Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de...

31

Transcript of Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de...

Page 1: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest
Page 2: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

T I T I E N

Page 3: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

DANS LA MÊME COLLECTION :

BAINVILLE (Jacques). — H i s t o i r e d e F r a n c e . — L o u i s I I d e B a v i è r e .

BAUSSAN (Charles). — V i e i l l e s é g l i s e s d e c a m p a g n e .

BORDEAUX (Henry). — Vie h é r o ï q u e d e G u y n e m e r .

BOSCHOT (Adolphe). — P o r t r a i t s d e m u s i c i e n s (2 vol.).

— M o z a r t .

— M u s i c i e n s d ' h i e r e t d ' a u t r e f o i s .

GANAY (Ernest de). — B e a u x J a r d i n s d e F r a n c e .

JAMOT (Paul). — I n t r o d u c t i o n à l ' h i s t o i r e d e l a p e i n - t u r e .

JARRY (Paul). — A b b a y e s e t c h â t e a u x d e l ' I l e d e F r a n c e .

LAVEDAN (Henry). — M o n s i e u r V i n c e n t .

LEROY (Alfred). — H i s t o i r e d e l a p e i n t u r e i t a l i e n n e .

NOLIIAC (Pierre de). — A u t o u r d e l a R e i n e .

— M a r i e - A n t o i n e t t e .

— P o r t r a i t s d u X V I I I s i è c l e .

PIERRE-GAUTHIEZ. — D a n t e le C h r é t i e n .

— V i e d e B i a n c a C a p p e l l o .

ROGER-MARX (Claude). — A v a n t l a d e s t r u c t i o n d ' u n m o n d e . (De Delacroix à Picasso.)

SAINT-ANDRÉ (Claude). — V i e d e M a d a m e d u B a r r y .

SAINT-SIMON. — M é m o i r e s .

SÉVIGNÉ ( M de). — L e t t r e s h i s t o r i q u e s .

Page 4: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

LES M AIT R ES DE L'HISTOIRE Publiés sous la direction de J. & R. Wittmann

T I T I E N P A R

JEAN BABELON

ÉDITIONS D'HISTOIRE ET D'ART

L I B R A I R I E P L O N

8, RUE GAR ANCIÈRE

P A R I S

Page 5: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

C O P Y R I G H T 1 9 5 0 BY ÉDITIONS D ' H I S T O I R E ET D ' A R T .

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris l'U. R. S. S.

Page 6: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

T I T I E N

CHAPITRE I

LES

DOLOMITES

D ANS la suite des masques exemplaires où la nature imprime un sceau chaque fois différent, pour que

nous y trouvions de quoi exalter notre humanité, Léonard de Vinci figure comme l'ange même du mystère : son image a la complexité d'un nœud gordien jamais défait, la magie de l'inconnaissable qu 'un hiéroglyphe laisse seulement deviner, lie ces traits enchevêtrés ; Michel- Ange, c'est la tourmente et la révolte des éléments en discorde, la douleur choisie comme un principe de con- naissance et de régénération ; Titien, c'est l'assurance, sans doute illusoire, d'une vérité conquise, et d'une pos- session tranquille de la beauté.

Cet homme à la barbe ruisselante, qui déroule devant nos yeux les vastes replis d'une carrière quasi séculaire, avec sa majesté, l'équilibre de ses forces, le majestueux développement de sa pensée, l 'achèvement miraculeux de sa courbe terrestre, s'érige en maître dans un monde dont il s'empare d 'un coup d'œil, et dont il accepte la réalité suffisante. Mais on ne pénètre bien cette vie sans pareille, qu'en la prenant à sa source, où déjà elle est toute entière incluse, eau rayonnante qui contient au

Page 7: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

jaillir du rocher toutes ses ver tus , a v a n t de s ' épanche r en tor ren t ou en fleuve.

Titien, c'est d ' abord un site d 'enfance qui se pe rpé tue jusqu 'à l 'extrême vieillesse dans les y e u x d ' u n poète. En abordant cet imposan t génie qui eut la chance, comme Raphaël, de résumer en son n o m t o u t e la pe in tu re , il convient de faire un re tour sur nous-mêmes , p o u r ap-

précier ce qui, de lui à nous, a changé dans la concep t ion de l 'univers, dans l ' a rchi tec ture de not re pensée d re s san t son miroir devan t le monde sensible, dans l 'édif icat ion de nos cathédrales intérieures, au secret de not re espri t .

Nous aussi, nous vivons d ' images, mais ces images sont données en pâ tu re à not re appé t i t , en masses con- fuses et désordonnées, en même t emps q u e l ' i n s t a n t a n é ne leur prête que la magie éphémère et fu lguran te d ' u n e appari t ion. Nos images, ce sont des p a n o r a m a s vidés d ' u n exotisme pourchassé dans ses derniers rédui ts , car le monde est découvert et ne se prê te plus à nos nostalgies : c'est une ville immense déployée la nu i t c o m m e un fir- mamen t fracassé, et brasi l lante de débris d 'é toi les , c 'est aussi la vision poignante , et si brève, t and i s que le t ra in nous emporte , d ' un enfant dé taché sur le carré incandescent d 'une fenêtre de faubourg , e t qui t e n d vers le soir ses mains d 'ombre . E t s'il reste au c œ u r de quel- qu ' un le souvenir d ' une campagne de champs et de forêts, de la « maison du m a t i n qui r i t au bord de la mer », le voici dilué dans un to r r en t de pho tos d ' av ion , de raids cyclistes, d 'exploi ts d 'a lpinis tes , d ' émeu te s à Bombay, de rassemblements é lectoraux à New-York , ou d 'un défilé de reines de beauté , sans que j amai s le temps ne nous accorde un répi t dans sa course, e t n ' écou te la supplication du vieux F a u s t : « Arrête- toi , t u es si beau. »

Tandis que, pour un Tit ien, le paysage de l ' enfance c' est la cellule primordiale nour r i s san t de sa subs tance la fantaisie raisonnable qui magnifie t o u t un dest in. Ce n 'est pas seulement parce que Ti t ien dépasse dans son âge les limites communémen t dévolues à l'efficience d ' u n homme, qu 'il fau t médi ter ici sur l ' idée de durée. Il nous

Page 8: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

importe certes que ce peintre, chargé plus que nul autre du don de traduire sa pensée en lignes et en couleurs, ait compté plus de jours que n'en espère un mortel. Mais cé qui frappe en lui, c'est la permanence de la sensation originelle où son génie'a pris son essor, comme si, dès ses premiers soupirs, dès ses premiers regards, il eût reçu l'illumination de sa vérité. Aucun de ceux que nous entourons de notre admiration ou de notre culte n'a été plus fidèle à lui-même, et n 'a adhéré avec plus de constance à son paysage.

