Tribune Philippe Meyer Le Monde 27 Mars 2015

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Philippe Meyer : « Il faut stopper la dérive de Radio France » LE MONDE | 27.03.2015 à 08h48 • Mis à jour le 27.03.2015 à 15h55 Par Philippe Meyer Les informations publiées semaine après semaine par Le Canard enchaîné ne sont pas pour rien dans la grève de Radio France, mais on aurait tort de croire qu’elles en sont la cause unique ou même principale. D’ailleurs, lorsque, il y a un an, le même hebdomadaire révéla que le premier geste du PDG fraîchement nommé à l’unanimité par le CSA avait été de réclamer à sa tutelle une substantielle augmentation de salaire, aucune vague d’indignation, de réprobation ou même de simple déception ne parcourut la Maison ronde. C’est qu’en 2014, après cinq ans d’une gouvernance médiocre, à la fois indolente et brutale, confiée par Nicolas Sarkozy à des amis ou à des complaisants, les personnels de Radio France n’accordaient d’importance qu’à une chose : avoir enfin un projet et un patron. Lors de l’arrivée de leur nouveau président, la plupart des collaborateurs avaient, comme ils l’ont aujourd’hui, conscience de l’importance des défis à relever. Le premier de tous est de demeurer un service public dans un monde où l’on fait bon marché de l’intérêt général, dans un domaine, celui de l’audiovisuel, où la spécificité des programmes proposés par les sociétés nationales n’a fait qu’aller en s’érodant, et dans un secteur d’activité, celui de la culture, d’autant plus difficile à faire vivre qu’il est devenu une auberge espagnole en même temps qu’une variable d’ajustement budgétaire. Des talents révélés A ceux qui doutent de la nécessité d’un service public, il faut rappeler que, tout au long de son histoire, Radio France a justifié son existence en inventant des émissions et en révélant des talents. Pour les talents, il suffit de parcourir les grilles des radios commerciales : on y verra défiler des noms d’animateurs ou de producteurs dont les premiers pas ont été faits sur les antennes du service public, alors que la situation inverse est inexistante ou exceptionnelle.

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Tribune de Philippe Meyer dans le journal Le Monde publiée le 27 Mars 2015.

Transcript of Tribune Philippe Meyer Le Monde 27 Mars 2015

  • Philippe Meyer : Il faut stopper la drive

    de Radio France

    LE MONDE | 27.03.2015 08h48 Mis jour le 27.03.2015 15h55

    Par Philippe Meyer

    Les informations publies semaine aprs semaine par Le Canard enchan ne sont

    pas pour rien dans la grve de Radio France, mais on aurait tort de croire quelles en

    sont la cause unique ou mme principale. Dailleurs, lorsque, il y a un an, le mme

    hebdomadaire rvla que le premier geste du PDG frachement nomm lunanimit

    par le CSA avait t de rclamer sa tutelle une substantielle augmentation de

    salaire, aucune vague dindignation, de rprobation ou mme de simple dception ne

    parcourut la Maison ronde.

    Cest quen 2014, aprs cinq ans dune gouvernance mdiocre, la fois indolente et

    brutale, confie par Nicolas Sarkozy des amis ou des complaisants, les

    personnels de Radio France naccordaient dimportance qu une chose : avoir enfin

    un projet et un patron. Lors de larrive de leur nouveau prsident, la plupart des

    collaborateurs avaient, comme ils lont aujourdhui, conscience de limportance des

    dfis relever.

    Le premier de tous est de demeurer un service public dans un monde o lon fait bon

    march de lintrt gnral, dans un domaine, celui de laudiovisuel, o la spcificit

    des programmes proposs par les socits nationales na fait qualler en srodant,

    et dans un secteur dactivit, celui de la culture, dautant plus difficile faire vivre quil

    est devenu une auberge espagnole en mme temps quune variable dajustement

    budgtaire.

