Traité de la formation de la langue française_Hatzfeld & Darmesteter

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TRAITÉ DE LA FORMATION DE LA LANGUE FRANÇAISE par Adolphe Hatzfeld Professeur de Rhétorique au Lycée Louis-le-Grand Et Arsène Darmesteter Professeur de Littérature française du moyen âge et d'histoire de la lan A la faculté des lettres de Paris Avec le concours de Antoine Thomas Chargé du cours de philologie romane à la faculté des lettres de Pa PARIS LIBRAIRIE DELAGRAVE 1890 - 1900

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TRAIT DE LA FORMATION DE LA LANGUE FRANAISEpar

Adolphe HatzfeldProfesseur de Rhtorique au Lyce Louis-le-Grand Et

Arsne DarmesteterProfesseur de Littrature franaise du moyen ge et d'histoire de la langue franaise A la facult des lettres de Paris Avec le concours de Charg du cours de philologie romane la facult des lettres de Paris

Antoine ThomasPARIS

LIBRAIRIE DELAGRAVE

1890 - 1900

INTRODUCTION I

I. -- L'ouvrage que nous prsentons au public est un Dictionnaire de la langue franaise depuis le commencement du XVIIe sicle jusqu' nos jours. Il a pour objet, non seulement de dfinir les mots de la langue crite ou parle, d'en dterminer les diverses applications, d'en indiquer le vritable emploi, mais encore de rendre compte de cet emploi et d'en expliquer l'origine. C'est un dictionnaire raisonn de l'usage, pendant trois sicles, des changements que la langue a subis durant cette priode et des causes qui ont amen ces changements. Nous avons essay de rpondre aux besoins du plus grand nombre, sans rien sacrifier de la svrit de la science ; de composer une uvre simple, claire et intelligible pour tous, en observant scrupuleusement les rgles de la mthode historique ; car, puisque les mots naissent, se dveloppent et se transforment dans le temps, ils ont une histoire. Cette histoire ne s'adresse pas seulement aux rudits ; elle intresse tous ceux qui veulent connatre exactement le sens des mots qu'ils emploient. Comme on l'a fort bien dit, l'rudition est ici, non l'objet, mais l'instrument, et ce qu'elle apporte d'historique est employ complter l'ide de l'usage, ide ordinairement trop restreinte (1). Mais suffit-il de prsenter un tableau complet des formes et des acceptions successivement employes, pour faire connatre l'histoire d'un mot ? Est-ce l que se borne la mthode historique, quand il s'agit du langage, c'est--dire d'une matire que transforme incessamment l'activit de l'esprit ? Peut-on dire enfin, avec l'minent auteur des lignes qu'on vient de citer, que l'usage complet a en lui sa raison (2), ce qui suppose qu'aucune ide suprieure ne le dirige ? Nous croyons le contraire, et c'est ce qui doit justifier le travail que nous avons entrepris. La mthode historique ne consiste pas simplement faire connatre les divers sens d'un mot, en partant de la signification premire, de laquelle toutes les autres sont sorties. Aprs avoir constat, recueilli les faits, il faut en montrer le lien et l'enchanement. Comment ranger les divers sens dans l'ordre o ils se sont succd, si l'on ne dmle les causes qui ont dtermin cet ordre ? Si la suite des vnements politiques a sa raison d'tre, les numrer dans l'ordre chronologique, sans chercher les causes qui en ont amen la succession, c'est faire de la chronique et non de l'histoire ; de mme, si le langage sert exprimer la pense, les mots ne sauraient passer du sens primitif aux sens drivs et figurs sans suivre un certain ordre, qui a son explication rationnelle ; et l'on doit chercher dans les lois de la pense la cause historique des transformations auxquelles les mots ont t soumis. II. -- Lorsqu'on embrasse les diffrentes acceptions d'un mot dans leur ensemble, il s'en dgage le plus souvent une notion commune qui les domine et les rattache les unes aux autres. Cette notion n'est point une conception abstraite et arbitraire ; elle a exist rellement dans l'esprit du peuple ; elle a t la raison suprieure des modifications que le sens a subies. La ngliger ou l'ignorer, c'est supprimer l'lment essentiel de l'histoire du mot ; car c'est omettre le point de vue selon lequel il a t considr d'ge en ge, c'est--dire le fait principal qui a dtermin, en vertu de la logique de l'esprit humain, le passage d'une signification une autre. Cette notion commune est facile saisir dans certains mots, dont la simple logique a dtermin le dveloppement. Ainsi, dans le mot bouche, la pense va naturellement du premier sens ceux qui en drivent : bouche feu, bouche de chaleur, les bouches du

Rhne. Dans le mot feuille, l'ide d'une chose plate et mince conduit de la feuille d'arbre la feuille de papier, la feuille de mtal. Il n'en est pas de mme de certains mots, dont l'histoire est plus complexe et dans lesquels le chemin parcouru par la pense ne s'imposait pas ncessairement l'esprit. Tel est le mot partir, dont le sens actuel, quitter un lieu, ne sort point naturellement du sens primitif, partager (partiri), qu'on trouve encore dans Montaigne : " Nous partons le fruit de notre chasse avec nos chiens (3) " Que s'est-il pass ? L'ide de partager a conduit l'ide de sparer : " La main lui fu du cors partie " (4)" Puis on a dit, avec la forme pronominale : se partir, se sparer, s'loigner : " Se partit dudict lieu (5) " Et, par l'ellipse du pronom se, on est arriv au sens actuel : quitter un lieu. Tel est le mot gagner (au XIe sicle guadagnier), de l'ancien haut allemand *waidanjan, patre (en allemand moderne weiden). Cette signification premire du mot est encore employe en vnerie : " Les btes sortent la nuit du bois, pour aller gagner dans les champs. " Comment a-t-elle amen les divers sens usits de nos jours : avoir ville gagne, gagner la porte, gagner de l'argent, gagner une bataille, gagner un procs, gagner ses juges, gagner une maladie ? L'ide premire patre conduit l'ide de trouver sa nourriture ; de l, dans l'ancien franais, les sens qui suivent : 1 cultiver : " Bls semrent et gaaignrent (6) " (cf. de nos jours regain) ; 2 chasser (cf. l'allemand moderne Weidmann, chasseur) et piller, faire du butin : " Lor vessiez... chevaus gaaignier et palefroiz et muls et mules, et autres avoirs (7)." " Ils ne sceurent o aler plus avant pour gaegnier (8). " L'ide de faire du butin conduit l'ide de se rendre matre d'une place : " Quant celle grosse ville... fu ensi gaegnie et robe (9). " " Avoir ville gagne. " Puis l'ide de s'emparer d'une place conduit l'ide d'occuper un lieu o on a intrt arriver : gagner le rivage, gagner le port, il est parvenu gagner la porte ; par extension, le feu gagne la maison voisine, et, au figur, le sommeil le gagne. En mme temps se dveloppe une autre srie de sens : faire un profit : gagner de l'argent, gagner l'enjeu d'une partie, d'une gageure, gagner le gros lot d'une loterie ; par analogie, obtenir un avantage sur quelqu'un : gagner une bataille, un procs, le prix de la course ; gagner l'affection, le cur de quelqu'un ; et, par une sorte d'ellipse, gagner quelqu'un au jeu, gagner quelqu'un de vitesse la course, gagner quelqu'un par des prsents. Enfin l'on applique le mot ironiquement ce qui est tout le contraire d'un avantage : il n'y a que des coups gagner, il a gagn une bonne pleursie, il a gagn cette maladie en soignant son frre. Partout se montre travers ces transformations le trait commun qui domine et relie entre eux les divers sens du mot gagner, l'ide d'acqurir, d'obtenir quelque chose qui profite ; et l'on suit en quelque sorte cette ide dans les phases diverses de la vie sociale, applique d'abord aux fruits que la terre fournit l'homme, puis au produit de sa chasse, au butin qu'il fait la guerre, enfin au profit qu'il tire du commerce et de l'industrie, etc. C'est cette ide gnrale, toujours prsente, qu'il faut mettre en lumire, pour donner vritablement l'histoire d'un mot. Mais l'esprit ne suit pas toujours cette voie simple, qui consiste tendre une mme ide une srie de sens analogues au sens primitif. Au lieu de partir d'un caractre unique appliqu successivement des objets diffrents, il peut considrer dans l'objet primitif divers caractres, dont chacun sert de point de dpart autant d'extensions ou de groupes d'extensions nouvelles. Le pain est un aliment fait d'une masse de farine ptrie et cuite au four ; de l trois ides : l'ide de masse, l'ide de pte et l'ide d'aliment. L'ide d'aliment conduit au sens figur de subsistance : avoir le pain quotidien, gagner son pain. L'ide de pte conduit au sens de pain cacheter, de pain chanter. L'ide de masse conduit au sens de pain de sucre, de pain de suif. La queue d'un animal, considre comme appendice du corps, donne la queue de la pole, et, au figur, la queue d'un parti ; considre dans sa forme allonge, la queue de billard, et, au figur, la queue des spectateurs.

La flamme est l'incandescence d'un gaz ; une figure, tire de cette incandescence, en fait le synonyme d'amour ardent ; une autre figure, tire de la forme et du mouvement de la flamme, en fait le nom d'une banderole. Dans ces exemples, comme dans les prcdents, il y a extension du sens primitif, mais avec cette diffrence que le point de dpart, simple dans les premiers (feuille, gagner), est multiple dans les derniers (pain, queue, flamme). Dans d'autres cas, l'esprit commence par appliquer, comme tout l'heure, le nom de l'objet primitif un second objet qui offre avec celui-ci un caractre commun ; mais ensuite, oubliant pour ainsi dire ce premier caractre, il part du second objet pour passer un troisime qui prsente avec le second un rapport nouveau, sans analogie avec le premier ; et ainsi de suite, de sorte qu' chaque transformation la relation n'existe plus qu'entre l'un des sens du mot et le sens immdiatement prcdent. Mouchoir est d'abord l'objet qui sert se moucher (*muccare, de mucus). La pice d'toffe qui sert cet usage donne bientt son nom au mouchoir dont on s'enveloppe le cou. Or celui-ci, sur les paules des femmes, retombe d'ordinaire en pice triangulaire ; de l le sens du mot en marine : pice de bois triangulaire qu'on enfonce dans un bordage pour boucher un trou. Roman signifie au moyen ge tout ouvrage crit en roman, c'est--dire en langue vulgaire, en franais. Plus tard, au XVe sicle, il dsigne les compositions du moyen ge, en vers ou en prose, qui contiennent des histoires fabuleuses. Puis il prend le sens d'histoire fabuleuse compose sur le modle des anciens romans et spcialement sur le modle des romans de chevalerie ; de l le sens moderne : rcit d'aventures imaginaires. Bureau dsigne primitivement une sorte de bure ou toffe de laine : n'tant vtu que de simple bureau (10). Puis, d'extension en extension, il signifie le tapis qui couvre une table crire ; la table crire laquelle cette toffe sert de tapis ; le meuble sur lequel on crit habituellement ; la pice o est plac ce meuble ; enfin les personnes qui se tiennent dans cette pice, cette table (dans une administration, dans une assemble). On a vu jusqu'ici un mme mot s'appliquer des objets de plus en plus nombreux, en vertu d'analogies multiples que l'esprit dcouvre entre l'objet primitif et les autres objets que le mot sert dsigner. Grce ces extensions graduelles, la comprhension du mot va toujours en s'largissant. Dans certains cas, au contraire, la marche de la pense est inverse ; le mot commence par dsigner un ensemble, une collection d'objets ; puis, par une suite de restrictions qui en bornent l'application certains cas spciaux, il arrive ne plus dsigner qu'une partie limite de ce qu'il embrassait dans sa signification premire. Pis (de pectus) est d'abord la poitrine d'un homme, d'un animal quelconque, avant de dsigner uniquement la mamelle de la vache ou de la chvre. L'auteur de la Chanson de Roland nous montre la barbe de Charlemagne qui flotte sur son piz : Et par la barbe qui al piz me ventle (11). Labourer (de laborare) s'applique tout travail, avant de se dire seulement du travail de la terre. Dans Villehardouin, l'arme laboure pour refaire un pont : " Li baron firent toute jor labourer l'ost (12). " Menuisier s'est dit primitivement de l'ouvrier d'un corps de mtier quelconque qui tait charg des ouvrages les plus menus, les plus dlicats : il y avait des menuisiers en serrurerie, en orfvrerie, etc. Veez cy ung ouvrier

