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COMME L INDULTO «HISTORIQUE» de Desgarbado à Dax l’indique, le tercio de piques est menacé. S’il disparaissait, le spectacle taurin en serait profondément bouleversé. Mais y perdrait-il de son audience au regard de l'évolution des mentalités ? Le risque n’est pas négligeable et pour l’éloigner il appartient au monde taurin d’évoluer sans se dénaturer en faisant émerger le tercio de piques moderne qui rendra à ce moment fort de la lidia son éclat et sa majesté. En sera-t-il capable ? Avec ce dossier, les termes du débat ont pour la première fois le mérite d'être objective- ment posés.

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COMME L’INDULTO «HISTORIQUE» de Desgarbado à Dax l’indique, le tercio de piques est menacé. S’il disparaissait,le spectacle taurin en serait profondément bouleversé.Mais y perdrait-il de son audience au regard de l'évolutiondes mentalités ? Le risque n’est pas négligeable et pourl’éloigner il appartient au monde taurin d’évoluer sans sedénaturer en faisant émerger le tercio de piques modernequi rendra à ce moment fort de la lidia son éclat et sa majesté. En sera-t-il capable ? Avec ce dossier, les termes dudébat ont pour la première fois le mérite d'être objective-ment posés.

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Au début du XVIIIe siècle, le monde de l'arène subit deschangements profonds. Jusque-là, combattre le toro en placefermée a été l'apanage des grands seigneurs montés sur les

chevaux qu'ils entraînent ainsi à la guerre, armés d'une lancelongue, d'une pique courte, ou d'une épée, le rejon. Depuis le XIe siècle au moins, lors des fêtes royales, s'inspirant de leurs adversaires maures qui s'adonnent à ces jeux, les chevaliers chré-tiens, Cid Campeador en tête, combattent le toro. Fray Pruden-cio de Sandoval, chroniqueur de Charles Quint, rapporte quecelui-ci servit à la lance un toro à Valladolid en 1527 à l'occasionde la naissance de son fils Felipe II dont le propre fils allait faireconstruire la Plaza Mayor de Madrid en 1617 pour donner à ces fêtestaurines plus d'éclat, que son fils Felipe IV élèvera à leur apogée

Du Varilargueroau Picador

!

1650«Del modo

de torear con vara

larga». Gravure

de Maria Eugenia de Beer.

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Les règles de l'art de la suerte de piques, c'est un toreroà pied, José Delgado «Pepe Hillo», et non plus un varilar-guero, qui les formule en 1796 dans «La Tauromaquia o el

arte de torear». La nuance est fondamentale. En quelques annéesles toreros à pied sont devenus un élément clé de la lidia, ce qu'ilsn'étaient pas auparavant. En 1793, première entorse au statut pri-vilégié des picadors, Joaquin Costillares a exigé de la Maestranzade Séville que les costumes qu'elle fournit aux toreros à pied nesoit plus brodés de fil mais d'or, comme ceux que les picadors onthérité des chevaliers, ceux-ci conservant toutefois le privilège d'être annoncés en premier sur les affiches. Mais une évolution se dessine et peu à peu le prestige des toreros dépasse celui despicadors. La pique n'est plus une fin en soi. Si la lanzada des seigneurs avait pour but de tuer le toro et si celle des varilarguerosétait un exercice de style, la pique de la fin du XVIIIe siècle répond à une fonction bien distincte qui est, selon l'encyclopé-diste Cossio, d'amoindrir le toro : «La perte de sang ne doit pasêtre excessive. Elle doit aboutir à calmer la brusquerie descharges, à régler le port de tête afin de limiter les cornadasintempestives et d'en limiter les mouvements incontrôlés». Pour-quoi ? Parce qu'ensuite le torero à pied doit pouvoir s'exprimer.Et Pepe Hillo pose les règles que devra observer tout bon picador,tout en égratignant la profession dans sa globalité : «L'obligationpremière à laquelle les picadors doivent souscrire outre leurconnaissance parfaite du métier est de choisir soigneusement deschevaux capables de résister au combat contre un adversaireaussi courageux que le toro. Cette obligation méprisée le plussouvent explique le nombre croissant de chocs et de chutes dansla mesure où, faisant passer des intérêts momentanés avant leursécurité et leur réputation, les picadors se présentent chaquejour sur des chevaux débiles, vicieux, durs de bouche, rebelles etimpropres à leur mission, voire carrément choisis pour la rendreimpossible». Faut-il entendre par «intérêts momentanés» la pro-pina versée par le fournisseur des chevaux aux picadors pourqu'ils ne soient pas trop regardants ? Sans doute. Ceci posé, PepeHillo poursuit : «Pour bien piquer il faut tenir compte des troisétats du toro à chaque moment de la lidia. Au début, «a toro levantado», quand celui-ci sort en piste, il est facile à piquer et le danger est minime car il est étourdi et ne s'arrête pas. Dans

El Arte de Toreara caballo y a pie

!