    Des talents rvls A ceux qui doutent de la ncessit dun service public, il faut rappeler que, tout au

    long de son histoire, Radio France a justifi son existence en inventant des

    missions et en rvlant des talents. Pour les talents, il suffit de parcourir les grilles

    des radios commerciales : on y verra dfiler des noms danimateurs ou de

    producteurs dont les premiers pas ont t faits sur les antennes du service public,

    alors que la situation inverse est inexistante ou exceptionnelle.

  • Quant aux programmes, o, ailleurs que sur nos antennes, aurait pu trouver place

    Pierre Desproges, o pourrait-on entendre aujourdhui les feuilletons de France

    Culture, les comparaisons en aveugle de La Tribune des critiques de disques ,

    tant de programmes de reportage, tant dentretiens prpars, tant de portraits fouills

    ?

    Maintenir et orienter cette spcificit en priode daustrit demande plus que jamais

    une vision, une volont et le sens du risque. Ce sont cette vision, cette volont, ce

    sens du risque qui ont t si fortement attendus et dont le dfaut, pour lessentiel,

    explique la grve.

    Certaines mthodes couramment utilises feraient mme rougir dans des

    entreprises dont le profit est le seul but affich

    Non quil ny ait pas de raisons matrielles ce mouvement : dabord parce que les

    personnels ont le droit de savoir quel avenir leur est rserv, plutt que den tre

    rduits depuis un an interprter des bruits de couloir, des dclarations dans des

    antichambres, des confidences des journalistes mdias, dmenties ds quelles

    soulvent une difficult. Ensuite parce que la gestion des ressources humaines

    de Radio France nest pas digne dun service public.

    Certaines mthodes couramment utilises feraient mme rougir dans des entreprises

    dont le profit est le seul but affich. Certains manquements, sils ntaient pas le fait

    dune socit dont lEtat est lactionnaire principal, conduiraient leurs responsables

    devant les tribunaux.

    Chacun sait que nous sommes entrs dans une priode de vaches maigres. Raison

    de plus pour apporter des rponses stratgiques aux problmes conomiques.

    Supplier lElyse et Matignon de donner la Caisse des dpts lordre dacheter lun

    de nos deux orchestres pour allger le budget de la musique entre-t-il dans cette

    catgorie ? Les musiciens du National ou du Philharmonique nignorent pas que, en

    Allemagne, 37 formations symphoniques professionnelles ont disparu ou ont t

    contraintes de fusionner depuis 1992, entranant la disparition denviron

    2 500 emplois de musicien dans un pays qui les protge mieux que beaucoup

    dautres.

  • Mais ne brandir cette ralit que comme une menace ou une fatalit constitue-t-il une

    politique ? Pourquoi les formations musicales de Radio France sont-elles aussi

    gravement sous-utilises, et pourquoi, hors de France Musique, leur travail est-il

    pratiquement absent des antennes ? On imagine pourtant quels services pourraient

    rendre ces orchestres et leurs musiciens dans des programmes douverture et

    dinitiation la musique classique, au jazz, la musique contemporaine. On mdite

    lexemple donn par le travail approfondi et de long terme de lOrchestre national de

    Lille auprs des populations les moins instruites de sa rgion. Plutt que de les

    vendre, pourquoi ne pas associer les musiciens une redfinition de leurs missions

    ?

    Maison mre de deux orchestres symphoniques, Radio France est aussi le premier

    employeur de comdiens du pays. Y a-t-il secret mieux gard ? Au lieu dtre mise

    en avant comme lun de nos atouts, la fiction souffre dtre considre comme une

    invitable obligation de notre cahier des charges, alors quune vision dynamique de

    ces programmes permettrait de leur donner toute la place que nous sommes seuls

    pouvoir offrir.

    Radio France sest taill une place particulire dans le domaine de la chanson. En

    matire dinterprtation, dcriture, de composition, la priode est foisonnante. Or le

    nombre de salles ouvertes cet art est, lui, en diminution constante, et les quelques

    petits lieux qui demeurent en activit sont presque tous des parkings dont laccs est

    payant. Si lon ajoute que lindustrie du disque et le show-biz ont mis la main sur la

    plupart des radios commerciales, on mesure limportance et lutilit quaurait,

    travers lensemble du rseau de Radio France, le dveloppement dune politique

    daccueil et de rendez-vous. Or France Inter dont Jean-Louis Foulquier avait fait la

    chane de la chanson a supprim trois des quatre missions qui lui taient

    consacres et faisaient connatre les talents nouveaux.