D'or et de pierres menuisier (13). Vers la fin du XVIe sicle, le mot finit par se restreindre aux ouvriers qui travaillent le bois. Dans les mots qu'on vient de citer, le sens gnral disparat peu peu, et le sens spcial survit seul. Il est d'autres mots dont la signification se resserre par degrs, sans qu'aucune de leurs acceptions cesse d'tre en usage, depuis la plus tendue jusqu' la plus restreinte. Le monde signifie proprement l'univers : la cration du monde. Il dsigne spcialement le globe terrestre : voyage autour du monde ; puis une partie de la terre : le nouveau monde ; puis les hommes qui habitent sur la surface de la terre : Jsus est le Sauveur du monde ; puis la socit des hommes : l'opinion du monde ; puis un groupe d'hommes : aller dans le monde ; enfin plusieurs personnes, ou mme une seule : est-il venu du monde ? Le mot couvert, appliqu au service de la table, dsigne d'abord tout ce dont on couvre une table manger : mettre, ter le couvert ; puis une partie de ces objets : mettre le couvert de quelqu'un ; puis la simple runion de la cuiller et de la fourchette : un couvert d'argent. Ainsi, tantt la langue, obissant aux lois de l'analogie, poursuit dans ses extensions les plus loignes une ide premire toujours apparente travers ses transformations (feuille, gagner) ; ou elle tend le nom de l'objet primitif d'autres objets qui prsentent avec celui-ci des sries diverses de caractres communs (pain, queue, flamme) ; ou elle fait passer le nom d'un premier terme une succession d'objets diffrents, par l'extension du caractre commun qui relie chacun des termes de la srie celui qui le prcde (mouchoir, roman, bureau). Tantt, par une marche directement oppose, elle procde de restrictions en restrictions, rtrcissant plus ou moins le caractre gnral exprim par le terme primitif (pis, labourer, menuisier ; monde, couvert). Tels sont les procds principaux auxquels l'esprit a recours pour transformer le sens des mots. Dans certains cas il applique la fois plusieurs de ces procds et les fait concourir au dveloppement d'un mme terme. Le mot timbre en fournit un curieux exemple. Timbre, du latin tympanum (latin populaire timbanum), a voulu dire primitivement tambourin ; ensuite il a signifi une cloche sans battant sur laquelle on frappe avec un marteau, puis la sonorit particulire aux diffrents instruments de musique ; il a t employ au sens de bassin (14) ; on a donn ce nom, dans les armoiries, au casque qui surmonte l'cu ; enfin, il a dsign la marque de l'tat sur le papier dont on doit se servir pour certains actes. O est le lien de ces significations varies ? Nous le trouvons dans la signification primitive du mot : tambour de forme hmisphrique. De ce premier sens, par une srie d'extensions analogues celles que prsente le mot bureau, sortent les sens qui suivent : la calotte de mtal qu'un marteau fait rsonner, la manire dont rsonnent les diverses sortes d'instruments et le caractre de la sonorit, qui rsulte de la combinaison des harmoniques avec le son fondamental. Mais dans cette calotte de mtal on peut considrer un autre caractre (comme on l'a vu pour les mots pain, queue, flamme) : ici, c'est la forme arrondie qui, par un dveloppement analogue celui du mot feuille, fait appliquer le mot premirement une sorte de bassin circulaire ; puis la calotte du casque qui surmonte l'cu dans les armoiries. De l le mot timbre arrive dsigner le cimier et tout ce qui sert couvrir le haut de l'cu ; puis les armes de la personne, marques sur les objets qui lui appartiennent ; enfin les armes de l'tat, imprimes sur le papier dont l'usage est impos pour certains actes. L'histoire d'un mot, ainsi retrace, permet de saisir le sens propre, sans cesse modifi par l'usage, et de suivre le travail continu de la langue qui, partant de la signification premire, l'tend ou la restreint de sicle en sicle, suivant les besoins de la pense.

III. -- Bien que notre travail ait pour objet la langue du XVII e, du XVIIIe et du XIXe sicle, nous remontons la langue du moyen ge, l'ancien franais, au latin populaire et au bas latin, lorsque cela est ncessaire pour expliquer l'usage moderne. La langue que nous parlons et que nous crivons est pleine d'expressions, de tournures dont elle ne peut rendre compte par elle-mme, et qui s'expliquent par des faits anciens, depuis longtemps oublis, qui survivent dans l'idiome moderne comme les derniers tmoins d'un autre ge. On peut le voir dans un certain nombre de mots, dont la signification premire est tombe en dsutude aprs avoir donn toute une famille de rejetons, et ne se retrouve plus que dans un emploi particulier, qui fait revivre le sens primitif teint dans la langue gnrale. Tels sont les mots : partir (du latin partiri), dont la signification premire partager, conserve dans le compos rpartir, a disparu dans le simple, comme on l'a vu plus haut, pour faire place un sens nouveau : quitter un lieu, et se retrouve seulement dans la locution figure avoir maille partir avec quelqu'un, avoir quelque chose dmler avec lui ; proprement avoir maille (monnaie ancienne trop petite pour tre partage) partir ( partager) avec quelqu'un ; Tmoin (du latin testimonium), qui voulait dire primitivement tmoignage, qui plus tard a pris le sens de personne qui tmoigne, et dont le sens primitif s'est conserv dans l'expression prendre quelqu'un tmoin ; Rgne, qui ne conserve sa signification premire de royaume, usite en ancien franais, que dans les expressions figures rgne vgtal, rgne minral, rgne animal ; Traire (du latin trahere), dont le sens primitif tirer, conserv dans les composs extraire, soustraire, a fait place au sens de tirer le lait du pis de la vache, de la chvre, et ne se retrouve plus que dans l'expression technique or, argent trait, tir la filire ; Cueillir (du latin colligere), dont le sens primitif runir, conserv dans le compos recueillir, s'est appliqu d'abord l'ide de runir des fleurs ou des fruits (en les dtachant de la tige), puis a fait place au sens de dtacher de la tige mme une fleur, un fruit unique : cueillir une rose, une pomme, et ne se retrouve plus avec sa signification premire que dans des termes de mtiers : en verrerie, o l'ouvrier cueille avec la canne le verre en fusion ; en maonnerie, o l'ouvrier cueille avec la truelle le pltre gch, etc. Il en est de mme de certaines formes, de certains tours. On dit : elle se fait fort de russir, et dans cette construction on prend fort pour un adverbe. Or, dans cet exemple, nous trouvons un reste de la dclinaison ancienne de toute une classe d'adjectifs : fort, grand, etc., qui, comme les adjectifs latins correspondants, fortis, grandis, avaient une forme unique pour le masculin et le fminin. C'est ainsi que l'on dit encore : la grand mre, la grand messe. La vieille langue disait sans article : manger pain, se nourrir avec pain, manquer de pain. On a dit ensuite, avec l'article partitif : manger du pain, se nourrir avec du pain ; la forme ancienne a survcu avec la prposition de : manquer de pain, se nourrir de pain (et non de du pain). L'ancienne langue unissait les units aux dizaines, aux centaines, aux mille, par la conjonction et : vingt et deux, cent et trois : Quoique ignorante vingt et trois carats (15)

La conjonction et ne s'emploie plus que devant l'unit : trente et un, les mille et une nuits. L'ancien franais traduisait la double forme du comparatif latin doctior quam Petrus et doctior Petro par deux formes diffrentes : plus savant que Pierre, et plus savant de Pierre. Cette dernire construction a disparu, sauf dans les locutions : il a plus, il a moins de vingt ans ; ils taient plus, ils taient moins de cent. La vieille langue pouvait intercaler le complment du verbe entre l'auxiliaire avoir et le participe pass s'accordant avec le complment. On lit dans Corneille : Aucun tonnement n'a leur gloire fltrie (16) l o nous dirions aujourd'hui : n'a fltri leur gloire. Cette ancienne tournure, dont les exemples abondent encore chez les potes du XVIIe sicle, a disparu de la langue, mme en posie, except dans certaines locutions consacres, ou lorsque les mots tout, rien, beaucoup, peu, servent de complment : il a toute honte bue ; il a beaucoup bu ; il a peu mang ; il a tout fait ; il n'a rien oubli. Ainsi nous remontons au del de la fin du XVI e sicle, lorsqu'il s'agit d'expliquer des mots ou des tours modernes dont on ne saurait rendre raison sans revenir au pass. Mais ce n'est pas seulement l'ancien franais et ses sources directes que nous demandons l'explication du franais moderne. Le bas latin, trop nglig jusqu'ici, apporte aussi de prcieux renseignements sur les origines de l'usage actuel. Si notre langue, pour la constitution de sa grammaire et pour une partie de son lexique, sort du latin populaire des Gaules, elle a subi pendant tout le moyen ge l'influence du bas latin, cette langue nouvelle que la thologie et la scolastique ont tire du latin classique, en le modifiant pour l'approprier aux besoins nouveaux de l'esprit, et dans laquelle ont crit les penseurs et les philosophes les plus minents de cette poque. Si nous comparons le bas latin au latin de Cicron et de Tite-Live, nous ne pouvons y voir qu'une langue corrompue ; si nous le considrons en lui-mme, cette continuation barbare du latin classique est la fois une langue originale, qui sert traduire des ides, des sentiments jusqu'alors inconnus, et une des sources du franais moderne, en ce qui concerne l'expression des ides abstraites, philosophiques, religieuses, scientifiques, juridiques. Tantt il introduit dans la langue tout un ensemble de mots : agens, l'agent ; antecedens, l'antcdent ; esse, l'tre ; carnalis, charnel ; habitualis, habituel ; convictio, conviction ; glorificatio, glorification ; mortificatio, mortification ; immaterialis, immatriel, etc. Tantt il y apporte des sens nouveaux : abnegatio (en latin refus), abngation, sacrifice de soi-mme ; devotio (en latin dvouement), dvotion ; confessio (en latin aveu), confession, aveu des pchs au prtre ; dificatio (en latin action de btir), dification ; peregrinus (en latin tranger), plerin ; medianum (en latin milieu), moyen ; communicare (en latin communiquer), communier ; abstractio (en latin retranchement), abstraction ; abstractum (en latin chose retranche), l'abstrait ; concretum (en latin solidifi), le concret ; individuus (en latin indivisible), l'individu, etc. La mthode historique fait ainsi connatre les changements par lesquels chaque mot a pass et les causes particulires qui ont amen ces changements. IV. -- Mais le Dictionnaire ne peut expliquer les lois gnrales qui ont domin l'action de ces causes particulires. L'exposition de ces lois est l'objet d'un Trait de la formation de la langue qui sera plac en tte de l'ouvrage. La premire partie de ce trait indique les sources diverses du lexique franais. C'est d'abord le fonds primitif des mots du latin populaire, accru des lments trangers, celtiques, germaniques, slaves, espagnols, italiens, smitiques, etc., que les relations de la France avec les autres peuples ont imports dans la langue, depuis ses origines. A cette masse de mots indignes ou naturaliss, soumise aux lois de la drivation et de la composition populaire, vient s'ajouter un vocabulaire nouveau, cr non plus par le

