causes confondues, l’une vraie et ignorée, l’autre fausse et tenue pour vraie. Plus généralement, la coïncidence désigne la rencontre aléatoire de deux événements. La relation entre les deux est la plausibilité lorsqu’une imputation causale est en jeu. En effet, l’une des causes peut être prise pour l’autre. L’opération conduisant à la compréhension de la coïnci-

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dence est l’application (au sens mathématique) des causes dans les effets, c’est-à-dire la compréhension du fait que différentes causes peuvent produire un même effet mais qu’une cause ne peut produire qu’un seul effet. Cette appli-cation étant surjective, nous appellerons l’opération surjection. Le sujet qui est

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victime d’une coïncidence commet une fausse imputation. Il n’y a pas, à notre connaissance de travaux consacrés à la coïncidence et à ses rapports avec la fausse croyance.

19. Conformité du fait à la norme

Le concept de norme présuppose deux entités liées par une opération de comparaison. Pour l’action par exemple, c’est la comparaison entre l’action que le personnage a faite et celle qu’il aurait dû faire (s’il avait suivi, par exemple, les recommandations parentales). En distinguant la norme et le fait, l’enfant comprend le pouvoir déontique de la norme et acquiert le sens moral. La relation entre la norme et le fait est une relation de conformité (Fig. 12a). C’est une forme affaiblie de compatibilité parce que la norme recèle toujours un aspect arbitraire et les valeurs résistent en partie à l’analyse rationnelle. Il est donc difficile de penser que le rapport entre la norme et le fait soit exactement le même qu’entre l’esprit et la lettre. Dans sa forme la plus militaire, la norme ne requiert d’ailleurs pas d’être comprise car ce qui peut fonder l’autorité ce n’est pas qu’elle soit rationnelle, mais qu’elle soit autorité. La compréhension des normes est associée à une étape importante du développement émotionnel car la comparaison systématique des actions, des paroles et des pensées avec les normes fait apparaître un tiers entre l’enfant et l’objet de son émotion, un tiers évaluateur, qui deviendra le Surmoi dans la psychanalyse. Les émotions ternaires (honte, gêne, timidité, fierté, culpabilité, etc.) envahissent l’organisation émotionnelle et en font le système de réponse socio-moral si bien analysé par les anciens et dont les stoïciens, les épicuriens et les cyniques plus résolument encore, essaieront de s’affranchir. Lewis a donné une théorie du développement émotionnel en trois étapes qui montre les liens étroits entre les émotions ternaires et la conscience de soi caractéristique de l’intentionnalité (voir e.g. Lewis & Haviland, 1993).

20. Réciprocité des relations

Le concept de relation est un précurseur du rapport et il exprime l’idée qu’un objet peut être à la fois « plus que » et « moins que » (Fig. 12b). Par exemple, dans l’item piagétien de sériation, un jugement scalaire sur un bâtonnet est de la forme : « c’est un petit » et un jugement relationnel est de la forme : « il est plus grand que celui-ci mais plus petit que celui-là ». Les enfants émettent leurs premiers jugements relationnels vers quatre ans, au moment où ils réussissent les questions d’appartenance et les soustractions logiques des items piagétiens d’inclusion. Piaget analyse d’ailleurs les deux de la même façon en insistant sur le fait que l’enfant doit avoir deux jugements diversement orientés simultanément présents à l’esprit. .L’opération menant d’un jugement à son inverse est une inversion. La relation entre les termes inversés est la réciprocité.

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Synthèse La liste non limitative des figures de l’esprit schématiquement présentée dans le cadre de cet article, recèle une organisation dont il importe de dégager quelques traits (cf. Tableau I pour une présentation synthétique).4

Tableau I : Les figures de l’esprit.

CONCEPT RELATION OPERATION BIPOLARITÉ

1 Identité Ressemblance Superposition Apparence / réalité 2 Perspective Altérité Déplacement Points de vue propre / autrui 3 Echelle Similarité Homothétie Terrain / carte 4 Rôle Vicariance Entrée dans la fiction Personne / personnage 5 Croyance Divergence Substitution Croyance A / croyance B 6 Intention d’action Fidélité Reconstitution IA reconstituée / IA rationalisée 7 Interprétation Dualité Elaboration Versions A / B 8 Polysémie Ambiguïté Déplacement Sens propre / sens déplacé 9 Contexte Opportunité Contextualisation Insertions A / B

