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  • LE

    "DON QUICHOTTE"D'AVELLANEDA

  • MAON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS

  • V- V

    UNE NIGME LITTRAIRE

    LE

    "DON QUICHOTTE'*D'AVELLANEDA

    LE DRAME ESPAGNOL PHILOLOGIE AMUSANTE

    HERNANI CARMEN

    PAUL GROUSSACDirecteur de la Bibliothque Nationale de Buenos Aires.

    PARISALPHONSE PICARD ET FILS, DITEURS

    82, RUE BONAPARTE, 82

    1903

  • PRFACE

    I^s morceaux runis dans ce volume ont pour carac-

    tre commun de se rapporter la littrature, la

    la7tgue ou aux murs de VEspagne. Ils diffrent, dureste, par la nature des sujets traits, autant que par

    Vpoque et les circonstances o ils furent crits. Les

    articles sur le thtre espagnol me furent suggrs, en

    18^8, par Varrive de la troupe Guerrero Paris, o

    je me trouvais moi-mme de passage; ils parurentdans le Journal des Dbats, ainsi que la lettre Sarcey. Les pages sur Hernani n taient en principeque les notes d'une chronique thtrale. La reprsenta-

    tion ayant t suspendue, la chronique devint la fan-

    taisie que je reproduis aujourd'hui. Elle parut enespagnol dans la Nacin de Buenos Aires, le 8 aot1886. On m'excusera d'en avoir fix la date, pour nepas ajouter la faiblesse relle de l'essai la dfaveurde n'tre en apparence qu'un pastiche. Depuis lors, en

    effet, M. Morel-Fatio a publi un volume (/'tudessur l'Espagne (1S88), o se trouve un intressantchapitre intitul : L'histoire dans KuyBhs, qui pour-

  • VI PREFACE

    mit offrir, pour des lecteurs un peu superficiels,quelques traits de ressemblance avec celui-ci. Aprsavoir tabli la priorit de celui qui ne peut prtendre aucun autre mrite, faccorde que les deux articles nese ressemblent nullement. Comme son titre l'indique,le travail de M. Morel-Fatio examine les sourceshistoriques du drame de Victor Hugo, en ngligeantVapprciation littraire et la recherche de ses emprunts

    au thtre espagnol. Or, il ne s'agit que de ceci dans

    ma petite causerie deux voix, et j'y rappelle l'incident

    fugitif qui en fut Voccasion. Cette premire tourne de

    M"^^ Sarah Bernhardt fit vnement Buenos Aires,surtout pour nous. Franais dracins, facceptai d'enjalonner la marche triomphale, et il en rsulta unedouxaine d'articles que je nai jamais recueillis, mmeen espagnol. En ces annes de jeunesse, faimais encorele thtre; je me suis dtach en vieillissant de ce

    divertissement toujours un peu vulgaire, raison dupublic ml auquel il s'adresse et de l'interprtation

    dfectueuse que l'uvre doit subir. En soi, le thtreest presque ncessairement un genre faux, comme le

    genre oratoire, et pour des raisons analogues. Il est rare

    qu'un discours rcit porte pleinement. Mais, d'autre

    part, que peut valoir, pour le fond et pour la forme,une harangue improvise ? fe crains qu'il n'en soit un

    peu de mme pour la production dramatique, ainsi queje l'indique en passant. On en pourrait former deux

  • PRFACE VII

    blocs, trs ingaux de volume, sinon de. poids ; Vun

    comprendrait quelques dou:{aines de chejs-d'uvre dont

    les beauts littraires, qui nous ravissent la lecture^

    ne passent pas la rampe; l'autre serait l'norme stock

    des pices succs, qui sont vraiment du thtre ,suivant la fameuse formule, et qu'en gnral on

    rougirait d'analyser au grand jour aprs s'en treamus une nuit. Et la conclusion, d'apparence un peunave, serait, je crois, que s'il est douteux qu'on puisse

    lire ce qui n'est pas crit, il est peu prs certain que

    ce qui est crit n'est destin qu' tre lu. Mais peut-trene suis-je pas n pour voir clair aux chandelles. Quoiqu'il en soit, je me suis donn la peine de traduire

    cette chronique espagnole sur Hernani. fe crains que le

    lecteur n'y sente encore le travail ingrat de la refonte.

    Toute traduction est rellement une trahison. D'une

    langue l'autre, la tonalit et les effets changent si

    bien que., si l'on se traduit soi-mme, on succombe

    presque invitablement la tentation de tout changer.

    La lettre Sarcey fut motive par une de ces consul-tations publiques o lecritique du Temps se complaisait.Il prit asse^ mal l'innocente plaisanterie ; et lui, siindulgent aux bvues tymologiques dont on l'avait

    accabl, accueillit aigrement la solution juste duproblme, sans plus comprendre d'ailleurs le mot que

    la chose. Quand j'eus fini de lui dmontrer que levocable scalabreux, par sa structure et son origine.

  • VIII PRFACE

    tait exclusivement espagnol, il me demanda qu est-cequi prouvait quil ne ft pas venu du patois ?C'tait, du reste, un excellent homme, et qui mtne nemanquait pas d'esprit, les jours o le menu thtralallait son bon apptit gaulois.

    Le dsir de conserver au volume une sorte d'unit dematire m'y a fait insrer quelques pages de jeunessesur la nouvelle espagnole de Mrime. Otait primitive-ment un assex_ long factum contre le naturalisme alorstriomphant, o je mettais aux prises Carmen et la grande Virginie en renouvelant, pour le bon motif,la scne du lavoir. Et cela se passait dans des tempstrs anciens. Le naturalisme est mort; il l'tait bien

    avant que la disparition tragique du puissant romanciern'interrompt lajatigante rptition d'uneformule pui-se, qui n'intressaitplus gure que des publics exotiques.

    L'homme a grandi par sa courageuse attitude, en descirconstances inoubliables, et son beau mpris des hainessectaires ; mais son uvre est menace. On a la sensationque cette c< cit massive, Varchitecture trop monotoneet aux tages trop nombreux, inspirerapeu de curiosit

    aux gnrations nouvelles. Il y en a trop I Le terrainmeuble du roman supporte mal ces btisses normes.Le robuste constructeur, tout sa besogne, ne prenaitpas garde qu' chaque nouvelle assise posa, son mur

    s'enfonait d'autant dans le sol spongieux, o, pour le

    moins, le re:(-de-chauss de l'difice a dj disparu.

  • PRFACE IX

    Qui se souvient encore des premiers Rougon-Macqtiart ? Toute celte partie polmique de mon travail tait

    donc caduque, et je nai pas essay de la relever. Il estpossible que ce qui en reste ne vaille gure mieux;

    favoue pourtant que fy retrouve grce Carmen,sans doute une impression asse:(^fidle de l'Andalousie,

    que je visitais alors pour la premire fois.Mais, en somme, je n attache quelque importance

    qu' rtude qui ouvre le volume et en occupe la majeurepartie. C'est l'essai sur Don Quichotte qui pourramriter Vattention des hispanisants , plus encore

    par les curieux problmes littraires qu'il soulve, que

    par ceux qu'il rsout. Je n'ai garde de croire que ces

    quelques pages, crites si loin des sources, renouvellent

    la biographie et la critique de Cervantes, mais ce dontje suis peu prs certain, c'est d'y dmontrer que cettebiographie et cette critique doivent tre renouveles, si

    Von tient substituer les faits aux divagations. Dureste, toute l'histoire littraire de VEspagne plonge dansla lgende et la fantaisie. L'uvre est reprendredepuis les fondenunts, en faisant table rase de presque

    tout ce qui existe, quitte, naturellement, tirerpartie des matriaux anciens, dtnent pess et con-trls.

    Qui entreprendra cette histoire de la littratureespagnole sur de solides bases critiques ? On ne peutl'attendre, semble-t-il, d'un crivain local. Mme en

  • X PREFACE

    supposant qu'un esprit vigoureux et libre sortit du ranget pt se dvelopper au dehors, sous Vinfluence desmthodes modernes, il s'tiolerait vite en rentrant dans

    ce milieu de misre psychologique et de routine, ou se

    briserait contre le rempart crnel desprjugs. Et puis,il jaut bien le dire, cette langue suranne ne ft-elle pasun premier inconvnient l'excution de l'uvre,qu'elle serait un obstacle srieux son efficacit. Telqu'on s'obstine le perptuer, en excommuniant lesnovateurs qui tentent d'largir les vieux moules, l'es-

    pagnol est un outil philosophique peine plusadquat la pense contemporaine que le latin oul'arabe : c'est une estudiantina appele interprterWagner. Il faudrait en s'y employant avec nergie

    et volont deux ou trois gnrations et quelques

    hommes de gnie pour reforger en instrument de prcisioncette bonne dague de Tolde. Cela fait, il resterait la

    difficult de la propagation hors de la Pninsule et des

    rpubliques amricaines, qui forment une audience

    littraire asscT^ modeste. Y tre clbre, hlas I ce n'est pasencore sortir de l'obscurit. .

    .

    D'autre part, pour qu'un tranger ment bien uneuvre pareille, il devrait possder une information

    historique et une connaissance de la langue au moins

    gales la dlicatesse du sens littraire et la largeurd'esprit qui font le grand critique. L'entreprise absor-

    berait presque l'existence d'un Taine, c'est--dire d'un

  • PRFACE XI

    philosophe n artiste et devenu rudit. Enfin ce bn-

    dictin inspir se rencontrt-il de nos jours, il faudraitencore que, pouss par son got vers ces rgions malexplores, sa situation personnelle lui permt d'y vivre

    et de cultiver son aise un domaine peu rmunrateur

    et gui promet plus de gloire que de profit. Voil bien des

    conditions !

    Pourtant, il ne faut pas dsesprer. Devant les

    admirables travaux scientifiques et littraires que les

    civilisations les plus lointaines ont suscits, on rve

    d'un crivain de gnie, abordant quelque jour cetteterra incognita, situe quelques heures de Paris etde Berlin, dont l'volution sculaire n'a jamais tvritablement tudie d'ensemble, et qui rserve des

    trsors qui pourra s'y enfermer. D'ailleurs, pour nerien exagrer et ne dcourager personne, on doit recon-

    natre que, si l'Espagne est encore dcrire, ellen'est plus dcouvrir. Sans rappeler les profonds etlarges sillons linguistiques ouverts dans ce sol presquevierge par la science du sicle pass, l'historien futurpourra profiter de prcieuses monographies et de nombreuxrsultats partiels, dont quelques-uns sont peu prsdfinitifs. Si le temps n'est plus aux vastes synthseshasardeuses de l'cole de Schlegel, on peut aussi trouver

    insuffisants les honntes records d'un Ticknor, teneur delivres trs distingu, dont j'ai admir Boston la magni-fique bibliothque, et qui, peut-tre, il n'a manqu

  • XII PREFACE

    qu'un peu de sens littraire pour russir tout fait lalittrature. C'est aujourd'huipar l'information complteet la prcision de l'analyse que la critique de dtail

    se rend digne d'estime : les hautes vues originales fontpartie du don suprieur et personne n'y est tenu. Or,dans cet ordre de recherches circonscrites, il est permisde dire que les rsultats des modernes travailleurs

    franais se distinguent par Vexactitude et la solidit,autant que par la finesse des aperus, et ne redoutentaucun voisinage, fen puis parler avec dtachement,ayant pass presque toute ma vie l'tranger, en unpays de langue espagnole qui n'est pourtant pasl'Espagne. Puisse le lecteurfranais ne pas s'apercevoir

    du long dpaysement!

    Paul Groussac.

    Buenos Aires, 26 octobre 1902.

