Ulysse Gramophone

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JACQUES DERRIDA Ulysse gramophone deux mots pour Joyce ÉDITIONS GALILÉE

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Derrida, Ulysse

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JACQUES DERRIDA

Ulysse gramophone

deux mots pour Joyce

ÉDITIONS GALILÉE

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous pays, y compris l'U .R.S.S.

© Éditions Galilée, 1987 9, rue Linné, 75005 Paris

ISBN 2-7186-0305-4

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CIRCONSTANCES

Comment une parole, en deux mots, pourrait-elle s'en­cercler sans tourner en rond? Dire quelque chose d'autre sans cesser de parler d'elle-même, en y revenant au contraire, deux mots en un?

A suivre les écarts de ces métaphores sans âge ou de cette incroyable topologie, il faudrait accepter qu'un discours doive parler de lui-même pour rompre le nar­cissisme, en tout cas pour le donner à voir et à penser. Parler de· lui-même, de ce qui lui arrive ou de ce qui arrive avec lui pour s'adresser à l'autre et lui dire enfin autre chose. Il faudrait accepter que la voix résonne encore de son inscription dans le cercle, quand elle dit autour.

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Autour : tourner autour, se tenir autour. En la cir­constance, Ulysse le revenant.

Ces deux essais ne gardent pas_ seulement la marque, comme on dit parfois, de leur circonstance. Au moment où ils avaient encore, au présent, la forme d'un discours, ils furent d'abord prononcés en vue d'exhiber ladite circons­tance. Celle-ci ne se tenait pas autour, elle occupait plutôt le centre d'un trajet, tout près d'un foyer de réflexion. Ce qui alors fut dit semblait la concerner, tourner autour d'elle, se déclarer à son sujet, qu'il s'agît d'un colloque ou de ce qui rend possible - ou tout à fait impossible, l'un et l'autre, l'un comme l'autre - une telle convention,· la constitution de la critique joycienne, une institution des « études joyciennes ».

Quant à se tenir ou à tourner autour, notons-le au passage, les mouvements circulaires de la conférence ou de la circonférence, de la circumnavigation ou de la circon­cision, les tours et les retours en tous genres dessinent ici les motifs les plus récurrents.

La référence comme circonférence, est-ce possible? Que rapporte-t-elle? quelle est la portée ou le port de cette question en retour?

C'est donc, pour la circonstance, une situation de parole, Revue Parlée dans un cas, Symposium dans l'autre, qui devient ici le thème privilégié, un objet d'analyse, le titre de questions. Une situation de parole avec les événements singuliers qui ne s'en laissent jamais séparer. Je n'ai donc pu ni voulu en neutraliser après coup les indices. Suspendre

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la référence à ces événements singuliers, tenter d'en atténuer la circonstance, voire d'en effacer le reste, n'était-ce pas détruire ces textes, les anéantir une deuxième fois, mais cette fois pour mieux les garder, pour les garder de ce qui en eux se destinait à la consumation immédiate? Était­ce ou n'était-ce pas les rendre à leur condition d'artefacts auto-destructeurs voués par leur formation, en leur desti­nation même, à se dépenser sur-le-champ, self-destroying ou self-consuming objects? Peut-être sont-ils en vérité cela même. Peut-être le sont-ils restés. Peut-être convient­il alors seulement de le confirmer.

Mais pourquoi? Pourquoi le confirmer? A quelles condi­tions de telles marques peuvent-elles, devraient-elles se répéter? Que veut dire pour elles rester? On ne sait jamais si une telle opération peut se répéter et si le dispositif nommé gramophone ou magnétophone lui est essentiel. On ne sait jamais si une telle opération s'est jamais mise en œuvre. Mettons que par cette publication j'aie désiré après coup partager ce souci, avancer une hypothèse, mul­tiplier des questions.

Deux mots pour Joyce correspond à la transcription d'un discours bref et improvisé à partir de quelques notes, le 15 novembre 1982, lors d'un colloque Pour James Joyce, organisé par le Centre Georges-Pompidou, l'ambas­sade d'Irlande à Paris et le British Council << dans le cadre de la Revue Parlée». La coordination en était assurée par Jacques Aubert et par jean-Michel Rabaté qui présida cette séance et y présenta lui-même une commu­nication, avant celle d'Hélène Cixous et la mienne. La transcription de l'enregistrement fut d'abord publiée en

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anglais (Post-Structuralist Joyce, Essays from the French, ed. Derek Attridge and Daniel Ferrer, Cambridge Uni­versity Press, 1984, puis en français dans L'Herne, 50, 1985).

Ulysse gramophone fut prononcé le 12 juin 1984 à Francfort, à l'ouverture du James Joyce International Sym­posium, et d'abord publié dans Genèse de Babel (éd. Claude Jacquet, CNRS, 1985).

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DEUX MOTS POUR JOYCE

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Il est bien tard, il est toujours trop tard avec Joyce, je dirai seulement deux mots.

Je ne sais pas encore en quelle langue, j'ignore en combien de langues.

Combien de langues peut-on loger en deux mots de Joyce, insérer ou inscrire, garder ou brûler, célébrer ou violer?

Je dirai deux mots, à supposer qu'on puisse compter des mots dans Finnegans Wake. L'un des grands éclats de rire de Joyce résonne au travers de ce défi : essayez donc de compter les mots et les langues que je consume! mettez à l'épreuve votre principe d'identification et de numération! Qu'est-ce qu'un mot?

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Je reparlerai sans doute du rire de Joyce. Quant aux langues, les experts en ont compté, me dit Jean-Michel Rabaté, au moins une quarantaine.

Deux mots, donc, seulement pour relancer ce qu'Hélène Cixous vient de nous dire : la scène primi­tive, le père complet, la loi, la jouissance par l'oreille, by the ear plus littéralement, par le mot d' « oreille », selon le mode «oreille», par exemple en anglais, et à supposer que jouir par l'oreille soit plutôt féminin.

Quels sont ces deux mots anglais? Ils ne sont anglais qu'à moitié, si vous voulez bien,

si vous voulez bien les entendre, c'est-à-dire faire un peu plus que les entendre : les lire.

Je les prélève dans Finnegans Wake (258.12):

HEWAR

J'épelle HE WAR, et j'esquisse une prem1ere tra­duction : IL GUERRE - il guerroie, il déclare la guerre, il fait la guerre, ce qu'on peut prononcer aussi en babelisant un peu - car c'est dans une scène parti­culièrement babelienne du livre que ces mots sur­gissent-, en germanisant donc, en anglo-saxon, HE

w AR : il fut. Il fut celui qui fut. Je suis celui qui est, que je suis, je suis qui je suis, aurait dit Y ahwé. Là où c'était, il fut, déclarant la guerre. Et ce fut vrai. A pousser un peu, en prenant le temps de tirer sur la voyelle et de tendre l'oreille, cela aura été vrai, wahr. Voilà ce qu'on peut garder (wahren, bewahren)

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en vérité. Dieu garde. Il se garde ainsi, à déclarer la guerre.

Il, c'est « Il », le « lui », celui qui dit Je au masculin, «Il», la guerre déclarée, lui qui fut la guerre déclarée, en déclarant la guerre il fut celui qui fut et celui qui fut vrai, la vérité comme 1' être en guerre, celui qui a déclaré la guerre vérifia la vérité de sa vérité par la guerre déclarée, par l'acte de déclarer la guerre qui fut au commencement. Déclarer est un acte de guerre, il déclara la guerre en langues, et à la langue et par la langue, ce qui donna les langues, voilà le vrai de Babel quand Y ahwé en prononça le vocable, Babel, dont il est difficile de dire si ce fut un nom, un nom propre ou un nom commun semant la confusion.

Je m'arrête là, provisoirement, faute de temps. D'autres transformations restent possibles, un très grand nombre dont je dirai encore deux mots tout à l'heure.

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II

En venant ici, je me disais qu'au fond il y a peut­être deux grandes manières seulement, deux grandeurs plutôt, dans cette folie d'écriture par laquelle quiconque écrit s'efface tout en laissant, pour l'abandonner, l'ar­chive de son propre effacement. Ces deux derniers mots disent la folie même.

Peut-être est-ce là une simplification outrancière. Il y a sûrement d'autres grandeurs, mais je la risque pour dire quelque chose de mon sentiment quant à Joyce.

Je dis bien mon sentiment : cet affect, le majeur celui-là, qui, par-delà toutes nos analyses, évaluations, interprétations, commande la scène de notre rapport à qui écrit. On peut admirer la puissance d'une œuvre

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et avoir, comme on dit, un «mauvais rapport» au signataire, tel du moins qu'on en projette l'image, le reconstruit, le rêve, lui offre l'hospitalité d'une hantise. Notre admiration pour Joyce devrait n'avoir pas de limite, ni la dette à 1' égard de 1' événement singulier de son œuvre. Il vaut sans doute mieux parler ici d'évé­nement, plutôt que d'œuvre, de sujet ou d'auteur. Et pourtant, je ne suis pas sûr d'aimer Joyce. Plus préci­sément: je ne suis pas sûr qu'on l'aime. Sauf quand il rit - et vous me direz qu'il rit toujours. C'est vrai, j'y reviendrai, mais alors tout se joue entre les différentes tonalités de son rire, dans la différence subtile qui sépare plusieurs qualités du rire. Savoir si on aime Joyce, est­ce la bonne question? En tout cas, on peut essayer de rendre compte de ces affects, et je ne crois pas la tâche secondaire.

Je ne suis pas sûr d'aimer Joyce, de l'aimer tout le temps. C'est pour expliquer cette possibilité que j'ai parlé de deux grandeurs. Deux mesures pour cet acte d'écriture par lequel quiconque écrit feint de s'effacer en nous laissant pris dans son archive comme dans une toile d'araignée.

Simplifions outrageusement. Il y a d'abord la gran­deur de qui écrit pour donner, en donnant, et donc pour donner à oublier le donné et la donnée, ce qui est donné et l'acte de donner. Au-delà de tout retour, de toute circulation, de toute circonférence. C'est la seule manière de donner, la seule possible - et impos­sible. La seule possible - comme l'impossible. Avant toute restitution, symbolique ou réelle, avant toute

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reconnaissance, la simple mémoire, à vrai dire la seule conscience du don, de part ou d'autre, annule l'essence même du don. Celui-ci doit ouvrir ou rompre le cercle, rester sans retour, sans l'esquisse, fût-elle symbolique, d'une reconnaissance. Au-delà de toute conscience, bien sûr, mais aussi de toute structure symbolique de l'in­conscient. Le don une fois reçu, l' œuvre ayant fait œuvre jusqu'à vous changer de part en part, la scène est autre et vous avez oublié le don, le donateur ou la donatrice. L'œuvre alors est« aimable», et si l'« auteur» n'est pas oublié, nous avons pour lui une reconnaissance para­doxale, la seule qui pourtant soit digne de ce nom si elle est possible, une reconnaissance simple et sans ambivalence. C'est ce qu'on appelle l'amour, je ne dis pas que cela arrive, cela ne se présente peut-être jamais, et le don que je décris ne peut sans doute jamais faire un présent. Du moins peut-on rêver de cette possibilité, et c'est l'idée d'une écriture qui donne.

L'autre grandeur, je dirai sans doute avec quelque injustice qu'elle ressemble pour moi à celle de Joyce, plutôt à l'écriture de ) oyce. L'événement y déploie une intrigue et une envergure telles que désormais vous n'avez plus d'autre issue: être en mémoire de lui. Non seulement par lui débordé, que vous le sachiez ou non, mais par lui obligé, contraint de vous mesurer à ce débordement.

Être en mémoire de lui : non pas nécessairement vous souvenir de lui, non, être en sa mémoire, habiter une mémoire désormais plus grande que votre souvenir et ce qu'il peut rassembler, en un seul instant ou en

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un seul vocable, de cultures, langues, mythologies, religions, philosophies, sciences, histoires de l'esprit ou des littératures. Je ne sais pas si vous pouvez aimer cela, sans ressentiment et sans jalousie. Peut-on par­donner cette hypermnésie qui d'avance vous endette? D'avance et à jamais elle vous inscrit dans le livre que vous lisez. On ne peut le pardonner, cet acte de guerre babelien, que s'il se produit toujours, de tout temps, à chaque événement d'écriture, suspendant ainsi la responsabilité de chacun. On ne peut le pardonner que si on se rappelle que Joyce lui-même a dû subir cette situation. On se le rappelle parce qu'il a voulu d'abord nous le rappeler. De cette situation, il fut le patient, c'est son thème, je préfère dire son schème. Il en parle assez pour ne pas être confondu, pas simplement, avec un démiurge sadique : celui qui aurait mis en place une machine hypermnésique et d'avance, depuis des décennies, serait là pour vous computer, vous contrôler, vous interdire la moindre syllabe inaugurale. Car vous ne pouvez rien dire qui ne soit programmé sur cet ordinateur de la 1 oooe génération, Ulysse, Finnegans Wake, auprès duquel la technologie actuelle de nos computers et de nos archives micro-ordinatorifiées et de nos machines à traduire reste un bricolage, un jouet d'enfant préhistorique. Un jouet dont les mécanismes, surtout, se traînent. Leur lenteur est incommensurable avec la rapidité quasi infinie des mouvements sur le câblage joycien. Et comment simuler une œuvre de ce type? Si ces questions sont si redoutables, c'est qu'elles ne concernent pas d'abord la vitesse des opérations men-

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tales d'un sujet (auteur ou lecteur). De quelle vitesse s'agit-il alors? Comment calculer la vitesse à laquelle une marque, une information indexée se trouve mise en rapport avec telle autre dans le « même » mot ou d'un bout à l'autre du livre? A quelle vitesse, par exemple, le thème babelien ou le mot Babel, en chacune de leurs composantes (mais comment les dénombrer?), se trouve coordonné avec tous les phonèmes, sèmes, mythèmes, etc., de Finnegans Wake? Le critère de la vitesse n'est peut-être pas pertinent, il relève d'une objectivité cinétique sans commune mesure avec l'es­sence de ce qui a lieu ici. Ici et partout, mais l' œuvre de Joyce a pour nous le privilège d'avoir fait de ces questions un défi pratique, à. même l'œuvre, une œuvre dont la structure et le thème rendent cette provocation explicite. Dénombrer les branchements, calculer la vitesse des communications ou la longueur des trajets, ce serait du moins impossible, en fait, tant que nous n'aurions pas construit la machine capable d'intégrer toutes les variables, tous les facteurs quantitatifs et qualitatifs. Ce n'est pas pour demain. Cette machine en tout cas ne serait que le double pesant de l'événement «Joyce», la simulation de ce que ce nom signe ou signifie, l' œuvre signé, le logiciel Joyce aujourd'hui, le joyciciel. Il est sans doute en cours de fabrication, l'institution mon­diale des études joyciennes, la James Joyce Inc. s'y emploie, à moins qu'elle ne le soit elle-même. Cela même. De toute façon, elle le constitue.

C'est avec ce sentiment, on dirait avec ce ressenti­ment, que je dois lire Joyce depuis longtemps. Serais-

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je le seul dans ce cas? Ellmann a récemment cité les aveux de tant d'écrivains, critiques, artistes, tous admi­rateurs ou proches de Joyce, qui disaient quelque chose de ce malaise. Mais je ne sais pas si on peut dire « je lis Joyce» comme je viens de le faire. Bien sûr, on ne peut que lire Joyce, et qu'on le sache ou non. C'est sa force. Mais les énoncés du type « je lis Joyce », « lisez Joyce», «avez-vous lu Joyce?», m'ont toujours paru comiques, irrésistiblement. Joyce est celui qui a voulu faire rire, éclater de rire devant de telles phrases. Que voulez-vous dire au juste par « lire Joyce »? Qui peut se vanter d'avoir «lu» Joyce?

Prisonnier de ce ressentiment admiratif, on se tient au bord de la lecture; cela dure pour moi depuis plus de vingt-cinq ans, et la plongée incessante me rejette sur la rive, au bord d'une autre immersion possible, à l'infini. Est-ce vrai au même degré pour toute œuvre? En tout cas, j'ai le sentiment de ne pas avoir encore commencé à lire Joyce, et ce « ne pas avoir commencé à lire » définit le rapport singulier, je dirai même actif, envahissant que j'ai à cette œuvre. Car il y a tant d'autres œuvres, vous le savez, dont nous ne pouvons dire cela. Nous avons commencé à les lire, nous avons même fini de les lire dès la première page : programme connu.

C'est pourquoi je n'ai jamais osé écrire sur Joyce. Tout au plus ai-je essayé de marquer dans ce que j'écris, vous vouliez bien le rappeler, cher Jean-Michel Rabaté, pour m'inciter à en parler, des portées joyciennes, des portées de Joyce. Outre la portée musicale de ce mot,

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qui dit aussi la descendance, la prolifération généreuse de l'animal, j'y entendrai encore ceci: tel texte porte en vérité la signature de ] oyce, il porte ] oyce et se laisse par lui porter, voire d'avance déporter. Logique para­doxale de ce rapport entre deux textes inégaux, deux programmes ou deux « logiciels» de littérature. Quelle que soit entre eux la différence, et jusqu'à l'incom­mensurable, le texte « second », celui qui fatalement fait référence à l'autre, le cite, l'exploite, le parasite, le déchiffre, c'est sans doute la minuscule parcelle détachée de l'autre, le rejeton, le nain métonymique, le bouffon du grand texte antérieur qui lui aurait déclaré la guerre en langues. Et pourtant (on le voit justement avec les livres de Joyce, qui jouent les deux rôles, ascendant et descendant), c'est aussi un autre ensemble, tout autre, plus grand et plus puissant que le tout-puissant qu'il entraîne et réinscrit ailleurs, dans une autre chaîne, pour défier, avec son ascendant, la généalogie même. Chaque écriture ressemble non pas au petit-fils comme grand­père mais, au-delà de l'Œdipe, à la fois au fragment détaché d'un logiciel et à un logiciel plus puissant que l'autre, une partie dérivée mais déjà plus grande que le tout dont elle est partie.

Finnegans Wake représente déjà ce partage, ce départ et cette partition au regard de toute la culture, de toute l'histoire et de toutes les langues qu'il condense, met en fusion ou en fission par chacune de ses forgeries, au cœur de chaque unité lexicale ou syntaxique, selon chaque phrase qu'il forge en y frappant l'invention. Dans le simulacre de cette forgery, dans la ruse du mot

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inventé se frappe et se fond la plus grande mémoire possible.

Finnegans Wake, c'est un petit, un petit quoi? un petit, un tout petit-fils de la culture occidentale dans sa totalité circulaire, encyclopédique, ulysséenne et plus qu'ulysséenne. Et puis c'est en même temps beaucoup plus grand que cette odyssée même. Finnegans Wake la comprend et cela l'empêche, l'entraînant hors d'elle­même dans une aventure tout à fait singulière, de se renfermer sur elle-même et sur cet événement-ci. Ce qu'on appelle l'écriture, c'est le paradoxe d'une telle" topologie.

Dès lors l'avenir se réserve. La « situation » de Fin­negans Wake préfigure aussi, de ce fait, la nôtre au regard de ce texte immense. Dans cette guerre des langues, tout ce que nous pourrions dire après lui ressemble d'avance à un minuscule auto-commentaire par lequel cette œuvre s'accompagne elle-même. Et pourtant les nouvelles marques déportent, agrandissent et projettent ailleurs, on ne sait jamais où d'avance, un programme qui paraissait les contraindre, en tout cas les surveiller.

Voilà notre seule chance, minuscule mais toute ouverte.

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III

Je réponds donc à votre suggestion. Oui, chaque fois que j'écris, et même dans les choses de l'académie, un fantôme de Joyce est à l'abordage. Il y a vingt ans, l' Introduction à L'origine de la géométrie comparait, au centre même du livre, les stratégies de Husserl et de ] oyce : deux grands modèles, deux paradigmes quant à la pensée, mais aussi quant à une certaine «opéra­tion », la mise en œuvre du rapport entre langage et histoire. Tous les deux tentent de ressaisir une historicité pure. Husserl propose pour cela de rendre le langage aussi transparent que possible, univoque, limité à ce qui, pouvant se transmettre ou se mettre en tradition, constitue donc la seule condition d'une historicité pos-

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sible. Il faut bien que quelque lisibilité minimale, un élément d'univocité, une équivocité analysable résistent à la surcharge de la condensation joycienne pour qu'une lecture commence à avoir lieu, et le legs de l'œuvre, même si c'est toujours sur le mode du « je n'aurais jamais commencé à lire ». Il faut bien, par exemple, que quelque chose du sens de He war passe le seuil de l'intelligibilité, à travers les mille et un sens de l'ex­pression, pour qu'une histoire ait lieu, si du moins elle doit avoir lieu, et au moins celle de l'œuvre. L'autre grand paradigme, ce serait le Joyce de Finnegans Wake. Il répète et mobilise et babelise la totalité asymptotique de l'équivoque. Il en fait à la fois son thème et son opération. Il tente de faire affleurer à la plus grande synchronie possible, à toute vitesse, la plus grande puissance des significations enfouies dans chaque frag­ment syllabique, mettant en fission chaque atome d'écriture pour en surcharger l'inconscient de toute la mémoire d'homme : mythologies, religions, philoso­phie, sciences, psychanalyse, frJtératures. Et l'opération déconstruit la hiérarchie qui, dans un sens ou dans l'autre, ordonne ces dernières catégories à l'une ou l'autre d'entre elles. Cette équivoque généralisée ne traduit pas une langue dans une autre à partir de noyaux de sens commun 1

• Elle parle plusieurs langues à la fois, elle les parasite comme dans cet exemple du He war vers lequel je reviendrai dans un instant. Car la

1. Introduction à L'origine de la géométrie (Husserl), Paris, PUF, 1962, p. 104 et suiv.

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question restera de savoir ce qu'on doit penser de cette possibilité : écrire plusieurs langues à la fois.

Quelques années plus tard, j'eus le sentiment qu'on aurait pu, sans trop de peine, présenter La pharmacie de Platon comme une sorte de lecture indirecte, peut­être distraite, de Finnegans Wake qui mime, entre Shem et Shaun, entre le penman et le postman, jusque dans le détail le plus fin, le plus finement ironisé, la scène du pharmakos, du pharmakon et les diverses fonctions de Thoth, th'other, etc. Je ne pourrais pas reconstituer ici, même de loin, l'extrême complexité du réseau. ]'avais dû me contenter de jouer, d'une seule note 1, à rappeler que bien entendu, comme « on l'aura vite compris », l'ensemble de La pharmacie de Platon n'était qu' « une lecture de Finnegans Wake ». Une lecture possible, entre autres. Le double génitif le donnait à entendre : ce modeste essai se trouvait d'avance lu par Finnegans Wake, dans son sillage ou dans sa descendance, au moment même où La pharmacie de Platon se présentait elle-même comme une tête lectrice ou un principe de déchiffrement, un autre logiciel en somme, pour une compréhension possible de Finnegans Wake. Là encore, métonymie paradoxale : la plus modeste, la plus misé­rable descendante partie d'un corpus, son échantillon dégénéré dans une autre langue peut paraître plus ample que ce qu'elle donne à lire.