10 Rapport Relativité Référentialisation Référentiels A / B 11 Mensonge Duplicité Falsification Vrai / faux 12 Genre Généricité Abstraction Genre / espèce 13 Valeur Equivalence Echange Objet / argent 14 Image Visibilité Présentation Caché / montré 15 Métaphore Analogie Connotation Source / cible 16 Exemple Exemplarité Instanciation Langue / discours 17 Application Compatibilité Lecture de l’intention Lettre / esprit 18 Coïncidence Plausibilité Surjection Norme / fait 19 Norme Conformité Comparaison Causes réelle / imaginée 20 Relation Réciprocité Inversion Direct / inverse

Mise en relation d’une figure ontologique avec une figure épistémologique

Par souci de clarté, mais sans simplification excessive, nous nous accor-derons pour reconnaître conventionnellement dans tous ces doublets repré-sentationnels une figure ontologique et une autre épistémologique. La première

4 D’autres concepts sont encore à développer. Nous pensons notamment à la connivence : être d’accord avec la personne qui parle et non avec ce qu’elle dit (et dont la compréhension a perdu de démasquer le fameux assassin habitant du 21 dans une partie de bridge mémorable). Nous pensons également aux actes de langage indirects qui associent sous une même requête deux items différents.

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est le point de départ de l’opération, la seconde en est le produit. On pourrait objecter que la première est autant épistémologique que la seconde puisqu’elle appartient à la représentation et pas au monde. Searle (1983) estime qu’il y a un niveau de base de transaction du sujet avec le monde qui n’est pas seulement représentationnel mais directement et causalement connecté à la sensori-motricité. Lorsque je me cogne contre une porte, ce n’est pas contre une représentation de la porte que je me cogne (même si je me la représente) ; lorsque je vois une Ferrari stationnée en bas de chez moi, ce n’est pas une représentation d’une Ferrari que je vois mais bel et bien une Ferrari. La porte est la cause de mes lunettes cassées comme la Ferrari est la cause du fait que je la vois. On pourrait dire que le terme ontologique est le terme réaliste, en référence aux travaux sur le biais réaliste (Mitchell, 1992, 1994). Le premier terme des doublets devient également représenté lorsque le second peut être pensé, mais il demeure malgré tout le socle du doublet (l’image se construit à partir de l’objet, l’esprit à partir de la lettre, l’apparence à partir de la réalité, etc.). Lorsqu’au premier niveau les deux termes ne sont pas pensés simultanément et que l’un écrase l’autre (l’image prise pour l’objet, l’apparence pour la réalité, l’acteur pour le personnage, etc.) cela entraîne les catégories de la fusion, confusion, illusion, allusion, forclusion, etc.

2. Rôle de l’opération

Répétons, afin de prévenir toute ambigüité que nous nous en tenons à une défini-tion minimaliste de l’opération, à savoir action intériorisée, même si on identifie habituellement l’opération au groupement en adjoignant la propriété de réversibi-lité. Si la complexité relationnelle est un élément d’analyse intéressant, étroitement lié aux capacités de calcul du sujet, étant donné que tout concept est le produit d’un calcul, elle n’est que le versant logique des choses et néglige le versant psycholo-gique.5 Tous les doublets que nous avons présentés sont des cas d’interaction mais ce n’est pas seulement la capacité de générer un objet mental de la complexité d’une interaction simple ou double qui est déterminante dans la genèse du caractère représentatif de ces doublets, mais l’exercice de l’opération qui mène de l’un à l’autre. Il n’y a pas de génération spontanée des objets mentaux, on doit leur

5 Il est curieux de voir que beaucoup de psychologues contemporains prisonniers de l’analyse logique – sous couvert de modèle « computationnel » - reprochent à Piaget d’avoir négligé la psychologie du sujet alors que toute son oeuvre est une subordination de la logique à la psychologie et qu’il y a toujours dans ses analyses le soubassement psychologique de l’opération avant l’analyse logique. L’inclusion, par exemple, ne se réduit pas au groupement additif des classes, celui-ci n’est pertinent que parce que, pour pouvoir penser une violette comme une fleur, je dois faire le geste mental de la penser comme violette, ensuite comme fleur, revenir à la violette, etc. Il y a donc au départ une conduite d’emboîtement comme il y a une conduite de visée ou de placement et déplacement des objets. Toutes les figures de l’esprit qui commen-cent à être comprises vers quatre ans, reposent sur des gestes mentaux de ce type qui sont la composante psychologique sans laquelle l’analyse logique demeure incomplète.

