Trebuchet Louis - De l Ecosse a l Ecossisme

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De l’Ecosse à l’Ecossisme Louis TREBUCHET 2010 Comme chacun sait, « la Franc-maçonnerie spéculative est née à la Saint Jean d’été 1717, quatre loges de Londres se réunissant pour élire un nouveau Grand Maître de façon à faire revivre la maçonnerie opérative londonienne négligée par Sir Christopher Wren 1 , son Grand Maître 2 , et tombée dans l’ignorance, n’ayant pas été dûment fréquentée et cultivée 3 sous le règne du dernier roi Stuart, Jacques II. A cette époque, comme en 1723 quand furent publiées les premières Constitutions des Francs-maçons, dédicacées par le député Grand Maître Jean- Théophile Désaguliers et rédigées par le pasteur James Anderson, la franc- maçonnerie ne connaissait que deux degrés, apprenti et compagnon de métier (aussi appelé maître). Le degré de maître fit progressivement son apparition, d’une manière graduelle et imperceptible 4 , de 1723 jusqu’à sa divulgation en 1730 par Samuel Prichard 5 . Ce fut le duc de Montagu, successeur depuis 1721 du pasteur Désaguliers, qui entreprit d’introduire en France la maçonnerie spéculative 6 .En fait la Grande Loge de France nait le 24 Juin 1738, le Duc d’Antin prenant le titre de Grand Maître général et perpétuel des maçons dans le Royaume de France 7 . La franc- maçonnerie écossaise que nous connaissons n’a rien à voir avec l’Ecosse 8 , mais est née en France au milieu du XVIIIème siècle, avec la création de degrés supérieurs, appelés "écossais" pour leur apporter crédibilité et antiquité. 9 » Cette présentation sommaire est encore de nos jours acceptée trop souvent sans discussion par trop de nos frères. Et pourtant les recherches historiques de ces dernières décennies semblent mettre progressivement au jour un tout autre tableau. La recherche et, malheureusement souvent le rétablissement, de la réalité historique sur la naissance d’une maçonnerie écossaise distincte de la maçonnerie d’Anderson me parait être aujourd’hui un thème de travail, aussi vaste que passionnant, essentiel pour nous francs-maçons de Rite Ecossais Ancien et Accepté. Une ancienne théorie revisitée En 1978 Eric Ward conteste la théorie Andersonienne du réveil de la maçonnerie opérative par la franc-maçonnerie spéculative en proposant une 1 The New Book of Constitutions of the Antient and Honourable Fraternity of Free and Accepted Masons James Anderson 1738 2 Illustrations of Masonry William Preston 1771 p.244 3 The Constitutions of the Free-Masons J.T. Désaguliers James Anderson 1723 p.41 4 Encyclopedia of Freemasonry Albert Mackey Cornestone book publishing Ed.2006 p.612 5 Masonry Dissected Samuel Prichard 1730 in The early masonic catechisms Douglas Knoop, G.P. Jones & Douglas Hamer 1975 p.157 6 Histoire de la Grande Loge de France 1738-1980 Jean-André Faucher 1981 p.9 7 Histoire de la Grande Loge de France 1738-1980 Jean-André Faucher 1981 p.13 8 The Scottish Rite for Scotland R.S. Lindsay 1957 p.1 9 The Scottish Rite for Scotland R.S. Lindsay 1957 p.2

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De l’Ecosse à l’Ecossisme

Louis TREBUCHET 2010

Comme chacun sait, « la Franc-maçonnerie spéculative est née à la Saint

Jean d’été 1717, quatre loges de Londres se réunissant pour élire un nouveau Grand Maître de façon à faire revivre la maçonnerie opérative londonienne négligée par Sir Christopher Wren1, son Grand Maître2, et tombée dans l’ignorance, n’ayant pas été dûment fréquentée et cultivée3 sous le règne du dernier roi Stuart, Jacques II.

A cette époque, comme en 1723 quand furent publiées les premières Constitutions des Francs-maçons, dédicacées par le député Grand Maître Jean-Théophile Désaguliers et rédigées par le pasteur James Anderson, la franc-maçonnerie ne connaissait que deux degrés, apprenti et compagnon de métier (aussi appelé maître). Le degré de maître fit progressivement son apparition, d’une manière graduelle et imperceptible4, de 1723 jusqu’à sa divulgation en 1730 par Samuel Prichard5.

Ce fut le duc de Montagu, successeur depuis 1721 du pasteur Désaguliers, qui entreprit d’introduire en France la maçonnerie spéculative6.En fait la Grande Loge de France nait le 24 Juin 1738, le Duc d’Antin prenant le titre de Grand Maître général et perpétuel des maçons dans le Royaume de France7. La franc-maçonnerie écossaise que nous connaissons n’a rien à voir avec l’Ecosse8, mais est née en France au milieu du XVIIIème siècle, avec la création de degrés supérieurs, appelés "écossais" pour leur apporter crédibilité et antiquité.9 »

Cette présentation sommaire est encore de nos jours acceptée trop souvent sans discussion par trop de nos frères. Et pourtant les recherches historiques de ces dernières décennies semblent mettre progressivement au jour un tout autre tableau. La recherche et, malheureusement souvent le rétablissement, de la réalité historique sur la naissance d’une maçonnerie écossaise distincte de la maçonnerie d’Anderson me parait être aujourd’hui un thème de travail, aussi vaste que passionnant, essentiel pour nous francs-maçons de Rite Ecossais Ancien et Accepté.

Une ancienne théorie revisitée

En 1978 Eric Ward conteste la théorie Andersonienne du réveil de la maçonnerie opérative par la franc-maçonnerie spéculative en proposant une

1 The New Book of Constitutions of the Antient and Honourable Fraternity of Free and Accepted Masons James Anderson 1738 2 Illustrations of Masonry William Preston 1771 p.244 3 The Constitutions of the Free-Masons J.T. Désaguliers James Anderson 1723 p.41 4 Encyclopedia of Freemasonry Albert Mackey Cornestone book publishing Ed.2006 p.612 5 Masonry Dissected Samuel Prichard 1730 in The early masonic catechisms Douglas Knoop, G.P. Jones & Douglas Hamer 1975 p.157 6 Histoire de la Grande Loge de France 1738-1980 Jean-André Faucher 1981 p.9 7 Histoire de la Grande Loge de France 1738-1980 Jean-André Faucher 1981 p.13 8 The Scottish Rite for Scotland R.S. Lindsay 1957 p.1 9 The Scottish Rite for Scotland R.S. Lindsay 1957 p.2

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nouvelle théorie, celle de l’emprunt. Il conclut ainsi sa communication : « Quand, à l’occasion, il est possible de discerner des signes d’un rituel maintenant familier, on s’aperçoit qu’il est essentiellement écossais d’origine opérative, et indubitablement emprunté.10»

Frederic W. Seal-Coon esquisse l’année suivante, dans une courte réponse11, une théorie plus politique, établissant des rapports chronologiques entre la naissance de la franc-maçonnerie spéculative et l’histoire des relations tumultueuses de la dynastie écossaise des Stuart avec le trône d’Angleterre, qu’elle occupa durant la plus grande partie du XVIIème siècle puis tenta de reconquérir, depuis son exil en France, pendant toute la première moitié du XVIIIème siècle.

Roger Dachez, dans un livre récent qui développe exhaustivement l’ensemble des analyses de la naissance de la franc-maçonnerie, remarque dans sa conclusion : « Observons ici que le problème essentiel est alors d’expliquer comment, au début du XVIIIème siècle, à Londres, apparaît, presque sortie du néant documentaire, une maçonnerie non opérative, en ce sens qu’elle n’était déjà plus liée à l’exercice du métier de maçon, mais organisée selon des schémas très proches de ceux de la maçonnerie écossaise. Le chaînon manquant doit être trouvé. Il y eut donc un jour rencontre de "maçons libres", car sans loges, comme Ashmole et Moray, le plus souvent des intellectuels ou des notables cultivés, de filiation écossaise directe ou indirecte, et de "loges libres", celle de la Masonry anglaise décrite à la fin du XVIIème siècle par Robert Plot…12»

Nous trouverons dans la mouvance jacobite de ces maçons libres de toute attache géographique, car forcés à la clandestinité ou à l’exil, mais ayant des liens avec la maçonnerie écossaise. Coïncidence ou non, Robert Moray et Elias Ashmole sont tous deux des fidèles des Stuart. Car Robert Moray, qui a trente et un ans13 lorsqu’il est reçu en 1641 par une réunion à Newcastle de frères de la loge d’Edinburgh14, fera une longue carrière au service des Stuart. La vie, la pensée et l’œuvre de cet homme, que je considère pour ma part comme le précurseur des francs-maçons spéculatifs, au sens où nous l’entendons de nos jours, est suffisamment remarquable pour justifier à elle seule un long développement. Notons seulement qu’il sut se faire reconnaître des maçons hollandais15 pour obtenir la citoyenneté de Maastricht, au service d’un Charles II préparant sa restauration sur le trône d’Angleterre16.

Elias Ashmole est un capitaine de 29 ans, récemment capturé puis libéré17, dans l’armée de Charles 1er Stuart lorsqu’il est « fait franc-maçon à Warrington, le 16 Octobre 1646 ». Notons qu’en cette période de guerre les risques étaient tels qu’Elias Ashmole cryptait les principaux noms de son carnet18. Il écrira d’ailleurs dans son journal en août 1659 : « Mon bureau a été perquisitionné par les Soldats,

10 The birth of freemasonry Eric WARD AQC91 1978 11 The birth of freemasonry (another theory) F. W. SEAL-COON AQC92 1979 p.199 12 L’invention de la franc-maçonnerie Roger Dachez 2008 p.297 13 Baptême de Robert, fils de Sir Mungo Moray et Elizabeth Halkheid le 17 Avril 1610 Paroisse de Dunfermline Old parish registers Births and baptisms 1553-1854 14 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.96 15 The life of Sir Robert Moray, soldier, stateman, and man of science Alexander Robertson 1922 p.1 16 Brief lives Vol. 2 John Aubrey 1898 (manuscrit 1669-1696) p.82 17 La passion Écossaise André Kervella Coll. Pierres Vivantes Éditions Dervy p.63 18 L’invisible college Robert Lomas p.157

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sous prétexte de rechercher le roi, mais rien n’a été perdu.19 » L’étude par Henry Boscow20 des conditions de la réception d’Elias Ashmole montre que ceux des membres présents qui ont pu être identifiés sont engagés aux cotés des Stuart ou tout au moins ont eu à se plaindre du parlement anglais21.

Un autre élément rapproche ces deux francs-maçons non opératifs de la première heure : la loge dans laquelle Elias Ashmole a été reçu sur le territoire anglais, semble bien être de type écossais, comme celle qui reçut Robert Moray à Newcastle, puisque dirigée par un Surveillant comme le sont les loges écossaises, alors que les loges anglaises, éphémères et liées à un chantier, sont dirigées par un Maître de loge.

Les statuts Schaw

« At Edinburgh the xxviij day of December, The yeir of God Im Vc four scoir

awchtene yeiris. The statutis and ordinanceis to be obseruit be all the maister maissonis within this realme, Sett doun be William Schaw, Maister of Work to his maiestie And generall Wardene of the said craft, with the consent of the meisteris efter specifeit… 22»

En effet, depuis la Saint Jean d’hiver 1598, à Edinburgh, les loges d’Écosse

ont « des statuts et ordonnances devant être observés par tous les maîtres maçons du Royaume, établies par William Schaw, maître des travaux de sa majesté et Surveillant Général dudit métier, avec le consentement des maîtres soussignés.» Parmi les 22 Items de ce document, après ceux régissant le comportement des maîtres entre eux, apparait un point qui consacre une organisation en loges bien spécifique à l’écosse, en tout cas une organisation qui n’apparait ni dans le manuscrit anglais presque contemporain Grand Lodge 1, ni dans aucun autre manuscrit anglais de cette époque : « Item, qu’il y ait un surveillant choisi et élu chaque année pour tenir la charge de chaque loge, telles qu’elles sont particulièrement divisées, et que cela soit les votes des maîtres des dites loges, et le consentement de leur Surveillant Général s’il advient à être présent, et autrement qu’il soit averti que tel est élu surveillant pour telle année, à l’effet que le surveillant général puisse envoyer au surveillant élu des instructions éventuelles » Ces statuts seront complétés à la Saint Jean d’hiver 1599 par un deuxième ensemble d’ordonnances de William Schaw concernant principalement la Loge de Kilwinning et ses prérogatives sur les autres loges dans « les limites du Nether Ward de Cliddisdaill, Glasgow, Ayr, et les limites de Carrick », précisant « qu’Edinburgh soit pour les temps à venir, comme avant, la première et principale loge d’Écosse ; et que Kilwinning soit la seconde loge, comme dans le passé il est manifeste dans nos vieux et anciens écrits ; et que Stirling soit la troisième loge, conformément aux vieux privilèges jusque là ».

Le métier, le craft, de maçon possède ainsi dans l’Écosse du XVIIème siècle une organisation qui lui est propre et des loges qui, suivant le huitième Item des deuxièmes statuts Schaw « élisent, choisissent et constituent un fameux notaire comme ordinaire clerc et scribe », et enregistreront à partir de 1599 leurs 19 Elias Ashmole (1617-1692) Conrad Hermann Josten p.761 20 The background to 16 October 1646 Henry Boscow AQC 102 1989 21 La passion ecossaise André Kervella 2002 p.64 22 Statuts Schaw de 1598 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon p.9

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décisions dans des archives qui malgré l’incurie des uns et les évènements de trois siècles mouvementés finiront par nous parvenir. Sept loges d’Écosse ont laissé des documents qui remontent au lendemain des statuts Schaw : Mary’s Chapel à Edinburgh, Kilwinning, Stirling, Aitchison’s Haven, Saint Andrews, Haddington, Dunfermline23. On en connait vingt-cinq avant 1710. Ce sont des loges qui regroupent « entered prenteisses, fellows of craft and masters », apprentis entrés, compagnons de métier et maîtres d’une grande ville ou d’une région géographique.

A cette époque de L’union des couronnes, les métiers étaient contrôlés par des corporations, incorporations en Écosse, puissantes organisations locales composées de maîtres des métiers, cooptés au sein de la corporation. Déclinaisons professionnelles des confréries médiévales, ces incorporations, répertoriées en Écosse depuis la fin du Moyen-âge, sont établies dans les villes et les bourgs qui constituent leur seul espace de juridiction24 lorsque la municipalité reconnait leurs statuts par un seal of cause, sceau des causes quelque fois appelé dekinheid, car ces corporations élisent pour les représenter un diacre [deacon]. L’inconvénient pour les maçons d’alors vient de ce que ces corporations regroupent plusieurs métiers : 80 charpentiers, ébénistes, maçons, charpentiers de marine et un couvreur constituaient la corporation des Wrights and Squaremen d’Irvine à la fin du XVIIème siècle25, et étaient donc représentés par le même diacre. La corporation d’Edinburgh, qui reçut le sceau des causes le 15 octobre 1475, en même temps que l’usage de la chapelle de St Jean dans l’église St Gilles26, regroupait charpentiers et maçons, auxquels furent ajoutés en 1489 les tonneliers, et en 1703 les plombiers, vitriers et tapissiers27. Celle d’Aberdeen comprenait les graveurs, les couvreurs et les peintres. Les maçons de Canongate étaient en minorité dans la corporation des charpentiers et couvreurs, mais ceux de Glasgow eurent leur propre corporation en 1600. Celle de Dundee obtint la sienne, formée exclusivement de maçons, le 26 avril 165928. Les corporations anglaises avaient le même rôle de régulation du métier, en particulier d’accorder la franchise [enfranchisement], le droit de travailler librement, [freeman], au lieu d’être seulement employé, [journeyman] ou [servant]. L’ensemble des corporations de la ville d’York accordèrent la franchise, au cours de la totalité du XVIIème siècle, à 8175 hommes de métier, dont environ un sixième de maçons soit un à deux maçons par an, par apprentissage ou par filiation à part sensiblement égale.29

Organisant les loges, les statuts Schaw consacrent aussi l’organisation du métier. Ils précisent ainsi « qu’aucun maître ne prendra plus de trois apprentis durant sa vie sans le consentement spécial de tous les surveillants, diacres et maîtres maçons du comté où réside l’apprenti qu’il doit recevoir » et « qu’aucun maître ne recevra d’apprenti sans le signaler au surveillant de la loge où il réside de façon à ce que le nom de l’apprenti et le jour de sa réception soit proprement enregistrés [booked] » L’apprenti est ensuite entré en loge : « Qu’aucun apprenti ne soit entré [entered] sans que le jour de son entrée ne soit enregistré » On ne sait pas ce qui présidait à la décision d’entrer un apprenti en loge, ni quel était le

23 Les origines de la Franc-maçonnerie Le siècle écossais 1590-1710 David STEVENSON Éditions Télètes p.321 24 Les statuts Schaw Gilbert CEDOT Loge d’étude et de recherche William Preston 25 History of the Wrights & Squaremen Craft of Irvine

