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TERRITOIRES DU FÉMININ

MARCELLE MARINI

TERRITOIRES DU FÉMININ

AVEC MARGUERITE DURAS

LES ÉDITIONS DE MINUIT

© 1977 by LES ÉDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy — 75006 Paris Tous droits réservés pour tous pays

ISBN 2-7073-0172-8

Pour Hélène et Valéria

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« Reprendre possession de notre mémoire ». Gramsci.

S'ÉCRIRE AVEC...

Dans un espace désert, sous une lumière égale, des ombres grises de femmes déambulent, « dormeuses debout » ; vont et viennent dans un périmètre clos, leur lieu d'assignation, une maison qu'elles emplissent de leur effacement au rythme de leurs gestes quotidiens ; ou encore, assises en un jardin, allongées sur le sable, le carreau d'une chambre, elles gardent un regard vide sur un « spectacle inexistant ». Parfois un objet isolé les absorbe tout entières, « on ne voit pas pourquoi ». Tête poreuse, cœur mort, corps désaffecté. Entre un « passé devenu de fer blanc » et un avenir sans forme, le temps passe pour rien ; les plages de désœuvrement gagnent sur les occupations machinales qui amé- nagent méticuleusement, dans un réseau d'horaires, un ordre aussi impérieux que dérisoire. Torpeur. Et elles, « virtualité cons- tante et silencieuse », restent fixées en leur inachèvement dans une jeunesse sans âge : identiques à leurs photographies ou à ce qu'elles seront, mortes. En allées où ? Depuis un « instant précis », enseveli dans l'oubli et par là ineffaçable, où « une chose, mais laquelle ? aurait dû être tentée qui ne l'a pas été », elles sur- vivent dans une présence-absence qui côtoie sans les toucher la vie, l'histoire, l'activité des autres. Cet acte auquel elles ont fait défaut les a englouties dans son manque. Les voici depuis toujours séparées d'elles-mêmes, de leur propre histoire, de leur vie présente. Omission blanche. Pour les définir s'imposent des adjectifs ou des participes passés dessinant comme un état qui les tiendrait enfermées au-dehors d'elles-mêmes, nulle part — et qu'on finit par croire de nature. A la limite, le sujet féminin disparaît dans le verbe qui lui-même est de disparition : « S'im- mobilise. Cherche l'air. Etouffe. » « Ne souffre pas. » « Ne ressent pas être vue, ne sait pas être regardée. » Vouées toutes à n'être que cette ignorance, ce présent sans racines, cette obéissance distraite, ce corps de silence, cette « douceur ensom- meillée » ? Indifférence. Inexistence. Sur ces « infirmes » — ou sur cette « infirmité » — , un entourage veille jalousement : il s'agit de préserver quelque part, en elles pourquoi pas ?, le l i eu-

vide d'un temps mort. Pour cela maintenir une situation figée dont on pressent la fragilité. On les aime, ces femmes transpa- rentes, parce qu'elles ne se font ni voir ni entendre, ne demandent rien, n'offrent rien : reposant, elles reposent. Mais la tendresse ne va pas sans malaise. La perfection de cet effacement angoisse. Et si brusquement cette gangue de verre se fissurait ? Une violence éclaterait qui remettrait en route la mémoire, le temps, l'histoire, le désir, la douleur et le plaisir confondus. Ou bien tout se volatiliserait dans l'explosion ? Les protéger, se protéger contre l'irruption de l'imprévisible. On surveille cette vacance d'où peut surgir à tout moment le scandale. Elles, elles trouvent refuge toujours plus loin dans une négation qui leur permet d'échapper de l'intérieur à toute emprise. « Ne souffre pas » — « Ne supporte pas ». Refus opaque à lui-même des autres et de soi. Solitude murée. Et si d'aventure, en un texte de Marguerite Duras, quelque nom masculin occupe cette place — Monsieur Andesmas, masse de vieillesse paralysée dans son fauteuil, dont la mémoire se troue pour se perdre entre vie et mort ; le vice-consul, jeune homme vierge, automate à la voix de fausset, assemblage bizarre de morceaux greffés ensemble —, c'est que ce nom est passé, avec corps et biens, de l'autre côté. « Nous sommes les mêmes », peut- « il » dire. Aux confins de cette étrangeté, les lépreux et les fous, la mendiante, la femme sans nom, « Elle ».

Dix ans. « De loin, avec ses doigts de fée, le souvenir d'une certaine mémoire passe. » A cet éveil premier, il suffit appa- remment d'un concours de circonstances, comme si le hasard assemblait soudain des éléments qui, isolés, n'appelleraient pas l'attention : le pas d'un clochard retentit en été sur une place que le vide agrandit, alors une femme « ouvre et ferme les yeux alternativement, essaie d'écouter sa mémoire » ; un couple d'amou- reux derrière une haie prononce ces mots : « Morte peut-être », avant de se séparer, et une aveugle aux yeux trop clairs commence à tâtons sa poursuite sans savoir encore où cette quête la conduit ; dans l'écrasement de la mousson, à la fin de la nuit, un chant va et vient, « c'est cette femme [...] qui chante sur le boulevard... Il faudra que je m'arrange un jour pour savoir quand même... » dit Anne-Marie Stretter. La musique toujours est présente en cet instant, elle qui célèbre dans une simultanéité miraculeuse la perte et les retrouvailles. Les notes portent quelque chose d'étran- gement familier qui échappe d'une aile à toute saisie pour revenir effleurer le lieu « troué » de la mémoire. Une émotion poigne, se diffuse dans tout le corps, l'ébranle longuement, le ranime. Qu'un inconnu chante dans la rue la sérénade d'Almaviva et voici que palpite à nouveau vive l'âme d'une femme, que se nourrit à la mélodie un cœur que l'on croyait mort, qu'apparaît,