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appliquer un principe de continuité qui peut trouver un élément de solution en admettant que le second terme d’un doublet résulte d’une transformation du premier selon une opération. Certaines de ces opérations sont assez simples à concevoir : je comprends la croyance de Max en me substituant à lui ; je comprends le jeu de mots en allant d’une signification à l’autre ; je comprends le concept d’échelle en agrandissant ou en rapetissant l’objet. Il est en revanche plus délicat de concevoir clairement la composante motrice de l’opération que je fais en passant d’une interprétation à l’autre, de la lettre à l’esprit ou de l’objet à l’image. Il s’agit pourtant chaque fois d’une activation de schèmes d’assimilation différents. C’est dans la considération de ces différents types d’opération et des objets sur lesquels elles s’appliquent qu’on rendra compte des décalages entre les tâches et si, leur surface logique demeure identique, ce n’est pas le procès de la logique qu’il faudra faire.

3. Prise de conscience du produit de l’opération avant celle de sa structure

Une des lois de la prise de conscience formulées par Piaget est relative à la prévalence des états sur les transformations et au fait que l’enfant est conscient du produit de ses actions avant de l’être des actions elles-mêmes. Il en résulte que, lorsque le jeune enfant réussit des items mettant en jeu des doublets représentationnels, il applique les opérations transformantes (déplacement, substitution, abstraction, échange, lecture de l’intention, présentation, etc.) mais n’en a pas conscience et ne lui est accessible que le résultat final de ces transformations. C’est un premier palier. La prise de conscience des produits de l’opération est antérieure à celle de la structure de l’opération, la première survient vers la cinquième année lors d’un stade de la réflexion (Bradmetz & Schneider, 1999) alors que la seconde est concomitante des opérations concrètes (âge de raison).

4. Phase initiale conflictuelle

Avant les premières élaborations de la cinquième année, le second terme du doublet n’est pas généré par une opération mentale et s’il apparaît à l’esprit, suggéré de l’extérieur par exemple, il n’est pas reconnu par le premier qui, pour prendre une comparaison biologique, génère un anti-terme comme on génère un anti-corps. Autrement dit, les deux termes ne peuvent être qu’antagonistes si leur lien n’est pas perçu. Cet antagonisme se traduit en général par l’écrasement de l’un des termes par l’autre. Le vainqueur peut être le terme ontologique (la croyance du sujet écrase celle de Max ; la réalité écrase l’apparence ; la lettre écrase l’esprit ; le sens littéral écrase le sens déplacé ou le sens métaphorique ; etc.) mais il peut être aussi le terme épistémologique lorsque celui-ci possède une incarnation concrète (le personnage écrase l’acteur ; l’image écrase l’objet). Ce qu’on peut dans ce cas, et d’un point de vue assez étroitement fonctionnel, caractériser comme une absence de mobilité représentationnelle, est la conséquence et non pas la cause de l’absence

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d’opération sous-jacente. Cette absence de mobilité ne saurait donc être un déterminant psychologique pertinent, en un mot une explication, pas plus que n’est proprement explicative toute référence à la profondeur logique et à la complexité relationnelle.

