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UNE APPROCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE DE LA CONSTRUCTION, DU CONCEPT D’ESPACE GÉOMÉTRIQUE ET PHYSIQUE Philippe LOMBARD Archives Henri Poincaré - Nancy 2 Dominique Flament (dir) Série Documents de travail (Équipe F 2 DS) Histoires de géométries : textes du séminaire de l’année 2003, Paris, Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 2004

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UNE APPROCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE DE LACONSTRUCTION, DU CONCEPT D’ESPACEGÉOMÉTRIQUE ET PHYSIQUE

Philippe LOMBARDArchives Henri Poincaré - Nancy 2

Dominique Flament (dir)

Série Documents de travail (Équipe F2DS)

Histoires de géométries : textes du séminaire de l’année 2003,

Paris, Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 2004

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Sur la robe de la Mélancolie III

LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE

ou les anti-mémoires du nombre …

Philippe LOMBARDIrem de Lorraine

« Et que l'on ne croie pas que cette foule de théorèmes divers, qu'on peut aujour-d'hui multiplier indéfiniment par ces méthodes, doivent compliquer la géométrie, eten rendre l'étude plus longue et plus pénible. Toutes ces propositions, nouvelles ouplus générales que celles qu'on connaissait déjà, auront, au contraire, pour effet cer-tain, de simplifier cette science et d'en étendre les doctrines. En effet, d'une part, lespropositions d'un nouveau genre donneront lieu à des théories et à des considéra-tions géométriques nouvelles ; et d'autre part, les propositions qui rentreront dansdes théories connues forceront, par leur généralité, d'élargir les bases actuelles deces théories, et de les asseoir sur des principes susceptibles de déductions plusdiverses et plus générales.» Michel Chasles

Bien que le sujet puisse passer pourprovocateur dans un colloque consacré à laMémoire des nombres, le but de cet exposéest l’étude épistémologique d’un momenttrès important de l’histoire des mathéma-tiques : la naissance de la géométrie dansl’espace. C’est la suite de deux interven-tions dont on pourra trouver le détail dansles actes des colloques précédents (cf. [1] et[2]) et qui se proposaient de décrire unemodélisation de la notion d’obstacle épisté-mologique, tout en expliquant son fonc-tionnement à propos de la représentationen perspective. S’il suffisait de cultiver leparadoxe le sous-titre conviendrait peut-être pour excuser pareille intrusion, maisje voudrais m’arrêter un instant poursignaler qu’un hors-sujet peut n’être qu’ap-parent… et qu’un paradoxe peut parfois encacher un autre…

L’habitude qui nous fait considérerdeux univers bien distincts — celui du cal-cul d’un côté et celui de la géométrie del’autre — est certes largement ancrée dansles esprits, elle n’en est pas moins excessi-

vement artificielle ou, pour le dire autre-ment, beaucoup plus rituelle que véritable-ment justifiée : d’abord dans la pratique,puisque, mathématiquement, il est devenupresque impossible aujourd’hui d’envisagerl’espace de la géométrie élémentaire sanspenser à R3 ; mais aussi au regard de l’his-toire, qui nous oblige tout simplement àconstater une symbiose entre l’évolution del’algèbre et celle de la géométrie. Chacunsait en fait que le concept d’une “géométriepure” est relativement moderne, et bienpostérieur, en tout cas, à la création de laplupart des outils géométriques… Pour-tant cela n’empêche nullement de mainte-nir — souvent même du point de vue del’épistémologie — le mythe d’une dichoto-mie fondamentale ! Là est sans doute levrai paradoxe, et c’est d’ailleurs à partird’une telle contradiction que nous touchonsà une question épistémologique des plusintéressantes…

Je tenterai de la préciser plus loin,mais je m’attacherai tout d’abord à monproblème initial : celui qui consiste à

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essayer de comprendre les mécanismes del’invention et de la mise au point de la géo-métrie dans l’espace. J’essaierai simple-ment de le faire en évitant d’étudier lepassé au travers des savoirs actuels. Monobjectif, en effet, n’est pas de discuter lavaleur des choix effectués pour résoudre unproblème — celui de l’espace — pour lequelnous disposons aujourd’hui de plusieurssolutions ; il n’est pas de dire pourquoi —au regard des interprétations physiquesplus récentes — le “modèle R3” s’est révélépertinent ou non ; il est au contraire dechercher les ressorts d’une découverte. Nouseffectuerons cette démarche en interro-

geant d’abord l’histoire, afin de revenir àune époque où il ne s’agissait pas de choisirun modèle mais de le créer ; à une époqueoù ni l’anticipation ni la confrontation despossibles n’étaient encore de mise ; à uneépoque au travers de laquelle la seuleambition qui peut nous guider est celle detrouver un fil conducteur à l’enchaînementdes faits… Nous reviendrons ensuite sur laquestion de structurer les différents obs-tacles à partir du principe de modélisationque j’ai évoqué plus haut et nous nousconsacrerons enfin aux perspectivesépistémologiques qui découlent de cettefaçon d’aborder le problème…

que cette question n’a pris sa véritableampleur qu’à partir de la Renaissance, etd'abord à propos de représentation picturale.

On peut même noter un phénomèneplus surprenant en apparence : rien (dansl’évolution historique) ne tend à montrerqu’une mise en place préalable d’outils degéométrie dans l’espace — en considérantainsi ceux de la géométrie grecque — n’aitété une condition nécessaire à une utilisa-tion de ce modèle géométrique comme“modèle de l’espace”. Tout porte à croire, aucontraire, que la Renaissance a constituéune sorte de “revisitation” complète dusujet : d’abord parce que les problèmes demaîtrise de “l’espace” — au travers de laquestion de sa représentation picturale —n’ont fait que tardivement appel aux outilspropres à la géométrie dans l’espace ; maissurtout (semble-t-il) parce que ce sont cesproblèmes nouveaux qui amenèrent à com-pléter la panoplie des outils déjà forgés par

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Il convient de préciser d’entrée de jeuun point très important vis-à-vis de la géo-métrie et c’est dans ce but que j’ai utilisépour le titre de cet exposé l’expression “géo-métrie de l’espace” plutôt que celle de “géo-métrie dans l’espace”… Cette distinction nesignifie pas que je cherche à établir une op-position entre deux domaines indépendantsl'un de l'autre — ni surtout que je tienne àséparer deux problèmes auxquels il fau-drait accorder des importances inégales —mais il faut tout d’abord attirer l’attentionsur une certaine différence de nature entredes questions comme celles qui touchentaux polyèdres réguliers ou aux sections ducone étudiées par les Grecs (c’est indénia-blement de la géométrie dans l’espace), etdes problèmes qui relèvent de ce que nousappellerions aujourd’hui la “modélisationphysique de l ’espace”. Or, même sil’astronomie ou la géodésie des Ancienssupposaient des choix en matière de géomé-trisation du monde, il est à peu près clair

PREMIERE PARTIE : un peu d'histoire…

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les géomètres grecs et leur donnèrent unepuissance nouvelle, sans doute insoup-çonnée à l’origine.

La réalité est donc simplement quel’histoire de la géométrie dans l’espace nepeut pas ne pas s’intéresser au problème dela géométrie de l’espace et que le tournantconstitué par l’époque de la Renaissance àcet égard est d’une telle importance qu’iln’apparaît pas totalement illégitime d’yfaire démarrer une analyse détaillée, indis-pensable à une approche épistémologique…

1°) La Renaissance ( 1400 – 1600 )

Considérons par conséquent que l’his-toire commence en 1400… L’Occident, quidispose déjà d’une culture mathématiquenon négligeable (sans doute principalementhéritée des Grecs via l’empire byzantin), vaprogressivement prendre connaissance dela science arabe et — au travers de celle-ci— de la majeure partie des savoirs de

l’Antiquité. Parallèlement à ce mouvementqui s’étale lentement sur presque deuxsiècles, les savants vont tout particulière-ment s’attacher à résoudre un problèmed’une importance philosophique et scienti-fique capitale : celui de la représentation“exacte” de l’espace. D’abord largementcantonnées (jusqu’en 1600) dans une pro-blématique essentiellement picturale, lesrecherches vont donner peu à peu naissan-ce à ce qui, pour nous, relève aujourd’hui dela théorie de la perspective, c’est-à-dire dela géométrie projective.

D’une façon schématique, le problèmepeut se résumer à la question suivante :trouver l’image d’un objet donné de l’espacesur un plan, de manière à traduire par pro-jection centrale la vision que peut en avoirun observateur (voir le schéma de la figure1). Je renvoie à [2] pour une description as-sez détaillée des réponses à cette questionen ce qui concerne la période allant de 1400à 1600 ; il convient cependant de rappeler ici

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figure 1

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plusieurs points essentiels si l’on veut évitercertains contresens épistémologiques :

a) La première idée fausse à éviter est decroire que le problème a été résolu commenous l’exposerions aujourd’hui à des élèves,en termes de géométrie dans l’espace… Celatient peut-être simplement à l’originalité dela question posée : les peintres du Quattro-cento vivaient bien dans l’idée que lesAnciens connaissaient déjà des solutions,mais ne disposaient — et ne pouvaient enfait disposer… — d’aucune référence sur lesujet. Cela résulte plus certainement de ladifficulté intrinsèque au problème. En effet,même si des outils de géométrie dansl’espace étaient disponibles, la situationn’est pas un simple exercice à trois dimen-sions et — en tout état de cause — ellen’est pas un exercice simple de géométriedans l’espace ! Un peu de bonne foi amènevite la plupart des professeurs de mathé-matiques à reconnaître leurs propres diffi-cultés pour maîtriser ce genre de problème,et encore faut-il — pour en arriver à cestade — admettre que le modèle spatialdont relève (par exemple) la théorie despolyèdres, fournit à lui seul les propriétésde la figure 1… parce qu’il s’applique à laquestion sans autre extrapolation qu’uneespèce de “prolongement à l’univers toutentier”… C’est le contraire qui s’est pro-duit. Et l’on peut considérer sans simplifieroutre mesure que les premières règles de laperspective ont été entièrement décou-vertes en se plaçant uniquement du pointde vue du personnage représenté dans lafigure 1, en ne faisant appel à aucune autrenotion “spatiale” que celles de directionshorizontale ou verticale et en ne travaillanten fait que dans le plan du tableau ou dansle plan horizontal (cf. [2]). La géométrisa-tion à partir d’intersections de plans ou dedroites obliques que nous connaissons

aujourd’hui n’a été en réalité appréhendéevéritablement qu’en 1600, époque à laquel-le Guidobaldo del Monte proposa pour lapremière fois un exposé mettant en jeusous une forme “correcte” les notions ensei-gnées actuellement au niveau du lycée…

b) De façon plus imagée, il faut garder àl’esprit qu’une réalisation graphique telleque celle de la figure 1 n’est vraimentenvisageable qu’à partir de 1600. C’est-à-dire que, bien que le résumé de la situationglobale qu’elle contient soit sans aucundoute dans les têtes dès le début desannées 1400, elle constitue techniquementune “mise en abîme” qui suppose unemaîtrise simultanée de deux points de vue.Mais leur mise en œuvre “opérationnelle”au niveau géométrique nécessite l’applica-tion de règles sur les points de fuite quin’ont pas été précisées avant Guidobaldo.Jusqu’à la fin du XVIème siècle, la solutionreposait essentiellement sur des méthodesqui permettaient de trouver la représen-tation sur le plan du tableau d’un qua-drillage de référence situé dans le planhorizontal et auquel il suffisait de rappor-ter le sujet à représenter. Les seules règlesdémontrées ne concernaient en réalité quele “point de fuite principal” et “les tierspoints” (ou “points de distance”) en lesquelsconvergent les diagonales du quadrillage.Le problème a donc finalement nécessitédeux siècles pour trouver sa forme en tantque problème de géométrie dans l’espace etc’est, paradoxalement, une démarche degéométrisation de l’espace presque indé-pendante d’un appel aux connaissances desmathématiciens grecs qui a donné un sensau “modèle à trois dimensions”.

c) La mise en place des règles de la perspec-tive fait ainsi apparaître, en filigrane, unphénomène d’autant plus important qu’il

