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  • Loc Lematre

    Universit Paris-Sorbonne

    La question de l'individuation dans L'indivdidu et sa gense physico-biologique, de Gilbert

    Simondon.

    Enseignant responsable : Mr. Marmasse

  • La rflexion expose par Gilbert Simondon dans l'ouvrage constitu partir de sa thse principale

    (L'individu et sa gense physico-biologique, Grenoble, Millon, collection Krisis, 1995 [1964]) se

    compose d'une manire trangement cohrente avec des rflexions plus contemporaines. Il suffit de

    songer aux tentatives de penser ce que l'on a dsormais coutume d'appeler l're de l'information

    et ainsi que les entreprises visant dgager ses implications sociales pour voir en mme temps se

    dessiner des relations puissantes avec la philosophie de Gilbert Simondon. En effet, le projet du

    philosophe de l'individuation consiste en une invitation comprendre la manire dont tout rgime

    dinformation dfinit les degrs dindividualit de ce qui est. Ceci suppose une rflexion sur les

    manires dont l'information se dploie. Cette rflexion elle-mme suscite des distinctions

    particulirement importantes, comme par exemple la distinction entre la notion d'autonomie et la

    notion d'indpendance :

    Lautonomie existe avant lindpendance, car lautonomie est la possibilit de fonctionner

    selon un processus de rsonance interne qui peut tre inhibiteur lgard des messages reus

    du reste de la colonie, et crer lindpendance. 1

    La particularit de la manire simondonienne de philosopher tient trs certainement la

    construction, au tissage mme, partir de l'axe de pense suivant : ltre est relation . La pense

    de Simondon envisage l'volution comme un processus et elle est donc avant tout pense du

    devenir. Cependant, il s'agit d'une voie difficile car s'il est relativement simple d'tudier un principe,

    en tant qu'il est stable et bien dfini, il est autrement plus compliqu d'entreprendre la construction

    d'une pense du devenir. Or, Simondon est plus intress par les transformations que par les effets

    d'identit, effets qu'il s'efforce d'ailleurs de dnouer. Ceci l'oppose par consquent toute forme de

    substancialisation. Car une des ides directrice de la pense de Simondon est en effet que l'individu

    n'est pas une substance, mais qu'il est l'effet ou un point au sein d'un processus d'individuation.

    Individuation et relation sont insparables ; la capacit de relation fait partie de l'tre, et

    entre dans sa dfinition et dans la dtermination de ses limites : il n'y a pas de limite entre

    l'individu et son activit de relation ; la relation est contemporaine de l'tre (). La relation

    existe en mme temps que l'tre sous forme de champs, et le potentiel qu'elle dfinit est

    vritable, non formel. Ce n'est pas parce qu'une nergie est sous forme potentielle qu'elle

    n'existe pas 2.

    1 L'individu et sa gense physico-biologique, Grenoble, Millon, collection Krisis, 1995 (1964), p. 191-193. (Cit IGPB lors des prochaines occurrences).2 IGPB, p. 141

  • Cette ide permet Simondon de dtacher l'individu du substantialisme tout en prservant la ralit

    de la notion d'individu, car dire que l'individu est relation (et non pas en relation ou par ses

    relations) ce n'est pas sortir l'individu du rel. Simplement, l'individu ne doit pas tre envisag

    comme un terme au sein d'une relation mais il s'agit de le considrer comme la relation en acte.

    Simondon s'installe donc dans une position pistmologique relevant du ralisme des structures ou

    des relations. De plus, Simondon affirme que ce n'est pas parce qu'une nergie est sous forme

    potentielle qu'elle n'existe pas en vue de surmonter l'opposition entre le possible et le rel en

    concevant le potentiel comme du rel de plein droit, en tant qu'il exprime la ralit d'un tat

    mtastable 3.

    Le devenir doit tre envisag comme dphasage et non comme une succession. Ce point de vue

    permet Simondon de subvertir l'opposition devenue classique entre sujet et objet , car le

    processus d'individuation n'est conu ni comme quelque chose d'empirique, ni comme quelque

    chose de transcendantal. Le processus est en effet antrieur au ple sujet et au ple objet .

    Pour Simondon sujet et objet ne prexistent donc pas leurs relations mais ces ples ne sont

    rien d'autre que leurs relation. C'est ceci l'individuation. La dmarche de Simondon a donc ceci de

    singulier qu'elle localise la puissance du devenir en de de l'individualit unifie. Son principal

    projet est une rconciliation de l'tre et du devenir. La relation n'est en effet pour lui rien d'autre que

    le devenir l'uvre. La relation n'est donc pas extrieur l'tre, elle n'advient pas l'tre, mais tre

    et tre en relation ne sont qu'une seule et mme chose.