peuple, mais par les lettrs, et compos de mots de formation savante, que les clercs du moyen ge ont emprunts au bas latin, les humanistes au latin classique, les savants de la Renaissance ou des temps modernes au latin et au grec classiques, suivant les procds des langues anciennes. Telles sont les diverses couches de formation qui, se superposant en quelque sorte, ont produit le vaste ensemble de la langue moderne et dont nous tudions tour tour l'influence sur la forme extrieure des mots et sur leur signification. Ce n'est l que le commencement de la tche ; les mots, en effet, sont forms de sons qui varient selon les temps et les lieux ; ils subissent des flexions grammaticales ; enfin ils se combinent de faons diverses pour former des phrases. La deuxime partie du trait a pour objet les lois phontiques qui ont modifi par degrs la prononciation. Dans la diversit des changements qui ont atteint les mots du latin populaire et continuent transformer les mots de cration nouvelle, on dmle un ensemble de lois qui agissent avec une rgularit presque absolue ; et l'on constate que ces lois ont dtermin peu peu pour notre idiome un nouveau systme de prononciation, qui a son originalit propre en face du systme latin, et auquel ont d se soumettre, pour vivre dans la langue, les mots de formation savante ou d'importation trangre. Dans la troisime partie on tudie les formes grammaticales, dans leur dveloppement historique, depuis les origines latines, et la suite des changements par lesquels ont pass les diverses parties du discours. On assiste la formation d'un systme nouveau de dclinaison et de conjugaison, qui met en lumire, d'une part, la loi gnrale en vertu de laquelle les langues tendent devenir de plus en plus analytiques ; de l'autre, la forme spciale imprime ce mouvement dans notre pays, en vertu de laquelle la grammaire du latin populaire est devenue la grammaire du franais moderne. Enfin la quatrime et dernire partie est consacre l'tude des variations de la syntaxe, ncessaire pour expliquer certains tours qui ont leur place dans le dictionnaire de la langue. On retrouve ici l'action du mme principe d'analyse, qui dcompose lentement la phrase des Latins, et qui substitue leur construction libre et synthtique une construction nouvelle, o les lments principaux de la phrase se succdent suivant un ordre logique et ont leur place en quelque sorte oblige dans le corps de la proposition. Le Trait et le Dictionnaire, qui s'y rfre sans cesse, se compltent donc l'un l'autre : le premier est la synthse raisonne des faits multiples et divers qui sont analyss dans le second ; il prsente l'exposition thorique des lois qui rgissent la langue ; il trace les cadres rguliers o chacun des termes disposs dans le Dictionnaire selon l'ordre alphabtique trouve la place que son origine, sa forme et sa signification lui assignent. II Aprs avoir expos la mthode gnrale que nous avons suivie, nous allons en montrer l'application la nomenclature, c'est--dire au choix des mots qui composent le Dictionnaire ; l'tymologie, la dfinition, au classement des sens et au choix des exemples. I. -- NOMENCLATURE Nous avons essay de rendre notre vocabulaire assez complet pour rpondre aux besoins des diffrentes classes de lecteurs. Il est inutile de dire que nous n'avons pas prtendu donner tous les mots de la langue ; qui pourrait tracer la limite o s'arrte le lexique d'un idiome encore vivant ? La nomenclature d'un dictionnaire est dlicate tablir. Les uns l'tendent outre mesure et acceptent tous les mots sans contrle, quelle qu'en soit la nature ou la provenance. D'autres tendent la restreindre et proscrivent svrement les mots anciens comme

suranns, les nologismes comme des innovations tmraires, les mots populaires comme entachs de vulgarit. Admettre avec Fnelon (17) qu'on peut volont restreindre ou tendre le vocabulaire d'une langue, c'est mconnatre les conditions suivant lesquelles se dveloppe le langage humain. L'usage est ici le suprme arbitre ; c'est lui qui donne la vie aux mots de formation nouvelle, qui la retire ceux qui tombent en dsutude, qui parfois rajeunit des mots vieillis et suranns. Mais il ne faut pas croire que son action s'exerce au hasard et par caprice. Quand Vaugelas dit que l'usage fait beaucoup de choses par raison, beaucoup sans raison, et beaucoup contre raison (18), cela veut dire simplement que la raison ne discerne pas toujours les motifs qui ont dtermin l'usage ; mais ces motifs existent : ce sont les faits complexes et multiples qui constituent la vie des peuples. Les besoins matriels ou intellectuels des hommes, et les ides, les institutions, les murs, les coutumes qui y correspondent, contiennent la raison visible ou cache du mouvement qui fixe ou renouvelle le lexique des langues. Nous avons eu sous les yeux tous les matriaux accumuls par les lexicographes jusqu' nos jours, et, pour ne parler que des plus rcents, l'uvre de Littr avec son Supplment, le Dictionnaire franais-allemand de Sachs, qui ajoute au Dictionnaire de Littr des milliers de mots populaires, techniques et scientifiques ; diverses tudes publies dans lesrevues philologiques, les dictionnaires spciaux de mathmatiques, de physique, de chimie, d'histoire naturelle, de mdecine, d'architecture, d'histoire, d'archologie, d'arts et mtiers, etc. ; toutes ces richesses ont pass devant nous, mais nous avons d faire un choix. Le vritable lexique d'une langue ne se compose que des mots qui ont un emploi dtermin dans la langue crite ou parle. Les nologismes que chaque jour voit natre ne pntrent pas tous dans la circulation. Comme toute langue vivante, le franais peut crer et cre sans cesse des termes nouveaux, qui rpondent des besoins gnraux ou des besoins individuels. Les premiers entrent naturellement dans la langue ; des seconds, elle ne garde que ceux qui l'enrichissent de quelque heureuse cration. Il faut distinguer, parmi les nologismes, les mots de formation populaire, produits naturels de la langue vivante, dont la fcondit est inpuisable, et les mots de formation savante, qu'un rudit compose dans son cabinet, d'une manire arbitraire, artificielle. Les premiers nous ont trouvs plus disposs leur donner place dans le lexique, parce qu'ils taient marqus de l'empreinte franaise. Pour la terminologie spciale des arts et mtiers, de la flore et de la faune, qui appartient la langue populaire, nous avons tch de n'omettre aucun terme utile. Mais nous n'avions pas faire entrer dans le Dictionnaire tous les termes employs encore aujourd'hui dans les divers patois sortis du latin populaire des Gaules, et conservs sur tel ou tel point du territoire. Nous avons admis seulement ceux dont l'usage tait rest commun toute une rgion de la France. Dans les uvres des auteurs contemporains qui, l'exemple de ceux du XVIe sicle, accordent une large place aux termes dialectaux, nous n'avons recueilli que les mots qui tendent pntrer dans l'usage. Nous ne devions pas oublier que nous composions un dictionnaire de la langue commune. Nous n'avons donc fait exception en faveur d'un terme purement local que lorsqu'il clairait d'un jour nouveau tel ou tel mot de la langue usuelle. Nous avons pu rectifier un assez grand nombre de mots techniques altrs par des causes diverses. Ici, des termes faussement introduits par une erreur typographique : accolement pour accotement, espace compris entre les fosss d'un chemin et la chausse ; ancre boueuse, l'ancre de toue, la plus petite des ancres d'un navire, pour ancre toueuse ; calepin, morceau de peau qu'on met sous la balle, dans la carabine, pour canepin, piderme de peau d'agneau ; bassage (gonflement du cuir), pris, selon toute apparence, pour passage, comme semble l'indiquer lemot passement, cuve dans laquelle le tanneur passe les peaux pour les faire gonfler. Ailleurs, des termes dnaturs par une prononciation non autorise : marteau d'assiette, marteau formant hache d'un ct, pour marteau d'aissette (du latin ascia, hache) ; changer (le linge) pour essanger. Un de nos plus clbres architectes, dans un livre sur le monument qu'il avait construit, donnait

certains ornements stris le nom de bercls : nous sommes arrivs reconnatre qu'une prononciation vicieuse avait substitu bercl bertel, et bertel brtel, qui est le terme exact. En ce qui concerne les termes scientifiques crs par les savants pour dsigner les faits et les inventions dont le rpertoire va s'augmentant chaque jour, ou les usages et les institutions des ges antrieurs, nous avons cart, comme des crations striles, ceux qui ne sont pour ainsi dire pas sortis des livres de leurs auteurs ; nous avons admis ceux qui, rpondant un besoin ancien ou nouveau de la pense, sont entrs ou tendent entrer dans l'usage gnral. Au reste, parmi ceux que nous avons d rejeter, la plupart sont forms de termes grecs ou latins qui les rendent facilement intelligibles aux lettrs et aux rudits. Malgr ces restrictions, le lexique de notre Dictionnaire est d'une grande tendue ; s'il supprime un certain nombre de mots inutiles ou d'un usage trop spcial, il ajoute la nomenclature un nombre considrable de mots de la langue populaire, de la langue technique et de la langue scientifique dont nous ne croyons pas que l'importance soit mconnue. Nous marquons d'un signe particulier les mots qui ne se trouvent pas dans la dernire dition du Dictionnaire de l'Acadmie (dition de 1878). Nous indiquons la suite de chaque mot, et avant l'tymologie, la catgorie grammaticale laquelle le mot appartient. C'est une chose simple lorsqu'il s'agit des substantifs, des adjectifs, des pronoms, des mots invariables ; il n'en est pas de mme pour certains emplois des participes et des verbes. Le participe prsent et le participe pass peuvent tre de simples modes du verbe, comme dans ce vers de Corneille : Tous trois tant blesss (19)... Alors ils ont leur place marque l'article consacr au verbe, et ne doivent pas plus en tre spars que les autres modes : indicatif, subjonctif ou infinitif. S'ils ont pris une valeur adjective ou substantive nettement caractrise, ils doivent tre l'objet d'un article part, comme les autres adjectifs ou substantifs. Telle est la rgle que nous avons suivie, except pour certaines locutions d'un emploi spcial, que nous runissons au verbe, en indiquant leur valeur grammaticale. Cette prcaution est ncessaire, non seulement pour constater l'usage, mais pour le justifier. Si l'on dtache le participe accoutum du verbe accoutumer, il devient impossible d'expliquer d'une manire satisfaisante les expressions suivantes : l'heure accoutume, sa place accoutume, derniers vestiges d'une construction abandonne de nos jours. En effet, l'on disait autrefois accoutumer quelque chose, comme dans cette phrase de Montaigne : " Pratiquons-le, accoutumons-le (20) (le penser de la mort) ; " et c'est cet emploi disparu qui s'est conserv dans les locutions signales plus haut : l'heure, la place accoutume, et dans l'expression avoir accoutum de faire quelque chose. Mais ce cerf n'avait pas accoutum de lire (21). Nous n'avons pas cru devoir faire une division spare pour l'emploi pronominal des verbes, lorsque cet emploi ne prsentait qu'un cas particulier de la forme transitive. En effet, il n'y a pas de diffrence pour le sens entre Pierre frappe Paul, Pierre se frappe, Pierre et Paul se frappent ; entre Pierre donne un coup Paul, Pierre se donne un coup, Pierre et Paul se donnent des coups. Nous indiquons d'ailleurs, dans le Trait de la formation de la langue, toutes les formes de dclinaison ou de conjugaison qui prsentent quelque irrgularit.