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est relativement rare en mathématiques :l’anticipation de propriétés suffisammentplausibles pour être admises et utiliséessans véritable justification théoriqueconvaincante. C’est là un des aspects surlesquels je me suis attardé dans [2] et quitouche, en l’occurrence, la notion de pointsde fuite. Il faut bien comprendre en effetque l’approche des XVème et XVIèmesiècles ne permettait pas de démontrer —ni même d’expliquer — la convergence desparallèles en dehors des cas très particu-liers du point principal et des tiers points.Cela n’a nullement empêché cependant desmises en œuvre de la perspective picturalequi ne se privaient pas de faire appel à despoints de fuite plus généraux — notam-ment à tous ceux qui sont sur la ligned’horizon — et ceci dès le début des années1500. Il aura fallu pourtant attendre 1600pour expliquer mathématiquement ce phé-nomène ! Nous sommes donc ici en faced’une propriété suffisamment “prégnante”pour être extrapolée de manière tout à faitnaturelle, sans avoir besoin d’être comprisegéométriquement…

2°) Le cap 1600 …

Le “cap 1600” correspond ainsi à la find’une phase initiale qui aura abouti à lapremière démonstration des règles concer-nant les points de fuite. Sans trahir excessi-vement la vérité, on peut comparer la situa-tion du début des années 1600 à ce qu’il estfacile d’observer aujourd’hui chez des élèvesnantis d’un bagage scientifique minimal enmatière de perspective : les savoirs scolairesactuels permettent sans grande peine decomprendre pourquoi les images des droitesqui sont parallèles dans l’espace doiventconverger dans le plan du tableau, puisquec’est là une application directe des proprié-tés d’intersection des plans et des droites

dans l’espace… Il serait cependant erronéd'en conclure que le problème était complè-tement résolu une fois franchie cette étape !Certes, le “modèle spatial” était désormaismis en place — du moins sous l’aspect quenous rapportons maintenant aux propriétésd’incidence — encore faut-il noter que cettemaîtrise “qualitative” du problème (qui per-met de structurer géométriquement la figu-re 1) laisse notamment de côté tout l’aspectmétrique de la solution découverte dès ledébut du Quattrocento. La nuance n’est pasmince et, s’il en était besoin, il suffirait pours’en convaincre d’observer les difficultés quisurgissent immédiatement lorsque l’on veutfaire accepter à des lycéens — ou à desprofesseurs ! — les propriétés des points dedistance…

Mais revenons plus en profondeur surle problème global : on doit remarquer quela figure 1 ne contient pas toute la solution.D’abord parce qu’il n’est pas immédiat d’ytrouver une véritable maîtrise de “ce quevoit exactement le personnage de gauche”.Ensuite parce qu’elle n’apporte pas di-rectement les moyens d’une approchenumérique, susceptible de guider des cal-culs que j’appellerai provisoirement :“propres à la situation”… Même pour unlecteur d’aujourd’hui, une chose est deconnaître les rudiments de la perspective,alors que c’est une tout autre complicationque de savoir en gérer les aspectsmétriques. Même si l’on sait par ailleurs dela géométrie analytique — voire de la géo-métrie projective — et bien que les pre-mières solutions apportées au problèmeaient contenu d’emblée une grande part desréponses à ce type de question !

Epistémologiquement parlant nous dis-posons là d’un symptôme frappant quimontre en quoi le sujet est difficile : nous

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nous intéressons à la genèse d’une théoriequi — même rétrospectivement — engageplusieurs facettes très délicates à assembler.Il semble donc naturel que la découverte etla mise en place complète de tous ces élé-ments aient dû nécessiter une lente évolu-tion… Et les choses ont effectivement subiune très longue maturation à partir dustade auquel nous en sommes arrivés… ellesn’ont trouvé une sorte de conclusion — pro-visoire ? — que deux siècles plus tard, c’est-à-dire vers le début du XIXème siècle…

Je schématiserai ce processus de lafaçon suivante :

figure 2

C’est-à-dire qu’à partir des années 1630deux nouvelles approches largement indé-pendantes l’une de l’autre vont permettred’enrichir le “substrat de géométrie dansl’espace” auquel est parvenu le XVIèmesiècle : l’une correspond à la géométrie ana-lytique (je la rapporterai pour simplifier aupoint de vue de Descartes), l’autre est celleinaugurée par Desargues, qui met en avantla notion correspondant aujourd’hui à cellede projection centrale.

3°) Les deux voies ( 1600 – 1800 )

Bien qu’il soit possible (et intéres-sant…) de rapprocher chacune des deuxdémarches de telle ou telle avancée parti-

culière à la géométrie grecque, la manièrela plus simple de décrire la différence entreles deux “voies” schématisées sur la figure2 est de rapporter chacune d’elles à unefaçon possible de pénétrer à l’intérieur dela figure 1…

D’un certain point de vue, en effet, lagéométrie de Descartes consiste à s’intéres-ser d’abord à la partie droite de cette figure1, et revient à poursuivre l’idée du qua-drillage auquel est rapporté le plan hori-zontal. Il est clair qu’on peut voir aisémentdans cette technique systématisée par lespeintres de la Renaissance pour repérer leséléments de l’espace, l’embryon de la notionde “repère cartésien” : elle permettrad’apporter peu à peu les moyens de synthé-tiser tous les aspects du problème à partird’un seul repère à trois coordonnées, englo-bant à la fois (lorsque le besoin s’en faitsentir) l’objet à étudier, le plan image etl’observateur. Ce n’est rien d’autre que laméthode analytique actuelle dans laquelletous les calculs deviennent réalisables… Ilfaut toutefois préciser quelques pointsindispensables pour comprendre la pro-gression historique. D’abord l’idée en elle-même du “repérage” par projection sur desaxes de référence ne constituerait pas unprogrès sur la démarche des peintres s’il nes’y était ajouté la possibilité de pratiquer lecalcul à partir des “coordonnées”. Ensuite,indépendamment de cette puissancequelque peu miraculeuse offerte parl’invention du calcul algébrique, la nou-veauté de la méthode cartésienne par rap-port à celles (parfois très semblables) desAnciens réside principalement dans l’idéede rapporter tout le plan (ou tout l’espace) àun repère unique, choisi a priori et non plusassocié à des propriétés particulières auxobjets étudiés. Enfin cette “montée en puis-sance” de la technique algébrique est sans

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1400 1500 1600 1700

Descartes

Desargues

1800

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doute l’élément essentiel à considérer pouranalyser les avancées effectuées dans lavoie de la géométrie analytique, si bien quecela rend l’épistémologie de la géométrielargement tributaire de l’invention del’algèbre “abstraite”.

A l’inverse, la “voie Desargues” consisteà se focaliser plus précisément sur la partiegauche de la figure 1… C’est-à-dire qu’elles’attache à chercher une meilleure capacitépour gérer “ce que voit l’observateur”, ausens où il s’agit de dégager des invariantsqui permettent de transporter certainespropriétés métriques de la figure initiale àla figure-image s’inscrivant sur le tableaumédian. Ici encore je ne ferai que résumertrès succinctement les points essentiels, etje me contenterai donc de préciser deux élé-ments… Il convient d’une part, en effet, deconserver en permanence à l’esprit l’impor-tance donnée par Desargues à la notion deprojection centrale : d’abord dans sa volontéde perfectionner les procédés de la perspec-tive picturale ou ceux de la gnomonique, etensuite au travers de sa théorie synthé-tique des coniques. Mais il faut aussi souli-gner, d’autre part, que le simple concept“géométrique” de projection n’aurait sansdoute jamais trouvé une réelle efficacitésans la mise en œuvre d’outils nouveauxtels que les notions de points à l’infini oud’involution, permettant l’utilisation systé-matique de l ’invariance des divisionsharmoniques… Nul ne connaît, évidem-ment, l’origine exacte des découvertes deDesargues, il est cependant assez séduisantde penser que toute sa démarche pourraitdécouler de l’étude systématique des pro-priétés de la figure obtenue en perspectivelorsque l’on cherche à représenter lesbissectrices d’un angle ou même, tout sim-plement, des systèmes de droites per-pendiculaires…

Il convient donc de noter les rupturesindéniables qui séparent les hommes duXVIIème siècle de leurs prédécesseurs etd’insister sur le fait qu’indépendamment dela montée en puissance progressive du cal-cul algébrique, le ressort essentiel de cetterévolution semble bien résulter d’une pro-blématique de géométrie de l’espace. L’undes tous premiers traits caractéristiquespropres à un Descartes ou à un Desarguestient en effet au fait que ceux-ci ne secontentent plus d’étudier simplement desfigures, mais engagent des théories quidonnent une existence (et des propriétésintrinsèques) à tout l’espace. Désormais, lesobjets étudiés ne pourront plus guère dispo-ser d’une individualité “existentielle” maisse trouveront presque naturellement “plon-gés” dans une sorte d’espace ambiant… quenous appelons aujourd’hui “l’espace de lagéométrie” ! Ce mouvement n’est évidem-ment pas conscient, mais on ne peut cepen-dant pas analyser l’histoire de cette périodesans prendre en compte ce lent glissementsouterrain qui verra finalement le but de lagéométrie passer peu à peu d’une étude desobjets particuliers à une étude de “l’objetuniversel” qui les contient tous.

Cela étant, les deux approches vont seperfectionner durant deux siècles et leurévolution doit constamment être comparéeà celle, parallèle, de l’algèbre. Remarquonssimplement (pour ce qui nous intéresse)que, durant ces deux siècles, les points devue se sont souvent épaulés mutuellement :on voit par exemple un La Hire utiliseraussi bien l’une ou l’autre des approchespour ériger sa théorie des coniques, demême qu’un Newton établit une classifi-cation des cubiques en jouant habilementsur l’étude des équations et sur les simplifi-cations apportées par des considérationsgéométriques “à la Desargues”… Il n’en

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reste pas moins que les deux démarchesétaient “par essence” étrangères l’une àl’autre, c’est-à-dire que les outils forgésdans l’un ou l’autre des points de vue ap-portaient chacun leur part de résultats,sans qu’au fond il soit possible de disposerd’une théorie “d’unification” au sein delaquelle les deux “façons de penser” trou-veraient un lien véritable. Cela s’expliqued’ailleurs aisément si l’on considère la failleoriginelle entre un Descartes et unDesargues : comme l’on sait aujourd’hui,l’un aboutit à l’espace affine, l’autre doit enpermanence prendre en compte une struc-ture d’espace projectif… Une illustrationpresque emblématique de cette “double géo-métrie” peut être observée dans l’œuvred’un Lambert, qui reprendra le problèmespécifique de la représentation en perspec-tive au milieu du XVIIIème siècle : dans unpremier temps son étude repose essentielle-ment sur l’utilisation de toutes les res-sources de la géométrie cartésienne (onpeut d’ailleurs y mesurer de façonspectaculaire l’évolution du calcul algé-brique depuis le début des années 1600) ;dans un deuxième temps, il reprendra leproblème sous un point de vue analogue àcelui choisi par Desargues, avec le butavoué cette fois, de “s’affranchir” del’importance donnée au “plan géométral”(c’est-à-dire horizontal) et, à travers lui, dela “stabilisation” du problème contenuedans la particularisation représentée sur lafigure 1…

4°) Les prolongements ( 1800 – … )

Le processus résumé dans la figure 2peut en définitive s’analyser en deuxtemps : alors que l’étude de la perspectiveconstitue un problème unique, traité etrésolu pour lui-même dans une première

phase allant de 1400 à 1600, l’approfondis-sement et l ’extension de la questionentraînent ensuite une nette bifurcationqui ouvre une deuxième phase, marquéeessentiellement par la présence de plu-sieurs méthodes concurrentes. Il fautattendre la fin du XVIIIème siècle pourobserver une nouvelle évolution importan-te du point de vue épistémologique, maiscette “troisième phase” qui s’ouvre indé-niablement avec le début des années 1800présente deux aspects distincts qui ris-quent malheureusement d’en brouillerl’analyse : nous allons en effet assisterpresque simultanément, d’une part à lamise en place d’une synthèse particulière-ment satisfaisante des deux voies emprun-tées depuis 1600 — c’est donc l’occasion deparler d’un nouveau “cap 1800”… —, etd’autre part à l’ouverture d’une probléma-tique inattendue dont certains côtés vontdonner l’impression de perturber la solu-tion enfin dégagée…

Si nous devions arrêter l’histoire audébut du XIXème siècle, je pourrais large-ment la simplifier en annonçant la clôturedéfinitive du problème dont j’ai fixé l’origi-ne en 1400. Et il suffit, à vrai dire, de sepencher sur les travaux de mathématicienscomme Monge, Chasles ou Poncelet pourêtre frappé de voir comment toutes lespièces du puzzle vont se mettre en place etpour observer la manière dont vont conver-ger désormais toutes les “pistes” pratiquéesau cours des deux siècles précédents…

En effet, on ne peut d’abord manquerd’observer, au travers de l’œuvre d’unMonge par exemple, l’aboutissement et lamise en cohérence parfaits des démarchescorrespondant aux deux lignes supé-rieures de la figure 2 : l’utilisation systé-matique de la géométrie analytique et de

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la géométrie descriptive pour résoudre “enparallèle” les problèmes de géométriedans l’espace témoigne, à partir de cetteépoque, de la pleine conscience d’uneunité profonde entre les “calculs à la Des-cartes” et les “figures à la Guidobaldo”.La synthèse complète avec le point de vuede Desargues attendra simplementChasles et Poncelet : reprenantl’ensemble de la question, ceux-ci éclaire-ront complètement les liens entre l’in-volution utilisée par Desargues et l’inva-riance du birapport (c’est le côté algé-brique de la question), mais aussi entrel’espace affine de la géométrie cartésienneet le passage à l’espace projectif inventépar Desargues (c’est le versant géomé-trique sous-jacent).