Avec plus de foi aussi. Cette foi qu'il a dans les appa- rences, est chez lui un principe constructif, la force qui les coordonne. A nos esprits égarés dans un monde perpé- tuellement dissocié, fragmenté par une sorte d'explosion renouvelée jusqu'à l'absurde, il offre l'exemple de l'or- ganisation. C'est d 'abord parce qu'il croit à la beauté, non pas à une beauté abstraite, à cette quintessence du mythe platonicien, mais, sans s'embarrasser de philo- sophie, à la beauté quotidienne et expérimentale des hommes et des choses. Le spectacle qu'il a sous les yeux suffit à sa jouissance, sans doute parce que ces yeux ont une singulière vertu réceptive, et sont un organe de détection d'une rare finesse. La nature, dans le sens roman- tique du mot, est ce qui éveille en premier lieu son amour ingénu : les forêts et les montagnes, les berges des fleuves et leurs ombrages, les maisons et les routes, œuvres humaines qui semblent issues du sol et participent à la vie organique de la terre. Le visage et le corps de l 'homme et de la femme ensuite. Il nous a plu de briser ces formes pour en rassembler les fragments en figures abstraites, et las des représentations trop exactes, d'une beauté devenue insipide, de dénoncer notre laideur, de disjoindre une harmonie, de renier notre semblance et de vilipender notre reflet. Dans la trajectoire de ce pendule qui oscille dans l'histoire de l 'art, Titien occupe le point opposé à ces errances. Sa raison d'être c'est l 'admiration sans res- triction qu'il professe pour l 'homme tout entier, celui auquel le créateur a ordonné de contempler le ciel : os homini sublime dedit, caelumque tueri jussit, avait dit

Page 9: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

le vieux Lucrèce dans son panthéisme incantatoire. L'homme, dans sa chair et dans son sang, non moins que dans les parures dont son industrie le revêt : les étoffes et les armures. Et ce qu'il aime plus que tout, c'est la figuration de cette matière sublime par l'artifice de son pinceau. Plus encore qu'un visage, qu'un velours ou qu'une cuirasse, Titien adore la peinture de Titien.

Ces formes, si belles qu'elles s'assurent dans sa mémoire une permanence que jamais rien ne viendra jamais of- fusquer, et qui sont l'aliment essentiel de son art, Titien les a contemplées tout enfant d'un œil dont la fraîcheur et la vivacité cédaient au poids de la réflexion poétique. Ce petit Tiziano, qui connaîtra la plus belle des aven- tures, a su garder comme un trésor impérissable la vision de ses Dolomites natales. Et sans doute, la vue de cette denture pétrée, de ces mâchoires mordant un ciel qui reste intact dans sa dure pureté, est-elle faite pour imprimer dans l'esprit et dans le cœur d'un gamin pré- cocement attentif, l'idée de l'immuable et de l'éternel ; de telle façon qu'il ne l'oublie plus jamais, même lorsqu'une figuration changeante se sera substituée dans son théâtre à ce décor initial.

Donc, ce peintre, qui résume pour nous l 'art de Venise, cette inquiétante et mélodieuse Venise, sirène de l'Adria- tique, est un homme de terre ferme, un montagnard, dont les premières impressions, celles qui ont t an t d'im- portance pour la formation de tout cerveau humain, et particulièrement pour ceux qui par nature sont doués d'une réceptivité peu commune, sont toutes étrangères à celles que lui fournira la cité de son choix. Un émoi originel devant une certaine sorte de beauté et la décision d'admirer l'autre splendeur que le hasard lui offre, voilà tout Titien, et la part d'imprévu que son histoire nous révèle quand nous nous penchons sur ce passé. C'est un esprit dont les racines sont profondément implantées dans la terre natale, mais qui se laisse séduire à bon escient.

Or, en cette fin de l'époque que l'on appelle la Renais- sance, nous assistons à l'éclosion de la description lit-

Page 10: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

téraire. La nature, Christophe Colomb venait d'en découvrir la magie ensorcelante dans un exotisme qui, pour la première fois, fait chavirer les cœurs en éveillant dés désirs ou des regrets. Les pages de son Journal de bord e n portent témoignage, quand il s'efforce de tra- duire avec des mots l 'attendrissement de son regard redevenu vierge au contact de la Jouvence tropicale. Des mots, pour peindre ce qu'on n'a jamais vu, et pour susciter une émotion égale à la sienne ! Assurément, nous n'en sommes qu'aux balbutiements d 'un art évo- cateur qui s'épanouira dans les cadences d 'un Châ- teaubriand, déjà si loin de nous, après Bernardin de Saint-Pierre, et avant Pierre Loti. Les hommes du XVI siècle n'étaient pas si diserts, ni en possession d'ins- truments si subtils, mais déjà ils s'efforçaient à l'impos- sible tâche de décrire. Il est vrai qu 'un écrivain d'esprit aussi agile que l'Arétin, pour traduire cette sensibilité nouvelle du poète devant le paysage, ne procède guère que par énumération. Mais écoutons-le parler d'un spec- tacle dont Titien a joui lui aussi, et nous comprendrons quelles ressources inédites s'étaient offertes au jeune Vecellio émerveillé du cadeau que lui avait fait la Fortune à sa naissance. Le romantisme et Jean-Jacques sont déjà inclus .dans ces lignes. Or, en contemplant ces ta- bleaux tracés d'une plume agile, où la sensation est exposée toute vive et sans apprêt,. nous nous rappel- lerons que Titien peut être à bon droit désigné comme un des premiers paysagistes des temps modernes :

« Je vois, écrit l 'Arétin à Brenzone, le Monte Baldo qui défend la situation au septentrion, j'aperçois le château de Gardaia, qui garde le Levant, et j'imagine le Midi et le Ponant qu'arrose la rivière de Salo, et je ne puis redire la variété des fleurs, la rare beauté des arbres, l'abon- dance des fruits généreux ; je sens leur odeur parfumée dont l 'arome respire la suavité nutritive, grâce aux myrtes noirs et blancs, aux lauriers. frais et verts, aux grands cèdres mêlés de plants de limons et d'orangers, ce qui fait que les parfumeurs de toute l'Italie viennent s'y fournir d'huiles précieuses et d'eaux délicates, »

Page 11: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

Comme il sait déjà évoquer , un peu à la man iè re de Pline le jeune dans sa villa de Côme, « les p romenades à l 'ombre des figuiers, des oliviers, des cerisiers e t des

poivriers, les sources d ' eaux glacées au plus for t de l 'é té , les collines trouées de terr iers à lapins, les j a rd ins pleins d'oiseaux, l'église et le palais, les t ru i tes et les anguil les que l 'on pêche dans la rivière, enfin cet te ju r id ic t ion de Garda, comparable à un a n n e a u qui sera i t au doig t de la main qui régit le monde ! »

Il s 'agi t ici du Benaco, a u t r e m e n t di t du lac de Garde , dont le Dante par la i t déjà en ces te rmes :

Suso in Italia bella giace un laco Appiè dell' Alpe, che serra la Magna Sovra Tiralli, ch' a nome Benaco.

(Inf. c. XX.)

ce qu'Henri Longnon traduit ainsi :

Dans la belle Italie, là haut sommeille un lac, Au pied de l'Alpe qui l'Allemagne enserre, Par dessus le Tyrol : il a nom Benaco.

C'est dans cette région consacrée par le poète, que Titien est né. Sur cette origine, nous pouvons consulter un écrivain dont le critique Morelli n'avait pas, quand il le citait, dévoilé l'anonymat, et qui a nom Michiel :

« Titien vit le jour à Pieve, la principale ville de Cadore, territoire toujours fidèle à la République de Venise Séré- nissime, que les Romains employèrent pour le passage de leurs armées vers la Germanie, comme en témoignent les nombreuses médailles que l'on y trouve constamment. Le château est réputé imprenable, car il est placé sur une colline très élevée, qu'on ne peut gravir que par un sentier très étroit et très ardu, et qui est entouré de rochers déchiquetés et de précipices inaccessibles. Il ne faut donc pas s étonner si, dans les rudes guerres de l'Empereur Maximilien contre la Sérénissime République, cette place seule fut capable, à cause de sa situation et de la fidélité du peuple, de se maintenir contre la fureur des ennemis.