    L'intention de cette tude est donc d'tudier les formes, modes et degrs de l'individuation

    pour remplacer l'individu dans l'tre, selon les trois niveaux physique, vital, psycho-social.

    Au lieu de supposer les substances pour rendre compte de l'individuation, nous prenons les

    diffrent rgimes de l'individuation pour fondement des domaines tels que matire, vie,

    esprit, socit. 4

    Ainsi, la manire si singulire qui est celle de la pense simondonienne permet de reposer certains

    des problmes traditionnels de la philosophie partir de perspectives nouvelles. Car ce que propose

    la pense de Simondon est moins de l'ordre de la construction systmatique, mais il s'agit plutt de

    reproblmatiser certaines des grandes questions de l'histoire de la philosophie de manire dgager

    de nouvelles pistes de rflexion et dfixer l'esprit de certains schmes problmatiques. Il est en

    3 Simondon, L'individuation psychique et collective, Aubier, Paris, 1989, p. 68, cit par Jean-Hugues Barthlmy, in Penser l'individuation : Simondon et la philosophie de la nature. Paris, 2005, L'Harmattan, collection Esthtiques, p. 113.4 IGPB, p. 30

  • effet au sein de l'histoire de la philosophie des questions devenues partie intgrante de la pense

    occidentale qui sont en fait des questions mal poses. Le retournement qu'opre Simondon vis--vis

    de l'approche classique de l'individuation, en l'envisageant d'une part comme un dphasage par

    rapport une ralit prindividuelle et d'autre part en la concevant comme une plarisation entre

    individu et milieu associ , lui permet d'entreprendre une charge vigoureuse contre le

    paradigme hylmorphique. Chez Simondon, l'hylmorphisme se retrouve en effet remplac par le

    schme de l'information, c'est--dire une pense applicable autant au rgime physique qu'au rgime

    psycho-social.

    Aux notions de substance, de forme, de matire, se substituent les notions plus

    fondamentales d'information premire, de rsonance interne, de potentiel nergtique,

    d'ordres de grandeur 5.

    Ceci lui permet donc la fois de dpasser le paradigme instaur par la pense hylmorphique et, en

    mme temps, de se garder de toute forme de rductionnisme (que ce soit la manire des

    spiritualistes ou bien la manire des matrialistes). Examinons maintenant plus en dtail la

    manire dont Simondon s'efforce de critiquer la pense qu'il dsigne par la notion

    d' hylmorphisme .

    Contre l'hritage aristotlicien : l'hylmorphisme, adversaire principiel

    Dans son introduction l'IGPB, Simondon distingue le substancialisme de l'hylmorphisme :

    Il existe deux voies selon lesquelles la ralit de l'tre comme individu peut tre aborde :

    une voie substancialiste, considrant l'tre comme consistant en son unit, donn lui-

    mme, fond sur lui-mme, inengendr, rsistant ce qui n'est pas lui-mme ; une voie

    hylmorphique, considrant l'individu comme engendr par la rencontre d'une forme et d'une

    matire. Le monisme centr sur lui-mme de la pense substancialiste s'oppose la

    bipolarit du schme hylmorphique. 6

    L'aristotlisme a port avec lui une puissante doctrine philosophique : l'hylmorphisme. Mais

    qu'est-ce exactement que l'hylmorphisme pour Simondon ? Selon cette doctrine philosophique,

    tout ce qui est compos de matire (hyl) et d'une forme (morph). A partir de ce paradigme, la

    5 Ibid., p. 306 Ibid., p. 21

  • tradition hritire de l'aristotlisme s'est efforce de penser le rle de la forme comme tant de

    dterminer la matire. D'aprs les scolastiques, le changement s'explique partir d'une thorie dite

    des mutations substantielles . Cette thorie envisage la mutation comme ne changeant la forme

    sans altrer la matire. Ds lors, une chose individue doit exclusivement tirer le principe de son

    devenir de l'activit de la forme, car la matire seule est absolument indtermine, elle est un

    substrat inerte qui n'a pas les moyens de dterminer le processus d'individuation. La matire doit

    ncessairement recevoir passivement la dtermination de la forme pour se spcifier et tre vraiment.