En résumé, nous pouvons direaujourd’hui que les voies schématiséessur la figure 2 se rejoignent à partir de ladécouverte d’un nouveau cadre : celui quiest permis par la maîtrise des coordon-nées homogènes (réelles et même com-plexes), et que c’est seulement dans cenouveau contexte qu’il devient possible derassembler — notamment à propos de lathéorie des coniques — tous les résultatsacquis dans les différentes voies depuis ledébut du XVIIème siècle. Le “grandœuvre” n’est certes pas encore complète-ment achevé, mais l’Aperçu historique deChasles montre à l’évidence comment lesdivers ingrédients de la solution se sontmis en place et amènent à un point devue nouveau, centré désormais sur la no-tion de transformation, préparant enquelque sorte une synthèse définitivetelle qu’elle sera énoncée par Klein entermes de recherche d’invariants, puis“close” un peu plus tard par la détermina-tion complète de tous les invariants de lagéométrie élémentaire… Pouvait-on —

d’un point de vue épistémologique —rêver mieux que de cette clôture du pro-blème énoncé autour de la figure 1 ? Etu-dié et résolu partiellement dans uncontexte donné, enrichi et compliqué àl’extrême dans différentes directions, ilva se trouver “nettoyé” au travers d’unesentence irrévocable comme celle-ci :« toute cette quête revenait en fait àdégager un invariant “projectif” au seinde la géométrie de Descartes, et le seulque l’on pouvait trouver en l’occurrenceétait le birapport,… celui-là même quiavait été pressenti par Desargues » !

L’histoire des mathématiques pour-rait au fond en rester là. Mais il seraitcependant trop simpliste de s’arrêter à untel sentiment d’achèvement car, avantmême la fin de cet “achèvement”, onassiste à l’ouverture d’une nouvelle pério-de dont les rebondissements vont dépas-ser largement les questions originelles.C’est une phase que Dieudonné a pu, àbon droit, désigner dans [6] sous le nomde “chaos”…, je ne m’y attarderai paspour le moment dans la mesure où sesmultiples aspects nous amèneraient obli-gatoirement à détailler ses développe-ments au cours du XXème siècle. Il mesuffira de souligner ici la contradictionapparente qui va voir à partir de cetteépoque la naissance d’une nouvelle di-vergence, alors même que la dichotomieentre les deux voies que j’ai appelées“Descartes” et “Desargues” a trouvé lemoyen d’être enfin surmontée. C’est leparadoxe que j’ai déjà évoqué au début decet exposé et qui touche — seulement àpartir du XIXème siècle — l’émergence dedeux “écoles” et d’une vraie concurrenceentre ce que l’on appellera le point de vueanalytique et le point de vue de la géomé-trie pure… J’y reviendrai plus loin.

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Comme je l’ai annoncé dans l’introduc-tion, mon but est maintenant d’essayer dedonner une “modélisation” de ce qu’il estintuitivement possible d’appeler “les obs-tacles épistémologiques” liés au problème.Le principe de base de la description àlaquelle je vais m’attacher repose sur unappel à la notion de singularité telle qu’onl’envisage habituellement dans le cadre dela “théorie des catastrophes”. Il ne m’estévidemment guère possible de détaillertous les aspects de ce point de vue puisqueles préliminaires font déjà l’objet de deuxexposés : je dois de ce fait renvoyer à [1] et[2] pour de plus amples explications…Disons simplement que l’exposé [1] étaitconsacré à l’étude de l’idée de fronce rappe-lée succinctement ci-dessous et que l’exposé[2] étudiait une situation plus complexe,correspondant (en simplifiant) à la conjonc-tion de deux fronces… Nous sommes ici enface d’un problème d’une plus grande diffi-

culté qui va nous obliger à faire appel à unesingularité de dimension quatre connuesous le nom “d’aile de papillon”…

1°) La notion de “fronce”

Mettons-nous un instant à la place dupeintre représenté sur la figure 1 et suppo-sons que nous nous posions un problèmeanalogue au sien, c’est-à-dire de dessinersur le plan vertical médian l’image d’unobjet situé dans l’espace. En simplifiant laquestion à l’extrême, nous pouvons laramener à un exercice analogue à celui quiest énoncé sur la figure 3…

Lorsque l’on sait que cet “archétype” deschéma a demandé des siècles avant d’êtreréalisé de façon cohérente, on imagine sanspeine que les essais de résolution amènentà de multiples erreurs. On peut aisémentles classer : d’un côté les tentatives qui

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DEUXIEME PARTIE : un peu d'épistémologie…

A

D

C

BA

D C

B

Exercice : La figure de droite est formée d'un carré et de ses médianes. Compléter la figurede gauche pour qu'elle corresponde à une vue en "perspective" de la figure de droite.

figure 3

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consistent à reporter telles quelles les éga-lités de segments donnant les milieux, del’autre les approximations qui cherchent àrendre crédible une déformation plus oumoins aléatoire… C’est précisément pourtenter d’expliquer une dynamique suscep-tible d’entraîner ces deux sortes d’erreursque j’ai introduit dans [1] une “modélisa-tion” que l’on peut résumer par la figure 4ci-dessous.

Les deux formes initiales en présencedans l'énoncé, ainsi que la solution idéale,ont été symbolisées en des points C, T et Sd’une courbe représentant les “états” pos-sibles à partir de l’idée de déformation.Mais ces “états” sont prisonniers desbranches marquées en trait plein, alors quele point S se révèle inaccessible par desimples variations le long de l’axe horizon-tal. Les seuls changements observablesinduisent des cycles C – E1 – T – E2 , danslesquels les passages aux points E1 et E2correspondent à chacun des deux types

d’erreurs citées plus haut. La seule issuepour atteindre la solution consiste à “pas-ser outre”, c’est-à-dire à faire appel à unautre paramètre et à trouver un cheminsusceptible de revenir au point S … Celasuppose que le problème relève d’une surfa-ce représentative des “états” telle que cellede la figure 5, sur laquelle le détour par un“savoir” situé au point γ (cusp) permet —après démontage et remontage du dessininitial — d’aboutir au résultat cherché…

On se reportera à [1] pour des dévelop-pements supplémentaires. Notons cepen-dant que l’exercice dont je viens de me ser-vir ne correspond nullement à une situa-tion historique : il est en fait “prédigéré”,alors que la solution originelle devait sur-monter une problématique similaire danslaquelle le point de fuite était lui aussi àinventer… En fait Alberti s’est heurté dèsle début du XVème siècle à un obstaclemettant en jeu deux fronces à gérer simul-tanément (cf. [2]) ! Mais revenons au pro-

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démontage

déformation

C

ST

γ

C

T S

E1

E2

figure 4

figure 5

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blème qui nous concerne, c’est-à-dire enréalité à un exercice qui pourrait s’énoncerainsi : réaliser soi-même la figure 1 …

Contrairement au cas précédent, laquestion posée ressemble cette fois effecti-vement à une étape “historique” : d’abord— au cours du XVIème siècle — dans lamesure où des figures strictement ana-logues étaient nécessaires pour la confec-tion des traités de perspective, et ensuite —au tournant des XVIème et XVIIème siècle— par le simple fait que les problèmesd’ombres qui se sont posés aux peintresappellent des constructions structurelle-ment équivalentes. Cela étant, admettonsdonc que nous disposions des deux partiesgauche et droite de la figure 1 et que nousdevions la compléter en dessinant “ce quevoit le peintre” sur le plan vertical médian.

Il est facile de comprendre que la diffi-culté est désormais renforcée par la néces-sité de faire la part des choses entre troispoints de vue : celui que l’on peut avoir“hors contexte” sur la forme intrinsèque del’objet observé d’une part, mais aussi,concurremment, sur les images appa-rentes de celui-ci pour le personnage situédans la figure et pour le lecteur du schémafinal, qui voit directement (mais de façonoblique) l’image du tableau intermédiaire !Nous tombons naturellement sur une“modélisation du problème” qui amène àfaire appel, non plus à la figure 4, mais àune “courbe des états” du type de celle dela figure 6 dans laquelle les trois branchesvont correspondre à chacun des troispoints de vue susceptibles de servir“d’attracteurs”… (bien évidemment, lespositions relatives des différentes disconti-nuités sont à moduler en fonction desinterprétations nombreuses entraînées parles variations de l’énoncé). L’important est

de noter qu’un problème relevant d’unaussi grand nombre de combinaisons —donc d’erreurs potentielles — ne peut plusêtre résolu par l’appel à une seule “fronce”,mais nécessite pour le moins la construc-tion d’une “surface des états” qui fasseintervenir trois “cusp” (cf. figures 7 et 8).

Nous sommes ainsi amenés à considérerune nouvelle combinaison de singularités.Ce sont toutes celles par lesquelles doiventpasser les étapes de la résolution du problè-me, car chacun des groupements possiblesentre les attracteurs correspond en fait à unefronce, et celle-ci permet de parcourir la sur-face selon un cheminement pertinent, adap-té au problème conjoncturel traité.

Peut-être pourrions-nous en rester àune telle explication et chercher à précisersur les figures 6, 7 et 8 la signification dechaque discontinuité en fonction deserreurs rencontrées dans la résolution detel ou tel exercice analogue à celui que jeviens d’évoquer ?… Cependant, il ne mesemble pas que cette modélisation soit suf-fisante pour comprendre véritablement letype d’obstacle auquel nous avons affaire,et ceci pour plusieurs raisons :

— d’abord, parce que le phénomène de“compréhension” (cf. [2]) oblige à intégrerune évolution historique de la variété des“états” au fur et à mesure de la création (etdu renforcement) des points de passagedécouverts à l’occasion de certains pro-blèmes répétitifs,

— ensuite, parce que nous aboutirions toutau plus, dans cette seule direction, à l’éta-blissement d’une sorte de “bestiaire” d’exer-cices indépendants les uns des autres alorsqu’il est légitime de penser que ceux-ci doi-vent être comparés et rassemblés au sein

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figure 6

figure 7

figure 8

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d’une famille de cas possibles apparentés àun même problème de fond,

— enfin, parce que l’analyse épistémolo-gique ne saurait se contenter de trouver la“surface” adaptée à chaque type d’exercicealors que la dynamique d’une synthèseconstitue précisément une étape importan-te au travers de ce que l’on peut appeler lestade de la “conceptualisation” (cf. [2]).

2°) “L’aile de papillon”

Que doit-on entendre par “dynamiqued'une synthèse” ? Je veux dire par là que,plutôt que de rester sur l'idée d'une familled'obstacles “à trois fronces” du type de celuide la figure 8, il convient de regarder cettesurface comme une simple manifestationparticulière d'une variété de dimensionsupérieure qui serait, elle, chargée dereprésenter un obstacle d'une plus grandecomplexité. Précisons encore, mais enregardant les choses par l'autre versant : ilexiste une singularité de dimension quatre— c'est-à-dire une sorte de “fronce” où lasurface de la figure 5 est remplacée par une“hyper-surface” à quatre dimensions — etrien ne nous empêche d'admettre que c'estelle qui doit permettre de modéliser la situa-tion… à condition de considèrer désormaisque le type de problème précis que nousvenons d'étudier constitue une simple res-triction de la singularité globale à une sur-face de dimension deux contenue dans lavariété de dimension quatre.

Cette singularité de dimension quatreest connue sous le nom “d'aile de papillon”(cf. [3]). Il est évidemment difficile d'endonner une représentation éclairante surune figure de l'espace habituel, mais l'onpeut se l'imaginer grossièrement à partir

de ses “sections” par des plans mobiles quibalaieraient le voisinage du point singulier.En première analyse, les singularités obte-nues sont des surfaces que j'ai tenté deschématiser sur la figure 9 : c'est-à-direqu'en fonction des “plans de coupe”, il estpossible de rencontrer des configurationsqui ont exactement l'allure de froncessimples (figure 9.a), ou au contraire de faire“éclater” celle-ci selon des singularités pré-sentant trois fronces disposées de manièreplus ou moins symétrique autour de la posi-tion centrale (figure 9.b). Vue sous cetangle, on peut donc considérer que l'aile depapillon correspond à un problème relevantd'une seule fronce, mais qui serait enquelque sorte instable, dans la mesure oùune petite variation des données ferait pas-ser à un problème à plusieurs fronces, c'est-à-dire beaucoup plus complexe.