26 Extracts from the records of the burgh of Edinburgh J.D. MARWICK 1869 p.36 27 The incorporated trades of Edinburgh James COLSTON 1891 p.65 28 The mason lodge in Dundee George DRAFFEN AQC 99 p.194 29 A history of the county of York P.M. TILLOT

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délai prescrit, cependant David Stevenson cite30 le contrat d’apprentissage de 1685 dans lequel William Fulton s’engage « à entrer le dit apprenti pour six ans à Mary’s Chapel et cela dans un délai de trois ans à compter d’aujourd’hui » La durée d’apprentissage est fixée : « aucun maître ne recevra un apprenti par un contrat de moins de sept ans, et de même il ne sera pas autorisé de faire [make] le dit apprenti frère et compagnon de métier [fellow in craft] avant qu’il ait servi pour moitié le temps de sept autres années à l’issue du dit apprentissage sans une autorisation spéciale accordée par les surveillants, diacres et maîtres assemblés pour cette raison, et sans qu’un contrôle suffisant soit effectué de la valeur, la qualification et l’habileté de la personne qui désire être fait compagnon de métier » Les modalités de cette vérification sont précisées dans un des items suivants : « Qu’aucun maître ou compagnon de métier ne soit reçu ou admis sans la présence de six maîtres et deux apprentis entrés, le surveillant de la loge étant un des dit six, et sans que le jour de la réception du dit compagnon de métier ou maître ne soit régulièrement enregistrée, son nom et sa marque insérés dans le dit livre avec les noms de ses six examinateurs [admitters] et des deux apprentis entrés, le nom des parrains [intenders] qui seront choisis pour chaque personne devant être aussi insérés dans le livre. A condition toujours que nul ne soit admis sans un chef-d’œuvre [essay] et un contrôle suffisant de son habileté et de sa valeur dans sa vocation et son métier» On comprend bien ici qu’il s’agit d’un examen professionnel dont les six maîtres sont les juges et les deux apprentis entrés les témoins. Il n’y a aucune raison particulière d’y voir une cérémonie ou un rituel auquel participeraient des apprentis entrés, bien que cela ne soit pas impossible. De même l’item des statuts Schaw de 1599 confiant au surveillant de Kilwinning le soin de choisir « six des plus parfaits et capables par leur mémoire pour juger de la qualification de tous les maçons du dit territoire dans leur art, métier, science et ancienne mémoire » n’implique à priori rien d’autre que la nécessité de contrôler régulièrement la valeur professionnelle des maçons de métier. La mémoire de l’art de la géométrie reste une nécessité, à une époque où les livres sont encore rares, un siècle après Gutenberg, les livres techniques encore plus car on ne souhaite pas galvauder les secrets de métier, et où ne savoir ni lire ni écrire n’était souvent pas une métaphore.

On imagine que William Schaw, en organisant les loges écossaises, a voulu en outre permettre aux maçons écossais d’avoir un lieu où régler leurs problèmes internes, traiter leurs affaires de famille, à l’écart de ces incorporations qui les mélangent à d’autres professions, besoin que les maçons anglais ressentirent moins, peut-être du fait de l’existence de corporations purement réservées aux maçons, comme à Londres où la compagnie des maçons avait reçu ses lettres de patente dès 147231, ou besoin qu’ils ne purent exprimer en l’absence d’un interlocuteur national.

Traditions légendaires et Mot de maçon

En tout état de cause la loge constituée de seuls maçons permit aux maçons écossais de développer leur propre culture, en particulier la communication du mot de maçon [mason word], si ce n’est leurs légendes dont on n’a, jusqu’à la fin du XVIIème siècle, que des témoignages bien limités et simples. En effet la première référence au Temple des temples, le Temple de Salomon, apparait dans la Charte

30 The first freemasons David STEVENSON p.14 31 La compagnie des maçons de Londres Cyril N. BATHAM

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de la Loge de Scone et Perth en 165832 seulement. La légende des origines de la maçonnerie, similaire aux Old Charges de la famille Grand Lodge, n’est pas attestée en Écosse avant Ane narratione of the finding out of the craft of Masonrie incluse le 19 Mai 166633 dans les minutes de la loge d’Aitchison’s Haven. L’existence du mot de maçon n’est pas confirmée par des archives de loges avant le 27 décembre 1670, date à laquelle les maçons d’Aberdeen adoptent leurs nouveaux statuts en rappelant le serment « que nous avons prêté à notre entrée quand nous avons reçu le bénéfice du mot de maçon34», mais nous verrons que cette date est sérieusement remise en question. Par contre la mention d’une dépense de cette loge le 3 février 1699 pour « l’impression… d’une feuille entière concernant le mot de maçon » est, elle, incontestable35. Ce serait donc le manuscrit Edinburgh Register House qui apporterait la plus ancienne mention écrite incontestable du mot de maçon en 1696. La loge de Kilwinning le mentionne pour la première fois dans ses minutes en 1707. Le Cowan, ce maçon non reconnu par les statuts Schaw que « ni maître ni compagnon de métier ne doit recevoir pour travailler dans sa société ou compagnie, et avec lequel il ne doit envoyer travailler aucun de ses servants » y est alors défini comme « un maçon sans le mot36» Ce mot de maçon est mentionné officiellement pour la première fois à Edinburgh en 1715 dans le décret arbitral qui autorise la loge sécessionniste de Mary’s Chapel, the Journeymen Lodge, à « donner le mot de maçon37»

Dès 1637 ce mot de maçon fait parler de lui en Écosse38, alors qu’éclate la crise qui conduira à la première guerre des évêques entre Charles 1er Stuart et l’Écosse presbytérienne en rébellion. John Stewart, premier comte de Traquair, se voit accusé le 14 octobre 1637 de posséder « le mot de maçon parmi la noblesse39» Le comte de Traquair est alors le Lord grand trésorier d’Écosse de Charles 1er, que l’on voit accomplir pour le compte de sa majesté un certain nombre de missions plus ou moins occultes en Écosse, de l’introduction secrète d’armes dans la citadelle écossaise de Dalkeith à la très officielle charge de représentant du roi au parlement d’Écosse. En 1637 il appuie par des sanctions financières l’introduction forcée, sans négociation, du nouveau livre de prière, ultime décision autoritaire de Charles 1er qui rassemblera les écossais presbytériens sous la bannière du National Covenant. John Stewart de Traquair sera finalement condamné en 1644 par le parlement écossais en guerre contre Charles 1er à 40 000 marks d’amende comme ennemi de la religion.

L’année 1638 voit la publication posthume d’un poème, The muses Threnodie, de Henry Adamson, prédicateur et maître de l’école de chant de Perth40. L’opinion du poète s’affirme clairement dans cette ode funèbre pour John Gall :

32 Document des archives de la loge de Scone Bernard HOMERY Renaissance Traditionnelle N°117 p.26 33 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon p.116 34 Laws and statutes ordained by the honourable lodge of Aberdeen, 27th December 1670 The FREEMASON George KENNING 35 Notes on the Early History and Records of The Lodge, Aberdeen, No. 1ter A.L. MILLER 36 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon p.24 37 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon p.168 38 La Tulip Patrick NEGRIER Éditions Ivoire-Clair p.19 39 Relation of proceedings concerning the affairs of the Kirk of Scotland, 1637-1638 John LESLIE Comte de ROTHES 40 The freemason’s guide and compendium Bernard E. JONES ED. George G. Harrap & Co p.131

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Car jamais avant lui roi ne fut plus épris De grands travaux, ni ne montra plus brave esprit À condition qu’il ait la bonne information Son mot s’avèrera puissante opération … Donc je reprends courage et espère connaitre, Bien que je sois âgé, un pont encore à naitre, Solide et somptueux, plus beau et compassé Qu’on ne puisse trouver en quelque temps passé. … Car il est bien précis le présage qu’on voit ; Nous qui sommes des frères de la Rose-croix Seconde vue et Mot de maçon nous avons Les choses à venir bien prévoir nous pouvons, Et devrons-nous montrer que veut dire ce mystère : On lit Carolus Rex, en acrostiches clairs Décrit avec ce pont de parfaite façon. Par un art exercé clairement nous voyons De la Grande Bretagne le blason d’un roi Qui portera à Perth des nouvelles de joie. Nous nous haïrions que ce mystère parle Sans notre dévotion à l’honneur du Roi Charles41. On comprend à cette lecture qu’Henry Adamson est indubitablement un

partisan du roi Charles 1er et mêle le mystère du mot de maçon à la perspective joyeuse de son retour.

Dans les papiers de Randle Holme III, héraldiste réputé qui prit la suite de son père Randle Holme II, maire de Chester et ardent royaliste42, se trouve un morceau de papier écrit de sa main, manifestement déchiré et froissé, que certains experts datent de la décennie 1650, faisant référence à un serment de secret concernant « plusieurs mots et signes d’un franc-maçon43». Nous retrouverons Randle Holme III parmi les gentlemen admis en loge. Charles II lui attribuera en 1664 la sinécure de sewer of the chamber of extraordinary.

Sir Thomas Urquhart of Cromarty est un autre de ces partisans, qui prit part en 1649 au soulèvement d’Inverness au profit de Charles 1er et combattit avec Charles II à la bataille de Worcester où il fut blessé et fait prisonnier en 1651. Il publie en 1653 un ouvrage sur le langage universel, Logopandectesion, dans lequel il explique avoir rencontré un homme «capable, en vertu du mot de maçon, de faire qu’un maçon qu’il n’avait jamais vu auparavant, sans parler et sans autres signes apparents, vienne et le salue»

En 1649, quelques mois après l’exécution de Charles 1er, l’assemblée de l’église d’Écosse, qui avait largement contribué à sa perte, s’alerte à propos du mot de maçon : « Il y eut quelque chose de dit dans l’assemblée à propos du mot de maçon, qu’il fut recommandé aux différents presbytères de vérifier 44» Qu’est-ce qui inquiète alors l’église presbytérienne d’écosse ?

Trois ans plus tard, c’est le presbytère de Jedburgh qui s’informe auprès de ses voisins à propos de John Ainslie « un jeune homme possédant le mot de

41 Traduction Louis TREBUCHET 42 A history of the county of Chester Victoria county history Vol.5 C.P. LEWIS A.T.THACKER p.118 43 Freemasonry from AD 1600 to the grand lodge era William J HUGHAN 44 The diary of John Lamont of Newton 1649-1672 G.R. KINLOCH Maitland club Edinburgh 1830

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maçon » qui est proposé comme ministre du culte à Minto. Le presbytère de Kelso répond début 1652 que « il n’y a ni péché ni scandale dans ce mot parce que dans les temps les plus purs de cette église des maçons possédant le mot avaient été ministres et des hommes possédant ce mot ont été et sont de nos jours les anciens de nos assemblées et de nombreux professeurs possédant ce mot sont journellement admis aux sacrements» D. Knoop et G.P. Jones estiment qu’il faut comprendre les temps les plus purs de cette église comme la période qui va de la confession de foi de John Knox en 1560 aux nominations d’évêques de la fin du XVIème siècle45.

Puis l’on n’entend plus parler du mot de maçon jusqu’en 1672. On constate en effet que ces premières références, allusions ou inquiétudes à propos du mot de maçon, en dehors des loges de métier, apparaissent durant la période de conflit de la guerre des évêques. Ce sont soit des partisans des Stuart qui font allusion à ce mystère ou cachent le texte d’un serment, soit l’église presbytérienne qui s’inquiète de quelque chose à son propos. Et ces références disparaissent l’année où Oliver Cromwell se proclame Lord protecteur du Commonwealth, au moment où sa victoire est totale dans les îles Britanniques et Charles II contraint à l’exil.

Nous verrons ce mot de maçon émerger de nouveau par des allusions publiques vers la fin du règne de Charles II, quand les tensions s’aviveront de nouveau en Écosse et que le combat politique s’aiguisera en Angleterre.

Dans un poème de 1672, Rehearsal transposed, l’ami de Milton, Andrew Marvell46, raconte : « de même que ceux qui ont le mot de maçon se reconnaissent secrètement entre eux, de même seulement à sa manière de peler ou de couper un oignon un guelfe reconnaissait un gibelin, et vice-versa» Là encore André Kervella relève le rapprochement fait ici entre factions politiques et mot de maçon47.

Le même rapprochement peut être fait lorsqu’en 1676, un éphémère hebdomadaire satirique destiné plutôt au petit peuple de Londres, Poor Robin’s Intelligence48, qui décrivait déjà en mai de la même année les ravages de la maladie de la corne [horn plague] dans le comté des cocus [cuckholdshire], annonce « que la moderne cabale du Ruban Vert, l’ancienne fraternité des Rose-Croix, les adeptes de l’hermétisme et la Compagnie des maçons acceptés ont l’intention de diner ensemble le 31 Novembre prochain à l’auberge du Taureau volant, rue de la Couronne-moulin-à-vent… » A cette époque où l’évocation de la future succession de Charles II commence à agiter Londres, le club du Ruban Vert vient de se fonder à la King’s head tavern. On le surnomme déjà sinistrement le club de la tête du roi [king’s head club] car il regroupe l’aile extrémiste des whigs, la plus farouchement opposée à la cour et surtout au successeur potentiel, le frère du roi, Jacques, le catholique ! Le fréquentent Titus Oates, qui se rendra rapidement célèbre en inventant de toute pièce le complot des catholiques, et le duc de Monmouth, fils illégitime, et protestant, de Charles II, qui espère l’appui du parlement pour la succession au trône49. Encore une fois Rose-Croix et maçons acceptés se trouvent mêlés, même si c’est dans un brocard populaire, à la rivalité politique de l’époque.

45 The genesis of freemasonry Douglas KNOOP G.P. JONES 46 Freemason’s guide and compendium Bernard E. JONES p.131 47 La passion Ecossaise André KERVELLA Dervy Collection Pierre Vivante p.93 48 Gender society and print culture in late Stuart England Helen BERRY 49 The green ribbon club Anita DAVISON

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Plus sérieusement, une courte mention du mot de maçon apparait dans le livre Histoire naturelle du Wiltshire, publié en 168650, et apparemment corrigé par l’auteur, John Aubrey : « Sir William Dugdale me raconta, il y a de nombreuses années, qu’au temps d’Henry III le pape accorda une bulle ou un diplôme (patentes) à une compagnie d’architectes italiens pour voyager par toute l’Europe afin de construire des églises. C’est d’eux qu’est dérivée la Fraternité des franc-maçons (maçons adoptés) [les mots entre parenthèses sont écrits au dessus du précédent]. Ils se reconnaissent les uns les autres par certains signes, marques [ce mot est rayé] et mots de passe : cela continue encore aujourd’hui. Ils ont plusieurs loges dans plusieurs comtés pour leurs réceptions. Et quand l’un d’entre eux est dans le besoin, la fraternité doit l’aider etc. » Notons que William Dugdale, pas encore chevalier, était aux côtés de Charles 1er pendant la guerre des évêques jusqu’au siège final d’Oxford en 1646, ce qui lui couta la mise sous séquestre de ses domaines. Nommé Norroy king at arms à la restauration de Charles II le 18 juin 166051 (pour 40 marks par an), il sera fait chevalier et promu Héraldiste de l’ordre de la Jarretière le 18 avril 167752. Elias Ashmole, le premier franc-maçon non opératif reçu en Angleterre, nommé Windsor king at arms le 13 juillet 1660 (pour le même revenu), sera son collaborateur et ami, et épousera sa fille en 1670.