    Mais qui sont les substancialistes, au sens de Simondon ? Il s'agit principalement de la tradition

    atomiste. Pour eux il existe de l'inengendr et de l'indivisible sous les dterminations accidentelles

    et passagres. Selon les penseurs atomistes, la matire est constitue d'atomes, autrement dit elle

    constitue d'entits dj spcifies. Cette doctrine s'est fortement oppose la tradition

    hylmorphique. Pour les atomistes, il serait en effet absurde de concevoir qu'il existe d'un cot une

    matire indtermine et de l'autre une forme qui serait son principe dterminant et spcifiant.

    L'atomisme s'efforce de penser la persistance formelle des lments l'intrieur d'un compos

    (conception oppose la thorie des mutations substantielles prcdemment mentionne). Une

    mutation ne produit pas une nouvelle substance, mais il s'agit plutt d'une nouvelle configuration de

    la matire.

    Cependant, malgr le dbat qui oppose ces deux traditions, Simondon repre des rsidus de

    substancialisme au sein mme de la tradition hylmorphique. Tout le problme vient de ce que la

    prsupposition d'un principe d'individuation antrieur l'individuation n'explique rien puisque les

    instances de ce principe possdent dj en quelque sorte l'individualit qu'on veut expliquer.

    Autrement dit, ce que dnonce Simondon n'est rien d'autre qu'une forme de ptition de principe.

    Tout principe y est en effet dj un individu ou tout au moins quelque chose d'individualisable 7.

    Le principe d'individuation auquel elle recourt prfigure l'individualit qui est expliquer et le

    principe de l'individuation est donc pos comme antrieur l'individuation. Les notions de

    forme et de matire prexistent leur rencontre, au mme titre que l'atome de la tradition

    atomiste. C'est pourquoi Simondon va jusqu' considrer que l'hylmorphisme n'est qu'une modalit

    raffine du substancialisme et c'est aussi la raison qui justifie qu'il en fasse son principale

    adversaire. L'hylmorphisme n'est pas qu'un simple paradigme. Simondon l'envisage comme un

    schme , c'est--dire comme un mode universel d'intelligibilit du rel.

    Mais alors, quelles peuvent tre les raisons de cette ptition de principe commise par le schme

    7 Ibid., p. 21

  • hylmorphique ? Tout le problme vient de ce que cela mme que prtend expliquer la tradition

    hylmorphique est trop troit. Sa perspective de recherche accorde un privilge ontologique

    l'individu constitu . Ce privilge implique l'ignorance du milieu associ l'individu. Or,

    l'apparition de l'individu devrait toujours tre considre comme une apparition associe un

    milieu. Ceci permettrait d'envisager l'individuation comme dphasage d'une ralit en individu

    et milieu associ, autrement dit comme une irrductibilit de la ralit l'unit. Au fond, l'objectif

    de Simondon n'est donc pas d'expliquer l'individu individu, mais il veut plutt saisir l'individuation

    avant et pendant la gense de l'individu8. Conformment son habitude, Simondon labore donc les

    conditions de possibilit du dpassement des oppositions paradigmatiques. Pour cela, il conoit la

    forme comme non dterminante et la matire comme toujours dj dtermine. Nous examinerons

    plus loin la manire l'exprience de la cuisson d'une brique dont se sert Simondon pour illustrer son

    propos ce sujet. Pour Simondon, la recherche d'un principe dindividuation repose sur un

    prsuppos qui est prcisment que lindividuation doive avoir un principe. Or ce postulat fait

    problme car il revient assigner lindividu dj constitu un lourd primat ontologique. La

    dmarche consiste alors seulement partir reculons depuis cet individualit prconstitue et

    rechercher un hypothtique lment sminal. Simondon considre donc la tradition philosophique

    qui revendique l'hritage d'Aristote comme une grande histoire de l'hylmorphisme, c'est--dire

    une confusion entre tre tel qu'il est et l'tre individu9. Or, pour Simondon le pr-individuel est une

    ralit plus riche que l'individu dj individu et que tout principe d'individuation identique lui-

    mme. Cependant, Simondon n'est pas rductionniste, il n'oppose pas l'individu et son milieu. Le

    milieu lui-mme rsulte d'un processus d'individuation, d'un dphasage d'une ralit antrieur son

    association avec l'individu, contrairement l'unit prsuppos de l'individualit ou du milieu que

    l'on trouve au sein de la pense substantialiste et partir de laquelle cette pense se refuse

    effectuer la gense de l'individu.