II. -- TYMOLOGIE La science tymologique a fait un immense progrs dans ces dernires annes ; elle a t, tant en France qu' l'tranger, pour les langues romanes, et pour le franais en particulier, l'objet de travaux considrables qui l'ont en quelque sorte renouvele. Nous n'avons rien pargn pour que cette partie de notre travail rsumt d'une manire peu prs complte les rsultats acquis jusqu' ce jour. Donner l'tymologie d'un mot de notre langue, c'est d'abord indiquer le mot latin, grec, tranger, franais mme, qui lui a donn naissance ; puis faire connatre toutes les formes par lesquelles ce mot a pass pour arriver sa forme actuelle ; enfin montrer comment de la signification tymologique sort la signification moderne. Autrement dit, c'est faire l'histoire du mot dans sa forme et dans sa signification, depuis son origine jusqu'aux premiers emplois qu'on en rencontre dans notre langue. Nous plaons l'tymologie en tte de chaque article, parce que c'est elle qui doit rendre compte de la signification premire et qui conduit la dfinition comme au classement des sens. Mais ce n'est pas assez d'indiquer cette forme primitive et celles qui en drivent, il faut expliquer en vertu de quelles rgles la forme tymologique a subi telle ou telle mtamorphose. Chacune des formes indiques dans le Dictionnaire, l'tymologie du mot, est accompagne d'un renvoi au paragraphe du Trait de la formation de la langue qui en explique la raison d'tre. Toutes les formes que le mot a revtues par des changements successifs de la prononciation depuis l'poque primitive, les procds de drivation, de composition populaire ou savante auxquels il doit naissance ; s'il est d'origine trangre, les circonstances historiques qui ont amen son importation : en un mot, tous les faits qui constituent les divers moments de son existence sont donns en dtail chaque article du Dictionnaire, pour tre repris et tudis d'une manire gnrale dans la partie du Trait qui s'y rapporte. Toutes les fois que le mot moderne conserve la signification unique ou les significations diverses du mot tymologique, nous l'indiquons par la formule : " mme signification ". Quand le sens tymologique s'est transform aux diverses poques de la langue, la mme formule s'applique au premier sens, qui reprsente seul la signification originaire, et nous indiquons qu'il y a eu extension pour le sens ou les sens suivants. Parfois le premier sens du franais moderne n'offre qu'un rapport loign avec le sens tymologique. Dans ce cas, le plus ordinairement, une forme du vieux franais vient combler la lacune, et c'est par elle que commence l'article. A dfaut du vieux franais, le bas latin, les dialectes de la langue d'ol ou de la langue d'oc et les autres langues romanes sont appels en tmoignage. Nous nous efforons ainsi d'clairer l'tymologie par la filiation des sens, aussi bien que par la filiation des formes. L'tymologie d'un mot doit tre vrifie par son histoire. Les explications les plus vraisemblables, les hypothses les plus ingnieuses, restent l'tat de simples conjectures et ne sont pour la science que des jeux d'esprit, ds qu'elles contredisent les faits ou les lois de la formation des mots, et ne reposent que sur des analogies apparentes. C'est en tymologie surtout que le vraisemblable est loin du vrai. La rouanne est une sorte de grattoir qu'on emploie pour marquer des pices de bois ; comme l'empreinte qui sert de marque est circulaire, on a voulu faire driver ce mot de roue : or, le mot n'est pas un trissyllabe (rou-an-ne), mais un dissyllabe (rouan-ne) ; il est encore not comme tel par les grammairiens du XVIII e sicle (22) ; au moyen ge il est crit roisne (23) ; l'tymologie roue est donc inadmissible. Le changement de roisne en rouanne vient de ce qu'on a crit le mot comme on le prononait. L'origine vritable de roisne est le latin runcina, rabot, plus exactement *rucina (cf. le grec ), qui a donn

roisne, comme acinum, en latin vulgaire acina, a donn aisne. Runcina, qui signifie rabot, grattoir, convient donc non seulement pour le sens, mais encore pour la forme ; c'est la vritable tymologie de rouanne, qui, d'aprs nos habitudes orthographiques, devrait s'crire roine. L'erreur porte l sur le mot tymologique ; elle peut venir de l'interprtation inexacte d'une tymologie d'ailleurs vritable. Nous disons au sens propre une ornire en parlant du sillon trac sur une route par les roues des voitures, et au figur verser dans l'ornire en parlant de ceux qui tombent dans la routine. Le mot ornire suppose le latin ordinaria : il veille donc naturellement, en vertu de son tymologie, l'ide d'une chose ordinaire, suivie par tous, banale, ide qui explique d'une manire satisfaisante le sens propre et le sens figur. L'histoire montre que la pense a suivi un autre chemin. Le mot ordinem, ordre, a donn en vieux franais le mot orne, signifiant ligne, range : une orne d'arbres ; de l'ide de ligne est venue l'ide du sillon trac par les roues, qu'a exprime le driv orn-ire ; d'o, au figur, l'ide de voie suivie par tous, de routine. Une autre consquence des erreurs tymologiques peut tre la runion dans un mme article de mots d'origine diffrente qui n'ont de commun que la forme. Appointer veut dire mettre au point, dans la locution appointer un procs ; il signifie disposer en pointe, dans l'expression appointer un pieu. Ces deux sens ne sauraient tre runis : ils appartiennent deux verbes diffrents, le premier form de et de point, le second de et de pointe. Le verbe ouvrer s'applique, dans la fabrication du papier, au travail de celui qui puise dans la cuve la pte du papier. De l le nom d'ouvreur donn cet ouvrier. C'est par erreur que dans certains dictionnaires ce terme est plac au mot ouvreur, ouvreuse, dsignant la personne charge d'ouvrir. La science tymologique, malgr les grands travaux de Diez, de Littr, de Scheler et des nombreux savants qui ont explor ce domaine, est loin d'avoir rsolu tous les problmes. Dans les cas, encore trop nombreux, o l'tymologie a chapp aux investigations des rudits, nous le constatons par ces mots : " origine inconnue ". Dans les cas douteux, nous mentionnons les hypothses qui mritent d'tre prises en considration, et nous cartons les autres, sans entrer dans des discussions qui dpasseraient le cadre de cet ouvrage. Le mme motif ne nous a pas permis d'indiquer, avec les tymologies, le nom de ceux qui les ont donnes les premiers, et de distinguer les solutions nouvelles que nous proposons de celles qui ont t adoptes avant nous. Les personnes comptentes feront aisment cette distinction. Lorsque l'tymologie est connue, le mot se rattache par formation populaire la priode du latin vulgaire ou du roman, ou il est de formation purement franaise. S'il remonte au latin vulgaire ou au roman, deux cas se prsentent. Certains mots primitifs nous sont connus par des textes classiques, comme patrem, patre, pre ; hominem, homine, homme ; tabulam, tabula, table ; murum, muru, mur, etc. D'autres ont t restitus au latin populaire par induction : leporariu, lvrier ; petrone, perron. Nous distinguons les seconds des premiers par un astrisque. Dans ces deux cas, il n'y a pas de date fixer pour l'apparition du mot, puisqu'il a vcu sans interruption de l'origine latine nos jours. Quant aux mots qui sont ns, non dans la priode latine ou romane, mais dans la priode franaise, les uns sont d'origine vulgaire, forms par drivation ou par composition populaire (comme chevalet, de cheval ; dmnager, de mnage) ; les autres, emprunts une langue trangre (comme escadron, de l'italien squadrone ; budget, de l'anglais budget) ; d'autres enfin, d'origine savante, emprunts directement au latin, au bas latin ou au grec (comme abjection, de abjectio ; individu, de individuus ; phtisie, de ), ou forms par drivation ou composition savante selon les procds usits en latin et en grec (comme rosace, de rosa ; horticulteur, de hortus et cultor ; hypertrophie, de et ). Dans tous ces cas, il importe de dterminer autant que possible l'poque de l'apparition du mot dans la langue. C'est ce que nous avons

essay de faire en indiquant, la suite de l'tymologie, l'exemple le plus ancien que nous ayons rencontr ; nous poursuivons cette enqute historique jusqu' la fin du XVIII e sicle. Les mots crs au XIXe sicle sont accompagns de la mention : " nologisme ". III. -- DFINITION Une dfinition exacte doit s'appliquer au mot dfini, l'exclusion de tous les autres, et rendre raison de toutes ses acceptions. Suivant des dictionnaires autoriss, une carrire est un lieu entour de barrires, dispos pour des courses. Cette dfinition s'applique-telle au mot, l'exclusion de tous les autres ? Non, car elle dsigne aussi bien un cirque, un hippodrome, une arne. Justifie-t-elle les emplois divers du mot ? On dit : entrer dans la carrire, tre au bout de la carrire. Or le spectateur entre dans le lieu entour de barrires pour assister la lutte, il n'entre pas pour cela dans la carrire. Le coureur qui est arriv l'extrmit du lieu entour de barrires, n'est pas au bout de la carrire si la course consiste faire plusieurs fois le tour de l'enceinte. Cette dfinition ne s'applique pas davantage au sens figur. On dit potiquement que le soleil poursuit, achve sa carrire : Le dieu, poursuivant sa carrire, Versait des torrents de lumire Sur ses obscurs blasphmateurs (24). Comment l'astre pourrait-il, mme par mtaphore, poursuivre, achever un lieu entour de barrires ? C'est que la carrire n'est point un lieu entour de barrires, dispos pour des courses, mais l'espace parcourir dans une course de chars, de chevaux. Si nous substituons cette dfinition la premire, toutes les difficults disparaissent. La carrire ne peut plus tre confondue avec un cirque, un hippodrome, etc. Le spectateur qui entre dans l'hippodrome n'entre pas pour cela dans la carrire, rserve ceux qui prennent part la course. Les coureurs sont au bout de la carrire lorsqu'ils sont arrivs au terme de l'espace parcourir dans la course. Enfin la carrire du soleil, qui est un espace parcourir, peut tre assimile par mtaphore l'espace que doivent franchir les coureurs. Une dfinition prcise claire tous les emplois du mot, qu'une dfinition vague avait obscurcis. La dfinition nous amne considrer les mots de signification analogue connus sous le nom de synonymes. L'exprience, d'accord avec le raisonnement, enseigne qu'il n'existe gure de termes absolument synonymes. Assurment il n'y a pas de langue o l'on ne rencontre plusieurs mots diffrents qui dsignent le mme objet : mors et frein ; mais, si semblable que soit la signification, l'emploi diffre, et le mme objet est considr sous un aspect diffrent. Le mors, comme le frein, dsigne une partie de la bride, la pice de fer place dans la bouche du cheval, qui sert le gouverner. Mais le mot mors (du latin morsum) veille surtout l'ide de la place de cette pice dans la bouche de l'animal ; le mot frein (du latin frenum), l'ide de ce qui sert l'arrter. Aussi lisons-nous dans Racine, quelques vers de distance, en parlant des chevaux d'Hippolyte : Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix (25); et plus loin : Ils rougissent le mors d'une sanglante cume (26). C'est pourquoi le mot frein peut recevoir un sens figur que n'a pas le mot mors :