L’histoire naturelle du Staffordshire publiée par Robert Plot en 1686, et dédiée à Jacques II, consacre plusieurs pages à la « société des franc-maçons ». Le Dr Plot, élu Fellow of the Royal Society en 1677, l’année de la publication de son Histoire Naturelle de l’Oxfordshire, en est devenu le secrétaire en 168253. Premier professeur de chimie à Oxford en 1683, il est aussi le premier directeur nommé par Elias Ashmole à la création de l’Oxford repository of rarities54, qui deviendra l’Ashmolean Museum. Il nous décrit, parmi les usages de ce comté « celui d’admettre des hommes dans la société des franc-maçons, ce qui dans les landes [moorlands] de ce comté semble être recherché plus que partout ailleurs, bien que je trouve que l’usage s’est propagé plus ou moins dans toute la nation, car ici j’ai trouvé des personnes de la plus éminente qualité qui n’ont pas dédaigné appartenir à ce compagnonnage [fellowship]» Notons au passage que les Moorlands s’étendent aux limites du Staffordshire et du Cheshire où furent reçus franc-maçons Elias Ashmole (Warrington) et Randle Holme III (Chester). L’auteur décrit ensuite, non sans critique, « un volume de parchemin qu’ils ont parmi eux », dont on comprend à sa description qu’il s’agit des Old Charges, et ajoute « quand quelqu’un est admis dans cette société ils convoquent une réunion (ou une loge comme ils l’appellent en certains endroits) composée principalement de 5 ou 6 anciens de l’ordre à qui les candidats offrent des gants, de même qu’à leurs épouses, et une collation suivant les usages de l’endroit ; ceci terminé ils procèdent à l’admission qui consiste principalement en la communication de certains signes secrets par lesquels ils se reconnaissent les uns les autres dans toute la nation, au moyen desquels ils trouvent assistance partout où ils voyagent : car si quelqu’un se présente, même totalement inconnu, qui puisse montrer l’un de ces signes à un compagnon [fellow] de la Société, qu’ils appellent aussi un maçon accepté, celui-ci est tenu de venir à lui immédiatement…55» Robert 50 Histoire naturelle du Wiltshire John AUBREY 1686 51 Calendar of treasury books Vol.1 William E. SHAW 1911 p.216 52 Calendar of treasury books Vol.5 William E. SHAW 1911 p.600 53 Robert Plot’s Natural history of Oxfordshire Peter C. MANCALL 54 The diary of John Evelyn Walter DUNNE Publisher p.324 55 Natural history of Staffordshire Robert PLOT 1686 p.85 et suivantes

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Plot donne ensuite des détails qui à l’évidence s’appliquent à la maçonnerie opérative, et sa description de la réception, les gants, le banquet, sont tout à fait conformes aux minutes connues des loges opératives écossaises, mais il faut tout de même noter qu’il confirme que l’usage se répand dans toute la nation et parmi des personnes de la plus éminente qualité de rechercher l’appartenance à cette Société des franc-maçons. Nous reviendrons plus loin sur ce que nous pouvons connaître de ce mot de maçon et de ces signes, mais il convient d’abord de nous pencher sur « personnes de la plus éminente qualité » qui n’ont pas dédaigné de devenir « un compagnon [fellow] de la Société, qu’ils appellent aussi un maçon accepté »

Non opératifs ou maçons acceptés en Ecosse

Serait-ce en raison de l’attrait du mystère de ce mot de maçon et de ces loges permanentes en Écosse, suivant Andrew Prescott56, ou de l’absence d’archives des loges anglaises, suivant David Stevenson, quoi qu’il en soit les archives des loges Écossaises, en particulier celles de Mary’s Chapel d’Edinburgh, remarquablement étudiées par David Murray-Lyon57, révèlent plusieurs vagues de membres de la gentry, plus ou moins proches des intérêts des maçons, reçus dans ces loges écossaises au cours du XVIIème siècle, alors que les témoignages anglais sont beaucoup plus rares.

Au cours de la première période, jusqu’à l’été 1634, on ne relève dans les archives de Mary’s Chapel d’Edinburgh, ou dans celles des autres loges, que des entrées d’apprentis [entered prenteisses] ou des admissions de compagnons de métier [fellows of craft] relevant exclusivement de la maçonnerie opérative. Cependant la charte de la loge de Scone et Perth, établie en 1658, revendique d’avoir admis Jacques 1er à sa demande, comme «freeman mason and fellow craft58», maçon franchisé et compagnon de métier. Faut-il accorder crédit à ce document ? Certes tous les témoignages concordent sur l’infatuation de Jacques 1er pour le Roi Salomon et son époque. Certes Francis Bacon, son influent conseiller pendant près de deux décennies, décrit dans son roman New Atlantis une Maison de Salomon, Solomon’s house, immense institut coopératif scientifique de l’île mythique de Bensalem, où les chercheurs rassemblent l’information et les philosophes l’analysent, favorisant ainsi le travail commun pour l’éclosion de la science59, anticipation d’un demi-siècle de la Royal Society. Mais les prétentions de la charte de la loge de Scone et Perth, premier document écrit d’une loge qui se veut alors ancienne de 465 ans, et les inexactitudes flagrantes qu’elle contient concernant la famille des Mylne, maitres maçons du roi, mises en évidence par André Kervella60, sèment le doute sur sa crédibilité. D’ailleurs l’histoire montre que les rois ou les puissants qui veulent contrôler une organisation telle que la maçonnerie opérative ou la franc-maçonnerie spéculative se gardent bien d’y participer eux-mêmes et y font nommer leurs proches, à l’instar de la dynastie des Hanovre, des rois de France ou de Napoléon 1er et Napoléon III, à l’exception de Fréderic II de Prusse, en raison peut-être de son caractère tout à fait particulier.

56 A history of British Freemasonry 1425-2000 Andrew PRESCOTT 57 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon 58 Charte de la Loge de Scone et Perth Bernard HOMERY Renaissance Traditionnelle N°117 59 The scientific revolution William E. Burns 60 La passion Ecossaise André KERVELLA Dervy Collection Pierres Vivantes

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Les premières admissions de Gentlemen non-opératifs auront donc lieu le 3 Juillet 1634. Anthony Alexander, maître des travaux de sa majesté, son frère ainé Lord Alexander, et Sir Alexander Strachan of Thornton, sont admis « fellow of the craft par Hewe Forest, diacre, et Alexander Nesbet, surveillant, et tout le reste des maîtres des maçons d’Edinburgh », suivis par Archibald Steuaret fait [made] compagnon [fellow of craft] l’année suivante.

Ce sera en 1637 le tour de David Ramsay, « one of his majestie’s special servand », et d’Alexander Alerdis, sans autre précision. Naturellement Henry Alexander, successeur de son frère comme maître des travaux de sa majesté, est admis « fellow and brother amongst us » en février 1638, mais l’admission de gentlemen va se raréfier. Le 26 mai 1640 Alexander Hamilton, général d’artillerie du royaume d’Écosse est admis « fellow and master ». Le 20 mai 1641, peu après la prise de Newcastle par les covenantaires, « un certain nombre de maitres et d’autres étant régulièrement assemblés » par James Hamilton, diacre d’Edinburgh, Robert Moray, Général Quarter Master de l’armée des covenantaires est admis par la loge d’Edinburgh, sans autres précisions, en présence du Général Alexander Hamilton. Puis ce sera en 1647 William Maxwell, médecin de sa majesté et Hercule Jonkin, un négociant d’Edinburgh en 1649, enfin Eduart Tesine en 1652. Suit une pause de deux décennies avant que les minutes de la loge Mary’s Chapel ne révèlent de nouvelles admissions de gentlemen étrangers au métier. Nous constatons exactement les mêmes variations dans le temps que celles que nous avions relevé pour le mot de maçon. Flot modéré mais régulier d’admissions pendant la période d’affrontement autour de la guerre des évêques, puis arrêt total pendant la domination de Cromwell et l’exil de Charles II. La reprise se fera de même au cours des dernières années, plus difficiles, du règne de Charles II, sous celui de Jacques II, et, sur une échelle beaucoup plus large, durant la période de l’exil à Saint-Germain-en-Laye. Alors que seule la loge Mary’s Chapel, loge du maître maçon du roi John Mylne, loge du siège de la cour en Écosse, procède à de telles admissions avant 1649, de nombreuses loges y procèderont à partir des années 1670. Nous y reviendrons, mais intéressons nous d’abord à cette première vague de franc-maçons non opératifs.

On y voit apparaitre bien sûr les noms des deux frères successivement maîtres de travaux de sa majesté, et ceux de donneurs d’ordre ou de négociants proches des intérêts des maçons opératifs mais, à bien y regarder et à une ou deux exceptions près, tous ceux parmi ces gentlemen qui n’ont rien à voir avec le métier sont étroitement liés soit à Charles 1er lui-même soit à Sir William Alexander de Menstries, comte de Sterling, secrétaire d’état pour l’écosse de 1626 à sa mort en 1640, c'est-à-dire le plus proche collaborateur de Charles 1er pour l’Écosse. Seul le mystère Alexander Alerdis reste entier. Murray-Lyon a vu sous ce nom un Allardice61, propriétaire terrien voisin de Strachan of Thornton, membre du parlement d’Écosse. Mais la généalogie des Allardice, qu’ils soient d’Allardice, de Duninold, de That Ilk ou de Cushnie ne mentionne aucun Alexander à ces dates et le membre du parlement d’Écosse à cette époque ne se prénomme pas Alexander mais John. En outre John Allardice of Allardice meurt avant 162862.

Outre les trois fils de Sir William Alexander, on trouve Sir Alexander Strachan of Thornton, contrôleur du trésor et proche du Comte de Stirling, promoteur de la

61 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon 62 Barons of Allardice Bruce S. ALLARDICE

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Nouvelle Écosse, dont il fut un des tous premiers baronets de Nova Scotia, en 162563. Archibald Steuart of Hissilheyd, qui deviendra Maître Cannonier d’écosse en 163764, sera nommé en 1641 député auprès de Henry Alexander, 3ème comte de Stirling65. Contrairement à l’opinion généralement admise, je pense que David Ramsay, «his majestie’s special servand», est sans doute l’horloger du roi, premier maître de la corporation des horlogers de Londres. La charte accordée à la Worshipful Company of Clockmakers en 163166 par Charles 1er nomme « notre bien aimé servant [servand] David Ramsay, esquire, pour être le premier et présent maître du dit "compagnonnage" [fellowship].» Sir Walter Scott écrivait de David Ramsay, mort en 1654, « ce vieux David Ramsay, soutien des Stuart, sombra sous le gouvernement du Parlement67». Alexander Hamilton, reçu « fellow and master » quelques semaines avant le début de la deuxième guerre des évêques, n’était pas seulement général de l’artillerie de sa majesté, mais aussi propriétaire et patron de la fonderie des canons utilisés par l’armée des covenantaires, dans laquelle il commandait l’artillerie. Il a lui-même conçu ce canon qui portera son surnom, Dear Sandy68. C’est peut-être pour cette raison qu’il est admis non seulement comme fellow mais comme master. Malgré ses liens anciens avec Charles 1er, c’est le seul qui ne sera jamais plus de son côté.

Car Robert Moray, qui a trente et un ans69 et n’est pas encore Sir lorsqu’il est reçu par la loge d’Edinburgh au cours de l’occupation de Newcastle par l’armée covenantaire, où l’on sait qu’il était l’espion de

Richelieu70, fera une longue carrière au service des Stuart. La vie, la pensée et l’œuvre de cet homme que je considère pour ma part comme le premier franc-maçon vraiment spéculatif, au sens où nous l’entendons de nos jours, est suffisamment remarquable pour justifier à elle seule un long développement. Nous y consacrerons un chapitre.

On comprend que tous ces personnages, liés de près aux Stuart, pour la plupart résidant d’ailleurs principalement en Angleterre, aient cessé de fréquenter la loge d’Edinburgh dès le début des hostilités entre l’Écosse covenantaire et le roi. Seul Sir Robert Moray y retournera, en 164771 pour l’admission du médecin du roi, William Maxwell.

Le dernier non-opératif reçu par la loge de Mary’s Chapel avant l’interrègne du Commonwealth est Hans Ewald Tessin. On l’a présenté comme favorable à Oliver Cromwell car cet ingénieur militaire suédois était l’ingénieur militaire en chef de la New Model Army, qui dessina et construisit la citadelle d’Ayr de 1652 à 1654. C’était en tout cas un donneur d’ordre certainement très utile pour les maçons d’Edinburgh. On peut cependant noter qu’il travailla ensuite à la citadelle de Leith avec John Mylne sous les ordres du Général Monck, à une époque où les rumeurs circulaient déjà sur l’évolution en faveur de la royauté du général gouverneur militaire d’Écosse. Une lettre de Sir John Marlay indique dès Janvier 1656 que le général Monck et trois de ses proches seraient prêts à « restaurer le

63 Thornton castle Sir Colin THORNTON-KEMSLEY 64 Notices of the King master-gunners of Scotland Rev. R.S. MYLNE 65 A Diary of the Public Correspondence, 1633-1645 Sir Thomas HOPE 66 The Charter of the Fellowship of the Art or Mystery of Clockmaking of the City of London 67 The fortunes of Nigel Sir Walter SCOTT Note I page 14 68 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David MURRAY-LYON p.90 69 Old parish registers Births and baptisms 1553-1854 70 Short abridgement of Britane’s distemper Patrick GORDON 1844 (écrit entre 1647 et 1650) 71 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David MURRAY-LYON p.80

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roi…si l’on pouvait trouver quelqu’un qui ait leur confiance et le pouvoir de garantir leur pardon au nom de sa majesté72». Tessin devient électeur d’Edinburgh dans ce moment où l’opinion publique écossaise, et celle de l’église, a totalement basculé en faveur du retour du roi. A cette époque, d’ailleurs, même Monck ne nomme déjà plus aux postes importants que des personnalités royalistes. Hans Ewald Tessin suivra Monck dans sa marche sur Londres pour rétablir Charles II, et par la suite son fils et lui travailleront pour le roi à Dunkerque et à Tanger73.

Non opératifs en Angleterre

Ce n’est pas par des archives, mais bien par leur témoignage, que nous connaissons quelques gentlemen anglais reçus en Loge. « 16 Octobre 1646 16h30. J’ai été fait franc-maçon à Warrington, Lancashire, avec le colonel Henry Mainwaring, de Karincham, Cheshire. Les noms de ceux de la loge qui étaient présents : M. Richard Penket, surveillant, M. James Collier, M. Richard Sankey, Henry Littler, John Ellam, Richard Ellam, et Hugh Brewer. » écrit dans son journal Elias Ashmole, alors à 29 ans capitaine de l’armée royale, récemment capturé puis libéré74. Notons qu’en cette période de guerre les risques étaient tels qu’Elias Ashmole cryptait les principaux noms de son carnet75. Elias Ashmole écrira d’ailleurs dans son journal en août 1659 : « Mon bureau a été perquisitionné par les Soldats, sous prétexte de rechercher le roi, mais rien n’a été perdu.76 » L’étude par Henry Boscow77 des conditions de la réception d’Elias Ashmole, reprise et approfondie par André Kervella78 montre que ceux des membres présents qui ont pu être identifiés sont engagés aux cotés des Stuart, ou ont au moins de vifs ressentiments contre les partisans du parlement, comme c’est le cas d’Henry Mainwarring, par ailleurs cousin par alliance d’Elias Ashmole : Richard Penketh, le surveillant, est un partisan inconditionnel de Charles 1er, James Collier s’est lui aussi rangé sous la bannière du roi, et tous les deux auront à en souffrir lors de la victoire de Cromwell. Par ailleurs est-ce une coïncidence si le manuscrit des old charges Sloane Ms 3848 est signé ce même jour exactement par un certain Edward Sankey ? Les registres de Mobberley dans le Cheshire, à quelques kilomètres de Warrington, relatent en mai 1621 le mariage de Richard Sankey avec Ellen Bradburie, et ceux de Warrington mentionnent le 3 février 1622 le baptême d’Edward Sankey, fils de Richard. Sans qu’il y ait de certitude qu’il s’agisse de la même famille, on imagine cependant bien Richard Sankey dictant le 16 octobre 1646 à son fils de 24 ans, Edward, le texte de l’obligation qui sera utilisée pour la reception d’Ashmole et de Mainwarring l’après-midi. Et ces old charges impliquent dans leur deuxième article un engagement clair aux cotés du roi, ce qui n’est pas innocent en pleine guerre civile : « Vous serez de vrais hommes liges du roi sans trahison ou fausseté et… vous ne connaitrez aucune trahison que vous n’arrêterez si c’est possible ou dont vous ne préviendrez le roi ou son conseil »

En tout cas une question est posée : la loge dans laquelle Elias Ashmole a été reçu est dirigée par un surveillant comme le sont les loges écossaises, alors que les

72 The Nicholas papers VOL.3 73 Catholicism and the late Stuart army: The Tangier episode Royal Stuart papers XLIII J.C. RILEY p.28 74 La passion Écossaise André KERVELLA Coll. Pierres Vivantes Éditions Dervy p.63 75 L’invisible college Robert LOMAS p.157 76 Elias Ashmole (1617-1692) Conrad Hermann JOSTEN p.761 77 The background to 16 October 1646 Henry BOSCOW AQC 102 1989 78 La passion Écossaise André KERVELLA Coll. Pierres Vivantes Éditions Dervy p.65

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loges anglaises, éphémères semblent-il puisque liées à un chantier, sont dirigées par un maître, le maitre du chantier. Serions-nous dans un cas similaire à celui de Robert Moray, initié à Newcastle par des maçons d’Edinburgh ?

Dans son livre An academy of Armory Randle Holme III, troisième génération d’une famille de héraldistes et notables de Chester, écrit en 1688 : « Je ne puis qu’honorer le compagnonnage [fellowship] des Maçons, à cause de son antiquité, et en étant en outre membre de la société appelée Franc-maçons.79» Il n’est pas impossible que son admission dans cette société soit bien antérieure à 1688, puisque ont été retrouvés dans ses archives, outre le papier froissé concernant le serment à propos de certains mots ou signes, une copie des Old Charges, similaire à celle d’Edward Sankey, que certains experts datent des années 165080 bien que d’autres la situent dans les années 1660, juste après la restauration de Charles II. La liste de 26 noms qui y est jointe serait de 1673, et ne mentionne que quatre maçons, d’autres maîtres de divers métiers de la construction, des échevins de la ville et quelques gentlemen. S’agit-il d’une loge, qui dans ce cas serait déjà très ouverte, ou, plus vraisemblablement, d’une Guild de Chester ?