  • LE DON QUICHOTTE D'AVELLANEDA

    UNE

    NIGME LITTRAIRE

    En parcourant, il y a quelques mois, la tabledu dernier volume paru de La Ilustracin espanola yamericana, je tombai sur un article de l'minent cervantophile svillan, D. Jos Maria Asensio,intitul : Alonso Fernndez de Avellaneda'. Bon ! me disais-je en cherchant la page 38,voici qui va me remettre au point : o en sont-ils de l'ternelle dispute ? Pris, en effet, par

    d'autres choses de mon mtier, plutt amricain,j'avais un peu perdu de vue celles d'Espagne, no-tamment ce cas typique de superftation littrairequi a fait couler plus d'encre que l'enqute sur

    Junius. J'en tais rest aux solutions viden-tes des Fernandez-Guerra, Castro, La Barrera,Benjumea et autres fanatiques de Cervantes, qui,

    I. Numro du 22 juillet 1901.Une nigme littraire. I

  • 2 UNE NIGME LITTERAIRE

    occups surtout mettre en dithyrambes la l-gende dore de leur patron, faisaient de la critiquecomme on chante au lutrin. La jeune cole, vi-demment, avait d changer tout cela... Et, dcid reprendre le contact, j'avalai d'affile les sept

    colonnes du seigneur Asensio.Ce serait une exagration de dire que, pareil

    Cinna, j'en demeurai stupide. Au fond, je memfiais bien un peu, ayant perdu quelques annesde jeunesse explorer cette autre xManche de lapense. Je n'ignorais pas tout; au besoin, la

    pratique de cet tonnant dictionnaire de l'Acad-mie, dont chaque dition nouvelle fait regretterla prcdente, aurait suffi me tenir en garde.

    Bref, je constatai, sans trop de surprise, qu'aprs

    un sicle de lutte homrique autour des textes, laquestion du faux Don Quichotte comme celle duvrai, d'ailleurs n'avait pas fait un pas. Onavait pitin sur place. Como decianws ayer... Lesnouveaux scoliastes suivent pieusement les tracesde leurs ans. Instruments et mthodes n'ont pasvari. C'est toujours la raison de sentiment ou lapreuve d'autorit qui en fait les frais, l'affirma-

    tion gratuite, la conjecture taye de bvues,

    le tout administr en ce style pompeux et flasque,o les clichs du manchot de Lpante , du Phnix des esprits , des brodequins de Tha-

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 3

    lie , tous les vieux galons de la friperie classique

    reparaissent heure fixe, comme le Martinillo

    l'horloge de Burgos.

    De Vacadmico le plus hupp au moindre gri-maud, l'allure change peine. Avec quelquesnuances dans l'criture, on retrouve presque par-

    tout la mme lgret et la mme lourdeur, lamme incapacit de rflchir, de vrifier, de com-prendre, d'apprendre. La brousse de fables et de

    mystifications que, sans les travaux trangers,

    serait encore leur histoire littraire, il suffit, pour

    en juger, de parcourir la Revue Hispanique, oumme l'Introduction de la premire dition cri-tique de leur Don Quichotte, faite il y a quatre

    ans, Edimbourg, par deux Anglais '. Dans la

    I. Don Quixote del Mancha, prirpera edicion del iexto restituido...porj. Fiti)naurice-Kelly y J. Ormsby. Edimburgo, i8^-i8pp, 2 vols,en 4. C'est l'dition suivie ici et laquelle se rapporteront nos

    citations. Elle est loin d'tre irrprochable; aux judicieuses critiquesde dtail faites par M. Foulch-Delbosc (Revue Hispanique, VII, 546),on en pourrait ajouter bien d'autres. Sans parler de l'Introduction,trangement intercale entre la table (qui devrait tre la fin) et latassa, combien d'infidlits l'dition princeps! A la simple lecture,et sans confrence mthodique, j'en ai marqu une vingtaine enmarge de mon exemplaire. D'abord, les errata, presque invitablesquand les compositeurs ignorent la langue. Exemples : 1" partie :63, /alla; 125, cabal-lero (coupe fautive); 574, se rindjeron eldeseo; 375, lo mejor [

  • 4 UNE ENIGME LITTERAIRE

    confrrie cervantiste, surtout, tradition vaut titre;

    la thse la plus saugrenue y devient respectable

    par le seul fait d'avoir t ressasse. Inutile d'al-

    ler l contre : il y a prescription. Rien ne feraque ce lieu de la Manche , o probablement

    trop); 507 (sonnet de Monicongo), cette normit : orden pour

    adorn.^W, 466, il y a trois fautes en une ligne : es mcesariaqae seusa aun entre los tnismos ladrones. La premire est dans l'ditionoriginale et exigeait une note ; les deux autres proviennent de l'di-teur. La dernire se lie au systme adopt et qui me semble illo.gique. Si l'on rajeunit mestno, pourquoi garder desto, dlia, temiades,desfacer, pagalle, etc., etc. ? Ou dfend Don Quixote : mais, d'abord,Cervantes n'crivait pas Don par une majuscule (sauf pour le titredu livre) ; les ditions originales (1605 et 161 5), et mme celle de1608, portent

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 5

    Cervantes n'a jamais mis les pieds, ne soit unplerinage, avec son sanctuaire reconnu qui est la

    maison de Medrano, dans laquelle on sait bienque le grand crivain a gmi , segn pblica vo:^

    yfama. Et ce fut un spectacle d'un ridicule atten-drissant, cet lan de foi qui transportait un jour,dans le caveau d'un immeuble quelconque, unemontagne d'engins typographiques, la seule find'en voir sortir le tripatouillage d'Hartzen-

    busch, qui jette, en effet, sur les obscurits duDon Quichotte, une belle lueur de soupirail d'Arga-masilla! Ainsi du reste, ou fort peu prs. Unde ces zlateurs nafs, qui reviendra tout l'heuresous ma plume, interrog nagure- sur un absurderacontage, mis par lui il y a vingt ans, s'y cram-ponne envers et contre tous, en prtant le sermentde Sancho / Para mi sanliguada! ce qui, videm-ment, tient lieu d'une dmonstration. Ce ddaintout moresque de l'eifort, de l'humble et pdestreexactitude, de la critique vigilante et plus attentiveencore soi-mme qu'aux autres ; cet insouci desrsultats obtenus par la science et l'art trangers :en un mot, ce refus de marcher la vrit, ils leparent entre eux du beau nom d'espagnolisme, etnous le verrons fiire merveille propos du chef-d'uvre dont ils sont le plus justement fiers.

    Tout cela, direz-vous, dans un article de jour-

  • 6 UNE NIGME LITTRAIRE

    nal illustr? Parfaitement. Le plaidoyer de D. JosMaria manquerait aux traditions reues et tien-drait en dix lignes, s'il ne reproduisait en raccourci

    tout le dbat. Il part de Lesage, premier dcou-vreur du mauvais Don Quichotte, et du bonGil Blas, pour aboutir, travers les divaga-

    tions peu varies de Mayans, Pellicer, Navarrete,

    Gallardo et leurs successeurs, l'hypothse rcentede M. Menndez y Pelayo, qui ne me semblegure plus solide que celles de ses devanciers'.En somme, si l'on en retranchait ces hors-d'uvre connus, le travail de M. Asensio se r-duirait une critique de la conjecture de M. Menn-dez, qui appuie la candidature d'un certainAlfonso Lamberto sur une anagramme par peuprs ; et l'expos de sa propre thse en faveur

    d'Aliaga, laquelle n'est autre que la vieille lubie

    de Fernndez-Guerra et de La Barrera, renforce prsent d'un nouvel acrostiche syllabique dontson auteur se montre particulirement fier. Peului importe, du reste, que la logique et l'histoirehurlent de sa petite trouvaille : l'acrostiche r-

    pond tout mme l'anagramme de son ter-rible rival !

    I. L'tude de M. Menndez y Pelayo (Una niieva cotijetura sobre elaulor del Quijote de Avellaneda) a paru dans Vlinparcial du 15 fvrier1897, sous forme de lettre D. Leopoldo Rius qui l'a reproduitepresque en entier dans le t. II de sa Bibliogra/ia de Cervantes.

  • LE DON aUICHOTTE D AVELLANEDA 7

    Je prvoyais que l'examen de cette critique

    colin-maillard ne manquerait pas de saveur, et je

    m'tais promis d'y amuser mes prochaines va-

    cances. Le moment venu, je me suis donc mis compulser les pices du procs, celles dumoins que j'avais sous la main. J'ai peinebesoin d'indiquer que, rdigeant ces notes

    quelque trois mille lieues de Tarragone, je n'ai

    pu pousser bien loin les recherches aux sources

    indites. Je manque mme de quelques publica-tions trs importantes qui touchent la question.

    Que de pistes entrevues, faciles suivre enEurope, et qu'ici j'ai d abandonner pour d'autresvoies moins directes et moins sres! Pourtant,avec les seules ressources de la maison ', je croisavoir atteint mon but principal, qui tait de

    mettre nu ce curieux compartiment du cerveaucastillan o l'on pourrait localiser sans ombred'intention injurieuse pour un peuple que j'aime la facult de transformer les vessies en lan-

    ternes, et les ventas en chteaux... en Espagne,

    naturellement. Et cela, non point, comme on l'a

    tent quelquefois, par de vagues gnralits soi-

    disant psychologiques, qui sont surtout des

    phrases ; mais en montrant cet intellect aux prises

    r. La Biblioteca Nacional de Buenos Aires, dont l'auteur de cetravail est directeur.

  • 8 UNE NIGME LITTRAIRE

    avec un problme de critique et d'histoire nette-ment dfini. L'exemple me parat bien choisi ; carcette nigme littraire, qui partout ailleurs seraitdepuis longtemps rsolue, ou abandonne, les plusillustres champions navarrois, maures et castil-lans s'y sont essays, ils s'y acharnent encore

    sans rien changer leur tactique suranne, profi-tant aussi peu des checs antrieurs que cespapillons de nuit, qu'on voit accourir la flammesur l'amas carbonis de leurs compagnons. Etc'est cela qui est rjouissant, on peut le diresans tre tax de cruaut, car, ici, la flamme neconsume pas, bien au contraire : comme celle de

    l'Acadmie de Madrid, elle brilla, fija y da esplerrdor. Loin de succomber sous le ridicule, la thsela plus stupfiante y cre des titres au cervan-

    tisme . (Au fait, qui sait si je ne suis pas entrain de m'enrler moi-mme dans cette SainteHermandad ?) Et telle conjecture fantaisiste, dontil nous sera bien permis de sourire tout l'heure,il faut voir de quels salamalecs on l'aborde ds

    qu'elle porte l'estampille du grand lecteur acad-mique ' !

    i.

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 9

    Quant ma propre solution , je pourraisdire que je ne l'ai propose que pour me confor-

    mer aux lois du genre et, comme dit l'autre,

    pour ne pas me faire remarquer. Mais il y aurait

    quelque affectation prsenter moi-mme commeune amusette le rsultat d'un examen conscien-

    cieux de la question, ft-il un peu htif et fait

    dans des conditions peu favorables. Je donne monhypothse pour ce qu'elle vaut et n'y attachequ'une importance secondaire, comme on le voit

    par la place modeste qu'elle tient dans l'tudegnrale. Telle qu'elle est, si je me hasarde la

    soumettre au lecteur, c'est qu'elle ne se heurte

    pas ds l'abord, comme toutes celles qui l'ont pr-

    cde, quelque incompatibilit logique ou his-

    torique. En tout cas, on verra bien que je ne con-

    fonds nullement la vraisemblance ou la probabi-

    lit avec la certitude.

    thque de Buenos Aires l'imitation suivante du Don Quichotte, dontil n'est fait mention ni dans la liste de M. Cotarelo ni dans laBibliografia de Rius : Historia verdadera de Csar Konato, el avieso :caballero manchego de relance, por el licenciado Alonso Vargas Machuca.Tanjer, ai'io de 1241 de la Hegira. In-i6, xx pages prliminaires desdedicatoria et advertencia, et 496 de texte ; bonne impression quisemble franaise. L'auteur doit tre un libral de l'an 20, migr ;il attaque, en note, l'intervention franaise de 1823, ce qui concordeavec la date d'impression (an 1241 de l'hgire =. 1825). Le lugaren la Mancha de cuyo nombre no pucdo olvidanne, o commence lercit, trs languissant quoique d'assez bonne langue, se rapporteplutt l'autre Argamasilla (de Calatrava), proche Almodovar.