Page 12: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

Là ont résidé les plus illustres capitaines auxquels la République confiait le commandement militaire du pays, et à ses pieds se trouve la place où les députés élus au Conseil de Cadore se rassemblaient. Celle-ci n'est pas d 'un grand circuit, mais elle est joliment arrangée. Au milieu de la place principale est une fontaine d'eau fraîche et limpide, qui réjouit l'œil et l'oreille, avec son doux murmure. Tout autour sont de belles maisons parmi lesquelles on voit celle où Titien est né. »

Un contemporain de Titien, et qui écrivit en présence même du peintre ses Dialogues de la peinture, où sont mis en scène Gian-Francesco Fabrini et l'Arétin, nous assure que Titien était issu de « parents très considérables ». Pa- rents considérables, qu'est-ce à dire ? Pieve n'était qu'une bourgade perdue aux frontières de l 'Empire. Mais enfin, nous savons que le père, Gregorio Vecelli, fils de Conte Vecelli, était l'un des conseillers de la commune, et qu'il commanda le contingent des troupes jusqu'en 1508. Son fils put donc donner de lui une image exacte, quand il le peignit sous les armes. Chargé de nombreuses fonctions publiques, ce patricien provincial fut successivement administrateur des greniers, conseiller, vicaire des mines, — et nous verrons plus loin l'importance de ce titre — surintendant des réparations du Castello.

Sa demeure était située dans le quartier de Lovera, près de la place de l'Arsenal : c'était une maison d'aspect assez modeste, à un seul étage, construite en pierre et en bois, les bâtiments disposés autour d'une cour. Gre- gorio y menait une vie sans ostentation, mais tout de même empreinte d'une évidente dignité. Sa femme, Luzia, lui donna deux fils, Francesco, Tiziano — c'était un nom traditionnel dans la famille — de deux ou trois ans plus jeune que son aîné, et deux filles, Orsa et Cate- rina.

Le pays de Cadore, qui dépendait d'Aquilée, est situé au cœur des Alpes Juliennes, dans la vallée de la Piave, qui s'en va déboucher dans l'Adriatique, à Porto di Cor- tellazzo. La vallée est dominée par le mont Antelao, qui s'élève à onze mille pieds d'altitude, à soixante-dix milles

Page 13: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

de Venise, mais d'autres pics dolomitiques encadrent sévèrement l'horizon : le Pelom, le Marmarolo, le Carmon, le Gridolo, le Duranno. La route de Mestre à Pieve passe par Conegliano et Longarone : c'est la voie de commu- nication entre la Piave et la Drave, vers le Tyrol. Contrée austère et d'une relative pauvreté, comme il arrive en pays de montagne, dont les habitants ne tiraient du sol que les aliments suffisants à leur subsistance pendant trois mois de l'année. Ils se nourrissaient de laitage et de fruits, et traitaient pour leur ravitaillement avec les Allemands ou avec les cultivateurs du Frioul. Les denrées qu'ils se procuraient de la sorte s'accumulaient dans dix entrepôts, un pour chaque centurie de la commune. Mais les Cadorins avaient d'autres ressources : les forêts d'abord. Un quartier de Venise, que connaissaient bien les Vecelli, portait le nom de Zattere, du mot qui désignait les radeaux ou trains de bois, qui venaient de Pieve. En outre, le sous-sol est riche en fer, et nous avons vu que Gregorio, le père de notre Titien, est également intéressé à l'exploitation des mines.

Tout cela n'est pas sans conséquences. Les traits du caractère, sinon du génie artistique du grand peintre, se trouvent inscrits déjà dans les conditions où le place d'avance sa naissance. Titien appartient à une famille aisée, où on a l'habitude non pas seulement des honneurs, mais d'une existence active, chargée de responsabilités. Sa terre, en même temps qu'un site pittoresque, au sens propre du terme, c'est un lieu de passage. Titien est un homme du Nord, non pas un méridional, accoutumé au commerce des Allemands, colporteurs de marchandises et aussi d idées et d 'œuvres d'art, d'une manière de penser « gothique », plutôt qu'imbus de l'idéal classique dont Rome ou Florence retrouvaient les cadences. Il est aguerri par un climat rude qui oblige à gagner sa vie avec quelque âpreté. Ses parents sont gens d'affaires, qui discutent de leurs intérêts avec une exactitude soupçon- neuse. La flatterie, l 'adulation ne peuvent rien contre leur sens pratique, contre l'intransigeance de leurs cal- culs.

Page 14: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

Nous accueillons sans doute, aujourd'hui, avec plus de complaisance d'autres données sur l'essor d'un homme de génie : l'opposition brutale, le jaillissement inopiné, la force brisante, la révolte. Avouons que rien de tout cela ne nous apparaît chez ce prédestiné. Sa structure mentale est celle que lui imposent sa famille et son pays, il l'accepte toute donnée et sans discussion, il en épouse les termes et s'y conforme jusqu'à sa mort : nous retrou- verons, après bien des lustres écoulés, le propriétaire fort intéressé des chantiers de bois des Zattere, l'as- tucieux financier qui réclame son dû sans se laisser inti- mider par qui que ce soit, ajuste ses comptes avec les plus grands seigneurs, parfois insolvables, et... triche, à l'aventure, sur les chiffres.

Les guides montrent encore à Cadore la maison où Donna Luzia coucha Titien dans son berceau. On aper- cevait de là les ruines du Castello dont Gregorio Vecelli était chargé de contrôler la restauration. La person- nalité du peintre domine tellement son siècle qu'il nous faut rattacher à quelque point fixe une histoire que la légende envahit à ses débuts. Une légende qui se répandit du vivant même de Titien, puisqu'il en facilite lui-même la diffusion et en fournit les éléments, et que ses contem- porains, Vasari le premier, l'auteur des Vite fameuses, le père des historiens d'art, brouillent avec lui sa trace. Ce patriarche de la peinture, on l'a voulu centenaire, comme un. vieillard biblique, et la plupart des écrivains anciens fixent la date de sa naissance en 1477, de telle sorte qu'à ,sa mort, à Venise, en 1576, il eût accompli, à peu de chose près, un siècle de vie. Cette assertion, bien propre à rehausser la figure d'un génie qui, parvenu aux extrêmes limites de l'existence humaine, eût poursuivi son œuvre sans défaillir, à la veille même de rendre le souffle, se heurte à bien des invraisemblances, sur lesquelles nous aurons à revenir. De ce siècle il faut rabattre une bonne dizaine d'années. Les critiques modernes, sans s'accorder tous, inclinent à placer la date de naissance du Cadorin vers 1487-1490, plus exactement sans doute, 1485, qui concorde avec la plupart des autres données. Il ne

Page 15: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

s'agit pas ici, notons-le bien, d'oiseuses argut ies : il nous importe de savoir au jus te ce que fu ren t les premières années de Titien, et la genèse même de son ar t . Qu' i l a i t accédé à la maîtrise, t o u t j eune encore, c o m m e t a n t d 'autres de ses émules, ou bien au cont ra i re qu' i l n ' a i t été que relat ivement t a rd en possession de t ou t e s ses facul tés créatrices, cela n 'est pas indifférent. Croyons donc, cont re Vasari et tutti quanti qu'il ava i t une quinza ine d ' années au m o m e n t où il sor ta i t d ' appren t i s sage et se s en t a i t capable d ' indépendance.

Si les premières impressions produi tes p a r le paysage cadorin sur l ' imaginat ion de Ti t ien fu ren t profondes jus- qu ' à demeurer indélébiles, reconnaissons aussi q u ' u n génie précoce les reçut, car le fils de Gregorio et de Luzia Vecelli n 'al lait pas t a rde r à s ' évader du foyer pa te rne l et à changer de climat.