en un léger tremblé, l'aimé disparu. « La musique, mon amour. » C'est la fin d' « une aussi longue absence » et de l 'autre et de soi. La nostalgie signe la renaissance : une femme indifférente est « lentement recouverte par une ancienne et immense tris- tesse » dont la douceur est à crier. Larmes dans les yeux qui ne voient rien encore. A l'anesthésie mortelle succède — enfin — le sentiment d 'un deuil inexplicable : le temps alors reprend son cours. Le présent soudain vacille dans l'énigme de sa relation au passé : « dans le présent, le seul présent qui tournoie dans la poussière et qui se pose enfin dans le cri, le doux cri aux ailes brisées dont la fêlure n'est perceptible qu'à Loi V. Stein », une déchirure délicieuse marque l'impossible coïncidence du passé et du futur fugitivement ressuscités, le désir surgit, le vide d 'un écart se trace où le sujet naît et s'évanouit à la fois. Mais ce retour à la vie — joie et douleur — reste fragile tant que les routes de la mémoire ne sont pas reconquises. La libre disposi- tion de l'avenir exige que l'on reprenne possession de ce qui a été soustrait du passé, la construction de soi que l'on retourne au point où l'on a été soustrait à soi-même, l'entrée dans l'his- toire que l 'on revienne là où l 'on a perdu son histoire. Appren- tissage douloureux. Les airs d'autrefois, quand le lilas refleurira, Blue Moon, India's Song, — « émission-souvenir » —, font affleurer et disparaître tour à tour des images lointaines, brouil- lées, insaisissables. Ou bien, lorsqu'un violon cesse de jouer, le silence qui emplit l'espace laisse pressentir, « dans les cratères ouverts du souvenir immédiat », les épaves d 'un passé auquel les mots n'ont pas accès. Ce premier décalage est à l'origine d'un cheminement souterrain dont on ne sait où il se passe, où il va, s'il aboutira même. On écoute simplement la « mémoire se mettre en marche, s'appréhender des formes creuses qu'elle juxtapose les unes aux autres comme dans un jeu aux règles perdues ». Il s'agit d'abord comme d'une attente qui ignore sa source aussi bien que son nom, puis une pulsation rythme peu à peu un projet sans définition possible encore mais à la réalisation duquel on consacre ses forces avec une obstination sourde et aveugle à tout le reste. Des glissements s'opèrent. Convalescence d'une femme dans l'hésitation de sa démarche.

Seule toutefois la violence d 'un événement peut arracher cette femme à son existence de morte. Pour faire exploser le cercueil de verre où elle est enfermée avec la forme même de son désir, il faut la déflagration d'une expérience présente où surgit bruta- lement, massivement, l'expérience ancienne qui était restée comme sans acteurs, sans témoins, sans représentations, sans un mot pour la dire. Le système défensif qu'est cette forteresse vide construite autour d 'un RIEN — « Une trace subsiste, une. Seule, ineffaçable,

on ne sait plus où d'abord. Mais quoi ? Ne le sait-on pas ? Aucune trace, aucune, tout a été enseveli, Lol avec le tout » — s'effon- dre sous le coup d'un choc émotionnel qui tombe sur elle, cette femme-monument, sans fuite possible. Au ravissement vient mettre fin le rapt. Tuée la morte — l'automate figée en son rôle — et c'est la résurrection d'une autre avec son « ventre de sorcière » à la « faim bouleversante » dans l'indécence du désir. Les grimaces de l'ivresse convulsent le visage trop lisse, le corps titube et s'appesantit, le sexe réclame, une « plainte licen- cieuse » s'achève en un cri, le cri irrépressible où éclate tout l'être dans le corps-à-corps avec l'autre : amour, meurtre, nais- sance. Il n'est pas vrai que la haine s'oppose à l'amour : c'est à l'indifférence que s'oppose le déferlement de la haine et de l'amour longtemps réprimés. Le trop-plein est l'envers du vide. « Des chairs se déchirent, saignent, se réveillent. Elle essaie d'écouter un vacarme intérieur, elle n'y parvient pas, elle est débordée par l'aboutissement, même inaccompli, de son désir. » Cet instant n'est pas tant celui de l'apaisement du désir que de sa rencontre au lieu même où elle ne l'attendait plus, son corps. La voici, cette femme, enfin vivante, méconnaissable, obscène — se donnant à voir ob-scène comme sexe —, « coupable de mémoire » ou coupable de désir, c'est la même chose. « Ecrasée, éreintée par sa découverte » — elle trouvée au pays de la trans- gression —, elle porte dans les yeux « le soleil de la folie » qui va lui permettre d'aller à la recherche de sa vérité. Dans la déroute s'ouvrent de nouvelles routes. Ce nom de « femme » à quoi s'associaient inexistence, insensibilité, inertie, change de signes : s'y associe l'appropriation possible d'un désir et d'une histoire dès l'instant qu'est revécue la scène où elle a sombré comme sujet. A partir de là « ce qu'elle rebâtit, c'est la fin d'un monde », aube de sa puissance inventive. « Je n'ai pas pu choisir ma vie », dit Lol, mais également : « Est-ce que je ne peux pas changer, moi ? ». Tout est dans cet espacement entre JE et MOI. Il faut — et il suffit — que se produise un court-circuit fou- droyant du présent et du passé : chance alors lui est donnée de retourner à ses enfers, de retrouver « la damnation de son amour », d'affronter l'épouvante de sa mort et cette fois pour boire autre- ment au fleuve de l'oubli.

Violence est accomplie à l'instant où fait sauvagement retour dans le réel, sous la forme d'une hallucination, l'expérience enclose en une « mémoire de pierre » ou exportée de soi avec toute mémoire. Un spectacle fait effraction par sa netteté, son intensité, sa fixité comme sa fulgurance d'éclair ; sous ce coup de poignard, les yeux eux aussi se fixent : anormalement élargis, « cloués sur

