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Alain TOURAINESociologue, directeur d'tudes l'cole des Hautes tudes en Sciences Sociales

(1965)

SOCIOLOGIE DE LACTIONUn document produit en version numrique par Diane Brunet, bnvole, Diane Brunet, bnvole, guide, Muse de La Pulperie, Chicoutimi Courriel: [email protected] Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Cette dition lectronique a t ralise par Diane Brunet, bnvole, guide, Muse de La Pulperie, Chicoutimi partir de : partir de :

Alain TOURAINE

SOCIOLOGIE DE LACTION.Paris : Les ditions du Seuil, 1965, 507 pp.

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Alain TOURAINESociologue, directeur d'tudes l'cole des Hautes tudes en Sciences Sociales

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Paris : Les ditions du Seuil, 1965, 507 pp.

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Table des matiresQuatrime de couverture INTRODUCTION AVERTISSEMENT

Premire partie. L'ANALYSE ACTIONNALISTE CHAPITRE I. I. LA DCOUVERTE DU SUJET

L'illusion du concret A. L'histoire vnementielle B. L'identification l'acteur C. La philosophie de lhistoire

II.

La critique wbrienne et ses limites A. Limites de la connaissance historique B. la frontire de lanalyse sociologique C. Le travail

III. Naissance de la sociologie du travail IV. Le natura1isme sociologique A. La critique de l'absolu B. Le naturalisme dialectique C. Retour au sujet V. L'action

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CHAPITRE II.

THMES, DMARCHES ET NIVEAUX DE L'ANALYSE SOCIOLOGIQUE

I. II.

Du travail l'action Les thmes de l'analyse actionnaliste A. La sociabilit et le systme social B. L'existence naturelle de l'homme

III. Les dmarches de l'analyse sociologique A. B. C. D. les formes de l'action Les dcisions les expressions symboliques et les structures de l'action Interdpendance des lments de l'analyse sociale

IV. La sociologie en acte A. B. C. D. Situation de l'analyse thorique L'analyse historique Phnomnes sociaux totaux Conclusion Deuxime partie. LE SUJET HISTORIQUE CHAPITRE III. I. PRINCIPES DANALYSE

L'analyse subjectale A. La mthode actionnaliste B. La conscience constituante

II.

Socits de classes et civilisation industrielle A. B. C. D. La double dialectique des classes sociales Sociologie historique La civilisation industrielle et ses alinations Sujet historique et sujet personnel

III. Classes, strates, groupes d'intrts A. Limites historiques de la notion de classe B. La stratification sociale

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C. Identit, opposition, totalit IV. Les mouvements historiques A. B. C. D. Idologies et utopies Revendication et action Les dcalages historiques Formation des mouvements historiques LES ORGANISATIONS

CHAPITRE IV. I. II.

Les modles rationalisateurs La double dialectique des organisations A. B. C. D. E. F. G. Participation Initiative Intgration Revendication Les niveaux d'implication Les niveaux de direction Types d'organisations

III. Les organisations et le sujet historique A. Organisation et classes B. Charge subjectale interne et externe C. Organisation et bureaucratie IV. quilibre et dsquilibre des organisations A. B. C. D. Les niveaux d'quilibre Dsquilibres entre l'implication et la direction Dsquilibres l'intrieur de l'implication ou de la direction Dsquilibres l'intrieur de l'une des quatre dimensions

V. Projets et attitudes A. B. C. D. De l'organisation au systme social Le projet personnel Projet et contre-projet Du sujet personnel au sujet collectif

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Troisime partie. NAISSANCE DE LA CIVILISATION INDUSTRIELLE

INTRODUCTION CHAPITRE V. TRAVAIL INDUSTRIEL ET CONSCIENCE OUVRIRE

I.

L'volution du travail ouvrier A. B. C. D. E. F. La rationalisation Les phases de l'volution professionnelle La qualification Le systme de production Organisation et commandement La rmunration

II.

La conscience ouvrire A. B. C. D. E. F. Conscience et attitudes ouvrires L'ancienne conscience ouvrire La conscience de classe professionnelle La conscience de classe conomique La nouvelle conscience ouvrire Misre et rvolution LE SYSTME POLITIQUE

CHAPITRE VI. I.

Rationalisation et Politique A. B. C. D. L'tat socital La formation de l'tat socital Systme politique et organisation L'alination politique

II.

Les lments de l'analyse politique A. la double dialectique du pouvoir B. L'unit du systme politique C. Trois problmes politiques

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III. Les rgimes politiques A. Les types de rgimes l. Rgimes trois lments positifs, 2. Rgimes deux lments positifs, 3. Rgimes trois lments ngatifs, B. Les tendances du systme politique C. Niveaux et types de pouvoir 1. Les dirigeants, 2. Les niveaux d'action politique, 3. La concentration du pouvoir, IV. Conclusion

CHAPITRE VII. LE MOUVEMENT OUVRIER Introduction I. Principes d'analyse A. Trois perspectives thoriques 1. L'analyse actionnaliste, 2. Lanalyse fonctionnaliste, 3. L'insatisfaction ouvrire, B. De la revendication l'action 1. Le champ de l'analyse actionnaliste, 2. Du mcontentement l'action historique, C. Les relations historiques entre les trois perspectives d'analyse 1. 2. 3. 4. Le syndicalisme d'opposition,. Le syndicalisme d'intgration, Le syndicalisme de ngociation, La crise rvolutionnaire,

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II.

Les mouvements ouvriers Introduction A. Les socits de capitalisme industriel 1. 2. 3. 4. 5. 6. Type I, Type II, Type III, Type IV, La situation franaise, Le syndicalisme de contrle,

B. Industrialisation et mouvements sociaux 1. 2. 3. 4. La politisation de l'ancienne conscience ouvrire, L'isolement de l'ancienne conscience ouvrire, Les mouvements nationaux-populaires, La rvolte populaire,

C. L'industrialisation socialiste Conclusion CHAPITRE VIII. LA CULTURE DE MASSE Introduction : Le sujet personnel I. Culture de masse et sujet personnel A. Dstructuration et dsocialisation de la culture B. Travail et culture de masse II. Loisirs et socit de masse A. Travail et loisirs B. La socit de masse III. Les alinations culturelles A. B. C. D. La collectivisation de la culture Retrait culturel et culture sauvage L'intgration conformiste La revendication culturelle

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Conclusion CONCLUSION I. II. III. IV. L'action La civilisation industrielle Nouveaux problmes, nouveaux mouvements sociaux La recherche sociologique

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE INDEX INDEX DES MATIRES INDEX DES AUTEURS CITS

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SOCIOLOGIE DE LACTION

QUATRIME DE COUVERTURE

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Ce livre est la fois un essai thorique et un ensemble d'analyses concrtes concernant les grands problmes des socits industrielles : le travail, les classes sociales, la bureaucratie, le mouvement ouvrier, la dmocratie, la culture de masse. On ne peut plus soumettre aujourd'hui, o l'industrialisation est de plus en plus volontaire, l'analyse de la socit celle de son systme conomique. La socit tout entire apparat comme un systme d'action dans lequel la volont de dveloppement conomique et les efforts concurrents de divers groupes pour contrler tant les instruments que les produits du travail se combinent ou se combattent. C'est ce systme d'action qu'Alain Touraine veut analyser : aussi nomme-t-il sa mthode actionnaliste . Aprs l'avoir dfinie, il s'efforce de la situer par rapport d'autres., dont il ne mconnat pas la fcondit. La transformation permanente de la vie sociale dans les socits les plus modernes ne justifie-t-elle pas cet effort pour introduire un nouveau mode d'analyse sociologique ?

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Alain Touraine

N en 1925. Ancien lve de l'cole Normale Suprieure, agrg d'Histoire, a travaill de 1950 1958 au Centre dtudes sociologiques ; est depuis directeur d'tudes l'cole Pratique des Hautes tudes, o il a cr le laboratoire de Sociologie industrielle, qu'il dirige. A enseign l'universit Columbia de New York, l'universit du Chili et l'universit de So Paulo. Il est l'un des fondateurs et des directeurs de la revue Sociologie du Travail .

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pour A.

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SOCIOLOGIE DE LACTION

INTRODUCTION

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La sociologie est la science de l'action sociale. Elle ne peut prtendre englober toutes les formes de connaissance scientifique de la ralit sociale. De quel droit tendrait-elle son empire sur lhistoire et la gographie humaine, sur l'conomie et la linguistique, sur la dmographie et la psychologie sociale ? Autant il lui est impossible d'ignorer les progrs de ces sciences, autant il serait vain pour elle de revendiquer un territoire dont elle ne pourrait tre que le roi fainant, spcialiste des gnralits, incapable d'apporter des observations, des hypothses, des explications qui ne soient pas directement empruntes une mthode mieux dfinie de connaissance. Les progrs accomplis depuis un sicle ont t directement lis la dcouverte de l'objet propre de la sociologie. Ne des doctrines sociales et de la philosophie de l'histoire, elle a mis longtemps renoncer aux grands systmes qui visaient interprter directement le sens de l'histoire. Elle a d, plus lentement que la plupart des autres sciences humaines, mais d'une manire aussi irrversible qu'elles, abandonner tout recours des lois de lhistoire, intuitivement saisies. Elle s'est forme comme science et non plus comme succession et confrontation d'opinions et de doctrines partir du moment o elle a cess daffirmer a priori l'identit d'un principe particulier de structuration avec lensemble du devenir historique. Chaque fois quelle se reprend affirmer que les relations, les rgularits quelle peut dmontrer sont subordonnes un mouvement d'ensemble ou des forces