Celui qui met un frein la fureur des flots (27). Il est vrai que la formation savante a introduit un grand nombre de mots faisant double emploi avec des mots de la langue populaire, et exprimant la mme ide ; mais il n'y a pas d'exemple que deux mots de ce genre se soient conservs dans la langue sans prendre des acceptions diffrentes. La synonymie peut se ramener trois cas distincts : Le premier cas est celui o un mot a donn naissance un autre mot analogue par des accidents de formation : ployer et plier (de plicare), frle et fragile (de fragilem), meuble et mobile (de mobilem) : c'est ce qu'on nomme des doublets. Le vieux franais, employant pour le mme verbe deux formes de conjugaison, disait l'infinitif : ployer, proyer, et au prsent de l'indicatif : il plie, il prie ; de ces deux formes d'un verbe unique le moyen franais a tir deux sries de verbes diffrents : ployer et plier, proyer et prier. Proyer a disparu, et prier est rest seul. Ployer et plier se sont conservs, mais il s'est tabli-entre les deux mots une diffrence de sens. L'un marque l'action faite avec effort : on fait ployer ce qui rsiste, une barre de fer ploie sous une charge trop forte ; l'autre marque l'action faite sans effort : on plie sa serviette. L'arbre tient bon, le roseau plie (28). La formation savante a beaucoup accru le nombre de ces doublets. A ct de frle et frlet (de fragilem, fragilitatem) elle a cr fragile et fragilit ; ct de roide (de rigidum), rigide ; ct de meuble (de mobilem), mobile. Tantt le mot populaire et le mot savant ont vcu tous deux : alors leur signification est devenue diffrente, comme dans frle et fragile ; ou leur emploi distinct, comme dans plier et ployer. Tantt le mot savant a tu le mot populaire : frlet a disparu devant fragilit. On voit que, dans ces sortes de synonymes, ou l'un des deux mots tombe en dsutude, ou il prend un autre sens, ou il reoit un autre emploi. Le second cas est celui o un mot a t modifi, soit par l'addition de prfixes, de suffixes (courber et recourber, jour et journe), soit par de simples diffrences de construction (monter sur une montagne, et monter un fardeau ; apercevoir une chose et s'apercevoir d'une chose). Il est clair que l'addition de prfixes ou de suffixes a d changer le sens, puisque l'ide qu'exprimait le mot primitif est venue s'ajouter une ide nouvelle ; de mme le passage de la forme transitive la forme pronominale, ou de la forme intransitive la forme transitive, a modifi ncessairement la signification premire. Dans le troisime cas, qui est le plus tendu, des mots d'origine absolument diffrente ont reu de l'usage une application analogue. Ce sont l les vritables synonymes, dont la dfinition demande une rigueur toute particulire. L'cueil ordinaire, qu'il importe d'viter, c'est l'habitude de considrer les mots synonymes comme des quivalents et de dfinir les uns par les autres. Comme l'a dit Pascal (29), " en poussant les recherches de plus en plus, on arrive ncessairement des mots primitifs qu'on ne peut plus dfinir ; donc, pour dfinir l'tre, il faudrait dire : " c'est ", et ainsi employer le mot dfini dans sa dfinition. " Mais ces mots primitifs (tre, faire, etc.) sont en trs petit nombre, et ne sauraient autoriser, pour les autres, le dfaut de mthode qui consiste dfinir un premier terme par un second, et le second son tour par le premier : digne par qui mrite, et mriter par tre digne de ; prurit par dmangeaison trs vive, et dmangeaison par prurit lger. On dissimule le paralogisme en multipliant les quivalents ; on dfinit orner par dcorer, embellir, parer, et parer par orner, dcorer, embellir ; munir par pourvoir, garnir, et pourvoir par garnir, munir ; mais pour tre moins apparent le cercle n'en est pas moins rel. Les synonymes que runit un caractre gnral qui leur est commun, et que spare un trait spcial qui les distingue, sont entre eux comme les espces d'un genre. Il faut donc,

pour les dfinir, les ramener, d'une part, au genre dont ils font partie, et dterminer, de l'autre, le caractre propre chacun d'eux. Prendre est plus gnral que saisir : saisir, c'est prendre vivement ; dfinir prendre par saisir, c'est renverser l'ordre naturel des choses. Il en est de mme si l'on donne le genre sans dterminer avec exactitude la diffrence ; par exemple, si l'on dfinit terrasser par renverser avec violence : on peut renverser avec violence une lampe, on ne la terrasse pas. Souvent la nuance est difficile saisir. Pour la dterminer, la mthode la plus sre consiste laisser de ct tous les cas o deux mots peuvent tre employs l'un la place de l'autre, pour observer attentivement ceux o l'un des synonymes est d'un usage constant et o l'autre ne saurait tre appliqu. Ainsi, les deux mots danger et pril sont voisins l'un de l'autre ; on dit indiffremment d'une personne qu'elle est en pril ou en danger. O est la diffrence ? Nous disons que quelqu'un a fait une chose au pril et non au danger de sa vie. Nous disons d'une maladie, d'une mauvaise socit, qu'elle est dangereuse et non qu'elle est prilleuse. C'est que danger veille surtout l'ide de quelque chose qui est hors de nous, et doit nous causer un dommage, tandis que pril exprime plutt la possibilit de subir le dommage, indpendamment de sa cause. On peut donc dire qu'un poste est dangereux ou prilleux, selon qu'on le considre en lui-mme, comme exposant un risque, ou par rapport au risque couru par celui qui s'y trouve. On peut dire qu'un malade est en danger ou en pril, selon qu'on envisage le mal qui peut faire succomber le malade, ou la possibilit pour le malade d'y succomber. Mais la maladie elle-mme, la cause du risque, est dangereuse et n'est pas prilleuse. En mme temps qu'on observe l'emploi du mot dans la langue crite et parle, il faut tudier l'tymologie, le sens primitif par lequel le mot est entr dans la langue. C'est ainsi que, dans l'exemple cit plus haut, la diffrence tablie par l'usage entre mors et frein se retrouve dans l'tymologie ; le premier (de morsum) rappelant surtout l'ide de mordre, le second (de frenum) l'ide d'arrter. Il en est de mme des mots danger et pril. Danger, en vieux franais dangier, dongier, est le latin populaire dominiarium. tre en dangier de quelqu'un, c'tait tre en son pouvoir. On voit que l'expression tre en danger de mort a signifi primitivement tre au pouvoir de la mort. Pril, au contraire, du latin periculum, qui se rattache la mme racine qu'experiri, a voulu dire dans le principe une preuve que l'on subit. Jusque dans les extensions les plus loignes, il est rare que l'usage, guid par une logique secrte, ne reste pas fidle la signification premire, qui l'explique et le confirme. Une dfinition prcise de chaque terme, fonde sur l'origine et sur l'histoire du mot, ferait vanouir les prtendus mots synonymes, et rendrait inutiles certains traits spciaux, composs suivant une mthode trop empirique pour corriger les inexactitudes et combler les lacunes des dictionnaires. Du rapprochement de dfinitions exactes doit sortir sans effort la distinction des termes synonymes. Dans la dfinition des termes d'arts et de mtiers, il y a eu beaucoup rectifier et prciser. La technologie du Dictionnaire de Bescherelle, plus complte que celle des ouvrages antrieurs, avait t emprunte par ceux qui sont venus aprs lui, sans vrification suffisante. On avait reproduit jusqu'aux fautes typographiques, comme pour le mot aissaugue, filet de pche form de deux ailes latrales et d'une manche (poche destine recevoir le poisson), devenu, par une erreur sur le genre, un filet form de deux ailes et d'un manche. Ailleurs on tait tomb dans de graves mprises : la boule (de bouillir), qui est le rsidu des chaudrons o l'on a fait fondre le suif, et aussi la rclure des caques (grands tonneaux o on met le suif fondu), tait devenue la rclure des caques de harengs.

L'entrepied, partie d'une meule de foin, espace entre le pied de la meule et la saillie destine rejeter la pluie loin de la base, avait t donn comme faisant partie d'une meule de moulin. Le mot bille dsigne un bton dont les corroyeurs se servent pour tordre les peaux, et les emballeurs pour serrer les balles. Selon toute apparence, peaussiers avait t substitu corroyeurs. Une faute de copie avait fait tomber ces mots : et les emballeurs ; et il tait rest cette dfinition inintelligible : " Bton dont se servent les peaussiers pour tordre les peaux et serrer les balles. " Un correcteur, justement embarrass, aura cru bien faire en changeant les peaussiers en paumiers (fabricants de balles), et il en est rsult cette dfinition plus trange encore : " Bton dont se servent les paumiers pour tordre les peaux et serrer les balles. " Trop souvent la dfinition, incomplte ou vague, n'apprenait rien au lecteur ; aux mots trace-sautereau, trace-bouche, il trouvait pour toute explication : " Outil de facteur de pianos ; " or le trace-sautereau est l'outil dont se servaient les facteurs de clavecins pour marquer sur le sautereau la place du bec de plume qui pinait la corde, et le tracebouche l'outil dont se servent les facteurs d'orgues pour dterminer la hauteur o doit tre perce la bouche des tuyaux d'orgue. Nous n'avons pas besoin de dire que, pour cette partie de la tche, nous avons d recourir sans cesse la comptence des hommes spciaux. Il en a t de mme pour les termes scientifiques, dont la dfinition devait tre mise, autant que possible, la porte des lecteurs d'un esprit cultiv, sans manquer l'exactitude que les savants ont droit d'exiger en ces matires. Dans tous les cas difficiles nous avons interrog et suivi les matres de la science. IV. -- CLASSEMENT DES SENS Il en est des significations diverses d'un mme mot comme des mots synonymes qui expriment diverses nuances d'une mme ide. Lorsqu'un mot a plusieurs sens, il constitue vritablement un genre, dont les acceptions principales forment pour ainsi dire les espces, et les acceptions secondaires les varits. numrer les divers sens l'un aprs l'autre, mme dans l'ordre historique et logique, au moyen d'une srie uniforme compose d'autant de numros qu'il y a de sens distincts, c'est confondre les genres, les espces et les varits ; c'est supprimer la subordination qui relie les varits aux espces et les espces aux genres, c'est--dire mconnatre la loi fondamentale qui rgit toute classification. Le verbe dposer dsigne l'action de poser une chose, une personne, en un endroit o on la porte : on dpose une lettre, un paquet, chez quelqu'un ; une voiture dpose quelqu'un sa porte ; une pave est dpose par la mer sur le rivage ; puis l'action de poser dans un endroit sr : on dpose des objets prcieux chez quelqu'un, des valeurs la Banque de France ; enfin l'action de poser ce qu'on porte, afin de s'en dcharger : on dpose son fardeau, on dpose son manteau au vestiaire, on dpose les armes, on dpose son masque. Toutes ces acceptions distinctes ont entre elles un lien commun, l'ide de poser en un lieu une chose que l'on portait. Mais les sens qui suivent : dposer une tenture, une boiserie, et dposer un roi, un empereur, veillent l'ide d'ter une chose, une personne de la place o elle est pose. Il faut donc distinguer deux sries de sens : mettre une place ce que l'on porte, ter d'une place ce qui s'y trouvait pos. La premire contient trois divisions : poser en un lieu, poser en un lieu sr, poser ce dont on veut se dbarrasser. La deuxime en contient deux : dfaire une chose qui est pose, et, au figur, faire descendre du rang souverain. De mme, pour le classement des sens du mot ancien : les anciens Romains, un ancien usage, son ancien matre, l'Ancien Testament, etc. Une premire division comprend tous les cas o il s'agit d'une personne, d'une chose qui existe depuis plus longtemps qu'une autre : l'Ancien Testament, l'ancien monde ; le plus ancien prit la parole, etc. ; une