le visage », vidés de tout regard. Les objets et les bruits fami- liers sont brusquement effacés : le cours ordinaire des choses s'effondre ; la vision, toutes amarres rompues, déporte celle qui en est saisie, en un lieu d'elle-même qu'elle ignore. Hors de tout repère. Ainsi dans Moderato cantabile un cri de femme retentit en la mère et l'enfant qui, criant en échos, se serrent de peur l'un contre l'autre sans qu'une représentation se conjoigne à « l'événement inconnu », aussi bien incident du dehors que bouleversement du dedans ; mais, juste après, le spectacle d'un homme délirant sur le corps d'une femme morte capte Anne Desbaresdes dans le silence du foudroiement. Coïncidence de la réalité et de l'imaginaire : un piège se referme. Malgré les efforts faits pour nier l'aventure — « ce n'était rien » —, la crise est déclenchée où une femme se débat avec elle-même. Cette enclave dans l'écoulement feutré de sa vie sans histoire change tout : elle est arrachée à son cocon par ce crime qui lui est étranger totalement et totalement la concerne. Le couple anonyme la meur- trit. Juste là où est inscrite une blessure ancienne devenue bloc d'insensibilité et d'oubli. Il lui parle d'elle : de ce moment du passé où elle, vivante et désirante, fut détruite. Dans les yeux de l'homme qui regarde sans voir, ces yeux d'où « toute expres- sion [a] disparu, excepté celle, foudroyée, indélébile, inversée du monde, de son désir », c'est elle qu'elle voit, elle voit ses yeux, elle voit son propre désir mort sans rien reconnaître encore. A Hiroshima, une femme est devant son amant inconnu qui dort, les bras en croix, après l'amour et, « tandis qu'elle regarde ses mains, il apparaît brutalement, à la place du Japonais, le corps d'un jeune homme, dans la même pose, mais mortuaire, sur le quai d'un fleuve, en plein soleil [La chambre est dans la pénom- bre]. Ce jeune homme agonise. Ses mains sont également très belles, ressemblant étonnamment à celles du Japonais ». La substi- tution d'un corps à un autre naît ici de la cristallisation des traces éparses d'une expérience perdue à la faveur de « ressem- blances hurlantes » : les mains, qu'elles « tressaillent » dans le sommeil érotique ou soient agitées par les « soubresauts » de l'agonie. La perception actuelle de l'homme étendu sur le lit est rejetée dans la pénombre par l'éclat d'un autre corps surgi on ne sait d'où. Deux expériences éloignées se télescopent dans l'annu- lation de toute différence de temps et d'espace : la collusion permet à un vécu demeuré jusque-là sans souvenir de produire la vision d'une jeune fille allongée sur le corps d'un jeune agoni- sant, bouche contre bouche, larmes et sang mêlés. Le passé forclos se donne comme présent. Alors la rencontre de hasard dans une ville étrangère n'est plus la banalité d'une aventure in-signi- fiante, elle porte l'effroi d'une révélation. La spectatrice en reste

« figée dans sa pose ». Elle s'absente au monde : une chute verticale marque l'engloutissement du sujet dans l'éblouissement de la scène, là, qui la regarde. Thérèse elle aussi « s'évanouit » quand le clochard Robert Landais entre dans le café et qu'à sa place elle voit Albert Langlois l'objet mort du désir mort d'une femme morte avec lui. Comme Claire Lannes tombe « évanouie » sur le sol de la cave lorsque, passée à l'acte, elle halluciné son cauchemar en fermant les yeux devant le corps de sa cousine qu'elle va dépecer. Ce qui était dénié a réapparu en face. La vision a évoqué en un raccourci saisissant une histoire aussitôt achevée que commencée : le châtiment sans réserves d'un désir sans limites à la minute où il s'accomplissait a inscrit un verdict sans appel : toute femme désirante est une criminelle qui mérite la peine capitale, survivra seulement comme interdite de désir et dépossédée d'elle-même. Face à cette horreur, une femme som- bre. Meurt devant le cadavre de « l'absolu désir » tué dans l'œuf, dans la reviviscence de son agonie. Répète sa propre mort oubliée : elle aussi tuée dans l'œuf et dont il ne restait qu'un « os blanchi ». La voici revenue au point de non-retour. Plus rien désormais ne pourra faire que ce deuxième coup de dés n'ait pas eu lieu.

Paradoxalement, à la coupure radicale qu'opère la mort revé- cue, un rythme s'ébauche, celui de la vie, une série de disparitions et de résurrections. Une femme se confronte avec la forme même de son désir que pendant tant d'années il lui a été impossible de faire reconnaître, de reconnaître, à plus forte raison de prendre en compte, puisque son existence n'était autorisée-tolérée qu'à être synonyme de non-désir. Dans une sorte de vacillement, cette femme sans « histoire » — privée qu'elle était de mémoire et de projet — s'appréhende comme le sujet possible d'une « his- toire » qui « va repartir ». Si elle s'absente quand l'insoutenable de la sexualité et de la mort impose sa réalité, la scène inverse- ment s'escamote quand elle revient à elle, ici et maintenant. Il s'esquisse alors un aller et retour d'un lieu à l'autre, d'un temps à l'autre, d'un corps à l'autre, de soi à soi et l'alternance des éclipses crée un espacement où peuvent s'expérimenter la perte et les retrouvailles. Le changement d'accommodation permet à des repères de se mettre en place peu à peu : l'image mnésique n'est pas loin de remplacer l'hallucination. Ainsi l'homme souriant dans la chambre efface le jeune agonisant qui s'était substitué à lui ; le clochard assis dans le café annule la présence du disparu ; les morceaux de chair dans la cave suppriment le corps indéfiniment tué en rêve et, plus encore, envoient la cousine en voyage au pays de l'enfance. Le retour à la perception du lieu où l'on est ancré actuellement restitue le jeu des temps ; la vision retourne à

l'ailleurs comme à l'autrefois. Commuée en souvenir. Et non plus cette fois « enterrée » dans une « mémoire de pierre » mais accompagnant la vie de sa présence-absence. De texte en texte un même parcours se dessine : dans un lieu clos, une femme accomplit le meurtre du corps de l'autre dont la présence massive l'étouffe ; à ce contact trop charnel qui, la chassant d'elle-même pour l'envahir tout entière, lui fait perdre ses limites, elle tente de substituer une image mais celle-ci, devenue hallucination, ferme à son tour sur elle et son désir un piège de chair ; alors, cette image-chose, elle la tue dans le battement du regard qui la dédouble et dédouble l'objet. Elle se divise à son tour : « une autre femme [fait] place à celle-ci, imprévisible, déplacée, méconnaissable » sous les yeux de la même qui se regarde autre. Une troisième s'inscrit donc en filigrane de ce jeu de doubles : un être neuf né de la perte de la coïncidence de soi à soi en attente d'un nom et d'une histoire. Toutes ces femmes revenues à « cet instant précis où une chose, mais laquelle ? aurait dû être tentée qui ne l'a pas été » s'acquittent du geste nécessaire : la mise à mort de ce cadavre embaumé dont elles sont prison- nières. Lui seul jusqu'à présent les signifiait, elles, leur désir et leur corps : modèle guet-apens tendu par la demande anéan- tissante des autres, leurre auquel elles se sont prises elles-mêmes dans leur soif insatiable d'amour, mensonge partout. Leur nais- sance comme sujet en passe par un massacre mais la plus effroya- ble « boucherie » est bien le dépeçage d'un corps féminin où se perpètre le meurtre du double imaginaire, cette image de l'iden- tique qui paralyse de sa glu. Claire Lannes, en assassinant Marie- Thérèse Bousquet, la femme « de son sang » dont « le nom final est le même », assassine sa jumelle. Figure inaltérable et omni- présente d'elle-même que cette « énorme masse de viande sourde » limitée aux besoins les plus élémentaires : nourriture, sommeil, sexe, si automatiquement comblés qu'il n'y a place ni pour la demande ni pour le désir. Aux yeux des hommes une infirme qui inspire la pitié mais sur laquelle ils ne tarissent pas d'éloges pour ses qualités de parfaite ménagère-nourricière, ils lui sourient aussitôt lorsqu'elle sort dans la rue les dévorer des yeux, tant elle leur assure l'apaisement sexuel sans l'inquiétude de la diffé- rence. Pour Claire Lannes, une menace épaisse. En frappant la « brute », elle frappe ce qu'elle se sent, dans l'angoisse, vouée à être, ce qu'elle est toujours tentée d'accepter, ce contre quoi elle se révolte dans la répulsion. Cependant elle frappe du même coup la « sourde muette » qu'elle est, elle, l'anorexique, la som- nambule que traverse le regard, une infirme bloquée dans le refus et l'incompréhension, coupée de tout contact avec les autres, enfermée dans le rituel des soins à accorder à son corps clair