Mais c'est en fait cette espèce de varia-bilité structurelle (vis-à-vis des sections !)qui est importante : elle va nous permettrede porter un regard différent sur les troispoints signalés à la fin du paragraphe pré-cédent…

D'abord au niveau de la conceptualisa-tion, puisqu'il s'agit précisément d'envisa-ger une mise en rapport de toute la familledes problèmes qui peuvent apparaîtrecomme liés épistémologiquement entreeux : il devront correspondre ici auxdiverses sections qu'il est possible d'étudieraux alentours de la singularité.

Ensuite au niveau de la compréhension,car il devient plausible que la familiarisa-tion avec un type de problème ne suffisepas à maîtriser l'obstacle, et qu'au contrai-re, la solution véritable ne puisse êtreacquise qu'au travers de la résolution destrès nombreux cas attachés aux diverses

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figure 9

figure 9.afigure 9.b

figure 9.c

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sections… et même à une résolution inter-dépendante de suffisamment de cas “géné-riques” pour atteindre à un lissage effectifde toute la singularité de dimension quatre.

Le “repassage” d'une fronce telle quel'aile de papillon apparaît en définitivecomme un problème “monstrueux” nécessi-tant la mise au point d'un savoir (au sensde [1]) qui doit englober de façon cohérentetous les sous-problèmes attachés auxdiverses sections, ainsi que tous les “pas-sages” possibles entre ces sous-problèmes !Pour prendre un exemple lié à la questionde la géométrie dans l'espace, nous pouvonsainsi commencer par relire de cette maniè-re la progression qui va de 1400 à 1600 enla ramenant à un simple chemin parmi lessections à deux dimensions :

a) le problème initial de la perspective pic-turale correspondait à une surface à troisfronces du type de celle qui est représentéeau milieu de la colonne de droite dans lafigure 9 (figure 9.b),

b) la première étape (Alberti) a consisté àinventer deux des “cusp”,

c) le stade suivant (Viator) a fait apparaîtreune condensation de ces deux “cusp”, detelle sorte que le problème évolua vers unesurface telle que celle du haut de la mêmecolonne dans la figure 9 (figure 9.c).

[c'est le point où j'en suis resté dans [2] eton pourra s'y reporter pour les détails],

d) la dernière période (Guidobaldo) consistaenfin à dégager le dernier “cusp” qu'il res-tait à inventer sur cette surface (à uneseule fronce), afin de résoudre l'ensembledes problèmes particuliers liés uniquementaux relations d'incidence…

Comme on le voit, la solution trouvée nepeut être que partielle : d'une part parceque l'on n'a parcouru qu'un seul “chemin” àl'intérieur de la singularité, et d'autre partparce qu'il apparaît même (voir l'analyse de[2]) que ce chemin à modifié la direction ori-ginale de la section primitive, faisant perdreainsi de vue certains paramètres du problè-me initial (ceux qui touchaient aux aspectsmétriques de la question). Le savoir au “cap1600” est le résultat de ce parcours particu-lier et demande non seulement à être com-plété dans les directions perdues, mais sur-tout à être “synthétisé” sous forme d'uneclarification qui permette d'en unifier lesdiverses composantes… On peut de plusinterpréter le schéma de la figure 2 commeune manifestation des parcours résumantl'évolution historique : une fois la résolutionpartielle 1400 – 1600 effectuée, le problèmerenaît dans toute sa complexité et va êtreabordé simultanément dans deux directionsdifférentes, qui suivront ce que j'ai désignésous les noms de “voie Descartes” et “voieDesargues”. Chacune de ces voies sera enfait accomplie pratiquement pour elle-mêmedurant deux siècles et il semble bien que le“cap 1800” corresponde à l'aboutissement,non pas de chacune (car chacune a atteinttrès vite un haut niveau de performancedans la découverte de ses propres fronces),mais à la mise en place des savoirs associésà la singularité principale (l'aile de papillonde dimension quatre), qui apporteront lesmoyens de passer sans difficulté d'un pointde vue à l'autre…

3°) la clôture

J'ai donné plus haut les caractéris-tiques essentielles des approches de Des-cartes et Desargues vis-à-vis du problèmegénéral de l'espace et de la perspective. On

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pourra remarquer aussi la façon dont cesapproches ont été transférées dans une“strate géométrie algébrique” de l'aile depapillon autour du thème de l’étude desconiques, en notant la particularité de cha-cune à cet égard et en les comparant à untroisième type d'approche possible, tel quecelui d'un Dandelin…

De Newton à Lambert en passant parEuler ou Leibniz, on peut d'autre partobserver les tentatives de bascule d'unesection à l'autre et mesurer la difficulté deces liaisons. Le “cusp total” (c'est-à-dire lasingularité elle-même) devra mettre en jeuune technique susceptible de gérer simulta-nément les calculs de la géométrie analy-tique et les considérations sur l'involutionutilisée par Desargues. On sait depuisChasles et Poncelet que cela nécessite l'in-vention du concept de birapport et que samise en œuvre au sein des systèmes decoordonnées cartésiennes passe en fait parune étude systématique des transforma-tions homographiques, qui appellent elles-mêmes de manière assez naturelle uneextension des repères capable de donneralgébriquement accès aux points à l'infini.

En résumé : la maîtrise géométrique dela situation représentée sur la figure 1, quinous a servi en quelque sorte de frontispice,amène à se placer dans l'espace projectif —comme Desargues l'avait pressenti à l'origi-ne —, et suppose — si l'on veut accéder à lapuissance du calcul qui est à la base de lapensée de Descartes — le recours aux coor-données homogènes. C'est ce “couronne-ment” qui marque les mathématiques dansla première moitié du XIXème siècle, sesprémices constituent notamment la trameessentielle de l'Aperçu historique… deChasles (cf. [5]). A partir de cette période ils'agit de reconstruire l'édifice en se fondant

sur cette découverte : il convient — pourreprendre l'image développée dans [1] — de“repasser” entièrement la singularité ou, sil'on préfère, de constituer une nouvellecarte de la “variété des états” au voisinagedu cusp qui vient d'être découvert…

Ce phénomène correspond assez exac-tement à celui que j'ai désigné sous le nomde “compréhension” ; il consiste à rapportersystématiquement les résultats connusauparavant à des théorèmes ”plus puis-sants” apparus à l'occasion du changementde point de vue. La manière dont Chasless'efforce de reprendre la théorie desconiques est édifiante à cet égard, et il suf-fit de se rappeler du mouvement analogueprovoqué par la “théorie des ensembles” ousimplement de la toute récente “période desmaths modernes” pour imaginer l'ampleurque peut prendre un tel bouleversement…La tentation de “l'universalité” devientalors le moteur essentiel, tant est grand leplaisir de donner une unité à tout un cor-pus de résultats dont on sentait certaine-ment la parenté profonde dans la périodeprécédente, mais pour lesquels le “liant”restait hors de portée. Cela ne va d'ailleurspas non plus sans risquer quelques effetspervers si l'élan amène à ne plus toujoursfaire la part des choses entre les différentsaspects primitifs, ou si l'unité de façade semet à cacher les oppositions et les syner-gies qui ont servi de moteur dans la miseen place de la fronce…

Cela étant, on peut assister en parallè-le au second phénomène épistémologiquecité dans [2], celui de la “conceptualisa-tion”, qui va consister à étendre l'emprisede la surface des états non plus en étendue,mais, d'une certaine façon, en “épaisseur”,c'est-à-dire dans le but de rassemblerautour de la singularité (qui est en cours de

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lissage au travers du phénomène de com-préhension), des situations analogues appa-raissant désormais comme susceptibles derelever de généralisations ou d'extensionsde la théorie naissante. C'est en ce sens, mesemble-t-il, qu'il convient alors de lire lavolonté d'un Chasles (puis d'un Klein) detout rapporter à la notion de transforma-tion et d'invariants. C'est sans doute aussile même phénomène qui préside aux élar-gissement de la géométrie vers l'utilisationdes nombres complexes, puis aux cas desdimensions supérieures, tant il est clair, eneffet, que ces champs nouveaux de re-cherche ne relèvent pas d'idées originalespar rapport à l'obstacle “aile de papillon”,mais simplement d'un nouvel investisse-ment des intuitions qui s'y rattachaient.

On notera aussi que le résultat decette systématisation dans le passage parla “carte nouvelle” créée autour de lafronce, amène paradoxalement à une cer-taine perte d'intérêt : Chasles lui-mêmeconclut à une forme de “mécanicisme” dela géométrie, induit par le fait qu'en défi-nitive tout raisonnement se résumedésormais à trouver la bonne transforma-

tion… On peut enfin se demander si lephénomène de séparation ultérieureentre “tendance analytique” et “tendancegéométrique” ne résulte pas d'une certai-ne imperfection dans ce lissage systéma-tique à partir de la fronce. On pourrait lepenser en considérant par exemple undomaine comme l'étude des coniques, oùon verra jusqu'au début du vingtièmesiècle telle ou telle “école” préférer l'un oul'autre des points de vue, tout en cher-chant par d'ailleurs à se rattacher à l'uneou l'autre des traditions historiques inau-gurées par Descartes ou Desargues. C'estévidemment là une explication possible,surtout si l'on prend en compte un éven-tuel désir de se cantonner à des niveauxélémentaires : le refus de passer par lecusp général obligerait en quelque sorte àconserver une forme d'incompatibilitéentre les “directions” originelles, tellesqu'elles furent explorées par chacune desvoies rappelées plus haut… Il me sembletoutefois que nous touchons ici à un “épi-sode épistémologique” d'une nature diffé-rente auquel je m'attacherai plus longue-ment après être revenu quelque peu surle fond du problème.

me semblent s’imposer dans trois directionsparticulières : 1°) est-il possible de com-prendre l’obstacle global à partir d’une dif-ficulté unique ? 2°) existe-t-il une réponseen termes de “modélisation” à la questionde l’évolution de la géométrie au delà de larésolution du problème originel ? 3°) quelsenseignements peut-on enfin tirer, à partirde l’analyse historique qui précède, enmatière d’apprentissage de la géométrie ?

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En admettant donc que l’on dispose —à travers l'idée de singularité — d’unefaçon relativement pertinente de “modéli-ser” certains types d’obstacles épistémolo-giques (et notamment celui de la géométriede l’espace), il devient nécessaire de tirerquelques conclusions sur différents éclai-rages que ce type de “modélisation” permetde mettre en avant. Je vais tâcher de déga-ger certaines remarques ou questions qui

TROISIEME PARTIE : hypothèses et questions…

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1°) Le fond du problème

Comme je l’ai dis précédemment, sil’obstacle constitué par le problème globalde la géométrie de l’espace me sembledevoir être décrit à partir de l’idée d’unesingularité très complexe du type “aile depapillon”, c’est d'abord parce que l’évolutiondes esprits entre 1400 et 1800 témoigne dela nécessité des diverses “prises de recul”successives, qui furent nécessaires pourassembler et rendre compatibles desentrées dans le problème n'ayant pas forcé-ment de liens évidents entre elles. Il paraîtdès lors légitime que la progression soitmarquée par des phases de créativité (voirl'analyse de la “queue d’aronde” décritedans [2]) et par des phases plus lentes ouplus stationnaires, correspondant sansdoute à l'invention et à la mise au point descusp intermédiaires.

Toutes ces étapes sont des préalables àla mise en place d’un véritable cusp pour la“fronce multidimensionnelle” qui est aunœud de la question. Les mathématiquesne manquent pas vraiment d’occasions plusou moins “locales” où l’analyse épistémolo-gique conduit à observer de tels phéno-mènes… Un critère efficace pour diagnosti-quer un obstacle de cette nature pourraitêtre le suivant : la maîtrise de la solutionamène non seulement à savoir utiliser (aumoins) deux sortes de règles, mais aussi àsavoir choisir en permanence (et à bonescient) laquelle de ces règles doit s’appli-quer de façon optimale à chaque moment dela résolution.

C’est là, en effet, une caractéristique detout problème difficile et il n’est pas néces-saire d’observer longuement le moindreapprentissage pour se rendre compte à quelpoint tout franchissement d’obstacle butte

invariablement sur des phénomènes de cetordre.