Je passe vite sur Scribble, le titre de cette introduction à l' Essai sur les Hiéroglyphes, traduction partielle de

1. La dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p. 99, note 17.

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l'essai de Warburton 1 où, au-delà du titre et des citations, je renvoie constamment à Scribbledehobble, The Ur-workbook for Finnegans Wake (1961).

Et je passe vite sur Glas qui est aussi une sorte de Wake, d'un bout à l'autre, la longue procession, en deux colonnes, d'une théorie joyeuse, une théorie du deuil.

Surtout, quelques années plus tard, La carte postale est hantée par Joyce dont la stèle funéraire se dresse au centre des Envois (visite du cimetière de Zurich). Le spectre envahit le livre, une ombre sur chaque page, il fait ombrage, d'où le ressentiment, sincère et joué, toujours mimé, du signataire. Il lui arrive de confier son impatience à sa destinataire, après lui avoir donné raison, deux ans plus tôt, dès les premiers mots du livre («Oui, tu avais raison ... »):

... Tu as aussi raison pour ] oyce, une fois ça suffit. C'est si fort qu'à la fin rien n'y résiste, d'où le sentiment de facilité, si trompeur qu'il soit. On se demande ce qu'il a fini par faire, celui-là, et ce qui l'a fait courir. Après lui, ne plus recommencer, tirer le voile et que tout se passe derrière les rideaux de la langue qui n'en peut mais. Coïncidence néanmoins, pour ce séminaire sur la traduction j'ai suivi toutes les indications babe­liennes dans Finnegans Wake et j'ai eu envie hier de prendre l'avion pour Zurich et de lire à haute voix assis sur ses genoux, depuis le début (Babel, la chute et le motif finno-phénicien, «The fall (bababa-

l. Paris, Aubier, 1977.

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dalgh [ ... ]. The great fall of the offwall entailed at such short notice the pftjschute of Finnegan [ ... ] Phall if you but will, rise you must : and none so soon either shall the pharce for the ounce corne to a setdown secular phoenish ... ) » jusqu'au passage sur le Gigglot­te' s Hill et le Babbyl Malket vers la fin, en passant par « The babbelers with their thangas vain have been (confusium hold them!) [ ... ]Who ails tongue coddeau, aspace of dumbillsilly? And they fell upong one ano­ther : and themselves they have fallen ... » et par « This battering babel allower the door and sidenposts ... » et toute la page jusqu'à « Filons, filoosh! Cherchons la flamme! Fammfamm! Fammfamm! », pat ce passage que tu connais mieux que quiconque (p. 164) et où je découvre tout à coup « the babbling pumpt of platinism », par cet autre autour de « the turrace of Babbel », tout ce passage d' Anna Livia Plurabelle en partie traduit où tu trouveras des choses absolument inouïes; et puis tout ce qui vient autour de « A and aa ab ad abu abiad. A babbel men club gulch of tears »ou de« And shall not Babel be without Lebab? And he war. And he shall open his mouth and answer: I hear, 0 Ismael... and he deed ... »jusqu'à« 0 Loud ... Loud ... Ha he hi ho hu. Mummum ». Je file le texte comme on dit des acteurs, au moins jusqu'à « Usque ! Usque ! Us que! Usque ! Lignum in ... Is the strays world moving mound of what static babel is this, tell us? » (p. 257-258).

Ailleurs, devant le monument funéraire de ] oyce (p. 161): «Il nous a tous lus et pillés, celui-là. Je l'ai

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imaginé se regardant posé là - par ses descendants zélés je suppose. »

Lus et pillés d'avance, donc. Toute la scénographie scripturale et postale de Finnegans Wake est remise en jeu depuis le couple Shem/Shaun, the penman /the post­man, jusqu'à la guerre autour de l'invention du timbre poste et du penny post qui se trouve consignée dans le livre de Joyce (La carte postale, p. 151, 155). Avec toute une famille de ] ames, Jacques, Giacomo, le Giacomo Joyce scande les Envois qui se scellent, près de la fin, par l'Envoy de Giacomo Joyce: « Envoy: love me love my umbrella. »

Le 11 août 1979 [ ... ] James (les deux, les trois), Jacques, Giacomo Joyce - ta contrefacture fait mer­veille, ce pendant à l'invoice: « Envoy: love me love my umbrella. »

[ ... ]]'oubliais, Giacomo a aussi sept lettres, comme chacun de mes noms. Aime mon ombre, elle - non moi. «Tu m'aimes?» Et toi, dis moi (p. 255).

Mais je le répète, c'est surtout le motif babelien qui obsède les Envois. On y retrouve le he war sur lequel je voudrais revenir pour conclure. Si vous le permettez, je lirai d'abord un fragment de la carte qui cite le he war:

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no my love that's my wake. L'autre jour en te parlant de tous ces pp (picture postcard privée et penny post), j'étais d'abord frappé par ceci: le prépaiement institue un équivalent général qui règle l'impôt sur la taille et

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le poids du support et non sur le nombre, la teneur ou la qualité des «marques», encore moins sur ce qu'ils appellent le sens. C'est injuste et sot, c'est bar­bare, même, mais d'une immense portée. Que tu

mettes un mot ou cent dans une lettre, un mot de cent lettres ou cent mots de sept lettres, c'est le même prix, c'est incompréhensible, mais ce principe est apte à rendre compte de tout. Laissons. En écrivant penny post, j'avais aussi pressenti dans ma mémoire que Jean le facteur (Shaun, John the postman) n'était pas très loin, ni son frère jumeau Shem the penman. Encore un couple fraternel en pp qui se fait la guerre, the penman and the postman. L' écrivain, Shem, est l'héritier de H.C.E., Here Cornes Everybody, que je traduis dans mon idiome par« Ici vient quiconque m'aura en corps aimé». J'ai donc cherché le penny post pendant deux heures et le voici, en voici au moins un que tu pourrais un jour relier à un tout-puissant « he war » (YHWH déclarant la guerre en décrétant la dichemination, en déconstruisant la tour, en disant à ceux qui voulaient se faire un nom, les chemites, et imposer leur langue particulière comme langue universelle, en leur disant «Babel», je m'appelle et j'impose mon nom de père, que vous comprenez confusément comme « Confu­sion », essayez, je vous en supplie, de traduire mais j'espère bien que vous ne pourrez pas, c'est mon double bind) en passant par « his penisolate war » et les « sosie sesthers » de la première page. Voici donc, à la page 307 de Finnegans Wake: « Visit to Guinness' Brewery, Clubs, Advantages of the Penny Post, When is a Pun not a Pun? » En face, dans la marge en italiques, les noms, tu sais. Ici: «Noah. Plato. Horace. Isaac. Tire-

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sias. » Sur la page précédente, je prélève seulement ceci, pour plus tard : « A Place for Everything and Everything if, .. its Place, Is the Pen mightier than the Sword?» qui tire le fil suivant par exemple (p. 211) : « a sunless map of the month, including the sword and stamps, for Shemus O'Shaun the Post ... ». Relis la suite dans les parages de « Elle-trouve-tout » et de « Where-is-he?; whatever you like ... »,etc. Regarde­les, Sword/Pen.

Je viens de t'appeler, c'était impossible, tu as bien compris, il faut être nu au téléphone. Mais en même temps, il suffit que tu te déshabilles pour que je me voie nu. Notre histoire est aussi une progéniture jumelle, une procession de Sosie/sosie, Atrée/Thyeste, Shem/ Shaun, S/p, p/p (penman/postman) et de plus en plus je me métempsychose de toi, je suis avec les autres comme tu es avec moi (pour le meilleur mais aussi, je le vois bien, pour le pire, je leur fais les mêmes coups). Jamais je n'ai imité personne de façon aussi irrésistible. ]'essaie de me secouer car si je t'aime infiniment je n'aime pas tout de toi je veux dire de ces habitants de toi avec leurs petits chapeaux

!'uniquement chaque fois que j'aime: au-delà de tout ce qui est, tu es l'un - et donc l'autre (p. 154-155).

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IV

He war, donc. Donc, he war. ] e parle, je lis : donc il fut en plusieurs langues.

Mais comment lire ces deux mots? Y en a-t-il deux? Plus ou moins? Comment les entendre? Comment les prononcer? Comment se prononcer à leur sujet?

La question « comment les entendre? » se multiplie d'ailleurs. Elle se répercute dans le passage dont j'extrais ces deux mots avec la violence injustifiable que nous impose la situation, dans le peu de temps dont nous disposons. Comment les entendre? Tout alentour parle de l'oreille, à l'oreille : ce que parler veut dire mais d'abord ce qu'écouter veut dire, à savoir tendre l'oreille (e, ar, he, ar, ear, hear) et obéir au père qui élève la

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voix, au seigneur qui parle haut (Lord, loud). Ce qui s'élève aussi haut, c'est la louange (laud). Cette dimen­sion audio-phonique de la loi divine et de sa hauteur sublime s'annonce dans la syllabisation anglaise du he( w )ar, elle se redouble dans le w et se dissémine, pour le sème et pour la forme, sur toute la page 1

• Le rythme de l'écriture biblique est mimé par le « And ... » de «And he war ... ». Je lis à voix très haute :

And let N ek N ekulon extol Mak Makal and let him say unto him: Immi ammi Semmi. And shall not Babel be with Lebab? And he war. And he shall open his mouth and answer: I hear, 0 Ismael, how they laud is only as my loud is one. If Nekulon shall be havonfalled surely Makal haven hevens. Go to, let us extell Makal, yea, let us exceedingly extell. Though you have lien amung your posspots my excellency is over Ismael. Great is him whom is over Ismael and he shall mekanek of Mak Nakulon. And he deed.

U plouderamainagain ! For the Clearer of the Air from on high has spoken

in tumbuldum tambaldam to his tembledim tombal­doom worrild and, moguphonoised by that phone­manon, the unhappitents of the earth have terrerum­bled from fimament unto fundament and from tweedledeedumms clown to twiddledeedees.

1. Avec le sens de guerre ( war), la signalisation du recours à l' alle­mand, etc., cette dimension audio-phonique du he war est l'une des très nombreuses choses que doit passer sous silence la très méritoire traduction de Lavergne - que je ne connaissais pas au moment de cette conférence. « And he war » y est rendu par « Et il en fut ainsi » (p. 278) ! Mais ne médisons jamais d'une traduction, surtout de celle-ci.

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Loud, hear us! Loud, graciously hear us! Now have thy children entered into their habita­

tions. And nationglad, camp meeting over, to shin it, Gov be thanked ! Thou hast closed the portais of the habitations of thy children and thou hast set thy guards thereby, even Garda Didymus and Garda Dornas, that thy children may read in the book of the opening of the mind to light and err not in the darkness which is the afterthought of thy nomatter bu the guardiance of those guards which are thy bodemen, the cheery­boyum chirryboth with the kerrybommers in their krubeems, Pray-your-Prayers Timothy and Back-to­Bunk Tom.

Till tree from tree, tree among trees, tree over tree become Stone to stone, stone between stones, stone under stone for ever.

0 Loud, hear the wee beseech of thees of each of these they unlitten ones! Grant sleep in hour's time, 0 Loud!

That they take no chill. That they do ming no merder. That they shall not gomeet madhowiatrees.

Loud, heap miseries upon us yet entwine our arts with laughters low !

Ha he hi ho hu. Mummum. (258.11-259.10)

Laissons de côté, faute de temps, de nombreux motifs croisés, accumulés ou condensés dans le contexte immé­diat du he war (chute-Byfall, le rideau qui tombe, the curtain drops, applaudissements - Upploud, Uploudera­mainagain, après la Gotterdamerung-gttrdmmrng, p. 257-

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258, le double - Didyme et Thomas, Garda Didymus et Garda Domas, les deux policiers, le fantôme de Vico partout, la prière des enfants, etc.) et limitons-nous, si on peut dire, à tout ce qui passe par la voix et le phénomène, le phénomène comme phonème. Au centre de la séquence, entendez le « phonemanon ».

Il réf!léchit, à l'état d'extrême concentration, toute l'aventure- babelienne du livre, on devrait dire son envers babelien : « And shall not Babel be with Lebab? »

Le palindrome renverse la tour de Babel. Il dit aussi le livre 1

Quelques exemples parmi d'autres:

The babbelers with their thangas vain have been (confusium hold them!) they were and went; thigging thugs were and houhnhymn songtoms were and comely norgels were and pollyfool fiansees. [ ... ] And they fell upong one another : and themselves they have fallen » (15.12-19); ou encore:« and we list, as she bibs us, by the waters of babalong » (103-10-11), « the bab­bling pumpt of platinism » (164.11), «the turrace of Babel» (199.31), « Is the strays world moving mound or what starie babel is this, tell us? » (499.33-4), « to my reputation on Babbyl Malket for daughters-in­trade being lightly clad » (532.24-6), etc.

Dans le paysage qui entoure immédiatement le he war, nous sommes, si un tel présent est possible, et ce

1. Philippe Lavergne rappelle les deux mots irlandais, leaba, le lit, et leabhar, le livre.

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lieu, à Babel. C'est le moment où Y ahwé déclare la guerre, he war (échange du R final et du H central dans la gorge de l'anagramme), il châtie les Shem, ceux qui déclarent, dit la Genèse, vouloir construire la tour pour se faire un nom. Ils portent le nom de nom (Shem). Et le Seigneur, le Très-Haut, béni soit-il (Lord, loud, taud) leur déclare la guerre (war) en interrompant la construction de la tour. Il déconstruit en prononçant le vocable de son choix, le nom de confusion (bave!) qui par confusion, à l'ouïe, pouvait être confondu avec un mot signifiant en effet «confusion». Cette guerre décla­rée, il la fut (war) en étant lui-même un acte de guerre qui consiste à déclarer, comme il le fit, qu'il fut ce (Lui) qu'il fut (war). Le Dieu de feu assigne aux Shem la traduction, nécessaire, fatale et impossible de son nom, du vocable dont il signe son acte de guerre, de lui-même. Le palindrome(« And shall not Babel be with Lebab? ») renverse la tour mais joue aussi avec le sens et la lettre, le sens de l'être et les lettres de l'être, de «être» (be, eb, baBEl,lEBab), comme avec le sens et la lettre du nom de Dieu, EL,LE. Les noms du père (Dad, Bab) sont d'ailleurs dispersés sur la même page, avec ceux du Seigneur (Lord) et d'un dieu ango-saxon (Go to, deux fois, Gov) qui peut s'étirer ailleurs en governor et en bouc émissaire (scapegoat).

Cet acte de guerre n'est pas nécessairement autre chose qu'une élection, un acte d'amour, l'alliance même. Il faudrait relire ici même les pages prodigieuses autour de cette « paleoparisien schola of tinkers and spranglers who say I'm wrong parcequeue ... ». On y trouverait ceci :

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«for aught I care for the contrary, the ail is where in love as war and the plane where ... » (151.36-152.1). Et comme dans Le soleil placé en abime de Ponge, la putain rousse n'est pas loin du père, dans son lit même elle se confond avec lui,« In my Lord's Bed by One Whore ... »

(105.34). C'est dans la grande série ouvene par le «Thus we hear of...» (104.5). Mais j'interromps ici cette reconstruction.

Que se passe-t-il alors quand on essaie de traduire ce he war? On ne peut pas ne pas en avoir l'en"ie, l'envie furieuse. La lecture consiste même, dès son premier mouvement, à en esquisser la traduction. He war appelle la traduction, ordonne et interdit à la fois la transposition dans l'autre langue. Change-moi - en toi-même - et surtout ne me touche pas, lis et ne lis pas, dis et ne dis pas autrement ce que j'ai dit et qui aura été : en deux mots qui fui. Alliance et double bind. Car le he war dit aussi l'irremplaçable de l'événement qu'il est. Il est ce qu'il est, aussi inchangeable pour avoir déjà été, un passé sans appel qui, avant d'être et d'être présent, fut. Voilà la guerre déclarée. Avant d'être, c'est-à-dire un présent, cela fut, fut Il, fuit, feu le Dieu de feu le dieu jaloux 1

• Et l'appel à traduire

1. Le jeu le plus sérieux consisterait ici à consumer en ce point tout le Traité des a11torités théologico-politiques, à y reconnaître à la fois un texte plus grand et plus petit que Finnegans W ake, urne et cellule. La démonstration pourrait commencer en n'importe quel point des deux textes, par exemple ici : «Mais comme il faut s'écarter aussi peu que possible du sens littéral, il faudra en premier lieu chercher si cette unique parole: Diert est un feu (Deus est ignis), admet un sens autre que le sens

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vous rejette; tu ne me traduiras pas. Ce qu'on tra­duira peut-être aussi dans l'interdit jeté sur la traduction (comme « représentation», « image», « statue», «idole», «imitation», autant de traductions inadé­quates pour « temunah » 1

). Il suit immédiatement l'instant où YHWH se nomme lui-même(« Moi, YHWH,

ton Élohim .... »). La loi qui s'énonce dans la dimension performative, c'est donc aussi l'interdit sur le principe même de la traduction, l'interdit au principe de la traduction, comme une seule et même expérience de la langue, de la langue unique en tant que Dieu unique. Tout aussi impossible, la transgression consiste à tra­duire cela même. Et à pervertir en description, en constat (he war) à la troisième personne, ce qui fut un perfor­matif à la première personne, le performatif de la première personne ou plutôt du premier mot.

littéral [ ... ] Mais comme le mot feu se prend aussi pour colère et jalousie (voir Job XXXI, 12), il est facile de concilier entre elles les phrases de Moïse, et nous arrivons légitimement à cette conclusion que ces propo­sitions Dieu est un feu, Dieu est jaloux (zelotypus), ne sont qu'une seule et même énonciation.[ ... ] nous en conclurons que Moïse a cru à l'existence en Dieu de la jalousie, ou qu'au moins il a voulu l'enseigner, bien que selon nous cela soit contraire à la raison» (chap. VII, trad. Madeleine Francès).

1. Cf. Michal Govrin, jewish rituals as a genre of sacred theatre, in Conservative Judaism, New York, 36 (3), 1983.

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V

Que se passe-t-il quand on essaie de traduire he war? Rien, tout. Au-delà d'immenses difficultés, une limite essentielle

demeure. Les difficultés : est-il possible de faire entendre (hear, justement) toutes les virtualités sémantiques, pho­niques, graphiques qui communiquent avec le he war dans la totalité du livre et ailleurs? La limite essentielle répète Babel, l'acte de guerre déclarée, mais non déclarée, que Joyce réimprime ici. Elle tient à la greffe, et sans rejet possible, d'une langue sur le corps d'une autre.

En deux mots, dont chacun figure la tête, le capital, ou si vous préférez de la phrase le membre principal : le sujet, le verbe.

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Imaginez les machines à traduire les plus puissantes et les plus raffinées, les équipes de traduction les plus compétentes. Leur succès même ne peut avoir que la forme de l'échec. Si même, par hypothèse invraisem­blable, elles avaient tout traduit, elles échoueraient à traduire la multiplicité des langues - et à conserver l'étranger dans la traduction. Elles effaceraient ce simple fait : une multiplicité d'idiomes, non seulement de sens mais d'idiomes, doit avoir structuré cet événement d'écriture qui maintenant fait la loi. Il aura fait la loi à son propre sujet. C'était, il était écrit à la fois en anglais et en allemand. Deux mots en un, war, et donc un double nom, un double verbe, un nom et un verbe qui furent au commencement. Mais ils se divisent au commencement, ils divisent le commencement. War est un nom anglais, un verbe allemand, il ressemble à un adjectif dans cette dernière langue (wahr) et le vrai de cette multiplicité fait retour, depuis les attributs -le verbe est aussi un attribut : qu'est-il? celui qui fut - vers le sujet qui s'en trouve, lui, he, divisé dès l'origine.

Au commencement la différence, voilà ce qui se passe, voilà ce qui a déjà eu lieu, là, voilà ce qui fut quand le langage fut acte, et la langue écriture. Là où c'était, Il fut.

Le war allemand n'aura été vrai (wahr) qu'à déclarer la guerre à l'anglais. A lui faire la guerre en anglais. Une guerre qui n'en est pas moins essentielle - de l'essence - pour être fratricide. Le fait de la multiplicité des langues, ce qui fut fait comme confusion des

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langues ne peut plus se laisser reconduire, par la tra­duction, dans une seule langue, ni même réduire, j'y viens dans un instant, dans la langue.

Traduire he war dans le système d'une seule langue 1, c'est effacer l'événement de la marque, non seulement de ce qui s'y dit mais son dire et son écrire, qui forment aussi, dans ce cas, le contenu essentiel du dit. C'est effacer la marque de sa loi et la loi de la marque. Le concept courant de la traduction reste réglé sur le deux fois un, l'opération de passage d'une langue dans une autre, chacune d'elles formant un organisme ou un système dont l'intégrité rigoureuse reste supposée, comme celle d'un corps propre. Traduire le babelisme d'au moins deux langues, cela exigerait un équivalent qui restituât non seulement toutes les potentialités sémantiques et formelles de l'hapax he war mais aussi la multiplicité des langues en lui, le coït de cet évé­nement, en vérité son nombre même, son essence nom­breuse et rythmée, l'un différent en soi, et de soi, à la différance de soi, comme Héraclite eût dit en français.

On peut toujours essayer. Il faut traduire. N'est-ce pas ce que je fais ici? Oui, mais il y faut plus de deux mots. Donc je ne traduis pas, je traduis sans traduire. Ce n'est pas seulement Finnegans Wake qui ressemble ici à une calculatrice trop puissante, démesurée, incom­mensurable avec toute machine à traduire aujourd'hui concevable. C'est déjà l'événement que le livre traduit,

1. Comme cela vient d'être tenté en français: «Et il en fut ainsi.»! Ce n'est plus la guerre.

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mime, répète, c'est l'acte de guerre devant lequel il se sera présenté, lui, Finnegans Wake. Cet événement fut, il reste ineffaçable mais on ne peut que l'effacer. Et ce qui fut au commencement, c'est cela même, ce drame, cette «action» qu'on ne peut qu'effacer parce qu'elle est ineffaçable. Non pas un événement dont le caractère serait double : effaçable/ineffaçable. Cette duplicité même, cette guerre intérieure dans l' « action » qui est un acte de langage, ou plutôt, comme on va le voir, d'écriture, voilà l'événement même, tel qu'il fut en vérité : la guerre, l'essence de la guerre. Non pas le Dieu de la guerre, mais la guerre en Dieu, la guerre pour Dieu, la guerre au nom de Dieu comme on dit le feu à la forêt, la guerre prenant dans le nom de Dieu. Il n'y a pas de guerre sans le nom de Dieu et pas de Dieu sans guerre. C'est-à-dire, voir plus haut, sans amour. Vous pouvez traduire guerre par amour, c'est dans le texte.