    De plus, selon Simondon le fond de l'hylmorphisme laisse transparatre une dtermination par les

    rapports sociaux, c'est--dire par des modes de penser et d'agir models par le rapport social de

    matrise (entre l'instance qui ordonne et l'instance qui excute)10. C'est la relation matre-ouvrier qui

    gouverne l'ensemble des reprsentations qui dcoulent de la dualit forme-matire institue par

    l'hylmorphisme. Faire de la matire ou de la forme le principe de l'individuation, c'est en fait

    traduire une opposition entre l'action matrielle et l'ordre formel qui dcoule d'un certain ordre

    social. Or, selon Simondon, toute l'ambigut de cette dtermination sociale du schme

    8 Ibid., p. 629 Ibid., p. 3410 Ce que le schma hylmorphique reflte en premier lieu, c'est une reprsentation socialise du travail , Ibid., p. 49

  • hylmorphique vient de ce que l'ordre ou le fondement social duquel il semble merger s'avre

    modifiable. Autrement dit, son universalit est trs discutable.

    L'exprience de la fabrication de la brique : paradigme du schme hylmorphique ?

    Le moulage de brique pourrait se prsenter a priori comme la justification par excellence du schme

    hylmorphique : une forme (celle du moule) est activement imprime une matire inerte (l'argile).

    Or, une analyse plus attentive montre que l'argile n'est pas une matire indtermine, Elle est

    extraite d'un lieu bien spcifique. Elle est traite (schage, broyage, humectage, ptrissage). Avant

    de devenir la matire de la brique, l'argile est donc dj mise en forme. De plus, ses qualits propre

    vont jouer un rle dans la manire dont on va la mettre en forme. De mme, le moule n'est pas pure

    forme, il est lui-mme constitu d'un matriaux dtermin et ce matriaux est sujet au changement,

    autrement dit la dformation. Il est constitu de telle espce de matire et il est tel moule

    dfini, prpar de telle faon 11. Ds lors, si htrognit il y a, a n'est qu'entre des ordres de

    grandeur et non entre une forme pure et de la matire pure, notions qui ne sont que des abstractions

    aux yeux de Simondon. L'exprience nous oblige substituer la matire pure et la forme

    pure des scolastiques une matire forme et une forme matrielle. L'opration technique est la

    rencontre organise d'ordres de grandeurs travers l'actualisation de l'nergie potentielle. Ce qui

    tait considr comme de la matire et une forme partage en fait un niveau commun d'existence

    () celui de la force provenant d'une nergie momentanment vhicule par la matire, mais tire

    d'un tat du systme interlmentaire total de dimension suprieure, et exprimant les limitations

    individuantes 12. Lors de la cuisson, les relations entre l'argile et le moule est encore modifie car

    sous l'effet de la chaleur, l'argile gonfle et les parois du moule lui opposent une force contraire.

    Argile et moule entre donc dans un rapport de force. Cette rencontre entre force est la zone obscure

    de la thorie hylmorphique, car elle ne rend pas compte des conditions de la rencontre entre forme

    et matire : C'est en tant que forces que la forme et la matire sont mises en prsence 13.

    Ds lors, nous retrouvons la thse principale de la thorie de l'individuation de Simondon, savoir

    que toute relation a valeur d'tre et qu'elle n'a pas lieu entre deux termes qui lui prexistent, elle

    n'est pas non plus un accident qui apporterait activement une substance passive une dtermination

    nouvelle. Aucune substance n'existe ni n'est dtermine sans tre en relation avec d'autres

    substances et avec un milieu. Il nous faut donc prciser l'importance que revt cette notion pour

    Simondon.

    11 Ibid., p. 3812 Ibid., p. 41-4213 Ibid., p. 39

  • La notion de milieu

    Associer le milieu l'individu permet Simondon de mettre l'accent sur le dphasage qui s'opre au

    sein d'un systme. C'est ceci qu'il entend par pr-individuel. Dans la perspective de l'tude de

    l'individuation, la pr-individualit est conue sur le mode paradoxal de l'incompatibilit avec soi-

    mme.

    Nous voudrions montrer qu'il faut oprer un retournement dans la recherche du principe

    d'individuation, en considrant comme primordiale l'opration d'individuation partir de

    laquelle l'individu vient exister et dont il reflte le droulement, le rgime, et enfin les

    modalits, dans ses caractres. L'individu serait alors saisi comme une ralit relative, une

    certaine phase de l'tre qui suppose avant elle une ralit prindividuelle, et qui, mme aprs

    individuation, n'existe pas toute seule, car l'individuation n'puise pas d'un seul coup les

    potentiels de la ralit prindividuelle, et d'autre part, ce que l'individuation fait apparatre

    n'est pas seulement l'individu mais le couple individu-milieu 14.