seconde, tous les cas o il s'agit d'une personne, d'une chose qui n'existe plus et qui a exist antrieurement : la Rvolution a dtruit l'ancien rgime ; la nouvelle glise a t btie sur l'emplacement de l'ancienne. Nous distinguons ces diffrents groupes de sens en traant dans chaque article, au lieu d'une srie de subdivisions de mme degr, de grandes divisions spares les unes des autres par un alina et marques par des chiffres romains (I, II, III, etc.) ; chacune de ces grandes divisions contient son tour des divisions secondaires, prcdes d'un double trait (||) et marques par des numros (1 ,, 2, 3etc.), et chacune de ces divisions contient, s'il y a lieu, des subdivisions prcdes d'un seul trait (|) et marques par de simples chiffres (1, 2, 3, etc.). Quand le premier sens du mot moderne est le mme que le sens tymologique, comme dans l'exemple qu'on vient de citer, il suffit de le placer en tte et de l'indiquer par le chiffre romain I qui commence l'article. Mais souvent entre le point de dpart et le sens propre du mot actuel il y a eu, comme on l'a vu plus haut, un chemin parcouru par la pense, chemin qui ne peut tre connu que par l'histoire du mot et l'observation des faits. Nous pouvons rappeler les exemples dj cits de cueillir, partir, rgne, etc. En voici un autre qui n'offre pas moins d'intrt. Araigne dsigne aujourd'hui l'animal articul, huit pattes, qui file une toile destine servir de pige aux insectes dont il fait sa proie. Les dictionnaires commencent par ce premier sens, et le font suivre de divers sens figurs, les uns par analogie avec les pattes longues et minces de l'animal : crochet plusieurs branches pour retirer les seaux d'un puits ; cercle de l'astrolabe portant des bras qui indiquent la position des toiles, etc. ; les autres par analogie avec le rseau que l'animal tend pour prendre sa proie : premiers fils que forme le ver soie pour soutenir son cocon ; filet que l'on tend pour prendre de petits oiseaux ; rseau qui runit chaque extrmit les fils d'un hamac, etc. C'est l'ordre inverse qu'il faut suivre. Araigne (de la forme adjective *araneata) a voulu dire primitivement la toile file, tendue par l'animal ; et pour dsigner l'animal on employait en ancien franais le mot aragne (de aranea). Le premier sens du mot araigne est donc historiquement toile d'araigne, avec les acceptions figures qui s'y rapportent. Ce n'est que vers le XVe sicle que ce mot a remplac aragne pour dsigner l'animal lui-mme (30). Le mot brancard (de branche) a signifi d'abord chacune des traverses entre lesquelles se placent les porteurs d'une civire bras : les brancards d'une civire, et, par analogie, les brancards d'une voiture ; puis il a dsign par extension la civire elle-mme : tre port sur un brancard. Commencer par le sens de civire bras, c'est renverser l'ordre historique et logique. Il faut donc commencer par le sens tymologique et le dterminer avec prcision, en interrogeant, en interprtant les textes, pour retrouver l'enchanement d'ides que l'esprit a suivi du sens primitif au sens actuel. Ce travail serait moins ardu si l'on avait, depuis l'origine du franais, des exemples de tous les mots avec leur emploi aux diffrentes poques de la langue ; on retrouverait avec certitude, dans cette succession de textes, la marche suivie par la pense ; on pourrait noter le moment o a commenc telle ou telle transformation. Malheureusement nous ne possdons qu'une trs faible partie des documents crits au moyen ge ; l'absence de textes depuis les origines jusqu'au IXe sicle, leur raret du IXe au XIIe sicle, laissent une lacune considrable dans l'histoire de la formation de la langue. Mme partir du XIIe sicle, on ne possde aucun rpertoire complet des mots employs dans la langue crite ou parle, et l'on est rduit au tmoignage incomplet, irrgulier, des crits qui nous en restent. Fixer la date de l'apparition d'un mot d'aprs sa prsence ou son absence dans les monuments d'une poque, c'est s'exposer de graves erreurs ; car il peut se faire qu'un crivain antrieur n'ait pas eu occasion d'employer un terme dj usit de son temps. Il faut donc, dans un grand nombre de cas, procder par

comparaison, par analogie, par induction, pour tablir la filiation qui relie les sens actuels au sens tymologique. Cette tude minutieuse est encore complique par les modifications que la formation savante a introduites dans la langue. En effet, les lettrs n'ont pas seulement enrichi l'idiome populaire de mots nouveaux, qui n'taient que des mots anciens repris au latin classique ; ils ont encore ajout au sens primitif de certains mots entrs dans la langue par une acception spciale du latin vulgaire ou du bas latin, des sens classiques depuis longtemps oublis. Le mot grce vient du latin gratiam. Gratia (de gratus, agrable) dsigne d'abord en latin la qualit de ce qui est agrable. De l le sens de faveur, crdit, en parlant de celui qui a su plaire au peuple, aux grands, gagner leurs bonnes grces, et le sens de charme, en parlant de celui qui a le don de plaire. Puis vient le sens de faveur qu'on reoit, bienfait, et, par extension, la reconnaissance du bienfait reu : referre gratiam alicui, rendre grce quelqu'un. Enfin ce mot dsigne la faveur accorde au coupable qui l'on remet sa peine : faire grce quelqu'un. Si l'on ne considre que le franais moderne, le mot grce prsente toutes les acceptions du mot latin gratia. On serait donc tent de les classer comme en latin, en donnant pour premier sens : qualit de ce qui est agrable. Mais l'histoire du mot oblige intervertir cet ordre logique si vraisemblable. Le mot gratiam, dans le latin populaire, n'a que les sens de faveur qu'on reoit et de pardon. Telles sont les acceptions par lesquelles le mot grce est entr dans l'ancien franais, et ce n'est qu' partir de la Renaissance que les lettrs ont rendu ce mot son sens primitif : qualit de ce qui est agrable. Le classement des acceptions doit donc donner pour premier sens : faveur reue ; puis pardon, merci. Et un second paragraphe doit indiquer que, par un retour au latin classique, le mot franais s'est enrichi plus tard de sens historiquement antrieurs. Il en est de mme pour le mot dispenser. Il est entr dans notre langue avec le sens spcial du latin ecclsiastique dispensare, accorder une dispense. Le sens du latin classique distribuer a t repris au temps de la Renaissance par les lettrs : " Il dispensait son temps en telle faon (31). " Nous avons jug ncessaire de placer chaque sens figur auprs du sens propre dont il relve, au lieu d'numrer d'abord dans la premire partie de l'article tous les sens o le mot est employ au propre, et de rejeter dans la dernire tous ceux o il est pris au figur. En effet, chacun des sens figurs a son explication ncessaire dans le sens propre spcial auquel il correspond ; l'en sparer, c'est le rendre inintelligible. C'est l'ide de battre du pltre qui conduit l'expression figure de battre quelqu'un comme pltre ; c'est l'ide d'aplatir une couture avec l'ongle ou avec le d qui conduit l'expression figure battre l'ennemi plate couture. Le classement des acceptions figures soulve une question dlicate. La plupart de ces acceptions ont pour origine une mtaphore : la queue d'une pole, les pieds d'une table, le bec d'une plume, une bouche feu, les dents d'une scie, la racine d'un verbe. Faut-il mettre au nombre des sens figurs d'un mot toutes les mtaphores auxquelles ce mot a donn lieu ? Si l'on doit faire un choix, quelle sera la rgle ? Parmi ces mtaphores, il en est qui sont employes d'une manire constante, et non d'une manire exceptionnelle ; par tous ceux qui parlent ou qui crivent, et non par tel orateur ou tel crivain ; pour exprimer simplement une ide, et non pour en rendre l'expression plus frappante : c'est ainsi que nous parlons d'une confiance aveugle, d'une lanterne sourde, des sabots d'un cheval. Consacres par l'usage, claires pour tous, familires tous, ces figures doivent videmment prendre place dans le lexique de la langue. Il n'en est pas de mme des expressions figures, plus ou moins pittoresques, que crent les orateurs, les potes, dans une heure d'inspiration, ou de celles que le premier venu peut imaginer, sous l'influence d'une vive impression. Formes par une alliance de mots neuve, originale, imprvue, ces sortes de mtaphores empruntent leur

valeur, doivent leur clart la place mme qu'elles occupent, la circonstance qui les a fait natre : on ne peut les dtacher du milieu o elles sont heureusement enchsses pour les faire passer dans la circulation. Si la parole tait l'expression rigoureusement exacte de la pense au lieu d'tre un essai plus ou moins heureux pour s'en approcher, il n'y aurait pas un art de bien dire ; le langage serait un fait naturel comme la circulation, comme la respiration. Mais, grce cette imperfection de la parole, on fait effort pour rendre toutes les nuances de l'ide, du sentiment qu'on veut exprimer, pour faire partager aux autres ses impressions, pour les persuader, pour les mouvoir, pour les charmer, et l'on fait uvre d'crivain. Lamartine a pu dire par une image hardie, en parlant d'arbres sculaires : Et ces arbres sans date (32); Victor Hugo, en parlant des fleurs des pommiers : Neige odorante du printemps (33); ce sont des expressions potiques, non des sens figurs du mot qu'il soit permis d'employer aprs le pote, et que l'usage autorise appliquer des cas analogues. De ces deux classes d'expressions figures, les premires appartiennent la langue, qui est gnrale ; les secondes au style, qui est individuel ; les premires sont une monnaie courante, les secondes des mdailles, des uvres d'art. On reconnat les premires ce caractre que l'ide qu'elles expriment se prsente seule la pense lorsqu'on les emploie, et qu'on a besoin d'un effort d'esprit pour faire reparatre l'image efface. Qui songe en effet un aveugle, un sourd, quand il parle d'une confiance aveugle ou d'une lanterne sourde ? Il n'en est pas de mme lorsqu'on rencontre les secondes ; par exemple, lorsque Molire, pour dsigner les faux dvots, se sert de cette image expressive de faux monnayeurs en dvotion (34), l'image seule apparat la premire ; puis il faut un moment de rflexion pour saisir le sens, et l'on admire alors la justesse et l'nergie de la figure. Un second trait qui distingue les acceptions figures des hardiesses potiques ou oratoires, c'est que les premires, uniquement destines dsigner une chose, sont d'ordinaire brivement exprimes, par un mot unique ou par un petit nombre de mots ; les secondes, faites pour peindre, ont besoin d'un plus ample dveloppement. C'est ainsi que Bossuet, dans l'Oraison funbre du prince de Cond, dcrit les bataillons serrs de l'infanterie espagnole, " semblables autant de tours, mais des tours qui sauraient rparer leurs brches " ; et que, dans le Cid de Corneille, D. Digue dit, en parlant du comte de Gormas : Je l'ai vu tout sanglant, au milieu des batailles, Se faire un beau rempart de mille funrailles(35)