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que l'analyse proprement scientifique ne peut saisir, elle rebrousse chemin et se confond avec une doctrine sociale. Peut-tre cette tendance est-elle irrpressible et est-il naturel que les membres d'une socit proposent une vision d'ensemble de la ralit sociale qui corresponde leurs intrts, conus au sens le plus large. Mais le dsir naturel que chacun a de s'lever sur un sommet pour contempler autour de soi un vaste paysage ne peut tre considr comme crateur dune gographie scientifique, comme s'il suffisait tous les voyageurs de confronter [8] leurs souvenirs de voyage pour recomposer correctement le relief d'une rgion. Les recherches interdisciplinaires ne se sont dveloppes avec succs que parce qu'un certain nombre de disciplines scientifiques taient assez assures de leurs mthodes pour pouvoir confronter clairement leurs rsultats avec ceux d'autres sciences. La sociologie ne se joindra ces uvres collectives que pour autant qu'elle sera d'abord assure de son rle spcifique. Prenons un exemple. Le travail doit tre tudi dans plusieurs perspectives : le physiologiste, le psychologue et le psychiatre, comme le physicien ou le technologue, comme le dmographe et l'conomiste, contribuent la connaissance de cette grande ralit sociale. Le sociologue, lui, n'est-il que celui qui runit ces spcialistes dans latelier ou dans la salle de cours ; nintervient-il quau moment o toutes ces disciplines, s'appliquant un objet commun, entrent en communication les unes avec les autres, ou peut-il apporter, lui aussi, sa contribution personnelle ? Un des buts principaux de ce livre est d'aider dfinir la spcificit de l'analyse sociologique, en particulier dans le domaine du travail. Ce but doit tre dfini plus modestement et plus prcisment. Le dveloppement de la sociologie a t d'autant plus tardif, mais d'autant plus rapide, que ses tudes portaient sur des ensembles la fois moins immdiatement saisis et plus formalisables, en d'autres termes moins historiques. L'anthropologie sociale ou culturelle d'un ct, l'cole durkheimienne et, dans son prolongement, la sociologie amricaine contemporaine de lautre ont non seulement accumul un grand nombre d'observations mthodiques, mais surtout dfini des principes et des mthodes d'analyse qui ont permis au savoir sociologique de devenir peu peu cumulatif. Paralllement, et en partie sous linfluence de la sociologie elle-mme, les historiens ont appris se passer de la philosophie de l'histoire et M. Weber a le plus profondment dfini leur mthode.

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Mais la connaissance de l'action sociale ne peut se rduire lanalyse des systmes sociaux et des expressions symboliques, en laissant aux historiens la charge de rpondre la question : quelle est la signification sociale de laction historique ? Le moment semble venu de faire pntrer la sociologie scientifique jusquau cur de ce qui fut le domaine privilgi des doctrinaires sociaux, prcurseurs des sciences sociales. On risque, le faire, de cder au prestige de leur gnie et de redonner involontairement quelque vigueur la sociologie doctrinale. Mais c'est dans un esprit contraire que cette tche est entreprise. Notre but, notre espoir est de montrer qu'on peut s'interroger sur [9] la signification d'une action historique et des formes sociales qui la manifestent sans recourir une interprtation nouvelle du sens - direction en mme temps que signification - de l'histoire. Le terme action, que nous avons employ d'abord dans son sens gnral, reoit ici un sens particulier ; ce double emploi comporte des inconvnients mais, outre qu'il semble invitable, il se justifie aussi par quelques avantages. Une action sociale nexiste que si en premier lieu elle est oriente vers certains buts, orientation dont on soulignera plus loin qu'elle ne doit pas tre dfinie en termes d'intentions individuelles conscientes, si en deuxime lieu l'acteur est plac dans des systmes de relations sociales, si en troisime et dernier lieu linteraction devient communication grce l'emploi de systmes symboliques, dont le plus manifeste est le langage. Lanalyse la plus rapide permet de voir comment chacun des deux derniers points introduit de vastes problmes, dbordant largement l'tude stricte des relations sociales et des systmes de communication. Mais l'essentiel est de reconnatre que le sens d'une action ne se rduit ni l'adaptation de l'acteur un systme plus ou moins institutionnalis de normes sociales, ni aux oprations de l'esprit que manifeste toute activit sociale. L'action n'est pas seulement une conduite sociale, mot par lequel nous aimerions avec G. Gurvitch traduire le terme parsonien d'action, ou, si l'on prfre, les valeurs culturelles et sociales qui l'orientent doivent elles-mmes tre expliques et non pas seulement poses. Elles ne peuvent ltre d'une manire satisfaisante, c'est--dire en vitant tout recours un absolu, un principe non social, quel qu'il soit, que si on les rapporte l'action qui les cre, non pas consciemment et volon-

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tairement le plus souvent, mais pour des raisons que la sociologie de l'action a prcisment pour tche de dcouvrir. Cette affirmation nous semble insparable de la dfinition de la sociologie comme science de l'action, car cette dfinition manquerait de tout fondement si on considrait l'action comme rponse une situation donne : il faudrait alors chercher la raison d'tre de l'action dans une situation dfinie indpendamment d'elle et l'on se heurterait alors l'insoluble problme de comprendre comment l'action humaine, normativement oriente, peut tre la rponse une situation naturelle : on sait assez que toute rponse cette question ne peut tre que doctrinale, recourant par dcret a un principe quelconque d'unit entre la signification humaine de l'action et le devenir ncessaire de l'histoire, ce qui dfinit prcisment la philosophie de l'histoire. L'objet principal de cette tude est d'unir en une mthode positive de recherche les deux principes qui viennent d'tre voqus et qui [10] paraissent d'abord fort loigns l'un de l'autre. Dun ct, l'action ne peut se dfinir seulement comme rponse une situation sociale, elle est avant tout cration, innovation, attribution de sens. Un mouvement social cre des conflits, des institutions, des rapports sociaux nouveaux ; nous cherchons la raison d'tre de ces mouvements. De l'autre, l'action ne peut davantage tre conue comme l'expression d'un mouvement de l'histoire, car ou celui-ci est dfini en termes purement naturalistes et le passage de la nature la culture devient incomprhensible, ou les deux ordres de ralit sont supposs unis dans leur principe et celui-ci doit tre pos au dpart, par un coup de force doctrinal. Ces deux principes peuvent tre unis par la notion de travail. L'affirmation n'est pas neuve. Les prcurseurs de la sociologie, dans leur grande majorit, ne placrent-ils pas le travail au centre de leur rflexion ? Oui, mais celle-ci portait davantage sur le devenir social, sur les progrs et les contradictions de la production, que sur le travail lui-mme. La sociologie industrielle de son ct n'occupe-t-elle pas une place importante dans la sociologie contemporaine ? Oui, mais elle tudie de prfrence les rponses individuelles ou collectives, organises ou non, la situation de travail. Dans ce livre, le travail est considr comme action sur le monde non social et, selon la pense de Marx, comme principe de transformation de l'homme en mme temps que de la nature. Mais cette action ne peut tre dfinie indpendam-

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ment de son sens pour le sujet : pas de travail sans volont de cration d'uvres, pas de travail sans volont du producteur de contrler, de dcider l'emploi de son produit. Il ne faut pas voir l une affirmation doctrinale ; la dfinition mme du travail implique une double exigence de cration et de contrle. Mais le travail n'existe aussi que par le non-travail, par la nature qu'il conquiert lentement. Plus les travailleurs sont domins par la nature et moins ils se saisissent comme travailleurs et crateurs, moins ils se reprsentent la socit comme le produit du travail collectif. Aucune forme d'organisation sociale ou d'activit culturelle ne peut tre explique Par rfrence directe l'tat du travail ; elle n'a de sens, donc de ralit sociale, que comme expression de la conscience historique, elle-mme dfinie comme conscience d'une socit au travail. Si ce principe d'analyse semble obscur, qu'on veuille bien au moins, en lisant ce livre, se souvenir que son objet est de l'expliciter et de dpasser les contradictions du naturalisme sociologique du XIXe sicle et d'une sociologie installe dans des systmes sociaux et culturels, dont elle analyse le fonctionnement sans vouloir comprendre leur raison d'tre. [11] Que la sociologie de laction se prsente d'abord comme une sociologie du travail n'implique aucune affirmation sur l'importance objective ou subjective du travail comme dterminant, comme facteur des conduites sociales, expression dont nous esprons montrer qu'elle n'a mme aucun sens dans notre perspective. Il est inutile de se demander si l'homme est plus profondment dfini par le travail, par le langage ou par ses relations sociales. Le travail est la condition historique de l'homme, c'est--dire l'exprience significative, ni naturelle, ni mtasociale, partir de laquelle peuvent se comprendre les uvres de civilisation et les formes d'organisation sociale. C'est dire aussi que le travail, dont ltude conduit proposer la mthode que nous nommons actionnaliste, n'a aucun droit se prsenter comme la notion centrale de toute sociologie. L'tude des relations sociales, celle des expressions symboliques requirent d'autres mthodes et d'autres notions, que nous nommerons fonctionnalistes et structuralistes. La mthode actionnaliste convient d'abord ltude de laction historique, cest--dire dfinie par le travail. Elle ne reprsente quune des dmarches thoriques, qu'un des moments d'une sociologie, dfinie dans son ensemble

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comme science de l'action sociale, de ses orientations, des systmes de relations sociales, des expressions symboliques. Disons mme quau moment d'aborder cet ouvrage nous considrons comme acquise l'autonomie des tudes portant sur ces deux derniers domaines et dj constitues comme disciplines scientifiques. Si nous avons la proccupation constante de dfinir les relations entre plusieurs mthodes sociologiques, il serait proprement insens de prtendre, au nom de quelques ides, rejeter rapport scientifique considrable de gnrations d'ethnologues, de sociologues ou de psychologues sociaux, comme s'il ntait que matire d'opinion. Nous souhaitons complter, non remplacer leffort de la sociologie fonctionnaliste et de lanthropologie structurale.

Il faut ajouter aussi, ds maintenant, que si c'est une rflexion sur le travail qui nous a introduit une sociologie actionnaliste, les orientations normatives de l'action ne se laissent pas toutes comprendre partir du rapport de lhomme et de ses uvres. Laction est toujours de quelque manire collective, ce qui signifie que laction suppose des orientations vers autrui, que nous nommerons la sociabilit. D'autre part, l'homme n'est pas seulement pense cratrice de travail ; il est aussi tre naturel, biologique : un troisime ordre d'orientations de laction nat de la contradiction, vcue par l'homme en lui-mme, de la nature et de la culture. [12] Que ces brves indications nous vitent au moins un contresens qui serait funeste : notre intention nest pas de rappeler que laction est oriente vers des valeurs, dfinies mtasocialement, mais, linverse, de rduire les valeurs au mouvement de laction elle-mme. Rien ne serait donc plus faux que de parler ici de vision idaliste, les valeurs ne sont rien d'autre que les exigences de laction, cest--dire du sujet humain engag dans le travail, dans le rapport autrui et dans une nature humaine .