  • 10 UNE NIGME LITTRAIRE

    I

    Rappelons les donnes du problme. En aotou, plus probablement, en septembre de l'anne1614 (la licence est du 4 juillet), par consquentdix ans aprs l'apparition de l'uvre de Cer-vantes, un libraire trs connu de Tarragone met-tait en vente une seconde partie de Don Quichotte, parle soi-disant licenci Alonso Fernndez de Avella-neda, natif de Tordesillas , dont aucune trace n'at retrouve, pas plus Tordesillas qu'ailleurs '.

    C'est le dvoilement de ce pseudonyme qui consti-tue l'nigme dchiffrer. La fiction du nom etdu pays a t dnonce par Cervantes lui-mmeet ne parat pas discutable. Aucun personnageconnu ne s'appelait ainsi ; on nous affirme mmeque cette combinaison de noms n'a pu tre rele-ve sur aucun registre baptistaire de Castille ou

    I. Segtindo tomo del Ingenioso Hidalgo Don Quixote de la Manchaque coniiene su lerccr salida : y es la quinta parle de sus aventuras. Com-puesto por el licenciado Alonso Fernatuiei de Avellaneda. . . En Tarra-gona, en casa de Felipe Roherto, Aiio 1614. On sait que le premiervolume de Cervantes se divisait en quatre parties, coupes ad libi-tum et d'tendue trs ingale, puisque les trois premires n'occupentque 148 feuillets de l'dition originale, sur un total de 320. Cescloisons arbitraires disparurent de l'ouvrage complet o, ds la pre-mire dition, la suite s'intitula Segunda Parte.

  • LE DON aUICHOTTE D AVELLANEDA 1

    1

    d'Aragon, C'est beaucoup dire, mais peu importe :

    le fait que le faussaire n'a pas d s'offrir lui-mmeaux coups de l'offens est d'une telle vidence,

    qu'il serait naf de s'attarder l'tablir. Il n'y

    avait pas lieu de troubler pour cela les siestes des

    bons sacristains espagnols. Si quelque Alonso Fer-

    nndez de Avellaneda surgissait, surtout natif de

    Tordesillas et habitant Tarragone l'poque dite,

    il faudrait affirmer d'avance qu'il ne s'agit pas du_

    rival de Cervantes, et que le plagiaire s'est appro-

    pri le nom de l'un comme l'uvre de l'autre.

    Un dtail peut-tre significatif, auquel personnene s'est arrt, c'est que l'ouvrage d'Avellaneda

    entrait dans la circulation l'heure o expirait leprivilge de dix ans concd Cervantes '. A par-tir du 26 septembre 16 14, le livre tombait dans ledomaine public. On ne renouvelait presque ja-mais le privilge, d'aprs ce principe assez justeque l'auteur n'y aurait rien gagn, l'usage tant

    de vendre le manuscrit l'diteur ^. La concidence

    1. Le privilge de dix ans, pour la premire partie, partait du26 septembre 1604 : h y se ciiente desde el dia de la data de nuestracidiila . L'amende du contrefacteur, outre la confiscation des exem-plaires, tait de 50.000 maravdis.

    2. En somme, ce que l'auteur cdait, une fois pour toutes, c'taitle privilge, seul caractre matriel de la proprit. Dans quelquescas, assez rares, il se rservait le privilge et faisait imprimer lelivre ses frais, mais alors, suivant Cervantes {El Licenciado Vidriera),il arrivait souvent que le libraire-imprimeur ft un tirage double et

  • 12 UNE ENIGME LITTERAIRE

    est-elle fortuite? Je le crois si peu, pour ma part,

    que, jusqu' preuve du contraire, je tiens que cetteseule considration fixe la date de l'apparition dulivre la fin de septembre. En tout tat de cause,le conflit lgal tait cart; l'imprimeur de Tarra-gone ne pouvait tre poursuivi, ainsi que le fut

    par Quevedo, quelques annes plus tard, le prede Montalban ' . Restait le ct moral de l'opra-tion; il semble qu'il ait suffi (en laissant partles fables ridicules inventes par les biographes)

    coult son lot clandestin, tandis que les exemplaires de Fauteurdormaient sur les rayons. On n'a pas retrouv l'acte de ventedu Don Quichotte, mais on a celui des Noi'elas exemplares (PlrezPastor, Documcntos), que le mme libraire, Francisco de Robles,acquit pour 1600 raux. La premire partie du chef-d'uvre,par un auteur peu connu, fut d'un placement difficile; l'impressionet le papier sont trs infrieurs ; la feuille en fut taxe 3 rauxet demi, au lieu de 4, ce qui, malgr l'tendue moindre des Novelas,porte les deux ouvrages presque au mme prix (290 maravdisl'exemplaire du Don Quichotte, 286 celui des Novelas) : de tout cela,on peut infrer que le premier fut moins pay que le second, peut-tre 1200 raux ! Mme en supposant que le livre n'et cot qu'unan de travail, l'auteur n'y gagnait pas un salaire de manuvre. Vers1600 (SoLRZANO, Libro de caxa), le change commercial entre laFrance et l'Espagne tait raison de 156 maravdis par livre fran-aise: un ral (34 maravdis) valait donc exactement 5 sols, quireprsenteraient aujourd'hui quatre fois plus, soit un franc de notremonnaie.

    I. Il s'agissait, il est vrai, non d'une suite imite, mais de l'ou-vrage mme {La Vida del Biiscn) qui avait t contrefait. D'aprs lalgislation du temps, Avellaneda ou son diteur pouvait-il tre pour-suivi pour la publication d'une Seconde partie dt Don Quichotte} Jesoumets le point juridique aux licencis de Salamanque.

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 1 3

    pour engager le plagiaire bien nouer son masque.

    Le nom de Cervantes tait devenu trop clbre,

    et le succs de Tuvre trop universel, pour que le

    dmarqueur ne redoutt pas le scandale. Le fauxnom, le lieu lointain de l'impression et jusqu' laforme restreinte du privilge, limit l'archev-ch de Tarragone, montrent bien qu'Avellaneda

    se rendait compte du mauvais personnage qu'ilserait, le cas chant, appel jouer; et Cer-vantes put lui dire vertement qu'il se cachait

    comme un criminel.

    Du reste, le livre ne fit pas grand bruit. Onn'en trouve aucune trace dans les publications

    contemporaines, pas mme dans les Avisos ou lescorrespondances qui, comme celle de Lope, nous

    ont transmis tant d'chos des mentideros de Madrid.Malgr les protestations de Cervantes, qui, aupoint de vue commercial, taient une rclamemaladroite, la premire dition languit dans lesboutiques. L'ouvrage ne fut rimprim que plusd'un sicle aprs, et grce au coup de cloche de

    Lesage '. La troisime dition espagnole, trs

    I. Madrid, 1732, L'arrangement de Lesage est de 1704; troisditions en trois ans. Ebert mentionne vaguement une dition espa-gnole de 1615. La scne connue (II' partie, chap. LXii), o Cer-vantes nous montre un imprimeur de Barcelone en train de compo-ser le texte d'Avellaneda, contiendrait-elle un fond de vrit ? C'tait,en tout cas, une faon un peu nave de discrditer le plagiat.

  • 14 UNE ENIGME LITTERAIRE

    mutile, est de 1805 ; la quatrime fait partie dela collection Rivadeneyra : c'est celle que je suis,ne possdant pas la premire, que celle-ci pr-tend reproduire exactement '. Cet insuccs est

    d'autant plus surprenant que, tout d'abord, l'imi-

    tation put bnficier de la vogue de l'original;

    mais il faut dire que la vraie continuation du DonQuichotte, suivant de prs l'apocryphe, ne contri-

    bua pas peu orienter le got public. Avellanedan'eut pas du tout l'excuse littraire d'avoir tucelui qu'il volait. La contrefaon fut crase sur

    place, et si compltement, qu'on inventa plustard le conte absurde d'un autodaf de tous lesexemplaires par les admirateurs de Cervantes !

    Mrite et succs part, il est assez malais decaractriser aujourd'hui l'attitude morale d'Avella-neda. Quand la tentation lui vint de ramasserle sujet, probablement vers 161 1, car il men-tionne, tout au commencement, l'expulsion desmorisques d'Aragon, tait-il fond croire queCervantes ne songeait pas le reprendre? On nepeut pas le contester srieusement. D'abord, l'ou-

    I. Une dernire rimpression de Barcelone (1884) mrite peineune mention. Non seulement elle est expurge, por ramones de decoro,des traits caractristiques qui font le plus d'honneur ... Cervantes,mais elle fourmille d'incorrections. Ds le prologue, on tombe surce joli non-sens : Este (libro) 110 ensena ser deshonesto sino ser loco

    pour no ser.

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 1 5

    vrage primitif n'avait rien d'un fragment; il finis-

    sait si bien qu'on nous y donnait les pitaphes

    des personnages, morts et enterrs. Les quatre

    parties du roman cartaient prcisment l'ided'une Preuire partie. Peu importe que Cervantes,

    plus tard, ne s'arrtt pas cette distribution arti-

    ficielle et ingale, nullement commande par lastructure des morceaux '. Du reste, avec cettourneau de gnie on ne sait jamais quoi s'entenir. A la fin du premier Don Quichotte, dans leslignes de prose qui encadrent les pitaphes, il fait

    bien allusion d'ultrieures prouesses de son

    hros, aux joutes de Saragosse, mais il semblelaisser d'autres le soin de les crire. Ces pages

    finales sont assez obscures. Les pitaphes bur-

    lesques sentent vraiment l'acadmie d'Argamasilla;elles sont de la plus mauvaise manire de Cer-vantes qui, en vers, n'en eut gure de bonne; legrimoire, surtout dans les sonnets I et III, s'y

    complique de charabia ^. Il n'est pas douteux.

    1. Avellaneda respecte, au contraire, le plan primitif. Son Segundotonto comprend les 5, 6' et 7* parties des aventures. Ce fut l sansdoute, pour Cervantes, une raison d'abandonner cette distribution,de mme qu'il se dtourna de Saragosse parce que l'autre y taitall: Por el inisino caso, 110 pondre los pies en Zarago^a . La suitedu Don Quichotte en devint simplement la Seconde partie.

    2. A propos du 3 sonnet, M Fitzmaurice, si sobre de commen-taires, ne peut se tenir de pousser une exclamation : j Soneto queiienedie\y iiite versos I Rien dplus connu que cet appendice de trois

  • l6 UNE NIGME LITTERAIRE

    pourtant, que l'auteur n'y ouvre la porte au pla-giaire, et que le sens de ce brouillamini ne soitque le sujet appartient qui voudra le prendre '.Le procd, d'ailleurs, tait de pratique courante,non seulement pour les ouvrages anonymes,comme le Laxarilh ou la Clestine (sans parler desromans de chevalerie), mais pour ceux-l mmesdont les auteurs taient connus et bien vivants.Seulement, en ce cas, le dmarqueur s'abritaitd'un pseudonyme, et souvent le lieu d'impres-sion tait suppos. Cette dernire prcaution neparut mme pas ncessaire pour le faux Don Qui-chotte, sans doute cause des raisons donnes plushaut; le nom de l'imprimeur et les approbations,avec lieu et date, s'talent aux premires pages.

    vers : c'est Yestramhote. De cette mme structure est le fameux son-net Al tmulo del rey Felipe II, dont Yestramhote, prcisment, estpass en proverbe. Cette queue, en gnral assez malheureuseappartenait surtout au genre plaisant

    ;pourtant Lupercio Argensola

    l'a employe une fois dans le genre srieux {Obras sueltas, tomo II390 ; dans la Coleccin de escritores castellanos).