    La dmarche de Simondon consiste donc en une problmatisation de l'individuation afin de

    connatre l'individu travers l'individuation plutt que l'individuation partir de l'individu 15. Sa

    manire de problmatiser l'individuation est donc, comme nous le disions plus haut, un

    retournement de la perspective traditionnellement adopte face ce problme. L'ide est que

    l'individuation est elle-mme son propre principe. La non-identit soi-mme du pr-individuel se

    confond par consquent avec son devenir-individuation . De plus, Simondon passe outre l'ide de

    succession temporelle en lui substituant une pense des phases.

    Simondon remet galement en question la notion d'identit. Il s'agit en effet pour lui de considrer

    l'tre comme un systme tendu, sursatur, au-dessus du niveau de l'unit, ne consistant pas

    seulement en lui-mme 16. Seul l'tre prindividuel peut, en droit, tre dit concret ou complet, mais

    cet tre est en mme temps plus que de l'unit. L'identit ne peut pas s'appliquer la phase pr-

    individuel de l'tre. En vrit, contrairement ce que nous suggre une reprsentation spontane des

    choses, l'identit ne s'applique qu'une fois qu'est intervenu l'opration d'individuation. Si l'on veut

    aller plus loin, il faut conclure que l'identit peut difficilement s'appliquer l'tre en devenir car il se

    ddouble et se dphase sans cesse en mme temps qu'il s'individu. Cette dernire remarque nous

    permet d'introduire notre commentaire de l'analyse simondonienne de la cristallisation.

    14 Ibid., p. 22-2315 Ibid., p. 2216 Ibid., p. 23-24

  • Le cas de la cristallisation ou l'information comme facteur d'individuation

    La thorie de l'information permet de se demander quel est l'effet d'une information sur un certain

    milieu lorsqu'il la reoit. de la forme serait de dterminer la matire. Dans la thorie mise en place

    par Simondon, la forme et l'action sont une seule et mme chose au sein de l'information. Il entend

    remplacer la notion de forme par celle d'information 17. Selon lui, il s'agit de concevoir

    l'information comme une opration, autrement dit non pas seulement comme une instance qui

    dtermine, mais aussi comme facteur de mutation et initiatrice de changement. L'information est

    donc pleinement un facteur d'individuation. C'est ce que dcrit Simondon dans le passage qu'il

    consacre la cristallisation.

    Un cristal qui, partir d'un germe trs petit grossit et s'tend selon toutes les directions

    dans son eau-mre fournit l'image la plus simple de l'opration transductive : chaque couche

    molculaire dj constitue sert de base structurante la couche en train de se former ; le

    rsultat est une structure rticulaire amplifiante. L'opration transductive est une

    individuation en progrs 18.

    Pourquoi tudier la cristallisation ? Parce qu'elle reprsente pour Simondon une ralit

    intermdiaire entre le domaine physique et le domaine organique. Elle est donc cruciale pour

    dfixer la pense des prsupposs desquels mane l'hylmorphisme. Il s'agit en effet d'une

    manifestation macrophysique de processus microphysiques. Elle n'est pas rductible au schme de

    la rencontre d'une forme et d'une matire pralablement existants de manire spare et

    antrieurement constitus. La cristallisation est au contraire une rsolution surgissant au sein d'un

    systme mtastable riche en potentiels 19. Simondon tudie donc les paramtres qui dterminent la

    nature d'un cristal : la temprature, la pression, le choc, la chimie. Il analyse galement la manire

    dont la cristallisation a t traditionnellement abord, savoir comme un lien entre l'inorganique et

    l'organique. Prcisons que l'tude du cristal dpasse la seule contemplation, ou mme le dcoupage

    du phnomne. Il s'agit plutt de comprendre la logique interne de l'organisation des cristaux.

    Autrement dit, cette tude dpasse le discours purement descriptif propos des cristaux, discours

    qui, selon Simondon, a souvent t motiv par la seule imagination (l'tude des cristaux et de leur

    formation est traditionnellement lie aux thories cosmologiques). Or, pour Simondon, le cristal est

    une ralit frontire car sa disposition, son dynamisme et son apparence ont souvent suggr

    une parent avec les phnomnes vitaux. On a mme t jusqu' envisager la cristallisation comme

    17 Ibid., p. 21118 Ibid., p. 30-3119 Ibid., p. 25

  • un chanon manquant entre les domaines de l'organique et de l'inorganique. Qu'est-ce qui a motiv

    cette manire de concevoir la cristallisation ? Non seulement son ordre interne, mais surtout la

    manire dont elle prend forme partir d'un germe.