comme le verre. Pureté mortelle. Elle frappe cette enveloppe lisse qui de fait contient un « égout ». La monstruosité apparente du geste met fin à une double et égale monstruosité : ce destin à quoi on l'avait condamnée. Elle tue en elle la « femme » objectivée en un corps-sexe anonyme ou sage comme une image, oscillant de l'excès de présence à l'excès d'absence, inerte comme une chose, adhérant à soi comme une bête. Par là elle brise le cercle vicieux où elle se cognait à deux modèles inconciliables et complémen taires. Figures de sa totale aliénation. Le but était d'oser aller une bonne fois « vers le crime dans le tunnel, peu [lui] importe qui était au bout du tunnel ». Détruire dit-elle. La pulsion de mort enfin expérimentée jusqu'à son terme la sauve : détournée sur l'autre elle peut le constituer comme perdu et retrouvé dans la différence tandis que du meurtre de deux en une c'est là encore une troisième qui peut entrer en scène. « Ce qu'elle rebâtit c'est la fin d'un monde. » Terme de l'indifférenciation. Une femme quitte sa préhistoire : « C'est un seul jour très très long — jour — nuit — jour — nuit — et puis tout à coup il y a le crime. » Alors, le piétinement mortel de la répétition s'interrompt, un écart se creuse impossible à combler, le désir se libère pour ordonner au fil des événements les possibles transformations de l'avenir en une « histoire » qui lui donne, à « Elle », la femme « coulée dans une identité indécise », les contours d'un individu singulier. C'est précisément à ce moment qu'elle a accès au langage : elle va s'y constituer un passé et un futur : « Repart une histoire d'amour » : cette fois, les cartes autrement distribuées, la possi- bilité s'ouvre de s'aimer et d'aimer l'autre dans la dissemblance. Mais comment l'appeler cette toute nouvelle femme ? Elle « pour- rait se nommer de noms indéfiniment différents », toutefois, de cette « identité », « la visibilité dépend d'elle seule ». Il lui faut s'inventer. S'accoucher d'elle-même. Se donner un autre nom que celui reçu et qu' « elle prononce dans la colère ». Lequel ? Il n'en existe pas encore. Je dirai qu'il s'agit d'associer enfin au « je » qui vit et qui parle, sous le vocable de « femme », la définition de sujet sexué féminin d'une histoire humaine. Juste ce qui lui a été rendu impossible : car où a-t-on vu qu'à « fémi- nin » on puisse accoler le terme de « sujet » ? Dans les textes durassiens, « la » femme, au seuil de sa nuit, s'attelle à cette tâche avec acharnement malgré la douleur. A l'horizon mort et folie font le guet. Mi-chrysalide, mi-papillon, elle ne connaît encore que les convulsions du combat de la nymphe avec les bandelettes.

La longue marche.

Pas d'autres traces désormais qu'un « souvenir » indélébile comme une cicatrice. Ces femmes le porteront tout au long de leur vie avant de « l'emporter dans [leur] tombe ». Mais qu'en- tendre par souvenir ? La restitution du passé à la faveur d'un accident présent n'est pas répétition de l'identique, même si un bref instant toute distance semble s'abolir : la scène actuelle par ses particularités réactive le vécu ancien resté en suspens, elle lui offre des éléments formels et lui s'en empare pour les charger de toute sa violence affective. A Hiroshima une femme tombe partout sur le spectacle de la fureur destructrice et connaît un corps d'homme dans le déchaînement sexuel : cette rencontre réveille le temps où elle fut « pour la première fois » folle de désir et « folle de méchanceté ». L'actualisation de l'expérience passée est l'occasion d'un remaniement qui suscite une figuration nouvelle comme un précipité de mémoire : créa- tion et non reproduction en décalque. En fait, c'est une repré- sentation que, dans une sorte d'après-coup, produit la collusion : estampillée comme telle quand elle s'associe peu après au nom de la ville natale, Nevers. Un écart se marque, car la proximité provoque la différence : l'image est et n'est pas la réalité présente, énonçant ainsi qu'elle est et n'est pas la réalité d'autrefois. Image composite. D'ailleurs, celle qui en est saisie y reconnaît « la chose du monde à laquelle la nuit [elle] rêve le plus. En même temps que c'est la chose du monde à laquelle [elle] pense le moins ». Une femme aux yeux fixes regarde un homme aux yeux clos et voit une jeune femme aux yeux clos devant un jeune homme aux yeux fixes. Quelque chose s'est toujours dérobé au regard ou alors le sujet a toujours manqué à l'inscrip- tion de la scène. Un point aveugle se centre que figure ici la mort. C'est à ce prix d'une éviction — ou d'une occultation — qu'Hiroshima est le lieu d' « un miracle » défini comme celui de la « résurgence de Nevers ». Aussi bien la « chose » venue se placer là ne pouvait-elle recevoir que le nom de Nevers- Jamais, ce vers quoi l'on tend et où l'on ne parvient jamais, le ne qui négative enfin l'expérience brute, le nœud à dénouer pour que la respiration reprenne, à condition qu'il enserre seulement un creux inaccessible tel l'ombilic du rêve. Lieu nul. Matrice ori- ginelle du sujet négativé trouvant à partir du vertige de zéro face à deux son aptitude au désir, autant que « forme creuse » de la mémoire. La représentation située en ce lieu sert de butée : elle ouvre et obture un espace où gît le secret d'un désir. En une femme, jusque-là vide sans limites — « rien ne restait en elle, elle ne gardait rien. Un endroit sans portes où le vent passe