Cela dit, il est clair que l’exemple duproblème étudié jusqu'ici comporte de façonconjointe des aspects qui le font sortir —provisoirement ou non — du cadre géomé-trique strict dans lequel il est inscrit audépart : c’est bien évidemment le cas detout ce que l’on pourrait être tenté de rame-ner à un aspect “purement algébrique”… Ilse peut donc que cela soit dû passagère-ment à des variations de la “nappe” surlaquelle sont concentrés les efforts à unmoment donné de l’histoire. Il se peutaussi, au contraire, que les termes du pro-blème initial ne servent en fait qu’à mas-quer une réalité plus fondamentale. C'est-à-dire que le fond du problème — sa structu-re même en quelque sorte — demande àêtre clarifié par la découverte d'un “noyaudur” sur lequel il serait possible de modeler(ou plutôt de projeter) l'ensemble des diffi-cultés constituant l'obstacle.

Nous touchons évidemment là unequestion à laquelle il pourrait bien se révé-ler en fin de compte totalement impossiblede répondre, ne serait-ce que parce qu’ellemet très vite en jeu une espèce de hiérar-chie entre divers domaines… Or notre butest précisément de ne pas engendrer unjugement de valeur qui n’aurait pas de sens(par exemple entre algèbre et géométrie…),mais au contraire de voir dans quelle mesu-re certains phénomènes sont plus ou moinsindissolublement liés.

Ce qui est indéniable dans le problèmequi nous occupe est justement le fait quegéométrie et calcul sont inévitablementengagés de manière à la fois concurrente etcomplémentaire : on l’a vu au niveau histo-rique à propos de Desargues et Descartes ;

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on pourrait le constater aisément enfeuilletant un cours théorique concernantl'homographie tel que celui de Chasles ; onle sait de façon particulièrement irréfutabledepuis les travaux de Hilbert montrantl’équivalence — sur le plan logique — entreles constructions axiomatiques de la géomé-trie et celles du calcul sur un corps,d'ailleurs commutatif ou non commutatif.

Ce qui est très frappant, en revanche,touche à la naissance des deux voies inau-gurées par Descartes et Desargues et à lafiliation que l'on a envie de leur conférervis-à-vis de la tradition grecque.

On connaît en effet une partie des re-lations ayant existé entre ces deux mathé-maticiens et notamment une des premièresréactions de Descartes au travail deDesargues sur les coniques. Celui-ci écrit àl’auteur du Broüillon projet… :

«… il me semble que, pour rendre vosdémonstrations plus triviales, il ne seraitpas hors de propos d’user des termes etdu calcul de l’Arithmétique, ainsi quej’ai fait en ma Géométrie ; car il y a bienplus de gens qui sçavent ce qu’est multi-plication, qu’il n’y en a qui sçavent ce quec’est que composition de raisons, etc.».

… encore eut-il fallu qu'il ait été facile pourDesargues de présenter ses calculs à lamanière suggérée par Descartes !

Par de très nombreux détails l’un etl’autre se rattachent, en réalité, à l’une et àl’autre des deux traditions qui sous-ten-daient toutes les mathématiques grecqueset que j'ai déjà signalées dans [1] : d’un côtéla tradition “pythagoricienne”, axée surl’utilisation des opérations à partir de leursignification géométrique, d’un autre côtéla tradition “thalèsienne” fondée sur la

considération des “raisons”, c’est-à-dire dece que nous appelons aujourd'hui des “pro-portions”.

J’ai insisté dans [1] sur la façon dont onpeut considérer ces deux démarches commeresponsables d'une structuration des Elé-ments d’Euclide sous la forme d'un immen-se “pli” (au sens des singularités)… Et iln’est pas difficile de sentir dans les travauxdes successeurs d'Euclide — d’Archimède àAppolonius — la continuité de ces deuxvoies, leur complémentarité mais aussi leurindépendance, voire leur “incommunicabili-té” relative. On retrouvera le même phéno-mène au début des années 1600 à traverscette sorte d’incompatibilité qui sépare lesidées d'un Desargues de celles d'un Des-cartes et même, plus largement, du contex-te constitué par la géométrie analytique.

La distinction soulignée par Descartesdans sa lettre à Desargues est en effet trèsloin d’être de pure forme. Elle marque aucontraire toute la différence entre deuxopérations qu’il serait — d’un point de vueépistémologique — complètement erronéd’apparenter trop rapidement : la multipli-cation et la division !…

Ce sont certes aujourd’hui des avatarsd’une même “loi de composition”, mais ilconvient justement de garder à l’esprit quec’est là le résultat de toute une évolution, etprécisément le résultat de l’évolution duproblème que nous sommes en train d’étu-dier… L’idée d’un Descartes repose presqueentièrement sur deux choses :

— d’abord, comme je l’ai déjà signalé, l'idéede remplacer l’étude des points du plan (oude l’espace) par celle des couples (voire destriplets) qui se déduisent des projectionssur les axes,

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— l'idée de remplacer ensuite les considéra-tions sur les relations géométriques entreles points par des calculs sur ces nouveauxobjets.

Ces calculs porteront alors sur des lon-gueurs ou, plus abstraitement, sur desmesures de longueurs. Les opérations quiamenaient initialement à se rattacher à despropriétés géométriques (longueurs, aires,volumes, puissances d’un point par rapportà un cercle, etc.) évolueront peu à peu, elless’affranchiront progressivement du sensgéométrique pour ne plus faire appel qu’àl’aspect symbolique ou numérique desmanipulations effectuées. D’une certainefaçon, c’est tout simplement ici de l’inven-tion de l’algèbre qu'il est question, mais ilne faut pas perdre de vue que cettedémarche est en fait essentiellement denature additive et multiplicative. Elleaboutit à la notion de polynôme. Même sousson aspect lié à l’analyse (étude des indivi-sibles ou des tangentes) elle donnel’impression de traiter très peu de ques-tions relatives aux proportions ou aux rap-ports (au sens géométrique du terme).

La démarche d’un Desargues est quasi-ment opposée : utilisation du théorème deMenelaüs, conservation des “composées deraisons”, passage au cas infini par exten-sion des égalités de rapports, disparitionpreque obligatoire des notions purementmétriques, etc., etc. Sa démarche est entiè-rement fondées sur ce que nous appelle-rions aujourd’hui la division… Seulementla nuance n’est pas mince, car la “composéede raisons” correspond effectivement à unemultiplication… mais à condition de ne pas— ou de ne plus… — se poser de questionssur la nature des objets qui sont en jeu !C’est là tout le problème : Descartes mani-pule des nombres en tant que longueurs (ou

mesures de longueurs), Desargues manipu-le des nombres en tant que rapports de lon-gueurs ! Même si cela nous paraît aujour-d'hui “être la même chose”, toute l’histoirede la géométrie de l’espace ne tient peut-êtreque dans la difficulté de faire “marcherensemble” ces deux points de vue, au traversdes considérations différentes qu’ils sup-posent dans l’approche des figures…

On s’en convaincrait vite en suivantdurant ces quelques siècles les difficultésressenties pour unifier la notion de nombre,ou même simplement la notion de propor-tion : ce n’est qu’au XIXème siècle que tom-beront les dernières barrières opposées parles puristes pour assimiler entre elles lesdiverses notions de rapports de grandeurs(commensurables ou non). Et il est mêmetout à fait édifiant de voir — dans la pre-mière moitié du XXème siècle ! — le soinmis par un Lebesgue, dans son livre Lamesure des grandeurs, pour fustiger lesconsidérations “métaphysiques” qui en-combrent encore certains discours sur l'in-troduction des nombres. On pourrait croire,au travers de notre apprentissage person-nel (qui a eu lieu à une époque nettementpostérieure à tous les faits que j’ai rappor-tés jusqu’ici…), que nombre des obstacles— ou plus exactement : nombre des facettesde ces obstacles — ont été largement sur-montés. Et il est indéniable, par exemple,que la présentation actuelle du modèle spa-tial (en géométrie) et du modèle numériqueréel (en matière de calcul) peuvent laisserpenser qu'il est devenu chose courante,aujourd'hui, de faire éviter la majorité detous ces écueils à la majorité des élèves.Rien n’est moins sûr…

Je voudrais simplement signaler sur cesujet une observation pédagogique qui mesemble particulièrement intéressante, à

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propos de l’apprentissage (au niveau du col-lège) des équations du type “ a.x = b ” (cf.[4] pour une présentation détaillée)…

Lors d’une séquence didactique consa-crée à la résolution progressive d’équationsallant du cas très simple comme “ 3 x = 4 ”à des exemples plus complexes du type :

5 x = – ,puis du type :

– x = 7 ou – x = – ,

on peut s’apercevoir en effet de la présenced’un obstacle très important pour la plu-part des élèves : alors qu’il s'avère rela-tivement facile d’apprendre les mécanismesinitiaux qui amènent — au niveau des deuxpremiers exemples — à diviser les deuxmembres par le nombre adéquat, le passageaux deux derniers exemples contient, enrevanche, une difficulté d’une tout autreimportance.

Cela provient du fait que ce typed’équation amène obligatoirement à envisa-ger deux voies possibles :

— traiter le coefficient de x comme l’actionde deux opérations (multiplié par 3 ; divisépar 5) ce qui induit d’inverser ces deux opé-rations en les appliquant au secondmembre… :

« je dois diviser par 3 et multiplier par 5 lesdeux membres,

donc : x = – x – » ,

— traiter le coefficient de x comme la mul-tiplication par un seul nombre (à savoir lerésultat de la division de 3 par 5) et abou-tir, de ce fait, à :

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« je dois diviser les deux membres par lenombre (3/5) ,

d'où : x = – : – = » .

Inutile de dire que les élèves sont sanscesse confrontés à ce type de question, etsurtout que chaque nouveau problème dû àla malignité du maître, suppose, de leurpart, de savoir choisir à bon escient laquelledes deux façons de regarder la solutionobtenue est la bonne…

Il y a là beaucoup plus que ce que l’onpourrait considérer trop vite comme unedifficulté mineure. On peut faire semblantde croire aujourd’hui que des règles aussi“combinatoires” que celles qui doivent êtreacceptées pour ne pas faire de différencepsychologique entre les deux formes précé-dentes du même résultat sont largementdépassées par la présentation du conceptde nombre et de loi de composition. Ormême affranchi (en apparence ?) des diffi-cultés conceptuelles qui ont marqué l’his-toire, il n’est pas si facile d’admettre que le“résultat d’une opération” est un objet qui aexactement le même statut que les deuxobjets que l’on vient de composer…

En fait, on rencontre ici — au traversde l'agencement des différentes règles decalcul sur les quotients et sur les “quotientsde quotients” — tous les ingrédients d’unobstacle “en aile de papillon”. Encore “tech-niquement” présent dans l'apprentissage etrésumant presqu'à lui seul l’aspect algé-brique de la plupart des difficultés rencon-trées historiquement sur le concept denombre, il pourrait bien, en fin de compte,constituer le paradigme fondateur de l’obs-tacle étudié jusqu’ici… et auquel se sontd'abord heurtés les géomètres.

(2/3)——(3/5)

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2°) Les prolongements

Bien qu'elle soit quelque peu allusive,nul doute que l'analyse précédente soit sus-ceptible d'avoir réconcilié le sujet de cetexposé avec le thème du présent colloque…Il me reste cependant à revenir sur un pointque j'ai déjà évoqué à plusieurs reprises etqui touche à la séparation traditionnelleentre géométrie et algèbre. A partir duXIXème siècle, les mathématiques sont lar-gement marquées, en effet, par la coexisten-ce de deux grands courants en géométrie,dont l'un se réclamera de la géométrie pureet l'autre se rattachera avant tout à la géo-métrie analytique.

Plus encore que sur les questions pré-cédentes, il est clair qu'il ne peut s'agir icique d'hypothèses épistémologiques desti-nées à comprendre les mécanismes de cetteévolution. Nous sommes en fait confrontésà un problème qui est malheureusementcompliqué par une certaine part de “mau-vaise foi” séparant les tenants de l'une etde l'autre école. Les arguments apparais-sent souvent comme plus subjectifs qu'ob-jectifs, un peu comme si le fond du problè-me ne relevait en définitive que d'esthé-tique, de préférences personnelles dans uneinclination vers les figures ou vers les équa-tions, ou simplement d'un attachementquasiment sentimental à la tradition deDescartes ou à celle de Desargues…

La vérité est d'abord que ces invoca-tions de la “géométrie des Anciens” ou detel ou tel “grand géomètre” sont générale-ment sans grand rapport avec les diver-gences effectives qui séparent les écoles.Car même si Descartes ou Desargues sui-vaient des voies différentes, il serait biendifficile de prouver que l'un faisait plusréférence que l'autre aux outils mathéma-

tiques grecs et, plus encore, que l'un aitsuivi une voie plus “géométrique” quel'autre ! Il n'en reste pas moins qu'aumoment où prend naissance la possibilitéd'une harmonisation entre les deux éclai-rages qui ont véritablement séparé la géo-métrie avant 1800, on voit s'instaurer unenouvelle bifurcation, et que celle-ci va sansdoute se prolonger jusqu'au milieu duXXème siècle.