Les témoignages sont unanimes à nous le m o n t r e r qu i t t an t Cadore à l 'âge de neuf ans, donc vers 1497- 1499, selon la chronologie que nous avons adop tée . Neuf ans, c 'est bien tô t pour laisser prévoi r l 'éclosion d ' u n talent. Il semble pour t an t , bien qu' i l soit difficile de rien dire de précis sur ce point, que de t rès bonne heure le jeune Tiziano ait donné des preuves pa t en te s de son goû t pour les arts. Trois ans après, si nous en croyons San- drart , il peignait déjà des por t ra i t s t rès r e ssemblan t s « aux chairs vibrantes , avec des cheveux, des draper ies , des tissus de soie mervei l leusement rendus ». E t Lodo-

vico Dolce nous affirme que son père ava i t r econnu en lui, dès l 'âge tendre, des dons e x t r ê m e m e n t br i l lants pour la peinture. De quelle façon ? Le milieu cador in ne para î t pas avoir été par t i cu l iè rement favorab le à la culture art is t ique. C 'était un coin perdu, et les églises s y accommodaient de compositions hasardeuses des fres-

quistes de passage. Mais jus t emen t , ces passagers, ces voy ageurs qui f réquen ta ien t les routes des Alpes, favo- risaient la circulation des idées. On t r o u v a i t sans dou t e

parmi eux des marchands de gravures q u ' u n gamin pouvai t bien s 'essayer à copier. Eut- i l à Cadore m ê m e u n

maître pour lui enseigner le dessin ? Il est probable , e t

Page 16: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

Lanzi n 'hés i te pas à nous donne r son nom : Anton io Rossi, sans q u ' o n puisse a j o u t e r foi à ses dires.

P o u r r épondre à ces ques t ions , voici q u ' o n nous conte des anecdotes , mais ce son t celles qui fon t pa r t i e de l 'évangile a p o c r y p h e de tous les grands maî t res , qu ' i l s 'agisse de Gio t to ou de Po rdenone , de Michel-Ange ou de Cimabué , de tous ceux d o n t les b iographes composen t une sorte de Légende dorée profane. Le génie du jeune Ti t ien a u r a i t été révélé t and i s qu ' i l pe igna i t avec le suc des fleurs une Madone sur le m u r de la maison paternel le : voilà qui ressemble a u x abeilles b u t i n a n t sur les lèvres du d iv in P l a t o n endormi . E t la Vierge assise, tenant l ' E n f a n t Jésus, qui décora i t le m u r ex té r i eu r de la Casa Val lenzana de Pieve, a u r a i t été la p r imeu r de son pinceau. C'est beaucoup d e m a n d e r à not re c r i t ique de dénicheurs de saints , que de croire à ces t r o p belles histoires.

Ce qui est sûr, c 'es t que Gregorio Vecelli ava i t assez le goû t des a r t s pou r ne pas songer u n i n s t a n t à s 'opposer à la voca t ion de son fils. De son fils... c 'es t de ses fils

qu ' i l f au t dire, car il ne reconna issa i t pas à l 'a îné F ran - cesco moins de t a l e n t q u ' à son cadet . D e u x peintres dans la famille, il ne recula i t pas d e v a n t une telle perspect ive , cet h o m m e d'affaires.

Or, Venise, en cet te e x t r ê m e fin du X V siècle, r a y o n n a i t d ' u n éclat que sou t ena i t l 'école des Bellini. L ' a t t r a c t i o n exercée p a r la cité si f ièrement assise sur sa l agune t e n a i t n o n seu lemen t à l ' a m p l e u r de son commerce , à son expans ion mondia le , mais à l ' admi rab le pa ru re d o n t elle o rna i t ses édifices, a u x peintres , a u x mosaïs tes qui f lorissaient e t qu 'e l le e n t r e t e n a i t comme les ouvriers de son prest ige, les a r t i sans de sa p ropagande . Les Vecelli a v a i e n t des pa r en t s e t des amis instal lés sur les rives du G r a n d Canal ou du Ria l to : on leur r e c o m m a n d a les deux

garçons si bien doués, d o n t on e s c o m p t a i t l ' i l lus t ra t ion du nom. Nul ne nous d i t si D o n n a Luzia p leura q u a n d elle v i t s 'é loigner la pe t i t e cavalcade . Ti t ien ne nous en t r e t i en t guère de ses s en t imen t s filiaux, mais il d u t se r e t o u r n e r p o u r con temple r ces m o n t a g n e s si chères qu ' i l q u i t t a i t pou r long temps peu t -ê t re . E t il nous plaî t d ' a t t a r d e r nos

Page 17: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

regards sur les deux jouvenceaux, la plume au bonnet, qui s'en vont, au pas accordé de leurs montures, le long de la route que ce Tiziano sut si bien peindre, parmi les fermes ombragées d'un panache de dense verdure, pour découvrir un monde merveilleux.

Page 18: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

CHAPITRE II

LA LAGUNE ET

LE GRAND CANAL

U N m o n d e merve i l l eux !

C'est u n des spectacles les plus éblouissants que les h o m m e s a i en t j ama i s composés p o u r la dé lec ta t ion des yeux , qui s'offre a u x d e u x jeunes app ren t i s descendus de leurs m o n t a g n e s na ta les . J a m a i s , sans doute , u n décor ne f u t m i e u x agencé que la cité dogale, ba ignée p a r les eaux, p o u r r a v i r deux cœurs déjà p rê t s à se laisser con- quér i r p a r la beau té . L e u r rêve se t r o u v a i t dépassé p a r la réal i té . P a r u n e grâce singulière, il se t r o u v e que Venise s 'es t conservée p o u r nous, après q u a t r e siècles écoulés, à p e u près telle q u e la v i r en t Francesco et Tiziano. A u j o u r d ' h u i encore, la j e t ée qui la relie à la t e r r e f e rme p a r u n e a m a r r e qui res te légère, n ' e m p ê c h e pas q u ' u n v o y a g e u r la discerne, à la c h u t e du jour , moins comme u n esquif, que parei l le à une feuille de rose posée sur u n miroi r , e t l ' e n c h a n t e m e n t de la P iazza , révélé d ' u n seul coup à qui l ' aborde , est t o u j o u r s glor ieux comme une ép iphanie . Sa in t -Marc , le Campani le , le Palais des Doges, les deux colonnes de la P i a z z e t t a qui ér igent le Lion e t Sa in t -Théodore , en face de la Giudecca, les m a r b r e s et les ors fanés, e t les pierres qui r e t i e n n e n t que lque chose des baisers d u soleil, tous les accessoires de cet te fête fabu- leuse et sans réveil, son t encore p lan tés comme a u t e m p s où cet te féerie des formes et des couleurs l ivra i t à la

Page 19: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

volupté les plus précieux raff inements du t rava i l h u m a i n unis à la bizarrerie de la na ture .