et emporte tout » — s'opère la scission qui constitue l'inconscient comme territoire imprenable où s'origine tout être humain. Ni toute transparence, ni toute opacité. Et c'est autour de ce secret qu'elle peut désormais se constituer comme individualité comme elle peut édifier sa vie autour de cette représentation, son point d'ancrage. Il s'agit donc du surgissement d'un fantasme qui, condensant son histoire antérieure, lui donne, à elle en tant que sujet, sa forme inaugurale où elle peut s'appréhender dans sa relation avec l'objet de son désir. Lol V. Stein parcourt un itinéraire analogue. Elle guette d'abord le couple qu'elle a suivi jusqu'à l'hôtel des Bois quand soudain, en abîme, elle se voit se voir/ne pas se voir même et autre dans la scène : « Le souvenir d'une certaine mémoire passe. Elle frôle Lol [...], elle lui montre à cette heure tardive du soir, dans le champ de seigle, cette femme qui regarde une petite fenêtre rectangulaire », celle de la chambre où Tatiana aujourd'hui, elle autrefois et en filigrane Anne-Marie Stretter font l'amour avec un homme, le même et un autre. Dans un jeu à perte de vue... elle est renvoyée au-delà d'elle-même, fascinée par l'événement qui se passe là et séparée de lui à jamais. La représentation du bal vient sceller cet espace vide. Mais, lorsqu'elle retourne au lieu où elle est restée pour son malheur, la salle de bal de sa jeunesse, elle « rit parce qu'elle cherche quelque chose qu'elle croyait trouver ici, qu'elle devrait trouver et qu'elle ne trouve pas ». Cette fois encore la « chose » manque où on l'attend comme il lui arrive de se présenter où on ne l'attend pas : Chaulieu par exemple apparaît avec le clochard dans le café du Paris quotidien. Sous l'effet de la surprise, l'émo- tion, rire ou larmes, signe l'accès à l'humain, elles se retrouvent ces femmes et le déplacement leur permet d'être actrices d'une nouvelle histoire d'amour. Le travail de l'identique-non-identique produit donc l'espacement des temps autour d'un élément central, le fantasme, par rapport auquel s'opère la mise en perspective du passé, du présent et de l'avenir. Fantasme : leurre qui enclôt la vérité d'un désir. Peut se réciter la litanie où alternent négation et affirmation :

« Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien. J'ai tout vu. Tout. Je n'ai rien inventé. Tu as tout inventé. Rien. »

La vérité est dans l'écart créé par deux noms : Nevers/Hiroshima, Paris/Chaulieu, Albert Langlois/Robert Landais, Calcutta/Bat- tambang ou Lahore ou Savannakhet ou Venise, avec des jeux plus

complexes puisque Chau-vin rappelle Chau-lieu, « vin de l a déraison » coulant dans une « bouche pleine d'un nom qu'elle ne prononce pas », « feu nourri [ssant un] ventre de sorcière ». Sans compter celle qui à S. Tahla se nomme de deux noms, le sien et celui de Tatiana Karl la prostituée magnifique — vertige de l'imaginaire —, mais s'affirme autre, celle qui parle son corps désirant-désiré — coupure d'avec l'imaginaire. Ainsi se découvre que toute réalisation de désir porte dans son ombre la jouissance et l'impossibilité de la jouissance, que tout homme désiré est simplement accompagné du « dieu » trompeur qu'est l'objet absolu maître de son désir à elle, que toute femme désirante est simplement accompagnée du sujet tout-puissant d'un plaisir morti- fère où il s'anéantit à se vouloir maître absolu du désir de l'autre. Le fantasme doublant le vécu y creuse un écart pour le porter à son terme : s'ouvre alors une succession possible d'expériences, d'objets, de noms qui s'effacent et se rappellent en échos. On donne ainsi congé au passé en l'intégrant sous forme d'une image reconnue autre, on le dépasse au fil de la pratique de tous les jours qui le transforme dans l'anticipation de l'avenir. La pre- mière étape est celle de la répétition ritualisée : Si les amants d'Hiroshima deviennent les « obsédés de Nevers » — comme Lol V. Stein et Jacques Hold, Anne Desbaresdes et Chauvin sont hantés par le fantôme d'une scène originaire —, sous le coup de cette révélation qu' « aucun amour au monde ne peut tenir lieu de l'amour », ils apprennent inversement que tout amour permet de faire le deuil de l'amour. Quand, au lieu de s'engluer dans l'imaginaire, ils en ont joué, « ils sortent du tunnel de Nevers ». A la reviviscence totale s'est substitué le cérémonial où l'autrefois et l'actuel se conjoignent en se séparant. Le premier miracle d'Hiroshima était « la résurgence de Nevers », le second c'est « l'oubli de Nevers ». Hiroshima pourra s'effacer à son tour. « On va mourir d'avoir oublié morceau par morceau, temps par temps, nom par nom, la mort. » Certes, mais entre ces deux « morts » peut se déployer le plaisir de vivre. On expérimente les relations aux autres et à soi. Une existence : mémoire et oubli, fidélité et trahison, conservation et destruction. Ces oscillations libèrent la puissance inventive.