Nous n'avons pas cru toutefois devoir exclure du Dictionnaire ces crations individuelles, lorsqu'elles offrent d'heureuses applications du style la langue, des exemples frappants des ressources que notre lexique offre l'art des grands crivains. Il suffit d'indiquer par ces mots : potique, oratoire, etc., que ce ne sont point l des emplois figurs qui appartiennent l'usage courant. Mais nous rejetons les images incohrentes ou hasardes qui pourraient garer l'esprit de certains lecteurs, lors mme qu'elles seraient signes de noms illustres ; telles sont ces expressions figures que Chateaubriand met dans la bouche de Chactas : " Tout coup je sentis une larme d'Atala tomber sur mon sein. Orages du cur, m'criai-je, est-ce une goutte de votre pluie (36)? " Ce n'est point faire uvre de linguiste que de recueillir cette floraison artificielle, qui a plus d'un trait commun avec le langage figur des Prcieuses du temps de Molire. V. -- CHOIX DES EXEMPLES Un dictionnaire de l'usage, tel que celui de l'Acadmie franaise, peut se dispenser de citations empruntes aux principaux crivains. Voltaire regrettait toutefois que l'Acadmie ne donnt, pour les acceptions diverses de chaque mot, que des exemples tirs de l'usage courant, et pensait que des phrases recueillies chez les bons auteurs auraient rendu le Dictionnaire plus intressant et plus instructif. Un dictionnaire sans citations est un squelette (37), dit-il dans une lettre crite Duclos. L'Acadmie a pens que des exemples emprunts la vie devaient donner une ide plus juste de l'usage que des textes d'auteurs.

Un dictionnaire dpourvu d'exemples ne serait en effet qu'un squelette. Mais des exemples tirs des crivains ne sont pas ncessaires pour tablir l'emploi contemporain, que chacun peut reconnatre et vrifier par lui-mme. Il en est autrement d'un dictionnaire raisonn de la langue, qui doit souvent reproduire des mots oublis et remonter des sens disparus, pour expliquer des mots et des sens encore usits. On ne saurait les mettre en lumire sans recourir des exemples. L'Acadmie se contente de dire que le mot soupe signifie aujourd'hui potage au pain. Mais nous sommes obligs de citer un exemple emprunt la vieille langue : " Si fist li rois aporteir pain et vin ; et fist taillier des soupes et en prist une et la manja (38)" pour expliquer et justifier, par le sens ancien du mot soupe (tranche de pain mince), ces locutions encore employes de nos jours : tailler la soupe, tremper la soupe, et, au figur, tre tremp comme une soupe. Il s'agit de dresser l'tat de la langue depuis le commencement du XVII e sicle jusqu' nos jours : la langue a chang, les mots ont subi des transformations durant ces trois sicles ; nous ne pouvons tablir ces transformations que par des textes authentiques, qui permettent de passer de l'ancien usage celui qui existe aujourd'hui. Nous avons cit les exemples d'aprs les ditions les plus autorises, en les vrifiant par nous-mmes, et en indiquant avec soin la place du texte dans l'ouvrage d'o il tait tir. Il suffit d'un texte dnatur pour faire croire des sens que la langue n'a pas connus. Bossuet emploie l'expression se dprendre dans un sens trs usit au XVIIe sicle, se dtacher d'une chose par laquelle on s'est laiss prendre : " (La raison) ne se peut dprendre elle-mme de ces penses sensuelles (39) ; " une faute de copie substitue dpendre dprendre, et l'on cre au mot dpendre, sur la foi de Bossuet, ce sens imaginaire : se dpendre d'une chose, s'en dtacher. Bossuet a crit dans un de ses sermons : " Les oreilles sont flattes par la cadence et l'arrangement des paroles (40). " Des diteurs peu clairvoyants ayant lu dans le manuscrit : par l'acadmie et l'arrangement des paroles, sur cette leon incorrecte, que les ditions critiques ont rectifie, on a imagin au mot acadmie une acception qui n'a jamais exist. Mais il ne suffit pas de cette exactitude matrielle, dj difficile obtenir dans un travail d'une pareille tendue. Une autre sorte d'exactitude, non moins importante, est celle qui consiste prendre les mots d'un exemple historique dans le sens qu'ils avaient au moment o l'auteur a crit, et non, comme on est port le faire, dans le sens qu'ils ont aujourd'hui. Molire, dans le Dpit amoureux, fait dire Gros-Ren par Marinette : Tiens, voil ton beau galant (nud de rubans, de dentelle) de neige (41) On donne ces mots de neige le sens de sans valeur, digne de mpris, pour n'avoir pas vrifi un emploi figur du mot neige au XVIIe sicle : petite dentelle blanche trs lgre. Mme de Svign, nous parle dans ses lettres, d'une dame qui arrive coiffe d'un bonnet double carillon (42). On disait alors, dans un sens figur, double carillon, comme le montre cet exemple du Dictionnaire de Cotgrave : Je te frotteray double carillon. Faute d'avoir constat cet emploi, on inscrit parmi les sens du mot carillon : " Coiffure usite au XVIIe sicle ". Le mot bataille a dsign non seulement une action o deux armes se battent l'une contre l'autre, mais encore la disposition d'une arme dans un certain ordre pour combattre : Charles XII, dit Voltaire, fait dbarquer son canon et forme sa bataille (43). Faute de faire cette importante distinction, on cite tort ces vers de Corneille : Attendrons-nous, seigneur... Qu'on descende en la place en bataille range (44)? en donnant au mot bataille le premier sens au lieu du second.

Quand Bourdaloue dit, en parlant de l'institution de l'eucharistie par Jsus-Christ : " Ce sacrement, il nous le propose comme un pain, comme une viande, qui nous doit nourrir (45) , " celui qui citerait cet exemple en attribuant au mot viande le sens que nous lui donnons aujourd'hui commettrait une trange mprise. Viande (du latin vivenda) voulait dire au temps de Bourdaloue : ce qui sert vivre, aliment ; et pour dsigner ce que nous appelons aujourd'hui de la viande, on employait alors le mot chair. C'est pour avoir nglig ces transformations de la langue que Voltaire, dans son Commentaire sur le Thtre de Corneille, critique souvent tort, comme des incorrections ou des improprits de langage, des expressions, des tournures qui, rgulirement employes au commencement du XVIIe sicle, avaient cess d'tre en usage cent ans aprs. Chaque tte d'article est immdiatement suivie de la prononciation figure du mot, place entre crochets. Nous avons suivi la manire de prononcer usite Paris dans la socit polie et gnralement adopte la Comdie franaise, cartant les prononciations provinciales, dont la diversit et troubl les lecteurs et surtout les trangers. La prononciation figure reprsente chaque mot dit isolment ; la place que les mots occupent dans la phrase apporte la prononciation des finales, voyelles ou consonnes, des modifications nombreuses. Nous nous contentons d'indiquer les principales liaisons que l'usage actuel prescrit ou autorise. Il est bon de rappeler ici qu'on paratrait s'exprimer avec affectation si l'on donnait trop d'importance ces liaisons dans le langage familier. Les changements survenus dans l'orthographe, depuis le commencement du XVII e sicle jusqu' nos jours, sont indiqus dans le Trait de la formation de la langue, en mme temps que ceux qui ont affect la prononciation. Mais on a cru devoir appliquer tous les exemples cits, partir du XVIIe sicle, l'orthographe usite de nos jours, suivant l'usage gnralement adopt dans les ditions classiques de nos grands crivains. En conservant chaque auteur l'orthographe de son temps, ou, pour mieux dire, l'orthographe souvent arbitraire de ses diteurs, on aurait drout le lecteur et enlev au Dictionnaire son caractre d'utilit pratique. Au contraire, pour tous les exemples de l'ancienne langue qui servent tablir l'tymologie et le sens primitif des mots, on a gard l'orthographe des textes originaux, mme lorsqu'ils se trouvent cits dans le corps de l'article. Tel est le travail que nous prsentons au public. Nous adressant aux Franais comme aux trangers, aux lettrs comme aux gens du monde, nous nous sommes efforcs, pour tous les mots que contient le Dictionnaire, d'tablir la signification primitive fonde sur l'tymologie et les sens intermdiaires qui conduisent au sens propre ; de suivre le sens propre dans son dveloppement historique, sans perdre de vue l'ide qui relie logiquement entre elles les acceptions drives ou figures ; de dterminer au moyen de cette ide leur succession et leur filiation ; de confirmer par des exemples courts et dcisifs l'tymologie, la dfinition et le classement des sens. Rattacher ainsi la langue actuelle ses origines, ce n'est pas seulement en donner une intelligence plus complte, c'est encore aider conserver intactes la proprit et la puret de l'idiome national, en tablissant une dmarcation tranche entre les transformations rgulires, conformes aux qualits de l'esprit franais, qui modifient la langue sans lui faire violence, et les altrations qui tendent la dformer. Enfin, si le langage est la traduction de la pense, si les changements que subissent les mots sont l'expression des changements que subissent les ides, de telle sorte que la langue d'un peuple soit l'image fidle du mouvement des esprits aux diffrentes poques de son histoire, un dictionnaire de ce genre, o les significations successives des mots employs durant trois cents ans sont soumises une analyse rigoureuse, fait connatre,