    Pour Simondon l'tude de la cristallisation est l'occasion de consolider sa thse sur les liens entre les

    phases de ce qui est et le devenir lui-mme. Pour lui, le cristal a ceci d'important qu'il constitue le

    modle de l'individuation physico-chimique partir duquel on peut oprer une transition vers

    l'individuation proprement biologique et vitale. Ainsi va-t-il jusqu' comparer l'individu vivant

    (...), ses niveaux les plus primitifs , un cristal l'tat naissant s'amplifiant sans se

    stabiliser 20. Les notions de forme et de matire ne permettent pas d'expliquer la gense du cristal.

    Elles n'en rendent compte qu'a posteriori, c'est--dire une fois que le cristal est individu.

    L'approche adopte par Simondon est une tude du processus par lequel le cristal en vient tre

    individu. Elle met en vidence l'importance de son milieu d'origine. Ce milieu, c'est l'eau-mre du

    cristal, c'est--dire une matire amorphe dont les molcules sont disposes sans ordre particulier.

    Pour qu'il puisse y avoir cristallisation, il est ncessaire que l'eau-mre ait une temprature

    favorable une volution rapide. Cette condition ncessaire, Simondon la dsigne par le terme de

    mtastabilit . Si le milieu n'est pas mtastable, autrement dit s'il est excessivement stable, la

    cristallisation ne peut avoir lieu.

    Mais qu'est-ce que le germe que nous voquions plus tt, et qui est une autre condition

    ncessaire la cristallisation ? Il s'agit d'un choc ou d'un corps tranger qui amorce le processus de

    cristallisation. Cet vnement n'est autre qu'une information qui opre une polarisations de la

    matire et qui apporte la fois de l'nergie et une structure l'eau-mre. La limite du cristal se

    dplace ds lors partir du germe. La structuration du milieu mtastable (l'eau-mre) est son

    individuation et sa croissance est la propagation d'une mise en ordre du chaos prindividuel.

    Ceci dmontre que le devenir ne s'oppose pas l'tre. Le devenir constitue l'tre individu21. C'est

    ce qui explique l'opposition de Simondon la pense substancialiste. Ce schme rigidifie l'tre et

    qui se rvle incapable de saisir la logique interne des mutations. Est-ce dire que Simondon est un

    penseur spiritualiste ou qu'il souscrit une variante de la pense nergtiste ? Non car il s'oppose

    galement un nergtisme immatrialiste. La critique du matrialisme par Simondon n'est pas

    rductible une pense de la vie comme substance distincte de l'ordre de la matrialit. Les

    processus d'intgration et de diffrenciation qui caractrise le domaine du vivant ncessitent au

    20 Ibid., p. 15021 Ibid., p. 89

  • contraire toujours le support d'une structure physique. Ainsi, l'entreprise de Simondon relve moins

    de l'opposition vitaliste doctrinaire au matrialisme que de l'exigence d'une ontogense non-

    rductionniste . J.-H. Barthlmy rsume trs bien cela lorsqu'il crit que dans la pense de

    Simondon prphysique et prvital est ce qui n'est pas individu et ne saurait a fortiori tre

    spirituel 22.

    En rsum, le cristal reprsente donc le modle par excellence pour dpasser l'opposition classique

    entre tre et devenir, car il est un mixe de des deux instances. Son individuation est en rapport avec

    deux ples : d'une part le cristal structur, entit donne et actuelle, et d'autre part le milieu

    structurable, plein de virtualits et activement dispos intgrer des dterminations. On ne peut

    donc pas opposer ces deux instances sans s'engager dans une impasse conceptuelle. Pour viter cette

    impasse, il faut, comme l'indique Simondon, dfixer la pense de la seule considration des tats

    dj individus de la matire et se tourner vers l'analyse du milieu et de l'opration d'individuation

    qui lui est associe. Car entre le cristal dj form et le milieu structurable se dessine une limite.

    Cependant, cette limite ne doit pas tre confondue avec un potentiel et elle n'est pas non plus une

    structure. Elle est une mise en communication entre ce qui est et ce qui devient, c'est un lieu-

    moment o s'effectue la propagation d'une information dans un milieu prindividuel. C'est cela

    que Simondon dsigne par le terme de transduction :

    Nous entendons par transduction une opration, physique, biologique, mentale, sociale,

    par laquelle une activit se propage de proche en proche l'intrieur d'un domaine, en

    fondant cette propagation sur une structuration du domaine opre de place en place. 23

    Cette analyse de la cristallisation telle qu'elle est envisage par Simondon nous a donn les

    matriaux suffisant pour conclure notre propre tude avec une explicitation de la notion

    simondonienne de prindividuel.