« ... Ecoute-moi. Comme toi, je connais l'oubli. Non, tu ne connais pas l'oubli. Comme toi, je suis douée de mémoire. Je connais l'oubli. Non, tu n'es pas douée de mémoire. »

Dialogue d'une femme et d'un homme. Sans oubli, pas de mémoire ; sans mémoire, pas d'oubli ; sans ce jeu, pas d'histoire ;

sans histoire, pas de sujet. Elle refuse ici d'être le monument inaltérable où un homme préserve l'illusion de repérer intacts les jalons de son passé pour mesurer le chemin parcouru et repartir à la conquête de son avenir. Réceptacle de la vie origi- nelle, réservoir de préhistoire, réserve de l'inconscient. Objet consigné d'un sujet masculin. Contre cela, elle tente de s'affirmer vivante, divisée, sujet-à-être elle aussi. Par un geste de violence. Il faut un « crime » pour qu'un journaliste parte sur la piste : « Je cherche qui est cette femme, Claire Lannes. » Il s'enquiert d'abord auprès des hommes de son entourage : quoi dans le passé pour expliquer cette double métamorphose ? Il lui faut bien s'adresser à elle en dernier ressort. Car c'est dans sa parole qu'il a chance d'obtenir réponse, à condition de faire taire deux ou trois choses qu'il « sait » d'elle. Or sa parole est justement née avec ce « crime » qui suscite l'intérêt passionné de l'enquêteur : loin de devenir un monstre ou une délirante en commettant ce meurtre qui provoque l'horreur et l'incompréhension du scandale, elle entre dans le langage et avec lui dans la communication avec autrui. « Ecoutez-moi. » Etape fondamentale de sa quête comme sujet. Et elle y entre par la voie la plus difficile, celle de l'interro- gation : Qui suis-je, moi dont je parle ? moi qui maintenant parle ?

Les textes de Marguerite Duras se constituent de cet accès à la parole inséparable du dialogue avec l'autre. C'est dans l'espace du langage qu'à l'intérieur du récit lui-même deux êtres che- minent l'un vers l'autre, se rencontrent et se révèlent mutuelle- ment ; là encore qu'une femme renoue avec elle-même, élabore son histoire, naît enfin à la vie du désir toujours renouvelé. Un parcours s'effectue. D'abord elle s'enferme dans le silence comme dans une forteresse pour échapper à la convention du langage qu'autrui par violence veut lui imposer. N'entend pas. Ne retient pas. Refuse — comme l'enfant, le petit garçon de Moderato et de façon plus exemplaire, la petite fille Nathalie Granger — l'ap- prentissage de l'ordre social qui passe par les « gammes » de mots et de notes : celui-ci est assimilé à un dressage tuant ce à quoi elle tient le plus sans pouvoir s'en justifier : les bruits et les mouvements « conjugués » du monde — éléments naturels, grand corps de l'autre pluriel et un — et de son propre corps. Sous l'oppression d'un « on », toute-puissance anonyme, se fait gouffre et vide où tout mot tombe et se perd. Mur sur lequel les phrases rebondissent. Quand la contrainte est trop forte, se soumet en apparence pour se mieux dérober. Perroquet répétant sans y adhérer les formules apprises, elle peut enfiler les stéréo- types de la parade mondaine. Ne répond pas. Récite à côté, d'un

ton monocorde qui souligne qu'elle est ailleurs — nulle part. « On » la « réduit à la parole » c'est-à-dire au silence de cela seul qui lui importe, elle réduit à son tour à « l'impuissance ». Devant les autres se fait « objet » ou machine parlante. L'épreuve de force a rompu toute communication. Certains cachent mal, derrière l'indulgence du mépris, la fureur irrépressible née de l'angoisse où les plonge cette résistance passive. Le reste se prend d'amour pour cette femme si peu dérangeante puisque, aban- donnant le terrain, elle leur laisse à eux la disposition du langage. Femme-écho de la voix de son maître. Mais parfois la sourde- mu tique est brutalement envahie de mots-objets étrangers qui la persécutent de l'intérieur : « J'avais un couvercle de plomb au-dessus de ma tête. Les idées que j'avais auraient dû traverser ce couvercle pour être... pour que je sois tranquille, mettons, mais elles n'y arrivaient que très rarement. Le plus souvent les idées me retombaient dessus, elles restaient sous le couvercle à grouiller et c'était si pénible que plusieurs fois j'ai pensé à me supprimer pour ne plus souffrir. » Cette agression qui la trans- forme en réceptacle de haine prêt à exploser est associée à la première parole trompeuse de l'autre ; « mensonge brutal, incom- préhensible, d'une insondable obscurité ». Drame d'une promesse non tenue. Séduction et trahison de celui qui l'a « détachée de Dieu » pour l'abandonner sans recours à sa solitude. Déception- assassinat : « Je n'écoutais que lui, il était tout pour moi et un jour je n'ai plus eu Dieu mais lui seul, lui seul. Et puis un jour il a menti [. . .] . Le ciel s'est écroulé [ . . . ] . Je me demande bien à quoi j'ai passé ma vie depuis. » Qui s'est porté maître de la Vérité absolue et de sa destinée à elle la laisse désormais sans repères comme sans moyens d'assumer son existence. Et morte et meur- trière en retour : ses pensées « éclataient dans la rue comme des coups de fusil ». En même temps le mensonge est un « poison » qui la pourrit. Comment se purifier ? Sur le banc du jardin, hors de la maison occupée en force par le mari et la cousine, l' Amante anglaise — l'amante en glaise, bloc de stupeur — mange de la menthe anglaise pour se purger du ragoût maternel ingurgité à contrecœur qui fait d'elle un « égout » de haine. L'amour est mensonge. Elle ment l'amante pour répondre à la menterie de l'amant(e), premier objet de son désir. « Déchirée, sans voix pour appeler à l'aide, sans argument », nulle part elle ne trouve d'appui pour mettre fin au vertige. Le Chat-Riva enfermé(e) dans la cave à Nevers griffe-miaule sa fureur sur les murs qui le cernent : charivari de la démence dans le rire du désespoir absolu et puis tombe dans l'abattement. Il n'est pire eau que l'eau qui dort dans les yeux du chat. Le délire s'offre comme seule échappa- toire au meurtre-suicide : « Au moment où [mes pensées] me