    I. On sait que, dans l'dition princeps, tout la fin et mme audessous de l'informe petit fleuron qui clt le chapitre et le livreCervantes a ajout comme aprs coup (avec plus d'erreurs que demots) ce vers de l'Arioste : Forsc altri canter con miglior plettroAinsi dtach des cinq prcdents (Orlaiido, canto XXX, st. xviqui en sont le complment direct, le vers ne signifie pas grand'chosemais l'intention en est claire. Cervantes a d le prendre Lope (Prologue de la Hermosura de Anglica, 1602) qui donne, lui, la citationcomplte et s'en autorise pour reprendre (dplorablement, d'ailleurs)l'pisode d'Anglique au point o le grand Ludovico l'a laiss.

  • LE DON Q.UICHOTTE D AVELLANEDA IJ

    bien authentiques. Cela semble dmontrer que, leprivilge expir, le plagiat n'tait plus qu'une

    peccadille toute littraire dont les censeurs, pasplus que l'diteur, n'avaient se proccuper. Uncas autrement audacieux tait celui du Guimand'Alfarache, dmarqu presque sous les yeux del'auteur alors que celui-ci annonait publiquementsa propre suite. Aleman avait protest, tempt,sans faire le moindre tort la contrefaon de Sayavedra , laquelle, imprime Valence etapprouve Saragosse^ se dbitait tranquillementdans toutes les boutiques d'Aragon, en mmetemps que le produit lgitime. Il n'en pouvait

    tre davantage pour Don Quichotte. Or, l'arago-nais Avellaneda, qui dans son prologue num-rait les cas semblables au sien et montrait que noes nuevo el proseguir una historia diferentes sugetos,

    oubliait de citer prcisment l'exemple le plusrcent (1603) et le plus topique, puisqu'il se rap-portait au seul roman contemporain dont le suc-cs et dpass celui de Don Quichotte '. Pourexpliquer ce silence, personne n'admettra qu'Ave-llaneda pt ignorer un fait local et bien connu

    I. Fitzmaurice-Kelly, Historia de la literatura espafwla, p. 359 ; De todos modos, habia unas diez y seis ediciones antes de 1604 .Cf. Aribau, Discitrso bsore la novela espanola, Rivadeneyra, III,p. xxvu.

    Une nigme littraire. 2

  • l8 UNE NIGME LITTRAIRE

    de tous les lecteurs du Guj;man : ne serait-ce pas,alors, qu'il le connaissait trop?

    A quelle poque Cervantes se ravisa-t-il et,plantant l comdies boiteuses et fades pastorales,songea-t-il poursuivre pour son compte la veinesi heureusement ouverte? Probablement vers1612, au lendemain des Novelas dj prsentes la censure, alors que le succs croissant du DonQuichotte lui montrait la voie et que, tout espoirtant perdu de se crer une situation Naples ouailleurs, le travail littraire devenait dsormais sameilleure consolation et son unique ressource.La vieillesse aidant, il se rangea, perdit ses allures

    bohmes d'Andalousie et de Valladolid, frquentales acadmies et les confrries. Dans le prologuedes Novelas ejemplares, qu'il dut crire en juillet

    1613 % plus d'un an aprs la conclusion de

    1. Rios {Pruehasde avida deCenutites CLXIX) tance May.ms pouravoir attribu au prologue la date du 14 juillet, qui est celle de laddicace. Mayans a tort, en effet, mais beaucoup moins que soncontradicteur qui remonte la date l'anne prcdente Son raison-nement sur la ddicace, qui serait ncessairement la dernire pagecrite, ne tient pas debout. Quant la phrase du prologue o Cer-vantes indique son ge en termes de jeu (al jy de los anos gano pornueve mai y porta maiio), tout dpend videmment de la valeur qu'onvoudra prter l'expression por la mano. Mayans, qui fixait encorela naissance l'anne 1549. y voit quelques jours : il part mmede l pour nous affirmer que Cervantes naci en el mes de Julio(Vida, jd. 1771, p. 26). Pour le compte de Rios, qui tient 1612,il faut que por la mano comprenne plusieurs mois. Cervantes, n en

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA I9

    celles-ci, il annonait la trs prochaine apparition(primera vers, y con brevedad) du second DonQuichotte. C'est donc que l'ouvrage tait assezavanc, car Cervantes avait le travail relativement

    pnible pour cette poque d'improvisation. LesNovelas parurent en septembre; la fcheuseannonce du prologue surprit Avellaneda, qui cer-tainement n'habitait pas Madrid, en pleinebesogne, probablement sur les derniers chapitres,puisque son approbation est du i8 avril suivant.La rentre imprvue du propritaire produisit surl'intrus l'effet d'une usurpation : C'est vous d*ensortir! Tel est le sens du prologue, qu'il eut toutle temps d'accommoder sa rageuse dconvenue,la licence de l'ordinaire s'tant fait attendre prsde trois mois '. On a la sensation d'un retard ind-

    octobre 1547, nous aurait ainsi dit son ge en termes quivalents notre expression familire : 64 ans... et les mois de nourrice . Cesamusettes conjecturales, o se complaisent encore les critiques espa-gnols, sont certainement plus agrables que le travail d'tudier lestextes. A la fin de ce mme prologue, si mal pluch, Cervantesnous fournit lui-mme la solution : he tettido [/a] osadia (il nousdira tout l'heure que l'absence d'article dans une ou deux phrasesd'Avcllaneda trahit l'auteur aragonais) de dirigir estas Novelas algran Conde de Lemos. Elle tait donc crite, cette ddicace, et leprologue est ainsi postrieur au 14 juillet 161 3. D'autre part, il nesaurait l'tre que de quelques jours : la/^ de erratas est du 7 aot,et la tasa, qui naturellement tient compte de ces 12 feuillets prlimi-naires, du q. Le prologue a d tre crit dans la seconde quinzaine dejuillet 1613.

    I. Thoriquement, l'impression ne devait commencer que sur lemanuscrit approuv et paraph chaque page {N. Recopilacin. Lib.

  • 20 UNE NIGME LITTRAIRE

    pendant du travail de l'impression, qu'on peutattribuer au libraire Roberto, homme pos et dontla prudence commerciale experte crede Roberto! redoutait les aventures judiciaires '. Malgr sondsir naturel de prendre la plus grande avance

    possible, Avellaneda ne dut paratre qu'aprs le

    26 septembre 16 14, limite du privilge octroy

    son rival .

    Quoi qu'il en soit, quand un exemplaire duDon Quichotte de Tarragone parvint Cervantes,

    vraisemblablement dans la premire quinzained'octobre, il en tait lui-mme au chapitre LIXde sa Seconde Partie, soit aux quatre cinquimes

    de l'ouvrage ^. L'acharnement un peu comique

    VIII, tit. XVI, 1. III); mais souvent l'imprimeur prenait del'avance, sur une copie, pendant que les formalits suivaient leurcours. De l l'apparente rapidit de certaines publications, approu-ves, imprimes, revises et taxes en quelques semaines. En gn-ral, il s'coulait deux ou trois mois entre le dpt et la premireapprobation. En province, la licence de l'ordinaire suffisait, dansl'tendue du diocse, pour les livres d'enseignement et de pit

    classification lastique qui, suivant l'humeur de l'official, admettaittout. Du reste, tolres ou furtives, les contrefaons pullulaient,surtout Saragosse et Barcelone, en dpit ou raison de lalgislation draconienne (peine de mort et confiscation !) qui, natu-rellement, ne fut jamais applique. Se rappeler les dolances deLope contre les libraires d'Aragon, pillards attitrs des auteurscastillans.

    1. Il se peut que ce ft la dernire publication de Felipe Roberto;ds l'anne suivante, il n'tait plus libraire, soit qu'il et ferm saboutique, soit qu'il l'et cde.

    2. On a deux points de repre : la lettre de Sancho (II, xxxvi)et celle du duc (II, Lxvii); peu importe que l'intervalle s'adapte

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 2 1

    avec lequel, ds ce moment, il ne cesse de hous-

    piller son maraudeur, prouve qu'il n'avait aupa-

    ravant aucun soupon de la manuvre et

    aussi qu'il n'y pouvait rien, que crier. Quoiqu'il en dise, par la bouche de don Qui-chotte, il lut et relut l'uvre apocryphe, au

    point d'en reproduire inconsciemment quelquesdtails. Ce coup port en tratrise l'atteignit pro-fondment et jeta quelque dsarroi dans la dernirepartie de son livre. Tout d'abord, il dut enmodifier le plan, laissant de ct le tableau djprpar des joutes de Saragosse, se dtourner surBarcelone, et prendre quelques notes sur une

    rgion qu'il ne connaissait pas, Tet-il traverse

    mal au rcit, si l'une et l'autre correspondent au jour o elles furentcrites par l'auteur. Or, tant donn que les deux lettres tombent peu prs l'poque o, par conjecture, nous placerions la rdactionde ces chapitres, il n'est pas admissible que Cervantes les ait, volon-tairement, gratuitement, falsifies de quelques jours. Un autrerenseignement analogue, dans VAdjunta al Parnaso, se combine trsbien avec la date de l'approbation. (On peut mme remarquer quecette lettre d'Apollon , qui termine le Voyage, fut crite deuxjours aprs celle de Sancho, et s'expliquer comment Cervantes, partir de cette date, put donner la plus grande partie de son tempsau Don Quichotte qui avana rapidement.) Donc, le 20 juillet 1614,Cervantes en tait de son livre au feuillet 142 (dition princeps), etle 16 aot, au feuillet 176, ce qui donne 34 feuillets crits en27 jours, soit, en moyenne et sans tenir compte des relches, deuxgrandes pages et demie par jour. On doit admettre que l'exemplaired'Avellaneda parvint Cervantes quand il en tait l'endroit prciso il en parle pour la premire fois et change d'itinraire (au feuil-let prcdent, Saragosse tait encore le but du voyage), c'est--dire

  • 22 UNE ENIGME LITTERAIRE

    ce qui est douteux quarante-cinq ans aupa-ravant, lors de son hgire en Italie. La conclusionque nous avons n'est pas videmment celle qu'ilavait rve. On y sent un arrt et une sorte detrouble dans la marche reprise. La texture desderniers chapitres est plus lche que celle desprcdents; le style en est moins savoureux, plusincorrect et couvert de bavures; la langue fourche chaque instant. L'pisode de Roque Guinart estun hors-d'uvre qui semble pris Persiles, et les

    au feuillet 227 (folio erron dans la i" dition). A supposer un tra-vail uniforme, ces 5 r feuillets auraient t crits en 41 jours, etl'exemplaire serait arriv le 26 septembre, le jour mme du termede l'ancien privilge. La concidence est trop jolie pour tre exacte.Il ne serait pas impossible que le libraire de Tarragone et consignd'avance quelques exemplaires un compre de Madrid, pour leslancer le premier jour licite. Il est plus simple d'admettre que letrain de ce vieillard de soixante-sept ans s'tait ralenti un feuilletpar jour, ce qui est encore une bonne moyenne, et que le bouquin,paru Tarragone la fin de septembre, lui parvint dans la premirequinzaine d'octobre, alors qu'il crivait rellement le chapitre LIX.(Un courrier tait tenu de parcourir en cinq jours les 95 lieues de poste,par Valence, qui sparaient Tarragone de Madrid ; mais le colis dutparvenir par train d'arriero.) De ce dernier passage la fin oncompte 53 feuillets, qui correspondraient autant de jours; ajou-tons-en une dizaine pour absorber la drogue aragonaise et refondre leplan des derniers chapitres; cela nous mne la mi-dcembre pourle Vale final. Cette date est probable, la premire approbation tantdu 27 fvrier suivant. Sur la dure totale de la composition, touteconjecture serait arbitraire. Mais si la seconde moiti, crite d'arrache-pied, cota six mois de travail, il faudrait doubler et peut-tre triplercet espace pour la premire, plus soigne et vingt fois interrompuepar d'autres labeurs ce qui en placerait facilement le dbut auxderniers -tiois de 1612.