    Le prindividuel

    D'aprs ce qui prcde, il est ais de comprendre que le principal problme de nos concepts usuels

    est qu'ils ne sont adquats qu' la ralit individue. Par exemple, on ne peut pas analyser le chaos

    sans en mme temps se rfrer la notion d'ordre. Simondon propose une voie de dpassement de

    cette oppositions classique lorsqu'il dsigne le chaos prindividuel non pas comme ce quoi il

    22 Barthlmy, Jean-Hugues, Penser l'individuation : Simondon et la philosophie de la nature, Paris, L'Harmattan, collection Esthtiques, 2005, p. 4123 IGPB, p. 30

  • manque la forme, mais plutt comme ce qui n'est pas encore individu. Simondon rejette la

    perspective aristotlicienne o le prindividuel serait conu comme de la puissance sans acte, car

    elle revient une fois n'est pas coutume privilgier l'acte par rapport la puissance, et aborder la

    puissance comme une instance en perptuel dfaut. Ce serait la ngation qui gouvernerait une telle

    perspective. Or, Simondon conoit le domaine du prindividuel de manire positive. Le

    prindividuel n'est pas pure passivit, mais il est une puissance active, fort d'une vitalit qui ne

    demande que des occasion d'tre dtermine. Le prindividuel est donc le rservoir du devenir.

    Pascal Chabot24 montre que Simondon reprend indirectement cette conception au prsocratique

    Anaximandre. Pour ce dernier l'apeiron n'est ni matire, ni intermdiaire entre des lments

    naturels, ni un mlange. L'apeiron d'Anaximandre est la fois indtermin au point de vue physique

    et au point de vue logique25. Pour Simondon, le prindividuel n'est donc rien d'autre qu'une des

    phases de l'tre.

    Qu'entent-on habituellement lorsqu'on parle d'individu ? C'est un tre unique et indivisible.

    Autrement dit, le critre de l'individualit et d'une part l'unicit et d'autre part l'unit. Mais ces

    critres font problme ds qu'on prend en compte les changement qui interviennent constamment

    dans la structure de l'individu. La vie d'un individu biologique se maintient en lui grce aux

    divisions de ses cellules. Pourtant notre notion commune d'individu demeure porteuse d'une charge

    d'indivisibilit. Pour dpasser ce problme, Simondon tudie les processus plutt qu'il ne dcide de

    partir de principes. Pour lui, le passage de l'inerte au vivant est l'occasion de processus indits. Pour

    en revenir au cas du cristal, ce qui suscite son individuation, c'est l'intervention du germe qui donne

    forme la matire du milieu en dployant sa structure. Mais une molcule peut recevoir plusieurs

    informations. Les ractions chimiques au sein desquelles elle se retrouve incluse la modifient.

    Autrement dit, une molcule intgre les informations qu'elle reoit et elle est capable de les

    diffrencier.

    Mais qu'est-ce qui diffrencie la cristallisation des phnomnes du vivant ? Dans What is Life ?

    (1943) Erwin Schrdinger fait une analogie entre la manire d'tre du cristal et celle du

    chromosome. Le chromosome contient en effet en lui-mme l'ensemble de ce qui dterminera le

    devenir de l'organisme. En ceci il est semblable au cristal qui se dveloppe partir d'un nombre

    restreint de motifs. Franois Jacob reprend cette analogie dans La logique du vivant (p. 274) pour

    montrer que le vivant se comporte comme ce que les physiciens appellent le cristal apriodique,

    savoir l'agencement de plusieurs motifs qui ouvre la possibilit d'une grande varit d'agencements.

    24 La philosophie de Simondon, Paris, Vrin, collection Pour demain, 2003, p. 86.25 Anaximandre. Fragments et tmoignages, d. M. Conche, Paris, P.U.F., 1991, p. 87, cit par Pascal Chabot, p. 86

  • Autrement dit, le plan de chaque organisme est constitu par une combinaison de symboles

    chimiques. Simondon endosse cette analogie non pour construire une biologie analytique, mais pour

    montrer que le vivant se caractrise par son activit, qu'il intgre et diffrencie en permanence une

    multitude de singularits informationnelles. Contrairement au cristal, qui rsulte d'un unique output

    initial, le vivant est l'aboutissement de pluralits d'inputs et d'outputs, c'est--dire d'une multitude

    d'entres, de sortis et de traitements d'informations. Cela revient dire que, vis--vis de

    l'information, le vivant possde plusieurs rgimes. Qui plus est, au sein du vivant, la raction

    l'information est parfois diffre ou indirecte car elle est soumise des traitements. Ainsi, les

    rgimes d'activit du vivant sont multiples et cette multiplicit implique un milieu propre au vivant,

    distinct de ce qui caractrise proprement le domaine physico-chimique. Simondon dmontre donc

    une fois de plus son anti-rductionisme.