traversent pour prendre leur vol, j'étais si..., le bonheur était si fort que j'aurais pu croire à de la folie. » C'est l'engrenage : mutisme/« dix choses à la fois », « un flot de paroles » désor- données/mutisme. Et soudain une issue se présente. Le « chau- dron » dont parle Freud, ce « chaudron des sorcières » où bouillonnent les pulsions se vide. S'étend une plage de silence où bute le déferlement des mots-choses qui la piègent, le défilé incessant des représentations de pur imaginaire, se grippe la machine infernale. Silence-ponctuation cette fois, celui de l'éva- nouissement par quoi se consomme la rupture avec les temps originaires. « Environnée par le mensonge, elle a un vertige et l'idée de sa mort afflue, eau fraîche, qu'elle se répande sur cette brûlure, qu'elle vienne recouvrir cette honte, qu'elle vienne, alors la vérité se fera. Quelle vérité ? » Vers elle la longue marche s'ébauche. « Le silence commence par un espacement des temps. » A l'inverse on peut dire que l'espacement des temps et des êtres commence par un silence qui délimite le point où le sujet s'ori- gine. Une voix mate s'élève. « Je me souviens. » La mu tique- ventriloque s'est muée en être parlant. Un autre rapport au lan- gage se met en place qui fait sortir de l'in-différence. Avènement : « Pendant un instant personne n'entend personne n'écoute. Et puis il y a un cri. Le cri a été proféré et on l'a entendu dans l'espace tout entier, occupé de vide. Il a lacéré la lumière obscure, la lenteur [...]. L'histoire. Elle commence. » Cri de naissance dans la mort de la préhistoire. Une voix humaine prend ainsi son vol. Elle ne trouve qu'à tâtons son registre : tantôt « elle se hausse, inexpressive, récitative », voix « publique » qui « parle sans s'adresser ». Dévoile aux autres un corps et une histoire. Tout dire. Impudicité qui interpelle. Tantôt culpabilité : dans la douleur de la honte et de l'humiliation, sourde, basse, blanche, à peine audible, la voix de la confidence. Et encore tremblante comme un sanglot ou le gémissement du corps dans le plaisir, voix expressive.

Parallèlement s'opère le passage au dialogue. Ni totale sépara- tion, ni union mortelle. La communication fusionnelle — « long mugissement fait de tous les mots fondus et revenus au même magma » — aussi bien que le soliloque laissent la place à une relation établie au niveau du langage qui instaure la différen- ciation. Tandis que la parole de l'un(e) est médiatisée par la parole de l'autre, la demande s'articule : le partenaire devient interlocuteur. Différents dispositifs se mettent à fonctionner : deux « aimez-moi » se croisent, deux « écoutez-moi », deux « parlez-moi » ; parfois une dissymétrie s'installe dans le dialogue d'une femme avec un homme quand un interrogatoire minu- tieux-impérieux traque l'autre en ses derniers retranchements

jusqu'à un : « Que me demandez-vous ? » qui renvoie aussitôt quelque part à un : « Qu'est-ce que moi je vous demande ? » Cependant, en dernier ressort, l'interrogation porte toujours sur « la » femme. « Qu'attend un homme d'une femme ? » ne questionne guère sur le manque ainsi en lui révélé mais sur ce qu'il entend par femme lorsqu'il adresse à tout va sa demande. Et une femme, si elle parle du fantasme originaire où elle tente de déchiffrer son désir, cherche surtout à savoir ce que désire cette femme autre et même là dans la scène et quel rôle elle fait jouer à l'homme pour que se révèle et se réalise son désir. Que veut une (la) femme ? Tel est l'enjeu de ce dialogue difficile. L'espace symbolique ordonné par le langage devient le lieu où une femme élabore un discours autour de cette question. De parte- naire-interlocuteur qu'il était, un homme est appelé à être témoin. A l'autre — ici par lui incarné — de « voir passer le mensonge », c'est-à-dire de ponctuer le surgissement de la vérité. Le discours qu'elle tient, discours de la méconnaissance, fait des pièces rappor- tées de tous les discours d'autrui comme des illusions qu'elle se forge à elle-même, ouvre au travers de ses erreurs, par ses espacements, ses fragmentations, ses répétitions, son rythme même, la voie à une parole vraie. Le débit se régularise, les bribes du passé, « sa véritable demeure », s'ordonnent, des pans entiers de son histoire enterrée jaillissent avec leur charge affec- tive. La mémoire disloquée se reconstitue. Des lacunes, causes de son corps malade ou vide, se comblent. Dans une sorte d'organi- sation rétroactive, le temps mort prend figure de temps de latence. Un sens s'élabore quand une histoire naît — fiction et vérité à la fois : le récit par sa forme donne forme à « l' inconnu » sur lequel « elle ne dispose d'aucun souvenir même imaginaire ». « Elle croit se souvenir », « s'exténue à se souvenir » quand enfin elle renonce : elle « se décide à le dire comme d'un souve- nir ». Aussi s'agit-il d' « inventer », sinon, « quoi dire à la place de ce qui a disparu de toute mémoire » ? Ni introspection, ni raisonnement, ni délire incohérent mais expérimentation de soi, construction par le biais du langage. Allant et venant du passé perdu au présent une femme retraverse les images qui l'ont faite ce qu'elle est, se défait peu à peu des mirages qui tiennent pri- sonnier son désir, se dépouille des oripeaux dont l'imaginaire l'avait revêtue-engloutie. Fugitivement, elle peut accéder au fantasme qui retient son désir dans la relation à l'autre. L'autre- fois ne signe plus un arrêt : lui qui la possédait comme une chose, elle s'en reconnaît comme l'effet et en dispose pour en faire la condition d'un mouvement en avant. La scène subie passivement donne lieu, après le temps de la parole, à une scène prise en compte et agie. Une femme sort de « la cave » :

finie « l'histoire » où l'enferme, dans la non-vie, la tendresse étouffoir du mari-père-mère. C'était une non-histoire. « Est-ce que je ne peux pas changer, moi ? » L'espacement salutaire entre Je et Moi se produit quand elle se dédouble en terme(s) énoncé(s) au fil de son discours et sujet parlant. Le langage comme média- teur de soi à l'autre et à soi, espace où se déplacent pour s'élaborer les conflits et les contradictions, lui permet de vivre la mort propre à soutenir sa vie et son désir. Elle entend sa mémoire, s'entend former l'image qui lui donnera son identité, retard-anti- cipation où la mémoire s'unit à l'attente. L'effort est douloureux. « Pensées naissantes et renaissantes, quotidiennes, toujours les mêmes qui reviennent dans la bousculade, prennent vie et res- pirent dans un univers disponible aux confins vides et dont une, une seule, arrive avec le temps, à la fin, à se lire et à se voir un peu mieux que les autres, à presser Lol un peu plus que les autres de la retenir enfin. » Dernière illusion à briser que l'espoir de saisir la vérité en un mot : le dernier ; le mot de la fin. Homme et femme s'interrogent, faisant apparaître en l'un autant qu'en l'autre l'hétérogène du parlé et du vécu : celui-ci, pour tous deux, reste « unique mais innommable faute d'un mot ».