en mme temps que l'tat de la langue, l'tat de la pense ; il prsente en quelque sorte, du XVIIe sicle au XIXe, un tableau de l'esprit franais, que peuvent interroger ceux qui demandent la philosophie du langage des enseignements sur l'histoire et le progrs de la civilisation. Voil ce que nous avons essay de faire. Dans quelle mesure y avons-nous russi ? Le plan que nous nous tions impos nous a forcs plus d'une fois prendre parti dans des cas douteux, tablir des classements incertains, l o l'tymologie tait incertaine. Chaque mot est un problme rsoudre : il fallait apporter une solution ; quels qu'aient t nos scrupules, on trouvera parfois que nous avons t tmraires. Comme il ne s'agit pas ici d'une uvre de compilation o des faits sont runis et classs plus ou moins artificiellement, mais d'une uvre d'interprtation scientifique, le progrs de la science nous amnera corriger sans cesse ce travail incomplet ; telle de nos assertions sera contredite par la dcouverte de nouveaux faits. Nous ne nous dissimulons donc nullement l'imperfection de notre uvre ; notre seule esprance a t de nous approcher du but autant que pouvait le permettre l'tat actuel des connaissances philologiques. Il nous reste dire, en terminant, tout ce que nous devons aux prcieux travaux de nos devanciers : au Glossaire de Du Cange ; au Dictionnaire historique de La Curne de SaintePalaye ; celui de Godefroy, plus riche et plus complet ; aux Dictionnaires anciens de Cotgrave, de Nicot, de Furetire, de Richelet, de la Socit de Trvoux, etc. ; aux Dictionnaires plus modernes de Bescherelle, de Laveaux, de Dupiney de Vorepierre, etc. ; la vaste Encyclopdie de Larousse ; aux diverses ditions du Dictionnaire de l'Acadmie, qui n'est pas seulement le dictionnaire de l'usage, mais du bon usage ; aux lexiques qui accompagnent les ditions savantes de nos auteurs, particulirement ceux des Grands crivains de la France, publis sous la direction de M. Rgnier ; au recueil de Matriaux pour servir l'historique du franais, publi par M. Delboulle ; aux documents indits que MM. Godefroy, Delboulle et Schne ont bien voulu mettre notre disposition ; aux premires livraisons du Dictionnaire historique de l'Acadmie franaise, vaste rpertoire d'exemples, o nous avons puis ; enfin, et surtout, au Dictionnaire de Littr, le plus puissant effort qui ait t tent pour runir dans un monument unique les principaux documents relatifs l'histoire, la signification et l'emploi des mots de notre langue. Si nous avons pu, comme c'tait notre ambition, clairer d'un jour nouveau l'histoire des mots par l'histoire des ides qu'ils reprsentent, c'est celui qui a fray le chemin qu'il convient d'en rapporter le mrite. Mais nous ne nous pardonnerions pas d'oublier ici M. Gaston Paris, un des matres de cette cole de philologie franaise dont relvent plus ou moins tous les travaux de ce temps relatifs l'histoire de notre langue. Qu'il nous soit permis de le remercier de l'intrt qu'il n'a cess de prendre notre uvre, et de l'obligeance avec laquelle il a toujours mis notre service la sret de son jugement, l'tendue et la prcision de sa science. Adolphe Hatzfeld, Arsne Darmesteter. En commenant ce Dictionnaire, la fin de l'anne 1871, nous nous tions assur le concours de M. Grard, de l'Acadmie franaise, de M. Baudrillart, de l'Acadmie des sciences morales, et de M. Marguerin, directeur de l'cole Turgot, pour la revision de notre travail. Ce concours n'a pu se prolonger longtemps, notre grand regret. Nous lui avons d toutefois plus d'une observation utile, dont nous tenons rappeler le souvenir. M. Godefroy, M. Schne et plusieurs professeurs de l'Universit, MM. Delboulle, Pellissier et Vauthier, ont bien voulu nous aider dans le long travail de la vrification des exemples et de la correction des preuves. Nous tenons leur exprimer toute notre reconnaissance ainsi qu' notre imprimeur, M. Jules Bardoux, qui a fait uvre de lettr dans la revision dfinitive. Ad. H., A. D.

Notes 1. Littr, prface du Dictionnaire, p. v. 2. Id., ibid. 3. Essais, I, 40. 4. Roncevaux, p. 115. 5. Rabelais, Pantagruel, II, 5. 6. Wace, Brut, 1206. 7. Villehardouin, 244 (Wailly). 8. Froissart, I, 171 (Luce, t. II, p. 158). 9. Id., ibid. 10. Boileau, Satires, 1. 11. Chanson de Roland, 48. 12. Villehardouin, 75. 13. Jaq. Milet, Destruction de Troye, 1378, Stengel (dans Godefroy). 14. " Jettans ne say quoy dedans le timbre, dont soudain fut l'ebulition de l'eau restraincte. " Rabelais, V, 45. 15. La Fontaine, Fables, VII, 15.. 16. Horace, III, 5., 17. Lettre l'Acadmie, 3. 18. Vaugelas, Remarques sur la langue franaise, prface. 19. Corneille, Horace, IV, 2. 20. Montaigne, I, 19. 21. La Fontaine, Fables, VIII, 14. 22. Cf. Thurot, la Prononciation franaise, I, p. 542. 23. Voy. Oustillement au villain, v. 110 (XIIIe sicle), etc. 24. Lefranc de Pompignan, Ode sur la mort de J.-B. Rousseau.

25. Racine, Phdre, V, 6. 26. Id., ibid., V, 6. 27. Id., Athalie, I, 1. 28. La Fontaine, Fables, I, 22. 29. Pascal, de l'Esprit gomtrique. 30. On trouve encore dans la Fontaine : " La pauvre aragne. " (Fables, X, 7.) 31. Rabelais, Gargantua, I, 21. 32. Lamartine, Harmonies potiques et religieuses, 1. 33. V. Hugo, Orientales, 33. 34. Molire, Tartufe, 1er Placet au roi. 35. Corneille, Cid, I, 5, var. 36. Chateaubriand, Atala. 37. Voltaire, Correspondance gnrale, Lettre Duclos, 11 aot 1760. 38. Rcits d'un mnestrel de Reims, 280., 39. Bossuet, Pangyrique de saint Benoit, 1. 40. Id., Sermon sur la parole de Dieu. 41. Molire, Dpit amoureux, IV, 4.. 42. Svign, Lettres, 489. 43. Voltaire, Charles XII, 2. 44. Corneille, Othon, V, 2. 45. Bourdaloue, Sermon pour le dimanche des Rameaux, 1re partie.

TRAIT DE LA FORMATION DE LA LANGUE FRANAISE (1)INTRODUCTION

Nous nous proposons d'tudier ici l'histoire des mots qui forment le lexique de la langue franaise moderne, c'est--dire leurs diverses origines, les modifications qu'ils ont subies dans leur prononciation, et les formes grammaticales auxquelles ils se soumettent dans la phrase.

De l trois grandes parties, qui comportent de nombreuses subdivisions.

I. Le matriel des mots, autrement dit le lexique. -- Le lexique est constitu d'abord par les mots du latin populaire, transmis de sicle en sicle dans la tradition orale et vivante de la langue, et modifis plus ou moins profondment dans leurs sons par les accidents de la prononciation. Cela nous donne une premire tude : le lexique du latin populaire, 1 et 2.

Cet ensemble de mots forme le fonds primitif de la langue. De ce fonds, la langue, usant des ressources mmes qu'il lui offre, tire toute une srie de mots nouveaux, par voie de drivation et de composition. Autour de la plupart des termes primitifs s'lve une famille de drivs, dus l'action fconde des prfixes et des suffixes, ou aux habitudes de composition que prsente dj le latin populaire. De l deux nouveaux chapitres : la drivation populaire, 33-170, et la composition populaire, 171-213.

Ce dveloppement reprsente le mouvement naturel de la langue parle, vivant sur son propre sol. Mais cette langue subit de la part des langues voisines diverses actions, qui ont pour effet d'y dposer des mots d'origine trangre. Une tude particulire doit tre rserve ces multiples emprunts, 3-31.

Notre langue n'est pas seulement une langue parle. Elle a une littrature trs riche, qui, en bonne partie, est l'uvre de clercs, de savants. Ceux-ci crivent aussi bien le bas latin que le franais et introduisent ou laissent pntrer, quand ils composent, dans la langue maternelle des expressions du bas latin, dont ils se contentent d'habiller la franaise la terminaison. Ils lisent aussi les auteurs de l'ancienne Rome, Cicron, Tite-Live, Virgile, Horace, Ovide, Stace, etc. ; ils les imitent, ou mme les traduisent quelquefois. Les crivains modernes continuent cette tradition. De l de nouveaux emprunts faits directement au latin classique. Cette nouvelle formation a reu le nom de formation savante latine. Elle offre l'tude les emprunts directs des mots, et les procds de composition et de drivation que les nologues du moyen ge et des temps modernes appliquent aux mots latins. La formation savante s'opre galement, mais un peu plus tard, sur le grec. Nous avons donc l deux nouvelles sections, comprenant chacune trois subdivisions : formation savante latine (emprunts, drivation, composition), 214-275 ; formation savante grecque (emprunts, drivation, composition), 276-284 bis.

Voil, prises en gros, les sources diverses des mots constituant le lexique. Ces mots ont pour fonction de reprsenter l'esprit soit des images d'objets, soit des ides ; c'est ce qu'on appelle leur signification. Or, dans le cours des temps, il arrive que la signification des mots change, s'tende, se restreigne, s'attnue, parfois au point d'entraner la disparition du mot. De l une nouvelle tude sur la signification des mots (2).

II. La prononciation. -- La prononciation du latin populaire ne s'est pas maintenue immuable, travers les temps, loin de l. Sous l'influence de causes obscures, elle s'est graduellement et rgulirement transforme, laissant tomber certains sons, en acqurant de nouveaux, et modifiant l'aspect des mots au point d'en faire, au bout de quelques sicles, des mots tout fait nouveaux, sous lesquels il est souvent difficile de reconnatre les types primitifs. Ces transformations des sons sont si rgulires qu'on en peut dterminer les lois ; et l'action de ces lois est absolue, ne laissant rien l'arbitraire. Elles atteignent tous les mmes sons dans les mmes conditions, pourvu que les mots qui contiennent ces sons appartiennent la langue parle, vivante. Les mots d'origine trangre, de formation savante, pourront y chapper s'ils ne sont pas encore entrs dans le courant de l'usage gnral, mais subiront l'action des lois ultrieures du moment qu'ils seront devenus rellement franais.

L'tude des lois qui ont prsid aux changements de la prononciation a reu le nom de phontique. C'est par la phontique que la science du langage relve de la physiologie. (V. 285-526.)

III. Les formes grammaticales. -- On appelle formes grammaticales l'ensemble des flexions dont les mots, suivant leur nature, peuvent tre affects, d'aprs leur emploi dans la phrase. Il y a les flexions des noms (substantifs, adjectifs et pronoms), qu'on appelle encore dclinaisons, et les flexions des verbes, qu'on dsigne sous le nom de conjugaisons. Les formes grammaticales constituent le fonds mme d'une langue : le lexique, la prononciation, la syntaxe mme, peuvent changer sans que la langue soit atteinte en son essence. Ds que les formes grammaticales changent, la langue devient autre. (V. 527-649.) A l'tude des formes grammaticales se rattache celle des mots invariables, dont la plupart ont une part importante dans la contexture mme de la langue. (V. 718-727.)

L'tude de la syntaxe ou de l'agencement des mots dans la phrase terminerait ces recherches et en ferait une histoire gnrale de la langue ou une grammaire historique complte ; mais nous n'avons retenir ici que les questions relatives au lexique, celles qui intressent le Dictionnaire. (V. 650717.)

Notes

1. Ce trait, rest inachev par la mort d'Arsne Darmesteter, a t termin par M. Lopold Sudre, qui a d composer les 359-526, 608-649, et s'inspirer, pour les 214-284, des deux livres bien connus du regrett matre : Trait de la formation des mots composs, et De la cration actuelle des mots nouveaux. Les 33-213 et 650-727 reposent sur des notes de cours ; les 285-358 et 527-608, sur une rdaction fragmentaire qu'il a fallu remanier et complter. Les 3-32, 360-361 et 496-499 sont dus M. Antoine Thomas.

2. Cette tude est comme la raison d'tre du Dictionnaire, dont chaque article en offre l'application raisonne : c'est donc l qu'il faut l'aller chercher, et non dans un chapitre spcial du Trait. On peut voir aussi A. Darmesteter, la Vie des mots tudie dans leurs significations (Paris, Delagrave, 1886)

TABLEAU FIGURATIF DE LA PRONONCIATION La prononciation de chaque mot est donne d'une manire figure ; elle suit, entre crochets, le mot qui fait la tte de l'article. Nous avons essay de rendre cette figuration aussi simplem