Nous avons vu plus haut les consé-quences que l’on peut attribuer à l’inven-tion du cusp correspondant à “l’aile depapillon” du problème de l’espace : on peutrésumer ces conséquences en disant que ladécouverte des savoirs précis liés à la struc-ture projective sous ses différents aspects(géométrique et algébrique) induit une nou-velle présentation des choses à partir ducusp, et tend à étendre cette présentationau maximum de sujets environnants. Sinous devons interpréter les événements quisuivirent en termes de “fronces”, noussommes donc amenés à constater la nais-sance d'un nouveau “pli” dont les nappesdevront être affectées à l'une et à l'autredes tendances marquant désormais la géo-métrie. En termes de singularités, il semblelégitime d'envisager au moins trois possibi-lités qui sont de portées sensiblement diffé-rentes :

a) On peut regarder ce nouveau pli commeune conséquence naturelle du lissage auvoisinage d'une singularité. C'est-à-direque nous serions en présence d'un simpledéplacement de la fronce (et de ses nappesinitiales) dû à la stabilité générique decelle-ci : le “repassage” ne reviendrait, enfin de compte, qu'à pousser plus loin la dif-ficulté…

b) On peut interpréter le phénomènecomme le résultat d'une découverte impré-

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visible, provenant de la création d'un plinouveau par combinaison de la situationlocale (en cours de lissage) avec une froncevoisine “couplée” à celle que nous avonsétudiée jusqu'ici…

c) On peut être confronté enfin à l'obliga-tion de revenir partiellement sur l'analyseprécédente qui postulait la complète résolu-tion du problème de l'espace au “cap 1800”,afin de réintégrer le nouveau pli commeune simple étape supplémentaire dansl'évolution de la singularité à quatredimensions…

A vrai dire, la situation nouvelle faitd'abord penser à une dynamique de type“queue d'aronde”, telle qu'elle a été décritedans l'exposé [2] et telle que l'on peut laschématiser à la manière de la figure 10 dela page suivante. Il me semble en effetqu'une grande part de l'analyse épistémolo-gique conduit à dégager nombre de symp-tomes évoquant la genèse (ou le renforce-ment) d'un pli à partir de la conjonction dedeux fronces. Précisons-en quelques-uns…

i) la nature des nappes :

Il n'est pas si facile de spécifier la diffé-rence entre “géométrie pure” et “géométrieanalytique”. On peut toutefois considérersans trop caricaturer qu'à partir du XIXè-me siècle la géométrie s'est scindée en deuxgrandes directions : l'une s'est située expli-citement dans le champ de l'analyse algé-brique étendue à la géométrie projectivecomplexe pour culminer autour de la théo-rie des fonctions algébriques (on y rattache-ra avant tout un Cauchy ou un Riemann),l 'autre (pratiquement inaugurée parChasles), s'est presque tout aussi explicite-ment fixé pour but l'élimination des calculsdes problèmes relevant de la géométrie…

De l'utilisation systématique des “inva-riances par transformations”, aux détoursles plus sophistiqués de la “géométrie énu-mérative”, de la réduction des raisonne-ments aux “cas génériques” à l'apogée de la“géométrie italienne”, il est aisé de suivrela trace d'un indéniable “parti-pris de pure-té” qui se mit à côtoyer, de manière plus oumoins rigoureuse, une ligne générale desmathématiques qui donnait, de son côté,l'impression de conquérir de jour en jourune plus grande assurance dans ses fonde-ments. Sans aller très loin, vous pourrezvous en persuader de façon particulière-ment frappante si vous feuilletez, parexemple, un ouvrage quelconque de “géo-métrie supérieure” publié dans les débutsdu siècle : il risque de vous paraître totale-ment incompréhensible à force de mise enavant de “principes algébrico-différentiels”destinés à résoudre les équations avantmême de les avoir posées !

Mais c'est au fond de cela qu'il s'agit.Indépendamment de l'intérêt “qualitatif”que l'on peut attribuer à l'étude des “for-mes” dont relève la géométrie, les questionsmathématiques sous-jacentes sont pres-qu'essentiellement des problèmes de réso-lution d'équations. Ainsi en va-t-il, bienentendu, des études sur les coniques ou desthéories les plus difficiles sur les courbes ousurfaces algébriques, mais il en est demême pour des considérations aussisimples que celles qui concernent les pro-priétés d'incidence “immédiates” entredoites et plans, qui ne sont, au fond, que latraduction de systèmes algébriques… [pen-sez par exemple à la très belle démonstra-tion du théorème de Pappus à l'aide de lapropriété du neuvième point.]

Cela étant on comprend mieux la diffé-rence entre les deux approches, du moins

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en ce qui touche à ce que nous appelonsaujourd'hui le domaine de la géométriealgébrique : d'un côté, “l'analyse algé-brique” serait l'étude des équations à partirde l'arsenal des outils “fonctionnels” ; del'autre, l'étude des solutions de ces équa-tions requerrait des outils moins visible-ment “calculatoires”, illustrant une fois deplus l'adage selon lequel « la résolution deséquations algébriques ne relève pas de l'al-gèbre »… On connaît d'ailleurs les “obstruc-tions” qui, par essence, interdisent d'expri-mer par des formules les solutions deséquations trop complexes, on sait aussil'énormité des ressources d'analyse réelleou complexe nécessaires pour effectuer desavancées significatives dans la maîtrise dessolutions à partir du degré trois…

ii) le phénomène de condensation :

S'il convenait de chercher un événe-ment fondateur dans le développement“moderne” de chacune des deux “nappes”évoquées ici, il ne me semblerait pas dépla-cé de s'arrêter un instant sur un point trèsprécis lié à la théorie de l'involution intro-duite par Desargues à propos de l'étude desconiques.

Indépendamment de l'approche propre-ment “spatiale” qui caractérise la démarchede Desargues développée jusqu'ici, il n'estpas inutile, en effet, de se rappeler que l'undes ressorts principaux du Broüillon pro-jet… réside dans ce qu'il est convenuaujourd'hui d'appeler le théorème deDesargues-Sturm, consistant à remarquerque les intersections d'une droite avec lesconiques d'une même “famille” sont eninvolution. C'est-à-dire que les couples depoints déterminés sur une droite par uneconique variable définissent une applica-tion de cette droite sur elle-même et, qu'en

prenant certaines précautions vis-à-vis dupoint à l'infini, cette application n'est riend'autre qu'une fonction homographiqueinvolutive.

On voit percer ici une idée tout particu-lièrement précisée par Chasles et quiconsiste à relier l'étude d'une correspon-dance d'origine algébrico-géométrique entrepoints d'une droite, avec l'étude d'une ap-plication (ou transformation) sur la droite,ainsi qu'avec l'invariance du birapportassocié à celle-ci.

Il semble clair que c'est dans des consi-dérations de ce genre qu'il convient de cher-cher la source de la notion de correspon-dance, étendue par la suite avec plus oumoins de bonheur à une foule de situationsdu même type. Cela étant, on notera aussique l'involution utilisée par Desargues estl'un des rares cas de ce genre où la théoriefonctionne à merveille et où il est effective-ment possible de jongler avec l'un ou l'autredes points de vue tout en étant capable dejustifier, à chaque instant, le passage del'un à l'autre… Elle correspond de ce fait àune occasion presque unique de “condensa-tion” de deux fronces à l'occasion de laquel-le un résultat important et nouveau varésulter de la rencontre de considérationsfonctionnelles et géométriques.

iii) la phase d'extrapolation :

Nous en arrivons ainsi à un aspect quej'ai déjà rappelé au début de la partie histo-rique de cet exposé et sur lequel j'ai insistédans [2]. Il touche à un phénomène majeurque l'on doit pouvoir associer à une situa-tion du type de celle qui est résumée sur lafigure 10 : une fois “consommée” la conden-sation des deux fronces (point V) tout sepasse comme si on assistait à la création

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d'un “champ de savoirs” (bord apparent dela nappe) et que ce champ, bien que consti-tué d'images non justifiables au sensmathématique du terme, serve d'attracteurpour de futurs développements.

On peut comparer cette situation àcelle de la notion de points de fuite en pers-pective : les propriétés “miraculeuses” (etdémontrées…) de l'involution joueraient lemême rôle que le point de fuite principallorsqu'il engendra par extension simpletous les autres cas. Leur “prégnance” auto-riserait nombre de généralisations dont laseule démonstration possible relèveraitd'un pur appel à l'intuition.

Il semble en être allé exactement defaçon analogue si l'on se réfère aux diversprincipes invoqués par Chasles ou Ponceletpour se convaincre de la validité de nom-breux raisonnements fondés sur les “corres-pondances (m,n)”, sur les “extrapolationsau cas complexe”, sur les “restrictions auxpositions générales”, etc. Chasles, le pre-mier, avait évidemment conscience de lafaiblesse des justifications théoriques, maisil ne doutait pas — et c'est justement làtout le phénomène épistémologique que jevoudrais souligner —, il ne doutait pas dela validité des résultats obtenus, bien quela théorie reste comme en suspens, fauted'une fronce venant compléter la figure 10de manière à permettre le passage d'unenappe à l'autre du nouveau pli…

On mesurera simplement la difficultédu problème en essayant d'imaginer desjustifications du type de celles qui avaientcours pour l'involution de Desargues en lesappliquant, cette fois, à un exemple commecelui d'une “involution ternaire” détermi-née sur une droite par les intersectionsd'une cubique variable… Je me contenterai

de signaler, pour ma part, que la justifica-tion de nombre de raisonnements de la géo-métrie algébrique italienne soulève encoredes difficultés aujourd'hui, et je renverrai à[6] sur la question…

iv) mise en abîme et fronce terminale :

Curieusement, le parallèle avec lasituation étudiée dans [2] à propos duXVIème siècle peut sans doute être pousséplus loin encore. C'est-à-dire qu'une fois lepli de la figure 10 établi et exploré selon lespossibilités associées à chacune des nappes,il devient très difficile de découvrir (ou decréer, si l'on préfère…) les ingrédients nou-veaux, susceptibles de constituer un cusppour la fronce manquante. Mais en toutétat de cause, il semble bien que la solutionpasse par une énorme “prise de recul” vis-à-vis du problème initial, à un niveau certai-nement aussi élevé que celui de la “mise enabîme” qui fut nécessaire au XVIème sièclepour passer d'un stade “à la Viator” austade maîtrisé par Guidobaldo. Sans vou-loir filer exagérément la métaphore, chacunpeut effectivement mesurer le chemin par-couru en matière de “mise en abîme” : lagéométrie de l'espace va devenir un simple“cas particulier” parmi une infinité de“variétés” imaginables, le calcul algébriquedevra s'étendre et se perfectionner pourenglober “l'algèbre non commutative”, les“formes” elles-mêmes rentreront dans lesnouvelles combinatoires du “calcul homolo-gique”, etc., etc.

Il est par ailleurs légitime de penserque la “fronce” manquante attendra lesannées 1950… : après que Severi et Lef-schetz soient parvenus à réinterpréter entermes d'homologie un grand nombre desméthodes de géométrie énumérative misesen œuvre depuis Chasles ; après qu'un

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point de vue comme celui qui conduit à la“formule des Tor” de Serre ait permis decomprendre la nature profonde des résul-tats les plus puissants de la géométrie algé-brique. D'une certaine façon, on peut esti-mer que la présentation de l'algèbre homo-logique menée à bien par Cartan et Eilen-berg constitue l'un des premiers cadresdans lequel aura pris forme le “lissage” decette fronce “terminale”…

Comment raccrocher une telle analyseaux trois hypothèses a), b) ou c) formuléesplus haut ?