« — Vous vous êtes rappelé ? » demande une femme « — Oui — il ajoute — de — il s'arrête

— Je ne sais pas le mot pour dire ça ».

S'il existait, il nommerait et le sexe et la mort. De son côté, aux questions de Jacques Hold, Lol répond qu'il lui faudrait un « mot absence, un mot-trou, creusé en son centre d'un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés ». Que son sexe trouve enfin sa place dans le registre du langage pour soutenir son discours, voilà son vœu, mais pour l'heure elle ne dispose que de ces mots-images d'un sexe de chair, d'un sexe-mort, d'une absence de sexe. Qu'il s'agisse d'hommes ou de femmes, ce mot manquant a quelque chose à voir avec l'énigme du corps féminin comme corps désirant. Comment associer sexe féminin et désir ? C'est ce que veut savoir Jacques Hold en écoutant le dialogue de Tatiana et de Lol. Il fait une découverte : « Chaque fois que l'une parle une écluse se lève. Je sais que la dernière n'arrivera jamais », mais il s'égare en chemin. Il ne comprend pas que c 'est une réserve ouverte à la symbolisation que protège toute femme contre l'inquisition d'un homme qui veut l'entendre nommer son désir : « Alors il n'y aurait que ce mot-là qui compterait au milieu des autres ? Et vous croyez que je vais me laisser enlever ce mot ? pour que les autres soient enterrés vivants et moi avec eux dans l'asile ? » Ce mot concerne le secret d'un corps féminin. Elle

sent passer la menace : ce mot, il veut l'en déposséder pour l'annexer à son territoire, ou l'exclure de tout langage en la sommant de mettre le signifiant de son propre sexe à la place, la renvoyant, elle, à la pure coïncidence avec un sexe-chose. La question du journaliste — où avez-vous enterré la tête de la femme assassinée ? — s'entend avec insistance : dans quel trou avez-vous enterré le pénis-phallus qui fait de vous le lieu où je puisse retrouver mon image en plein ou en vide ? Une femme refuse de se faire complice de ce jeu qui se borne à phalliciser- déphalliciser son corps. Elle refuse d'être alternativement le petit morceau bien ajusté à l'ensemble manquant que s'éprouve le sujet masculin dans la sexualité et le discours — et la case vide qui fait fonctionner le désir et le langage des hommes. On ne lui offre que trop de mots pour se situer par rapport à l'homme. Ce qu'il lui faut, c'est un vocable qui la situerait par rapport à son propre sexe, dans un manque-à-être-à-soi symbolisable. Un vocable nommant cette « inconnue » où s'enraciner, elle et son désir ; assurant l'intégration de son corps-sexe à un discours qui lui soit propre ; faisant d'elle un sujet à part entière. Mais ce signifiant qui signerait son accès à l'ordre symbolique du langage et des échanges sociaux, ce signifiant existe-t-il ? L'immense discours collectif qu'elle a trouvé à sa naissance ne l'a-t-il pas rejeté, faisant d'elle comme femme une interdite de langage ?

Elan tué net. Le tragique est le registre des textes de Margue- rite Duras. Inéluctablement la fin est inscrite dans la donne de départ, quels que soient les efforts accomplis pour modifier les règles du jeu. Ainsi tout se passe « comme si » Hiroshima et Nevers étaient deux « désastres » qui « se répondaient exacte- ment ». La condamnation première se répète, dévoilant enfin toute son étendue et sa violence. Une deuxième fois humiliée dans son sexe — « tondue », punie de prison-asile, réduite à la vie de larve-automate dans une maison où « l'on passe outre à [son] existence ». Morte dès que née, sans place nulle part que dans cette machinerie qui la piège afin de mieux la broyer : devant cette image de son destin scellé d'avance, figure de sa totale aliénation, pas d'autre alternative que se soumettre ou se démettre. Alors la reconquête de son passé, de ce qui d'elle lui avait été soustrait, l'expérimentation de soi par la parole, la création d'une nouvelle histoire au nom de sa puissance inventive, « tout ce temps-là pour rien » ? Non, car il dénonce l'horreur d'un scandale : la réduction d'une femme-sujet possible au fémi- nin, à l'état d'objet assurant le bon fonctionnement du système qui la nie, est un véritable assassinat. Il proclame encore que, si le combat est frappé d'inutilité, il est non moins inévitable : cet

plus femme, la plaie « guérit », oui, mais par obturation-effa- cement du sexe. Autant du sexe masculin. Subsiste, affirmé, « le rien ». Et cependant, en cette révolte qui détruit tout, « la plaie toujours ouverte du désir » est réaffirmée contre « le rien » : la bouche chante un chant de Battambang.

Battambang qu'elle chante-crie à « tue-tête » pour le ressus- citer en métamorphose. « Il n'y a pas de langage » pour son désir, qu'importe, sous cette forme elle l'imposera jusqu'à ce qu'on l'entende et lui réponde. Signifiants premiers qui se condensent, se décomposent, se recomposent : sons d'où rayon- nent et où reviennent toutes les organisations fantasmatiques du texte. « Les trois syllabes » — qui figurent la quête du sujet dans la relation œdipienne et dans sa généalogie fémi- nine — « sonnent avec la même intensité, sans accent tonique, sur un petit tambour trop tendu » : frappés de la main sur le ventre-sexe jusqu'au « bang », explosion finale. « Baattamamb- banangg » résonne sans raisonner — comme dans les gazouillis d'enfants et les comptines. Baat, cri de douleur et de plaisir sous le coup-caresse, qui se vocalise ; Bat-ta-ma, où se quête le féminin en relation avec l'autre même : man-an-bat, je suis au bord de la mer d'Oman ; man-miam, banane, mangue où le manque se fait mange, mangg, hallucination du plaisir en l'ab- sence de l'objet-nangg. Destruction et reconstruction de l'objet du désir. On pourrait jouer indéfiniment : ça va (n')à quête. Merveille de ces jeux autoérotiques où son corps se révèle à lui- même et déjà adresse à l'autre sa demande. Figés soudain par l'angoisse devant la violence négative ou le vide de la réponse : autour de soi voix blessantes ou silence de mort. Sons répétitifs, monotones, monocordes. Voix blanche de l'autisme à Pursat. Calcutta : bâillon arraché, bouche qui bâille, voix cristalline.