Depuis tout à l'heure, je prononce. En proférant he war, je me fie à cette vérité si souvent

rappelée : dans ce livre, dans l'événement travaillé par la confusion des langues, la multiplicité reste ordonnée à une langue dominante, et c'est l'anglais. Or malgré la nécessité de « phonétiser », malgré l'appel de ce livre à la haute voix (loud), au chant et au timbre, quelque chose d'essentiel y passe l'entendement aussi bien que l'écoute, entendez par là une dimension graphique ou littérale, littéralement littérale, un mutisme qu'il ne faut jamais passer sous silence. On ne saurait en faire

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l'économie. On ne lirait pas ce livre sans compter avec lui.

En effet : la confusion babelienne entre le war anglais et le war allemand ne peut que disparaître, en se déterminant, à l'écoute. Il faut choisir et c'est toujours le même drame. La confusion, dans la différence, s'ef­face; et avec la confusion s'efface aussi la différence quand on la prononce. On est contraint à la dire ou bien en anglais ou bien en allemand. On ne peut donc la recevoir comme telle à l'oreille. Ni à l' œil tout seul. La confusion dans la différence requiert un espace entre l' œil et l'oreille, une écriture phonétique induisant la prononciation du signe visible mais résistant à son pur effacement dans la voix. Ici l'homographie (war comme mot anglais et allemand) garde l'effet de confusion. Elle abrite le babelisme qui se joue donc entre la parole et l'écriture. Commerce anglo-saxon, échange d'une marchandise (Ware), sous le pavillon de la vérité, en temps de guerre, au nom de Dieu. Cela doit passer par des actes d'écriture. L'événement se lie à l'espace­ment de son archive. Il n'aurait pas lieu sans elle. Il y faut la mise en lettres et la mise en page. Effacer la frappe, assourdir la percussion graphique, secondariser l'espacement, c'est-à-dire la divisibilité de la lettre -et ici je souligne l'inaudible, sa divisibilité-, ce serait encore réapproprier Finnegans Wake dans un monolin­guisme, l'assujettir à l'hégémonie d'une seule langue. L'hégémonie reste incontestable, certes, mais sa loi apparaît désormais comme telle. Elle se manifeste au cours d'une guerre (war) par laquelle l'anglais tente

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d'effacer l'autre, les autres idiomes domestiqués, néo­colonisés, donnés à lire depuis un seul angle. Ce qui ne fut jamais si vrai. Aujourd'hui.

Mais il faut lire aussi la résistance à ce commonwealth. Elle se prononce mais d'abord s'écrit contre lui. Contre Lui. Et c'est bien ce qui se passe. Entre des îles de langues, au travers de chaque île. L'Irlande et l' Angle­terre n'en seraient que des emblèmes. Ce qui importe, c'est la contamination de la langue du maître par celle qu'il prétend s'assujettir et à laquelle il a déclaré la guerre. Il s'enferme alors dans un double bind auquel YHWH lui-même n'aura pas échappé. Si on ne peut chanter à la fois en allemand et en anglais, la graphie, elle, garde le polyglottisme en risquant la langue.

He war - la signature de Dieu. En donnant la loi, et la langue, c'est-à-dire les langues, il a déclaré la guerre. L'instauration de la loi, l'institution des langues ne suppose aucun droit, même si cette violence origi­naire prétend mettre fin à la .guerre, la transformer en conflit, dirait Kant, c'est-à-dire la soumettre à un arbi­trage possible. L'assignation originaire de la loi n'est ni la brutalité supposée de la nature ou de l'animal ni la manifestation du droit. Elle ne l'est pas encore et elle ne le sera jamais plus.

He war : la citation de cette signature rejoue toute la mémoire du monde, dans Finnegans Wake; on peut seulement citer, «mentionner» diraient donc les théo­riciens des speech acts, plutôt qu' « utiliser» le « je » qui

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dès lors devient « il», Lui, ou le «il», pronom cite plutôt que sujet « réel », visé par quelque référence directe. « He» et non« she », lui qui fut lui en déclarant la guerre, du fait de la guerre qu'il fit. Il n'y avait pas de lui avant la guerre. Il résonne, il se donne à entendre, s'articule et se fait entendre jusqu'à la fin : par oppo­sition au Mummum, au dernier murmure qui ferme la séquence, syllabisation maternelle inarticulée qui tombe au plus près du « chut » ou de la chute après la dernière vocalisation, la série des voyelles expirantes, des voix à bout de souffie :

Ha he hi ho hu Mummum

Ce sont les derniers mots, et ce ne sont plus des mots, c'est le dernier mot de la séquence. Dans la série des voyelles, en écho à un certain IOU (I owe you) de Ulysses dont une lecture devrait ici mais ne peut s'ac­quitter, on retrouve le he, simple seconde dans la suite d'un tohu-bohu général. Et si l'on tourne la page, après un large blanc, c'est le début du chapitre 2 (Livre II).

Je me contente ici de laisser lire et résonner :

As we there are where are we are we there UNDE ET UBI

from tomtittot to teetootomtotalitarian. Tea tea too oo. (260.01.03)

Le Mummum final, syllabe maternelle ou infante apos­trophe à la mère, on pourra la faire résonner, si l'on

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veut, avec le oui final d'Ulysse, ce oui qu'on dit féminin, le oui de Mrs Bloom, d' ALP, ou de n'importe quelle « wee » girl, comme on l'a noté, Ève, Marie, Isis, etc. La Grande Mère du côté de la rivière, du temps, de la voyelle, et de la vie, mais le Père du côté de la loi, de la création, de la consonne et de la chute : de la guerre. Dans le livre de William York Tindall sur Finnegans Wake 1, je tombe sur cette phrase où le mot hill joue plus ou moins innocemment avec le pronom personnel, la troisième personne du masculin dans notre langue, il. Pour ne rien dire, comme tout à l'heure, de l'île - et de whore: «As he [HCE] is the hill in Joyce's familial geography, so she is the river[ ... ] This " wee " (or oui) girl is Ève, Mary, Isis, any woman you can think of, and a poule - at once a riverpool, a whore, and a little hen. »

Qu'est-ce que je disais? Oui: «je ne suis pas sûr d'aimer Joyce ... Je ne suis pas sûr qu'on l'aime ... sauf quand il rit... il rit toujours... tout se joue alors dans la différence entre plusieurs tonalités du rire ... »

Voilà ce que j'avais suggéré en commençant. La question serait alors celle-ci : pourquoi le rire traverse­t-il ici la totalité de l'expérience qui nous rapporte à Finnegans Wake? Pourquoi ne se laisse-t-il réduire à aucune des autres modalités, appréhensions, affections,

1. William York Tindall, A Reader's Guide to « Finnegans Wake »,

Londres, 1969, p. 4.

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quelles que soient leur richesse, leur hétérogénéité, leur surdétermination? Qu'est-ce que cette écriture nous apprend de l'essence du rire quand il rit parfois de l'essence, aux limites du calculable et de l'incalculable? Quand la totalité du calculable est déjouée par une écriture dont on ne sait plus décider si elle calcule encore, et mieux et plus, ou si elle transcende l'ordre même et l'économie d'un calcul, voire d'un indécidable qui serait encore homogène au monde du calcul? Une certaine qualité du rire accorderait quelque chose comme l'affect à cet au-delà du calcul et de toute littérature calculable. Le mot affect serait alors indéterminé, un X encore, sauf par ce qui en lui exposerait toute prétendue activité maîtrisante et manipulatrice du sujet à ce qui se donne au-delà du calcul, avant même tout projet, toute signifiance.

Peut-être, peut-être, cette qualité du rire, et nulle autre, résonne-t-elle, très haut, très bas, je ne sais plus, à travers les larmes de la prière (pourquoi ne pourrait­on rire à travers une prière?), celle qui précède immé­diatement le Ha he hi ho hu de la fin :

« Loud, heap miseries upon us yet entwine our arts with laughters low 1

• »

1. ] e ne sais pas si on peut traduire « laughters low » par « sourire discret », comme le fait Lavergne. Mais comment traduire - et par exemple l'opposition du premier et du dernier mot de la prière, Loud/low? Et faut-il traduire? A quels critères se fiera-t-on pour décider que là il faut traduire, essayer du moins, et là non? Autre exemple: faut-il ou non traduire Ha he hi ho hu dont le he est aussi l'homophone ou l'homonyme d'un« vrai» mot de la langue? et qui donc existe: he war.

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Rire tout bas de la signature, signer d'un rire la signature, apaiser le fou rire et langoisse du nom propre dans la prière murmurée, pardonner à Dieu en l'im­plorant de nous laisser faire le geste de donner selon l'art, et l'art de rire.

Au commencement, ce ressentiment dont je parlais. Toujours possible à l'égard de Joyce. Mais c'était, par le petit bout de la lorgnette, considérer la vengeance de ] oyce à légard du Dieu de Babel. De ce Dieu de la vindicte dont Spinoza ne revient pas, dans le Traité des autorités théologico-po!itiques : il aurait donné les lois pour se venger! Mais ce Dieu, déjà, tortura sa propre signature. Il le fut, ce tourment : ressentiment a priori à légard de tout traducteur possible. Je t'ordonne et je t'interdis de me traduire, de toucher à mon nom, de donner un corps d'écriture à sa vocalisation.

Et par ce double commandement il signe. La signa­ture ne vient pas après la loi, elle en est lacte divisé : revanche, ressentiment, représailles, revendication comme signature. Mais aussi comme don et don des langues. Et Dieu se laisse prier, il condescend et se penche ( Loud / !ow). La prière et le rire absolvent peut-être le

Mais la question« faut-il traduire?» n'arrive-t-elle pas toujours trop tard? Elle ne peur faire l'objet d'une décision délibérée. La traduction a commencé dès la première lecture, et même, voici la thèse de ces deux mots, avant la lecture. Il n'y a guère que de l'écriture en traduction, ce que nous dit la Genèse. Et Babel, c'est aussi la différence de hauteur, dans la voix ( lottd / low), aussi bien que dans l'espace. L'élévation de la tour est interrompue par le he war: «Allons! Descendons! Confondons là leurs lèvres, l'homme n'entendra plus la lèvre de son prochain » ( 11: 7-8, trad. A. Chouraqui).

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mal de signature, l'acte de guerre par lequel tout aura commencé. C'est 1' art, l'art de ] oyce, la place donnée pour sa signature faite œuvre.

He war, c'est une contresignature, elle confirme et elle contredit, elle efface en souscrivant. Elle dit « nous » et « oui » pour finir au Père ou au Seigneur qui parle haut - il n'y a guère que Lui - mais laisse ici le dernier mot à la femme qui à son tour aura dit nous et oui.

Dieu contresigné, Dieu qui te signe en nous, laisse­nous rire, amen, sic, si, oc, oïl.

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ULYSSE GRAMOPHONE Ouï-dire de Joyce

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Oui, oui, vous m'entendez bien, ce sont des mots français.

Certes, et je n'ai pas même à le confirmer d'une autre phrase, il suffit que vous ayez entendu ce premier mot, oui, pour savoir, si du moins vous entendez assez de français, que grâce à l'autorisation qui m'en fut gracieusement accordée par les responsables de ce James Joyce Symposium, je m'adresserai à vous, plus ou moins, dans ma langue supposée, cette dernière expression restant néanmoins un quasi-anglicisme.

Mais oui, peut-on citer et traduire oui? Voilà une des questions que j'entends poser au cours de cette communication. Comment traduira-t-on les phrases que

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je viens de lancer dans votre direction? Celle par laquelle j'ai commencé, tout comme Molly commence et finit ce qu'on appelle un peu légèrement son monologue, à savoir par la répétition d'un oui, ne se contente pas de mentionner, elle se sert à sa façon des deux oui, ceux que maintenant je cite oui, oui. Dans mon incipit, vous ne pouviez pas décider, et vous en êtes encore inca­pables, si je vous disais oui ou si je citais, disons plus généralement si je mentionnais le mot oui, par deux fois, en rappelant, je cite, que ce sont bien des mots français.

Dans le premier cas, j'affirme ou j'acquiesce, je sous­cris, j'approuve, je réponds ou je promets, je m'engage en tout cas et je signe : pour reprendre la vieille dis­tinction de la speech act theory, toujours utile jusqu'à un certain point, entre use et mention, l'usage du oui est toujours au moins impliqué dans le moment d'une signature.

Dans le second cas, j'aurais plutôt cité ou mentionné le oui, oui. Or si l'acte de citer ou de mentionner suppose sans doute aussi quelque signature et quelque confirmation de l'acte mentionnant, cela reste implicite et le oui implicite ne se confond pas avec le oui cité ou mentionné.

Vous ne savez donc toujours pas ce que j'ai voulu dire ou voulu faire en commençant par cette phrase : « Oui, oui, vous m'entendez bien, ce sont des mots français. » En vérité, vous ne m'entendez pas bien du tout.

Je répète la question : comment traduira-t-on les

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phrases que je viens de lancer dans votre direction? Dans la mesure où elles mentionnent, voire citent le oui, c'est le mot français qu'elles répètent et la traduc­tion est au principe absurde qu illégitime : yes, yes, ce ne sont pas des mots français. Lorsque Descartes, à la fin du Discours de la Méthode, explique pourquoi il a décidé d'écrire dans la langue de son pays, la traduction latine du Discours a tout simplement omis ce para­graphe. Quel sens y a-t-il à écrire en latin une phrase qui vous dit en substance : voici les bonnes raisons pour lesquelles j'écris ici, présentement, en français? Il est vrai que la latine fut la seule traduction à effacer violemment cette affirmation de la langue française. Car ce n'était pas une traduction parmi d'autres, elle pré­tendait reconduire le Discours de la Méthode à ce qui, selon la loi de la société philosophique d'alors, aurait dû être le véritable original en sa vraie langue. Laissons cela pour une autre conférence 1

] e voulais seulement marquer que l'affirmation d'une langue par elle-même est intraduisible. L'acte qui, dans une langue, remarque la langue même, l'affirme ainsi deux fois, une fois en la parlant, une fois en disant qu'elle est ainsi parlée; il ouvre l'espace d'une re-marque qui à la fois, du même coup double, défie et appelle la traduction. Selon une distinction que j'ai risquée ailleurs à propos de l'histoire et du nom de Babel, ce qui reste intraduisible est au fond la seule chose à

1. A paraître.

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traduire, la seule chose traductible. L'à-traduire du tra­ductible ne peut être que l'intraduisible.

Vous avez déjà compris que je m'apprêtais à vous parler du oui, à tout le moins de quelques-unes de ses modalités, et je le précise tout de suite, au titre de première esquisse, dans certaines séquences de Ulysse.

Pour mettre fin sans retard à la circulation ou à la circumnavigation interminable, pour éviter l'aporie en vue du meilleur commencement, je me suis jeté à l'eau, comme on dit en français, et j'ai décidé de me livrer avec vous à l'aléatoire d'une rencontre. Avec Joyce, la chance est toujours ressaisie par la loi, le sens et le programme, selon la surdétermination des figures et des ruses. Et pourtant l'aléa des rencontres, le hasard des coïncidences se laissent précisément affirmer, accep­ter, oui, voire approuver dans toutes les échéances. Dans toutes les échéances, c'est-à-dire dans toutes les chances généalogiques qui mettent en dérive une filiation légi­time, dans Ulysse et sans doute ailleurs. C'est trop évident de la rencontre entre Bloom et Stephen à laquelle je reviens dans un instant.

Se jeter à l'eau, disais-je. Je pensais à l'eau d'un lac, il me faut le préciser. Mais vous auriez pu penser : la bouteille à la mer, vous connaissez le mot de Joyce. Le lac ne lui était pas si étranger pourtant, je le préciserai tout à l'heure.

L'aléa auquel j'ai dit oui, décidant par là même de vous y livrer, je lui donne le nom propre de Tokyo.

Tokyo : cette ville se trouverait-elle sur le cercle occidental qui reconduit à Dublin ou à lthaca?

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Une errance sans calcul, la randonnée d'une random­ness me conduit un jour en ce passage (Eumaeus, The shelter, 1 a.m,567) au cours duquel Bloom nomme «the coïncidence of meeting, discussion, dance, row, old salt, of the here today and gone tomorrow type, night loafers, the whole galaxy of events, all went to make up a miniature cameo of the world we live in ... ».

«The galaxy of events » fut traduit en français par une « gerbe des événements » qui perd tout le lait, donc aussi le thé au lait qui sans cesse irrigue Ulysse pour en faire justement une voie lactée ou « galaxy ». Per­mettez-moi ici une autre parenthèse. Nous nous deman­dions ce qui arrive au oui quand on le répète, dans la « mention » ou dans la citation. Mais que se passe-t-il quand il devient une marque déposée, le titre inalié­nable d'une sorte de patente? Et puisque nous tournons ici dans le lait, qu'advient-il quand oui devient, oui, une marque ou une sous-marque de yogurt? Je repar­lerai souvent de l'Ohio, ce lieu marqué dans Ulysse. Or il existe en Ohio une sous-marque déposée de yogurt Dannon qui s'intitule simplement YES. Et sous le grand YES lisible à même le couvercle, une publicité dit : « Bet You Can't Say No to Yes. »

«Coïncidence of meeting», disait le passage que j'étais en train de citer. Un peu plus bas surgit le nom de Tokyo: tout d'un coup, comme un télégramme ou comme le titre d'une page de journal, The Telegraph, qui se trouve sous le coude de Bloom, « as luck would have it », est-il dit au début du paragraphe.

Le nom de Tokyo est associé à une bataille, « Great

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battle Tokio ».Ce n'est pas Troie mais Tokyo en 1904: la guerre avec la Russie intérieure.

Or je me trouvais à Tokyo il y a plus d'un mois, et c'est là-bas que j'ai commencé à écrire cette confé­rence, à en dicter plutôt l'essentiel à un petit magné­tophone de poche.

J'ai décidé de la dater ainsi, or dater c'est signer, de ce matin du 11 mai où je cherchais des cartes postales dans une sorte de maison de la presse, au sous-sol, dans le « basement » de l'Hôtel Okura. Je cherchais des cartes postales qui représenteraient des lacs japonais, disons justement des mers intérieures. L'idée m'avait traversé de suivre les bords du lac dans Ulysse, de m' aventurer dans un grand tour des lacs, entre le lac de vie qu'est la mer Méditerranée et le Lacus Mortis nommé dans la scène de l'hôpital, précisément, dominée par le symbole maternel : « ... they corne trooping to the sunken sea, Lacus Mortis ... Onward to the dead sea they tramp to drink. .. » ( 411).

C'est qu'en vérité j'avais d'abord songé, pour cette conférence sur Ulysse, à adresser comme vous dites en anglais, la scène de la carte postale, un peu à l'inverse de ce que j'avais fait dans La carte postale où j'avais tenté de remettre en scène la babelisation du système postal dans Finnegans Wake. Vous le savez sans doute mieux que moi, tout un jeu de cartes postales insinue peut-être l'hypothèse que la géographie des trajets de Ulysse autour du lac méditerranéen pourrait bien avoir la structure d'une carte postale ou d'une cartographie des envois postaux. Cela se démontrera peu à peu, je

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prélève pour l'instant une phrase de J.]. qui dit l' équi­valence entre une carte postale et une publication. Toute écriture publique, tout texte ouvert est aussi offert comme la surface exhibée, non privée, d'une lettre ouverte, donc d'une carte postale, avec son adresse incorporée dans le message, dès lors douteuse, avec son langage à la fois codé et stéréotypé. Trivialisé par le code et le chiffre mêmes. Réciproquement, toute carte postale est un document public, privé de toute privacy, et qui de plus, par là même, tombe sous le coup de la loi. C'est bien ce que dit J.]. : « - And moreover, says J.J. [ce ne sont pas n'importe quelles initiales], a postcard is a publication. lt was held to be sufficient evidence of malice in the testcase Sadgrove v.Hole. In my opinion an action might lie» (320). Traduisez: il y aurait lieu de poursuivre devant la loi, to sue, mais aussi: l'action pourrait mentir. Au commencement, le speech act ...

Cette carte postale à suivre, donc, vous en retrou­veriez la trace ou le relais dans celle de Mr Reggy, « his silly postcard » que Gerty pouvait déchirer « into a dozen pieces » (360). Il y a aussi, entre autres, la « postcard to Flynn » sur laquelle, de surcroît, Bloom se rappelle avoir oublié d'inscrire l'adresse, ce qui sou­ligne le caractère de publicité anonyme : une carte postale n'a pas de destinataire propre, fors celui ou celle qui en accuse réception par quelque signa­ture inimitable. Ulysses, une immense postcard. « Mrs Marion. Did 1 forget to write address on that letter like the postcard 1 sent to Flynn?» (367). [Je

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prélève ces cartes postales dans un acheminement dis­cursif, plus précisément narratif, que je ne peux chaque fois reconstituer. Il y a là un inéluctable problème de méthode vers lequel je ferai retour tout à l'heure. La carte postale sans adresse qui ne se laisse pas oublier, elle se rappelle au bon souvenir de Bloom au moment où il cherche une lettre égarée : « Where did 1 put the letter? Yes, all right » (365). On peut supposer que le « yes » rassuré accompagne et confirme le retour de mémoire : le lieu de la lettre est retrouvé. Un peu plus loin, après la « silly postcard » de Reggy, voici· la « silly letter » : « Damned glad 1 didn't do it in the bath this morning over her silly 1 will punish you letter » (366). Laissons au parfum de ce bain et à la vengeance de cette lettre le temps de nous arriver. La surenchère de cette dérision va jusqu'aux sarcasmes de Molly contre celui qui « now [hes] going about in his slippers to look for ~ 10 000 for a postcard up up 0 Sweetheart May ... » (665).

J'étais donc en train d'acheter des cartes postales à Tokyo, dans un passage souterrain de l'Hôtel Okura. Or la séquence qui mentionne en style télégraphique «Great battle Tokio », après avoir rappelé la « coïnci­dence of meeting», la généalogie bâtarde et la semence erratique qui lie Stephen à Bloom, la « galaxie des événements», etc., c'est le passage d'une autre carte postale. Non pas cette fois d'une carte postale sans adresse mais d'une carte postale sans correspondance. On dirait donc d'une carte postale sans texte et qui se réduirait à la simple association d'une image et d'une

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adresse. Or il se trouve qu'ici l'adresse est de surcroît fictive. Le destinataire de cette carte sans correspondance est une sorte de lecteur fictif. Avant d'y revenir, faisons un cercle par la séquence «Tokyo», je dois la citer. Elle suit de près l'extraordinaire échange entre Bloom et Stephen sur /'appartenance ( belonging) : « Y ou suspect, Stephen retorted with a sort of a half laugh, that 1 may be important because 1 belong to the faubourg Saint-Patrice called Ireland for short.