La sociologie est ne de la rvolution industrielle. Si la philosophie politique, dont linfluence sur elle est toujours reste considrable, a une plus longue histoire, il est peu contestable que le bouleversement entran par l'apparition de l'in-

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dustrie mcanise, en Angleterre d'abord, puis dans la plupart des socits nationales, a provoqu un dveloppement sans prcdent de la pense et des tudes sociales, stimules par la conscience de pouvoir saisir presque immdiatement les causes du changement social. mesure que celui-ci affecte de nouvelles rgions du monde, on les voit s'veiller la rflexion sociologique, mme si celle-ci ne parvient pas aisment se transformer en recherche ou se fige dans des doctrines dont la discussion se heurte des sanctions sociales. Cette situation explique qu'une mthode actionnaliste cherche naturellement se former partir de lexamen des socits industrielles. De mme, ce sont les socits dont rvolution est lente et les formes de vie sociale et culturelle prcisment rgles qui ont t de prfrence tudies par les savants soucieux de dfinir les oprations de l'esprit humain. Il est vrai que la violence de la rvolution industrielle et des conflits de l'conomie capitaliste dam le cadre de laquelle elle s'est d'abord organise a pendant longtemps favoris la confusion de la sociologie et des doctrines sociales. Certains ont recherch, soit thoriquement, Soit pratiquement, le moyen de redonner unit et stabilit la socit dchire ; d'autres, sensibles soit la puissance rationalisatrice et organisatrice de lindustrie, soit aux contradictions de l'conomie capitaliste, ont au contraire cherch dans le dveloppement naturel des socits le principe d'explication de laction sociale. Cette opposition, qu'il faudrait nuancer, des sociologies de lordre et des sociologies du mouvement, a travers tout le XXe sicle et survit encore dans ce qu'il reste de doctrinal dans la sociologie d'aujourd'hui. Mais les conditions historiques de la pense sociologique ont t modifies, partir de la fin du sicle pass, par deux faits principaux :

- D'un ct, la lente rapparition d'un contrle de la socit sur [13] ses activits conomiques : l'intervention de l'tat, le plus souvent pouss par les nouvelles masses ouvrires et urbaines, avant d'tre influenc par.de nouvelles catgories sociales plus tardivement entres dans le jeu politique, a rompu la toute-puissance des lois du march. Il est devenu difficile d'expliquer laction sociale par les exigences internes de la technique ou du systme conomique, du fait que les oprations techniques et conomiques apparaissent de plus en plus comme le produit d'un systme complexe de dcision. La proprit semble moins importante que le

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pouvoir et l'action sociale ne renvoie plus qu elle-mme, travers toute la complexit des relations sociales et des orientations culturelles.

- De l'autre, la diversification croissante des sources de conflits et de revendications dans la vie professionnelle. La rationalisation du travail, l'organisation des grandes entreprises, publiques et prives, industrielles, commerciales, administratives, militaires, universitaires, etc., lemprise croissante de ltat dans tous les domaines de la vie sociale ont empch de considrer que le sort de lhomme se jouait dans une unique bataille et que la libert s'identifiait entirement la disparition d'un seul type de domination, que celle-ci - soit conue en termes techniques, conomiques ou psychologiques. Ni l'abondance des biens, ni l'abolition de la proprit prive, ni le remplacement de relations humaines autoritaires par d'autres plus dmocratiques, ne peuvent raisonnablement, c'est--dire au nom des faits les moins contestables, apparatre comme une panace. La misre, pour reprendre le grand mot du XIXe sicle, n'apparat plus seulement comme la pression directe du capitalisme sur le proltaire. Le travail la chane, le labyrinthe bureaucratique posent, en maintes rgions du monde, des problmes dont la gnralit ne permet pas & conclure lunit des socits industrielles, mais impose au moins de dlivrer ltude de laction sociale d'un volutionnisme sommaire et de ride confuse d'un sens de lhistoire. Plus des socits mritent d'tre nommes industrielles, plus lorganisation sociale du travail et de la vie conomique y apparat comme le rsultat d'un processus politique et non d'une ncessit naturelle. Dans les socits les plus avances, les problmes sociaux du travail tendent se confondre avec lensemble des problmes poss par lorganisation volontaire de la vie sociale. Lemprise de ltat et de sa police, des propagandes, de la consommation de masse, du totalitarisme surtout, opposent la crativit et la volont de libert de nouveaux obstacles.

Comment soutenir que tous proviennent de la mme source ; comment viter par consquent le ncessaire renversement qui conduit de l'tude des problmes sociaux celle de laction historique, d'une sociologie [14] de la socit une sociologie de l'action ? Plus l'industrialisation est volontaire, plus elle appelle une rflexion sur les systmes d'action historique, sur les rapports de force qui dter-

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minent les formes et les modes d'appropriation du travail collectif, des instruments et des rsultats du dveloppement.

Cette volution, si brivement rsume, dfinit la situation de la sociologie contemporaine, pour autant du moins qu'elle se dfinit comme tude de l'action historique. Elle explique les progrs rapides, surtout dam la socit industrielle la plus avance matriellement et la moins affronte d'insurmontables obstacles conomiques et sociaux, les tats-Unis, d'une sociologie du fonctionnement du systme social. Mais elle justifie aussi surtout peut-tre dans les socits o rentre dans la civilisation industrielle ncessite l'intervention volontaire de forces sociales nouvelles et entrane des conflits ouverts avec la socit traditionnelle, le dveloppement d'une sociologie attentive aux mouvements sociaux, la cration de formes nouvelles d'organisation sociale et de vie culturelle. Si ces deux orientations sont rappeles ici, c'est pour souligner combien les choix idologiques, les prfrences doctrinales peuvent encore peser sur le travail sociologique. Mais si grave que soit ce fait, il le cde en importance l'apparition d'une sociologie scientifique, mesure que se forment des socits que l'industrialisation a commenc rendre conscientes delles-mmes en brisant les traditions, et que lorganisation du travail, de l'entreprise et de l'conomie dlivre son tour de lillusion naturaliste des dbuts, de l'image qui figure la socit comme un train entran par la locomotive du progrs, crateur de richesses et dvoreur d'hommes. La sociologie n'est plus et surtout ne doit plus tre l'apanage d'un petit nombre de socits dveloppes. Mais ce sont celles-ci, du moins quand elles ne sont pas touffes par le totalitarisme, qui se trouvent dans les conditions les plus favorables pour quapparaisse une connaissance scientifique de la vie sociale. Il est trop ais de considrer la sociologie comme un phnomne social li aux autres ; l'important est qu'elle y soit lie comme science et non comme idologie. La crise de la sociologie, dont, avec G. Gurvitch, parlent beaucoup de sociologues, est donc double : c'est d'abord le dclin des doctrines sociales et de la pense pr-scientifique, le passage d'une discipline l'tat adulte ; cest ensuite l'absence trop frquemment ressentie d'une mthode positive pour traiter les problmes qui taient au centre de la pense des prcurseurs. Crise cratrice et qui mrite d'tre proclame, condition de ne jamais remettre en cause les principes lmentaires de la recherche scientifique et de la considrer comme ne de [15] notre

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impatience briser les derniers liens qui nous rattachent la prhistoire de notre science et mettre en valeur les derniers territoires, les plus riches peut-tre, qui chappent encore la sociologie positive.

Mais ce n'est pas assez de situer la sociologie ; il faut aussi situer le sociologue qu'on va lire. La plupart de ceux qui, comme moi, ont abord ltude de la sociologie quelques annes aprs la guerre, au dtour d'tudes qui pour certains furent philosophiques et, dans mon cas, furent historiques, ont t domins plus encore qu'orients par une double situation : dpendance scientifique par rapport la sociologie amricaine qui nous apportait non seulement des techniques de recherche, mais des mthodes nouvelles de pense ; participation aux espoirs, aux dceptions, aux crises de la socit franaise, plus soucieuse, au lendemain de la Libration, de sa transformation que de son fonctionnement. Aucun sociologue de mon ge ne peut dire qu'il a domin cette contradiction et qu'il n'a pas dans son travail subi des retards et des checs, que cette contradiction peut contribuer expliquer. Hommes de gauche hostiles aux doctrines, hommes de science hants par les grandes interrogations du pass et fascins par toutes les rvoltes et toutes les rvolutions, nous avons parfois prfr chercher dans l'empirisme le plus lmentaire, l'enqute courte vue, l'rudition aveugle, un soulagement, sinon une solution. d'autres moments, nous nous sommes carts de la scne des recherches et, plus spectateurs qu'acteurs, nous avons mani l'esprit critique et la phrase acerbe, nous gardant des deux cts, dans un double non-engagement agressif, plein d'ardeur et parfois dintelligence, mais immobile. Pour ma part, j'avais en 1951 expos et rdig sous une forme rudimentaire quelques-unes des ides que mes plus anciens guides et amis retrouveront dans ce livre. Dix ans aprs, la suite de quelques tudes sur le travail industriel, les attitudes ouvrires et le mouvement ouvrier, menes sans esprit de systme mais, dans la mesure du possible, en rfrence toujours implicite mes proccupations gnrales, j'ai rsolu de leur donner une forme provisoire. Ce retour en arrire n'a d'autre but que de souligner les faiblesses de cet ouvrage. D'autres diront ses erreurs ou ses obscurits. Mais comment ne pas dire ds ses premires pages qu'il n'est pas fidle son intention ? Il ne devrait tre que la

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suite de quelques grandes tudes, dmontrant pratiquement lutilit d'une mthode ; en fait, il ne prend appui que sur des travaux personnels d'importance limite. Il est invitable que, procdant un peu la manire d'un ouvrage doctrinal, il [16] en ait aussi les faiblesses, sans mme possder la rigueur intellectuelle d'une pure construction de lesprit. Mais j'ai si souvent ressenti le besoin d'une ligne directrice, de principes de choix, de dfinition et d'tude d'un problme et les tragiques consquences de l'absence d'un cadre de rfrence intellectuel, que je prfre, en dpit de tout, prsenter ce qui est plus une dclaration d'intentions qu'une conclusion de recherches, soucieux avant tout de mettre un peu d'ordre dans mes ides. Au moins ce livre veut-il chapper la fois la pense doctrinale et la simple description des socits industrielles contemporaines ; il n'a d'autre ambition que de dfinir les lments d'une mthode.