Un Français t r adu i t en un langage encore naïf l ' im-

pression, à nulle au t re égale, que p o u v a i t é p r o u v e r u n étranger qui aborda i t Venise, p réc isément dans les années où y met ta ien t pied à ter re ces pèlerins enfants , les fils de Gregorio Vecelli. C'est no t re Phi l ippe de Commynes , qui s 'y t rouve reçu en ambassadeur , en 1494, e t qui s ' abandonne aussi tôt au charme é t range de la cité amphi - bie. Ville extraordinaire , en vérité, qui recuei l la i t tous les trésors exotiques dans son sein opulent , eu ropéenne et pou r t an t orientale, byzan t ine a u t a n t que go th ique , ouverte aux effluves exhalés pa r un lo in ta in m y t h i q u e , la Chine, les Indes, qu'elle seule sava i t asservir à son climat. Laissons parler ce Champenois , C o m m y n e s , moins sceptique que ne le sera plus t a rd le P r é s i d e n t de Brosses :

« Ce jour que j ' en t r ay à Venise v i n d r e n t au d e v a n t de moy jusques à la Chafouisne, qui est à cinq mils de Venise, et là on laisse le bas teau en quoy on est venu de P a d o u e au long d 'une rivière, et se met -on en pe t i tes ba rques bien nettes et couvertes de tapisseries e t b e a u x t ap i s ve lus dedans, pour se seoir dessus, e t jusques là v ien t la mer, et n 'y a point de plus prouchaine ter re pou r a r r iver à Venise, mais la mer y est for t plate, s'il ne fai t t o r m e n t e , e t à ceste cause qu'elle est ainsi plate, se p rend g r a n t n o m b r e de poisson et de toutes sortes. E t fus bien esmerveil lé de veoir l' assiette de ceste cité et de veoir t a n t de clo-

chiers et de monastères , et si g ran t m a i s o n n e m e n t , e t t ou t en l 'eaue, et le peuple n ' avo i r au l t re forme d 'a l le r que en ces barques, don t je croy qu ' i l s 'y en fineroit t rente mil ; mais elles sont fort peti tes. E n v i r o n lad i te cité y a bien sep tan te monastères , à moins de d e m y e lieue françoise, à le prendre en rondeur (qui son t en isle, t a n t h o m m e s que femmes, for t beaux et riches, t a n t

d'ediffices que de parements , e t on t for t b e a u x jardins) sans comprendre ceulx qui sont dedans la ville, où son t les qua t re ordres des mendian ts , et est chose bien es-

t range de veoir si belles et si grans églises fondées en la mer. Aud ict lieu de la Chafouisne v ind ren t au d e v a n t

Page 20: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

de m o y v ing t et cinq gen t i l shommes bien et r i chemen t habil lés e t de b e a u x d raps de soye et escar la te , et la me d i ren t que je fusse le bien venu , e t me condu i r en t jusques près la ville, en une église de sa inc t André , où derechief t r o u v a y a u t a n t d ' au l t r e s gen t i l shommes , et avec eulx les a m b a s s a d e u r s du duc de Milan et de Fer ra re , et là aussi me fe i rent une au l t r e ha r angue , e t puis me mis ren t en d ' au l t r e s b a s t e a u l x qu' i ls appe l l en t plaz et son t b e a u c o u p plus grans que les au l t res , e t y en avo ien t deux couver ts de sa t in cramoisy , e t le bas t ap i ssé et a u lieu pour se seoir q u a r a n t e personnes , e t chascun me feit seoir a u meillieu de ces deu lx a m b a s s a d e u r s (qui est l ' h o n n e u r d ' I t a l i e que d ' ê t r e a u meillieu), e t m e m e n è r e n t a u long de la g r a n t rue qu ' i ls appe l l en t le canal g ran t , e t est bien large. Les gallées pas sen t à t r ave r s e t y ay veu navi re de q u a t r e cens t o n n e a u x ou plus près des maisons , e t est la plus belle rue que je croy qui soit au monde , et la mieulx mai- sonnée, et v a le long de la ville. Les maisons son t for t g randes et haul tes , et de b o n n e pierre, e t les anciennes t o u t e s pa inc tes , les au l t res faictes depuis cen t ans, t ou t e s on t le d e v a n t de m a r b r e blanc, qui l eur v i en t d ' I s t r i e , à cen t mils de là, e t encores ma inc t e g r a n t pièce de por- phyre , e t de se rpen t ine sur le d e v a n t . Au dedans on t p o u r le moins, p o u r la p l u s p a r t deux chambres qui on t des p lanchez dorez, riches m a n t e a u l x de cheminées de m a r b r e taillez, les chal i tz des lictz dorez et les os tevens pa inc tz et dorez, e t for t bien meublées dedans . C'est la plus t r i o m p h a n t e cité que j ' a y e jamais veue, e t qui plus faict d ' h o n n e u r à a m b a s s a d e u r s et es t rangiers , e t qui plus so igneusement se gouverne et où le service de Dieu est le plus so l l empne l lement faict et encores qu ' i l y deus t bien avoi r d ' au l t r e s faultes , si c roy je que Dieu les a en ayde pour la reverence qu ' i ls p o r t e n t a u service de l 'Église. »

Il a jou te u n peu plus loin : « E t me feit on veoir trois ou q u a t r e chambres , les p lanchez r i chemen t dorez et les lictz et os tevens, e t est beau et r iche le palais de ce qu ' i l con t ien t , t o u t de m a r b r e bien taillé e t t o u t le d e v a n t e t le bor t des pierres dorées en la la rgeur d ' u n g poulce pa r

Page 21: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

adventure, et y a audict palais quatre belles salles riche- ment dorées, et fort grant logis, mais la cour est petite. De la chambre du duc il peult ouyr la messe au grant autel de la chapelle sainct Marc qui est la plus belle et riche chapelle du monde, pour n'avoir que nom de cha- pelle, toute faicte de musaicq en tous endroicts. Encores se vantent ils d'en avoir trouvé l'art, et en font besogner au mestier, et l'ay veu. En ceste chapelle est leur trésor, dont l'on parle, qui sont choses ordonnées pour l'église. Il y a douze ou quatorze gros balays. Je n'en ay veu nul si gros. Il y en a deulx, l'ung passe sept cens et l 'aultre huict cens carrats, mais ils ne sont point nets. Il y en a douze aultres de pierres de quirasses d'or, le devant et les bors bien garnis de pierreries très fort bonnes, et douze couronnes d'or dont anciennement se paroient douze femmes qu'ils appeloient reynes à certaines festes de l'an, et alloient par ces isles et églises. Elles furent robées... Après me feirent monstrer leur archenal, qui est là où ils trennent les gallées, qui est la plus belle chose qui soit en tout le demourant du monde aujourd'huy, mais autrefois il a esté la mieulx ordonnée pour ce cas. »

De ce témoignage d'un chroniqueur plus réceptif qu'habile à tourner sa phrase, rapprochons une page de l'Arétin, quelque cinquante ans plus tard, celle-ci d'un accent tout moderne, avec ses notations précises, et, ce qui nous touche le plus, l'enthousiasme d'un homme amoureux d'une ville comme d'une femme. Nous la tra- duisons d'une lettre adressée, en 1530, à Domenico Bol- dani :

« Je croirais, honorable gentilhomme, pécher par ingra- titude, si je ne payais pas en louanges une part de ce que je dois au lieu divin où est située votre maison, maison que j 'habite et qui fait le plus grand plaisir de ma vie, et qui ne saurait être placée ni plus haut ni plus bas, ni plus à droite, ni plus à gauche. Mais je redoute d'insister sur ses mérites, comme s 'il s 'agissait de ceux de l 'Empereur. Certes, celui qui l 'a édifiée lui a donné la prééminence sur la rive la plus digne du Grand Canal. Et comme ce Canal est le patriarche de toutes les rivières, et Venise la papesse