« - 1 would go a step farther, Mr Bloom insinuated [en rendant : " a: step farther " par " un peu plus loin ", la traduction française, n'en déplaise au co-signataire ].].,manque, entre tant d'autres choses, le" step father" qui surimprime, au fond de tous ces fantasmes généa­logiques, avec croisements génétiques et disséminations hasardeuses, un rêve de légitimation par adoption et retour du fils ou par mariage avec la fille.

Mais on ne sait jamais qui appartient à qui, quoi à qui, quoi à quoi, qui à quoi. Il n'y a pas de sujet de l'appartenance, pas plus que de propriétaire de la carte postale : elle reste sans destinataire assigné].

« - But 1 suspect, Stephen interrupted, that Ireland must be important because it belongs to me.

« - What belongs? queried Mr Bloom, bending, fan­cying he was perhaps under some misapprehension. Excuse me. Unfortunately 1 didn't catch the latter portion. What was it you? ... »

Stephen précipite alors les choses: « - We can't change the country. Let us change the subject. » (565-566).

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Il ne suffit pas d'aller à Tokyo pour changer de pays, ni même de langue.

Un peu plus loin, donc, retour de la carte postale sans correspondance et adressée à un destinataire fictif. Bloom pense à l'aléa des rencontres, à la galaxie des événements, il rêve d'écrire, d'écrire ce qui lui arrive, comme je le fais ici, son histoire, « my experiences » dit-il, et d'en tenir en quelque sorte la chronique, le journal dans un journal, diary ou newspaper personnel, en associant librement, sans contrainte.

Voici, nous abordons, la carte postale à proximité de Tokyo : « The coïncidence of meeting [ ... ] the whole galaxy of events [ ... ] To improve the shining hour he wondered whether he might meet with anything approaching the same luck [je souligne] as Mr Philip Beaufoy if taken clown in writing. Suppose he were to pen something out of the common groove (as he fully intended doing) at the rate of one guinea per column, My Experiences, let us say, in a Cabman's Shelter. »

My Experiences, c'est à la fois ma «phénoménologie de l'esprit », au sens hegelien de « science de l'expérience de la conscience», aussi bien que le grand retour cir­culaire, la circumnavigation autobiographicoencyclo­pédique d'Ulysse : on a souvent parlé de l'Odyssée de la phénoménologie de l'esprit. Ici la phénoménologie de l'esprit aurait la forme d'un journal de la conscience et de l'inconscient au hasard de lettres, de télégrammes, de journaux intitulés par exemple Telegraph, écriture à distance, et finalement de cartes postales dont parfois

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le seul texte, sorti de la poche d'un marm, n'exhibe qu'un fantasme d'adresse.

Bloom vient de parler de My Experiences : « The pink edition, extra sporting, of the Telegraph, tell a graphie lie, lay, as luck would have it, beside his elbow and as he was just puzzling again, far from satisfied, over a country belonging [encore] to him and the preceding rebus the vessel came from Bridgwater and the postcard was addressed to A. Boudin, find the captain's age, his eyes [je souligne le mot eyes, nous y ferons retour] went aimlessly over the respective captions which came under his special province, the allembracing give us this day our daily press. First he got a bit of a start but it turned out to be only something about somebody named H. du Boyes, agent for typewriters or something like that. Great battle Tokio. Lovemaking in Irish ~200 damages» (567).

Je n'analyserai pas ici la stratigraphie de ce champ de « battle Tokio », des experts pourraient le faire à l'infini; l'économie d'une conférence me permet seu­lement de vous raconter, comme une carte postale jetée à la mer, my experiences in Tokyo, puis de poser au passage la question du oui, de l'aléa et de l'expérience joycienne comme expertise: qu'est-ce qu'un expert, un docteur ès choses joyciennes? quoi de l'institution joy­cienne et que penser de l'hospitalité dont elle m'honore aujourd'hui à Francfort?

L'allusion à la carte postale, Bloom la juxtapose à ce qui présente déjà une pure juxtaposition associative, contiguïté apparemment insignifiante et soulignant son

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insignifiance : c'est la question de l'âge du cap1tame, qu'on doit deviner, plutôt que calculer, après l'exposé d'une série de données, les figures d'un «rébus», sans rapport évident avec la question. Néanmoins, cette plaisanterie sous-entend que le capitaine est le capitaine d'un bateau.

Or la carte postale, c'est justement celle dont parlait un marin, un voyageur des mers, un capitaine qui comme Ulysse revient un jour d'un long voyage cir­culaire autour du lac méditerranéen. Quelques pages plus haut, même lieu, même heure: « - Why, the sailor answered, upon reflection upon it, I've circum­navigated a bit since 1 first joined on. 1 was in the Red Sea. 1 was in China and North America and South America. I seen icebergs plenty, growlers. I was in Stockholm and the Black Sea, the Dardanelles, under Captain Dalton the best bloody man that ever scuttled a ship. I seen Russia [ ... ] I seen maneaters in Peru ... » (545-546).

Il est allé partout sauf au ] apon, me dis-je, or le voici qui sort de sa poche une carte postale sans message. Quant à l'adresse, elle est fictive, aussi fictive que Ulysse et c'est la seule chose que cet Ulysse ait dans la poche : « He fumbled out a picture postcard from his inside pocket, which seemed to be in its way a species of repository, and pushed it along the table. The printed matter on it stated : Choza de Indios. Beni, Bolivia.

« All focused their attention on the scene exhibited, at a group of savage women in striped loincloths [ ... ]

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« His postcard proved a centre of attraction for Messrs the greenhorns for several minutes, if not more [ ... ]

« Mr Bloom, without evincing surprise, unostenta­tiously turned over the card to peruse the partially obliterated address and posmark. lt ran as follows : Tarjeta Postal. Senor A. Boudin, Galeira Becche, San­tiago, Chile. There was no message evidently, as he took particular notice. Though not an implicit believer in the lurid story narrated [ ... ], having detected a dis­crepancy between his name (assuming he was the person he represented himsel to be and not sailing under false colours after having boxed the compass on the strict q.t. somewhere) and the fictitious addressee of the missive which made him nourish some suspicions of our friend's bona fides, nevertheless ... » (546-547).

Je suis donc en train d'acheter des cartes postales à Tokyo, des images de lac, j'appréhende une commu­nication intimidée devant des « Joyce scholars » sur le oui dans Ulysse et sur l'institution des études joyciennes, quand je tombe, dans la boutique où je me trouve par hasard, au sous-sol de l'Hôtel Okura, « coincidence of meeting », sur un livre intitulé 16 ways to avoid saying no, par Massaki Imai. C'était, je pense, un livre de diplomatie commerciale. On dit que par courtoisie les Japonais évitent, autant que possible, de dire non même s'ils veulent dire non. Comment faire entendre un non quand on veut dire non sans le dire? Comment traduire non par oui, et que signifie traduire quant à ce couple singulier du oui/non, voilà une question qui nous

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attend au retour 1• A côté de ce livre, sur le même

rayon et par le même auteur, un autre livre, toujours dans sa traduction anglaise : Never take yes for an answer.

Or s'il est très difficile de dire quoi que ce soit de très sûr, et de sûrement métalinguistique, sur ce mot singulier, oui, qui ne nomme rien, qui ne décrit rien, dont le statut grammatical et sémantique est des plus énigmatiques, on croit pouvoir au moins en affirmer ceci : it must be taken for an answer. Il a toujours la forme d'une réponse. Il survient après l'autre, pour répondre à la demande ou à la question, au moins implicite, de l'autre, fût-ce de l'autre en moi, de la représentation en moi d'une autre parole. Le oui implique, dirait Bloom, un « implicit believer » à quelque interpellation de l'autre. Le oui a toujours le sens, la fonction ou la mission d'une réponse, même si cette réponse, nous le verrons aussi, a parfois la portée d'un engagement originaire et inconditionnel. Or notre auteur japonais nous recommande de ne jamais prendre « yes for an answer ». Ce qui peut vouloir dire deux choses: oui peut vouloir dire non, ou oui n'est pas une

1. Le traitement de cette question serait lourdement surdéterminé par l'idiome irlandais qui pèse en silence et latéralement sur tout le texte. L'irlandais évite aussi à sa manière le oui et le non dans leur forme directe. A la question« es-tu malade?», il ne répond ni oui ni non mais l'équivalent d'un« je le suis» ou «je ne le suis pas». «Était-il malade?»« Il l'était» ou «il ne l'était pas», etc. La façon dont le hoc a pu prendre le sens de oui n'est sans doute pas étrangère à ce processus. Oil (hoc illud), et oc ont donc servi à désigner des langues par la manière dont on y disait oui. On appelait aussi parfois l'italien la langue de si. Oui, le nom de la langue.

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réponse. Hors du contexte diplomatico-commercial où elle paraît se tenir, cette prudence pourra nous porter plus loin.

Mais je poursuis la chronique de « my experiences ».

Au moment où je notais ces titres, un touriste américain <le l'espèce la plus typique se penche sur mon épaule et soupire : « So many books! What is the definitive one? Is there any? » C'était une toute petite librairie, une maison de la presse. J'ai failli lui répondre « yes, there are two of them, Ulysses and Finnegans Wake » mais j'ai gardé ce oui pour moi et j'ai souri bêtement comme quelqu'un qui ne comprend pas la langue.

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II

Je vous ai parlé jusqu'ici des lettres dans Ulysse, et de cartes postales, et de machines à écrire et de télé­graphes : il y manque le téléphone et je dois vous raconter une expérience téléphonique.

Depuis longtemps, et encore maintenant, je crois que je ne serai jamais prêt pour présenter une communi­cation sur Joyce devant un parterre d'experts. Qu'est­ce qu'un expert, quand il s'agit de Joyce, voilà ma question. Toujours intimidé, en retard, me voilà bien embarrassé au mois de mars quand mon ami Jean­Michel Rabaté me téléphone pour me demander un titre. Je n'en avais pas. Je savais seulement que je souhaitais traiter du oui dans Ulysse. J'avais même

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essayé d'en faire le compte d'une main distraite, plus de 222 fois le mot yes dans la version dite originale (et nous savons mieux que jamais avec quelles précautions il faut se servir maintenant de cette expression). Je ne suis arrivé à ce chiffre, sans doute fort approximatif, qu'après une première addition ne prenant en compte que les yes sous leur forme explicite 1

• Je dis bien le mot yes, car il peut y avoir du oui sans le mot yes et surtout, immense problème, le compte n'est plus le même en traduction. La française en rajoute beaucoup. Plus du quart de ces yes se rassemble dans ce qu'on

1. Depuis, la semaine qui suivit cette conférence, un étudiant et ami que je rencontrai à Toronto attira mon attention sur un autre calcul. Celui-ci aboutit à un chiffre nettement supérieur, sans doute pour avoir pris en compte tous les ay dont je note en passant que, se prononçant I, tout comme le mot signifiant je, il pose un problème sur lequel je reviens plus loin. Voici cet autre calcul, celui de Noel Riley Fitch dans Sylvia Beach and the lost generation, A history of Literary Paris in the Twenties & Thirties, New York, London, 1983. Si je cite tout ce paragraphe, c'est qu'il m'importe au-delà de l'arithmétique des yes: «One consultation with Joyce concerned Benoit-Méchin's translation of the final words of Ulysses » : « and his heart was going like mad and yes I said Yes I will ». The young man wanted the nove! to conclude with a final « yes » following the « I will ». Earlier Joyce had considered using « yes » (which appears 3 54 rimes in the nove!) as his final word, but had written « I will » in the draft that Benoist-Méchin was translating. There followed a day of discussion in which they dragged in all the world's great philosophers. Benoist-Méchin, who argued chat in French the «oui» is stronger and smoother, was more persuasive in the philosophical discussion. « I will » sounds authoritative and Luciferian. « Yes », he argued, is optimistic, an affirmation to the world beyond oneself. Joyce, who may have changed his mind earlier in the discussion; conceded hours lacer, « yes », the young man was right, the book would end with « the most positive word in the language » (p. 109-110).

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appelle ingénument le monologue de Molly: dès qu'il y a oui, une effraction aura eu lieu dans le monologue, l'autre est branché sur quelque téléphone.

Quand Jean-Michel Rabaté me téléphone, j'avais donc décidé d'interroger, si on peut dire, le oui de Ulysse aussi bien que l'institution des experts joyciens, et puis encore ce qui se passe quand un oui se trouve écrit, cité, répété, archivé, recorded, gramophoné, sujet de traduction et de transfert.

Mais je n'avais pas encore de titre, seulement une statistique et quelques notes sur une seule page. Je demande à Rabaté d'attendre une seconde, je remonte dans ma chambre, jette un regard sur la page de notes et un titre me traverse l'esprit avec une sorte de brièveté irrésistible, l'autorité d'un ordre télégraphique : l' oui dire de Joyce. Donc, vous m'entendez bien, le dire oui de Joyce mais aussi le dire ou le oui qui s'écoute, le dire oui qui se promène comme une citation ou comme une rumeur circulante, circumnaviguant par le laby­rinthe de l'oreille, ce qu'on connaît seulement par ouï­dire, hearsay.

Cela ne peut jouer qu'en français, dans l'homonymie confuse et babelienne du oui, un point sur l'i c'est tout, et du ouï, tréma ou deux points. L'intraduisible homo­nymie s'entend (par ouï-dire, donc) plus qu'elle ne se lit avec les yeux, with the eyes, ce dernier mot, eyes, soit dit au passage, donnant lui-même à lire, plutôt qu'à entendre le graphème yes. Yes ne peut donc être, dans Ulysse, qu'une marque à la fois parlée et écrite,

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vocalisée comme graphème et écrite comme phonème, oui, en un mot gramophoné.

L' ouï dire me paraissait donc un bon titre, suffisam­ment intraduisible et potentiellement capable de légen­der ce que j' av.ais envie de dire du oui de Joyce. Rabaté me dit «oui» au téléphone, d'accord pour ce titre. Peu de jours après, moins d'une semaine, je reçois son admirable livre,]oyce, portrait de l'auteur en autre lecteur dont le chapitre quatrième porte en titre : Molly : oui' dire (avec un tréma). « Curious coincidence, Mr Bloom confided to Stephen unobtrusively », au moment où le marin déclare qu'il connaissait déjà Simon Dedalus; « coincidence of meeting », dit Bloom un peu plus loin de sa rencontre avec Stephen. Je décide donc de garder ce titre en sous-titre pour commémorer la coïncidence, assuré que j'étais alors que nous ne racontions pas exactement la même histoire sous le même titre.

Mais, Jean-Michel Rabaté peut en témoigner, c'est au cours d'une rencontre aussi aléatoire (je conduisais ma mère et j'ai sauté hors de ma voiture sur le trottoir d'une rue de Paris en apercevant Jean-Michel Rabaté) que nous nous sommes dit plus tard, à mon retour du Japon, que cette coïncidence avait dû être « télépho­née», en quelque sorte, par un rigoureux programme dont la nécessité pré-enregistrée comme sur un répon­deur téléphonique, même si elle passait par un grand nombre de fils, avait dû se rassembler en quelque central et nous agir, l'un et l'autre, l'un avec ou sur l'autre, l'un avant l'autre sans qu'aucune appartenance légitime puisse être jamais assignée. Mais l'histoire des corres-

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pondances et du téléphone ne s'arrête pas là. Rabaté a dû communiquer à je ne sais qui mon titre par télé­phone : cela n'a pas manqué de produire quelques déformations spécifiquement joyciennes et programmées sur le central des experts puisque je reçus un jour de Klaus Reichert, sur papier à en-tête du Ninth Inter­national James Joyce Symposium une lettre dont je citerai ce seul paragraphe : « 1 am very curious to know about your Lui/Oui's which could be spelt Louis as well 1 suppose. And the Louis' have not yet been detected in Joyce as far as 1 know. Thus it sounds promising from every angle. »

Il y a au moins une différence essentielle entre Rabaté, Reichert et moi, comme entre vous tous et moi-même, c'est celle de la compétence. Vous êtes tous et toutes des experts, vous appartenez à une institution des plus singulières. Celle-ci porte le nom de celui qui a tout fait, et il 1' a dit, pour la rendre indispensable et la faire travailler pendant des siècles, comme à une nou­velle tour de Babel pour encore «faire un nom», telle une puissante machine de lecture, de signature et de contresignature au service de son nom, de son brevet ou de sa « patent ». Mais une institution que, comme Dieu la tour de Babel, il a tout fait pour rendre impossible et improbable dans son principe, pour la déconstruire d'avance, et jusqu'à miner le concept même d'une compétence sur lequel une légitimité institution­nelle pourrait un jour se fonder, qu'il s'agisse d'une compétence de savoir ou de savoir-faire.

Avant de faire retour vers cette question, à savoir de

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ce que nous faisons ici vous et moi, la compétence et 1' incompétence attestées, je reste encore quelque temps branché sur le téléphone, avant d'interrompre une communication plus ou moins télépathique avec ] ean­Michel Rabaté.

Nous avons accumulé jusqu'ici les lettres, les cartes postales, les télégrammes, les machines à écrire, etc. Il faut bien se rappeler que si Finnegans Wake est la babelisation sublime d'un penman et d'un postman, le motif de la différance postale, de la télécommande et de la télécommunication, est déjà puissamment à 1' œuvre dans Ulysse. Et cela se remarque même, comme toujours, en abyme. Par exemple dans The wearer of the crown : « U nder the porch of the general post office shoeblacks called and polished. Parked in North Prince's street His Majesty' s vermilion mailcars, bearing on their si des the royal initiais, E.R., received loudly flung sacks of letters, postcards, lettercards, parcels, insured and paid, for local, provincial, British and overseas delivery » (118). Cette technologie du « remote control », comme on dit de la télécommande de télévision, n'est pas un élément externe du contexte, elle affecte le dedans même du sens le plus élémentaire, jusqu'à l'énoncé ou l'ins­cription du presque plus petit mot, la gramophonie du oui. C'est pourquoi l'errante circumnavigation d'une carte postale, d'une lettre ou d'un télégramme ne déplace les destinations que dans le bourdonnement continu d'une obsession téléphonique, ou encore, si vous prenez en compte un gramophone ou un répondeur automa­tique, d'une obsession télégramophonique.

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Si je ne me trompe, le premier coup de téléphone retentit avec ces mots de Bloom : « Better phone him up first » dans la séquence intitulée (124) «And it was the feast of the Passover ». Peu auparavant, il avait répété un peu mécaniquement, comme un disque, cette prière, la plus grave pour un Juif, celle qu'on ne devrait jamais laisser se mécaniser ou gramophoner, « Shema Israel Adonai Elohenu ».

Si, plus ou moins légitimement (car tout est légitime et rien . ne l'est quand on prélève quelque segment au titre de la métonymie narrative), on soustrait cet élé­ment à la trame la plus manifeste du récit, on peut alors parler d'un Shema Israel téléphonique entre Dieu, à une distance infinie (a long distance cal!, a collect cal! /rom or to the « collector of prepuces »), et Israël. Shema Israéi veut dire, vous le savez, appel à Israël, écoute Israël, allô Israël, à l'adresse du nom d'Israël, a person­to-person call 1. La scène du « better phone him up

1. Ailleurs, dans le bordel, ce sont les circoncis qui disent le « Shema Israël», et voici encore le Lacus Mortis, la mer morte : « THE CIRCUMCISED :

(ln a dark guttural chant as they case dead fruit upon him, no flowers) Shema Israël Adonaï Elohenu Adonaï Echad » (496).

Et puisque nous parlons d'Ulysse, de la mer Morte et de gramophone, bientôt de rire, voici Le temps retrouvé:« Le rire cessa; j'aurais bien voulu reconnaître mon ami, mais, comme dans l'Odyssée Ulysse s'élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d'obtenir d'une apparition une réponse qui l'identifie, comme le visiteur d'une exposition d'électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée soit tout de même émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami. » Plus haut : « Cette voix semblait émise par un phonographe perfectionné.» Pléiade, t. III, p. 941-942. Biographies: « Those of the earlier generation - Paul Valéry, Paul Claudel, Marcel Proust, André

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first » se déroule dans les lieux du journal Le télégramme (et non pas Le tétragramme) et Bloom vient de s'arrêter pour observer une sorte de machine à écrire, plutôt une machine à composer, une matrice typographique («He stayed in his walk to watch a typesetter neatly distri­buting type». Et comme il lit d'abord à l'envers(« Reads it backward first »), composant le nom de Patrice Dignam, nom de père, Patrice, de droite à gauche, il se rappelle son propre père lisant la haggadah dans le même sens. Vous pourriez suivre, dans ce paragraphe, autour de Patrice, toute la série des pères, des douze fils de Jacob, etc., et le mot « practice » vient par deux fois scander cette litanie patristique et perfectly paternelle (« Quickly he does it. Must require some practice ». Et douze lignes plus bas « How quickly he does that job. Practice makes perfect »). Presque aussitôt après, on lit : « Better phone him up first » : plutôt un coup de téléphone pour commencer, dit la traduction française. Disons : un coup de téléphone, plutôt, pour commen­cer. Au commencement, il faut bien qu'il y ait eu quelque coup de téléphone.

Avant l'acte, ou la parole, le téléphone. Au commen­cement fut le téléphone. Ce coup de téléphone qui joue avec des chiffres apparemment aléatoires mais sur les­quels il y aurait tant à dire, nous l'entendons alors

Gide (all born around 1870) - were either indifferent to or hostile toward his work. Valery and Proust were indifferent. [ ... ] Joyce had only one brief meeting with Proust, who died within months after the publication of Ulysses. » Noel Riley Fitch, Sylvia Beach and the Lost Generation, p. 95. « ... coincidence of meeting ... galaxy of events ... ».

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résonner sans cesse. Et il engage en lui ce oui vers lequel nous revenons lentement, tournant en rond autour de lui. Il y a plusieurs modalités ou tonalités du oui téléphonique, mais l'une d'elles revient à marquer sim­plement, sans rien dire d'autre, qu'on est là, présent, à l'écoute, au bout du fil, prêt à répondre mais sans rien répondre d'autre pour l'instant que la préparation à répondre (allô, oui : j'écoute, j'entends que tu es là, prêt à parler au moment où je suis prêt à parler avec toi). Au commencement le téléphone, oui, au commen­cement du coup de téléphone.