André Kervella établit clairement que Randle Holme et Elias Ashmole ne peuvent pas ne pas se connaitre sous le règne de Charles II81: Ashmole est nommé par le roi historien officiel de l’ordre de la Jarretière, chargé d’en recueillir les archives dans tout le royaume, et Randle Holme III en est le correspondant pour le Cheshire, le Lancashire, le Shropshire et le nord du pays de galles. En outre Sir William Dugdale, Norroy King of Arms, puis Garter King or Arms, à ces deux titres supérieur direct de Randle Holme III, était le beau-père d’Elias Ashmole82.

Eric Wynants83 décrit de manière fort convaincante et documentée la part que prend Sir Robert Moray aux efforts des partisans de Charles II en exil pour établir les conditions de son retour. Nous avons vu que c’est par l’intermédiaire des maçons de Maastricht que Moray y a obtenu sa citoyenneté. L’utilisation par la cour de Charles II en exil des réseaux, maçonniques ou non, de Sir Robert Moray et d’Elias Ashmole dans les îles britanniques et en Europe, par l’intermédiaire de Sir Robert Bruce of Kinloss, de John Evelyn qui, en 1654, traite Cromwell d’« usurpateur » dans son journal84, de l’architecte Sir William Bruce of Kinross ou de son cousin Sir Alexander Bruce of Kincardine, est en tout cas indiscutable.

Il reste qu’ainsi tous ces membres de l’entourage de Charles 1er, ou tous ces hommes engagés aux côtés des Stuart, ont reçu le mot de maçon lors de leur admission dans « la société des franc-maçons », pour reprendre l’expression de Randle Holme III, et qu’on ne note, parmi tous ces non-opératifs reçus en loge pendant la période des guerres des évêques aucun opposant déclaré aux Stuarts. Même le général Alexander Hamilton semble s’être cantonné à sa loyauté envers son arme et fut, notons le quand même, nommé en 1642 par Charles 1er général de l’artillerie de sa majesté et maître de ses armements et munitions.

« Les partisans du roi, donc hostiles aux protestataires écossais, sont déjà dans une ambiance de connivence où les symboles maçonniques servent de référents. » conclut André Kervella85. 79 The birth of Freemasonry Eric WARD AQC 80 Harleian Ms 2054 81 Franc-maçonnerie. Légende des fondations André KERVELLA Coll. Pierres vivantes Dervy 82 The restoration lodge of Chester Reverend Neville BARKER-CRYER 83 The true history of Scottish esoteric masonry Eric Wynants 84 The diary of John Evelyn Vol 1 William BRAY 85 La passion Écossaise André KERVELLA Coll. Pierres Vivantes Éditions Dervy

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Charles II et la Royal Society

L’ambiance change considérablement à la restauration. Instruit par l’expérience et devenu au fil des intrigues et des guerres, des promesses non tenues et des espoirs déçus, un très réaliste politicien, Charles II veut assurer son retour et son règne par une politique de tolérance qui satisfasse le plus grand nombre. Le 14 Avril 1660, de Breda, il envoie au parlement anglais une lettre et une déclaration : « Nous demandons chaque jour à la Divine Providence qu’Elle veuille, en compassion pour Nous et nos sujets après tant de misères et de souffrances, décider de nous mettre en possession tranquille et pacifique de ce qui est notre droit, avec aussi peu de sang et de dommage pour notre peuple que possible. Nous désirons bénéficier de ce qui et nôtre, mais pas moins aussi que nos sujets bénéficient de ce qui est leur, par une totale et complète administration de la justice sur tout le territoire, étendant notre pardon là ou il est souhaité et mérité… Par les présentes nous déclarons que nous garantissons un pardon libre et général… Nous déclarons la liberté des consciences, et que nul ne sera inquiété ou mis en question pour des différences d’opinion en matière de religion s’il ne perturbe pas la paix du royaume…86»

Effectivement, dans l’année, un « acte de libre et général pardon, indemnité et oubli » est voté par le parlement et inscrit par Charles II dans les statuts du royaume. La fondation de la Royal Society semble en être le symbole exemplaire. « Dans les quelques années précédant l’heureuse restauration de sa Majesté, diverses ingénieuses personnes d’oxford se rencontraient chez cet excellent homme, ancien évêque de Chester, le Dr Wilkins, alors surveillant [warden] du Wadham college, pour conférer très sérieusement de recherches et d’expériences sur la Nature, et en réalité préparèrent le terrain et les bases de la Royal Society » raconte William Holder87. Pour le moins les membres de cet invisible collège n’étaient pas de farouches partisans du roi en exil. John Wilkins en particulier, beau-frère du Lord protecteur Oliver Cromwell, a été nommé Maître du Trinity college d’Oxford dans les derniers mois de l’interrègne. La réunion du 28 novembre 1660 au Gresham college qui conduira à la naissance de la Royal Society, sous l’inspiration de Sir Robert Moray et en tout cas grâce à ses entrées auprès du roi88, rassemblera pour moitié des anciens de ces réunions d’Oxford et de fidèles soutiens de Charles II. Celui-ci daignera en être membre [fellow] alors que, malgré les assertions de James Anderson, John Robison89 ou de William Preston90, rien ne permet de penser qu’il fit de même pour la franc-maçonnerie. Par contre Elias Ashmole y fut très rapidement coopté, dès Janvier 1661, et les connections ne manquent pas entre les franc-maçons non-opératifs connus de cette époque et la Royal Society.

Malheureusement les promesses concernant la liberté de conscience dans la déclaration de Breda ne seront pas suivies du même effet. Dès 1662 le deuxième parlement, dans lequel les évêques ont été réintégrés à la chambre des pairs, passe un « acte d’uniformité des célébrations » très défavorable aux presbytériens, renforcé en 1664 par le « Conventicle act » interdisant toute manifestation religieuse non conforme au Livre de la prière commune. Un quart des ministres du

86 Journal of the House of Commons Vol 8 87 A supplement to the philosophical transactions Royal Society 1678 William HOLDER FRS 88 The Fellowship the story of a revolution John GRIBBIN 89 Proofs of a conspiracy John ROBISON 1798 90 Illustrations of masonry William PRESTON 1772

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culte seront privés de leur paroisse, ce qui conduira à la révolte des presbytériens du Pentland en 1666. Sir Robert Moray, envoyé en mission en Écosse, proposera une politique de conciliation à laquelle Lauderdale adhère : « Je n’ai d’autre but que le service du roi, son honneur et sa grandeur, et la paix de l’église et du royaume91». Mais à partir de 1972 le nouveau duc de Lauderdale, qui concentre tous les pouvoirs en Écosse, durcira considérablement sa politique, ce qui lui vaudra les reproches de Sir Robert Moray, qui malheureusement mourra en 1673. En outre les besoins financiers croissants du royaume, qui aboutiront en 1672 à la suspension pour un an des règlements de la dette royale, « the stop of the exchequer », conduisent alors à une forte augmentation de la pression fiscale en Écosse.

C’est à cette période de tension que l’on retrouve dans les minutes des loges écossaises des admissions de non-opératifs, mises en évidence de manière très détaillée par David Stevenson, qui exprime à cette occasion sa frustration d’historien : « juste au moment où une tendance dans l’admission de non-opératifs semble se dessiner, l’évolution s’arrête brutalement92». A l’exception de quelques loges, comme celle de Glasgow qui n’admit aucun non opératif avant le XIXème siècle, il semble que ce mouvement de réception de non opératifs se soit relativement généralisé dans les loges d’Écosse au cours du dernier quart du XVIIème siècle.

Qu’est ce qui amena le jeune Sir Patrick Hume of Polwarth en ce jour de la Saint Jean d’Hiver 1667, à la loge de Mary’s Chapel, sans doute encore émue de la disparition toute récente de son ancien diacre John Mylne, « de père en fils sixième maître maçon d’une race royale de sept rois successifs93», pour y être admis « compagnon de métier (et maître)94» par le diacre Andrew Hamilton et le surveillant John Corse ? Serait-ce des liens familiaux ? La mère de Patrick Hume est une Hamilton mais la parenté ne peut être que très éloignée. Par contre Andrew Hamilton a épousé la fille de Sir Alexander Hay of Podgornie95, et les familles Hay, Kerr et Hume ont des liens entrecroisés et relativement proches. Ou bien John Mylne, représentant d’Edinburgh au parlement d’Écosse, y a-t-il remarqué ce jeune juriste de 26 ans qui après des études à Paris représente le Berwickshire depuis deux ans. Et pourquoi maître ? L’incorporation avait-elle besoin en son sein d’un juriste membre du parlement pour veiller à ses intérêts ?

Peut-être un peu tout cela car l’on commence à parler à cette époque d’une réforme des incorporations que négocie Sir Andrew Ramsay, prévôt d’Edinburgh. C’est en 1669, à la nomination du comte de Lauderdale comme Lord High Commissioner for Scotland, qu’est officiellement proposée au parlement d’Edinburgh l’abrogation des privilèges des métiers « par lesquels l’ignorance et l’incompétence des travailleurs est transmise à la postérité sans possibilité de réforme 96» Il n’est pas étonnant que six mois plus tard William Murray, procureur de sa majesté, et deux avocats Walter Pringle et Sir John Harper of Cambusnethen soient admis « brothers and fellow crafts » de Mary’s Chapel97.

91 The life and times of John Maitland, Duke of Lauderdale William MACKENZIE 92 Les premiers franc-maçons David STEVENSON Éditions Ivoire-clair 93 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon p.93 94 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon p.81 95 Registre de la Paroisse de Redhall Edinburgh 96 The life and times of John Maitland, Duke of Lauderdale William MACKENZIE 97 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon p.81

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William Murray, « his majestie’s justice deput », septième fils de Lord Balvaird, nommé procureur du roi à la cour de justice d’Edinburgh, le restera fidèlement jusqu’en 1679 et Charles II lui octroiera à vie une pension annuelle de 100 livres98. Il est un des deux juges qui ont condamné les révoltés presbytériens du Pentland après leur défaite de Rullion Green99. Walter Pringle of Graycrook, à l’inverse, a déjà du intervenir auprès de la cour de justice pour obtenir un adoucissement des conditions d’incarcération de son oncle, fervent presbytérien condamné pour ses convictions100.

Mais ce n’est que cinq ans plus tard que l’on verra Sir Patrick Hume of Polwarth, Walter Pringle of Graycrook et Sir John Harper of Cambusnethen réagir violemment contre le nouveau durcissement religieux et politique. On les retrouvera plaidant ensemble pour défendre des ministres du culte presbytériens101. Il est vrai que Lauderdale a la main lourde contre les avocats, « ces fanatiques fantaisistes102», plafonnant leur rémunération et tentant de les empêcher d’intervenir dans le débat politique. Lorsqu’en 1673 le Duc de Lauderdale, devenu largement haï et craint dans tout le royaume, proposera au parlement une nouvelle contribution des écossais aux dépenses de la cour, Polwarth s’enflammera au parlement, « parlant abondamment de liberté et d’honnêteté103», ce qui lui vaudra plusieurs années de persécutions et d’emprisonnement. Suspect de complicité dans le complot de Rye-House contre Charles II, il devra s’enfuir en Hollande, d’où il reviendra avec Guillaume d’Orange qui le nommera Lord grand chancelier d’Écosse en 1696.

Enfin le dernier des non-opératifs admis par la loge d’Edinburgh au XVIIème siècle sera, en 1674, un professeur d’Edinburgh, James Corss. Il décrit lui-même en 1658 les matières qu’il enseigne « l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et tous les autres arts et sciences s’y rattachant comme l’horométrie, la planimétrie, la géographie, et la trigonométrie104» Mais surtout il a publié en 1666 Practical geometry, un manuel théorique et pratique destiné aux artificiers, maçons, charpentiers et autres artisans105. On comprend facilement l’intérêt que les maçons d’Edinburg portent à James Corss. Finalement il semble bien, en résumé, que rien ne permette de discerner chez les maçons de Mary’s Chapel, quand ils admettent cette poignée de non-opératifs après la restauration, d’autres motivations que l’intérêt du métier, de la loge et de l’incorporation.

Il en est sans doute de même pour les loges de Dundee et d’Inverness qui, n’ayant pas d’incorporation reconnue par un sceau des causes, éprouvent sûrement le besoin d’être représentées par des gentlemen influents dans le comté. Quand Patrick Kid de Craigie, marchand à Dundee, est admis comme maître, en 1669, son frère William Kyd of Woodhill est échevin de Dundee depuis neuf ans. Patrick Kyd sera élu diacre en 1677. Les deux frères avaient épousé les deux filles du clerc de la ville de Dundee, et gendre du Prévôt, Sir Alexander Wedderburn of Blackness,

98 Calendar of state papers: Charles II Mary Ann EVERETT GREEN 99 The secret and true history of the church of Scotland from the Restoration to the year 1678 James KIRKTON 100 The memoirs of Walter Pringle of Greenknowe 1669 101 History of the sufferings of the church of Scotland VOL.III WODROW 102 The life and times of John Maitland, Duke of Lauderdale William MACKENZIE 103 History of the sufferings of the church of Scotland VOL.II WODROW 104 Géographie et révolution Charles W. J. WITHERS 105 Les premiers franc-maçons David STEVENSON Éditions Ivoire-clair

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armé chevalier en 1642 par Charles 1er qui appréciait sa loyauté106. Charles II lui écrira d’ailleurs de Bruxelles en 1659 pour l’en remercier. De même la loge d’Inverness se donnera le même maître pendant quatorze ans, de 1678 à 1691, le frère du Laird Lachlan Mackintosh of Torcastle, William Mackintosh of Elrig. Notons que le clan Mackintosh combattra toujours au côté des Stuart, depuis la campagne du Marquis de Montrose au profit de Charles 1er en 1644 jusqu’à la fatidique bataille de Culloden en 1746.

On peut sans doute ranger dans la même catégorie de recherche de patronage l’admission en 1672 par la loge d’Aitchison’s Haven de « Alexr: Seaton brother germane to the Right Honorabill Earll of Winton entered prenteis & fellow of Craft.107» Cet Alexander Seton mourra quelques mois plus tard, mais ici aussi la famille est farouchement royaliste. L’oncle Alexander, nommé 1er Vicomte Kingston par Charles II en 1651, se fera remarquer sur tous les champs de bataille contre les révoltés presbytériens. Il sera commandant en second des troupes de Charles II à la bataille de Bothwell brigg. Et nous retrouverons le neveu Georges Seton, comte de Winton, condamné à mort après la défaite jacobite de Preston en 1715, évadé de la Tour de Londres, et vénérable maître de la loge jacobite de Rome en 1736108.

C’est vraisemblablement à ce même besoin d’un noble patronage que l’on doit de retrouver dans un document de la loge de Dunfermline, à la Saint Jean d’hiver 1673, la signature de trois lairds109, James Mudie d’Ardbickie, John Henderson de Fordell et James Carmichael de Balmblae. Cependant la présence de James Mudie est surprenante car la propriété d’Ardbickie ou d’Arbeikie qu’il a achetée en 1553 au frère du Vicomte d’Arbuthnot110 est sur la paroisse d’Artroath dans le Forfarshire, sur le territoire de la loge de Dundee, à l’opposé de Dunfermline111. Il est plus naturel d’y trouver les deux autres, Fordell et Balmblae étant proches de Dunfermline. Sir John Henderson de Fordell a été élevé à la dignité de Baronet en 1666 par Charles II. Son père était un des généraux de Charles 1er112, et son envoyé au Danemark pour y obtenir des troupes et de l’armement. Emprisonné à la tour de Londres après la défaite royaliste de Winceby, il est libéré par l’intervention du roi du Danemark auprès duquel il sert d’émissaire des Stuart dans les dernières négociations de Charles 1er113. Par contre on retrouve des membres du Clan Carmichael des deux côtés de ces conflits, et James Carmichael de Balmblae ne semble s’y être distingué en aucune manière.