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AVERTISSEMENT

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Lintention de l'auteur a t d'1aborer, partir d'une analyse partielle de la civilisation industrielle, une mthode d'analyse sociologique, qu'il nomme actionnaliste et dont il a cherch dfinir la fois les principes propres et les relations avec d'autres mthodes dont il ne conteste pas la valeur scientifique. Mais le lecteur peut ne pas s'intresser galement aux deux faces de ce livre. S'il n'y cherche qu'une tude des socits industrielles, il peut se contenter de lire les quatre derniers chapitres, mais il lui est recommand de lire auparavant la conclusion de louvrage. Si, au contraire, il souhaite acqurir rapidement une vue gnrale des principes d'analyse de lauteur, qu'il aborde directement - aprs avoir la lintroduction et la conclusion - le chapitre III. S'il dispose de quelques heures de plus, il lira d'abord le chapitre II. Le chapitre IV est celui o les principes d'analyse et ltude de la civilisation industrielle sont le plus troitement lis.

tous ceux qui prfrent une libre exploration la visite guide par la succession des chapitres, l'index des matires apportera une aide indispensable, les empchant dtre dsorients par lemploi de mots et d'expressions auxquels ils ne sont pas accoutums.

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Il ne m'a pas sembl utile de multiplier les notes bibliographiques, comme il aurait t ncessaire de le faire si ce livre avait prsent les rsultats d'une recherche proprement dite. Aussi ne trouvera-t-on dans le texte que quelques rfrences ; on a indiqu la fin du livre certains des crits qui ont t le plus souvent utiliss et que le lecteur lui-mme ne manquerait pas dvoquer. Je tiens remercier ceux qui ont bien voulu lire ce texte, me tape ou une autre de son volution et qui ont, par leurs remarques et leurs critiques, agi, parfois sans le savoir, sur celle-ci : MM. Raymond Aron, Georges Friedmann, Paul P. Lazarsfeld, Claude Lvi-Strauss, Jean-Daniel Reynaud. La plupart des ides prsentes ici ont t si souvent exposes dans mon sminaire de lcole pratique des hautes tudes (VIe section) qu'il m'est presque impossible de savoir quelle est ma part et celle de mes auditeurs dans la formulation que jen donne aujourdhui. Mme Franoise Lentin, qui a bien voulu et qui a su dchiffrer mon criture, voudra bien recevoir ici mes excuses pour le travail dont je lai accabl.

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PLAN

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INTRODUCTION Premire partie. L'ANALYSE ACTIONNALISTE CHAPITRE I. CHAPITRE II. La dcouverte du sujet Thmes, dmarches et niveaux de l'analyse sociologique Deuxime partie. LE SUJET HISTORIQUE CHAPITRE III. CHAPITRE IV. Principes d'analyse Les organisations

Troisime partie. NAISSANCE DE LA CIVILISATION INDUSTRIELLE CHAPITRE V. CHAPITRE VI. CHAPITRE VII. CHAPITRE VIII. CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE INDEX TABLE Travail industriel et conscience ouvrire Le systme politique Le mouvement ouvrier. La Culture de masse

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Premire partie LANALYSE ACTIONNALISTERetour la table des matires

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Premire partie : Lanalyse actionnaliste

Chapitre ILA DCOUVERTE DU SUJET

1. LILLUSION DU CONCRET

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Toute conduite humaine manifeste l'effet de dterminismes sociaux. Aussi la dmarche la plus simple de lanalyse sociologique consiste-t-elle situer l'acteur en un temps et en un lieu, dans un mtier, une catgorie d'ge ou une classe sociale, dans une socit et dans une culture. Mais ces localisations, outre qu'elles sont en nombre infini et donc d'une importance le plus souvent mal dfinie, naboutissent qu' subordonner des actes individuels des situations collectives et nous laissent dans l'ignorance sur la nature de celles-ci. Ce mode d'analyse nchappe pu aisment lartifice et au procd : si j'numre en effet tous les faits connus sur la vie en France au temps de Louis XIV, en les clairant tous la lumire de ce temps, je m'aperois que je ne les claire que du reflet de leur propre lumire, puisque la socit franaise de la seconde moiti du XVIIe sicle n'a pas t dfinie autrement que par l'ensemble des faits connus, grossirement classs, se rapportant cette poque. Il en est de mme si je considre non plus l'ensemble d'une socit, mais n'importe laquelle de ses divisions. Linconvnient dans ce cas est mme plus grand

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encore, car il apparat aisment que le rle de ces divisions et des catgories qu'elles engendrent n'est pas semblable dans toutes les socits et toutes les poques et qu'en croyant gagner en prcision dans lanalyse, on ne fait que s'embarrasser dans des catgories obscures. Ces formes primitives d'analyse ne se justifient que si l'on croit la possibilit de comprendre les faits sociaux partir de ceux qui ne le sont pas, et qu'on emprunte en gnral la biologie. Franchir ce pont aux nes oblige reconnatre que si la socit dtermine les actes de ses membres, elle nest rien d'autre quun systme ou un ensemble de systmes de relations entre ces actes. La premire notion que rencontre l'analyse sociologique, celle de [22] socit, est donc charge de dangers pour elle. Elle cre aisment lillusion que les ensembles concrets, donns par la pratique sociale, constituent le cadre naturel de lanalyse, quune socit est une construction dont tous les lments sont interdpendants ou du moins qui possde une charpente solide, que certains aiment appeler une structure, et qui permet de comprendre la place et la fonction de tous les faits sociaux particuliers. Cette conception ou plutt cette image ne peut conduire qu des raisonnements tautologiques et confondre toutes les dmarches des sciences sociales que nous essaierons, au contraire, dans les chapitres suivants, de distinguer. Dun ct, elle n'aide pas comprendre les conduites sociales concrtes, car il est rare, surtout dans les socits trs diffrencies, quun acteur se rfre directement la socit dans son ensemble. Il se conforme des normes particulires, subit des influences bien dlimites, compare sa situation celle de certains groupes ou de certaines catgories, se sent engag lgard de certaines collectivits. De lautre, elle interdit de comprendre la raison d'tre de la charpente sociale elle-mme et donc de ses transformations. Elle dfinit la socit comme un cadre et par l mme, rend absolument incomprhensible la socialisation de lindividu des valeurs et des normes. En sparant absolument ltude de la situation sociale et celle des conduites, elle conduit opposer de la manire la plus strile des exigences objectives de la situation et des besoins humains dfinis en termes gnraux. Elle nest pas moins contraire aux exigences de la connaissance historique, puisque cette ralit globale quelle pose au dpart est dfinie hors de toute volu-

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tion. Il ne reste lhistorien qui laccepte qu rechercher les moments de rupture, de changement de dcor. Les actes se succdent sur le thtre de lhistoire sans quon puisse expliquer leur enchanement

La mystification suprme du positivisme, dit J.-P. Sartre (Questions de mthode dans Critique de la raison dialectique, Paris, N.R.F., 1960, p. 98), cest quil prtend aborder lexprience sociale sans a priori alors quil a dcid au dpart de nier une de ses structures fondamentales et de la remplacer par son contraire. Il tait lgitime que les sciences de la nature se dbarrassent de lanthropomorphisme qui consiste prter aux objets inanims des proprits humaines. Mais il est parfaitement absurde d'introduire par analogie le mpris de lanthropomorphisme dans lanthropologie : que peut-on faire de plus exact, de plus rigoureux quand on tudie lhomme que de lui reconnatre des proprits humaines ? La simple inspection du champ social [23] aurait d faire dcouvrir que le rapport aux fins est une structure permanente des entreprises humaines et que c'est sur ce rapport que les hommes rels apprcient les actions, les institutions ou les tablissements conomiques.

A. LHISTOIRE VNEMENTIELLERetour la table des matires

Pour briser cette fausse unit des situations et des actions, lhistorien cherche isoler des vnements, des actes particuliers et non plus des ensembles globaux. Le progrs de la connaissance historique ne semble d'abord possible qu'au prix d'une naturalisation de laction historique. Et cette dmarche, apparemment contradictoire, est ncessaire, car le premier devoir de l'historien est de s'arracher au concret, la comprhension intuitive, la psychologie et aux intentions des acteurs. Sans cette distanciation pralable, aucune pense scientifique ne peut se dvelopper. Les partisans de lhistoire vnementielle sont l'oppos des tenants de la petite histoire, avec lesquels on tend parfois, sans raison, les confondre. Leur conception de l'histoire est naturaliste. Plus leur analyse est profonde, plus elle atteint le non-social. Seignobos, par exemple, distinguait trois niveaux d'analyse, d'abord celui des phnomnes psychologiques conscients, ensuite celui des ph-