Quelques pages après le « Shema Israël » et le premier coup de téléphone, juste après l'inoubliable scène de l'Ohio sous le titre de Memorable Battles Recalled (vous entendez bien que de Ohio à Battle Tokyo une voix va très vite), un certain yes téléphonique résonne avec un « Bingbang » qui rappelle l'origine de l'univers. Un professeur compétent vient de passer, « - A Perfect cretic! the professor said. Long, short and long», après le cri «In Ohio!», «My Ohio!». Puis au début de 0 Harp Eolian, c'est le bruit des dents qui tremblent dans la bouche quand on y fait passer du «dental floss » (et si je vous dis que cette année, avant d'aller à Tokyo, j'étais passé par Oxford, Ohio, et que j'avais même acheté du« dental floss » - c'est-à-dire une harpe éolienne - dans un drugstore d'Ithaca, vous ne me croiriez pas. Vous auriez tort, c'est vrai et vérifiable). Quand dans la bouche, les « resonant unwashed teeth » vibrent au «dental floss », on entend « - Bingbang, bangbang ». Bloom demande alors à téléphoner : « I just want to

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phone about an ad. » Puis « The telephone whirred inside ». Cette fois la harpe éolienne n'est plus le « den­tal floss » mais le téléphone dont les câbles sont ailleurs les « navel cords » qui relient à l'Éden. « - Twenty eight ... No, twenty ... double four. .. Yes. » On ne sait pas si ce Yes est monologué, approuvant 1' autre en soi (oui, c'est bien le numéro) ou s'il parle déjà à l'autre au bout du fil. Et on ne peut pas le savoir. Le contexte est coupé, c'est la fin de la séquence.

Mais à la fin de la séquence suivante (Spot the Winner), le « yes » téléphonique retentit de nouveau dans les lieux mêmes du Telegramme : « - Y es ... Evening Telegraph here, Mr Bloom phoned from the inner office. Is the boss ... ? Yes, Telegraph ... To where? Aha! Which auction rooms? ... Aha! I see ... Right. I'll catch him. »

A plusieurs reprises, il est noté que le coup de téléphone est intérieur. « Mr Bloom... made for the inner door » quand il veut téléphoner; puis «The tele­phone whirred inside », et enfin « Mr Bloom phoned from the inner office». Intériorité téléphonique, donc: car avant tout dispositif portant ce nom dans la moder­nité, la tekhnè téléphonique est à 1' œuvre au-dedans de la voix, multipliant 1' écriture des voix sans instruments, dirait Mallarmé, téléphonie mentale qui, inscrivant le lointain, la distance, la différance et 1' espacement dans la phonè, à la fois institue, interdit et brouille le soi­disant monologue. A la fois, du même coup, dès le premier coup de téléphone et dès la plus simple voca­lisation, dès la quasi-interiection monosyllabée du « oui », « yes », « ay ». A fortiori pour ces « om, om »

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que les théoriciens du speech act donnent comme l'exemple du performatif et que Molly répète à la fin du prétendu monologue, le Yes, Yes, I do consentant au mariage. Quand je parle de téléphonie mentale, voire de masturbation, je cite implicitement « THE SINS

OF THE PAST: (ln a medley of voices) He went through a form of clandestine marriage with at least one woman in the shadow of the Black Church. Unspeakable mes­sages he telephoned mentally to miss Dunne at an address in d'Olier Street while he presented himself indecently to the instrument in the callbox » (491-492).

L'espacement téléphonique se surimprime en parti­culier dans la scène intitulée A Distant Voice. Elle croise tous les fils de notre réseau, les paradoxes de la compé­tence et de l'institution, ici représentée par la figure du professeur, et, en tous les sens de ce mot, la répétition du « yes », entre les yeux et les oreilles, eyes and ears. On peut tirer tous ces fils téléphoniques d'un seul paragraphe : <<A DISTANT VOICE

- 1'11 answer it, the professor said going. [ ... ] «Hello? Evening Telegraph here ... Hello? ... Who's

there? ... Yes ... Yes ... Yes ... [. .. ] «The professor came to the inner door [encore

" inner "]. « - Bloom is at the telephone, he said » (13 7-138). Bloom est-au-téléphone. Le professeur définit ainsi

une situation particulière à tel moment du récit, sans doute, mais, comme toujours dans la stéréophonie d'un

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texte qui donne plusieurs reliefs à chaque énoncé et permet toujours les prélèvements métonymiques aux­quels je ne suis pas le seul lecteur de ] oyce à me livrer de façon à la fois légitime et abusive, autotisée et bâtarde, il nomme aussi l'essence permanente de Bloom. On peut la lire au travers de ce paradigme particulier : he is at the telephone, il y est toujours, il appartient au téléphone, il y est à la fois rivé et destiné. Son être est un être-au-téléphone. Il est branché sur tine multiplicité de voix ou de répondeurs automatiques. S,on être-là est un être-au-téléphone, un être pour le téléphone, comme Heidegger parle de l'être vers la mort du Dasein. Et je ne joue pas en disant cela : le Dasein heideggerien est aussi un être-appelé, il est toujours, nous dit Sein und Zeit, et comme me l'a rappelé mon ami Sam Weber, un Dasein qui n'accède à lui-même que depuis !'Appel (der RufJ, un appel venu de loin, qui ne passe pas nécessairement par des mots et qui d'une certaine manière ne dit rien. On pourrait ajuster à cette analyse, jusque dans le détail, tout le chapitre 5 7 de Sein und Zeit, sur der Ru/, par exemple autour de phrases comme celles-ci : Der Angerufene ist eben dieses Dasein; aufge­rufen zu seinem eigensten Seinkonnen (Sich-vorweg ... ) Und aufgerufen ist das Dasein durch den Anruf aus dem Verfallen in das Man ... : l'appelé est précisément ce Dasein; convoqué, provoqué, interpellé vers sa possi­bilité d'être la plus propre (au-devant de soi). Et le Dasein est ainsi interpellé par cet appel depuis, ou hors de la chute dans le «On» ... Nous n'avons malheu­reusement pas le temps de cette analyse, au-dedans ou

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au-delà du jargon de 1' Eigentlichkeit dont cette univer­sité garde quelque mémoire.

« - Bloom is at the telephone, he said. « Tell him go to hell, the editor said promptly.

X is Burke' s public-house, see? » Bloom est au téléphone, branché sur un pµissant

réseau dont je reparlerai dans un instant. Il appartient dans son essence à une structure polytéléphonique. Mais il est au téléphone au sens où l'on attend aussi au téléphone. Quand il dit « Bloom est au téléphone», comme je dirai tout à l'heure« Joyce est au téléphone», le professeur dit : il attend qu'on lui réponde, ce que ne veut pas faire l'éditeur qui décide de l'avenir du texte et de sa garde ou de sa vérité - et qui ici l'envoie en enfer, en bas, dans le Verfallen, dans l'enfer des livres censurés. Bloom attend qµ' on lui réponde, qu'on lui dise «allô, oui». Il demande qu'on lui dise oui, oui, à commencer par le oui téléphonique signalant qu'il y a bien une autre voix, sinon un répondeur automatique, au bout du fil. Quand, à la fin du livre, Molly dit « oui, oui », elle répond à une demande, mais à une demande qu'elle demande. Elle est au téléphone jusque dans son lit, demandant, attendant qu'on lui demande, au téléphone (puisqu'elle est seule) de dire «oui, oui». Et qu'elle le demande « with my eyes »ne l'empêche pas d'être au téléphone, au contraire: « ... well as well him as another and then 1 asked him with my eyes to ask again yes and then he asked me would I yes to say yes my mountain flower and first I put my arms around him yes and drew him down to

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me so he could feel my breasts all perfume yes and his heart was going like mad and yes 1 said yes 1 will Yes. »

Le dernier Yes, le dernier mot, l'eschatologie du livre se donne seulement à lire puisqu'il se distingue des autres par une majuscule inaudible, comme reste inau­dible, seulement visible, l'incorporation littérale du oui dans l' œil de la langue, du yes dans les eyes. Langue d'œil.

Nous ne savons pas encore ce que veut dire yes et comment ce petit mot, si c'en est un, opère dans la langue et dans ce qu'on appelle tranquillement les actes de langage. Nous ne savons pas s'il partage quoi que ce soit avec aucun autre mot d'aucune langue, pas même avec un « non » qui ne lui est certainement pas symétrique. Nous ne savons pas s'il existe un concept grammatical, sémantique, linguistique, rhétorique, phi­losophique capable de cet événement marqué yes. Lais­sons cela pour l'instant. Faisons comme si, et ce n'est pas une simple fiction, cela ne nous empêchait pas, au contraire, d'entendre ce qu'un oui commande. Nous poserons les questions difficiles plus tard, si nous en avons le temps.

Le oui au téléphone peut se laisser traverser, dans une seule et même occurrence, par plusieurs intonations dont les qualités différentielles se potentialisent, sur de grandes ondes stéréophoniques. Elles peuvent paraître se limiter à l'interjection, au quasi-signal mécanique manifestant ou bien la simple présep.ce du Dasein inter­locuteur au bout du fil (allô, oui ... ) ou bien la docilité

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passive du secrétaire ou du subordonné prêt à enregistrer les ordres comme une machine à archiver : « yes, sir », ou se contentant encore de réponses purement infor­matives : « yes, sir », « no, sir ».

Un exemple parmi tant d'autres. Je le choisis à dessein dans ces parages où une machine à écrire et l'appellation d'H.E.L.Y's nous acheminent sur le dernier meuble de ce vestibule ou de ce préambule techno­télécommunicationnel, un certain gramophone, en même temps qu'elles le branchent vers le réseau du prophète Élie. Voici, et naturellement je sectionne et sélectionne, je filtre le bruit :

« Miss Dunne hid the Capel street library copy of The Woman in White far back in her drawer and rolled a sheet of gaudy notepaper into her typewriter.

« Too much mystery business in it. Is he in love with that one, Marion? Change it and get another by Mary Cecil Haye.

« The disk shot down the groove, wobbled a while, ceased and ogled them : six.

« Miss Dunne clicked on the keyboard : « - 16 june 1904 [presque 80 ans]. « Five tallwhitehatted sandwichmen between Mony­

peny' s corner and the slab where Wolfe Tone's statue was not, eeled themselves turning H.E.L.Y's and plod­ded back as they had corne. [ ... ]

« The telephone rang rudely by her ear. « - Hello. Yes, sir. No, sir. Yes, sir. 1'11 ring them

up after five. Only those two, sir, for Belfast and Liverpool. All right, sir. Then 1 can go after six if

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you're not back. A quarter after. Yes, sir. Twentyseven and six. 1'11 tell him. Y es : one, seven, six.

« She scribbled three figures on an enveloppe. « - Mr Boylan ! Hello! That gentleman from Sport

was in looking for you. Mr Lenehan, yes. He said he'll be in the Ormond at four. No, sir. Yes, sir. 1'11 ring them up after five » (228-229).

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III

La répétition du oui peut prendre des formes méca­niques, serviles, pliant souvent la femme à son maître; mais ce n'est pas par accident, même si toute réponse à l'autre comme autre singulier doit, semble-t-il, y échapper. Le oui de l'affirmation, de l'assentiment ou du consentement, de l'alliance, de l'engagement, de la signature ou du don doit porter la répétition en lui­même pour valoir ce qu'il vaut. Il doit immédiatement et a priori confirmer sa promesse et promettre sa confir­mation. Cette répétition essentielle se laisse hanter par la menace intrinsèque, par le téléphone intérieur qui la parasite comme son double mimético-mécanique, comme sa parodie inçessante.

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Nous ferons retour vers cette fatalité. Mais nous entendons déjà cette gramophonie qui enregistre l'écri­ture dans la voix la plus vivante. Elle la reproduit a priori, en l'absence de toute présence intentionnelle de l'affirmateur ou de l'affirmatrice. Telle gramophonie répond certes au rêve d'une reproduction qui garde, comme sa vérité, le oui vivant, archivé dans sa plus vive voix. Mais par là même, elle donne lieu à la possibilité d'une parodie, d'une technique du oui qui persécute le désir le plus spontané et le plus donnant du oui. Celui-ci, pour répondre à sa destination, doit se réaffirmer immédiatement. Telle est la condition d'un engagement signé. Le oui ne peut se dire que s'il se promet la mémoire de soi. L'affirmation du oui est affirmation de la mémoire. Oui doit se garder, donc se réitérer, archiver sa voix pour la redonner à entendre.

C'est ce que j'appelle l'effet de gramophone. Oui se gramophone et se télégramophone a priori.

Le désir de mémoire et le deuil du oui mettent en marche la machine anamnésique. Et son emballement hypermnésique. La machine reproduit le vif, elle le double de son automate. L'exemple que j'en choisis offre le privilège d'une double contiguïté : du mot « oui » au mot « voix » et au mot « gramophone » dans une séquence qui dit le désir de mémoire, le désir comme mémoire du désir et désir de mémoire. C'est en Hadès, dans le cimetière, vers 11 heures du matin, le moment du cœur (comme le dirait encore Heidegger, le lieu de la mémoire qui garde et de la vérité), ici du Sacré-Cœur :

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«The sacred Heart that is : showing it. Heart on his sleeve [ . . .] How many ! All these here once walked round Dublin. Faithful departed. As you are now so once were we.

« Besides how could you remember everybody? Eyes, walk, voice. Well, the voice, yes : gramophone. Have a gramophone in every grave or keep it in the houser After dinner on a Sunday. Put on poor old greatgrand-father Kraahraark ! Hellohellohello amawfulyglad kraark awfullygladaseeragain hellohello amarawf kopthsth. Remind you of the voice like the photograph reminds you of the face. Otherwise you couldn't remember the face after fifteen years, say. For instance who? For instance some fellow that died when I was in Wisdom Hely's » (115-116)1.

De quel droit prélever ou interrompre une citation dans Ulysse ? C'est toujours légitime et illégitime, à légitimer comme un bâtard. Je pourrais suivre les fils de Hely's, l'ancien parton de Bloom, dans toutes sortes de généalogies. A tort ou à raison, je juge ici plus éonomique de me fier à ce qui l'associe avec le nom du prophète Élie dont les passages se multiplient ou plutôt dont la venue se voit régulièrement promettre. Je prononce Élie à la française, mais dans l'Elijah anglais vous pouvez entendre résonner le Ja de Molly si celle-ci donne voix à la chair (retenez ce mot) qui toujours

1. On me dit que le petit-fils de James Joyce se trouve ici, maintenant, dans cette salle. Cette citation lui est naturellement dédiée.

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dit« oui» (stets bejaht, rappelle Joyce inversant le mot de Goethe). Je ne chercherai pas du côté d'une « voice out of heaven, calling : Elijah ! Elijah ! and he answered with a main cry : Abba ! Adonai ! and they beheld Him even Him, ben Bloom Elijah, amid clouds of angels ... » (343).

Non, je me rends sans transition vers la répétition, vers ce qui est appelé « second coming of Elijah » dans le bordel (473). Le Gramophone, le personnage et la voix, si on peut dire, du gramophone vient de crier : « J erusalem ! Open ym~r gates and sing/ Hosanna ... » Deuxième venue d'Elie, près de« the end of the world ». La voix d'Élie se présente en central téléphonique ou en gare de triage. Tous les réseaux de communications, de transports, de transferts et de tra­ductions passent par lui. La polytéléphonie passe par la programophonie d'Elijah. N'oubliez pas, quoi que vous puissiez en faire, que, Molly le rappelle, ben Bloom Elijah avait perdu sa place chez son patron Hely. Il avait alors songé à prostituer Molly, à la faire poser nue chez un homme très riche.

Élie, ce n'est qu'une voix, un écheveau de voix. Elle dit : « C'est moi qui opère tous les téléphones de ce réseau-là. » Traduction française, légitimée par Joyce, pour «Say, 1 am operating all this trunk line. Boys, do it now. God's time is 12.25. Tell mother you'll be there. Rush your order and you play a slick ace. Join on right here! Book through eternity junction, the nonstop run. » J'insisterai en français sur le fait qu'il faut louer (book, booking), réserver ses places auprès

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d'Élie, il faut louer Élie, en faire la louange; et la location de cette louange n'est autre que le livre (book) qui tient lieu d'une« eternity junction », comme central transférentiel et téléprogramophonique. «Just one word more», poursuit Élie qui évoque alors une seconde venue du Christ et demande si nous sommes tous prêts, Florry Christ, Stephen Christ, Zoe Christ, Bloom Christ, etc. « Are you all iri this vibration? 1 say you are », traduit en français par « Moi je dis que oui », traduction problématique quoique non illicite dont nous devrons reparler. Et la voix de celui qui dit «que oui», Élie, dit à ceux qui sont dans la vibration (mot à mes yeux essentiel) qu'ils peuvent l'appeler à chaque instant, immédiatement, instantanément, sans même passer par la technique ou par la poste mais par voie de soleil, par câbles ou rayons solaires, par la voix du soleil, on dirait par photophone ou par héliophone. Il dit « by sunphone » : « Got me? That's it. You call me up by sunphone any old time. Bumboosers, save your stamps. » Donc ne ni' écrivez pas de lettres, économisez vos timbres, vous pouvez les collectionner comme le père de Molly.

Nous en sommes arrivés là parce que je vous ai raconté mes expériences de voyage, round trip, et quelques coups de téléphone. Si je raconte des histoires, c'est pour retarder le moment de parler des choses sérieuses et parce que je suis trop intimidé. Rien ne m'intimide plus qu'une communauté d'experts en choses joyciennes. Pourquoi? Je voulais d'abord vous en parler, vous parler de 1' autorité et de 1' intimidation.

La page que je vais lire, je 1' ai écrite dans 1' avion

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qui m'emmenait vers Oxford, Ohio, peu de jours avant le voyage à Tokyo. J'avais alors décidé de poser devant vous la question de la compétence, de la légitimité et de 1' institution joycienne. Qui a le droit reconnu de parler de Joyce, d'écrire sur Joyce, et qui le fait bien? En quoi consiste ici la compétence, et la performance?

Quand j'ai accepté de parler devant vous, devant 1' assemblée la plus intimidante au monde, devant la plus grande concentration de savoir sur une œuvre aussi polymathique, j'ai d'abord été sensible à l'honneur qui m'était fait. Et je me suis demandé à quel titre j'avais pu faire croire que je le méritais, si peu que ce soit. Je n'ai pas l'intention de répondre ici à cette question. Mais je sais, comme vous, que je n'appartiens pas à votre grande et impressionnante famille. Je préfère le mot de famille à celui de fondation ou d'institut. Quelqu'un répondant, oui, au nom de Joyce, a réussi à lier l'avenir d'une institution à l'aventure singulière d'un nom propre et d'une signature, d'un nom propre signé, car écrire son nom propre, ce n'est pas encore signer. Si dans 1' avion vous inscrivez votre nom sur une fiche d'identité que vous remettez en arrivant à Tokyo, vous n'avez pas encore signé. Vous signez quand le geste par lequel, en un certain lieu, de préférence à la fin de la fiche ou du livre, vous inscrivez de nouveau votre nom, prend alors le sens d'un oui, ceci est mon nom, je 1' atteste et, oui, oui, je pourrai 1' attester encore, je me rappellerai tout à l'heure, je le promets, que c'est bien moi qui ai signé. La signature est toujours un «oui, oui», le performatif synthétique d'une promesse

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et d'une mémoire qui conditionne tout engagement. Nous ferons retour vers ce point de départ obligé de tout discours, selon un cercle qui est aussi celui du oui, du «ainsi soit-il», de l'amen et de l'hymen.

] e ne me sentais pas digne de l'honneur qui m'était fait, loin de là, mais je devais nourrir l'obscur désir de faire partie de cette pui3sante famille qui tend à résumer toutes les autres, y compris leurs récits cachés de bâtar­dise, de légitimation et d'illégitimité. Si j'ai accepté, c'est surtout pour avoir soupçonné quelque défi pervers dans une légitimation si généreusement offerte.

Vous le savez mieux que moi, l'inquiétude quant à la légitimation familiale, c'est ce qui fait vibrer aussi bien Ulysse que Finnegans Wake. Dans cet avion, je pensais au défi et au piège parce que ces experts, me disais-je, avec la lucidité et l'expérience que leur confère une longue fréquentation de Joyce, ils doivent savoir mieux que d'autres à quel point, sous le simulacre de quelques signes de complicité, références ou citations dans chacun de mes livres, ] oyce me reste étranger, comme si je ne le connaissais pas. L'incompétence, ils savent, est la vérité profonde de mon rapport à cette œuvre que je ne connais au fond qu' indirectement, par ouï-dire, par des rumeurs, des «on-dit», des exégèses de seconde main, des lectures toujours partielles. Pour ces experts, me suis-je dit, il est temps que la super­cherie éclate; et comment pourrait-elle être mieux exhi­bée ou dénoncée qu'à l'ouverture d'un grand sympo­sium?

Alors pour me défendre contre cette hypothèse,

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presque une certitude, je me suis demandé : mais en quoi finalement consiste la compétence, dans le cas de Joyce? Et que peut être une institution ou une famille joycienne, une internationale joycienne? Je ne sais pas jusqu'à quel point on peut parler de la modernité de Joyce, mais s'il en est une, outre le dispositif des technologies postale et programophonique, elle tient à ce que le projet déclaré de mettre au travail des géné­rations d'universitaires pendant des siècles d'édification babelienne a dû se régler lui-même sur un modèle de la technologie et de la division du travail universitaire qui ne pouvait pas être celui des siècles passés. Le dessein de plier d'immenses communautés de lecteurs et d'écrivains sous sa loi, de les retenir par une inter­minable chaîne transférentielle de traduction et de tra­dition, on peut le prêter à Platon aussi bien qu'à Shakespeare, à Dante aussi bien qu'à Vico, sans parler de Hegel ou d'autres divinités finies. Mais aucun d'eux n'a pu, aussi bien que Joyce, calculer son coup en le réglant sur certains types d'institutions de recherche mondiales, prêtes à utiliser non seulement des moyens de transport, de communication, de programmation organisationnelle permettant une capitalisation accélé­rée, une accumulation affolée des intérêts de savoir bloqués au nom de Joyce, alors même qu'il vous laisse tous signer de son nom, comme dirait Molly(« 1 could often have written out a fine cheque for myself and write his name on it » (702)), mais aussi des modes d' archivation et de consultation de données inouïes pour

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tous les grands-pères que je viens de nommer en oubliant Homère.

L'intimidation tient à cela: les experts joyciens sont les représentants aussi bien que les effets du projet le plus puissant pour programmer pendant des siècles la totalité des recherches dans le champ onto-logico-ency­clopédique - tout en commémorant sa propre signature. Un Joyce schofar dispose en droit de la totalité des compétences dans le champ encyclopédique de l' uni­versitas. Il maîtrise le computer de toute la mémoire, il joue avec toute l'archive de la culture - au moins de la culture dite occidentale et de ce qui en elle revient à elle-même selon le cercle ulysséen de l'encyclopédie; et c'est pourquoi on peut toujours rêver au moins d'écrire sur Joyce et non en Joyce depuis le fantasme de quelque capitale extrême-orientale, sans se faire, dans mon cas, beaucoup d'illusions à ce sujet.