JOSÉDelgado

Hillo «Pepe Hillo».

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La pique des romantiques

En 1836, au terme d'une saison éblouissante au cours de laquelle il a participé à toutes les corridas madrilènes dontune a été organisée spécialement pour lui le 25 décembre

sur un sol gelé, conscient que le spectacle tauromachique a besoin d'être structuré, Francisco Montes «Paquiro» publie sa«Tauromachie complète», œuvre majeure qui va conditionnerl'évolution du spectacle taurin jusque dans les détails les plus minimes, comme cette curieuse coiffe de feutre qui recevra en sonhonneur le nom de «montera». Paquiro définit les trois terciosde la lidia et établit la hiérarchie de la cuadrilla : le matador en estle chef, les banderilleros et les picadors ses subalternes. En ce quiconcerne la pique, il pose en préambule que «le mérite de la suerte

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A vec l'émergence de quelques ganaderos emblématiquesqui tiennent le haut du pavé –Pablo Romero, Veragua,Miura…– le public se passionne pour la bravoure croissante

des toros et le tercio de piques est l'objet de terribles statistiques.On comptabilise le nombre de rencontres et de chevaux tués. Les torossont plus braves qu'auparavant et ils ne trouvent face à eux que de pauvres rosses vite jetées à terre. Pour les picadors de l'époque, la suerte idéale consiste à citer le toro arrêté, à porter le coup depique en causant le plus de dégâts possibles et à tomber d'un blocavec leur cheval qu'il leur importe peu de sacrifier. D'ailleurs,pour eux, le bon cheval est un cheval blessé dans la mesure où,alourdi et moins mobile, il permet de mieux attendre le toro…Mais entre picadors d'un côté, ganaderos, critiques et aficionadosde l'autre, la polémique fait rage au sujet de la pique que l'ondoit utiliser. Le règlement madrilène de Melchior Ordoñez prévoyait en 1852 que la pique à trois arêtes soit affilée à la limeet non à la meule, mais en utilisant des limes fines les picadorsobtiennent un fil coupant comme du rasoir, ce que leur avait interdit Juan Moreno Benitez en 1869 lorsqu'il leur avait accordéde supprimer le tampon en forme d'orange pour revenir à celuiayant la forme d'un citron. Ainsi aiguisée, la pique entre avec toutle citron. Intervient alors le règlement madrilène de 1880 quiprécise avec exactitude la taille et la forme de la pique : triangu-laire, aiguisée à la lime mais pas creusée, avec des fils en forme

La belle époque

!

1890Au temps de Guerrita et de la piquedes «citronspressés», le tampon de cordes apratiquementdisparu.

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Dès la fin du XIXe siècle était utilisé partout en France sauf à Bayonne un peto protecteur en cuir inventé par le nîmoisJacques Heyral. Dès septembre 1916 aussi, à l'instigation

de la Sociedad Protectora de Animales, un peto inventé par le torero Minuto fut testé sans grand succès à Madrid : le novillo dePérez Tabernero retenu pour la circonstance tua deux chevaux.Mais au campo, lors des tentaderos, son usage était général. Ayantaccédé au pouvoir par un coup d'état pacifique, le dictateur Primode Rivera, aficionado fervent désireux de laisser son nom à la Fiestaet soucieux de répondre à l'air du temps –la suerte de pique ne possédait plus l'importance primordiale d'antan et son caractèrebarbare au regard du sort du cheval choquait de plus en plus de spectateurs– envisagea dans un premier temps de remplacerle picador par un rejoneador. La commission constituée en 1926pour étudier la question fit valoir l'impossibilité, par manque de chevaux susceptibles de remplir cette fonction, d'adopter unetelle mesure qui, si elle avait été prise, eut signifié la fin du premiertercio tel qu'on le connaît aujourd'hui. Le coup était passé très prèset les ganaderos respirèrent. Mais après qu'une belle étrangère quil'accompagnait en barrera à Aranjuez eut été éclaboussée par les di.