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nomnes inconscients, des impulsions et des tendances, qui explique le dveloppement des forces de production et les grandes crises de la vie publique et prive ; enfin celui de la biologie, de l'hrdit, de la race, du milieu (Les conditions pratiques de la recherche des causes dans le travail historique, Bulletin de la Socit franaise de philosophie, 1907, p. 288). Seignobos parat proche ici de Lacombe et de Berr qui, eux aussi, entendent retrouver, au-del du contingent, l'homme gnral selon Lacombe, la logique selon Berr (H. Bert, La Synthse en Histoire, Paris 1911, p. 51-54 et LHistoire traditionnelle et la synthse historique, Paris 1921, en part. p. 78-81). Il est seulement plus soucieux de retourner au substrat matriel des vnements, alors que Lacombe fait appel des besoins, des conduites, des facults d'ordre gnral et dont lintervention dans l'analyse est aussi efficace que celle de la vertu dormitive de l'opium. La forme la plus haute du naturalisme historique est celle contre laquelle s'est directement lev Weber : la recherche de lois gnrales, de rcurrences, recherche qui aboutit dtruire l'unit et la structure des ensembles historiques concrets. Lobscurit de lide de synthse avance par Berr ou par Bernheim (Auffassung) et, auparavant, par [24] Fustel de Coulanges (Leon d'ouverture au cours d'histoire du Moyen Age la Sorbonne, Revue politique et littraire, 8 fvrier 1879, p. 746) vient de ce qu'elle mle la recherche naturaliste de lois gnrales et la reconstitution d'ensembles historiques particuliers, les deux dmarches absolument opposes ntant unies que par leur commune opposition la rduction de l'histoire une multitude de petits faits (Fustel de Coulanges), la restitution des faits wie es geschehen ist , selon le mot de Ranke. La critique de lhistoire vnementielle souffre donc dun malentendu. Nul ne conteste la ncessit de se porter au-del du rcit des pripties d'une campagne militaire ou diplomatique et il est inutile de s'attarder longtemps ceux qui dont d'autre ambition que de raconter le roman de lhistoire . Mais la critique peut conduire dans deux directions ou, du moins, doit se dvelopper en deux temps. Lvnement est une action vue du dehors : on doit dabord renforcer lextriorit de lacteur, ne pas identifier la signification de lacte l'intention de son auteur ou aux justifications quil en donne. Lvnement, ainsi spar de ses personnages, est rapproch d'autres, intgr des sries, une conjoncture. Le progrs de la connaissance s'opre par gnralisations successives. Ceux dont le nom sert aujourd'hui d'enseigne la conception vnementielle de lhistoire sont aussi, bien

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souvent, les moins soucieux de saisir lvnement dans sa particularit historique : ils ne visent qu remonter de lvnement aux lois. Plus on va dans ce sens, moins laction devient comprhensible : on doit recourir un nombre croissant d'affirmations implicites, pour expliquer le passage de la situation l'action : ces affirmations se croient solides du fait quelles sont lmentaires et quelles ne font appel qu quelques vrits ternelles, lhomme tant conduit par ses intrts, son ambition, son dsir de pouvoir. Si lon fait remarquer que ces sentiments ont une importance variable selon les poques considres, on se contentera de rpondre que ce sont les situations qui dterminent les motivations de l'action, ce qui nclaire pas davantage, puisque nous continuons ignorer comment lhomme peut intrioriser une situation dfinie sans aucun rapport avec son action. La critique du positivisme historique peut aussi s'orienter dans un sens inverse, non plus pour organiser les vnements en situation, mais pour remonter, partir d'eux, l'action. mesure que lobservation devient plus profonde, elle ne scarte pas davantage des humeurs et des sentiments ; elle s'en rapproche au contraire, elle ne se satisfait pas de considrer que laction des hommes est dclenche et conditionne par des situations sociales ; l'acteur n'est plus pour elle un tableau dans un cadre d'poque. Elle ne [25] quitte le personnage que pour atteindre la personnalit dans ses liens avec une socit et une culture. Il existe des moments, des poques privilgis pour l'historien : ceux o se transforme la condition humaine, o les rgles traditionnelles se dforment ou se dcomposent, o les acteurs ne sont plus des joueurs raisonnant devant l'chiquier, mais une foule ou des individus rvolutionnaires construisant des temples ou renversant des bastilles, modifiant le savoir ou actionnant des machines nouvelles, ceux o l'histoire dborde la conjoncture, semble chaque instant imprvisible, et pourtant s'offre le plus franchement la comprhension. Le progrs ne conduit donc pas d'une histoire des individus a une analyse des substrats, mais d'un tableau des situations une comprhension des mouvements. La critique de lhistoire vnementielle est en tout cas salutaire, mais le sociologue se dtournerait de son chemin s'il en tirait la conclusion que sa dmarche doit consister effacer les arabesques des vnements et des actions individuelles pour dcouvrir le dessein plus simple et plus important de l'volution technique ou conomique. Il nexiste pas de faits par nature plus importants que d'autres et

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souvent l'analyse sociologique s'appuie plus solidement sur des traits apparemment mineurs d'une socit que sur la connaissance des grands systmes institutionnels.

B. L'IDENTIFICATION L'ACTEURRetour la table des matires

Si lvnement apparat comme un mauvais guide de l'analyse, il est tentant de diriger celle-ci sur lexprience sociale telle quelle est vcue par les acteurs euxmmes. Si la sociologie s'est intresse de prfrence aux socits actuelles, c'est en grande partie pour se dlivrer des limites de la documentation historique et pouvoir interroger directement ceux quelle tudie. Mais il est la fois aussi dangereux et plus difficile pour le sociologue que pour l'ethnographe de considrer comme but de son analyse la connaissance de la vision que les sujets ont d'euxmmes. Il existe rarement dans les socits industrielles un accord gnral sur certaines interprtations : qui oserait s'en remettre des informateurs, notables ou militants, pour connatre les opinions ou les croyances d'une catgorie sociale ? Leur reprsentativit est d'autant plus faible que ces catgories sont moins organises, moins intgres, moins homognes. Ainsi se dtruit d'elle-mme l'illusion selon laquelle la condition ouvrire peut tre exactement dfinie par les ouvriers eux-mmes ou par leurs reprsentants. La soumission aux rponses des personnes interroges [26] n'est pas sparable de la croyance en un dterminisme brutal, comme si les acteurs ne pouvaient que comprendre plus ou moins clairement leur situation objective, celle-ci pesant sur eux comme les chanes aux mains des prisonniers. Par un trange paradoxe, la rduction de lanalyse la reproduction de la mentalit des acteurs aboutit ne considrer cette mentalit que comme le reflet plus ou moins fidle des exigences d'une situation. La signification sociale d'une action ne se confond pas avec le sens que lacteur lui donne. vouloir tablir cette signification au niveau le plus superficiel, on se condamne recourir des explications mcaniques, chaque fois qu'apparat une certaine diversit dans les opinions et dans les conduites. Il est ncessaire au contraire d'atteindre une conscience sociale collective, qui ne concide pas avec les consciences individuelles et se prsente donc comme un inconscient.

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Lidentification lacteur est tentante parce quelle confre aux faits observs un sens immdiat. Mais le sens de ce sens chappe absolument si l'on s'en tient ce niveau proto-scientifique de ltude. Le fait humain proto-scientifique se prsente dj comme pourvu d'une structure et comme un pseudo-objet de science. Une explication de ces significations, gnralement retouches en vue de leur donner la cohrence qui leur manque, peut bien procurer l'illusion d'une connaissance scientifique. L'organisation du vcu humain par une mditation sur les significations dcoupes selon la pratique sociale, et essentiellement par le langage, s'offre alors fallacieusement comme objet de science. (G. Granger, Pense formelle et sciences de l'homme, Paris, Aubier, 1960, p. 64.) Peut-on atteindre le sens de l'action en se contentant d'largir le point de vue prcdent, en dcrivant l'esprit d'une poque, non plus en s'identifiant aux acteurs eux-mmes, mais en reconstituant un ensemble social : l'esprit de la Renaissance italienne, le romantisme, le capitalisme libral du XIXe sicle, etc. ? partir du moment o l'on abandonne l'acteur individuel pour tenter de saisir un sujet collectif, le premier problme qui se pose est, semble-t-il, de proposer des principes d'interprtation gnrale d'une socit, Il s'agit en somme de personnaliser la socit et de la dcrire comme un systme rationnel de moyens au service d'une intention ou, au sens de Croce, comme une uvre d'art. Ce souci d'une interprtation d'ensemble a suscit beaucoup des tudes historiques les plus russies. Mais la richesse de celles-ci ne doit pas cacher leur imprcision. La recherche d'une interprtation d'ensemble conduit, dans les meilleurs cas, prendre une double vision d'une socit : d'un ct, lorganisation technique, conomique et sociale de la production apparat comme linfrastructure sur laquelle s'lvent et par rapport laquelle se dfinissent [27] toutes les autres manifestations de la vie sociale ; de lautre, la socit se dfinit par un mouvement, une volont, un esprit qui la poussent crer des richesses d'un nouveau type ou entreprendre des aventures inoues. Entre ces deux perspectives, peu de rapports nettement tablis : les auteurs accentuent l'une ou l'autre suivant le sujet trait ou la socit tudie. mesure qu'on s'carte de l'analyse de la vie conomique, et qu'on s'approche de la connaissance des systmes de valeurs et de reprsentations d'une socit, on sent ceux-ci devenir de moins en moins le reflet et de plus en plus le principe des ralits conomiques. Lhistoire alors difie la culture et rifie lesprit (Geist).