Chacun aura sans doute son idée sur laquestion… Je dirai pour ma part qu'il mesemble plausible d'hésiter entre les inter-prétations b) et c), et donc de se demanders'il convient de regarder ou non l'ensemblede cette phase comme un simple élément“contenu” dans l'aile de papillon constituti-ve du problème de la géométrie de l'espace(c'est-à-dire comme une étape de cette réso-lution, au même titre, par exemple, que laphase étudiée dans [2], correspondant austade 1400-1600). Je pense cependant qu'ilconviendrait plutôt de prendre en compteune sorte de notion de “dimension” duproblème, au sens suivant : l'étendue et lapluralité des “principes” postulés parChasles au “cap 1800” donne à penser que,contrairement au cas du “stade Viator”, lephénomène d'extrapolation lié à la “queued'aronde” a induit cette fois un “champ desavoirs” bien plus substantiel, et que celui-ci ne peut plus être restreint “à la dimen-sion 1”… On peut de ce fait postuler que lephénomène que je viens de décrire commeune simple “queue d'aronde” correspondeen réalité à une singularité analogue maisde dimension supérieure, et soit dû parexemple à la conjonction, non pas de deuxfronces simples, mais à la rencontre de

deux singularités de type “aile de papillon”.Dans cette lecture, l'une des deux singula-rités C ou D de la figure 10 ne serait autreque la singularité “géométrie de l'espace”…Sa résolution coïnciderait en fait avec celled'un autre obstacle… lié par exemple auproblème de la détermination des racinesd'une équation algébrique…

Quelle que soit l'hypothèse retenue, ilparaît indéniable que la lecture du “stade1950” s'impose comme celle d'un nouveaucap important… Il n'est pas besoin d'insis-ter pour s'en convaincre, je pense, sur ladimension psychologique à lui affecter entermes d'ouverture d'une nouvelle phase“universalisante”, y compris dans les consé-quences qu'une telle lame de fond a puentraîner en matière de programmes sco-laires dans les années 60…

3°) L’aspect didactique

Ce n'est évidemment pas le lieu ici des'apesantir sur la dynamique entraînée parun tel élan et sur les vagues secondairesqu'elle peut provoquer : il semble bien quela découverte d’un nouveau cusp conduisela pensée de certains à l'illusion de l’uni-versalité et puisse même entraîner desretouches idéologiques sur leur vision duréel… [Ce qui ne saurait d'ailleurs expli-quer ni les conditions sociologiques ou poli-tiques du moment, ni comment le systèmeenseignant tout entier s'est mis à regarderles livres de Bourbaki comme des modèlesindépassables de pédagogie.]

Je voudrais cependant terminer cetteétude en revenant quelques instants surl'aspect proprement didactique de la notiond'obstacle épistémologique et compléter, àla lumière de cette analyse historique, lesremarques de [1] consacrées à ce sujet. Je

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ne reviendrai donc pas ici sur le cas desfronces que l'on pourrait désormais quali-fier de “simples” ; mais il est clair quel'existence d'obstacles plus complexes(comme ceux qui paraissent relever de sin-gularités de type “queue d'aronde” ou “ailede papillon”) ne saurait manquer d'avoirdes conséquences qui méritent d'être prisesen compte lorsque l'on s'intéresse à l'ap-prentissage des mathématiques.

Considérons pour commencer une sin-gularité comme l'aile de papillon. Contrai-rement au cas des exercices élémentairesétudiés dans [1] (ou à propos de la figure 3du présent exposé), elle semble nécessairepour structurer des “questions de fond”aussi importantes que celle de la représen-tation en perspective ou celle du calcul frac-tionnaire. Mais si c'est bien le cas, commentfaut-il envisager — du point de vue dumaître… — l'apprentissage des questionsde ce genre ? En d'autres termes, si l'onadmet qu'un enfant aura compris — voireconceptualisé — une théorie comme celle dela perspective uniquement lorsqu'il se seraforgé une “carte” convenable au voisinagede la difficulté, est-il possible de maîtriserdes procédures d'enseignement susceptiblesde l'amener à ce résultat ?

Autant je pense qu'il est possible detirer une forme de profit de méthodes fon-dées sur une progressivité et une répétitivi-té intelligentes dans les domaines relevantde fronces “simples”, autant il me sembleprésomptueux de croire détenir la véritésur des questions difficiles associées à “l'ai-le de papillon”… Face à un tel obstacle, eneffet, et en admettant que la plupart desexercices ne font que correspondre à des“sections planes” de la singularité, l'élèvedoit savoir non seulement résoudre ungrand nombres d'exercices types, mais

aussi les assembler de façon à pouvoirpasser aisément de l'un à l'autre. C'est-à-dire que le “savoir” proprement dit passed'abord par la maîtrise de problèmes assezcomplexes en eux-mêmes (puisqu'ils peu-vent relever d'une situation à trois cusp),mais nécessite de plus une certaine “intelli-gence” de ce qui peut constituer à la foisleur parenté et leur individualité.

Cette obligation (pour le maître) defaire découvrir des “savoirs partiels”, enayant pour objectif la constitution d'un“savoir global” qui n'est autre que le “lissa-ge” de la singularité tout entière, amènenaturellement à des choix stratégiques par-ticulièrement délicats. On peut dire sans setromper que les solutions apportées à cegenre de problème didactique relèvent jus-qu'à présent de l'empirisme le plus completet même s'il faut convenir que toutes lesdémarches existantes n'aboutissent pas àdes échecs, il est bien difficile d'en mesurerobjectivement l'efficacité.

Rapportées à la métaphore du “repas-sage d'une singularité”, ces diverses straté-gies ont pour point commun de cherchertout à la fois un “balayage” aussi completque possible des cas multiples dans le choixdes “sections” et, parallèlement, de viser àune “structuration de l'esprit” de l'enfant…Il est d'ailleurs facile de penser ici àdiverses tendances classiques et de les rap-porter à ce double objectif. Il est clair, parexemple, qu'une technique comme celle quiest souvent prônée sous le nom universitai-re de “débat scientifique” (et qui correspondessentiellement à ce que tout professeur dusecondaire appellerait simplement “unegestion active” de sa classe) consiste à ten-ter de profiter au maximum du “balayagealéatoire” offert par les réactions d'ungrand nombre d'imaginations différentes,

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toutes plus motivées les unes que lesautres… A l'inverse (sans tomber évidem-ment dans le pur “cours magistral”), onpeut voir dans la méthode du “maître quipense devant ses élèves” la volonté de limi-ter l'aspect hasardeux des “sections” rete-nues, tout en privilégiant la part de “rai-sonnement modèle” qui doit permettre d'ai-der à apprendre à penser…

La question ne se résume pourtant pasau domaine de la technique pédagogiqueponctuelle, elle concerne surtout — et demanière cruciale — la vision plus globaleque l'on peut avoir sur tout un programme,ou même simplement sur l'ensemble d'unchapitre. Ainsi le problème de l'apprentis-sage de la perspective (ou du calcul frac-tionnaire) met-il le professeur face à deschoix de “progressions” qui reviennent àfixer des chemins pertinents parmi les “sec-tions”… Il est inutile de préciser, je pense,que les positions décrites au paragrapheprécédent n'apparaissent plus alors quecomme des “épiphénomènes” au regard dela réflexion indispensable (de la part dumaître) qui doit présider à l'élaboration desséquences d'apprentissage !

Ici encore il est possible d'observer aumoins deux types de tendances mises enœuvre dans l'enseignement, reposant surdes philosophies très différentes à l'égardde l'apprentissage…

D'un côté la démarche du “cours magis-tral” — pour ne pas dire “la pédagogie dutraité de mathématiques recopié au ta-bleau”…— s'appuie sur l'idée que l'on doitproposer à l'élève un “lissage préalable” desdifficultés : quels que soient ses qualités ouses défauts, elles suppose donc qu'il est pos-sible de résoudre tous les problèmes par lesimple fait de les rapporter à un discours et

à une théorie suffisamment clairs pourgommer les obstacles. A l'opposé, les tenta-tives de pédagogie “spiralaire” chercherontà confronter les élèves à la plupart des obs-tacles et — par un mouvement d'aller etretour vers le cusp — à les guider vers un“repassage” personnel, censé leur per-mettre d'aborder ensuite des exercices deplus en plus éloignés de la fronce.

Chacune de ces démarches est sansdoute quelque peu utopique dans la mesureoù la vraie question est de savoir à l'avancesur quels chemins diriger les élèves. Peut-être le démontage complet d'une singulari-té comme l'aile de papillon permettrait-ild'avancer dans cette direction ? Je l'ignore,mais j'aimerais conclure cette étude surquelques remarques qui semblent découlerde l'observation de l'histoire…

La première concerne la difficultééprouvée durant presque quatre sièclespour comprendre les ressorts géométriqueset numériques d'un problème comme celuide l'espace. Le cheminement effectué,même s'il ne doit pas nécessairement êtrerépété au travers de l'apprentissage, con-duit à donner une indéniable importance àce qu'il faut bien considérer comme un“fractionnement du problème” correspon-dant à la pluralité des voies suivies. End'autres termes, il semble important de nepas négliger les problèmes partiels attachésà ce que j'ai considéré comme de simplessections de la singularité principale. Il estclair, en effet, que l'apprentissage ne sau-rait économiser des savoirs qui doivent serapporter aux strates “significatives” dedimension inférieure vis-à-vis de la “surfa-ce des états”.

A moins de supposer que l'esprit soitcapable de gérer simultanément des obs-

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tacles mettant en jeu plus de deux para-mètres — au sens où j'ai utilisé ce mot pourla dimension de la surface des états —, unetelle démarche reviendrait donc à dresserprogressivement une “carte” au voisinagede la singularité par une sorte de méthodedu squelette ; c'est-à-dire en comblant peu àpeu les lacunes laissées entre les savoirs“élémentaires” qui correspondent à cer-taines sections plus abordables.

Les exemples pédagogiques nemanquent pas pour illustrer ce genre desituation. Il suffit de penser à la façon donttout le calcul fractionnaire peut apparaîtresimplifié par le recours systématique à desvaleurs décimales approchées ; à la simpli-fication analogue apportée à tout exercicede géométrie sur la similitude par l'utilisa-tion mécanique des rapports trigonomé-triques ; aux savoirs-faire “aveugles” engéométrie de l'espace qui peuvent résulterd'un usage répétitif de règles simples…

Cette vision des choses laisse malheu-reusement dans le vague le problème didac-tique de l'éventuelle possibilité de relierintelligemment les diverses strates dans un“lissage” de la singularité toute entière…

Peut-être une analyse épistémologiqueplus profonde des moments de l'histoirecorrespondant aux jaillissements de cesépisodiques synthèses permettrait-elle deprogresser sur ce problème didactique ?Nous en sommes encore actuellement àlaisser le soin aux élèves de faire eux-mêmes ce travail… et à nous extasier sur lafacilité avec laquelle les plus “doués” par-viennent à franchir ce genre d'obstacle.

Faut-il dès lors, dans une sorte de réac-tion inverse, fonder nos seuls espoirs surl'idée de rupture ? Faut-il abandonner l'am-

bition de faire suivre à l'enfant une formede parcours initiatique jalonné de difficul-tés jugées nécessairement “formatrices”,soit parce qu'on les croit liées indissoluble-ment à l'histoire, soit parce qu'on les res-sent comme profondément significativesdans l'accomplissement de notre formationpersonnelle ?

L'antidote à ces itinéraires balisésempiriquement amène assez souvent à selancer dans des méthodes d'enseignementfondées sur des progressions où les obs-tacles apparaissent comme préalablement“lissés”… On reconnaîtra même ici (aumoins lorsque les problèmes concernés sontde grande ampleur) la tendance à mettreen place de mémorables “réformes de l'en-seignement” aux ambitions quasimentrévolutionnaires ! Il convient de méditersur ce type de décision en tenant comptedes expériences passées et en se rapportantà la difficulté du problème sous-jacent.L'histoire nous offre curieusement deuxexemples quelque peu similaires en lamatière, d'une part avec ce qui a pu se pas-ser au début du XIXème siècle et, d'autrepart, avec ce que nous avons pu observer,plus récemment, de la trop fameuse “réfor-me des maths modernes”. Rappelons-noustout d'abord, en effet, la période révolution-naire et la célèbre “Ecole Normale de l'AnIII”. Epistémologiquement parlant, elle cor-respond à ce que j'ai appelé le “cap 1800”,c'est-à-dire au moment où se fait jour unemaîtrise quasiment parfaite de la singula-rité “géométrie de l'espace”. Il suffit defeuilleter les diverses Leçons proposées parles plus grands mathématiciens de l'époquepour voir comment vont s'imposer à desgénérations d'enseignants la géométrie deMonge et le système décimal… : les erre-ments antérieurs en matière de calcul oude figures n'auront plus qu'à s'effacer dans

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un discours nouveau, exempt d'une grandepart des plis antérieurs… Les pères de laréforme de 1970 ne se sont pas privés d'in-voquer cet exemple — que l'on peut certai-nement, de bonne foi, qualifier de “réussi”— pour justifier par avance le bien-fondé dela révolution qu'ils prônaient… Il estd'ailleurs vrai qu'une partie des bonnesintentions contenues dans celle-ci consistaiteffectivement à mettre en place une visionnouvelle des choses, structurée à partir desingrédients d'un “lissage” correspondant àce que j'ai évoqué comme un possible “cap1950” ; il n'en reste pas moins que noussommes ici en présence d'une pédagogie derupture complètement ratée.