  • LE DOM aUICHOTTE D AVELLANEDA 23

    scnes de Barcelone ont le malheur de trop rap-

    peler Avellaneda. L'crivain fatigu se rpte; le

    symbolisme un peu gros de la cerdosa aventura

    fait pendant k prcdente rencontre des tau-reaux. Outre qu'elle rpond un itinraireabsurde, la rentre au chteau des ducs, avec son

    programme prvu d'avanies laborieusement machi-

    nes, signale, encore plus qu'une dfaillance de

    l'imagination, une erreur du got, une noteburlesque qui dtonne dans l'harmonie sourdedu retour au foyer, la ralit dsenchante ettriste. Le grand pote instinctif ne se ressaisit

    tout entier qu' la fin, non sans quelques

    accrocs encore ', mais noys et perdus cette foisdans la beaut souveraine du dernier tableau, ole hros et l'auteur confondus, comme Shakspeare

    et Prospro dans la Tempte, congdient l'illusionavant la vie et quittent sans regret l'existence

    dsormais vide de rves, pareille aux nidsd'antan o les oiseaux ne chantent plus .

    Cela dit, on est heureux de constater que la

    contrefaon ne porta aucun tort, mme matriel, Cervantes, qui aurait pu s'en inquiter beaucoupmoins et la traiter par le ddain. Tandis que lepitre Don Quichotte de Tarragone se figeait sur

    I. Par exemple, la dernire allusion Avellaneda et surtout la rpu-gnante godaille de Sancho et des femmes qui hritent.

  • 24 UNE ENIGME LITTERAIRE

    son dition unique, celui de Madrid courait lemonde, aussi ft qu' sa premire sortie. Oncompte quatre ditions espagnoles pour Tanne1616; partir de la suivante, VIngenioso Hidalgone s'dite plus qu'en entier, et l'on sait avec

    quelle fortune croissante. Quant l'autre auntre, hlas! je crois bien que jusqu' Lesage(sauf la brve et ddaigneuse notice d'Antonio),personne ne s'en occupa publiquement. Lesageeut le tort de s'prendre de l'Aragonais aprs qu'il

    l'eut arrang, allg, corrig, jusqu' le rendremconnaissable : c'est sa belle infidle qu'ilet d louer, comme le fit le Journal des Savants.Les bons Espagnols s'y laissrent prendre; toutau moins quelques ples littrateurs du xviii*sicle. Il tait naturel que ceux qui ne sentaientplusLope etTirso, missent Avellaneda au niveau,et mme au-dessus de Cervantes. C'est ce quis'tale en tte de l'dition de 1732, sous la signa-ture de Perales (Nasarre) et de Montiano : l'un etl'autre acadmiciens fameux, potes au petit-laitbucolique, chantres du Got, et mme de laGoutte '

    grands clercs en Aristote et, avec Luzn,arbitres de l'opinion.

    I. Nasarre tant devenu podagre, Montiano dcocha une ode enflamme naturellement la goutte de son ami : T, de humorengendradal...

  • LE DON Q.UICHOTTE D AVELLANEDA 2$

    Enfin Mayans parut qui, tout en protestant

    contre l'outrage fait au gnie, ouvrit brillam-

    ment l're fconde des divagations au sujet de cemystrieux Avellaneda, lequel devait tre bienpuissant pour que le vaillant soldat-crivain, aussi

    fort l'pe qu' la plume, n'ost le nommer ' !Il faut que le lecteur franais s'y habitue : c'est

    de cette encre que sont crites la plupart des pices

    du procs. Le branle ainsi donn, la presse engnral devint mauvaise pour le citoyen de Tor-desillas. Aprs Mayans, qui fltrissait abondam-ment les grandes desvergienxfis du faux DonQuichotte^ Rios traitait le prologue de libelle infa-mant ; Pellicer ne parlait qu'en se bouchan't lenez de ce produit nausabond (causador de nuseas);Navarrete raillait le pygme assez outrecuidantpour se mesurer l'Atlas de notre gloire litt-raire complication de deux vieilles imagesqui en relevait un peu la fadeur par le ridicule.

    X. Mayans 1 Siscar. Vida de Cervantes, 63. Souponnerait-on, encoutant ces radotages, qu'il s'agit d'un pauvre vieux bonhomme desoixante-sept ans, malade, se tranant peine, vivant d'aumnes fortpeu dguises, la veflle de terminer une existence qui ne fut qu'unelongue trane d'humiliations et d'expdients ? Ce qui a mis Mayanssur la piste, c'est, dit-il, l'emploi dans une phrase de Cervantes, desmots este Seiior sin duda es grande, qu'il souligne avec une solennitcomique : aquellas palabras son misteriosas para mil Or, grande serapporte aflicciun (Prologue de la 2' partie) : No se ha de ariadir afiic-cion al afiigido, y la que debe de tener este sefior sin duda es grande... a

  • 2 UNE NIGME LITTRAIRE

    Et puis d'autres vengeurs encore, interminable-

    ment, jusqu'aux cervantistes d'hier et d'aujour-d'iiui, lesquels, en gnral, conomisent sur lalapidation quelques pierres destines au temple deleur dieu. Et les suppositions dj pleuvaient verse. Par une amusante contradiction, ceux-l

    mmes qui dclaraient la contrefaon misrableet mal venue ne se faisaient faute d'en gratifierles plus grands noms de la littrature. Le DonQuichotte d'Avellaneda est une rapsodie, d'accord;

    c'est donc du ct de Lope, d'Argensola, deTirso, d'Alarcon, qu'il faut chercher. Ainsi rai-

    sonnait la critique. On fit ainsi le tour duxvii= sicle, et mme du xvi* : il semble qu'undoute ait plan un instant sur Louis de Grenade,qui tait mort dix-sept ansavant que le bon cheva-lier n'essuyt sa premire nasarde. Aprs les pre-miers rles, ce fut le tour des comparses. Desscoliastes imagination don-quichottesque mat-rialisaient des fantmes : tel cet insaisissableBlanco de Paz, tratre prsum du vieuxdrame d'Alger, qui traversa la vie de Cervantesun tiers de sicle avant l'incident de Tordesillas,

    ne reparut jamais, et dont on saurait seulement si on en savait quelque chose qu'il devait

    tre n quelque part en Estramadure, le plus loinpossible de l'Aragon. Ou bien c'taient des noms

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 27

    pris au hasard et vides de toute ralit : un Alfonso

    Lainberto, vague champion des innombrablesconcours de Saragosse; l'auteur problmatique dela Picara Justina, dont on ignore tout, sauf queson tarabiscotage rappelle la verve grossire et

    franche d'Avellaneda, peu prs comme chez

    nous le style de Marivaux peut se confondre aveccelui de Restif, etc. Il n'est pas jusqu' ce lourd gladiateur allemand de Gaspard Schppe, qui,pour tre tomb Madrid l'poque o le DonQuichotte s'imprimait Tarragone, n'ait t vh-mentement souponn de faire de la prose arago-naise sans savoir l'espagnol...

    Cependant, du chaos des conjectures fantaisisteso chacun prouvait son adresse, comme au jeude bague de Saragosse, une sorte de contour flouse dgageait, form de trois ou quatre hypothsessuperposes. A l'crivain aragonais de Cer-vantes et au grand personnage de Mayans,additionns, le P. Murillo, qui devait s'y con-natre, ajoutait la qualit d' homme d'glise .Rios, passant du genre l'espce, dmla unauteur dramatique sous le romancier d'occasion.Enfin Pellicer, en paperassant vers 1795 chez lacomtesse de Fernan-Nunez, mit la main sur unvieux cahier qui, avec un peu de bonne volont,nous rvlait un Avellaneda troubadouresque et

  • 28 UNE NIGME LITTERAIRE

    inattendu (tant donne la gaucherie des quelquesrimes de son roman), concurrent, d'ailleursmalheureux, aux joutes potiques de Saragosse.Et le document eut encore ceci de bizarre, qu'ildevint introuvable aprs que Pellicer l'eut trouv.

    N'importe : ce prcieux halla^go, qui n'avait l'airde rien, allait devenir fameux, comme unesorte de lettre de Toscanelli , aussi lumineusequ'apocryphe, et destine aussi prsider aux

    dcouvertes des explorateurs futurs. Mais n'anti-cipons pas.

    Don Martin F, de Navarrete se contenta ', surle point d'histoire littraire qui nous occupe, de

    rassembler tous les traits pars, pour conclure

    qu'Avellaneda ne pouvait tre qu'un dominicainaragonais, auteur dramatique et protg probabledu tout-puissant Aliaga *, inquisiteur gnral et

    1. Vida de Cervantes, dans la4* dition de YAcademia, 1819 ; impri-me part la mme anne et reproduite en tte de beaucoup d'di-tions, gnralement sans les pices justificatives.

    2. Ce nom parait ici pour la premire fois dans la controverse qu'ilallait bientt encombrer : il a pu tre suggr Navarrete parl'appro-bateur de l'dition de 1752, D. Francisco Domingo, beneficiado dela iglesia parroquial de Aliaga (prs Saragosse), et qui semble, eneffet, l'avoir t. Naturellement, on en a tir des consquences perte de vue. M. Asensio (article cit), chez qui l'tonnement sembletre un tat habituel, admire ironiquement la casualidad. Il n'y a pasconcidence et le rapport est tout verbal, puisque le second terme estune rptition du premier. Mme en admettant que le second di-teur d'Avellaneda et fait dsigner Domingo cause de son bnfice,

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 29

    confesseur de Philippe III. Ainsi prsente d'en-

    semble, l'induction ne manquait pas d'apparenceimposante. Avellaneda se rvlait aragonais par

    ses provincialismes ; dominicain, par sa familiarit

    avec les matires thologiques et sa prfrence

    marque pour les Prcheurs; auteur dramatique,par son prologue o il faisait cause commune avecLope de Vega, enfin, protg d'Aliaga, sim-plement parce que celui-ci tait aragonais et domi-nicain. Cette conclusion, plutt hardie, fut jugetimide par des gens habitus jongler avec lesfaits. A quoi bon cet chelon intermdiaire enun si court espace? Un mystificateur clbre,D. Adolfo de Castro, le franchit d'un seul bond,vers le milieu du sicle pass. Il dmontra d'abord more btico que le style du mauvais DonQuichotte et celui de certaine Fengan:(a de la lenguacastellana, dcoche contre Quevedo, se ressem-blaient comme deux gouttes d'encre; puis (c'taitla mineure du syllogisme biscornu) que l'auteurdudit libelle n'tait autre qu'Aliaga en personne,

    par consquent, etc. Ce fut l'clair dans lestnbres o ttonnait la gent cervantophile. Ga-

    ou l'en et affubl, parce qu'il croyait la paternit d'Aliaga, il n'yaurait jamais que ce dernier fait, rel ou imaginaire, dont tous lesautres sont des consquences. Admirer cette concidence quivaut s'merveiller que le Rhne prenne sa source justement au pied duglacier qui porte son nom !

  • 30 UNE NIGME LITTRAIRE

    llardo (qui rclama sa part dans la dcouverte),Sancha, Rosell, Guerra, Hartzenbusch, La Barrera, j'en passe, et des meilleurs ! tous cesillustres, blanchis dans l'exgse don quichot-tesque, poussrent un formidable eurka, qui dureencore '. Le problme tait rsolu : la tte rasedu confesseur surgissait blouissante, fulgurante.Aveugle qui ne la voyait pas !