    Conclusion

    La pense de Simondon apparat non seulement comme une pense souple mais aussi comme un

    mouvement capable d'apprhender les genses. Elle s'oppose ou dpasse donc dans sa dynamique

    mme toute pense de principe, qui tire sa force de lois premires et bien arrtes. Ds lors la

    vitalit de la pense de Simondon nous semble tenir en ceci qu'elle est un effort constant

    douverture de brches et darticulation des questions aussi loin que possible. La manire

    simondonienne de philosopher est un refus de refermer les questionnement par des rponses

    premptoires. Comme le remarque Yves Citton : Lefficace propre aux actes dcriture

    attribuables Gilbert Simondon tient moins aux solutions quon en tirera, quaux problmatisations

    auxquelles ils nous invitent 26. L'une des cls de voute de la philosophie simondonnienne tient

    certainement dans l'ide selon laquelle le processus d'individuation n'est pas objectivable au mme

    titre que tous les autre objets de la connaissance. C'est plutt ce processus qui produit toute

    connaissance. Autrement dit, la connaissance de l'individuation n'est rien d'autre que le processus

    d'individuation de la connaissance, ainsi que le remarque J.-H. Barthlmy en citant Simondon :

    nous ne pouvons, au sens habituel du terme, connatre l'individuation ; nous pouvons

    seulement individuer, nous individuer, et individuer en nous () L'individuation du rel

    extrieur au sujet est saisie par le sujet grce l'individuation analogique de la connaissance

    dans le sujet ; mais c'est par l'individuation de la connaissance et non par la connaissance

    seule que l'individuation des tres non sujets est saisie. 27

    26 Citton, Yves, Sept rsonances de Simondon , in revue Multitude, n18, 200427 IGPB, p. 34

  • Le devenir ne se laisse pas objectiver parce qu'il est ce dont procde le sujet objectivant. Les

    conditions de possibilit de la connaissance sont en mme temps les causes d'existence des tres

    individus. C'est ce qui motive le refus simondonnien de la dmarche scolastique. On ne peut

    classer les tres en genres car cela revient se fixer uniquement sur ce qui rsulte de la gense. Par

    ailleurs, l'opposition forme-matire doit tre conue comme le rsultat d'un dphasage d'une ralit

    dont la nature est d'tre une relation constituante des termes qui la composent.

    La relation serait un rapport aussi rel que les termes eux-mmes ; on pourrait dire par

    consquent qu'une vritable relation entre deux termes quivaut en fait un rapport entre

    trois termes. 28

    A la lumire de ce qui a t dit, comment doit-on comprendre l'individuation ? Elle est tout d'abord

    comprhensible comme un processus volutif. Elle est ce qui constitue le cadre gnral du rel et

    qui ouvre la possibilit de devenirs infinis car elle est disposition la diversit et au devenir

    complexe. L'individuation est galement un processus actif car d'elle procde une multitude de

    singularits et de singularisations. Ce qui importe, c'est l'analyse des polarits et des polarisations.

    28 IGPB, p. 66

  • BIBLIOGRAPHIE

    Barthlmy, Jean-Hugues, Penser l'individuation : Simondon et la philosophie de la nature, Paris, L'Harmattan, collection Esthtiques, 2005.

    Chabot, Pascal, La philosophie de Simondon, Paris, Vrin, collection Pour demain, 2003.

    Citton, Yves, Sept rsonances de Simondon , in revue Multitude, n18, 2004.

    Conche, Marcel, Anaximandre. Fragments et tmoignages, Paris, P.U.F, collection Fragments et tmoignages, 1991. (cit dans Chabot, Pascal, La philosophie de Simondon, Paris, Vrin, collection Pour demain, 2003)

    Jacob, Franois, La logique du vivant, Paris, Gallimard, collection Tel, 1976. (cit dans Chabot, Pascal, 2003. La philosophie de Simondon. Paris. Vrin. Collection Pour demain)

    Simondon, L'individuation psychique et collective, Aubier, Paris, 1989 (cit par Jean-Hugues Barthlmy, Penser l'individuation : Simondon et la philosophie de la nature. Paris, 2005, L'Harmattan, collection Esthtiques, p. 113)

    Simondon, Gilbert, L'individu et sa gense physico-biologique, Grenoble, Millon, collection Krisis, 1995 (1964).