Les effets de cette pré-programmation, vous les connaissez mieux que moi, ils sont admirables et ter­rifiants, parfois d'une intolérable violence. L'un d'entre eux a la forme suivante : on ne peut rien inventer au sujet de ] oyce. Tout ce qu'on peut dire d'Ulysse, par exemple, s'y trouve d'avance prévenu, y compris, nous l'avons vu, la scène de la compétence académique et l'ingénuité du méta-discours. Nous sommes pris dans ce filet. Tous les gestes esquissés pour prendre l'initiative d'un mouvement, on les trouve annoncés dans un texte surpotentialisé qui vous rappellera, à un moment donné, que vous êtes captif d'un réseau de langue, d'écriture, de savoir et même de narration. Voilà une des choses

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que je voulais démontrer tout à l'heure, en vous racon­tant toutes tes histoires, d'ailleurs vraies, de cafte pos­tale à Tokyo, de. voyage en Ohio, où de coup de téléphonè avec Ràbaté. Nous l'avons vérifié, tout cela avait son paradigme narratif, se trouvait déjà raconté dans Ulysse. Tout te qui m'arrivait, jusqu'au récit que je tenterais d'en faire, se trouvait pré-dit et pré-narré dans sa singularité datée, presèrit dans une séquence de savoir et de narration : à l'intérieur d' Ulysses, pour ne rien dire de Finnegans Wake, par cette machine hyper" mnésique capable de stocker dans une immense épopée, avec la mémoire occidentale et virtuellement toutes les langues du monde, jusqu'aux traces du futur. Oui; tout nous est déjà arrivé avec Ulysse, et d'avance signé Joyce.

Reste à savoir ce qui arrive à cette signature dans ces conditions, voilà une de mes questions.

Cette situation est renversante, et cela tient au para­doxe du oui. La question du oui revient d'aHleurs toujours à celle de la doxa, de ce qui dahs l'opinion opine. Voici le paradoxe: au moment où l'œuvre d'u.ne telle signature met au travail, d'autres diraient s'asservit, en tout cas relance pour elle, pout qu' eÎle lui revienne, la machine de production et de reproduction la plus compétentè et la plus performante, elle en ruine simul­tanément le modèle. Du moins le menacë-t-elle de ruine; Joyce a misé sur l'université moderne mais il la met au défi de se reconstituer après lui. Il eri marque les limites essentielles. Au fond il ne peut pas y avoir de compétence joycienne, au seris sûr et .rigoureux du concept de compétence, avec les critères d'évaluation et

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de légitimation qui lui sont attachés. Il ne peut pas y avoir de fondation ni de famille joycienne. Il ne peut pas y avoir de légitimité joycienne. Quel rapport cette situation entretient-elle avec le paradoxe du oui ou la structure d'une signature?

Le concept classiquë de la compétence suppose qu'on puisse rigoureusement dissocier le savoir (dans son acte ou' dans sa position) de l'événement dont on traite, et surtout de l'équivoque des marques écrites ou orales, disons des gramophonies. La compétence suppose qu'un méta-discours soit possible, neutre et univoque au sujet d'un champ d'objectivité, qu'il ait ou non la structure d'un texte. Les performances réglées par cette compé­tence doivent en principe se prêter à une traduction sans reste au sujet d'un corpus lui-même traduisible. Elles ne doivent surtout pas être, pour l'essentiel, de type narratif. On ne raconte pas d'histoire dans l'uni­versité, en principe; on fait de l'histoire, on raconte pour savoir et pour expliquer, on parle au sujet de narrations ou de poèmes épiques, mais les événemehts et les histoires ne doivent pas s'y produire au titre du savoir institutionnalisable. Or avec l'événement signé Joyce, un double-bind est devenu au moins explicite (car il nous tient déjà depuis Babel ou Homère, et tout ce qui s'ensuit) : d'une part, il faut écrire, il faut signer, il faut faire arriver de nouveaux événements aux marques intraduisibles - et c'est l'appel éperdu, la détresse d'une signature qui demande oui à l'autre, l'injonction sup­pliante d'une contresignature; mais d'autre part, la singulière nouveauté de tout autre oui, de toute autre

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signature, se trouve déjà programmophonée dans le corpus 1oyc1en.

Le défi de ce double-bind, je n'en perçois pas seule­ment les effets sur moi-même, dans le désir terrifié que je pourrais avoir de faire partie d'une famille des repré­sentants de Joyce dont je ne serai jamais qu'un bâtard. Je les perçois aussi chez vous.

D'une part, vous avez l'assurance légitime de détenir ou d'être en voie de constituer une super-compétence, à la mesure d'un corpus qui comprend virtuellement tous ceux dont traite l'université (sciences, techniques, religions, philosophies, littératures et, coextensives à tout cela, les langues). Au regard de cette compétence hyperbolique, rien n'est transcendant. Tout est intérieur, téléphonie mentale, tout peut s'intégrer à la domesticité de cette encyclopédie programmotéléphonique.

Mais d'autre part il faut savoir dans le même instant, et vous le savez, que la signature et le oui qui vous occupent sont capables - c'est leur destination - de détruire la racine même de cette compétence, de cette légitimité, de son intériorité domestique, capables de déconstruire l'institution universitaire, ses cloisons internes ou interdépartementales aussi bien que son contrat avec le monde extra-universitaire.

D'où ce mélange d'assurance et de détresse qu'on peut sentir chez les «Joyce scholars ». D'un côté ils savent, comme Joyce, et aussi rusés qu'Ulysse, qu'ils en savent plus, qu'ils ont toujours un tour de plus dans leur sac; qu'il s'agisse de résumption totalisante ou de micrologie subatomistique (ce que j'appelle « divisibi-

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lité de la lettre »), on ne fait pas mieux, tout est intégrable dans le « ceci est mon corps » du corpus. Mais d'un autre côté, cette intériorisation hypermné­sique ne peut jamais se fermer sur elle-même. Pour des raisons qui tiennent à la structure du corpus, du projet et de la signature, on ne peut s'assurer d'aucun principe de vérité ou de légitimité. Dès lors vous avez aussi le sentiment que, rien de nouveau ne pouvant vous surprendre du dedans, quelque chose enfin pour­rait vous arriver d'un dehors imprévisible.

Et vous avez des invités.

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IV

Vous attendez le passage ou la deuxième venue d'Élie. Et comme dans une bonne famille juive, vous gardez toujours un couvert pour lui. Dans 1' attente d'Élie, même si sa venue est déjà gramophonée dans Ulysse, vous êtes tous prêts à reconnaître, sans beaucoup d'illusion je crois, des compétences extérieures, des écri­vains, des philosophes, des psychanalystes, des lin­guistes. Vous leur demandez même d'ouvrir vos col­loques. Et de poser par exemple une question comme celle-ci : qu'est-ce qui se passe aujourd'hui à Francfort, dans cette ville où l'internationale joycienne, la cos­mopolite mais très américaine James Joyce Foundation, established Bloomsday 196 7, dont le Président, repré-

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sentant une très large majorité américaine, se trouve en Ohio (encore Ohio!), poursuit son édification dans une Babel moderne qui est aussi la capitale de la foire du livre et d'une fameuse école philosophique de la moder­nité? Quand vous en appelez à des incompétents, comme moi, ou à des compétences prétendûment extérieures, tout en sachant qu'il n'en existe pas, n'est-ce pas à la fois pour les humilier et parce que de ces hôtes vous n'attendez pas seulement une nouvelle, une bonne nou­velle venue enfin vous délivrer de l'intériorité hyper­mnésique dans laquelle vous tournez en rond comme des hallucinés au moment d'un cauchemar mais aussi, paradoxalement, une légitimité. Car vous êtes à la fois très sûrs et très peu sûrs de vos droits, et même de votre communauté, de l'homogénéité de vos pratiques, de vos méthodes, de vos styles. Vous ne pouvez compter sur le moindre consensus, sur le moindre concordat axiomatique entre vous. Au fond vous n'existez pas, vous n'êtes pas fondés à exister comme fondation, voilà ce que vous donne à lire la signature de Joyce. Et vous appelez des étrangers pour qu'ils viennent vous dire, ce que je fais en répondant à votre invitation : vous existez, vous m'intimidez, je vous reconnais, je reconnais votre autorité paternelle et grand-paternelle, reconnais­sez-moi, donnez-moi un diplôme d'études joyciennes.

Naturellement, vous ne croyez pas un mot de ce que je vous dis en ce moment. Et même si c'était vrai et même si, oui, c'est vrai, vous ne me croiriez pas si je vous disais que je m'appelle aussi Élie : ce nom n'est pas inscrit, non,: à l'État civil mais il me fut donné au

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sepueme de mes jours. Élie est d'ailleurs le nom du prophète qui est présent à toutes les circoncisions. C'est le patron, si on peut dire, de la circoncision. La chaise sur laquelle on tient le garçon nouveau-né pendant la circoncision s'appelle« Elijah's chair». On devrait don­ner ce nom à toutes les « chairs » d'études joyciennes, aux « panels » et aux « workshops » organisés par votre fondation. Plutôt que La carte postale de Tokyo, j'avais d'ailleurs pensé à intituler cette conférence Circumna­vigation et Circoncision.

Un midrash raconte qu'Élie s'était plaint d'un oubli de l'alliance par Israël, c'est-à-dire d'un oubli de la circoncision. Dieu lui aurait alors donné 1' ordre d'être présent à toutes les circoncisions, peut-être en forme de punition. On aurait pu faire saigner cette scène de signature en reliant tous les passages annoncés du pro­phète Élie à 1' événement de la circoncision, moment de 1' entrée dans la communauté, de 1' alliance et de la légitimation. Par deux fois au moins Ulysse évoque le « collector of prepuces » ( « The islanders, Mulligan said to Haines casually, speak frequently of the collector of prepuces » (20), ou « Jehovah, collector of p·repuces » (« What's his name? Ikey Moses? Bloom.

« He rattled on. « - ] ehovah, collector of prepuces, is no more. 1

found him over in the museum when 1 went to hail the foamboat Aphrodite» (201)). Chaque fois, et sou­vent près d'une arrivée de lait ou d'écume, la circon­cision est associée au nom de Moïse, comme dans ce passage où, devant « the name of Moses Herzog »,

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« - Circumcised! says Joe. - Ay, says 1. A bit off the top » (290), « Ay, says 1 » : oui, dit je, ou encore : je dit je, ou encore je (dit)je, oui(dit)oui : je : je, oui : oui, oui, oui, je, je, etc. Tautologie, monologie, mais juge­ment synthét~que a priori. Vous auriez pu jouer aussi sur le fait qu'en hébreu le mot pour « beau-père » (step­father : rappelez-vous Bloom quand il se dit prêt devant Stephen à aller « a step farther ») nomme aussi le circonciseur. Et s'il y a un rêve de Bloom, c'est de faire entrer Stephen dans la famille et donc, par voie de mariage et d'adoption, de circoncire !'Hellène.

Où allons-nous donc avec l'alliance de cette commu­nauté joycienne? Que deviendra-t-elle à ce rythme d'ac­cumulation et de commémoration dans un ou deux siècles, compte tenµ des nouvelles technologies d' ar­chivation et de stockage de l'information? Au fond, Élie, ce n'est pas moi, ni quelque étranger venu vous dire la chose, la nouvelle du dehors, voire l'apocalypse des études joyciennes, à savoir la vérité, la révélation finale (et vous savez qu'Élie était toujours associé au discours apocalyptique). Non, Élie, c'est vous, vous êtes l'Élie de Ulysse, qui se présente comme le grand central téléphonique («Hello there, central.'» (149)), la gare de triage, le réseau par lequel toute information doit transiter.

On imagine bientôt un computer géant des études joyciennes (« operating all this trunk line ... Book to eternity junction ... »). Il capitaliserait toutes les publi­cations, coordonnerait et téléprogrammerait les commu­nications, les colloques, les thèses, les papers, consti-

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tuerait des index dans toutes les langues. On pourrait le consulter à chaque instant par satellite ou par hélio­phone (« sunphone »), jour et nuit, en comptant sur la « reliability » d'un répondeur automatique: Hello, yes, yes, what are you asking for? oh! for all the occurences of the word « yes » in Ulysses? Y es. Il resterait à savoir si la langue fondamentale de cet ordinateur serait l'an­glais et si son brevet (sa « patent ») serait américain, en raison de l'écrasante et signifiante majorité des Amé­ricains dans le trust de la fondation ] oyce. Resterait aussi à savoir si on peut le consulter, ce computer, sur le oui dans toutes les langues, si on peut se contenter du mot oui et si le oui, en particulier celui engagé dans les opérations de consultation, peut être comptabilisé, calculé, dénombré. Un cercle me ramènera tout à l'heure à cette question.

En tout cas, qu'elle soit celle du prophète, du cir­conciseur, de la compétence polymathique et de la maîtrise télématique, la figure d'Élie n'est qu'une synec­doque de la narration ulysséenne, à la fois plus petite et plus grande que le tout.

Nous devrions donc nous défaire d'une double illu­sion et d'une double intimidation. 1. Aucune vérité ne peut venir du dehors de la communauté joycienne et sans l'expérience, la ruse et le savoir accumulés par des lecteurs surentraînés. 2. Mais inversement ou symé­triquement, il n'y a pas de modèle pour la compétence « joycienne », pas d'intériorité et de fermeture possible pour le concept d'une telle compétence. Il n'y a pas de critère absolu pour mesurer la pertinence d'un dis-

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cours au sujet d'un texte signé «Joyce». Le concept même de compétence se trouve secoué par cet événe­ment. Car il faut écrire, écrire dans une langue, répondre au oui et contresigner dans une autre langue. Le discours même de la compétence (celui du savoir neutre et méta­linguistique, à l'abri de toute écriture intraduisible, etc.) est ainsi incompétent, le moins pertinent qui soit au sujet de Joyce; qui d'ailleurs se trouve aussi dans la même situation chaque fois qu'il parle de so11 « œuvre ».

Au lieu de poursuivre sur la voie de ces généralités, et compte tenu de l'heure qui tourne, je reviens au oui de Ulysse. Depuis très longtemps la question du oui mobilise ou traverse tout ce que je m'efforce de penser, d'écrire, d'enseigner ou de lire. Pour ne parler que des lectures, j'avais consacré des séminaires et des textes au oui, au double oui du Zarathoustra de Nietzsche(« Thus spake Zarathustra », dit d'ailleurs Mulligan (29)), le oui, oui de l'hymen qui en est toujours le meilleur exemple, le oui de la grande affirmation de midi, et puis l'ambigu"ité du double oui: l'un revient à l'as­somption chrétienne du fardeau, le «}a, }a » de l'âne surchargé, comme le Christ, de mémoire et de respon­sabilité; l'autre oui, oui léger, aérien, dansant, solaire, est aussi un oui de réaffirmation, de promesse et de serment, un oui à l'éternel retour. La différence entre les deux oui, ou plutôt entre les deux répétitions du oui, reste instable, subtile, sublime. Une répétition hante l'autre. Le oui trouve toujours sa chance chez une certaine femme, pour Nietzsche qui d'ailleurs, comme Joyce, prévoyait qu'on créérait un jour des chaires pour

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étuJier son Zarathoustra. De même, dans La folie du jour de Blanchot, le quasi-narrateur attribue le pouvoir­dire oui à des femmes, à la beauté des femmes, belles en tant qu'elles disent oui : « ]'ai pourtant rencontré des êtres qui n'ont jamais dit à la vie, tais-toi, et jamais à la mort, va-t'en. Presque toujours des femmes, de belles créatures. »

Le oui serait alors de la femme - et non seulement de la mère, de la chair, de la terre, comme on le dit si souvent du yes de Molly dans la plupart des lectures qui lui sont consacrées : Penelope, bed, flesh, earth, mono­logue, disent Gilbert et tant d'autres après lui, voire avant lui, et Joyce n'est pas ici plus compétent qu'un autre. Cela n'est pas faux, c'est même la vérité d'une certaine vérité, mais ce n'est pas tout et ce n'est pas si simple. La loi du genre me paraît largement surdéter­minée et infiniment plus compliquée, qu'il s'agisse de genre sexuel ou grammatical, ou encore de technique rhétorique. Appeler cela un monologue relève de la légèreté somnambulique.

J'ai donc eu envie de réécouter les oui de Molly. Mais pouvait-on le faire sans les mettre en résonance avec tous les oui qui les annoncent, leur correspondent et les retiennent au bout du fil pendant tout le livre? L'été dernier, à Nice, j'ai donc relu Ulysse, d'abord en français, puis en anglais, un crayon à la main, en comptant les oui, puis les yes, et en esquissant une typologie. Comme vous l'imaginez, je rêvais de me brancher sur l'ordinateur de la fondation ] oyce, et le compte n'était pas le même d'une langue à l'autre.

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Molly n'est pas Élie, ce n'est pas Moelie (or vous savez que le Mohel est le circonciseur), et Molly, ce n'est pas Joyce, mais tout de même : son « yes » cir­cumnavigue et circoncit, il encercle le dernier chapitre de Ulysse, puisque c'est à la fois son premier et son dernier mot, son envoi et sa chute : « Y es, because he never did ... » et à la fin : « ... and yes 1 said yes 1 will Y es. » Le dernier Yes, l' eschatologique occupe la place de la signature, en bas et à droite du texte. Même si on distingue, comme on le doit, le oui de Molly de celui de Ulysse dont elle n'est qu'une figure et un moment, même si on distingue, comme on le doit àussi, ces deux signatures (celle de Molly et celle de Ulysse) de celle de Joyce, elles se lisent et s'appellent les unes les autres. Elles s'appellent justement à travers un oui qui installe toujours une scène d'appel et de demande : confirme et contresigne. L'affirmation exige a priori la confirmation, la répétition, la garde et la mémoire du oui. Une certaine narrativité se trouve au cœur simple du plus simple « oui » : « 1 asked him with my eyes to ask again yes and then he asked me would 1 yes to say yes ... »

Un oui ne vient jamais seul, et l'on n'est jamais seul à dire oui. Pas plus qu'à rire, comme dit Freud, et nous y reviendrons. Freud souligne aussi que l'incons­cient ignore le non. En quoi la question de la signature joycienne suppose-t-elle ce qu'on appellera ici curieu­sement la question du oui? Il y a une question du oui, une demande du oui, et peut-être, car ce n'est jamais sûr, une affirmation inconditionnelle et inaugurale du

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oui qui ne se distingue pas nécessairement de la question ou de la demande. La signature de Joyce, celle du moins qui m'intéresse ici et dont je ne prétendrai jamais épuiser le phénomène, ne se rêsume pas à l'apposition de son sceau sous la forme du nom patronymique et des jeux de signifiants, comme on dit, dans lesquels réinscrire le nom « Joyce ». Les inductions auxquelles ces jeux d'association et de société ont donné lieu depuis longtemps sont faciles, fastidieuses et naïvement jubi­latoires. Puis même si elles ne manquaient pas de toute pertinence, elles commenceraient par confondre une signature avec la simple mention, apposition ou mani­pulation du nom d'état civil. Or ni dans son phénomène juridique, je l'ai suggéré tout à l'heure, ni dans la complexité essentielle de sa structure, une signature ne revient à la seule mention du nom propre. Le nom propre lui-même, qu'une signature ne se contente pas d'épeler ou de mentionner, ne se réduit pas davantage au patronyme légal. Celui-ci risque de tendre un écran ou un miroir aux alouettes, vers lequel se précipiteraient les psychanalystes pressés de conclure. J'avais essayé de le montrer pour Genet, Ponge ou Blanchot. Quant à la scène du patronyme, les premières pages de Ulysse devraient suffire à déniaiser un lecteur.

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V

Qui signe? Qui signe quoi au nom de Joyce? La réponse ne saurait avoir la forme d'une clé ou d'une catégorie clinique qu'on sortirait de sa poche à 1' occasion d'un colloque. Néanmoins, à titre de préalable modeste et qui peut-être n'intéresse que moi, j'ai cru possible de poser cette question de la signature à travers celle du oui qu'elle implique toujours, et en tant qu'elle se conjoint ici, se marie (je tiens à ce mot français) à celle de savoir qui rit et comment ça rit avec Joyce, chez Joyce, singulièrement depuis Ulysse.

Quel est l'homme qui rit? Est-ce un homme? Et cela qui rit, comment cela rit-il? Rit-il? Car il y a plus d'une modalité, plus d'une tonalité du rire, comme il

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y a toute une gamme (une polygame) dans le game ou le gamble du oui. Pourquoi cela - gamme, « game » et « gamble »? Parce qu'avant le gramophone, juste avant, et la tirade d'Élie comme opérateur du grand central, le gnome, le « hobgoblin » parle en français le langage du croupier : << Il vient! [Élie, je suppose ou le Christ] C'est moi! L'homme qui rit! L'homme primigène ! (He whirls round and round with dervish howls) Sieurs et dames, faites vos jeux! (He crouches juggling. Tiny roulette planets fly /rom his hands.) Les jeux sont faits! (The planets rush together, uttering crepitant cracks). Rien n'va plus» ( 4 72). « Il vient», « rien n'va plus », en français dans le texte. La traduction française ne le signale pas, le français efface donc le français, au risque d'annuler une connotation ou une référence essentielle dans cette auto-présentation de l'homme qui rit.

Puisque nous parlons de traduction, tradition et trans­fert de oui, sachons que le même problème se pose pour la version française du oui lorsque celui-ci se trouve, comme on dit, « en français dans le texte », et même en italiques. L'effacement de ces marques est d'autant plus grave que le « Mon père, oui » présente alors la valeur d'une citation qui accuse tous les problèmes du oui cité. En 1.3 (Protée), peu après l'évocation del'« ineluctable modality of the visible » et de l' « ineluctable modality of the audible», autrement dit l'inéluctable gramopho­nie du « yes », « sounds solid » dit le même passage par le « navel cord » qui interroge la consubstantialité du père et du fils, et cela tout près d'une scène scripturo­téléphonique et judaïco-hellénique. « Hello. Kinch here.

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Put me to Edenville. Aleph, alpha : nought, nought, one[ ... ] Yes, sir, No, sir. Jesus wept: and no wonder, by Christ.» Sur la même page (44) (et nous devons, pour des raisons essentielles, traiter ici les choses par contiguïté) ce que la traduction française, cosignée par Joyce, traduit par oui, ce n'est pas yes mais une fois « I am» et une fois « I will ». Nous y reviendrons circulai­rement. Voici donc le passage, suivi de près par le mandat de la mèr~ que Stephen ne peut encaisser dans une poste française (guichet « fermé ») et par l'allusion au « blue French telegram, curiosity to show : - Mother dying corne home father » : « - C'est tordant, vous savez. Moi je suis socialiste. Je ne crois pas à l'existence de Dieu. Faut pas le dire à mon père.