Selon l’étude très détaillée de David Stevenson114, les non-opératifs apparaissent soudain dans la loge de Kilwinning dans les années 1670 en nombre considérable, au point qu’en 1674 une réunion, à laquelle ne participent que des opératifs, y décide qu’à l’avenir les gentilshommes souhaitant devenir compagnons de métier devront payer 40 livres en plus des autres frais et des gants offerts aux compagnons de métier existant. Depuis ses nouveaux règlements de 1643 la loge de Kilwinning avait un surveillant, office prépondérant, et un diacre, le suivant en

106 The baronage of Angus and Mearns David McGREGOR 1856 107 The minute book of the lodge of Aitchison’s Haven 1598-1764 R.E. WALLACE-JONES AQC 24 1911 108 The Roman lodge of freemasons 1735-1737 D. CURRIE 109 Les premiers franc-maçons David STEVENSON Éditions Ivoire-clair 110 The Scots peerage Vol.1 p.299 111 Account of the shire of Forfar John OCHTERLONY 1682 112 The concise encyclopedia of the revolutions and wars in England Stephen C. MANGANIELLO 113 Journal of the House of Lords Vol. 7 114 Les premiers franc-maçons David STEVENSON Éditions Ivoire-clair

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nombre de suffrages, mais à partir de 1646, peut-être en raison de l’obtention du Seal of Cause par la nouvelle Incorporation of Wrights and Squaremen d’Irvine115, c’est le diacre qui préside. En 1672 la loge fera appel au Comte de Cassillis pour cet office. Il ne peut pas s’agir, comme l’écrit Murray-Lyon116, du 6ème comte de Cassillis qui fut un des piliers du Covenant, car il est mort depuis quatre ans, mais de son fils, John Kennedy 7ème comte de Cassillis alors dans sa vingtième année. Ce jeune homme, héritier de la fermeté de son père, s’était déjà signalé en étant le seul parlementaire à voter en 1670 contre un nouvel acte proposé par Lauderdale au parlement écossais, punissant de mort les ministres du culte presbytérien animant des conventicules, acte que Robert Moray et même Charles II n’apprécieront pas beaucoup117. Ici aussi il convient de noter qu’à cette époque la loge de Kilwinning et l’incorporation d’Irvine, face à une désaffection de leurs membres, ne peuvent que bénéficier de l’appui du comte de Cassillis, chef du clan Kennedy, personnage le plus influents du comté d’Ayr. Son successeur comme diacre l’année suivante, Sir Alexander Cunningham of Corsehill, personnage influent du comté de Dumfries, vient, à l’inverse, d’être élevé à la dignité de Baronet par Charles II. Son bailli, David Stewart of Kirkwood118, et un de ses serviteurs, Alexander Galt, sont admis cette même année. L’année suivante le diacre élu est le comte d’Eglinton, devançant Lord Cochrane. Est élu surveillant Sir David Cunningham of Robertland, fils d’un fidèle de Charles 1er, qui connut la tour de Londres sous Cromwell119, et gendre de William 2ème Duc de Hamilton, fidèle parmi les fidèles mortellement blessé au service de Charles II120. Alexander Montgomery, 8ème comte d’Eglinton, sera par contre l’un des premiers partisans de la révolution contre Jacques II en 1689121. Lord Cochrane participera en 1678, avec le comte de Cassillis, à la mission conduite par le Duc d’Hamilton122, destinée à protester auprès du roi contre les mesures répressives du Duc de Lauderdale, particulièrement dures dans le comté de Ayr123. Cassillis, « fils sans peur d’un père sans peur124» sera le seul à mettre ses doléances par écrit, ce qui lui vaudra d’être renvoyé en Écosse manu militari pour y être jugé, et Charles II soutiendra le duc de Lauderdale, affaiblissant considérablement la position de cette noblesse réfractaire. Le comte d’Eglinton partira vivre à Londres, Lord Cochrane mourra en 1679, et plus aucun de ces gentlemen ne sera présent à la loge de Kilwinning, qui retrouvera diacre et surveillant opératifs à partir de 1680 et n’admettra plus de non-opératifs pendant près d’un demi-siècle. Notons même qu’en janvier 1680 la loge de Kilwinning fera procéder à un audit des « archives du surveillant pour qu’à l’avenir il soit mis fin aux précédents abus et aux désordres, et que les fautes soient corrigées et punies.125 » Remarquons cependant qu’à Kilwinning, comme à Edinburgh, la Gentry n’a nul besoin de la loge pour conspirer politiquement, et qu’il s’agit plutôt à Kilwinning d’une noblesse locale, liée par de nombreux liens

115 History of the Wrights & Squaremen Craft of Irvine 116 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon p.52 117 History of my own time Gilbert BURNET 118 Corsehill baron court book 119 Calendar of State papers domestic: Interregnum Vol.24 18 Juin 1652 120 The scots peerage Sir James Balfour Paul 1906 Vol.4 p.379 121 The scots peerage Sir James Balfour Paul 1906 Vol.3 p.453 122 Calendar of state papers : Charles II F. H. BLACKBURN DANIELL 123 History of the sufferings of the church of Scotland VOL.II WODROW 124 The life and times of John Maitland, Duke of Lauderdale William MACKENZIE 125 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon

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familiaux de mariage et de cousinage, cherchant à contrôler un métier essentiel, dans une période particulièrement troublée.

Francs-maçons acceptés

En 1682 l’action passe en Angleterre : « Le 10 Mars 1682 vers 17h00 j’ai reçu une convocation à une loge devant être tenue le lendemain à Mason’s Hall, Londres. Comme convenu j’y allais et vers midi furent admis dans le compagnonnage [Fellowship] des Franc-maçons Sir William Wilson, chevalier, Capt. Rich. Borthwick, M. Will. Woodman, M. William Grey, M. Samuell Taylour & M. William Wise. J’étais le plus ancien compagnon [fellow] parmi eux (cela fait 35 ans que j’ai été admis). Etaient présents à mes côtés les compagnons [fellows] suivants : M. Tho. Wise, Maître de la Compagnie des Maçons pour la présente année, M. Thomas Shorthose, M. Thomas Shadbolt, Waindsford Esquire M. Nich. Young, M. John Shorthose, M. William Hamon, M John Thompson, and M. Will. Stanton. Nous avons tous diné à Halfe Moone Taverne à Cheapside, un noble diner préparé à la charge des nouveaux Maçons acceptés. »

Le mot Accepté utilisé ici par Elias Ashmole en conjonction avec Mason’s Hall et la Compagnie des Maçons de Londres, et qui reviendra malgré quelque hésitation en 1691 sous la plume du profane John Aubrey, prend alors une signification plus complexe que celle que nous lui donnons traditionnellement aujourd’hui, équivalente à non-opératif. En effet, seulement deux des six nouveaux acceptés cités par Elias Ashmole ne sont pas déjà membres de la Compagnie des maçons de Londres, et la liste des anciens qui les reçoivent est édifiante : Le Maitre en chaire de la Compagnie, Maître maçon du Roi, et ses deux surveillants, ainsi que deux passés maîtres et deux passés surveillants de la Compagnie126. Ce terme d’accepté, qui ne se trouve, en relation avec l’admission ou le nom de la loge, dans aucune des minutes de loges d’Écosse citées par Murray-Lyon avant 1730, semble y être venu par l’Angleterre, vraisemblablement après la publication de Roberts en 1722127. Il apparait dans l’inventaire de la Compagnie des Maçons de Londres dès 1665 : « Les noms des maçons acceptés dans un solide coffre avec serrure et clé… 128» L’inventaire de 1676 fait même apparaître deux livres distincts : « Item. Un livre des constitutions des maçons acceptés… Item. Un livre des anciennes constitutions et ordres…129» Ce groupe, ou ces réunions, qui apparaissent dans les archives de la Compagnie des maçons de Londres sous le nom d’Acception, que W.S. Hughan appelle, à la suite d’Elias Ashmole, une Loge, permet d’identifier entre 1630 et 1677 treize noms de maçons acceptés, tous membres anciens de la Compagnie lors de leur acception130. L’un d’eux, Nicholas Stone, avait été par deux fois maître de la Compagnie des maçons de Londres et était maître maçon du roi quand il fut reçu dans l’acception en 1638131. Il nous faut donc bien admettre que le terme d’accepté, à son origine à Londres, ne signifiait pas un non-opératif reçu dans une loge de maçons, mais un maçon ou non-maçon admis dans « une sorte de corps exclusif où se côtoyaient des personnages de haut

126 New light on Sir Christopher Wren Matthew SCANLAN Freemasonry Today 127 The old constitutions belonging to the ancient and honorable society of free and accepted masons 128 Encyclopedia of Freemasonry Albert MACKEY 1924 129 Freemasonry from AD 1600 to the Grand Lodge era W. J. HUGHAN 1904 130 New light on Sir Christopher Wren Matthew SCANLAN Freemasonry Today 131 Nicholas Stone and the mystery of the Acception Matthew SCANLAN Freemasonry Today

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niveau, hommes de métier et gentlemen132». Cela montre que les relations entre loge et corporation, variables suivant les situations locales, étaient bien différentes à Londres et à Edinburgh : Mary’s Chapel devait admettre ses apprentis entrés [entered apprentices] au niveau de compagnon [fellow of craft] avant qu’ils ne puissent tenter d’obtenir de l’incorporation leur franchise, comme travailleur libre [freeman] ou maître [master], alors que seuls les anciens de la corporation de Londres semblent avoir eu accès à l’acception et être ainsi « admis dans le compagnonnage [Fellowship] des Franc-maçons », pour reprendre les mots d’Elias Ashmole. Cependant il semble y avoir équivalence, au moins pour les membres de la Gentry car Elias Ashmole tire son ancienneté de 35 ans dans la loge de l’acception d’avoir été fait maçon en 1646, dans une loge, ou une réunion décentralisée comme en 1641 pour Robert Moray de membres d’une loge, qui semble de type Écossais puisque dirigée par un surveillant [warden] et non par un maître de loge.

Quoi qu’il en soit, acceptés ou non, à la veille de la destitution de Jacques II on peut répertorier au moins 38 gentilshommes dont l’admission en loge est attestée, en quasi-totalité en Écosse. Bien que l’on note parmi eux une très large majorité de partisans des Stuart, on y retrouve tout l’éventail politique de l’époque et rien ne permet d’affirmer que ce soit pour des raisons politiques qu’ils aient sollicité, ou accepté, leur admission. C’est plus vraisemblablement l’intérêt pour la bonne organisation du métier conjointement porté par les maçons opératifs et la gentry des comtés, voire par des gentilshommes versés dans les arts liés à la construction, qui semble ici en cause. Peut-être aussi, comme le sous-entend le Docteur Plot, l’attrait des « signes secrets » de cette « société des franc-maçons.»

En tout état de cause cependant, tout au moins pour ceux qui auront été reçus dans des loges écossaises, ou de type écossais sur le sol anglais, ce sont autant de gentilshommes, dont certains très influents dans l’entourage des Stuart, qui possèdent le mot de maçon. Car, même si ce mot et les signes qui l’accompagnent ne seront incontestablement attestés que vers la fin du siècle, le faisceau convergent de références à ce mot depuis 1637 rend tout à fait vraisemblable et même probable son usage dans les loges écossaises du XVIIème siècle.

Deux faits cependant intriguent, au cours de cette période qui s’achève, et incitent à la réflexion, en se gardant de toute spéculation, sur la possibilité d’un usage détourné de ce mot de maçon par l’entourage des Stuart. D’une part les mentions du mot de maçon ont toujours été associées aux luttes d’influence politiques et religieuses, qui émaillèrent les règnes des Stuart. D’autre part nous rencontrons au moins deux exemples de ces « réunions (ou loges comme ils l’appellent en certains endroits) » décrites par Robert Plot, qui reçoivent plusieurs gentlemen en dehors de toute loge de chantier en Angleterre ou de toute loge structurée en Écosse. La « loge » qui reçoit Elias Ashmole et Henry Mainwaring ne rassemble que sept autres membres, pour la plupart non impliqués dans la maçonnerie opérative133 et plutôt royalistes, nous l’avons vu. Elle est présidée par un surveillant comme en Écosse et ne comporte ni Maître ni Diacre. Le deuxième exemple est celui de la condamnation à la Saint Jean d’hiver 1679 par la loge d’Edinburgh du « grand abus et usurpation commis par John Fulltoun, maçon, un des "freeman" du lieu, en séduisant deux apprentis entrés appartenant à notre

132 New light on Sir Christopher Wren Matthew SCANLAN Freemasonry Today 133 Freemason’s guide and compendium Bernard E. JONES

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loge, Ro. Alison et John Collaer, ainsi que d’autres tout-venant, au mois d’août dernier dans le "Sheriffdom" d’Air : il a pris sur lui de passer et d’entrer plusieurs gentilshommes sans licence ou commission de notre part… 134» Y a-t-il eu d’autres exemples ? Rien ne permet de le dire.

Loges Ecossaises de non-opératifs

La période qui s’ouvre avec la mort de Charles II verra l’éclosion de loges constitués en quasi-totalité par des non-opératifs, voire même fondées par de gentilshommes, en Écosse d’abord, puis en Angleterre et en France. De l’accession au trône de Jacques II à celle de George de Hanovre, le nombre de non-opératifs dont l’admission dans la société des francs-maçons est attestée sera le quintuple de celui observé pendant le règne de Charles II, pour une période de temps sensiblement équivalente. Corrélativement viendront s’ajouter aux minutes des loges opératives une profusion de manuscrits ou de divulgations qui éclaireront rétrospectivement les mots, signes et attouchements que les opératifs avaient jalousement tenus secrets jusque-là.

Ce panorama de loges d’Ecosse très largement opératives va changer à partir de la mort de Charles II. Le nombre de personnalités non opératives identifiées reçues dans les loges écossaises depuis l’accession au trône de Jacques II, 1685, jusqu’à 1717 s’élève à plus d’une centaine, soit le quintuple de celles reçues pendant la totalité du règne de Charles II, pour une période de temps sensiblement équivalente. Si des loges comme Dunfermline, Dundee, Inverness, Edinburgh et même Aitchison’Haven continuent à recevoir modérément, à titre de protecteurs, des membres de la gentry ou des conseils municipaux, par contre, sur les 25 loges écossaises existant en 1717, plusieurs se sont beaucoup plus largement ouvertes, voire même sont constituées en majorité, ou même fondées, par des non opératifs : Dunblane, Hamilton, Kelso, Haughfoot, Aberdeen, Dumfries.

« Cour des maçons tenue à Dunblane le 28 Janvier 1696, la société des maçons ci-dessous nommés s’est réunie… » Dans cette première minute connue de la loge de Dunblane sont nommés les treize membres de la loge, dont quatre maçons opératifs seulement et une majorité de gentilshommes, quasiment tous liés à la cause jacobite. David Stevenson précise que les membres de cette loge, très sélective, seront relativement assidus, mais ne se préoccuperont guère du métier135 jusqu’à la fin des années 1710, période après laquelle ils laisseront la prédominance aux opératifs136. N’y-aurait-t-il pas un lien avec la fin des espérances Jacobites en 1715 ? On pourra noter en outre qu’au moins deux des frères de la loge ont un lien très fort avec la cour des Stuarts en exil en France et en Italie : Lord Stathallan est le gendre et le beau-frère des John Drummond137, père et fils, 1er et 2ème duc de Melfort, qui joueront un rôle important à la cour des Stuart en exil, de même qu’Allan Cameron of Lochiel, contraint à l’exil, deviendra un des gentilshommes de la chambre du Prince Edouard138, l’accompagnera pendant la campagne de 1715 et jusqu’en 1730 au moins, assurant en permanence sa liaison avec les clans des Highlands139.

134 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray-Lyon 135 Les origines de la Franc-maçonnerie Le siècle écossais David STEVENSON p.283 136 The first freemasons Scotland’s early lodges and their members David Stevenson 1988 p.110 137 The Scots peerage Sir James Balfour Paul 1904 Vol.8 p.222 138 Memoirs of Sir Ewen Cameron of Lochiell William Crawfurd & Robert Pitcairn 1817 p.24 139 The Lockhart papers Anthony Aufrere 1817 Vol.2 p.IX et suivantes

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En 1695 treize maîtres de « la loge de Hamilton s’établissent en une corporation [incorporation]» Dans la loge de ce petit bourg, quelques maisons autour du palais imposant de la Duchesse de Hamilton on s’étonne140 du nombre élevé de non opératifs, seize en vingt ans, la fréquentant assez régulièrement tous les trimestres141. Certes la duchesse, qui veillera personnellement sur le premier duché d’Ecosse pendant soixante-cinq ans, entreprendra de grands travaux dans ses propriétés142 mais le tout petit rayon d’action de la loge ne justifie pas le nombre et la qualité impressionnants des non opératifs de la loge, familiers, cousins, voisins et grands commis de la Duchesse. On a le sentiment que la loge est à l’image de cette femme courageuse et entreprenante tout autant que pondérée et attentive aux besoins des uns et des autres. Grande amie de Sir Robert Moray143, belle-sœur d’un autre franc-maçon, le comte de Cassilis, elle fut portée sur les fonts baptismaux par Charles 1er Stuart, son parrain144. Amie de l’épouse de Jacques II, Marie de Modène, dont le portrait orne sa chambre145, néanmoins presbytérienne modérée, légaliste mais ferme sur ses droits, elle soutient la politique de conciliation avec l’église presbytérienne proposée en 1670 par Sir Robert Moray146, mais s’élève vivement en 1706 contre l’Acte d’Union projeté et réalisé par la Reine Anne147, laissant cependant à son mari, whig convaincu, puis à son fils, jacobite engagé, le rôle politique de premier plan échu aux ducs de Hamilton148.