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Cette conception, celle de Michelet, marque un progrs sur le positivisme auquel elle s'oppose, non parce que son ambition de rsurrection intgrale du pass est justifie, mais l'inverse parce quelle fait clater la confusion primitive de la situation et de l'action et sefforce de trouver le principe d'analyse d'un rseau de conduites au niveau de ces conduites elles-mmes et de leurs orientations normatives. Cette russite et cet chec mls permettent deux conclusions : d'abord, qui1 est raisonnable de rechercher un principe gnral d'analyse d'une socit, cest--dire que celle-ci n'est pas seulement une collection de traits sociaux et culturels emprunts au pass ou des socits voisines ; ensuite quil est impossible de le dcouvrir au niveau des faits sociaux eux-mmes, au niveau o se place lobservation historique, ethnographique ou sociographique. La recherche un principe d'unit au niveau des ensembles historiques concrets eux-mmes naboutit qu' une confusion mtaphysique. Lhistoire dune civilisation, crit K. Lamprecht, n'est toujours chaque fois que l'histoire de la vie de l'me humaine, ou, en d'autres termes, lhistoire en chacun de ses dveloppements n'est pas autre chose que l'histoire de la Psych travers l'coulement des gnrations d'une socit donne. (Revue de Synthse historique, t. I, 1900, p. 25). Le succs de cette mthode s'tablit au niveau des analyses particulires ; elle constitue des ensembles, qu'elle nomme, qu'elle dcrit, qu'elle particularise. Son chec vient de ce qu'elle ne permet pas de communication entre les ensembles ainsi constitus : l'insistance sur un tout dont la structure n'est pas clairement dfinie condamne soit opposer globalement des socits et ne pouvoir rien en dire sinon qu'elles sont diffrentes, soit rapprocher deux lments apparemment analogues de ces socits et se trouver dmuni de tout instrument d'analyse, puisque l'lment n'a t dfini que par une srie de relations avec lensemble. [28]

C. LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRERetour la table des matires

Il semble cependant possible de rintroduire le point de vue de rvolution ce niveau. Mais ce ne peut tre quen sacrifiant le point de vue synchronique, en isolant une catgorie de faits sociaux et en observant sa transformation. Ce d-

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coupage ne peut tre que superficiel et le plus souvent se contente de reproduire ltat des institutions. On examine donc lvolution du droit, des institutions politiques ou religieuses, des formes de lorganisation conomique, du got littraire, etc. Pour s'assurer plus solidement et se justifier, ces analyses postulent souvent une nature propre, une fonction de ces institutions et se prsentent comme l'histoire du sentiment de la justice, de la beaut, de l'utilit, de Dieu, ou mme comme l'tude des divers cheminements humains vers des valeurs immuables. Mais plus souvent encore lanalyse se contente dun raisonnement plus lche : elle distingue seulement des facteurs dont laction combine constitue la ralit sociale. Cest cette forme primitive de la thorie des facteurs que Plkhanov a brillamment critique. Mais cette thorie, pour grossire qu'elle soit, peut faire avancer l'analyse : elle suppose en effet que tous les faits sociaux possdent une certaine nature en commun : peut-on en effet parler du facteur conomique et du facteur religieux sans reconnatre entre la vie conomique et la vie religieuse un minimum de similitude qui permet de les considrer rune et l'autre comme des forces ou des moteurs. Lunit ainsi postule ne peut provenir que du fait que tous les faits sociaux peuvent tre considrs comme des actions. Mais lintrt de ce principe s'vanouit ds linstant que les types d'action sont distingus les uns des autres non partir d'une vision gnrale de laction sociale mais simplement partir de buts ou de valeurs explicites qui se trouvent ainsi prexister l'action et donc chapper l'analyse sociologique. Il est tentant alors de dpasser cette contradiction entre la description d'ensembles empiriques et l'histoire de facteurs en replaant tous les faits sociaux dans le flux d'une volution historique dont la totalit serait porteuse de sens. Ce sens de l'histoire, direction et signification la fois, permettrait de comprendre, au niveau du donn historique immdiat, la fois la nature d'une socit, moment de cette volution, et la transformation progressive de tous les facteurs dans la mme socit. Ainsi l'analyse sociale, quand elle ne veut pas cesser de se confondre avec l'analyse historique, est toujours prise entre une philosophie lmentaire de la nature humaine et une philosophie de lhistoire qui [29] chappe toute vrification et suppose que l'histoire soit acheve et son sens rvl au moment o se place lobservateur.

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Toute conception d'ensemble de l'histoire vnementielle appelle la soumission de l'analyse historique une philosophie qui ne peut tre objet de recherche historique mais qui, si elle renonce son orgueil, doit reconnatre sa nature et donc sa relativit historique. Lhistoire universelle, dit R. Aron propos de Dilthey (La philosophie critique de l'histoire, Paris, Vrin, 2e d. 1950, p. 87-88), est l'autobiographie de lhumanit et ne pourrait prtendre la vrit qu la fin de l'histoire. Et c'est pourquoi l'histoire descriptive, vnementielle, s'unit si naturellement la philosophie de l'histoire comme F. Simiand l'a si vigoureusement montr ( Mthode historique et science sociale , Revue de synthse historique, t. IV, 1903, p. 5-6 et 8) tout en opposant ces conceptions un durkheimisme simple, fcond dans la pratique, mais qui se dbarrasse bon compte des problmes de lhistoire comme ensemble d'actions signifiantes. les dbats sur la philosophie critique de lhistoire ou le nouvel esprit historique ne sont pas sparables des ambitions de jeunesse d'une science sociale, incapable de distinguer la description des phnomnes de leur analyse historique et qui se voit contrainte de dtruire constamment sa propre rationalit par le recours l'absolu et limmersion dans le devenir historique de cette vision de l'absolu et donc de ses propres principes d'analyse. Le spectre de la philosophie de l'histoire n'est voqu ici que pour achever de dmontrer l'impossibilit d'une explication scientifique de la ralit sociale au niveau de lobservation empirique, au niveau des faits sociaux, c'est-dire aussi bien des situations sociales que des actes. Ni d'abord la rduction de l'histoire lvnement non plus que lidentification de l'observateur l'acteur, ni eu. suite les descriptions synchroniques de la Kulturgeschichte non plus que la recherche de l'volution des facteurs n'apportent de solution acceptable. Balance de l'une l'autre de ces fausses solutions, la rflexion se trouve entrane, volontairement ou non, vers la philosophie de lhistoire. Doit-elle, confronte cet ennemi mortel de la sociologie, s'engager sans plus attendre dans une voie toute diffrente et renoncer sans regrets au respect intgral de la ralit empirique ? Conclusion trop htive ; avant de s'engager dam une analyse thorique de la vie sociale, il est possible de dfinir un autre type d'analyse, plus proche de la ralit empirique, mais au prix de sacrifices dont Max Weber a indiqu ltendue.

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II. LA CRITIQUE WEBERIENNE ET SES LIMITESA. LIMITES DE LA CONNAISSANCE HISTORIQUE

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Lexplication des vnements singuliers, c'est--dire des actes sociaux concrets, nest pas possible hors du sens que les acteurs leur donnent ce niveau il est absurde de parler de facteur dominant dans lhistoire. Non pas que tous les facteurs puissent tre tour tour dominants, mais parce qu'un raisonnement reposant sur cette ide des facteurs dtruit le caractre humain des faits sociaux, cest-dire Lindissoluble association dun objet de laction et dune disposition de lacteur, celle-ci ntant pas un sentiment ou lentranement vers une valeur en soi, mais une signification donne lobjet de laction. On peut s'accorder sur limportance exceptionnelle, au cours de lhistoire, de la lutte contre la raret. En conclura-t-on au primat du facteur conomique ? Assurment non, car on ne peut passer de limportance de la situation conomique lorientation conomique des conduites. S'il existe des cas limites o une conduite d'ordre conomique apparat entirement dtermine par une orientation conomique - dans le cas dun agent de change ou de tout autre financier - on observe plus gnralement que les conduites conomiques sont influences par des orientations non conomiques, de mme bien entendu que des conduites non conomiques, politiques ou religieuses ou artistiques peuvent tre influences par des orientations conomiques. Il est donc impossible de classer les faits sociaux en catgories objectives, qui ne rendraient pas compte de la nature relle des conduites dont ils ne sont que la manifestation. Lanalyse ne peut prtendre la connaissance directe ou totale du donn historique. Elle n'atteint celui-ci qu' travers un systme de significations ou plutt

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travers le double filtre des orientations de lacteur lui-mme et de celles de l'observateur. Sans ces limitations, la ralit empirique est en vrit impossible connatre. partir de chaque vnement particulier, aussi minime soit-il, il est toujours ncessaire de remonter une infinit d'antcdents et de conditions, de telle sorte que lhistoire universelle est prsente chacun de ses instants, ce qui revient dire que tout est dans tout et renoncer toute explication. Celle-ci suppose un choix, un dcoupage artificiel et cependant scientifiquement fond. Les ensembles ainsi constitus ne sont pas des catgories de phnomnes et pas davantage [31] des types gnraux d'action sociale, mais des systmes de signification donns une situation concrte, singulire, des modles de conduites. Le type idal nest, selon les propres termes de Weber, ni une hypothse, ni une description, ni encore moins une norme morale, mais une construction intellectuelle - Gedankenbild une utopie. La rupture est nette avec toutes les formes de l'objectivisme historique. La ralit sociale nest jamais atteinte en elle-mme ; lanalyse ne peut que dcouper des ensembles significatifs, dous d'un sens et d'une logique interne, l'intrieur dun flux d'vnements, qui non seulement dborde toute analyse possible mais surtout n'a pas d'existence relle indpendante de la praxis humaine, c'est--dire de l'orientation normative - wertbeziehung - des acteurs. Chaque donne historique concrte peut tre replace dans une pluralit de types idaux sans que leur combinaison puisse avoir l'illusion de saisir la ralit. Weber ne dfinit-il pas ainsi les limites et aussi le champ d'action de l'historiographie - ou de la sociographie et de l'ethnographie ? Tant que l'analyse persiste se placer au niveau des acteurs et des actes concrets, des dcisions et des conduites, de quel droit prtend-elle atteindre la ralit de l'histoire ; au nom de quoi dcide-t-elle de parler de vraie et de fausse conscience ? Il n'est possible que d'tudier les hommes travers leurs actes, c'est--dire travers les systmes de valeurs qui orientent leur action. la dislocation wbrienne d'un ralisme sociologique lmentaire carte ainsi toute intervention de la philosophie de l'histoire. La pratique des meilleurs historiens correspond la pense wbrienne. Luvre de Weber lui-mme n'est quen faible partie thorique ; sa pense ne justifie quune permanente rflexion mthodologique sur la cration et lanalyse de types idaux.