Je sais par expérience que chacun ason explication sur cet échec ; je voudraisnéanmoins tenter d'éclairer ce problèmepar une dernière remarque qui me semblepouvoir être tirée de toutes les analysesprécédentes. Elle a trait à un phénomènesur lequel il ne me paraît pas inutile d'in-sister : c'est celui du stade épistémologiquelié à la notion de “queue d'aronde”…Comme j'ai tenté de le montrer à propos dela période 1500 (cf. [2]) ou de l'histoire de lagéométrie algébrique au XIXème siècle,une situation de conjonction de deuxfronces (quelles que soient leurs dimen-sions) a le privilège de créer des savoirs.Car tout se passe comme si elle imposait àl'esprit des attracteurs plus riches que ceuxqui résulteraient de la simple analyse desdeux problèmes initiaux. Peut-on rêvermieux que de cette occasion d'invention ?La seule restriction qui pourrait lui êtreapportée tient dans le fait que ces “savoirs”ne résultent pas d'une démonstration maisbien de ce qu'il conviendrait de désignersous le nom d'intuition. Mais l'histoire desmathématiques n'a cessé de progressersous l'influence “d'attracteurs” de ce genre

— qu'ils prennent le nom de conjectures ousimplement de principes — dont la justifi-cation n'est venue que nettement plus tardet a même constitué, à son tour, une desplus fortes motivations aux progrès.

Il serait bien dogmatique de penser quel'apprentissage ne doive pas, lui aussi, tirerun profit substanciel du plus grand nombrepossible de rencontres de cette nature. Onnotera que la stabilité structurelle d'unesingularité interdit en fait pratiquementtout espoir d'un “lissage” qui ne reviendraitpas, d'une façon ou d'une autre, à repousserla difficulté plus loin… Dès lors, à moins deruptures suffisamment profondes pourentraîner des remises en cause globalestouchant à de larges pans des connais-sances, les rares dynamiques envisageablespour une maîtrise de l'apprentissage pas-sent par l'élimination simultanée de plu-sieurs fronces à l'intérieur d'un processusde type “queue d'aronde”.

Encore faut-il, pour les accepter, renon-cer à une volonté permanente, obsession-nelle et tatillonne de rigueur démonstrati-ve. Et c'est peut-être là qu'il faut chercherune des plus convaincantes explications del'échec de la réforme des années 70 : nonpas tant dans la volonté d'introduire uneprésentation nouvelle des choses (quin'était guère que l'utilisation d'un “lissa-ge” ni plus ni moins légitime qu'un autre),mais dans la véritable stérilisation de l'ac-tivité intellectuelle résultant d'une volontébien naïve de donner à tout instant l'im-pression d'une science à l'abri des incerti-tudes, des repentirs ou des rajouts… Lacuriosité scientifique serait-elle donc unedenrée si courante pour qu'on puisse sepermettre de la brider et de ne pas mettreen œuvre tout ce qui pourrait la susciter,l'encourager et la nourrir ?

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Desargues concluait son Broüillon Pro-jet sur les coniques par ces mots :

« Quiconque verra le fonds de ceBroüillon est invité d’en communiquer demesme ses pensées.»

Me permettra-t-on de plagier modestementsa conclusion ?

On aura compris, je l'espère, que le“fonds”de ces exposés touche, en premierlieu, à la notion de “revêtement de sens”…Chacun d'entre nous a sans doute enmémoire ce genre de sensation privilégiéemarquant les moments où l'on découvreune nouvelle façon de voir les choses,lorsque l'esprit se met à rassembler toutune famille d'événements pour leur confé-rer une parenté nouvelle, pour leur donnerun “nouveau sens”. Cela peut concernerd'infimes détails. Comme pour l'enfant quidécouvre un jour que le signe “ = ” (qu'il amanipulé longtemps dans sa langue natu-relle pour signifier une foule de situations“d'égalisation”), doit être dépouillé d'ungrand nombre d'acceptions parasites afind'épurer son sens, jusqu'à constituer lapierre angulaire d'un “formalisme” plus oumoins élaboré… Comme pour l'étudiant quidoit se faire violence et admettre que lesdiverses propriétés des tangentes rencon-trées auparavant ont intérêt à être considé-rées comme les “conséquences des axiomes”du calcul différentiel…

Cela peut aussi mettre en jeu (aussiprofondément sans doute que lors desgrandes mutations historiques) des “con-cepts” tout entiers, relatifs, par exemple,au statut des nombres ou des figures géo-métriques… Je n'insisterai pas ici sur le cas

des nombres (chacun peut se rappeler aisé-ment de la rupture provoquée par la décou-verte du fait que de tels objets se “construi-sent”…), mais il n'est pas forcément inutilede s'arrêter quelque peu sur la questiongéométrique, car les dernières décenniesont apporté en ce domaine leur lot de boule-versements.

Admettons un instant que les faitsmathématiques dont nous parlons concer-nent uniquement les objets habituels de lagéométrie, ainsi que leurs propriétés élé-mentaires. Il est clair que depuis Euclide(et ses prédécesseurs) l'ensemble de cesfaits n'a guère changé de “nature”… Or sil'on considère les présentations possibles deceux-ci dans le discours mathématique oudans l'enseignement, on s'aperçoit de laprofonde différence de “sens” que l'élève estamené à utiliser en fonction des époques.Tantôt les points et les droites apparaîtrontcomme des objets d'essences distinctes etassez floues ; tantôt les droites devront êtreregardées comme des familles de pointsconstituant des ensembles fort complexes.Tantôt les transformations seront desimples analogies entre “figures” ; tantôtelles ne pourront obtenir droit de cité quecomme fonctions définies sur le plan toutentier…

On notera d'ailleurs au passage qu'uneréforme dite des “maths modernes” auraessentiellement cherché à renforcer un“revêtement de sens” ensembliste fondé surla “théorie naïve”, alors même que le for-malisme de la théorie “moderne” revien-drait précisément à n'instaurer que desrelations entre des symboles, au sens suffi-samment vague pour ne pas prêter le flanc

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CONCLUSION

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aux classiques paradoxes de la théorie desensembles… Mais cette question du “revê-tement de sens” peut aussi rejaillir sousune forme analogue à propos de situationsen apparence très éloignées de ce qu'il esthabituellement convenu de rattacher à lanotion de “sens” : c'est notamment le caslorsque l'on réfléchit à la réalisation delogiciels de constructions géométriques.

Chacun peut en imaginer, évidemment,la problématique fondamentale : une figureest traduite en mémoire sous forme analy-tique ou numérique et constitue l'ensembledes objets sur lesquels peut agir l'utilisa-teur… Mais sur ce substrat de faits, leconcepteur du logiciel doit mettre en placeune “couche interface” destinée à gérer lesopérations autorisées pour l'utilisateur. Orle simple problème de décider des autorisa-tions et des interdictions en matière deredondance (c'est-à-dire de la possibilité deconstruire ou non “par-dessus” un objetdéjà construit un objet identique) amène àun dilemne qui revient à choisir un “revête-ment de sens”. Convient-il, en effet, deconsidérer que tout objet déjà présent dansla figure interdit la construction d'un objetidentique au même endroit, ou convient-ilde considérer que c'est seulement la répéti-tion d'une même commande qui doit êtreproscrite ? Prenons un exemple : considé-rons un triangle presque-isocèle dans lequelon a tracé la médiatrice de la presque-baseet supposons que l'on désire construire lamédiane correspondante… Dans le premiercas, le logiciel refusera la construction puis-qu'il détectera la présence d'une droite àl'emplacement souhaité ; dans le second, ilacceptera la médiane puisque cette com-mande n'a pas encore été effectuée…

Chacune des deux procédures a unelogique propre, mais aussi des effets per-

vers : la première demande de faire varierla figure (si c'est possible) pour détruire lapseudo-propriété du triangle presque-isocè-le ; la seconde ouvre la possibilité de sur-charger les constructions d'une foule d'ob-jets inutiles, n'ayant d'autre “sens” que decorrespondre à des gestes possibles, indiffé-rents aux propriétés géométriques intrin-sèques de la figure.

Que l'on ne s'y trompe pas : la “coucheinterface” engage la “nature” de ce que l'oncherche à réaliser. Il n'est d'ailleurs pas dif-ficile de retrouver une filiation naturelle dechacune des deux positions que je viensd'évoquer avec un éclairage de type“ensembliste” des objets géométriques ouune présentation plus “raisonnante”, axéesur les propriétés… A cet égard, la secondeméthode accepte des singularités entre le“revêtement fondé sur les commandes” et lafigure de base : c'est le dédale bien connudes propriétés géométriques de concou-rances ou d'alignements ; exactement de lamême manière que la géométrie analytiquerencontre des problèmes lorsqu'elle désireassocier de manière bi-univoque les équa-tions et les parties du plan.

Le géomètre ne dispose-t-il pas, quantà lui, d'un “revêtement de sens” intermé-diaire entre tous ceux-ci, qui permettenotamment de travailler sur des figuresfausses… en choisissant soi-même, à bonescient, ce qui mériterait redondance ounon ? Mais je voudrais surtout m'appuyersur ces exemples pour montrer qu'il nes'agit aucunement ici d'entrer dans undébat que les philosophes qualifieraientd'onthologique : la question qui m'a intéres-sé dans les analyses précédentes ne portepas sur le fait de savoir ce que pourrait êtrela nature exacte des objets étudiés, pas plusque sur le fait de savoir si tel ou tel “revête-

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ment de sens” est plus pertinent qu'unautre. Peu importe (ici…) que les “faits” étu-diés en mathématiques existent de façonautonome ou qu'ils ne soient en définitivequ'une sorte de “quotient” des “sens” qu'onleur affecte ; peu importe que les “imagesmentales” que l'on associe aux faits soientde telle ou telle nature ; libre aux scienceshumaines de considérer que tel ou tel “revê-tement de sens” est légitime ou non auregard de tel ou tel “mythe” ; libre auxmathématiciens de se raccrocher de plus enplus à une sorte “d'in-signifiance” des faitspour n'assumer que l'existence des “signes”et des “symboles”… Puisque je ne me suisen fait attaché qu'aux rapports entre “revê-tements de sens”, et seulement dans le butde rechercher des singularités entre ceux-ci.

« En géométrie, comme en algèbre,disait Poinsot, la plupart des idées diffé-rentes ne sont que des transformations ; lesplus lumineuses et les plus fécondes sont

pour nous celles qui font le mieux image, etque l'esprit combine avec le plus de facilitédans le discours et dans le calcul ».

Dès lors, si le “revêtement de sens” n'ad'importance, pour le mathématicien, quepar son efficacité… Il n'en aurait, pourl'épistémologue, qu'au travers de ses singu-larités propres ! Peu importeraient, ensomme, les interprétations des faits,puisque les seuls faits dignes d'intérêtseraient ceux qui marquent de leur “singu-larité” la progression des savoirs… Ceux-làseuls seraient “porteurs de sens”, puisqueleur sens serait tout uniment à rechercherdans la nature de leur “singularité”…

Un peu à la manière dont les plis d'undrapé suffisent pour donner consistanceaux mouvements d'une étoffe… Un peucomme dans l'allégorie de Dürer où, seuls,les plis du tissu suffisent à donner sens à larobe de la Melancolie…

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REFERENCES

[1] La représentation en perspective comme obstacle épistémologique.Comptes rendus du colloque Inter-Irem d'histoire et d'épistémologie desmathématiques de Lyon 1991. Publications de l'Irem de Lyon

[2] La notion de «point de fuite» comme obstacle épistémologique. Comptesrendus du colloque Inter-Irem d'histoire et d'épistémologie des mathéma-tiques de Landerneau 1992. Publications de l'Irem de Brest

[3] Stabilité structurelle et morphogénèse. René Thom

[4] Le théâtre au service de l'algèbre , Michèle Muniglia, in Repères-Iremn°16, Juillet 1994.

[5] Aperçu historique sur l'origine et le développement des méthodes engéométrie. Michel Chasles

[6] Cours de Géométrie Algébrique. Jean Dieudonné

[9] L'œuvre mathématiques de Desargues. René Taton