Page 22: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

de toutes les cités, je puis vous dire en vérité que je jouis de la plus belle route et de la vue la plus réjouissante du monde. Je ne m'accoude jamais à ma fenêtre que je ne voie mille personnes et tout autant de gondoles à l'heure du marché. Les places, à ma droite, sont celles des vic- tuailles et des poissons, le Campo del Mancino, le pont et l 'entrepôt des Tedeschi, et à la rencontre .de ceux-ci, le Rialto est foulé par les gens à leurs affaires. Voici les raisins dans les barques, le gibier et la volaille dans les boutiques, les légumes sur le sol, et je n'ai pas souci de voir les ruisseaux qui irriguent les prés, lorsqu'à l 'aube je vois l 'eau couverte de toute espèce de pro- duits que l 'on trouve à la saison. C'est un bel amuse- ment quand les conducteurs de ces masses de fruits et d'herbes les répartissent aux mains de ceux qui les portent aux lieux choisis. Mais ce n'est là que bagatelle, au prix du spectacle des vingt ou vingt-cinq barques à voiles, pleines de melons qui en se rassemblant forment comme une île pour la multitude qui accourt pour les soupeser, les flairer, les estimer selon leur perfection. Quant aux belles épouses, ruisselantes de soie, d'or et de joyaux, qui ornent superbement leurs atours, je n'en par- lerai pas pour ne pas amoindrir la réputation de toute cette pompe. Mais je ris à me décrocher la mâchoire tandis que les cris, les sifflets et le tumulte des bateliers éclatent derrière celles qui se font emporter sur l'eau par leurs domestiques, sans porter de chausses d'écarlate. E t qui ne se divertirait en voyant au cœur de l'hiver se renverser une barque pleine d'Allemands, qui viennent de sortir de la taverne, comme nous l'avons vu, le fameux Giulio Camillo et moi... Mais pour que rien ne manque aux délices de la vue, voici que je regarde amoureusement d 'un côté les oranges qui dorent les pieds du palais des Camerlingues, et de l 'autre le rio et le pont de Saint-Jean Chrysostome, et le soleil du printemps n'ose pas se lever avant d'avoir donné mouvement à mon lit, à mon studio, à ma cuisine, à mes chambres et à ma salle. Ce que je prise le plus c'est la noblesse de mes voisins. J 'a i pour vis-à-vis l'éloquente magnificence de l'honorable Maffio

Page 23: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

Lioni, dont les vertus suprêmes ont été les précepteurs de la doctrine, de la science et des mœurs de l'esprit sublime de Girolamo, de Piero et de Luigi, ses fils. Voici encore la Sirène, vie et âme de mes études. Voici le magni- fique Francesco Mocenigo, qui magnifiquement ouvre sa table aux cavaliers et aux gentilshommes. Je vois à côté le bon M. Giambattista Spinelli, dans la maison de qui se trouvent les Cavorlini. Que Dieu pardonne à la Fortune le tort que leur a fait le destin ! Et ce n'est pas un mince bonheur pour moi que le voisinage si cher de la signora Jacopa. En somme, s'il en était du tact et des autres sens comme de la vue, la chambre que je loue serait un vrai paradis... Et je n'oublie pas les grands maîtres étrangers et vénitiens qui passent devant ma porte, ni l'orgueil qui m'élève au ciel quand je monte sur le Bucentaure, ni les courses de barques, ni les fêtes qui sont le triomphe du Canal que je domine du regard, mais où restent les lu- mières qui, le soir, semblent des étoiles éparses, et où l'on vend ce qui est nécessaire à nos déjeuners et à nos dîners. Où sont les musiques qui, la nuit, me chatouillent les oreilles de leurs consonances ? »

Il y a mieux. Dans une lettre adressée à Titien, au mois de mai 1544, l'Arétin — et c'est peut-être le premier exemple qui nous en soit offert en littérature — devant cette Venise adorée, s'abandonne à ce que nous avons appelé l'impressionnisme. Ce sont des notes de couleur instantanées qu'il a relevées sur son carnet. Il rompt har- diment avec un passé qui ne le satisfait plus. Si Car- paccio, Bellini, et d'autres, avaient peint Venise avec une minutie de miniaturistes, soucieux du détail comme des touristes qui croquent une scène pittoresque, l'Arétin déjà brouille ces lignes et ces volumes pour ne retenir que des reflets de la lumière sur les choses. Tout ce qu'il y a de solide et de compact dans ces palais, ces fondamenta, ces calle, ces traghetti, ces ponceaux, ces petites places écloses au débouché de ruelles étroites, ces façades qui penchent vers le canal leurs broderies, ces marches verdies qui trempent dans une eau opaque, flanquées de pieux bariolés, tout cela se dissout dans un nuage diapré,

Page 24: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

dans un frottis de pinceau sur un tableau qui devient immatériel. Jamais la sensibilité ne s'était à ce point décantée, détachée des objets pour ne plus percevoir qu'une vibration de l'air, un frémissement d'atomes. E t les mots que nous voudrions pour le dire, il les a déjà trouvés :

« Mon compère, contre mon habitude, j'avais dîné seul, ou plutôt en compagnie des tracas et des ennuis que me donne cette fièvre quarte qui ne me laisse goûter la saveur d'aucun mets. Je me suis levé de table rassasié du déses- poir avec lequel je m'y suis mis, et appuyant les bras sur la corniche de la fenêtre pour y abandonner ma poitrine et tout mon corps, je me suis mis à regarder le spectacle admirable que composaient les barques innombrables, remplies non moins d'étrangers que de campagnards, réjouissant ceux qui les regardaient. E t ce Grand Canal, qui fait la joie de ceux qui le sillonnent, me donnait le divertissement de deux gondoles qui, avec autant d'autres barques fameuses, rivalisaient avec le vulgaire. J 'eus grand plaisir à voir la multitude qui pour assister à la grâce de ce concours, s 'était rassemblée sur le pont du Rialto, sur la riva de Camerlinghi, sur la Pessaria, sur le Traghetto di Santa Sophia, et sur celui de la Casa da Mosto, et tandis que ces foules avec un joyeux applaudissement, allaient à leurs affaires, voici que moi, en homme ennuyé de soi- même, et qui ne sait que faire de son esprit ou de ses pensées, je portai mon regard vers le ciel, ce ciel qui, créé par Dieu, ne fut jamais à ce point embelli d'une charmante peinture d'ombres et de lumières. L'air était tel que vou- draient en exprimer la couleur ceux qui vous envient parce qu'ils ne peuvent être vous-même. Vous voyez, tandis que je vous le raconta, d'abord les constructions qui, bien qu'elles soient de pierre véritable, semblaient faites d'une matière artificielle. E t puis vous apercevez l'air que j 'ai vu, en quelque partie pur et vif, et ailleurs troublé et amorti. Considérez encore la merveille que j'ai con- templée, ces nuages composés d'humidité condensée, placés du premier plan jusqu'à l 'avant-dernier, car la droite était toute faite d 'un sfumato suspendu dans un

Page 25: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

gris noirâtre. J'admirai la couleur variée qui les revêtait, les plus proches brûlaient des flammes du feu solaire, et les plus lointains rougissaient d'une ardeur de minium, moins bien embrasés. Oh ! avec quels beaux traits les pinceaux naturels poussaient l' air de ce côté, en le chassant des palais, à la façon de Vecellio dans ses pay- sages ! De certains côtés apparaissait un vert azuré, et en d'autres un azur verdoyant, en vérité composé des splendeurs de la nature, maîtresse des maîtres, qui avec les clairs et les obscurs fondait les contours et donnait les reliefs, comme sait le faire votre pinceau, l'esprit de ses esprits. Par deux fois je m'exclamai : 0 Titien, où êtes- vous ? Par ma foi, si vous aviez reproduit ce que je vous raconte, vous auriez rempli d'admiration tous les hommes, car à contempler ce que je vous ai raconté, j 'en ai nourri mon esprit, car plus ne dure la merveille d'une telle pein- ture. »