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Faut-il donc conclure au rejet de toute thorie gnrale de la vie sociale ? Oui, sans aucun doute, si lon entend par l une explication d'ensemble des phnomnes sociaux, des actes et des vnements historiques, si l'on persiste se placer au mme niveau que les acteurs eux-mmes. Weber nous contraint reconnatre que les faits ne peuvent tre atteints qu' travers les acteurs, mais les acteurs ne peuvent-ils pas, ne doivent-ils pas tre atteints travers autre chose qu'eux-mmes ? Nest-il pas possible de dfinir un niveau d'observation qui ne soit pas celui des actes et des acteurs concrets ; ne faut-il pas tenter de rompre l'attachement de lanalyse sociologique la description historique ? Ce n'est pas en rupture avec Weber, mais d'abord dans le prolongement de sa pense qu'un tel changement de point de vue doit tre tent. L'orientation de l'acteur, place par Weber au centre de son analyse, [32] reste une notion ambigu. Si lon considre l'acteur concret, il n'est pas acceptable d'isoler son rapport aux valeurs du systme de relations sociales dans lequel il est plac. T. Parsons (The structure of social action, New York Mc. Graw-Hill, 1937, cit dans la 2e dition, Free Press, 1949, p. 695-701), en reprochant Weber de privilgier les conduites rationnelles, c'est--dire orientes d'une manire claire et cohrente vers des fins dfinies et choisissant des moyens bien adapts au but vis, lui reproche disoler lacteur du systme social gnralis daction et d'oublier les dimensions non instrumentales, non rationnelles, mais expressives et intgratrices de l'action sociale. Cette critique vise considrer Weber comme un prcurseur d'un fonctionnalisme dgag de toute implication organiciste. Si l'on suit cette voie, l'analyse de l'acteur devient plus psychologique, en mme temps que plus thorique : elle recherche les catgories gnrales permettant de dfinir un type d'action, ce type tant dfini par les caractres des relations entre lacteur et les autres acteurs ou les valeurs culturelles prsentes dans le systme social. Ainsi se consomme, d'une certaine manire, la rupture annonce entre l'observation empirique et l'analyse scientifique. Mais une grande partie de linspiration proprement wbrienne semble abandonne par cette interprtation critique. Il existe en effet deux tendances diffrentes dans la pense de Weber. Lopposition quil tablit entre les actions orientes vers des fins ultimes - Wertrational - et orientes vers des buts concrets - Zweckrational - recouvre en ralit la diffrence entre deux plans d'analyse. Si l'on considre laction rationnelle, dfinie par rfrence une situation et un systme social particulier, la critique

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de T. Parsons est dcisive et conduit ltude de l'acteur social dont les orientations se dfinissent par rapport non l'objet de laction, mais l'ensemble des conditions sociales de l'action. Lorientation normative de l'acteur conduit Weber lui-mme - surtout dans ses tudes de sociologie religieuse - considrer lvolution des systmes culturels en des termes qui ne sont pas ceux qu'utilise la sociologie des systmes sociaux. Mais la mthodologie wbrienne s'accommode mieux du premier type de problmes, ce qui donne toute son importance la critique de T. Parsons. Le caractre historique de l'action, c'est--dire sa signification singulire est, contrairement aux apparences, ce qui chappe ltude descriptive, ce qui ne peut tre isol que par une dmarche inverse de celle qui constitue ou isole des ensembles concrets de phnomnes sociaux. La praxis n'est pas une donne empirique, mais une hypothse thorique. En d'autres termes, linterprtation fonctionnaliste de Parsons ne rend pas compte de l'inspiration macrosociologique de Weber, de son souci [33] de comprendre l'originalit des socits rationalises et les tapes du dsenchantement Entzauberung - du monde moderne. Le fonctionnement d'une organisation ou d'une socit bureaucratique n'est pour Weber qu'une proccupation seconde ; il s'interroge d'abord sur les raisons et les processus d'apparition d'un type d'autorit et d'organisation. Ses types idaux ne sont pas de mme nature que les notions de Parsons (ce sont des types quasi gnriques : gattungsmssig, opposs aux types abstraits : Gattungsbegriff). Mais celui-ci nous contraint justifier et dpasser la tentative de Weber en dfinissant sur un autre plan que celui de l'acteur social l'analyse de ce que nous nommerons le sujet historique.

B. LA FRONTIRE DE LANALYSE SOCIOLOGIQUERetour la table des matires

Ce changement de plan apparat plus brutalement dans notre perspective que dans celle de Parsons, c'est--dire si l'on considre les travaux socio-historiques de Weber plus que ses crits thoriques. Les dfinitions clbres donnes au dbut de Wirtschaft und Gesellschaft justifient en effet davantage l'interprtation parsonienne : la sociologie (au sens o ce mot extrmement ambigu est employ ici)

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est une science qui recherche une comprhension interprtative de l'action sociale pour arriver par l une explication causale de son sens et de ses effets. Dans l'action on inclut tout le comportement humain quand et dans la mesure o l'individu agissant leur attache une signification subjective... L'action est sociale dans la mesure o, du fait de la signification subjective que l'individu ou les individus qui agissent lui attachent, elle tient compte du comportement des autres et en, est affecte dans son cours. (Wirtschaft und Gescilschaft, cit dans la trad. angl. de T. Parsons, p. 88.) La comprhension nest pas une analyse des motifs psychologiques de l'action, car ceux-ci peuvent n'tre que des rationalisations et l'action tre commande par des motivations largement inconscientes. Mais elle ne permet pas de saisir tous les aspects de l'action sociale. Elle n'a pas de prise sur les orientations normatives car beaucoup des fins dernires ou des valeurs vers lesquelles lexprience montre que l'action humaine peut tre oriente ne peuvent souvent pas tre comprises compltement (Wirtschaft und Gesellschaft, mme dition, p. 91). Seule l'action oriente vers des fins instrumentales et consistant choisir les moyens les plus appropris pour atteindre ces fins est pleinement comprhensible. Lanalyse n'implique pas l'apparition de certaines valeurs, [34] mais, celles-ci poses, prvoit les modles de conduite normative de lindividu, ce qui constitue une dmarche indispensable, parallle la recherche de la causalit spcifique d'un acte particulier. Il ne peut donc exister de classification systmatique des types idaux. Ceuxci sont un instrument au service de lexplication historique, sans tre cependant dfinis historiquement. Ils engagent en mme temps sur la voie d'une analyse gnrale et systmatique de laction historique, sans cependant permettre une telle construction, puisqu'ils restent situs au niveau des conduites et non pas des orientations sociales et culturelles elles-mmes. Parsons considre juste titre quils ne saisissent que trs partiellement et imparfaitement la nature des conduites. On peut considrer l'inverse qu'ils dfinissent souvent une situation historique, mais sans parvenir non plus l'expliquer, puisque cette explication ne peut tre donne au niveau concret de l'acteur social. Les analyses de Weber sont souvent au-del de ses affirmations mthodologiques gnrales, mais elles appellent une thorie des situations historiques plus qu'elles ne la fondent.

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Lorsqu'il analyse rvolution de ltat, dans Politik als Beruf par exemple, ou lorsqu'il introduit les orientations normatives sans lesquelles ne se comprend pas la naissance du capitalisme, Weber nest-il pas dj fort loign d'une tude des conduites sociales particulires ; ne recherche-t-il pas la raison d'tre sociologique des formes d'organisation sociale et de la culture dans son ensemble ? Mais il s'interdit toujours l'analyse structurelle des totalits, des socits ou des cultures, car il ne manipule que des sries de faits dfinis par les orientations et les conduites concrtes des acteurs : faits conomiques, politiques ou religieux. La construction de types idaux et la mthode comprhensive ne sont pas sparables pour lui de la recherche des causalits singulires, ce qui le conduit sparer totalement la cause et leffet pour tudier leur lien. Le protestantisme est mis en rapport avec le capitalisme comme la bataille de Marathon avec le dveloppement de la civilisation athnienne. Le protestantisme est donc un vnement, ce qui interdit de considrer le rapport plus profond qui peut exister entre une situation matrielle et l'interprtation symbolique que les acteurs sen forment Si Weber ne croit pas possible d'isoler un facteur prpondrant dans l'histoire, son analyse porte sur linterdpendance de ces facteurs, donc accepte encore un dcoupage de la ralit historique en types d'action, c'est--dire en catgories d'vnements. Le type idal procde par accentuation analytique de certains lments de la ralit : il montre des phnomnes culturels concrets dans leur interdpendance, leurs conditions causales et leur signification : [35] il ne peut donc construire une configuration historique dans laquelle il s'enferme, non pas en acceptant l'image qu'une socit se fait d'elle-mme, ce qui n'est qu'un cas particulier de type idal, mais en reliant les lments de la vie sociale qui rsultent de ce dcoupage impos par le fonctionnement de la socit, en se posant les problmes que la socit tudie se pose. Cette analyse horizontale reste au niveau de la vie sociale manifeste. Elle montre admirablement que la ralit sociale n'est analysable que comme un ensemble de systmes d'actes. Mais linterdpendance des types de phnomnes sociaux, limpossibilit donc d'isoler des facteurs historiques, ne fait que manifester la nature humaine de la ralit sociale ; elle ne peut l'atteindre, ce qui exigerait la dcouverte de principes latents qui permettent d'ordonner cette ralit que l'on n'atteint que fractionne, dcoupe par le jeu des acteurs et les exigences d'une observation limite.

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Notre critique rejoint ici, par un dtour, celle de Parsons : aucune analyse thorique n'est possible si les valeurs qui orientent les conduites sociales ne sont pas replaces l'intrieur du schma conceptuel qui sert expliquer les conduites elles-mmes. Or Weber maintient une sparation assez nette entre la position des valeurs et la comprhension des conduites et sa mthode ne s'applique qu' celle-ci, comme le dit nettement R. Aron (La sociologie allemande contemporaine, Paris, P.U.F., 2e dition, 1950, p. 145) : Le type Zweckrational, dans la mthode, jouit d'une sorte de priorit pour l'interprtation de la conduite. Les autres types d'action ajoutent chaque tape une complication : d'abord les valeurs sont poses par un acte irrationnel, puis l'acte lui-mme, dans son droulement, drive d'un sentiment, enfin s'ajoute l'irrationalit d'une tradition accepte. Weber oppose charisme et bureaucratie, inspiration (Gesinnung) et responsabilit (Verantwortung) comme on a pu opposer culture et civilisation. L'histoire procde par bonds, anims par les messies, les prophtes, les leaders charismatiques. Mais la science ne peut comprendre ces mouvements historiques, elle ne s'tablit sur des fondements solides que lorsque ces valeurs sont refroidies et que les acteurs, au lieu de les poser, s'orientent vers elles et choisissent entre elles. Si Weber rvre Mose, il ne comprend bien que Machiavel. S'il veut rendre dans les partis politiques son vrai rle au Fhrer, contre les dangers de la bureaucratie, il formule rationnellement pour lui-mme une politique librale, raliste, critique. Sa volont de comprendre les actes concrets et d'en rechercher les causes particulires est, non pas refus de reconnatre les grands mouvements crateurs de l'histoire, mais renoncement les saisir scientifiquement Il est conduit jusquau point o des types de vie religieuse paraissent pouvoir tre construits en fonction d'une logique [36]propre (Eigengesetzlichkeit) de la rflexion religieuse sur la signification du monde, les conditions sociales dintervenant dans l'analyse que pour expliquer l'apparition ou le dveloppement d'un mouvement religieux et non sa nature interne. ce point, lanalyse sociologique ne renonce-t-elle pas ellemme au profit d'une interprtation idaliste de lhistoire ? Cette analyse critique peut se rsumer en recourant la distinction tablie par von Schelting (cit par T. Parsons) entre trois catgories de types idaux utiliss par Weber. D'un ct, des concepts gnralisateurs, ceux par exemple du premier chapitre de Wirtschaft and Gesellschaft, qui sont ceux o Parsons voit se prfigurer l'analyse structuro-fonctionnaliste quil a lui-mme dveloppe ; de l'autre, les