5. Phase réflexive de chimérisation

Un argument récurrent des auteurs innéistes consiste à repousser l’apparition de formes nouvelles apprises en raison, d’une part, du paradoxe de l’induction et, d’autre part, de l’impossibilité qu’il y aurait à acquérir une structure n+1 à partir d’une structure n (Piatelli-Palmarini, 1979). Nous avons discuté ce dernier argument (Bradmetz, 1998) et, tout en demeurant en accord sur le fait que les concepts ne peuvent venir directement du monde (la version formalisée de cette proposition est donnée par la théorie de l’apprentissage – cf. Boucheron, 1992 – et le concept d’apprenabilité), nous refusons de renoncer à la création conceptuelle, même s’il faut reconnaître que la théorie de l’équilibration de Piaget en fournit un modèle souvent insatisfaisant qui ne dépasse qu’avec difficulté les solutions darwinistes (sélection des concepts « mutants ») ou dialectiques. Deux arguments peuvent être avancés. Le premier tient à l’existence de procédés automatiques d’induction à la limite (Gold, 1967, Delahaye, 1994), évoqués dans l’article cité. Le deuxième argument consiste simplement à constater la rusticité de la transition n ! n+1. Un concept n+1 ne vient pas seulement de n mais de n, m, o, l, t, etc. Cet argument est une transposition de la parthénogenèse à l’apprentissage mais la vie révèle des formes plus riches, l’hybridation d’abord, mais aussi et surtout la reproduction méiotique, ou chimérisation, à l’oeuvre dans la majeure partie de la biomasse (Margulis & Sagan, 1989). La chimérisation débute par une phase agressive et concurrentielle de parasitage avant que les organismes ne trouvent une solution biologique de coopération et d’intégration mutuelle. En demeurant au plan de la métaphore, on ne peut pas ne pas être frappé par la similarité de ce processus avec celle de la formation des concepts dans la psychologie piagétienne où l’assimilation réciproque tient lieu de chimérisation. Une opération de compensation unit les dimensions antagonistes des objets dans les conservations ; une opération de mise en correspondance numérique unit la cardinalité et l’ordinalité ; des opérations sur les opérations unissent en une seule structure formelle (INRC) les classes et les relations. Le progrès mental est toujours la recherche du compromis majorant, c’est évidemment une création mais qui n’a rien de parthénogénétique. Les opérations sont éléments chimérisateurs dans tous les exemples analysés. Le sujet fait coexister la dualité des représentations lorsqu'il les transmute.

RÉSUMÉ

L'apparition des principaux concepts liés à l'acquisition d'une théorie de l'esprit par l'enfant (fausse croyance, séparation des points de vue, distinction apparence-

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réalité, etc.) est expliquée par certains développementalistes en référence à leur complexité intrinsèque. Dans cette optique, c'est la profondeur logique des concepts qui détermine leur apparition, au moment où l'enfant possède les capacités en mémoire de travail permettant de les manipuler. Cet article, tout en reconnaissant le bien-fondé de l'analyse de la complexité, montre qu'elle peut conduire à une réduction du psychologique au logique et laisser échapper la composante essentielle des figures intentionnelles : les opérations qui les génèrent et qui les unissent. Sur la base de cette conception piagétienne de l'activité mentale, on propose une liste étendue des concepts intentionnels que le jeune enfant doit acquérir. Une revue de vingt concepts est proposée, chacun unissant deux termes au moyen d'une opération.

SUMMARY

The appearance of different concepts associated with the acquisition of a theory of mind by children (false belief, separation of points of view, appearance-reality distinction, etc) is explained by certain developmentalists by reference to their intrinsic complexity. From this point of view, it is the logical depth of the concepts that determines their appearance when the child possesses the working memory capacity to be able to manipulate them. This article, while recognizing the validity of the analysis of complexity, shows that it can give way to a reduction of the psychological aspect by that of logic and overlook the essential component of the intentional figures : the operations which generates and unites them. On the basis of this Piagetian concept of mental activity, an extensive list of the intentional concepts that the young child must acquire is presented. A review of 20 concepts is given with each uniting two terms using an operation.

ZUSAMMENFASSUNG

Das Auftreten der hauptsächlichen Begriffe, die beim Kind mit dem Erwerb einer Theorie des Mentalen (theory 0/mind) zusammenhängen (Falsche Annahmen, Verschiedenheit der Standpunkte, Unterschied zwischen Anschein und Wirklichkeit) wird von einigen Entwicklungspsychologen durch deren Komplexität erklärt. In dieser Perspektive ist es die logische Komplexität der Begriffe, die deren Auftreten bestimmt, wenn es die Arbeitsgedächtniskapazitäten dem Kinde erlauben, diese Begriffe zu manipulieren. Obwohl eine derartige Komplexitätsanalyse als begründet anerkannt wird, zeigt die vorliegende Arbeit, dass sie zu einer Reduktion des Psychologischen zum Logischen führen kann und dadurch den wesentlichen Bestandteil der intentionellen Figuren nicht in Betracht zieht : die Operationen, die sie hervorbringen und die sie miteinander verbinden. Auf Grund dieser von Piaget inspirierten Konzeption der mentalen Aktivität, wird eine ausführliche Liste der intentionnellen Begriffe aujgestellt, die das Kleinkind zu erwerben hat. Zwanzig Begriffe werden vorgestellt, in jedem werden zwei Termini durch eine Operation verbunden.

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Adresse de l’auteur : Département de psychologie

Université de Reims 57, rue Taittinger

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