« - Il croit? << - Mon père, oui» (47). (En français dans le texte.) La question de la signature restant tout entière devant

nous, la modeste mais indispensable dimension préli­minaire de son élaboration se situerait, je crois, à l'angle du oui - du oui visible et du oui audible, du oui ouï, sans aucune filiation étymologique entre les deux mots « oui » et « ouï », du « yes for the eyes » et du « yes for the ears », et du rire, à l'angle du oui et du rire. En somme, à travers le lapsus téléphonique qui m'a fait dire ou qui a fait entendre « ouï dire », c'est « oui rire » qui se frayait un passage, et la différence consonantique du d au r. Ce sont d'ailleurs les seules consonnes de mon nom.

Pourquoi rire? On a sans doute déjà tout dit sur le rire chez Joyce, sur la parodie, la satire, la dérision, l'humour, l'ironie, la raillerie. Et sur son rire homérique

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et sur son rire rabelaisien. Reste peut-être à penser le rire comme reste, précisément. Qu'est-ce que ça veut dire, le rire? Qu'est-ce que ça veut rire?

Une fois qu'on aura reconnu en principe que dans Ulysse la totalité virtuelle de 1' expérience, du sens, de l'histoire, du symbolique, des langues et des écritures, le grand cycle et la grande encyclopédie des cultures, des scènes et des affects, la somme des sommes en somme tend à se déployer et à se remembrer en jouant toute sa combinatoire, 1' écriture cherchant à y occuper virtuelle­ment toutes les places, eh bien, l'herméneutique totali­sante qui constitue la tâche d'une fondation mondiale et éternelle des études joyciennes se trouvera devant ce que j'hésite à appeler un affect dominant, une Stimmung ou un pathos, un ton qui re-traverse tous les autres et ne fait pourtant pas partie de la série des autres puisqu'il vient les re-marquer tous, s'y ajouter sans se laisser addi­tionner ou totaliser, à la façon d'un reste à la fois quasi transcendantal et supplémentaire. Et c'est le oui-rire qui sur-marque non seulement la totalité de 1' écriture mais toutes les qualités, modalités, genres du rire dont les dif­férences pourraient se laisser classer dans quelque typo­logie.

Pourquoi donc le oui-rire avant et après tout, pour tout ce dont une signature est comptable? Ou bien laisse pour compte? Pourquoi ce reste?

] e n'ai pas le temps d'esquisser ce travail et cette typologie. Coupant à travers champs, je dirai seulement deux mots du double rapport, donc du rapport instable qui instruit de sa double tonalité ma lecture ou ma

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récriture de Joyce, cette fois au-delà même de Ulysse, mon double rapport à ce oui-rire. Ma présomption, c'est que ce double rapport, je ne suis pas le seul à le projeter. Il serait institué et demandé, requis, par la signature joycienne elle-même.

D'une oreille, d'une certaine ouïe, j'entends résonner un oui-rire réactif, voire négatif. Il jouit de la maîtrise hypermnésique, et de tisser une toile d'araignée défiant toute autre maîtrise possible, aussi imprenable qu'un alpha et omégaprogramophone dans lequel toutes les histoires, tous les récits, discours, savoirs, toutes les signatures à venir que pourraient s'adresser les institu­tions joyciennes et quelques autres seraient prescrites, d'avance computées au-delà de tout computeur effectif, précomprises, captives, prédites, partiellisées, métony­misées, épuisées, comme les sujets, qu'ils le sachent ou non. Et la science ou la conscience n'arrange rien, au contraire. Elle permet tout juste de mettre son supplé­ment de calcul au service de la signature maîtresse. Elle peut rire de Joyce mais s'endette encore de la sorte auprès de lui. Comme il est dit dans Ulysse (197). « Was Du verlachst wirst Du noch dienen./Brood of mockers ».

Il y a un James Joyce qu'on entend rire de cette toute-puissance - et du grand tour joué. Je parle des tours d'Ulysse le rusé, le retors, et du grand tour qu'il conclut quand au retour il est revenu de tout. Rire triomphal et jubilatoire, certes, mais une jubilation trahit toujours quelque deuil et le rire est aussi de lucidité résignée. Car la toute-puissance reste fantas­matique, elle ouvre et définit la dimension du fantasme.

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] oyce ne peut pas être sans le savoir. Il ne peut pas être sans savoir - par exemple que le livre de tous les livres, Ulysse ou Finnegans Wake, demeure un opuscule parmi des millions et des millions de titres dans la Library of Congress, à jamais absent, sans doute, dans la petite maison de la presse d'un hôtel japonais, perdu aussi dans une archive non livresque dont l' accumu­lation n'a plus aucune commune mesure avec la biblio­thèque. Des milliards de touristes, américains ou non, auront de moins en moins de chances de rencontrer cette chose en quelque « curious meeting». Et ce petit livre rusé, certains le jugeront encore trop ingénieux, industrieux, manipulateur, surchargé d'un savoir impa­tient de se montrer en se cachant, en se supposant à tout : de la mauvaise littérature en somme, vulgaire de ne jamais laisser sa chance à l'incalculable simplicité du poème, grimaçante de technologie sur-cultivée et hyperscolastique, littérature d'un docteur subtil, un peu trop subtil, autrement dit d'un docteur Pangloss fraî­chement déniaisé (n'était-ce pas un peu l'avis de Nora?) qui aurait eu la chance calculée de se faire censurer, et donc lancer, par les U.S. postal authorities.

Même dans sa résignation au fantasme, ce oui-rire réaffirme la maîtrise d'une subjectivité qui rassemble tout en se rassemblant elle-même, ou en se déléguant au nom, dans ce qui n'est qu'une grande répétition générale, pendant la course du soleil, un seul jour d'Orient en Occident. Il accable et s'accable, parfois sadiquement, sardironiquement : cynisme du rictus, du sarcasme et du ricanement, brood of mockers. Il s'accable et se charge,

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il s' engrosse de toute la mémoire, il assume la résump­tion, l'exhaustion, la parousie. Il n'y a aucune contra­diction à le dire : ce oui-rire est celui de l'âne chrétien selon Nietzsche, celui qui crie Ja ja, voire de l'animal judéo-chrétien qui veut faire rire le Grec une fois circoncis de son propre rire : savoir absolu comme vérité de la religion, mémoire assumée, culpabilité, littérature de somme comme on dit« bête de somme», littérature de sommation, moment de la dette: A, E, I, 0, U, I owe you, ce« je» se constitue dans la dette même, il ne vient à lui-même là où c'était que depuis la dette.

Ce rapport entre la dette et la voyelle, entre le « je te dois» (l.0.U.) et la vocalisation aurait dû me conduire, je n'en ai pas le temps, à relier ce que j'ai tenté de dire ailleurs, dans La Carte postale ou dans Deux mots pour Joyce, du «and he war » et du «Ha, he, hi, ho, hu » de Finnegans Wake avec le I, 0, U, de Ulysse, curieux anagramme du oui français, terrible­ment et didactiquement traduit par « je vous dois » dans la version autorisée par ] oyce, celle à laquelle il a donc dit oui et ainsi consenti. L'a-t-il dit en français, tout en voyelles, ou en anglais? Le rire se rit de s'en­detter à tout jamais des générations d'héritiers, de lecteurs, de gardiens, de Joyce schofars et d'écrivains.

Ce oui-rire de réappropriation encerclante, de réca­pitulation odysséenne et toute-puissante, il accompagne la mise en place d'un dispositif virtuellement capable d'engrosser d'avance sa signature brevetée, voire celle de Molly, de toute.s les contresignatures à venir, même après une mort de 1' artiste en vieil homme qui n'emporte pl4s

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alors qu'une écorce vidée, l'accident d'une substance. La machine de filiation - légitime ou bâtarde - fonctionne bien, elle est prête à tout, à tout domestiquer, circoncire ou circonvenir, elle se prête à la réappropriation ency­clopédique du savoir absolu qui se rassemble auprès de lui-même comme Vie du Logos, c'est-à-dire aussi dans la vérité de la mort naturelle. Nous sommes ici, à Francfort, pour en témoigner dans la commémoration.

Mais la tonalité eschatologique de ce oui-rire me paraît aussi travaillée ou traversée, je préfère dire hantée, joyeusement ventriloquée par une tout autre musique, par les voyelles d'un tout autre chant. Je l'entends aussi, tout près de l'autre, comme le oui-rire d'un don sans dette, l'affirmation légère, quasiment amnésique, d'un don ou d'un événement abandonné, ce qu'on appelle l' « œuvre » en langue classique, signature per­due et sans nom propre qui ne montre et ne nomme le cycle de la réappropriation et la domestication de tous les paraphes que pour en délimiter le fantasme; et ce faisant pour y ménager l'effraction nécessaire à la venue de l'autre, d'un autre qu'on pourrait toujours appeler Élie, si Élie est le nom de l'autre imprévisible pour lequel une place doit être $ardée, non plus Élie le grand opérateur du central, Elie le chef de réseau mégaprogrammotéléphonique, mais l'autre Élie, Élie l'autre. Mais voilà, c'est un homonyme, Élie peut tou­jours être l'un et l'autre à la fois, on ne peut en convier un sans risquer d'avoir l'autre. Et il faut toujours courir ce risque. Je reviens donc, dans ce dernier mouvement, sur le risque ou la chance de cette contamination d'un

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oui-rire par l'autre, sur le parasitage d'un Élie, c'est­à-dire d'un moi, par l'autre.

Pourquoi ai-je associé la question du rire, du rire qui reste, comme tonalité fondamentale et quasi trans­cendantale, à celle du «oui»?

Pour se demander ce qui arrive avec Ulysse, ou avec l'arrivée de quoi ou de qui que ce soit, celle d'Élie par exemple, il faut tenter de penser la singularité de l'événement: donc l'unicité d'une signature, ou plutôt d'une marque irremplaçable qui ne se réduit pas néces­sairement à un phénomène de droit d'auteur lisible à travers un patronyme, après la circoncision. Il faut tenter de penser la circoncision, si vous voulez, depuis une possibilité de marque, celle d'un trait qui précède sa figure et la lui donne. Or si le rire est une tonalité fondamentale ou abyssale de Ulysse, si son analyse n'est épuisée par aucun des savoirs disponibles précisément parce qu'il rit de savoir et du savoir, alors le rire éclate à l'événement même de la signature. Or pas de signa­ture sans oui. Si la signature ne revient pas à manipuler ou à mentionner un nom, elle suppose l'engagement irréversible de qui confirme, en disant ou en faisant oui, le gage d'une marque laissée.

Avant de se demander qui signe, si Joyce est ou n'est pas Molly, ce qu'il en est de la différence entre la signature de l'auteur et celle d'une figure ou d'une fiction signée par l'auteur, avant de colloquer sur la différence sexuelle comme dualité et de dire sa convic­tion sur le caractère (je cite Frank Budgen et quelques autres à sa suite) « onesidedly womanly woman » de

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Molly la belle plante, l'herbe ou le pharmakon, ou le caractère « onesidedly masculine » de James Joyce, avant de tenir compte de ce que celui-ci a dit du «non-stop monologue » comme « the indispensable countersign to Bloom's passport to eternity » (la compétence du Joyce des lettres et des conversations ne me paraît jouir d'aucun privilège), avant de manipuler des catégories cliniques et un savoir psychanalytique dérivés au regard des possibilités dont nous parlons ici, on se demandera ce qu'est une signature : elle requiert un « oui » plus «ancien» que la question «qu'est-ce que?» puisque celle-ci le suppose, plus «vieux» que le Savoir. On se demandera pourquoi le oui arrive toujours comme un «oui, oui». Je dis le oui et non le mot «oui» car il peut y avoir du oui sans mot.

PS. (2 janvier 1987.) Un oui sans mot ne saurait donc être un «mot­origine », un archi-mot (Urwort). Il y ressemble pourtant, et c'est toute l'énigme, comme on peut ressembler à Dieu. Et il est vrai que le oui dont parle par exemple Rozenzweig n'a l'originarité d'un Urwort que pour être un mot silencieux, muet, une sorte de transcendantal du langage, avant et au-delà de toute proposition affirmative. C'est le oui de Dieu, le oui en Dieu: «La force du Oui, c'est de s'attacher à tout, c'est que des possibilités illimitées de réalité sont enfouies en lui. C'est le mot-origine (Urwort) de la langue, un de ceux qui rendent possibles ... non pas des propositions, mais, pour commencer, simplement des mots qui entrent dans des pro­positions. Le Ouin' est pas un élément de la proposition, mais pas davantage le sigle sténographique d'une proposition, bien qu'on puisse l'utiliser dans ce sens : en réalité, il est le compagnon silencieux de tous les éléments de la proposition, la confirmation, le • sic ", l'" amen " derrière chaque mot. Il donne à chaque mot dans la proposition son droit à l'existence, il lui propose le siège où il puisse s'asseoir, il· assied". Le premier Oui en Dieu fonde en toute son infinité l'essence divine. Et ce premier Oui est ·au commencement".» L'Étoi/e de la Rédemption, tr. fr. p. 38-39.

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VI

Il faudrait donc, il aurait fallu faire précéder tous ces discours d'une longue méditation savante et pen­sante sur le sens, la fonction, la présupposition surtout du oui : avant la langue, dans la langue mais aussi dans une expérience de la pluralité des langues qui ne relève peut-être plus d'une linguistique au sens strict. L'élar­gissement vers une pragmatique me paraît nécessaire mais insuffisant tant qu'il ne s'ouvre pas à une pensée de la trace ou de l'écriture, en un sens que j'ai tenté de dire ailleurs et que je ne peux reconstituer ici.

Qu'est-ce qui se dit, s'écrit, advient avec oui? Oui peut être impliqué sans que le mot soit dit ou

écrit. Cela permet, par exemple, de multiplier les oui

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dans la traduction française partout où on suppose qu'un oui est marqué par des phrases anglaises où le « yes » est absent. Mais à la limite, un oui étant coex­tensif à tout énoncé, la tentation est grande, en français mais d'abord en anglais, de tout doubler par une sorte de oui continu, de doubler même les oui articulés par la simple marque d'un rythme, les reprises de souffle en forme de pause ou d'interjections murmurées, comme cela arrive parfois dans Ulysse : le oui vient, de moi à moi, de moi à l'autre en moi, de l'autre à moi, confirmer le allo téléphonique primaire : oui, c'est ça, c'est bien ce que je dis, je parle en effet, oui, voilà, je parle, oui, oui, vous entendez, je vous entends, oui, nous sommes là à parler, il y a du langage, vous m'entendez bien, c'est bien ainsi, ça a lieu, ça arrive, ça s'écrit, ça se marque, oui, oui.

Mais repartons du phénomène oui, du oui manifeste et manifestement marqué en tant que mot, parlé, écrit ou phonogrammé. Un tel mot dit, mais ne dit rien par lui-même si par dire on entend désigner, montrer, décrire quelque chose qui se trouverait hors langage ou hors marque. Ses seules références, ce sont d'autres marques, qui sont aussi des marques de l'autre. Dès lors que oui ne dit, ne montre, ne nomme rien qui soit hors marque, certains seraient tentés d'en conclure que oui ne dit rien : un mot vide, à peine un adverbe, puisque tout adverbe, selon la catégorie grammaticale sous laquelle on situe le oui dans nos langues, a une charge sémantique plus riche, plus déterminée que le oui, même s'il le suppose toujours. En somme le oui

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serait 1' adverbialité transcendantale, le supplément inef­façable de tout verbe : au commencement 1' adverbe, oui, mais comme une interjection, encore tout près du cri inarticulé, une vocalisation préconceptuelle, le par­fum d'un discours.

Peut-on signer d'un parfum? De même qu'on ne peut remplacer oui par une chose qu'il serait censé décrire (il ne décrit rien, ne constate rien même s'il est une sorte de performatif impliqué dans tout constat : oui je constate, il est constaté, etc.), ni même par la chose qu'il est censé approuver ou affirmer, de même on ne saurait remplacer le oui par les noms des concepts censés décrire cet acte ou cette opération, à supposer que ce soit un acte ou une opération. Le concept d'activité ou d'actualité ne me paraît pas apte à rendre compte d'un oui. Et on ne peut remplacer ce quasi­acte par «approbation», «affirmation», «confirma­tion», « acquiescement», « consentement». Le mot « affirmatif » dont se servent les militaires pour éviter toutes sortes de risques techniques ne remplace pas le oui, il le suppose encore : oui, je dis bien «affirmatif».

Que nous donne à penser ce oui qui ne nomme, décrit, désigne rien et qui n'a nulle référence hors marque? et non hors langage car le oui peut se passer de mots, en tout cas du mot oui. Par sa dimension radicalement non constative ou non descriptive, même s'il dit oui à une description ou à une narration, oui est de part en part, et par excellence, un performatif. Mais cette caractérisation me paraît insuffisante. D'abord parce qu'un performatif doit être une phrase et une

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phrase assez douée de sens par elle-même, dans un contexte conventionnel donné, pour produire un évé­nement déterminé. Or je crois, oui, que, pour le dire dans un code philosophique classique, oui est la condi­tion transcendantale de toute dimension performative. Une promesse, un serment, un ordre, un engagement impliquent toujours un oui, je signe. Le je du je signe dit et se dit oui même s'il signe un simulacre. Tout événement produit par une marque performative, toute écriture au sens large engage un oui, qu'il soit ou non phénoménalisé, c'est-à-dire verbalisé ou adverbialisé comme tel. Molly dit oui, elle se rappelle oui, le oui qu'elle dit avec ses yeux pour demander oui avec ses yeux, etc.

Nous nous tenons ici en un lieu qui n'est pas encore l'espace où peuvent et doivent se déployer les grandes questions de l'origine de la négation, de l'affirmation ou de la dénégation. Ni même l'espace où Joyce a pu renverser le « Ich bin der Geist der stets verneint » en disant que Molly, c'est la chair qui dit toujours oui. Le oui dont nous parlons maintenant est « antérieur » à toutes ces alternatives renversantes, à toutes ces dia­lectiques. Elles le supposent et l'enveloppent. Avant que le Ich du Ich bin affirme ou nie, il se pose ou se pré-pose : non comme ego, moi conscient ou inconscient, sujet masculin ou féminin, esprit ou chair, mais comme force pré-performative qui, sous la forme du « je », par exemple, marque que je s'adresse à de l'autre, si indé­terminé soit-il ou soit-elle : « Oui-je», « oui-je-dis-à-1' autre », même si je dis « non » et même si je s'adresse

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sans dire. Le oui minimal et primaire, allo téléphonique ou coup à travers le mur d'une prison, marque, avant de vouloir .dire ou de signifier : « je-là », écoute, réponds, il y a de la marque, il y a de l'autre. Des négativités peuvent s'ensuivre, mais même si elles s'emparaient de tout, ce «oui »-là ne s'efface plus.

] 'ai dû céder à la nécessité rhétorique de traduire cette adresse minimale et indéterminée, presque vierge, dans des mots, et dans des mots tels que « je », « je suis», « langage», etc., là où la position du je, de l'être et du langage restent encore dérivés au regard de ce oui. C'est toute la difficulté pour qui veut dire quelque chose au sujet du oui. Un méta-langage sera toujours impossible à ce sujet dans la mesure où il supposera lui-même un événement du oui qu'il ne pourra comprendre. Il en ira de même pour toute comptabilité ou computation, pour tout calcul visant à ordonner une série de oui au principe de raison et à ses machines. Oui marque qu'il y a de l'adresse à l'autre.

Cette adresse n'est pas nécessairement dialogue ou interlocution, puisqu'elle ne suppose ni la voix ni la symétrie, mais d'avance la précipitation d'une réponse qui déjà demande. Car s'il y a de l'autre, s'il y a du oui, donc, l'autre ne se laisse plus produire par le même ou par le moi. Oui, condition de toute signature et de tout performatif, s'adresse à de l'autre qu'il ne constitue pas et auquel il ne peut que commencer par demander, en réponse à une demande toujours antérieure, de lui demander de dire oui. Le temps n'apparaît que depuis cette singulière anachronie. Ces engagements peuvent

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rester fictifs, fallacieux, toujours réversibles, l'adresse peut rester divisible ou indéterminée, cela ne change rien à la nécessité de la structure. Elle rompt a priori tout monologue possible. Rien n'est moins monolo­guant que le « monologue » de Molly même si, à l'intérieur de certaines limites conventionnelles, on a bien le droit de le considérer comme relevant du genre ou du type « monologue ». Mais un discours compris entre deux « Y es » de qualité différente, deux « Y es » majuscules, donc deux « Y es » gramophonés, ne saurait être un monologue, tout au plus un soliloque.

Mais on comprend pourquoi l'apparence de mono­logue peut ici s'imposer, précisément à cause du oui, oui. Le oui ne dit rien et ne demande rien qu'un autre oui, le oui d'un autre dont nous verrons qu'il est analytiquement - ou par synthèse a priori - impliqué dans le premier oui. Celui-ci ne se pose, ne s'avance, ne se marque que dans l'appel de sa confirmation, dans le oui, oui. Ça commence par le oui, oui, par le second oui, par l'autre oui, mais comme ce n'est encore qu'un oui qui se rappelle (et Molly se rappelle depuis l'autre oui), on peut toujours être tenté d'appeler cette anam­nèse monologique. Et tautologique. Le oui ne dit rien que le oui, un autre oui qui lui ressemble même s'il dit oui à la venue d'un tout autre oui. Il paraît mono­tautologique ou spéculaire, ou imaginaire, parce qu'il

. ouvre la position du je, elle-même condition de toute performativité. Austin rappelle que la grammaire du performatif par excellence est celle d'une phrase à la première personne du présent de l'indicatif: oui, je

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promets, j'accepte, je refuse, j'ordonne, I do, 1 will, etc. « Il promet » n'est pas un performatif explicite et ne peut l'être sauf si un « je » sous-entend par exemple : «je vous jure qu'il promet, etc. »

Rappelez-vous Bloom dans la pharmacie. Il se parle entre autres choses de parfums. Et rappelez-vous, les oui de Molly, l'herbe, appartiennent aussi à l'élément du parfum. ]'aurais pu, et j'y ai songé un instant, faire de ce discours un traité des parfums, c'est-à-dire du pharmakon, et l'intituler Du perfumatif dans Ulysse. Rappelez-vous, Molly se rappelle tous ces oui, se rap­pelle elle-même à travers tous ces oui comme des consentements à cela même qui sent bon, à savoir le parfum : « he asked me would I yes to say yes my mountain flower [le nom de Bloom, Flower, pseudo­nymisé sur la carte postale en poste restante, s'évapore ici] and first I put my arms around him yes and drew him clown to me so he could feel my breasts all perfume yes ... ». Tout au début du livre, le lit, la chair et le oui sont aussi des appels du parfum : « To smell the gentle smoke of tea, fume of the pan, sizzling butter. Be near her ample bedwarmed flesh. Yes, yes. » (63).