Les non opératifs des deux loges des Borders, comtés frontaliers avec l’Angleterre, Kelso et Haughfoot, s’avèreront en majorité opposés au « papiste » Jacques II, comme on peut s’y attendre dans cette région très fortement presbytérienne. Parmi les quatorze gentilshommes ou militaires de la loge de Kelso, tous ceux que l’on peut précisément classer sont définitivement whigs, ou même se battront dans la milice149 ou leur régiment150 contre la rébellion Jacobite du comte de Mar. Un seul est visiblement de l’autre parti : Fils du révérend Richard Brown « le curé de Saint Michel…qui disparut de Dumfries en même temps que son prévôt papiste151», le Dr Gustavus Brown est médecin et chirurgien, propriétaire à Roxburgh, non loin de Kelso. Il partira s’installer en 1708 dans la prospère colonie du Maryland. Un de ses fils, Richard, se battra du côté des Jacobites à Culloden, où il sera fait prisonnier. Son autre fils, Gustavus, médecin lui aussi, combattant de l’indépendance américaine, sera célèbre pour avoir assisté son voisin, George Washington, sur son lit de mort152. Plus discrètement, il fut membre de la Columba lodge N°11 à Port Tobacco, et le 5ème Grand Maître de la Grande Loge du

140 The first free-masons Scotland’s early lodges and their members David Stevenson 1988 p.85 141 Les origines de la Franc-maçonnerie Le siècle écossais 1590-1710 David STEVENSON 1993 p.282 142 The days of Duchess Anne Rosalind K. Marshall p.189 et suiv. 143 The days of Duchess Anne Rosalind K. Marshall p.131 144 The days of Duchess Anne Rosalind K. Marshall p.14 145 The days of Duchess Anne Rosalind K. Marshall p.43 146 The ladies of the Covenant Rev. James Hamilton p.62 147 The manuscripts of the Duke of Hamilton KT Historical manuscript commission 1887 p.202 148 State papers James II January 1689 31/4 Fo.236 149 History of the transactions in Scotland in the years 1715/16 and 1745/46 George Clark Vol.1 p.225 150 Historical records of the 7th Hussars John W. Parker p.19 151 History of the burgh of Dumfries William McDowall 1867 p.514 152 The history of Charles county, Maryland Margaret Brown-Klapthor 1958 p.82-83

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Maryland153. Les minutes de la loge consacreront la disparition des non opératifs ici aussi en 1716154, un peu comme à Dunblane.

La loge d’Haughfoot, minuscule bourg proche de Galashiels disparu aujourd’hui, a cette particularité d’être à cette époque non opérative en quasi-totalité. Le registre de cette loge, parfaitement tenu jusqu’en 1738 commence à la Saint Jean d’hiver 1702155, et l’on peut facilement y identifier les non opératifs au montant de leurs droits d’entrée. Cette loge est constituée par les familles de John Hoppringle of Hoppringle, commissionné pour l’approvisionnement d’Edimbourg156, John Scott of Gala, représentant le comté de Roxburgh au parlement d’Ecosse157, et de James Pringle of Torwoodlee, y représentant le comté de Selkirk158, qui ont donc tous trois prêté le serment d’allégeance obligatoire à William III et Mary. Tous les non opératifs de la loge d’Haughfoot qui ont pu être identifiés sont clairement et solidement whigs.

Le livre des marques de la loge d’Aberdeen, daté de 1670, s’orne d’une liste initiale159 présentée par son secrétaire James Anderson, père de notre Pasteur160, comme étant celle des maîtres de la loge dans l’ordre d’ancienneté. Les historiens récents ont remis en cause161 la validité de ce document qui pose de gros problèmes de cohérence chronologique : Harry Elphinstone, N°1 de la liste ne devient tuteur d’Airth qu’en 1683162, alors que John Skeen (N°27) a déjà émigré au New Jersey163 et que Maître George Liddell (N°22) ne devient professeur de mathématiques à Marischal College qu’en 1687164. David Stevenson suggère que cette liste a été rédigée par James Anderson vers la fin des années 1680165. Et pourtant elle mentionne des dates, de réception ou d’accession à des offices, allant de 1679 à 1695166. Sauf à reconnaître à son rédacteur les dons de double vue attribués par Henry Adamson aux frères de la Rose Croix167, elle ne peut donc avoir été composée avant 1695. Les ambigüités se lèvent si l’on considère qu’elle a été écrite par James Anderson à la fin de son deuxième mandat de maître de la loge, et concerne tous les maîtres reçus depuis la date initiale de 1670, en utilisant leur qualité la plus récente. La loge comprendrait alors en 1696 49 frères, 30 d’entre eux n’appartenant aucunement aux métiers de la construction. Parmi ceux que l’on peut clairement identifier, on relève la présence de cinq quakers168, dont un a

153 History of St Columba Lodge N°150 154 History of the freemasonry in the province of Roxburgh, Peebles and Selkirk shires W. Fred Vernon 1893 p.95 155 History of the freemasonry in the province of Roxburgh, Peebles and Selkirk shires W. Fred Vernon 1893 p.282 156 Records of the parliament of Scotland to 1707 19 juillet 1698 et 5 août 1704 157 Records of the parliament of Scotland to 1707 5 août 1698 158 id 159 The history of freemasonry Robert Freke Gould 1883 Vol.2 p.434 160 Acte de naissance Paroisse d’Aberdeen 19 janvier 1679 161 La passion écossaise André Kervella 2002 p.138 162 A genealogical and heraldic history of the commoners of Great-Britain and Ireland John Burke 1836 Vol.2 p.372 163 The first free-masons Scotland’s early lodges and their members David Stevenson 1988 p.128 164 Fasti academiae mariscallanae Aberdonensis Peter John Anderson 1898 Vol.2 p.53 165 The first free-masons Scotland’s early lodges and their members David Stevenson 1988 p.130 166 Notes on the early history and records of the lodge, Aberdeen 1ter A.L. Miller 1919 p.22 167 The muses threnodie Henry Adamson 1638 168 Memoirs of the rise, progress and persecution of the people called Quakers John Barclay 1835 p.92-116-143-190

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émigré définitivement au New Jersey169, deux whigs, James Ogilvy 3ème comte de Findlater N°13, qui vota pour l’union avec l’Angleterre lors de la dernière session du parlement d’Ecosse170, et l’enseigne George Seaton, reçu en 1706, appartenant au régiment loyaliste du Colonel Ferguson171, ainsi que six Jacobites. Trois d’entre eux ont des liens avec la cour des Stuart en exil : Alexander Forbes, le petit-fils de Lord Pistligo (N°4), ami de Fénelon et de Mme Guyon, fera des allers-retours entre France et Ecosse de 1691 à 1745, participant à toutes les campagnes Jacobites172, John Hay 12ème comte Errol (N°32) est le beau-frère173 des deux frères Drummond, le 1er duc de Perth174, gouverneur du futur prétendant, le Prince Edouard175, et le 1er duc de Melfort qui accompagnera Jacques II dans sa campagne d’Irlande176. Quant à James Seton, 4ème comte de Dunfermline (N°31), après avoir combattu pour Jacques II en 1689177, il le suivra à Saint Germain où il mourra en 1694178.

Mais c’est d’un petit port de la côte ouest, sur la rivière Nith, à proximité de la frontière anglaise que viendra la plus grande surprise. Le 16 décembre 1686 Jacques II impose dans ce bourg royal un prévôt jacobite et catholique, John Maxwell de Barncleugh,179 qui prendra ses fonctions le 6 Janvier 1687. Le 20 Mai suivant « l’honorable compagnie des maçons [s’assemble] pour l’établissement d’une loge appartenant au bourg de Dumfries...» Cette loge ne semble guère s’intéresser à la règlementation et à la régulation de la profession180, au point que pour la construction des nouveaux bâtiments communaux entre 1703 et 1707, l’architecte M. Bachup devra faire appel à une main-d’œuvre de maçons largement extérieure au bourg181. Par contre elle recevra comme compagnons, en 1688, le lieutenant John Livingstone, qui mène avec ses dragons une brutale répression des presbytériens du comté, ainsi que deux de ses camarades182. Exemple unique parmi les loges écossaises, elle mentionne dans ses minutes recevoir des frères « en raison de leur qualification de chrétienté » De quelle qualification s’agit-il ? Deux éléments nous apportent la réponse, l’admission de Francis Maxwell of Tinwald en 1712 et le manuscrit Dumfries N°4, qui date de cette époque183. L’article deuxième des devoirs du Dumfries N°4 stipule « vous serez loyaux et fidèles à la sainte église catholique ». L’argument de Jean-François Var184 qui veut y voir une expression de l’église anglicane d’Angleterre (qui n’est d’ailleurs jamais utilisée par l’église presbytérienne d’Écosse) ne tient pas au regard de la réception concomitante dans la loge de Dumfries de Francis Maxwell of Tinwald. Quelle est donc la « qualification de chrétienté » de ce dernier, pour qui la loge de Dumfries aura été 169 The first free-masons Scotland’s early lodges and their members David Stevenson 1988 p.143 170 Records of the parliament of Scotland to 1707 session du 3 Octobre 1706 au 25 mars 1707 171 Historical records of the 26th or Cameronian regiment Thomas Carter 1867 p.242 172 Biographical dictionary of eminent Scotsmen Robert Chambers révisé par Thomas Thomson 1870 Vol.2 p.36 173 The Scots peerage Sir James Balfour Paul 1904 Vol.7 p.51 174 The Scots peerage Sir James Balfour Paul 1904 Vol.1 p.88 175 The English court in exile Edwin et Marion Grew p.274 176 The battle of the Boyne Demetrius Charles Boulger 1911 p.51 177 The Scots peerage Sir James Balfour Paul 1904 Vol.3 p.375 178 Register of Saint Germain Jacobite extracts of births marriages and deaths C.E. Lart 1910 V.1 p.IX 179 History of the burgh of Dumfries William McDowall 1867 p.505-507 180 The first free-masons Scotland’s early lodges and their members David Stevenson 1988 p.81 181 History of the burgh of Dumfries William McDowall 1867 p.541 182 History of the burgh of Dumfries William McDowall 1867 p.487 183 The early masonic catechisms Douglas Knoop, G.P. Jones & Douglas Hamer 1975 p.50 184 La Franc-maçonnerie documents fondateurs Cahiers de l’Herne N°62 p.214

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le jour de sa réception « douce … par respect pour sa qualité 185»? Francis Maxwell of Tinwald est en fait un membre de la « gentry papiste et jacobite », qui manifestera en faveur du prétendant Jacques III Stuart le 29 mai 1714 à Lochmaben186, le proclamera Roi légitime d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande le 6 septembre 1715, et se battra sous les ordres du comte de Mar et du comte James Radcliffe of Derwentwater pour tenter, sans succès, de reconquérir le pouvoir187. La « qualification de chrétienté » de la loge de Dumfries est donc bien catholique romaine, et, qui plus est, on ne peut que constater d’autres particularités plus politiques. Là où les manuscrits anglais, ou les manuscrits écossais de Kilwinning et d’Aitchison’s Haven, qui datent du règne de Charles II Stuart, mentionnent « vous devrez être de fidèles hommes liges du Roi d’Angleterre », le Dumfries N°4, pendant l’exil de Jacques II, stipule « vous serez loyal envers le Roi légitime du royaume et prierez pour sa sécurité en toutes occasions ». Non plus le Roi d’Angleterre, mais le Roi légitime du royaume… Enfin un article qu’on ne retrouve nulle part ailleurs y mentionne « Item qu’aucune loge ou assemblée de maçons ne donnera le Royal secret à quiconque trop rapidement, mais plutôt après grande délibérations…» Là où l’on attend l’expression « le mot de maçon », on trouve « le Royal secret » !

1717, la reprise en main Whig

Au total, en 1717, environ une centaine de francs-maçons non opératifs vivants appartiennent à une loge en Ecosse. Quelques uns sont en France, mais la plupart en Ecosse, un seul exerce une responsabilité nationale : John Clerk of Penicuik, membre du Parlement pour Edimbourg, Baron de la cour de l’échiquier (commission des finances)188, et proche de Robert Walpole, leader whig au parlement et chancelier de l’échiquier. Quelques uns n’ont pu être précisément identifiés, pour les autres l’analyse montre qu’un peu moins de la moitié ne peuvent être clairement positionnés politiquement. 24 sont whigs, 27 jacobites, et cinq au moins sont quakers. Notons qu’il y a, à cette époque, une sorte d’accord politique tacite entre Jacques II et les quakers189, eux aussi honnis par le pouvoir protestant. En comparaison de cette centaine de freemasons écossais connus, on ne recense qu’une dizaine d’anglais. Roger Dachez indique que la salle de la taverne l’Oie et le Grill dans laquelle se tint la Grande Loge de Londres à la St Jean d’été 1717 pouvait réunir au maximum une vingtaine de personnes190.

Les deux seuls récits des évènements de cette grande loge que nous ayons pour les années 1717 à 1723 sont ceux de James Anderson dans les nouvelles constitutions qu’il écrit en 1738, quelques mois avant sa mort, et de William Preston, non contemporain des faits, qui publie Illustrations of Masonry en 1775. En 1723, lorsque parait La constitution des francs-maçons, contenant l’histoire, les devoirs, les règlements de cette très ancienne et très vénérable fraternité, Jean Théophile Désaguliers et James Anderson ne peuvent ignorer cette maçonnerie d’Écosse que pourtant ils minimisent. Désaguliers a rendu visite à la loge

185 History of the old lodge of Dumfries James Smith 186 The History of the late Rebellion raised against His Majesty King George by the Friends of the Popish Pretender Rev. Peter Rae Edinburgh 1718 p.49 187 History of the burgh of Dumfries William McDowall 1867 p.562 188 Memoirs of the life of Sir John Clerk of Penucuik, Baronet, Baron of the Exchequer, Commissioner of the Union John M. Gray 1892 189 The quakers in Great-Britain and America Charles Frederick Holder 1913 p.183-196-200-213 190 L’invention de la franc-maçonnerie Roger Dachez 2008 p.160

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d’Edimbourg le 24 Août 1721191, et le père du Pasteur Anderson est toujours secrétaire de la loge d’Aberdeen en 1726192. Notre pasteur, qui a terminé ses études au Marischal College d’Aberdeen en 1706193, ne peut pas ignorer l’appartenance de son père, dont il utilise la marque maçonnique dans ses propres armes194. Comment croire alors que le rédacteur de nouvelles constitutions pour la franc-maçonnerie n’aurait pas échangé avec son père qui a rédigé de sa propre main les statuts et constitutions devant être lus à tout nouvel apprenti de la loge d’Aberdeen195. Cette oblitération des freemasons écossais est donc volontaire, pourquoi ?

David Stevenson analyse deux sermons du Révérend Anderson, de 1712 et 1715, à l’évidence d’une tonalité « whig radicale et déterminée » : « Il décrit comment le pays a été béni d’avoir un bon protestant comme souverain et une heureuse constitution, ayant été délivré des griffes du papisme et de l’esclavage par la révolution. Mais les dangers menacent. La croissance du papisme est alarmante, car par principe les catholiques reconnaissent un étranger, le prétendant jacobite, comme roi légitime.196» Désaguliers, l’animateur des premières années de la Grande Loge de Londres, Grand Maître en 1719, orateur du jour lors de l’installation du duc de Montagu en 1721, député Grand Maître en 1722 et 1723197, n’est pas d’une opinion différente mais il est, lui, bien placé à la cour du nouveau roi, George de Hanovre. Appointé en 1714 comme chapelain de l’église St Laurent à Little Stanmore198 par le futur duc de Chandos, payeur-général des armées, il obtient aussi une rente du Lord High Chancelier, William Cooper. Ces relations brillantes, et whigs, lui permettent de se rapprocher de la famille royale qu'il tient informée des derniers développements en matière de pensées philosophiques199.

Le ton du récit de 1717 par James Anderson dans ses constitutions de 1738 est assez clair. Il commence ainsi : « Le roi George 1er entra à Londres de la manière la plus magnifique le 20 septembre 1714. Après que la rébellion fut terminée en 1716, les loges de Londres se trouvant négligées par Sir Christopher Wren…200» Précisons que Sir Christopher Wren, ainsi décrié, s’est toujours montré un serviteur dévoué, quoique modéré, des Stuart. Le premier Grand Maître noble de la Grande Loge de Londres, en 1721, James 2ème duc de Montagu, est un whig convaincu, décoré en 1718 par George 1er dans l’ordre très sélectif de la jarretière201. Il lèvera spécialement un régiment de cavalerie pour s’opposer à la tentative du prince Charles Edward Stuart en 1745202.