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concepts individualisants qui se divisent eux-mmes en deux groupes : ceux qui dsignent des individus historiques concrets (capitalisme ou bureaucratie) et ceux qui nomment des ides, le plus souvent religieuses (protestantisme, prophtie morale ou prophtie exemplaire) qui ne sont pas historiques, qui ne peuvent tre identifies la ralit sociale, moins d'un recours une vision philosophique de l'histoire. Notre analyse s'appuie sur Weber dans la mesure o il propose des types idaux historiques, dont la diversit mme protge contre une rification des facteurs historiques, et s'oppose lui dans la mesure o ce type de concepts est spar des autres et contraint, en sparant le monde des valeurs, celui des situations historiques et celui des relations sociales, renoncer toute thorie gnrale de l'action sociale. Weber ne raisonne pas seulement sur des conduites concrtes : soucieux de faire apparatre les traits caractristiques de lOccident moderne, celui de la rationalisation, du capitalisme et de ltat appuy sur une administration fonctionnelle, il considre avant tout les conduites conomiques et le march (une de ses premires tudes fut consacre la Bourse). Il voit se former des catgories dfinies par une situation conomique commune, qu'il nomme des classes, et constate que ces catgories ne peuvent tre des acteurs collectifs, car la dfense en commun d'intrts matriels n'est possible que s'il existe une rfrence commune un principe de lgitimit de lordre conomique et social et un sentiment d'appartenance un groupe social, sentiment qui repose sur la possession de traits culturels distinctifs. Lopposition ainsi tablie entre classe et statut n'est qu'un exemple particulirement clair de la sparation toujours tablie par Weber entre ce qu'on pourrait nommer une infrastructure et une suprastructure, en prcisant que pour lui l'action d'un groupe ou d'un individu ne peut tre comprise que par la conjonction des deux lments, unis par ce quil nomme, aprs Gthe, des affinits lectives, expression qui indique [37] la fois le lien qui les unit et l'impossibilit de dfinir ce lien par un strict dterminisme. Cette position, qui domine l'essai clbre sur l'thique protestante et l'esprit du capitalisme, est la seule laquelle on puisse logiquement s'arrter dans la mesure o 1on considre directement les actes sociaux concrets, ce qui est la tche de l'historien.

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Le sociologue ne peut esprer aller plus avant que s'il renonce la tentation d'interprter l'histoire, s'il dcompose la ralit historique en divers systmes de relations abstraites. C'est ce progrs que ralise, au moins dans une certaine perspective, la critique de Parsons. On peut reprendre de ce point de vue le problme des rapports du protestantisme et du capitalisme, en liminant le contenu culturel de l'un et de l'autre et en observant que la tension cre par l'incertitude du salut, la justification de la consommation diffre, l'isolement des membres des nouvelles sectes ou glises par rapport au monde qui les entoure jouent en faveur d'une conduite d'innovation et d'investissement conomique. Ainsi se constitue une analyse non pas des ides et des conduites conomiques, mais du fonctionnement des systmes socio-conomiques. Cette mthode, nous l'avons dit, d'une extrme importance dans son principe, npuise pas le donn dont parle Weber. Celui-ci tient considrer une action historique, c'est--dire la formation d'une certaine civilisation, celle de l'autorit rationnelle, fonctionnelle, lgale. Comment traiter un tel problme sinon en recherchant un systme d'analyse qui ne porte pas sur les relations sociales, mais sur l'action historique elle-mme, qui considre les orientations de l'acteur, non pas l'gard des autres acteurs, mais l'gard des valeurs elles-mmes, et comment le traiter positivement sans rduite ces valeurs la logique de l'action, de la praxis elle-mme ? Cest ici qu'intervient ncessairement la notion de travail.

C. LE TRAVAIL.Retour la table des matires

Il est impossible aprs Weber de considrer l'action sociale - ainsi que l'ont fait certains partisans d'un dterminisme conomique - comme rponse une situation, des dterminants supposs extrieurs laction, des facteurs. Mais il est impossible aussi d'accepter une analyse de l'action qui resterait situe au niveau des phnomnes eux-mmes. La critique de Parsons opre le passage de la pense wbrienne une thorie gnrale des relations sociales ; en rompant ainsi lunit de cette pense, elle exige la recherche d'une thorie gnrale de la [38] praxis historique, qui reprenne en charge ce qui, dans la pense de Weber, ne se rduit pas a une thorie des systmes sociaux.

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Une telle thorie ne peut reposer que sur la notion de travail. Non pas que celui-ci soit un phnomne social plus important que les autres, ce qui na pas de sens prcis et n'est acceptable, peut-tre, que si l'analyste s'identifie aux socits promthennes du monde moderne. Mais le travail est par excellence une action historique. Il n'est ni une situation ni une intention, mais une activit naturelle de l'homme, par laquelle non seulement lenvironnement matriel d'un groupe ou d'une socit est transform, mais surtout ce groupe ou cette socit dfinissent leur situation, prennent conscience deux-mmes comme acteurs historiques, c'est--dire comme crateurs d'un certain changement. En partant du travail, nous voulons rompre absolument avec une sociologie des valeurs, nous dbarrasser du choix impossible entre la reconnaissance des principes qui orientent l'action sociale et la dtermination des conditions matrielles dans lesquelles apparaissent ces principes la fois donc absolus et relatifs. Ltude positive des orientations normatives de l'action sociale nest possible que si ces orientations ne renvoient rien qui soit tranger laction sociale elle-mme, ne subordonne celle-ci ni la nature ai aux ides . Lanalyse fonctionnaliste, de Durkheim Parsons, rpond cette exigence en partant des conditions de la vie collective. Nous verrons au chapitre suivant quun autre principe d'analyse, tout aussi acceptable, est celui qui cherche saisir les expressions de lactivit humaine comme des systmes de signes, manifestant des oprations mentales, laction structurante de l'esprit. Puisque nous avons choisi de partir dune rflexion sur la connaissance des conduites historiques, il faut affirmer que le travail se dfinit d'abord comme une relation de lhomme ses uvres et comme un principe d'orientation des conduites, du simple fait que le travailleur valorise la cration d'uvres et revendique en mme temps que celles-ci soient considres comme des produits de son activit et non comme des choses. On peut nommer dialectique la sociologie qui part d'un tel principe d'analyse Elle refuse aussi bien de s'enfermer dans des valeurs, quil est impossible de sparer des idologies et des systmes de rationalisation, que de tirer les orientations normatives de l'action d'une situation de fait, d'un tat des forces de production. C'est pourquoi plutt que le travail, c'est le sujet historique qui doit tre considr comme la notion centrale dans ce systme d'analyse.

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Le sujet historique n'est pas plus un acteur concret que ne l'est la conscience collective ou Dieu. Il dfinit un certain rapport de la socit, travailleur collectif, elle-mme, rapport dfini par la capacit de [39] cette socit de saisir son environnement comme son produit, comme son uvre. Cette capacit dpend du degr de dveloppement du milieu technique et des formes d'appropriation des instruments et des rsultats du travail. La sociologie du travail, ainsi comprise, n'est qu'un lment d'une sociologie de l'action. On aurait pu atteindre celle-ci par d'autres voies, ce qui doit tre rappel pour viter tout contresens : il ne s'agit pas ici de dfinir l'homo comme faber plutt que comme socius ou loquens. Le travail est un fait et dont on ne peut reconnatre l'existence autrement que comme un rapport entre le travailleur et ses uvres. Tout ce qui renforce ce rapport est objet d'valuation positive. Le lien du travailleur son produit n'est ni individuel ni direct. Le travail est une activit collective et d'autre part il est limit, c'est--dire quil se situe dans un monde naturel de non-travail. Ces observations lmentaires n'ont d'autre but que de rappeler que le sujet historique, loin d'tre une rflexion de l'individu sur lui-mme et une prise de conscience de sa situation personnelle, est une interprtation de l'ensemble de la situation historique, la signification d'une exprience collective et, plus encore, un mode de dfinition et d'organisation d'un champ dfini par le travail. Cette analyse n'est ni matrialiste ni idaliste : elle veut considrer les rapports sociaux de travail et leurs transcriptions institutionnelles comme la mise en forme de la relation fondamentale du travailleur ses uvres. Il importe peu quune socit ou une catgorie sociale valorise ou non le travail, mais c'est partir d'une rflexion sur le travail que se constitue, que s'est constitue la connaissance de la dimension historique de la ralit sociale. Qu'on se garde de tirer ds maintenant des conclusions trop rapides de ce principe. Il nest introduit ici que pour expliciter le sens d'une rupture avec une sociologie qui serait science du concret, dabord sous sa forme la plus superficielle, les faits sociaux, ensuite sous sa forme la plus labore, les conduites vcues. Il ne peut y avoir de thorie sociologique que si les conduites peuvent tre tudies du dehors mais en tant que conduites humaines. Il est possible de choisir ce problme d'autres voies d'accs que celle qui est suivie ici ; on verra plus loin quelles ne sont

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pas, quelles ne peuvent pas tre contradictoires. Mais