Est-ce un regret dont l'Arétin fait part à son ami, dans cette dernière phrase sur quoi s'achève son couplet ? On le croirait, car le fait est que si Titien l'a suivi dans ses exaltations visuelles, plus que quiconque épris de Venise, au point de ne s'absenter que rarement, et bien à son corps défendant, de la Cité dogale, de refuser tout emploi qui l'en éloignerait pour longtemps, nous ne le verrons jamais puiser dans ce répertoire de formes dont le trésor était à la portée de sa main. Inutile de recourir à lui pour nous renseigner sur les fêtes de Venise, sur cette vie publique, montée en spectacle, dont nulle autre cité n'eut à ce point la passion. Entre Carpaccio et les Bellini, les Longhi et les Guardi et les Canaletto, Titien refuse de jouer le rôle que nous nous attendrions à lui voir tenir. Les paysages qui meublent les fonds de ses tableaux, c'est à sa terre natale qu'il les emprunte. La gloire de Venise, c'est dans une bataille terrestre qu'il la chante, et si sa pensée se porte sur son destin maritime, c'est par la voie de l'allé- gorie. Titien ne sait pas ou ne veut pas peindre la mer et les vaisseaux, lui qui passe toute sa vie dans un État qui ne subsiste que de la mer et des vaisseaux. E t s'il a subi l' influence du climat de la lagune, il n'en a gardé que l'es-

Page 26: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

sentiel, cet ondoiement éthéré de la lumière dans une atmosphère chargée d'humidité, dont il compose sa palette, sans s'astreindre à reproduire les objets qui s'en trouvent transfigurés. Il lui en restera cette morbidesse, ce sfu- mato ignoré des Florentins, où il découvrira un principe de rénovation de l 'ar t pictural, mais la beauté du Grand Canal, si elle le baigne, s'il s'en imprègne, il n'a pas souci d'en copier le visage authentique.

Pourtant, l 'une des premières œuvres qu'il fut admis à étudier fut la Procession de la relique de saint Marc, où Giovanni Bellini avait précisément fait preuve d 'un don d'observation digne d 'un reporter enregistrant toutes les anecdotes qui se présentent à sa vue. Il est probable que dès ce moment, le jeune Titien sentit que s'il devait consacrer sa vie à peindre, ce n 'étai t pas à peindre comme cela.

Dès son arrivée, son oncle, qui exerçait un de ces emplois honorifiques qu'on ne donnait qu'aux « citadins », remit le soin de son éducation aux mains d 'un maître de grande réputation dans un art dont Venise voyait se multiplier les chefs-d'œuvre : le mosaïste Sebastiano Zuccato. Titien connut chez lui les fils de son patron, Va- lerio et Francesco, excellents artistes qui travaillaient à Saint-Marc, et qu'il estimait fort, t an t qu'il fit le portrait de « son compère » Francesco.

Peu de temps après, il entrait dans l'atelier de Gentile Bellini. Ce fut pour y recevoir les sévères leçons d 'un maître qui tenait son dessin pour « trop facile », et l'ad- monestait : « Il ne ferait point de progrès en peinture tan t qu'il s'écarterait ainsi de la voie droite. » Titien le quitta pour fréquenter son frère Giovanni, dont l 'art était moins austère, et qui travaillait alors, avec Gentile et Luigi Vivarini, à la décoration de la Salle du Grand Conseil, au Palais des doges. Les autres peintres en renom à cette époque étaient Carpaccio, qui composait sa Légende de sainte Ursule, autre chronique vénitienne, Antonello de Messine sur ses vieux jours, Cima da Conegliano, sans compter un jeune homme de Castelfranco, qu'on appe- lait Giorgione, et dont on parlait beaucoup.

Page 27: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

Les peintres, à Venise, étaient groupés en corporations, chacune commandée par un gastaldo, et tenant chapitre deux fois l'an. Ils étaient soumis, pour avoir droit de vote dans la mariegola, à l'obligation d'habiter Venise trois années de suite, et il était interdit aux clients de passer commande à qui était fuora dell' arte, en dehors du métier. Les membres de ces corporations étaient de qualité fort mêlée, et rien ne distinguait le peintre de l'artisan. Titian de Cador, depentor — c'est la signature que Titien apposa sur son Assomption — avait pour confrère un bar- bouilleur de chaises et de volets.

Voilà donc le jeune Vecelli, encore mal dégrossi, gar- zone, comme on disait, dans un atelier, une bottega. Mais il pouvait encore flâner autour des boutiques où ses con- frères exposaient leurs ouvrages, sur la Piazza de San Marco ou sur le Pont du Rialto, ou bien contempler les façades peintes des maisons patriciennes. La maison des Bellini était située près de la place du Rialto, ce rendez- vous des trafiquants et des cambistes, non loin de l'église de San Jacopo. Là, les chalands et les revendeurs mê- laient leur foule à celle des apprentis peintres et musi- ciens qui, sortant des écoles, se répandaient dans les calle, et leurs gestes dramatiques pouvaient bien inspirer un peintre de figures sacrées ou profanes, car la rue, à Venise, c'est une estrade où chacun peut essayer l'éloquence de sa parole ou de son attitude : à l'angle d'une calle un vieillard à barbe d'apôtre, drapé dans sa cape, vibrant d'une récente injure et tendant le poing pour souligner l'impré- cation qui jaillit de sa barbe prophétique : « Brutto bir- bante ! » c'est un beau personnage à placer dans un tableau biblique !

D 'autre part, chez les Bellini mêmes, on peut admirer une collection d antiquités : il y a là des bas-reliefs, une tête de Platon, une statue de Vénus qu'on attribue à Praxitèle. Les bas-reliefs, Titien en ornera plusieurs de ses compositions de jeunesse. Le goût de la Renaissance pour la sculpture grecque ou romaine pénétrera ainsi jusqu 'à lui, s 'il est vrai qu 'il s'inspirera plus tard du célèbre Laocoon, récemment découvert à Rome, en quoi l'on

Page 28: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

voyait le parangon de l 'ar t classique, et dont l'image exemplaire se trouvait multipliée par les copies et les moulages. Mais ce fier individualisme qu'on lui connaît, lui permettra de se moquer de ce qu'il a adoré sans con- viction profonde, et c'est sans doute pour se venger des dédains de Michel-Ange qu'il dessina cette caricature où Laocoon et ses fils sont transformés en singes, seul trait d 'humour que nous relevions dans la vie de cet homme sérieux et appliqué, mais retors.

A vrai dire, ce grand style classique ne devait jamais être son fort. L'Antiquité, il la rencontrait sous la forme plus romantique de récits de voyageurs. Tous ces mar- chands qui abordaient aux fondamenta de Venise, pour y débarquer leurs denrées d'outre-mer, plus précieuses que l'or, leurs épices et leurs parfums, étaient tout embaumés des aromes du Levant : ils venaient de la Crète et des Cyclades, de ces îles quasi fabuleuses où demeurait le souvenir millénaire d'aventures mythologiques : Ariadne, Thésée, Dionysos, c'étaient des personnages de légendes romanesques bien plus que des statues harmonieuses figées dans l'immobilité de leur perfection. C'est eux que Titien placera dans des compositions sans rigueur, avec leur mouvement ou leur abandon, pour leur beauté toute terrestre et familière.

Cette Venise si belle, cette Venise de son amour, elle est déjà blessée des coups dont elle mourra. Jamais plus magnifique qu'en cette aurore du XVI siècle, elle s'enivre de sa splendeur dans le moment même où les plus perspi- caces savent bien qu'elle lutte contre la décrépitude.