    Il faut savourer dans l'original les congratula-tions lyriques que se renvoyaient les compagnonsdu tour de Manche ; les menues preuves dontils ont continu, infatigablement, d'ta3^er la d-couverte centrale, jusqu'au rcent article deM. Asensio, qui en est le bouquet andalou, Etsi nous dmontrons, comme srement nous Tal-ions faire, que de toutes les chimres imaginesen deux sicles par ces caboches grelot, celle-ci

    I. Inutile de citer des publications qui se trouvent partout, et quise rptent intolrablement. La BarTeTi{Nuevas Investigaciones ntKotas)les rsume assez exactement. II y revient plusieurs fois dans cettenorme Biografia de Lope de Vega, pleine d'erreurs, peut-tre par-donnables l'poque o elle fut crite, mais que l'Acadmie estinexcusable d'avoir reproduites et endosses. (Voir, pour ne citerqu'un exemple, le tissu de bvues monumentales qu'il invente pourfixer le second mariage de Lope l'anne 1604 thse insoutenablemme avant qu'on ne connt le contrat de 1598.) A la page 219, laconjecture sur Aliaga est donne comme une vrit acquise, unedcouverte de la critique espagnole, dans laquelle le biographerevendique sa part de gloire : cuyo verdadero autor, descubierto,porresultado de modernas investigacioncs, d las cuales tengoel honorde haber contribuido, fu el clbre confesor, etc.

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 3 I

    est la plus absurde et la plus saugrenue, on com-

    prendra, par cet unique exemple, quelle ridicule

    lardoire peut devenir, en de certaines mains,

    l'instrument critique, l'outil dlicat et puis-

    sant avec lequel un Renan et un Taine ont pn-tr l'me des races travers l'uvre d'art, et mis

    nu les principes actifs de toute civilisation.

    n

    Les lments nouveaux que cette tude apporte

    l'enqute ne diffrent pas en apparence de ceux

    qui les y ont prcds. Il s'agit bien toujoursd'observations historiques et littraires ; j'espre

    pourtant que le lecteur remarquera une nuance

    entre l'ancienne et la nouvelle manire de les ru-nir, et surtout de les interprter. Je n'ai pas d-

    couvert, dans nos archives argentines, l'acte nota-

    ri par lequel le pseudo-Avellaneda se constitue-

    rait auteur de Don Quichotte, en dclinant ses vri-

    tables noms et qualits. Pas plus que mes con-

    frres en cervantisme, je n'ai dans ma poche le

    document irrfragable qui lverait tous les douteset imposerait silence aux discoureurs. C'est mmecette galit de condition qui me permet d'appr-

    cier avec franchise des mthodes et des rsultats

  • 32 UNE ENIGME LITTERAIRE

    que, sans cela, je m'efforcerais de mnager. Tom-ber sur la preuve matrielle et d'vidence imm-diates, certes c'est la bonne fortune que nousdsirerions tous; peut-tre, cependant, y a-t-il

    plus de mrite, et en tout cas d'utilit critique,

    extraire une quasi-certitude raison ne des mat-riaux courants, de ceux-l mmes d'o, jusqu'prsent, on n'a retir que bavardages et sophismes.

    Quoi qu'il en soit, j'ai voulu prvenir le lecteurque, dans les pages suivantes, il ne trouverait

    gure que des infrences logiques, fondes sur desfaits exacts mais emprunts des ouvrages con-nus, et sans le moindre bout de papier indit.On a dj signal ce dtail que, jusqu'aux

    quatre lignes de Nicolas Antonio, dont l'unique

    renseignement, d'ailleurs fallacieux, est copi

    d'Avellaneda, Patria ex oppido Tordesillas Pin-

    cianx dicesis, aucune mention n'est faite dulivre ni de l'auteur dans les crits du xvii= sicle.Il ne nous reste donc, comme base d'induction

    plus ou moins solide, tous les racontars et on-dit anonymes devant tre carts % que

    I. Toutes les biographies de Cervantes reposent encore, pour laplus grosse partie, sur des rabchages traditionnels : se dice, se cre,ha sido iradicin constante... On n'en peut lire une page sans se heur-ter l'affirmation imbcile. La publication des Documentas de

    M. Prez Pastor montre dj que la biographie de Cervantes est refaire ; mais combien d'autres pices qu'on ignore, sans parler de

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 3 3

    les donnes fournies par l'tude compare desdeux uvres rivales, associe celle de quelquesproductions contemporaines, dont les auteurs se

    trouvent mls incidemment l'affaire, non titrede tmoins ils n'ont rien vu ni entendu

    mais de prvenus imaginaires et que nous aurons,aprs examen, renvoyer d'accusation. De cettedouble tude, la premire est sans doute la plusintressante, puisqu'on s'y propose de dcouvrirqui fut Avellaneda, tandis que la seconde, toute

    ngative et plus facile, ne nous conduira qu' ta-blir qui, srement, il ne fut pas.

    Le Don Quichotte d'Avellaneda tant un livrepeu lu, mme en Espagne, il faudra bien en don-ner une vue d'ensemble, et mme une sorte d'ap-prciation sommaire, quoi qu'il m'en cote dedlaisser le solide terrain des faits pour le sable

    mouvant des prfrences personnelles et des affaires de got . A qui recherche sa propreopinion, son sentiment intime et vrai sur le chef-d'uvre de Cervantes, en relisant le texte nu del'dition critique, presque pur de gloses et de sco-lies, il n'est dj pas si facile de secouer la sug-gestion, et d'isoler aujourd'hui le noyau de gnie

    celles, comme le procs de Valladolid, que le patriotisme a silongtemps empch de publier intgralement, sans omissions niratures 1

    Utu nigme littraire. 3

  • 34 UNE NIGME LITTRAIRE

    qui gt rellement au centre de l'immense boulede neige, faite de trois sicles d'admiration. Sansdoute, avec la suite apocryphe on se sent plus l'aise, surtout pour critiquer. Encore faut-il tre

    juste pour cette tentative malencontreuse,

    moins noire pourtant qu'on ne l'a dit, pourcette contrefaon, qui nous arrive discrdite

    d'avance, fltrie et dpenaille comme sa Zno-bie d'Alcald, en pauvresse honteuse de sonpch originel : tour tour suspecte d'avoir fabri-qu sa monnaie quand elle est fausse, et del'avoir drobe quand elle est vraie... Excds duculte dlirant que la tribu idoltre rend sonManitou, en bloc, sans distinguer les beauts desverrues, nous nous sentons pris du dsir de pou-voir goter l'autre, de mme qu'un homme d'es-prit libre savoure la sortie de quelque compagnonsocialiste aprs un bnisseur trop sr de lui etrciproquement. On rouvre avec sympathie, oupresque, ce piteux Avellaneda, en tchant de sepersuader qu'il ne devait pas manquer tout faitde talent pour que Lesage lui attribut le sien, et

    le docte Montiano, admir par Lessing, lui entrouvt plus qu' Cervantes '. On est prt lui

    I. No creo que nitigun hombre de jtticio piieda declararse en favor deCervantes, si compara iina parte con otra. (Approbation de l'ditionde 1732.) Ce Montiano, dj nomm, fut proclam par Lessing

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 3 5

    taire bonne mesure... Hlas! tout est vain. Laprvention la plus charitable ne rsiste pas l'preuve. Malgr quelques pages bien venues,l'allure facile du rcit et une sorte de rondeurjoviale dans le style dcravat et va comme je tepousse, bien moins incorrect, d'ailleurs, qu'onne l'a rpt, cette lecture reste une des plus

    fatigantes, des plus rebutantes qui soient. Pour

    en venir bout sans lui garder rancune, il faut,

    comme Lesage, y avoir trouv son compte; pours'y dlecter et y revenir, comme ces Trissotins deVAcademia del Buen Gusto, il faut avoir la langueet le palais encrots par la saburre qu'y ont d-pose trente ans d'indigestions scolastiques.

    Et il n'est pas, pour en juger ainsi, qu'il soitbesoin de contempler le vrai Don Quichotte tra-vers la photosphre blouissante qui supprimel'observation exacte et ne permet que l'adoration

    genoux. De tous les monuments consacrs

    (^Tbeatralische Bibliotek, III) le plus grand pote tragique de l'Es-pagne contemporaine ce qui peut-tre alors n'tait pas beaucoupdire pour sa Virginia, qu'on s'accorde dclarer illisible. Il estrai que plus tard, l'poque o Lessing s'engageait refaire toutesles pices de Corneille {Dramaturgie, dernier article), la grande Vir-ginie, convaincue d'afrancesamietito, tomba au rang d'un pasticheregelmssig aber frostig. G sret de got d'un Sainte-Beuve, flairpntrant et presque infaillible du critique-n, qui, sans tintamarreesthtique ni brouillamini doctrinal, lui fait rencontrer, mme surDon Quichotte qu'il ne lit qu'en traduction, les aperus les plus neufset les plus vrais I

  • 36 UNE NIGME LITTRAIRE

    par la dvotion universelle, je n'en sais pas demoins conforme, non seulement l'ide classiquede perfection que le terme chef-d'uvre semble

    contenir, mais peut-tre mme ce concept pluslarge de la beaut, qui consent aux dfaillances de

    la force et aux erreurs du gnie, trouvant que,dans l'art comme dans la nature, ce sont les

    points saillants, -non les plats intervalles, qui

    caractrisent l'objet. Par bien des cts, le roman

    de Cervantes est extraordinaire : il est unique par

    le contraste de sa valeur primitive avec celle que

    trois sicles de folle enchre lui ont attribue. Del son importance pour ce chapitre de l'volution

    littraire, que la critique transcendante intitulerait sans aucune simplicit : De la cristallisation duchef-d'uvre par dpt extrieur de couches admira-

    tives. Pour comparer la ralit au symbole que le

    Don Quichotte est devenu, il n'est pas ncessaire

    d'absorber les effusions naves des cervantophi-

    listins , qui ferment les yeux pour mieux ouvrirla bouche : il suffit ce qui est tout plaisir delire quelques-unes des pages profondes ou char-

    mantes qu'il a inspires nos matres stylistes con-

    temporains. Ce n'est pas de ces abstractions dequintessence qu'il s'agit ici ; mais de la cration

    bien vivante et concrte de Cervantes, du groupepittoresque et nullement mtaphysique qu'Ave-

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 3 7

    llaneda a vu passer, et dont je rappellerai quelquestraits pour bien poser la question ',

    Le but avou de Cervantes fut d'amuser lepublic, en s'amusant lui-mme, une parodie.En soi le genre est subalterne; et il semblait,dans le cas prsent, devoir se rapetisser encore detoute l'insignifiance de la chose parodie. Onnous a dpeint la vogue des romans de chevalerie,en Espagne, comme une sorte de flau social, unfoyer de contagieuse extravagance qu'il tait ur-gent de combattre et que Cervantes aurait jamais dtruit. Inventions chimriques et vritable-ment don quichottesques ! En les appliquant cettepoque, la critique retarde au moins de cent anspour l'institution et de cinquante pour sa littra-ture. Ce n'taient pasalorsles chevaliers qui bat-taient l'estrade, mais les mendiants et les gueux,et l'hidalgo hallucin put fouiller les Castillessans rencontrer son pareil. Mme au regard de ces

    I. Dans toute cette critique de midi quatorze heures qui va,pour ne pas sortir de chez nous, du rutilant Saint-Victor au pleMontgut, c'est encore (le croirait-on?) la page d'Hugo (ff'illiamShakespeare) qui est la moins fantaisiste et ct. Mais, que dire desdivagations d'un Philarte Chasles, mal translates de l'espagnol etqui n'ont pas l'excuse d'tre belles! Le livre de M. Emile Chasles,fils du prcdent, est fait surtout avec Navarrete : de l l'estimedont il jouit l-bas. Un moyen aussi sr que facile d'tre applaudides Espagnols, c'est de flatter leur vanit en accueillant toutes leursbalivernes.