    Une ambition conserver En matire daffaires publiques, nos antennes gnralistes se perdent dans la

    multiplication dmissions de plateau bavardes, dont les invits sont en gnral vus

    et entendus dans tous les mdias, alors que notre force est de pouvoir produire des

    missions de reportages et denqutes approfondis, susceptibles dinformer

    intelligemment nos auditeurs sur le monde dans lequel ils vivent, de les aider le

    connatre et le comprendre.

  • Notre force est de pouvoir produire des missions de reportages et denqutes

    approfondis

    Ces missions sont dans notre ADN. Cela est vrai pour toutes les chanes. Elles ont

    maill aussi bien les productions des rdactions que celles, plus lgres, diffuses

    sous ltiquette des programmes . On les a voques glorieusement lors du

    cinquantenaire, tout en continuant en contredire ou mme en fouler aux pieds

    lesprit et les ambitions. Nous disposons, pour relancer de telles missions, dun

    personnel capable, tant lantenne que dans les services techniques ; jajouterai

    mme que le savoir-faire de cette dernire catgorie de collaborateurs, vritables

    travailleurs du son, est gravement sous-employ, et quon les cantonne relayer des

    bruits de bouche alors quils sauraient saisir et retransmettre les rumeurs du monde

    et en permettre lanalyse.

    Les dernires annes ont vu les chanes, et notamment France Inter et France

    Culture, se livrer une concurrence absurde, exacerbe par des rivalits et des

    ambitions subalternes. Faute de pouvoir justifier cette rivalit par une politique de

    programmes, chaque direction sest arc-boute sur des sondages dont la moindre

    variation la hausse, le plus souvent infrieure la marge derreur de ce type de

    mesure, est clbre comme un Austerlitz, grand renfort de trompette.

    Radio France ne peut pas se payer de cette fausse monnaie, ni se complaire dans

    cette autosatisfaction ampoule, ni se replier dans une crainte frileuse. Son mrite a

    toujours t de proposer ses publics je tiens au pluriel des missions dont ils ne

    savaient pas encore avoir envie. Cest ce qui a toujours donn une saveur

    particulire son succs. Nous sommes une radio doffre, avec les risques que cela

    comporte, pas une radio de marketing, mme si le savoir-faire de ceux qui tudient

    les audiences peut nous aider placer au mieux nos propositions dans la grille des

    programmes.

    Au lieu de cela, les rares facilits budgtaires actuelles sont attribues une entit

    dite multimdia dont la mission semble tre de soulager la prsidence de toute

    responsabilit ditoriale en la gavant de sondages dont les rponses sont induites

    par les questions, tout en professant que lavenir de la radio est dans la vido !

    Enfin la rnovation du btiment a t conduite avec une irresponsabilit ubuesque.

    Elle ajoute lappauvrissement des moyens de reportages et dmissions

    lextrieur une rarfaction des studios et des moyens internes qui met en pril la

  • production et laisse craindre que nous nentrions dans la situation que connat la

    tlvision publique, dont les producteurs privs ont fait leur vache lait, tout en

    exploitant hontment le statut de lintermittence et les ressources de Ple emploi.

    Interrog sur son projet lors dune rcente assemble gnrale, le prsident de

    Radio France a rpondu que, faute de moyens, il lui tait impossible de prsenter

    une ambition. Je crains que ce ne soit l que lon doit trouver la raison la plus forte

    dune dception devenue dsarroi avant de tourner la colre.

    Philippe Meyer est producteur de LEsprit public France Culture.

    Sur France Inter, il anime chaque samedi La prochaine fois, je vous le chanterai .

    N en 1947, il est entr Radio France en 1982.

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/03/27/philippe-meyer-il-faut-stopper-la-

    derive-de-radio-france_4602473_3232.html#QpJ0CI67xHDlcGl8.99