Le « yes, I will » paraît tautologique, il déploie la répétition appelée et présupposée par le oui dit primaire qui en somme ne dit que « I will » et « I » comme « I will ». Eh bien, rappelez-vous, disais-je, Bloom dans la pharmacie (86). Il se parle de parfums: « ... had only one skin. Leopold, yes. Three we have.» Une ligne plus bas : « But you want a perfume too. What parfume does your? Peau d'Espagne. That orangeflower. » De là,

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il passe au bain, puis au massage : « Hammam. Tur­kish. Massage. Dirt gets rolled up in your navel. Nicer if a nice girl did it. Also 1 think 1. Y es 1. Do it in the bath. » Si on prélève ce segment (Also I think l. Yes 1), comme on en a toujours mais n'en a jamais le droit, on tient la proposition minimale, d'ailleurs équi­valente au I will, qui manifeste l'hétéro-tautologie du oui impliqué dans tout cogito comme pensée, position de soi et volonté de position de soi. Mais malgré la scène nombrilique ou ombilicale, navel cord again, malgré l'apparence archi-narcissique et auto-affective de ce « oui-je» qui rêve de se masser, de se laver, de s'approprier, de se rendre propre tout seul dans la caresse même, le oui s'adresse à de l'autre et ne peut qu'en appeler au oui de l'autre, il commence par répondre. Nous n'avons plus le temps, je me presse dans un style plus télégraphique encore. La traduction française pour le « 1 think 1. Y es 1 » est très déficiente puisqu'elle donne «Je pense aussi à. Oui, je» au lieu de «Je pense je », je pense le je ou le je pense je, etc. Et le « curious longing 1 » qui suit aussitôt devient en français «Drôle d'envie que j'ai là, moi». La réponse, le oui de l'autre lui vient d'ailleurs, pour le sortir de son rêve, sous la forme un peu mécanique d'un oui de pharmacien,« Yes, sir, the chemise said »,qui par deux fois lui dit ce qu'il devra payer: « Yes, sir, the chemise said. You can pay all together, sir, when you corne back. » Le rêve du bain parfumé, du corps propre et du massage onctueux se poursuit jusqu'à la répétition christique d'un «ceci est mon corps» grâce à laquelle

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on se signe en jouissant comme l'oint du seigneur : « Enjoy a bath now: clean trough of water, cool enamel, the gentle tepid stream. This is my body» (88). Le paragraphe suivant nomme l'onction christique ( « oiled by scented melting soap »), le nombril, la chair (« his navel, bud of flesh », le reste I de cordon ombilical comme reste de la mère) et c'est la fin du chapitre avec, encore, le mot « flower », l'autre signature de Bloom : «a languid floating flower ».

Le grand rêve des parfums se déploie dans Nausicaa; c'est un mouvement de fidélité à Molly qui commence par un « Y es. That' s her perfume » et s'énonce comme une grammaire des parfums.

Cette auto-position de soi dans le oui revient sans cesse, chaque fois différente, tout au long du périple. L'un des lieux, parmi d'autres (je le cite parce qu'il est tout proche de l'un des A.E.I.O.U.), c'est celui qui nomme le «je» «entéléchie des formes». Mais le « I » y est à la fois mentionné et utilisé : « But I, entelechy, form of forms, am I by memory because under ever­changing forms.

« I that sinned and prayed and fasted. « A child Conmee saved from pandies. « I, I and I.I. « A.E.I.O.U. » (190). Un peu plus bas : « Her ghost at least has been laid

for ever. She died, for literature at least, before she was born. » Il s'agit de la séquence autour du fantôme et du Hamlet français «lisant au livre de lui-même». John Eglinton y dit des Français que « yes [ ... ] Excellent

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people, no doubt, but distressingly shortsighted in some matters » (187).

Ailleurs, à la fin de Nausicaa, Bloom écrit puis efface dans le sable :

« Write a message for her. Might remain. What? (( 1. [ ... ] «AM.A.» (379). L'auto-position dans le oui, ou Ay, n'est pourtant ni

tautologique ni narcissique, elle n'est pas davantage égologique même si elle amorce le mouvement de réappropriation circulaire, l'odyssée qui peut donner lieu à toutes ces modalités déterminées. Elle garde ouvert le cercle qu'elle entame. De même, elle n'est pas encore performative, pas encore transcendantale bien qu'elle reste supposée par toute performativité, a priori par toute théoricité constative, par tout savoir et toute transcendantalité. Pour la même raison, elle est pré­ontologique, si l'ontologie dit ce qui est ou l'être de ce qui est. Le discours sur l'être suppose la responsabilité du oui : oui, ce qui est dit est dit, je réponds ou il est répondu à l'interpellation de l'être, etc. Toujours en style télégraphique, je situerai alors la possibilité du oui et du oui-rire en ce lieu où l'égologie transcendan­tale, l'onto-encyclopédie, la grande logique spéculative, r ontologie fondamentale et la pensée de l'être ouvrent sur une pensée du don et de l'envoi qu'elles présup­posent mais ne peuvent contenir. Je ne peux pas déve­lopper cet argument comme il le faudrait et comme j'ai tenté de le faire ailleurs. ] e me contenterai de relier

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ce propos à celui qui, au début de ce trajet, concernait le réseau des envois postaux dans Ulysse : carte postale, lettre, chèque, télégramophone, télégramme, etc.

L'auto-affirmation du oui ne peut s'adresser à l'autre qu'en se rappelant à soi, en se disant oui, oui. Le cercle de cette présupposition universelle, assez comique en lui-même, c'est comme un envoi à soi-même, un renvoi de soi à soi qui à la fois ne se quitte jamais et ne s' arrive jamais. Molly se dit (se parlant apparemment toute seule), elle se rappelle qu'elle dit oui en demandant à l'autre de lui demander de dire oui, et elle commence ou finit par dire oui en répondant à l'autre en elle­même, mais pour lui dire qu'elle dira oui si l'autre lui demande, oui, de dire oui. Ces envois et renvois miment toujours la situation des questions/ réponses de la sco­lastique. Et la scène du «s'envoyer soi-même à soi­même », nous la voyons jouée à maintes reprises dans Ulysse sous sa forme littéralement postale. Et toujours marquée de dérision, comme le fantasme et l'échec mêmes. Le cercle ne se referme pas. Je n'en prendrai, faute de temps, que trois exemples. D'abord celui de Milly qui à 4 ou 5 ans s'envoyait à elle-même des mots d'amour la comparant d'ailleurs à un « looking glass» (Ô, Milly Bloom ... « you are my looking glass»). Elle déposait à cet effet des « pieces of folded brown paper in the letter box ». C'est du moins ce que dit la traduction française («Elle s'envoyait». Le texte anglais est moins net, mais laissons). Quant à Molly, la fille du philatéliste, elle s'envoie tout, comme Bloom et comme Joyce, mais cela se remarque en abyme dans

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la littéralité de cette séquence qui raconte comment elle s'expédie aussi elle-même à elle-même par la poste des bouts de papier : « like years not a letter from a living soul except the odd few 1 posted to myself with bits of paper in them ... » (678). Quatre lignes plus haut, elle est envoyée ou renvoyée par lui : « ... but he never forgot himself when 1 was there sending me out of the room on some blind excuse ... ».

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VII

Il s'agit donc de s'envoyer. Et finalement de s'envoyer quelqu'un qui dise oui, sans avoir besoin pour le dire de ce que 1' idiome ou 1' argot français babelise au titre du «s'envoyer», du «s'envoyer soi-même en l'air» ou du « s'envoyer quelqu'un ». Le « s'envoyer » se permet à peine un détour par la vierge mère quand le père s'imagine qu'il s'envoie la semence d'un fils consubs­tantiel : « ... a mystical estate, an apostolic succession, from only begetter to only begotten ... » C'est l'un des passages sur « Amor matris, subjective and objective genitive, may be the only true thing in life. Paternity may be a legal fiction. » Mon troisième exemple le précède de peu et il vient aussitôt après le Was Du

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verlachst wirst Du noch dienen : « He Who Himself begot, middler the Holy Ghost, and Himself sent Himself, Agenbuyer, between Himself and others, Who ... » ( 197). Deux pages plus loin: « Telegram! he said. Wonderful inspiration! Telegram! A papal bull!

« He sat on a corner of the unlit desk, reading aloud joyfully:

« - The sentimentalist is he who would enjoy without incurring the immense debtorship for a thing done. Signed : Dedalus » ( 199).

Pour être de plus en plus aphoristique et télégra­phique, je dirai pour conclure que le cercle ulysséen du s'envoyer commande un oui-rire réactif, l'opération mani­pulatrice de réappropriation hypermnésique, quand le fantasme d'une signature l'emporte, et d'une signature rassemblant l'envoi pour se rassembler auprès d'elle­même. Mais quand, et c'est seulement une question de rythme, le cercle s'ouvre, la réappropriation se renonce, le rassemblement spéculaire de l'envoi se laisse joyeu­sement disperser dans la multiplicité d'envois uniques mais innombrables, alors l'autre oui rit, l'autre, oui, rit.

Or voici, le rapport d'un oui à l' Autre, d'un oui à l'autre et d'un oui à l'autre oui, doit être tel que la contamination des deux oui reste fatale. Et non point seulement comme une menace : aussi comme une chance. Avec ou sans mot, entendu dans son événement mini­mal, un oui exige a priori sa répétition, sa mise en mémoire, et qu'un oui au oui habite l'arrivée du « pre­mier» oui, qui n'est donc jamais simplement originaire. On ne peut dire oui sans promettre de le confirmer et

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de s'en souvenir, de le garder, contresigné dans un autre oui, sans la promesse et la mémoire, la promesse de mémoire. Molly se rappelle.

Cette mémoire de promesse amorce le cercle de la réappropriation, avec tous les risques de répétition tech­nique, d'archive automatisée, de gramophonie, de simulacre, d'errance privée d'adresse et de destination. Un oui doit se confier à la mémoire. Venu déjà de l'autre, dans la dissymétrie de la demande, et de l'autre à qui il est demandé de demander oui, le oui se confie à la mémoire de l'autre, du oui de l'autre et de l'autre oui. Tous les risques se pressent déjà, dès le premier souffle du oui. Et le premier souffle est suspendu au souffle de l'autre, déjà, toujours un second souffle. Il le reste à perte de voix et à perte de vue, d'avance relié à quelque «gramophone in the grave».

On ne peut séparer les deux oui jumeaux, et pourtant il restent tout autres. Comme Shem et Shaun, l'écriture et la poste. Tel accouplement me paraît assurer non pas la signature de Ulysse mais la vibration d'un évé­nement qui n'arrive qu'à demander. Vibration différen­tielle de plusieurs tonalités, de plusieurs qualités de oui-rire qui ne se laissent pas stabiliser dans la simplicité indivisible d'un seul envoi, de soi à soi, ou d'une seule consignature, mais en appellent à la contresignature de l'autre, à un oui qui résonnerait dans une tout autre écriture, une autre langue, une autre idiosyncrasie, avec un autre timbre.

] e reviens à vous, à la communauté des études joyciennes. Supposez qu'un département d'études joy-

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ciennes, sous l'autorité d'un Elijah Professer, Chairman, ou Chairperson, décide de mettre ma lecture à l'épreuve et institue un « program » dont la première phase consisterait à constituer en tableau une grande typologie des oui dans Ulysse, avant de passer au oui dans Fin­negans Wake. La chairperson donne son accord (la chair dit toujours oui) pour l'achat d'un computeur de la Nième génération qui soit à la hauteur de la tâche. L'opération engagée devrait aller très loin, je pourrais vous retenir des heures pour vous décrire ce que j'ai computé moi-même un crayon à la main : le compte mécanique des « yes » lisibles dans l'original, plus de 222 au total, plus du quart, 79 au moins, dans ledit monologue de Molly! un plus grand nombre en français, avec la classification des types de mots ou de phrases ou de pauses rythmiques effectivement traduites par «oui» (« ay, well, he nodded », etc.) 1 parfois en l'ab-

1. Voici quelques exemples: 13-16 : oui purement et simplement ajouté. 39-42 : oui pour I am, puis pour I will. 43-46 : oui pour ay. 90-93 : oui mais pour well but. 93-96 : Oh mais oui pour 0, he did. 100-103 : Je crois que oui pour l believe so. 104-108 : Oh mais oui pour 0, to be sure. 118-121 : fit oui de la tête pour nodded. 120-123 : oui pour Ay. 125-128 : pardi oui pour So it was. 164-167 : Je crois que oui: l believe there is. 169-172: oui merci: thank you; oui: ay. 171-174: oui: ay. 186-189 : oui-da, il me la fallait: marry, I wanted it. 191-194: Otti. Un oui j11vénile de M. Bon : - Yes, Mr Best said youngly. 195-199 : 011i-da: Yea. 199-203 : Oh si: o yes. 210-214 : Oui da: Ay. 213-218: Oh otti: very well indeed. 220-224: Dame oui: Ay. 237-242: Elie fit 011i: she nodded. 238-243 : Oui, essayez voir: Hold him now. 250-256: Otti, oui: Ay, ay. 261-266: oui, essayez voir: hold him now. 262-268: Mais oui, mais oui: Ay, ay, Mr Dedalus nodded. 266-271 : Oui, mais: Bttt ... 272-277 : 011i, certainement: o, certain/y is. 277-281 : Oui, chan-

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sence de « yes ». Un autre calcul serait nécessaire dans chaque langue, avec un sort spécial pour celles qui sont utilisées dans Ulysse. Que faire par exemple du « mon père, oui » en français dans le texte, ou de ce « 0 si certo » dont le « oui » se tient aussi près que possible de la tentation diabolique, celle de l'esprit qui dit «non» (« you prayed to the devil [ ... ] 0 si certo.' sell your soul for that ... »(46)). Au-delà de ce décompte si périlleux des oui explicites, la chairperson déciderait ou promettrait deux tâches impossibles pour le computer dont nous avons aujourd'hui le concept et la maîtrise. Deux tâches impossibles pour toutes les raisons que j'ai données et que je réduis à deux grands types.

1. Par hypothèse, on aurait ordonné les différentes classes de oui selon un grand nombre de critères. J'ai trouvé au moins dix catégories de modalités 1

• Cette

tez ... : Ay do. 285-289 : oui, oui : Ay, ay. 294-299 : oui : ay; oui; ay. 305-309 : Ben oui pour sûr: So l would (syntaxe compliquée). 309-313 : Ah oui; Ay. 323-328 : oui: ay; oui : ay. 330-335 : oui: That'so. 331-336: 01ti: well. 346-351 : oui: so I would. 347-352 : oui: nay. 363-367 : oui! : what / 365-3 70 : Sapristi oui : devil you are; oui/ : see ! 3 74-3 77 : Elle regardait la mer le jour où elle m'a dit oui : Looking out over the sea she told me. 394-397 : oui da: ay. 429-431 : Je crois que oui: I sttppose so. 475-473 : je dis que oui: l say you are. 522-518: Oui, je sais: o, I Know. 550-546: Ben oui: Why. 554-550: Oui: ay. 557-552 : si, si : ay, ay; si, si : ay, ay. 669-666 : oui : well; oui bien sûr: but of course. 687-684 : oui: ay. 699-694 : bien oui ; of course. 706-701 : le disait oui: say they are.

Soit plus de 50 déplacements de types divers. Une typologie systé­matique pourrait en être tentée.

1. Par exemple : 1. Le oui en forme de question : oui? Allô? : « Yes?

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liste ne peut se clore, chaque catégorie pouvant encore se partager en deux selon que le oui apparaît dans un monologue manifeste en réponse à l'autre en soi-même 1

Buck Mulligan said. What did 1 say? » (14-12). 2. Le oui de respiration rythmée en forme d'auto-approbation monologuée: « TwcS in the back bench whispered. Yes. They knew ... » (27-30) ou « Yes, 1 must» (44-40), etc. 3. Le oui d'obéissance: « yes sir» (44-40). 4. Le oui marquant l'accord sur un fait: « 0 yes, but 1 prefer Q. Yes, but W is wonderful » (46-42). 5. Le oui de respiration empressée, désirante: «Be near her ample bedwarmed flesh. Yes, yes » (63-60). 6. Le ·oui de respiration calculante, précise, déterminante : « Yes, exactly » (81-78). 7. Le oui de politesse distraite:« Yes, yes » (88-85). 8. Le oui de confirmation appuyée: « Indeed yes, Mr Bloom agreed » (103-100). 9. Le oui d'approbation manifeste:« Yes, Red Murray agreed » (119-116). 10. Le oui d'assurance insistante: «Yes, yes, they went under» (135-131). Cette liste est par essence ouverte et la distinction entre le monologue ou le dialogue manifeste peut aussi se prêter à tous les parasicages et aux greffes les plus difficiles à mettre en tableau.

1. Clôture impossible, donc. Elle ouvre des questions nouvelles et déscabilisantes à l'institution des études joyciennes. Cela tient à plusieurs sortes de raisons. Tout d'abord à celles que nous venons d'énoncer au sujet de la structure d'un oui. Ensuite à celles qui tiennent au nouveau rapport que Joyce a délibérément, malicieusement institué, à partir d'une certaine dace, encre l'« avant-texte» et l'œuvre dite achevée ou publiée. Il a veillé sur son archive. On sait maintenant qu'à partir d'un certain moment, conscient du traitement auquel donnerait lieu l'archive du « work in progress »,il en fit une parc de l'œuvre même, se mit à conserver brouillons, esquisses, approximations, corrections, variantes et travaux d'atelier (p~n­sons ici à La Fabrique du Pré, ou aux manuscrits de La Table, de Ponge). Il a ainsi différé sa signature au moment même du « bon à tirer ». Il a donné aux générations d'universitaires, gardiens de son « œuvre ouverte», une nouvelle tâche, une tâche en principe infinie. Plutôt qu'à se livrer par accident et poschumément à l'industrie d'une «critique génétique», il en a, pourrait-on dire, construit le concept et programmé les passages ou les impasses. La dimension diachronique, l'incorporation ou plutôt l'addition des variantes, la forme manuscrite de l'œuvre, les «jeux d'épreuves», les

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ou dans un dialogue manifeste. Nous aurions encore à tenir compte des différentes tonalités accordées à ces prétendues modalités du oui, en anglais et dans toutes les langues. Or à supposer même qu'on puisse donner à la tête lectrice de l'ordinateur des instructions perti­nentes pour discerner ces changements de ton dans toute leur finesse, chose déjà douteuse, le sur-marquage de tout oui par le reste de oui-rire quasi transcendantal ne peut plus donner lieu à un repérage diacritique réglé par une logique binaire. Les deux oui-rire de qualité différente s'appellent et s'impliquent irrésistiblement l'un l'autre dès lors qu'ils demandent autant qu'ils risquent l'engagement signé. L'un double l'autre: non pas comme une présence comptable mais comme un spectre. Le oui de mémoire, la maîtrise récapitulante, la répétition réactive double immédiatement le oui dansant et léger de l'affirmation, 1' affirmation ouverte du don. Réciproquement, deux réponses ou deux res­ponsabilités se rapportent l'une à l'autre sans avoir aucun rapport entre elles. Les deux signent et empêchent pourtant la signature de se rassembler. Ils ne peuvent qu'appeler un autre oui, une autre signature. Et d'autre part, on ne peut décider entre deux oui qui doivent se ressembler comme des jumeaux, jusqu'au simulacre, l'un comme la gramophonie de l'autre.

«coquilles» même indiquent des moments essentiels de l'œuvre et non l'accident d'un «ceci est mon corpus».

« I am exhausted, abandoned, no more young. I stand, so to speak, with an unposted letter bearing the extra regulation fee before the too late box of the general postoffice of human life ».

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Cette vibration, je l'entends comme la musique même de Ulysse. L'ordinateur ne peut aujourd'hui dénombrer ces entrelacs, malgré tous les services qu'il peut déjà nous rendre. Seul un ordinateur encore inouï pourrait ici, à tenter d'y intégrer, donc en y ajoutant sa propre partition, son autre langue et son autre écriture, répondre à celle de Ulysse. Ce que je dis ou écris ici n'avance qu'une proposition, une petite pièce en vue de cet autre texte que serait l'ordinateur inouï.

2. D'où la deuxième forme de l'argument. L'opé­ration ordonnée au computeur ou à l'institution par la « chairperson », son programme en vérité suppose lui­même un oui, d'autres l'appelleraient un acte de langage qui, répondant en quelque sorte à l'événement des oui de Ulysse et à leur appel, à ce qui dans leur structure est ou dit l'appel, fait partie et ne fait pas partie du corpus analysé. Le oui de la chairperson, comme du programme de quiconque écrit sur Ulysse, répondant et contresignant en quelque sorte, ne se laisse ni compter ni décompter, pas plus que les oui qu'il appelle à son tour. Ce n'est pas seulement la binarité, c'est pour la même raison la totalisation qui s'avère impossible, et la fermeture du cercle, et le retour d'Ulysse, et Ulysse même, et le s'envoyer de quelque signature indivisible.

Oui, oui, voilà ce qui fait rire. Et l'on ne rit jamais seul, dit justement Freud, jamais sans partager quelque chose du même refoulement.

Voilà plutôt qui donne à rire comme ça donne à penser. Et comme ça donne, tout simplement, au-delà

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du rire et au-delà du oui, au-delà du oui/non/oui, du moi/non-moi qui peut toujours tourner à la dialectique.

Mais peut-on signer d'un parfum? Seul un autre événement peut signer, contresigner

pour faire qu'un événement déjà soit arrivé. Celui-ci, qu'on appelle naïvement le premier, ne peut s'affirmer que dans la confirmation de l'autre : un tout autre événement.

L'autre signe. Et le oui se relance à l'infini, beaucoup plus, tout autrement que « yes, yes, yes, yes, yes, yes, yes », la semaine des 7 oui de Mrs Breen quand elle écoute Bloom lui raconter l'histoire de Marcus Tertius Moses et de Dai:icer Moses (437): « Mrs Breen: (eagerly), Y es, yes, yes, yes, yes, yes, yes. »

J'ai décidé de m'arrêter ici parce qu'il a failli m'ar­river un accident au moment où je griffonnais cette dernière phrase au volant alors que, quittant l'aéroport, je rentrais chez moi au retour de Tokyo.

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TABLE

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Circonstances....................................................... 9

DEUX MOTS POUR JOYCE

I ........................................................................ 15 II....................................................................... 19 III...................................................................... 27 IV...................................................................... 35 V....................................................................... 43

ULYSSE GRAMOPHONE ouï-dire de ] oyce

I ........................................................................ 57 II....................................................................... 73 III...................................................................... 89 IV...................................................................... 103 V....................................................................... 113 VI...................................................................... 123 VII.................................................................... 135