Tout cela ressemble fort à la reprise en main par le pouvoir whig d’une fraternité où les whigs sont minoritaires, à une époque où la récente accession au

191 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.151 192 The history of freemasonry Robert Freke Gould 1885 Vol.4 p.290 193 Fasti academiae mariscallanae Aberdonensis Peter John Anderson 1898 Vol.2 p.286 194 James Anderson, man and mason David Stevenson Heredom 2002 Vol.10 p.95 195 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.421 196 James Anderson, man and mason David Stevenson Heredom 2002 Vol.10 p.97 197 The history of freemasonry Robert Freke Gould CH.XVI in A library of Freemasonry 1906 Vol. III p.33-35-41 198 The environs of London Vol.3 Parish of Whitchurch 199 Jean Théophile Désaguliers Michel Baron The rough ashlar 2005 200 The history of freemasonry Robert Freke Gould CH.XVI in A library of Freemasonry 1906 Vol. III p.31 201 Memorials of the most noble order of the garter George Frederick Beltz 1841 p.CC 202 Transactions in Scotland in the years 1715-16 and 1745-46 George Charles Vol.2 p.7

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trône de George de Hanovre, trois ans plus tôt, ne fait pas l’unanimité. Wee german laddy, le petit gars allemand, comme l’appelle les écossais, n’est pas aimé203. Churchill relève que le Maréchal de Berwick estimait à cette époque que 5 écossais sur 6 étaient Jacobites204. Qu’un gouvernement totalement whig dominé par les deux beaux-frères Lord Townshend, secrétaire d’état, et Robert Walpole, chancelier de l’échiquier, après avoir assuré sa prédominance au parlement par le Septennial Act en 1716205, ait la même volonté de contrôle sur la franc-maçonnerie naissante que Napoléon 1er et Napoléon III quelques lustres plus tard n’a rien d’étonnant. On ne s’étonnera donc pas qu’en 1722, quelques jours avant la St Jean d’été qui ratifiera les constitutions d’Anderson publiées l’année suivante, la Grande Loge de Londres se rende en délégation auprès de Lord Townshend, pour « l’assurer de son zèle envers la personne de sa majesté et son gouvernement », ce à quoi le secrétaire d’état répond « qu’ils ne craignent aucune molestation de la part du gouvernement, aussi longtemps qu’ils ne s’occuperont que des anciens secrets de la [maçonnerie]206».

Cette reprise en main est caractérisée par le fait que la Grande Loge de Londres invente la notion de Grand Maître, qui n’apparait pas avant la divulgation des constitutions de Roberts en 1722 et la publication de celles d’Anderson et Désaguliers en 1723207. Même les chartes Saint-Clair, documents exprimant la confiance de certaines loges à la famille des Sinclair of Rosslyn, en opposition aux nominations successives des frères Alexander of Menstries comme surveillant général des travaux du roi, ne parlent pas de Grand Maître mais de Patron et Protecteur, ou de Patron et Juge, ou de Contrôleur [overseer]208. Le système est verrouillé à la Saint Jean d’été 1720 : le futur Grand Maître sera proposé pour approbation par son prédécesseur, et nommera lui-même son député Grand Maître et les surveillants209. De même on ne retrouve avant 1723 aucun texte interdisant aux loges écossaises, et à fortiori aux loges temporaires anglaises, de se créer sans autorisation de quiconque, mais partir de 1723 on ne pourra plus constituer en Angleterre de nouvelle loge sans patente signée du Grand Maître210. L’article 2 des obligations est par ailleurs très clair sur la ligne politique de l’institution211!

La réaction jacobite ne se fera pas attendre. Le duc de Wharton, de retour d’Europe où il s’est converti à la cause jacobite212, prend la Grande Maîtrise en 1722 par un mini coup de force213. Il la perdra l’année suivante, mais la lutte d’influence, perdue à Londres par les jacobites, se poursuivra sur le sol français.

La concurrence sur le sol français

Il est possible que la première loge en France ait été La Parfaite Égalité, loge militaire du Royal Irlandais du colonel Walsh214, le régiment de la garde 203 The first George in Hanover and England Lewis Melville 1908 Vol.1 p ;219-220 204 A history of english-speaking people Vol II Sir Winston Churchill 205 Walpole John Morley 1899 p.54 206 The masonic delegation of 1722 T. Fuller AQC99 1986 207 La maçonnerie écossaise dans la France de l’ancien régime André Kervella 1999 p.4 208 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.58 209 The history of freemasonry Robert Freke Gould 1883 Vol.5 p.33 210 The constitutions of the freemasons… 1723 General regulations § VIII 211 The constitutions of the freemasons… 1723 The charges of a free-mason § II 212The life and times of prince Charles Stuart Alexander Charles Ewald 1883 p.40 213 The history of freemasonry Robert Freke Gould CH.XVI in A library of Freemasonry 1906 Vol. III p.41 214 La Grande Loge de France Que sais-je 2008 Alain Graesel p.3

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personnelle de Jacques II. En effet, quatre ans après sa fondation, le Grand Orient admet en 1777 que cette loge a été constituée le 25 mars 1688, mais il est aussi possible que cette décision n’ait pas été solidement fondée215. De même Gustave Bord cite la loge La bonne foi du régiment des gardes écossais de Dillon, mais il n’apporte aucune référence216. En tout cas on parle de franc-maçonnerie en France dès le tout début du XVIIIème siècle : Les freimaçons, vaudeville sur un air anglais est saisi en 1705 chez le libraire Huchet, qui a semble-t-il des liens avec les jacobites217. La première loge française prouvée indiscutablement fut fondée en 1725 par Charles Radcliffe de Derwentwater, James-Hector McLeane of Duart et Dominique O’Heguerty, tous trois fervents jacobites218. Une question se pose : où et comment nos trois fondateurs ont-ils, selon l’expression écossaise, « reçu le mot de maçon » ? Gustave Bord avance que Charles Radcliffe de Derwentwater aurait pu connaître la franc-maçonnerie par le chevalier de Ramsay219, encore faudrait-il que celui-ci ait été maçon à l’époque. Bien que Pierre Mariel signale qu’en 1715 il entame toutes ses lettres au Marquis de Salignac, neveu de Fénelon, par « Mon très cher frère220», Ramsay n’a été initié qu’en mars 1730 à la loge The Horn de Londres221. James Fairbairn Smith imagine que Derwentwater aurait été reçu maçon à Dilston Castle lors de rencontres avec son frère James et les barons écossais222. André Kervella estime que Dominique O’Heguerty, aurait pu connaître la maçonnerie par son frère Patrick, capitaine du régiment d’infanterie de Dillon223. Une seule chose est sure, c’est la relation entre Allan Cameron of Lochiel, gentilhomme de la chambre de Jacques III mais surtout ancien membre de la loge écossaise de Dunblane224, et James Hector MacLeane, qui remplit en même temps que lui le rôle d’agent de liaison des jacobites avec les clans des Highlands225. Kervella confirme qu’ils se connaissent et se sont rencontrés226.

La concurrence whig se transporte dès 1734 sur le sol français avec la tenue à Paris d’une loge concurrente de celle de Derwentwater, où la Grande Loge de Londres est représentée par le duc de Richmond et Jean Théophile Désaguliers, en présence de l’ambassadeur d’Angleterre, Lord Waldegrave, membre de la loge londonienne l’oie et le grill227. La même volonté politique se retrouvera en 1737, alors que la Grande Maîtrise française est jacobite, avec James Hector McLean puis Charles Radcliffe de Derwentwater228, dans l’intervention de ce même Lord Waldegrave auprès du Cardinal de Fleury, évêque de Fréjus et premier ministre de Louis XV. L’abbé de la Garde indique dans son gazetin le 19 Septembre 1737 cité par Alain Bernheim229 : « Les frey-massons politiques disent que cette défense de s’assembler a été sollicitée par le frère Lord Waldegrave, de l’ordre de son maître

215 Histoire de la Franc-maçonnerie Vol1 Pierre Chevallier p.5 216 La Franc-maçonnerie en France des origines à 1815 Gustave Bord 1908 Tome 1 p.118 217 Réseaux maçonniques et mondains au Siècle des Lumières André Kervella 2008 p.14 218 Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts ou des métiers Tome XV 1779 219 La Franc-maçonnerie en France des origines à 1815 Gustave Bord 1908 Tome 1 p.118 220 Michel de Ramsay Pierre Mariel 1961 221 Ramsay and his Discours revisited Alain Bernheim Acta Macionica 14 (2004): p.111-134 note 1 222 The rise of the ecossais degrees James Fairbairn Smith 1965 p.10 223 Réseaux maçonniques et mondains au Siècle des Lumières André Kervella 2008 p.34 224 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.415 225 Historical papers relating to the Jacobite period Col. James Allardyce 1845 p.156 226 Réseaux maçonniques et mondains au Siècle des Lumières André Kervella 2008 p.32 227 Une certaine idée de la franc-maçonnerie Alain Bernheim 2008 p.148 228 Une certaine idée de la franc-maçonnerie Alain Bernheim 2008 p.156 229 Une certaine idée de la franc-maçonnerie Alain Bernheim 2008 p.165

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le premier ministre Walpole, lui-même frey-masson, qui appréhende que Lord Derwentwater, Grand Maître de cet ordre et Jacobite outré, ne se serve de toutes ses associations en faveur du Prétendant et contre son gouvernement230». Message reçu, semble-t-il, puisqu’après quelques descentes de polices sur certaines loges parisiennes, c’est un pair de France, le duc d’Antin, qui deviendra alors Grand Maître ad-vitam.

Naissance du troisième degré

A ce moment de l’histoire, la grande maîtrise du Duc d’Antin, ces deux courants de la franc-maçonnerie française n’ont pas la même connaissance du troisième degré, la maîtrise, voire de degrés ultérieurs. Les fidèles du Duc d’Antin ne connaîtront en 1743 que deux degrés, alors que Derwentwater en confère au moins cinq en 1737. Mais pour cela il nous faut remonter le temps quelque peu.

Tous les historiens s’accordent sur le fait que la Grande loge de Londres de 1717 et les Constitutions de 1723 ne connaissent pas le troisième degré. Les Obligations d’un franc-maçon qu’elles incluent citent toujours les compagnons au pluriel et le maître au singulier, réservant cette appellation pour le maître de loge231. La troisième partie des Constitutions, les règlements généraux dus à George Payne, continuent de même, jusqu’à la description des réunions trimestrielles de la Grande Loge dans laquelle ils stipulent « les apprentis ne doivent être reçus maîtres et compagnons qu’à cette occasion, sauf dispense232» Ces deux appellations étaient donc confondues pour la Grande Loge de Londres.

Cela correspond bien à l’organisation traditionnelle des loges opératives dans l’Angleterre du XVIIème siècle. David Stevenson s’accorde avec Andrew Prescott233 pour estimer qu’en Angleterre, les maçons se retrouvaient dans des loges mises en place pour chaque chantier particulier, dirigées par le maître du chantier, ce qui expliquerait l’évanescence de la trace « typique des loges anglaises du XVIIème siècle : une référence isolée est suivie d’un silence total… Ainsi donc il semble qu’il ait manqué à l’Angleterre jusqu’à la fin du XVIIème siècle des loges permanentes de type écossais 234 ».

Mais cela ne correspond absolument pas au statut de maître et à celui de compagnon qui sont parfaitement distincts dans les loges d’Ecosse où les deux mots ne sont absolument pas équivalents. Par exemple la minute de l’admission de Sir Patrick Hume of Polwarth, l’un des rares non-opératif reçus maîtres, mentionne « was admitted fellow of craft (and master) of this lodge235» Pourquoi donc le clerc de Mary’s Chapel aurait-il pris la peine de mentionner « et maître » entre parenthèses après « compagnon de métier » si les deux mots étaient exactement identiques ?

Les Old Charges incluses dans les minutes de la loge Atcheson Haven en 1666 ou celles de la loge de Kilwinning, le manuscrit Edinburgh-Kilwinning, utilisent une expression qui ne laisse aucun doute : « These be the charges in general for both

230 Les ducs sous l’acacia Pierre Chevallier 1964 p.108 231 The constitutions of the freemasons… 1723 The charges of a free-mason 232 The constitutions of the freemasons… 1723 General regulations p.XIII 233 Masonic papers The old charges revisited Andrew PRESCOTT Transactions of the lodge of research 2429 (Leicester) 2006 234 Les origines de la Franc-maçonnerie Le siècle écossais 1590-1710 David STEVENSON Éditions Télètes p.302 235 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.81

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Masters and Fellows to hold236», ce sont les devoirs que doivent remplir à la fois les maîtres et les compagnons, pour Atcheson Haven, et « These be the Charges in general that belongeth to euery Masson to keep, both Masters and Fellowes237» pour Kilwinning. L’utilisation du mot both [à la fois] implique toujours en anglais l’association de deux entités différentes. Suivent d’ailleurs des devoirs singuliers et particuliers pour les maîtres et les compagnons, qui s’appliquent quelquefois aux deux groupes, quelquefois à l’un ou l’autre des deux, par exemple « qu’aucun maître ne prenne un travail dans des conditions qui ne soient pas raisonnables, de façon à ce que le Lord soit justement servi, et que le maître vive honnêtement et paye ses compagnons justement, comme le demande le métier238»

Dans la plupart des loges écossaises l’admission à la maîtrise est d’ailleurs dévolue à l’incorporation et non à la loge. L’argumentation solide de David Murray Lyon à ce sujet239 montre qu’il est indispensable d’avoir été admis par la loge comme compagnon de métier avant de pouvoir être candidat à présenter un chef-d’œuvre devant l’incorporation pour l’accession à la maîtrise. Il est intéressant de noter qu’à la fin du siècle, en 1695, les maîtres, en majorité non opératifs, de Hamilton s’établiront en une incorporation240 à l’intérieur même de la loge.

De très nombreuses minutes montrent par ailleurs qu’il y avait en Écosse plusieurs maîtres dans chaque loge, et, ainsi que le prescrivent les statuts Schaw, tout au long du XVIIème siècle seuls les maîtres, et pas les compagnons, eurent le droit de voter pour l’élection du surveillant de la loge241. Il apparait donc indéniable que le statut de maître y était différent de celui de compagnon de métier

Mais jusqu’à la fin du XVIIème siècle, à part la mention ici ou là du mot de maçon242, nous n’avons aucune information sur les rituels. Le plus ancien manuscrit concernant les rituels est écossais, le manuscrit des archives d’Edimbourg243 qui mentionne la date de 1696 et le nom de loge de Kilwinning. Il décrit deux degrés, celui de l’apprenti, avec le signe que nous connaissons, et celui du compagnon ou du maître, avec les cinq points du compagnonnage. Un mot circule puis est donné au récipiendaire à chaque degré. Ces mots sont les mêmes que nos mots actuels des deux premiers degrés, mais il n’est pas indiqué dans quel ordre ils sont donnés.

Le manuscrit Sloane 3329, que le département des manuscrits du British muséum a daté des environs de 1700, est sensiblement différent, non pas dans les termes utilisés, qui montrent bien son origine écossaise, mais dans le découpage des degrés. Il décrit une griffe différente pour le compagnon et le maître, semblables à celles que nous connaissons, décrit « une loge juste et parfaite c’est deux apprentis, deux compagnons et deux maîtres… », et se conclut par la salutation du très vénérable, des maîtres et des compagnons de la loge, ainsi « qu’une autre qu’ils ont appelée le mot de maître, et c’est Mahabyn qui est toujours divisé en deux mots, et se tenant debout, rapprochés, poitrine contre poitrine, l’intérieur de leurs chevilles joints, la griffe des maîtres de leurs mains droites et le

236 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.116 237 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.108 238 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.114 239 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.19 240 The first free-masons Scotland’s early lodges and their members David Stevenson 1988 p.83 241 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.41 et suiv. 242 Relation of proceedings concerning the affairs of the Kirk of Scotland, 1637-1638 John LESLIE Comte de ROTHES 243 The early masonic catechisms Douglas Knoop, G.P. Jones & Douglas Hamer 1975 p.31

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bout des doigts de leurs mains gauches tenant serré le creux de la colonne vertébrale de l’autre, et ils se tiennent dans cette posture jusqu’à ce qu’ils se murmurent dans les oreilles l’un Maha, l’autre Byn ». Ainsi, plus d’une décennie avant la création de la Grande Loge de Londres, des loges de type écossais connaissaient trois degrés, avec une transmission du mot de maître quasi identique à la nôtre. Connaissaient-elles la légende d’Hiram ? Nous n’en savons rien jusqu’à 1730, mais nous pouvons noter que l’architecte Hiram apparait dans le manuscrit Dumfries N°4244, contemporain ou légèrement postérieur au Sloane, appartenant à cette loge bien particulière de Dumfries dont nous avons parlé précédemment.

Le manuscrit du Trinity College de Dublin, qui porte la date manuscrite de 1711, est encore plus clair : une loge pleine et parfaite c’est « trois maîtres, trois compagnons et trois apprentis » et « Le signe des maîtres est colonne vertébrale, le mot matchpin. Le signe du compagnon est phalange et jointures, le mot Jachquin. Le signe de l’apprenti est jointures, le mot Boaz, ou c’est creux ». Il y a déjà identité avec les mots et les griffes évoqués par Prichard en 1730, ou par Trois Coups Distincts qui décrit le rituel de la Grande Loge des Anciens en 1760.Ainsi des loges irlandaises avaient-elles, comme le souligne Philip Crossle245, un rite en trois degrés avant l’avènement de la Grande Loge de Londres.