E n 1423, le vieux doge Tommaso Mocenigo dressait le bilan imposant de sa prospérité. La Sérénissime Répu- blique exportait chaque année dix millions de ducats qui lui rapportaient un bénéfice de deux millions de ducats. Elle avait à son service trois mille navires de cent à deux cents tonneaux, montés par dix-sept mille marins. Elle comptait trois cents compagnies de navi- gation avec huit mille hommes d'équipage. Chaque année, elle équipait quarante-cinq galères moyennes ou grandes, avec onze mille matelots, trois mille constructeurs et

Page 29: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

trois mille calfats. Trois mille tisserands en soie action- naient ses métiers, et la Zecca, la Monnaie, frappait un million de ducats d'or et deux cent mille ducats d'argent, sans compter la petite monnaie de billon.

Or, trois générations se succèdent après cette statis- tique satisfaite, d'une placide arrogance, et deux évé- nements d'une importance mondiale vont porter atteinte à une suprématie politique et économique qui avait pu sembler inébranlable.

Le premier c'est la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Le jeune Titien put entendre, de la bouche même de ceux qui en avaient été frappés, le récit de cette catastrophe qui ébranlait toute la chrétienté : les hordes asiatiques, maîtresses des Lieux saints, s'étaient emparées par surcroît de la seconde Rome, cette Byzance qui était le boulevard avancé de la puissance vénitienne, son double ou sa contre-partie. Et l 'Ottoman ne s'en tient pas là : partout il gagne du terrain.

De 1463 à 1479, Venise est en guerre avec Mahomet II. La Sérénissime est battue sur mer. Elle perd Négrepont, qui est l'Eubée, les Sporades, Lemnos, Argos en Morée, Ceria, Scutari, en Albanie, qui lui fait presque vis-à-vis. sur l'Adriatique. Le péril est donc à sa porte, et Gênes peut se réjouir de l'angoisse d'une rivale qui lui fut si souvent impitoyable. Ces défaites n'ont pas raison tou- tefois de l' astuce des doges, qui s'engagent à payer à l' Empire ottoman un tribut de dix mille ducats, en échange de conventions qui permettent d'assurer leur commerce dans le Levant. En 1480 encore, le Sultan s' empare d Otrante, à la pointe méridionale de l'Italie, et si sa mort, en 1481, délivre la chrétienté d'un ter- ri ble adversaire, sous Bajazet, en 1484, Venise est con- trainte d'abandonner Céphalonie. La République a entrepris la colonisation de Chypre, d'où la dynastie des Lusignan a été évincée en 1489, mais elle subit une nou- velle à Portolungo. Les Turcs s'emparent de

de Coron et de Navarin, avant de signer la paix, en 1502. Ils s installent en Égypte et en Syrie, à Chypre même, en 1570, et investissent Nicosie, la capitale de

Page 30: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

l'île. C'est l'année suivante, le 7 octobre 1571, que la vic- toire éclatante de Don Juan d'Autriche, à Lépante, por- tera le coup suprême — croira-t-on — à leur puissance navale.

Une autre menace, plus grave encore, laissait entrevoir à Venise les pires malheurs, parce qu'elle tendait à ruiner tant d'efforts déployés pour maintenir sa domination économique, son monopole commercial, dans le bassin méditerranéen. La découverte de Christophe Colomb, en 1492, ouvrait des voies nouvelles vers un monde où la Sérénissime n'était plus maîtresse. La face de l'univers avait changé, mais seuls les clairvoyants avaient pu jauger les conséquences qu'entraînait le raid du mys- térieux Gênois dont les Rois catholiques avaient escompté l'audace. ■ Les événements se succédaient comme les appels du Destin frappant à la porte. Vers l'Orient opulent, vers les épices si convoitées, voici que des navigateurs hardis inventaient de nouveaux accès. Venise ne sera plus le courtier nécessaire de ces denrées précieuses dont toute l 'Europe vient s'approvisionner à ses comptoirs, dans ses entrepôts bâtis sur la lagune : la ruine menace ses arma- teurs et ses banquiers. En 1487, le Portugais Bartolomé Diaz a réussi à franchir le cap des Tempêtes ; au mépris du géant des mers, Adamastor, que chantera Camoëns, il en a fait le cap de « Bonne Espérance ». En 1493, Vasco de Gama, au cours d 'un périple stupéfiant, aborde à Calicut, dans l'Inde. La République, attentive à ces exploits qui la visent à mort, cherche à se ressaisir : elle envoie un ambassadeur au Portugal pour tenter de regagner la main, puis elle conçoit un grand projet : il faut ouvrir un canal sur la Mer Rouge, pour gagner de vitesse ces concurrents impavides qui bravent les Océans. Ce projet ne sera pas réalisé : il se heurte à l'opposition résolue des princes égyptiens, dont la résistance est sou- tenue par les marchands catalans et français.

A ces dangers dont elle se sent encerclée, la Sérénis- sime prétend parer par une politique astucieuse. Confinée dans ce splendide isolement, dont d'autres nations ont

Page 31: Titien - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782259261616.pdf · BOSCHOT (Adolphe). — Portraits de musiciens (2 vol.). — Mozart. — Musiciens d'hier et d'autrefois. GANAY (Ernest

par la suite suivi l'exemple, elle joue ce jeu subtil, mais dangereux à la longue, de refuser toute solidarité durable avec l'un quelconque des États européens, pour profiter de leurs querelles en prêtant à l 'un à l 'autre son appui illusoire ou temporaire.

D'abord ennemie de Filippo Maria Visconti, le tyran de Milan, à qui elle fait la guerre de 1426 à 1454, elle reste neutre quand Charles VIII envahit l'Italie. En 1495, elle adhère à la ligue que forment le pape, le duc de Milan, le roi d'Espagne et l'Empereur, contre les Français. En 1499, elle fait volte-face, et par le traité de Blois se met d'accord avec Louis XII. Elle est neutre encore au cours de la guerre qui aboutit à la conquête du royaume de Naples par le roi de France et Ferdinand le Catholique. Sous le pontificat de Jules II elle étend ses possessions en Romagne, mais en 1504 elle est contrainte d'abandonner ces acquisitions territoriales qui sont, selon l'avis con- trasté de ses conseillers, à la fois la manifestation de sa puissance, et l'excroissance qui la rend trop vulnérable.

La guerre de la ligue de Cambrai devait faire connaître à la Sérénissime d'autres angoisses. L'union des États italiens, alliés précaires de l'Espagne et du Saint-Siège, se fait contre elle, après sa victoire sur les Impériaux en 1509. Par surcroît, la peste éclate en 1510. C'est un hôte sinistre qui hante parfois la lagune enchanteresse, empoi- sonnée par sa propre beauté. Elle y perdra l 'un de ses plus beaux espoirs, le jeune homme génial, le peintre de la lumière dorée, qu'elle n'a connu que par son surnom : Giorgione.

Venise en est réduite à négocier avec Maximilien, avec le Saint-Père, avec Ferdinand le Catholique. Mais Louis XII la sauve en se désintéressant de la lutte, et les Impériaux battent en retraite devant Padoue. En 1516, le doge se voit restituer Brescia et Vérone.

Il résulte de tout cela que les patriciens, qui doivent consacrer leurs ressources à la défense de la patrie, n 'ont plus guère de quoi faire face à leurs dépenses somptuaires,

de quoi pay er les peintres et les sculpteurs nécessaires à leur orgueil.