  • 38 UNE NIGME LITTERAIRE

    lectures romanesques, on a beaucoup exagr.Cette bibliothque bleue, qui d'ailleurs n'a jamaisaffol personne, tait passe de mode, non dans lepeuple, qui ne savait pas lire, mais chez les nobles

    et les lettrs. Avellaneda l'avait rouverte pour se

    documenter, mais il la connaissait assez mal : ilestropie deux fois le titre du Philesbian, le seulqu'il cite. Vers 1600, ce n'est gure que dans legrenier poudreux d'un hobereau qu'on en pouvaittrouver quelques tomes dpareills, parmi la fer-raille des anctres. Les inventaires bibHographiquesdmontrent que, ds la fin du xvi^ sicle, cesbalivernes ne se rditaient presque plus. AMadrid, par exemple, on ne rimprima pas uneseule chevalerie sous le rgne de Philippe II '.

    Amadis lui-mme, qui a des scnes charmantes etd'un castillan si savoureux (par exemple, le dses-

    poir d'Oriane, au chapitre XX du premier hvre),partagea le sort de sa trop nombreuse descen-dance. S'il est puril de chercher la vogue dugenre de profondes raisons historiques, combien

    I. Prez Pastor, Bibliograjia madriUna. Dans son prologue,l'auteur insiste sur cette absence de publications romanesques, encontra de la opinion generalii^ada por los cervantistas >. Sans doute, on

    en rimprime encore dans d'autres villes, pendant le dernier tiersdu sicle; mais le ralentissement est visible, et l'on peut dire qu'partir de 1J90 l'arrt est presque gnral. Cf. Gayangos, Catdlo^odelos libres de caballerias CRivadeneyra, XL).

  • LE DON aUICHOTTE D AVELLANEDA ^ 9

    plus absurde d'en expliquer la dchance par le

    succs d'une caricature! Le roman chevaleresque

    est aussi peu li la reconqute espagnole que

    notre drame romantique la prise d'Alger. Et

    quant sa disparition, il suffit de rappeler que ce

    fut une mode, chose adventice et fugace par dfi-

    nition, et sans plus de racine relle que le fade

    travesti pastoral. Comme les fruits mris surl'arbre s'en dtachent tout seuls, les modes d-clinent et meurent, la saison passe, sans que

    personne les tue. Mais l'esprit humain vit demythologie et en fourre partout. Et qu'il s'agisse

    des Amadis ou des Prcieuses, il nous faut encorefournir cet appoint de gloire aux uvres qui

    durent, d'avoir dtruit les travers qu'elles ont

    signals : ciim hoc, ergo propter hoc '

    .

    11 est probable, du reste, que le bon Cervantes

    croyait lui-mme l'attitude menaante de cemoulins vent. Autodidacte nourri de lectures

    romanesques et ramasses partout, aux haltes de

    I. Le lecteur moderne, qui ne lit gure Amadis, s'en ferait uneide assez fausse, surtout pour le style, d'aprs les charges amphi-gouriques du Don Quichotte, qui d'ailleurs visent plutt les imita-tions. Le ton en est presque toujours naturel, l'accent simple etvrai, la langue excellente en son gracieux archasme. Le comte deTressan, qui nous en a donn au xvm' sicle une version de salon,trouvait VAmadis plein d'invention, de noblesse et de sentiment ;mais il faut ajouter que cet arrangement de grand seigneur 1 sen-sible n'a rien gard de la saveur originale.

  • 40 UNE NIGME LITTRAIRE

    sa vie aventureuse, il ne fut jamais un crivaininform et sr de lui, encore moins un lettrclassique la faon de Lope et surtout de Que-vedo. Vingenio lego retarda toujours un peu jusqu'au jour o, d'un double bond et sans lefaire exprs, il prit la tte du cortge et s'y main-tint pour des sicles, laissant en arrire tous les

    malins. C'est par ces ignorants, grands bayeurs

    aux corneilles et, comme l'espagnol dit joliment,chasseurs de musaraignes , que se dcouvrentles continents nouveaux. En attendant, il restaitplutt vieux jeu , De sa jeunesse tragique, iln'avait d'abord retir que cette filandreuse et dou-cetre Galatea, destine charmer Florian ; commede son dernier sjour en Italie il rapporta peut-tre la froide allgorie du Viaggio di Parnasso,qu'il devait rchauffer quarante ans aprs sans ymettre le tour de main de Caporali '. Au thtre.

    I. Pendant son assez long sjour Naples (iS74-iS75)> et grlce SCS anciennes relations avec Giulio, Cervantes put frquenter lepalais d'Ottavio Acquaviva (plus tard cardinal et archevque deNaplcs) et y connatre Caporali, dont le Viaggio fut le premierpome burlesque. Il n'y a pas lieu de douter que Cervantes fut quelquetemps au service du cardinal Acquaviva, Rome, mais son dpartde Madrid, dans la suite du lgat, est une lgende. Celui-ci nepassa gure qu'un mois Madrid ; il n'y fut pas persona grata (nonpour les raisons qu'en donnent les biographes, mais, semble-t-il, cause de la participation de son pre, le duc d'Atri, k la ligue dePaul IV contre Philippe. Cf. Cabrera, II, cap. vu) ; et certainementla citation connue d'Aleman, sur cierto principe de la Iglesia , ne

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 4I

    >1 prit parti pour les vieilles formules et s'effora

    vainement de rattacher au pieux classique le

    drame national qui prenait sa vole. D'ailleurs,l'accident prodigieux du Don Quichotte n'entamanullement ses doctrines ; il usa ses dernires

    forces cet imbroglio puril de Persiles, et il mou-

    rut dans l'inconscience finale, en rvant de ter-

    miner l'glogue interrompue de ses dbuts. Surle fond des ides, il se montra plus troitement

    se rapporte pas lui, mais plutt un des lgats qui lui succdrent,Alexandrino ou Giustiniano, tous deux cardinaux. Acquaviva quittaMadrid en dcembre 1568; il ne reut le chapeau qu'en mai 1570.C'est chez lui, sans doute, que Cervantes servit quelques moiscomme camarero (le cardinalat d'Ottavio est bien postrieur) ; or, lacitation (ddicace de Galatea) indique qu'il tait alors dj cardinal.M. Prez Pastor a publi (Documentas, II, n' iv) l'information delimpieia produite Madrid, le 22 dcembre 1569, la requte deCervantes qui se trouvait Rome. Il n'est gure douteux que cetteinformation n'ait eu pour but de permettre au jeune homme d'en-trer dans la maison d'Acquaviva. En tout cas, elle et t inutile siCervantes s'y trouvait dj. Ce prcieux document tablit que Cer-vantes se trouvait Rome dans les derniers mois de 1569, et, parconsquent, que le mandat d'arrt du 15 septembre 1569 (publipar Moran) contre un certain Miguel de Cervantes, de Sville, ne serapporte pas lui. Ce Cervantes y tait prvenu de blessures don-

    . nes un Antonio de Segura et condamn dix ans d'exil et avoirla main coupe. Mme en supposant que notre Miguel et gagn aupied sur l'annonce des poursuites (par Carthagne et la mer, commeVidricra, ou par la Catalogne et le Languedoc, comme Persiles), ilavait peine le temps matriel de faire les dmarches mentionnes.Mais, certainement, sous le coup d'une condamnation rcente quil'aurait mis en fuite, il se serait bien gard de provoquer uneenqute, autant que son pre d'y contribuer. Il y a lieu de noter cefait, & peu prs prouv, d'un homonyme de Cervantes, svillan ouhabitant Sville.

  • 42 UNE NIGME LITTRAIRE

    traditionaliste encore que sur les formes litt-raires; et il a fallu l'garement du ftichisme pourvoir un homme de progrs dans ce partisanconvaincu de toutes les erreurs de son sicle et detous les prjugs de sa race : Inquisition, hainedes morisques et des hrtiques, croyance audroit divin des nobles et au pouvoir divin desmoines, foi profonde aux amulettes, aux philtres, l'astrologie judiciaire, etc., dans ce vieuxchrtien d'esprit et d'me, qui n'eut jamais demoderne que les chimres anachroniques dontses adorateurs s'obstinent le gratifier.

    Aprs cela, il a fait Don Quichotte : c'est--dire,accompli ce miracle, si haut et si rare qu'il n'ar-rive pas une fois par sicle, de mler au monderel quelques tres d'essence incorruptible, plusvivants et agissants que pas un de nous ; ungroupe de contraste et de vrit, contemporainsuccessif des dix gnrations qui s'y sont recon-nues, non par ce qu'il a de nouveau, mais par cequ'il a d'ternel; le plus comprhensif, le plussimple, partant le plus populaire qui fut jamais;le seul peut-tre qui nous prenne tous aux en-trailles ds le plus bas ge pour ne plus nousquitter, et, que nous soyons du nord ou du midi,jeunes ou vieux, pauvres ou riches, ignorants ousavants, crdules ou sceptiques, heureux ou mal-

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 43

    heureux, s'associe nos dmarches journalireset projette, sur le fragile cran de nos hypothsesambitieuses, le reflet ironique et comme l'ombre

    chinoise de notre double humanit. Auprs deDon Quichotte et de Sancho, tous les autres hros littraires, mme ceux de Molire oude Shakespeare, semblent un peu typiques et fac-

    tices, trop en scne, naturellement, parlant

    et agissant ad demonstrandum. Leur beaut mmeest un obstacle leur diffusion parmi les humbles;ils ne sont dessins que de traits puissants, carac-

    tristiques, choisis, que le vulgaire ne sent pas ou

    prend contre-fil, riant quand il devrait pleurer;mais telles sont les conditions de l'uvre d'art,et la matrise littraire est ce prix. Tout autreest Don Quichotte. L'uvre semble trop longue,prolixe, dsarticule; le rcit coule au hasard,

    comme la pluie sur les pentes, obstru de blocs

    pisodiques qui, chaque instant, en arrtent lecours. L'action centrale est presque nulle; les

    scnes s'y succdent sans logique suprieure niartifice, au gr des sites naturels et des rencontresbanales du chemin : et le dcor pittoresque estcelui de la Manche (d'ailleurs peine dcrite), etle personnel se compose des passants de la route etdes htes des ventas! Les pages suivent les pages,trop faciles, comme crites au crayon, d'une

  • 44 UNE ENIGME LITrERAIRE

    langue habituellement savoureuse, quoique incor-recte et lche. Les contradictions abondent,

    mais surtout les rptitions verbales et les lapsus,au point de rappeler le bgaiement dont l'auteurtait afflig. Il a des ngligences qui trahissent

    une gaucherie incroyable chez un crivain dumtier; et, connaissant sa dtresse et le prixlev du papier, nous nous disons que peut-trele pauvre homme n'a pas rcrit tel passage parconomie! Du reste, dans l'uvre entire, pas unfragment de forme souveraine et cre ; aucun deces raccourcis dfinitifs que Swift grave l'eau-

    forte et La Bruyre la pointe sche, et quisont dfendus aux improvisateurs; presque jamaisde ces trouvailles de style, qui jaillissent des bou-tades de Montaigne ou des concetti de Quevedo,et que le ruisseau fangeux de Rabelais roule parmilliers dans son cours. Certains morceaux debravoure, o visiblement l'auteur s'est appliqu,sont des hors-d'uvre pour anthologies, p-riodes cicroniennes renouveles de Boccace, avecinversions, pithtes strotypes, le verbe en

    queue faisant panache, comme dans Galatea etPersiles '.