Où trouverons-nous ces loges de type écossais ou irlandais qui pratiquent très tôt un troisième degré ? En tout cas pas dans les loges traditionnelles d’Ecosse : Mary’s Chapel d’Edimbourg le découvre en 1738246, les loges d’Aitchison’s Haven, Haughfoot, Dunblane, Peebles en 1760247, ni dans la grande majorité des loges dépendant de la Grande Loge de Londres qui n’adopteront officiellement le troisième degré qu’en 1738248. Par contre nous pourrons les trouver en France249 et en Europe250 où les jacobites, écossais et irlandais, ont fondé avec leurs amis251 des loges qui connaissent le troisième degré : en 1737, Derwentwater, Grand Maître de la très ancienne et très illustre société des francs-maçons dans le royaume de France, remet au Baron Carl Fredrik Scheffer un pouvoir pour la Suède de « faire des maîtres-maçons et de nommer les maîtres et les surveillants des loges qu’il constituera…252»

De la maîtrise à l’écossisme

Au-delà même du troisième degré, un document des archives de la Grande Loge de Suède confirme que le Baron Scheffer fut reçu maçon en 1737 et qu’il reçut aussi cette année là « les deux autres grades de Saint Jean ainsi que deux grades écossais »253. Alain Bernheim relève le témoignage de 1738 de Hugo O’Kelly, vénérable d’une loge irlandaise, devant l’inquisition de Lisbonne, reconnaissant l’existence de deux degrés additionnels au degré de maître maçon254.

244 The early masonic catechisms Douglas Knoop, G.P. Jones & Douglas Hamer 1975 p.56 245 Le rite Irlandais Philip Crossle 2000 Renaissance traditionnelle N°121 246 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.212 247 History of the Lodge of Edinburgh (Mary’s Chapel) N°1 David Murray Lyon 1873 p.214 248 The New Book of Constitutions of the Antient and Honourable Fraternity of Free and Accepted Masons James Anderson 1738 249 Voir Une certaine idée de la franc-maçonnerie Alain Bernheim 2008 p.146 250 Par exemple The roman lodge of freemasons 1735-1737 D. Currie 251 Réseaux maçonniques et mondains au Siècle des Lumières André Kervella 2008 p.73 252 Une certaine idée de la franc-maçonnerie Alain Bernheim 2008 p.139 253 Histoire abrégée de la Franc-maçonnerie Robert Freke Gould 1989 p.397 254 La stricte observance Alain Bernheim 1998 Note 12

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En 1744 est publié à Bruxelles La Franc-maçonne255, dont on peut extraire cette phrase : « L’ignorance est si générale, que la plupart des maîtres et des surveillants ne savent pas encore que la maçonnerie est composée de sept grades, et la loge générale même a décidé à l’aveugle, le 11 décembre 1743, qu’elle ne regarderait les maçons du quatrième, c’est-à-dire, les maîtres écossais, que comme de simples apprentis et compagnons.» En effet, le 11 Décembre 1743, quelques jours après la mort du Duc d’Antin et la veille de l’élection à la grande maîtrise du comte de Clermont256, le marquis de la Cour de Balleroy, député du Duc d’Antin, signe257 des Règlements généraux extraits des anciens registres des loges à l’usage de celles de France258. Ces règlements, dont les 19 premiers articles reproduisent exactement les constitutions d’Anderson259, condamnent dans leur article 20 les prétentions et les exigences de Maîtres Ecossais, « dont on ne trouve aucune trace dans les anciennes archives et coutumes des loges répandues sur la surface de la terre » et détermine qu’ils « ne seront considérés par les frères que comme les autres apprentis et compagnons, dont ils doivent porter l’habillement sans aucune marque de distinction quelconque » A l’évidence, les rédacteurs de ces règlements ne connaissent, et ne reconnaissent comme légitimes, que les deux premiers degrés.

Il apparait donc clairement qu’en 1737, des deux courants concurrentiels de la franc-maçonnerie en France, l’un, autour du duc d’Antin, suit le lent cheminement de la franc-maçonnerie anglaise d’Anderson vers le troisième degré, alors que l’autre, autour de Derwentwater et MacLeane, l’a précédé et progresse déjà dans l’écossisme. Ce sont bien des gentilshommes jacobites écossais et irlandais qui ont apporté le troisième degré en France, et y ont développé une franc-maçonnerie qui travaille des degrés écossais. Mais ces degrés écossais sont-ils nés sur le sol français, ou proviennent-ils eux aussi d’outre-manche ? That is the question !

La plus ancienne mention connue d’écossais n’est pas française mais anglaise. Il s’agit de la Loge des maçons écossais se réunissant à la Taverne du Diable, Temple Bar, à Londres, qui apparait sous le n°115 dans la liste manuscrite de Rawlinson en 1733, ainsi que dans la liste gravée de Pine en 1734260. Mais rien n’indique qu’il s’agisse de maîtres Ecossais, ou de ce que nous appelons aujourd’hui une loge écossaise. On peut arguer qu’il ne s’agit que d’une loge de francs-maçons nés en Ecosse mais appelés par leurs occupations à Londres. Le cas se précise quand même avec cette minute du 28 octobre 1735 de la loge de Bath, petite ville du pays de Galles : « à cette date la loge des maîtres fût réunie exceptionnellement et les valeureux frères suivants furent faits et admis Maîtres Maçons Ecossais…261» Suit une liste de dix noms parmi lesquels deux avaient été élevés à la maîtrise ce même jour, vraisemblablement pour leur permettre d’accéder à ce degré de Maître Ecossais. Notons au passage que le « premier surveillant écossais » de cette tenue est un certain David Threipland, très vraisemblablement le 2nd Baronnet de Fingask Castle, près de Dundee en Ecosse,

255 La Franc-maçonne, ou révélation des mystères des francs-maçons Bruxelles 1744 256 Réseaux maçonniques et mondains au Siècle des Lumières André Kervella 2008 p.109 257 La genèse du Rite Ecossais Ancien et Accepté Claude Guérillot 1993 p.48 258 Une certaine idée de la franc-maçonnerie Alain Bernheim 2008 p.421 259 Histoire de la franc-maçonnerie française Pierre Chevallier 1974 Vol.1 p.120 260 Did Ecossais degrees originate in France Alain Bernheim Heredom Vol 5 1996 261 Communication dans A.Q.C. 32 Edward Armitage 1919 p.40-41

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qui participa à la rébellion jacobite de 1715262. En 1737 nous avons vu Charles Radcliffe de Derwentwter conférer en France deux degrés écossais, et de nouveau en 1740, en Angleterre, deux loges, The old lodge N°1, celle de l’oie et le grill, et la loge de Bristol, pays de Galles, élèvent des maîtres maçons au grade de Maître Ecossais, et c’est enfin en 1743 que les francs-maçons français du courant andersonien réfutent le degré de Maître Ecossais. Ajoutons au dossier un rapport à M. de Marville, lieutenant de police de Paris en mars 1746 : « Il doit s’en tenir une loge écossaise dimanche prochain, c’est le sieur de la Valette [officier irlandais du régiment de Lowendal] qui sera le très respectable, attendu qu’étant du pays, il y a d’autres formalités qu’en France… », ce qui semble bien montrer la prégnance des écossais ou irlandais en exil sur ces degrés.

Rien n’est décisif dans cette énumération, cependant la balance semble bien pencher vers une origine Britannique. En tout cas il n’est plus possible d’affirmer péremptoirement, comme le font certains historiens, que les degrés écossais sont nés en France et n’ont rien à voir avec l’Ecosse ! Il n’est pas non plus indifférent qu’en France ces degrés écossais soient portés par des Jacobites convaincus, au premier chef Charles Radcliffe of Derwentwater, le petit-fils naturel de Charles II Stuart, et qu’en Angleterre aussi on trouve des jacobites engagés dans une loge écossaise !

Y a-t-il une volonté politique des Stuart derrière ce mouvement ? Jean-Émile Daruty, s’appuyant sur Thory et Mackey, l’évoque prudemment : «ainsi est remanié … en 1650 [le degré] de maître dont les allégories tendent, suivant quelques auteurs, à rappeler le souvenir de la mort de Charles 1er, décapité le 30 Janvier 1649, et dont les maçons d’Angleterre et particulièrement ceux d’Ecosse, partisans des Stuart, travaillent en secret à rétablir le trône en faveur de Charles II263» Pierre Chevallier reste lui aussi très prudent sur le sujet, tout en estimant que «l’origine jacobite de l’ordre n’est pas facile à écarter » Il cite une note manuscrite sur une lettre de 1737 d’un contemporain, Bertin du Rocheret « société ancienne d’Angleterre … introduite en France à la suite du roy Jacques II en 1689264» René Le Forestier attribue à un autre contemporain, Paul Rapin de Thoyras, une étude publiée en fait par son fils265 en 1739 : « Jacques II avait établi les degrés maçonniques supérieurs pour récompenser le loyalisme des écossais qui avaient été ses plus fidèles partisans ; c’est pourquoi les hauts grades portaient ce titre générique… Mais Jacques étant mort entre temps, (en 1701), on en est alors resté là et ils n’ont plus fait parler d’eux jusqu’en 1725, année où ils se sont répandus partout266» Notons que dans son tuileur manuscrit Auguste de Grasse-Tilly reprend pour le 14ème degré l’appellation, traditionnelle depuis plus d’un demi-siècle, Ecossais de la voûte sacrée de Jacques VI, Jacques VI d’Ecosse, le fondateur de la dynastie des Stuart.

Un autre enchaînement de coïncidences est troublant. Le seul rituel de Maître Ecossais de cette époque qui soit précisément daté est attesté par le Frère De Valois en 1748. Le bijou en est un compas au dessus d’un triangle pointe en bas, et l’attouchement la griffe du maître remontant jusqu’au coude267. On a retrouvé

262 Communication dans A.Q.C. 75 W.R.C. Bathurst 1962 p.168 263 Recherches sur le Rite Ecossais Ancien et Accepté Jean-Emile Daruty 1879 p.16 264 Histoire de la franc-maçonnerie française Pierre Chevallier 1974 p.5 265 La passion écossaise André Kervella 2002 p.143 note 5 266 La Franc-maçonnerie templière et occultiste au XVIIIème et XIXème siècle René Le Forestier 1970 p.104 267 Manuscrit FM 4 76 Bibliothèque Nationale

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récemment une patente signée en 1747 justement par De Valois, grand secrétaire, ornée de ce même bijou, et stipulant « Nous, André de Gilly, Grand Maître de la seule et véritable Loge Ecossaise Saint Edouard fondée à Paris sous les auspices du très excellent maître Derwentwater, Grand maître des Loges de Grande-Bretagne, duquel nous tenons notre pouvoir…268». Est-ce une coïncidence, l’attouchement du coude et le bijou en question sont aussi ceux du premier degré du Royal Order of Scotland, appelé Heredom of Kilwinning269. Notons ici que heirdom en anglais veut dire Héritage. Est-ce l’héritage perdu que le Prince Edouard et son fils Charles Edouard veulent reconquérir ?

La plus ancienne mention certaine de cet ordre est une convocation dans une gazette anglaise du 26 Novembre 1743270, mais il semble déjà dévoilé dès 1726, dans la divulgation The grand mystery laid open271 : « Le premier est une griffe par les deux premiers doigts, et est appelé Jachin et Boaz. Le deuxième est une griffe par le poignet… le troisième est une griffe par le coude… » Et la divulgation continue ainsi « qui est le grand maître de toutes les loges du monde ? INRI. Que veut dire ce nom ? Chaque lettre distincte signifie un mot… » La griffe par le coude est celle de Heredom of Kilwinning, premier degré du Royal Order of Scotland , et INRI n’est autre que le mot du Chevalier de Rosy Cross272, deuxième et ultime degré de ce même ordre.

Or le Prince Edouard, qui est franc-maçon, un témoin de poids l’affirme, le Comte de Clermont : « ce n’est que par considération pour la mémoire de notre cher Frère le Prince Edouart, que cette Loge subsiste encore dans notre Oriant 273», a exprimé dans une lettre de 1722 son intention de créer un nouvel ordre de chevalerie274. Est-ce ce Royal Order of Scotland, ou l’Ordre Sublime des Chevaliers élus, découverte plus récente de l’histoire maçonnique, ou les deux ?

L’Ordre Sublime des Chevaliers élus, décrit dans les manuscrits de 1750 découverts par André Kervella et Philippe Lestienne dans les archives de Quimper et de Poitiers275, possède un rituel et un catéchisme de Chevalier Kadosch, y compris sa partie templière, qui sont d’un bout à l’autre identiques à ce qui sera imprimé à Paris en 1781 par Vincent Labady276. Ils contiennent les fondements des grades d’élus, ainsi que presque tous les ingrédients du 30ème degré d’aujourd’hui. Or ce manuscrit de Quimper donne en 1750 une liste de 6 Grands Officiers et de 24 grands maîtres ou députés Grands Maîtres régionaux en France, en Europe et aux Antilles. Compte tenu des délais de communication et de déplacement dans le monde au cours de la première moitié du XVIIIème siècle, combien d’années faut-il pour constituer un tel réseau ? En tout cas ce réseau a des connexions avec celui de La parfaite loge d’écosse de Bordeaux qui, avec Etienne Morin, contribuera à la naissance du Rite de Perfection en France et Outre-Atlantique. On y retrouve les noms de Goudal de la Goudalie, Fontanilhes, Veyres,

268 Renaissance Traditionnelle N°131-132 Pierre Mollier p.235 269 The royal order of Scotland Robert Strathern Lindsay 1972 p.129 270 Collectanea Rev. Daniel Lysons Vol.1 Library of the Quatuor Coronati Lodge 271 The early masonic catechisms Knoop, Jone & Hamer 1975 p.97 272 Ritual printed in County Warrick C. Blackledge 1844 273 The rise of the ecossais degreees James Fairbairn Smith 1965 p.36 274 La maçonnerie écossaise dans la France de l’ancien régime André Kervella 1999 p.318 275 Un haut grade templier dans les milieux jacobites en 1750 André Kervella et Philippe Lestienne 1997 Renaissance Traditionnelle N°112 276 La stricte observance Alain Bernheim 1998 Acta Macionica vo. 8, p. 73.

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Zollicoffre présents aussi dans les documents Sharp qui illustrent les ramifications de l’activité écossaise de Bordeaux277.

Quelques frères cités dans cette liste ont des liens attestés avec les réseaux jacobites : James Stuart278, Jean-Baptiste Pinot de la Gaudinays279, mais surtout nous trouvons dans cette liste les noms du comte de la Tour du Pin et du baron de Vegesack, ce qui confirme à postériori la déclaration citée, et contestée, par René Le Forestier280 : « Vegesack prétendait avoir été admis en 1749 dans l’ordre du temple… par le comte de la Tour du Pin, provincial d’Auvergne», et ce qui permet d’accorder crédit à ce que Le Forestier traite de « flagrante imposture 281», l’évocation par Carl Gotthelf von Hund de sa réception dans un ordre templier282 par « un frère inconnu, au plumet rouge, en présence de Lord Kilmarnock » lors de son séjour de neuf mois à Paris en 1743283. Notons que le Baron von Hund und Alten-Grotkau précise « qu’à cette occasion il fut présenté comme distingué membre de l’ordre à Charles Edouard Stuart, le jeune prétendant284».

Ce qui est certain c’est que cet Ordre Sublime des Chevaliers élus disparait dans la nature en 1752. En ce qui concerne son chapitre de Poitiers, le 18 Janvier 1752 les fonds sont « donnés à la loge des maçons Ecoss et Bl pour ses besoins…285». Est-ce une coïncidence si cette année là l’échec du complot d’Elibank286 sonne le glas des tous derniers espoirs de la dynastie des Stuart ?

Robert Freke Gould, grand historien anglais, et andersonien s’il en fût, conclut : « La persistance avec laquelle tant de formes des hauts grades ont été attribuées aux tendances politiques et aux conspirations des jacobites, conjuguée avec la comparaison des dates et les déclarations de von Hund lui-même, pourrait presque justifier notre impression que pendant son séjour à Paris, vers 1742, il fut pris dans un complot mal défini et à demi abouti des Stuart pour recruter des hommes et trouver des fonds287».

Eh bien, pour conclure, je vous dirai que je serais assez d’accord avec Gould, à ceci près que ce « complot » ne me parait pas si mal défini, et qu’il semble même parfaitement abouti, car il me parait tout à fait vraisemblable que nous lui devions notre franc-maçonnerie, celle que nous appelons à juste titre écossaise, pour ce qu’elle doit à ces gentilshommes écossais, irlandais, voire anglais, exilés en Europe au service de la dynastie écossaise des Stuart.

277 Les documents Sharp LATOMIA 278 Un haut grade templier dans les milieux jacobites en 1750 André Kervella et Philippe Lestienne 1997 Renaissance Traditionnelle N°112 279 La maçonnerie écossaise dans la France de l’ancien régime André Kervella 1999 p.60 280 La Franc-maçonnerie templière et occultiste au XVIIIème et XIXème siècle René Le Forestier 1970 p.158 281 La Franc-maçonnerie templière et occultiste au XVIIIème et XIXème siècle René Le Forestier 1970 p.107 282 La Franc-maçonnerie templière et occultiste au XVIIIème et XIXème siècle René Le Forestier 1970 p.135 283 La stricte observance Alain Bernheim 1998 Acta Macionica vo. 8 284 Library of Masonry Vol.3 Robert Freke Gould p.355 285 Un haut grade templier dans les milieux jacobites en 1750 André Kervella et Philippe Lestienne 1997 Renaissance Traditionnelle N°112 286 The young pretender Charles Sanford Terry 1903 p.159 287 Library of Masonry Vol.3 Robert Freke Gould p.354