    I. Par exemple, le fameux discours sur l'ge d'or (I" Partie, XI),qui ne manque dans aucun recueil de morceaux choisis , est unexercice scolaire, fait de vieilleries sonores et vides comme U

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 45

    Tout cela, donc, qui est l'habilet de main, lafacture, la force ou la grce de l'expression origi-

    nale et pittoresque, la vision et la poursuite heu-

    reuse d'un idal de perfection plastique : en unmot, l'art d'crire, notre point de vue moderne,manquait en grande partie Cervantes, quoiquemoins absolument en prose qu'en vers. La m-prise des critiques espagnols ce sujet d'autrepart, peu d'trangers y sont bons juges pro-vient d'abord de l'tat assez rudimentaire de l'ins-trument (je parle de la prose, car dans la tech-nique du vers ils ont presque gal leurs matresitaliens); mais surtout de cette illusion, peuprs universelle, qui considre la forme accom-plie comme insparable de l'invention gniale,parce que la plupart des crateurs littraires ont

    phrase suivante (j'en omets la premire moiti) : Y no eran susadorno de los que ahora se usan, d quien la purpura de Tiro y lapor tantos modos martirizada seda encareccn, sino de algunas hojasverdes de lampazos y hiedra entretejidas, con lo que quizd iban tanpomposasy compuestas como ahora nuestras cortesanas con las rarasyperegrinas invenciones que la curiosidad ociosa les ha mostrado. Il ne faut pas croire que ces priodes falbalas aient complte-ment disparu de la prose castillane. Plus nombreux que la lignevirile et sobre de Saavedra et Argensola , les aligneurs de clichsronflants, les rhtoriciens qui s'coutent crire, dominent encore.Faute d'ides on fait toujours des odes; et les historiens orateurs dugenre Castelar et Ferrer del Rio, comme les critiques de l'espceGuerra y Orbe et La Barrera, ne sont pas prs de cder la place auxcrivains qui pensent, et qui mesurent leur phrase leur pense.

  • 46 UNE NIGME LITTERAIRE

    t, en mme temps, des matres ouvriers. Cer-vantes fait exception, comme Walter Scott et

    comme Balzac; et si l'on ose regarder les choses

    en face et parler comme des hommes libres, ilfaut dire de lui qu'il est l'crivain de gnie qui a

    eu le moins de talent. Que lui reste-t-il donc, eten quoi consiste ce gnie? C'est ce qu'un rapide

    examen de la conception du Don Quichotte et desa mise en uvre montrera mieux qu'un juge-ment personnel.

    En dehors du cercle d'illumins qui, dans lemoindre cdice anonyme qu'un des leurs s'est avisd'adjuger Cervantes, dcouvrent immdiatementla griffe du lion ' , on s'accorde aujourd'hui

    I. Je ne citerai que la Tia Fingida, la Carta Astudillo et laRelacion de las fiestas de Valladolid. Sur la premire, au point de vue ditorial , voir l'tude complte et dfinitive de M. Foulch-Del-bosc (Rei'ue Hispanique, VI). Pour ce qui touche son apocryphiti(mot de Volney, bon reprendre), surtout si le manuscrit Porras nereparat pas, j'ai bien peur qu'on n'en donne jamais de preuves posi-tives. Le manuscrit Fernandez Guerra est ncessairement postrieur celui de Porras, puisque le cdice tout entier es de una misma letraet contient des morceaux datant au moins de 1607 ; c'en est proba-blement une copie plus ou moins fidle : mais, sur la date, il n'y aplus de limite prcise (tandis que pour l'autre on avait la mort del'archevque Niiio), et quelques annes de plus tendent singulire-ment le champ des hypothses. Je ne connais encore le texte deBerlin que par l'dition d'Arrieta, que M. F.-D. dit trs fautive

    ; je

    crains, pourtant, que ce texte ne rende pas compte des plus grandesdiffrences entre les deux leons, publies en regard par Rosell, etque le premier tripotage ne remonte plus haut. En son tat actuel,le texte d'Arrieta a pour caractre fondamental d'tre un rajeunisse-

  • LE DON aUICHOTTE D AVELLANEDA 47

    juger que son gnie tout entier tient dans un seullivre, qui dispense des autres. Mme ses meilleuresNovelas, le Celow, Rinconete, le Coloquio, si

    bizarrement cousu au Casamiento enganoso,

    font, pour ainsi dire, double emploi avec le chef-

    d'uvre qui en contient la substance. Tout leCervantes de la postrit se trouve dans Don Qui-chotte, bien plus encore que Swift et Lesage ne

    sont contenus dans Gulliver et Gil Blas. Ceuxqui osent secouer la superstition conventionnelle

    ment de celui de la Colombine ; par la suppression d'archasmes (suhttena suerte de la Esperania, ser pour estar, d poca pieza, en menas denonada que de peligros, sabidora, etc.) et l'introduction devocables modernes (austeridad au lieu d'autoridad, otro modo massuave...); mais surtout par le dlayage, l'abus des comparaisons etdes synonymes, la prolixit des dtails (ainsi, les cinq lignes surl'cuyer). Contre l'authenticit, voici provisoirement la raison laplus forte : l'auteur de la Tia a t tudiant de Salamanque; or,non seulement Cervantes n'y a pas tudi, pas plus qu'ailleurs,mais (le Licenciado Vidriera le prouve) il semble n'avoir pas connula ville. Et puis, pourquoi l'auteur du Casamiento enganoso aurait-iljug mauvais de publier ce qu'il avait trouv bon d'crire et mmed'envoyer un archevque Le caractre apocryphe de la Carta Astudillo est plus certain. Avant toute preuve positive, on pourraitaffirmer que Cervantes ne se trouvait pas la fte d'Alfarache, le

    4 juillet 1606. Aprs sa sortie de prison, en juillet 1605, il dut res-ter plusieurs mois Valladolid, sous caution, baxo de fian\as, dit leprocs. cartons l'allgation sans preuves qu'il aurait suivi la cour Madrid, en fvrier ou mars 1606, et supposons que sa rcenteaffaire, ajoute aux autres, l'et mis en passe de recevoir une nou-velle commission c'est dj inadmissible analogue celles quilui avaient si peu russi; supposons encore qu'il eut affaire Sville et non dans la province. Comment admettre que cepauvre yra/ro de soixante ans, qui n'avait gure vu le monde

  • 48 UNE NIGME LITTERAIRE

    reconnaissent volontiers que Galatea, le thtre,les posies, sont peu prs illisibles; que de sesnouvelles, les trois ou quatre meilleures en

    dehors de leur valeur documentaire intressentbeaucoup moins que les autres n'ennuient; enfin,qu'ils sont sortis du labyrinthe de Persiles y Sigis-munda, celle de ses uvres que Cervantes prf-rait, en jurant, un peu tard, qu'on ne les y pren-drait plus. Il n'est pas srieusement discutable queces mdiocres inpdiments, que le Don Quichottetrane dsormais aprs lui, ne soient infrieurs

    svillan qu' travers les barreaux, se trouvt ml d'emble auxjoyeuses folies de la jeunesse andalouse, prit la direction d'une mas-carade et d'un tournoi burlesque pour s'en faire le rapporteur? Celadit pour sauver les principes, voici la preuve concluante. La lettrefait allusion un autre anniversaire, en des termes qui ne per-mettent pas de douter que l'auteur n'y ft prsent, et mme, semble-t-il, charg des mmes fonctions : Finnaron el cartel... sin hacermuestra de causas (dclare le secrtaire) por haherlas ya hecho en elprimer viaje (soulign dans le texte) como vistes en el proceso y relaciondl. Cela se rapporte videmment la fte antrieure et annuelle,qui avait lieu la Sainte-Locadie. Je crois que Fernandez-Guerra ainterprt tort iransferida fesiividad par translacin de Santa Leoca-dia, mais peu importe : si Cervantes n'a pu se trouver Sville en1605 (et pour cause), encore moins s'y trouvait-il en avril de cettemme anne ou en dcembre de l'antrieure. En serrant un peu, onarriverait l'auteur trs probable de la chose. Il s'y montre lui-

    mme rcitant, pour son cot, un romance assez malpropre (LasAlrnorranas) o les juges dnoncent des vers connus du docteurSalinas . Il n'est gure admissible qu'un autre que celui-ci et faitainsi les honneurs de son plagiat. Tout confirme cette hypothse. Lesvillan Juan de Salinas, alors assez jeune, tait un pote de talent(il figure dans Rivadeneyra), ami et correspondant de Quevedo, cul-

  • LE DON QUICHOTTE D AVELLANEDA 49

    cinquante productions d'obscurs auteurs contem-

    porains dont personne ne s'occupe plus. Par eux-

    mmes, ils reprsentent peu prs en littraturece que seraient dans l'histoire les sept infants de

    Laetitia, si Buonaparte cadet , ainsi qu'il signait

    Brienne, n'avait pas exist.

    D'autre part, la critique impartiale ne peut

    s'empcher d'avouer que la prose de Don Quichotte

    ne se distingue pas beaucoup, par ses qualits ou

    ses dfauts, de celle des autres productions de

    Cervantes. Les pisodes parasites qui obstruent

    tivant comme lui l'pigramme grasse et le calembour : or la lettre,d'une gaiet un peu cherche, est toute hrisse de pointes et delazzi tout fait la Quevedo. Quant l'attribution Cervantesde cette lourde tartine sur les ftes de Valladolid, sans autre cautionqu'un vers douteux de Gngora, c'est surtout une faute de got.Le vers final du sonnet A don Quijote, Sancho y su juinenlo peut simplement s'adresser la folie et la btise des hommagesexcessifs, rendus aux vainqueurs de l'Armada et aux brleurs deCadix ! Il peut encore faire allusion aux historiographes de ces ha:(a-has. Ils furent peut-tre plusieurs, le libraire Coello ayant d distri-buer son personnel en divers endroits, comme on fait aujourd'huipour les comptes rendus des ftes publiques. La dernire page rap-porte des faits qui se passrent quand Cervantes tait dj arrt poursa louche affaire d'Ezpeleta. En somme, il valait mieux, et-iltremp dans cette platitude, la laisser o elle tait. Ce ne seraitqu'une des humbles besognes, pane lucrando, auxquelles la misre lecondamnait. D'ailleurs, ce n'est pas l de la littrature, et personnene songe inclure dans les uvres cmnpUtes' de Chateaubriand lesrapports que, comme secrtaire d'ambassade, il adressait ses chefs.(Cette note crite, j'ai pu lire le document de Prez Pastor (II,n" Lxxvn) duquel il semble rsulter que l'auteirr de la Relacin n'estautre que le chroniqueur Herrera.)

    Une nigme litlraire. 4

  • 50 UNE ENIGME LITTERAIRE

    l'uvre matresse, et en forment prs de la moi-ti, pourraient tre verss, les uns dans les deuxlongs romans, les autres dans la collection des

    nouvelles, sans en troubler l'conomie ni en dcu-pler la valeur. Descriptions, rcits, discours, dia-

    logues, personnages sauf le groupe central qui

    reste unique, l'ensemble et les dtails dumatriel romanesque s'quivalent, ou fort peuprs, dans le grand ouvrage et dans les petits qui

    vivotent son ombre, comme des choppes aupied d'une cathdrale. Tout cela est indiscutable

    ;

    et mme il ne pouvait en tre autrement, tantdonn que Don Quichotte embrasse presque toutela priode de production de l'crivain. La myopiedes contemporains, qui, plus attentifs la forme

    qu'au fond, rabaissrent au rang moyen desautres le livre hors de pair, est une infirmit dumme ordre que la presbytie des modernes quijugent sur l'tiquette et haussent les crits quel-conques de Cervantes presque au niveau du plusgrand. Ceux-lA, du moins, avaient l'excuse desprjugs ambiants qui, d'abord, tenaient la prosepour une forme infrieure au vers de l, cette

    ternelle chasse la rime et le roman pour ungenre subalterne ; puis ensuite la culture classique

    pour la condition ncessaire du mtier d'crivain.A l'gard du Don Quichotte, on attribue des ini"

  • LE DON aUICHOTTE D AVELLANEDA 5

    1

    mitis personnelles l'accueil froid des lettrs

    espagnols, qui contraste avec l'enthousiasme

    immdiat des trangers. Mais le ddain de Lopes'exprimait dans une lettre intime ; les sarcasmesde Villegas et les boutades de Gongora avaientlieu huis clos; Argensola se contentait de nepas applaudir; Cspedes ne connaissait pas Cer-vantes q