Du peto salvateurà la mono pique

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En France, dès 1989, Alain Bonijol a anticipé sur ce que devrontêtre les chevaux de pique dans un spectacle débarrassé de ses pesanteurs, et il est invité, sur la base de son travail

révolutionnaire dans le dressage et la mise au point de matérielde protection ultra léger à intégrer la commission mise en place à Murcia sous l'égide du Ministère de l'Intérieur par l'Etat espagnol.Chez les picadors on demeure sceptique voire franchement opposé à toute modification de la situation. Comment un chevalplus léger assurerait-il la protection de son cavalier face aux mastodontes que l'on rencontre dans les plus grandes arènes, si, a fortiori, on réduit aussi comme il en est question la taille dela pique ? La réponse se trouve bien sûr dans la qualité de dressageet la tonicité de la monture, dans son autonomie de mouvementsrendue possible par l'allègement du matériel de protection et ducheval lui-même.

Poly-para-phénylènetéréphtalamide

et chevaux légers

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Un élément du débat semble paradoxalement être passéinaperçu. Au début du XXIe siècle, l'étude du professeur Illera del Portal dont tous les aficionados se félicitent car

elle leur offre un argument irréfutable, démontre que le toro neressent qu'une douleur minime à la blessure et que celle-ci estnécessaire pour vaincre son stress en provoquant la libération debêta-endorphines en quantité plus considérable que chez aucunautre animal. L'hormone du plaisir combat la douleur et de cettedonnée scientifique irréfutable le monde taurin retient que letoro ne souffre pas. Mais personne ne met le doigt sur l'essentiel.Car si la douleur s'estompe, l'argument selon lequel c'est sa résistance vis-à-vis d'elle qui serait le maître étalon de la bravouretombe aussi : puisque le toro n'éprouve qu'une douleur minime, sacapacité à recharger le picador n'a donc aucun lien de cause à effet

Détail diabolique

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La bipolarisationde la !esta

P arce que le tercio de piques, plus que la mise à mort, est le moment par excellence où le clair-obscur de la Fiesta affiche ses contradictions, il est aussi l'épicentre de la

fracture profonde qui existe entre deux pôles de l'aficion. Pour lestenants d'une tauromachie dans laquelle prime la notion de com-bat portée à son paroxysme, les toreros devraient toréer aussi enrespectant les canons modernes, ce qui s'avère le plus souvent impossible. Icône de cette aficion ultra torista, Luis Francisco Esplaporte sur celle-ci un regard sans concession : «Le public de cescorridas juge avec complaisance le toro et avec une extrême sévérité le torero. Au toro il pardonne tout ou presque…

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En 1989, dans la première édition de «Comprendre la Cor-rida», j'écrivais au sujet du tercio de piques : «L'avenir de latauromachie passe par la revalorisation de ce moment fort.

Car pour se perpétuer et justifier de son bien-fondé, la corrida doitsans cesse vérifier chez celui qui en est l'acteur principal, le toro,l'existence du fait générateur de la tauromachie à travers les âges :sa bravoure. Pour cela un seul moyen, la pique. Le picador quidu point de vue du spectacle a perdu le vedettariat qui fut le sienau XVIIIe siècle (à charge pour lui de le reconquérir), conservedonc à travers les siècles son caractère indispensable au niveau de la fonction historique. Remettre en cause la pique ou la déna-turer en la réduisant à une fonction purement destructrice et

Réduire sans détruireévoluer sans dénaturer

subalterne équivaudrait à modifier le processus historique géné-rateur de la corrida et, par voie de conséquence, à en changer lerésultat à brève échéance. De la rigueur et de la bonne exécutiondu tercio de pique (dans l'arène ou lors des épreuves de sélection) dépend la permanence de la bravoure chez le toro. Par la pique s'administre publiquement la preuve de la bravoure.Grâce à elle le spectacle se justifie : elle est le seul rempart contre la décadence».

Ce rempart a aujourd'hui besoin d'être restauré, car depuis vingtans la tendance s'est accentuée et la corrida a continué d'évoluerdans le sens d'un spectacle favorisant le toreo. Et si certains aficionados regrettent la perte de caste inhérente à ce phéno-mène, ce qui est un réel problème, nul ne peut nier que le niveaude bravoure foncière a augmenté partout. Or, cette bravoure moderne induit son propre châtiment : en galopant tête basseà la poursuite des leurres, ce qu'il ne faisaitpas autrefois, le toro dépense autant

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TOURNESOLS CRAMOISIS, oies au gavage, veaux blonds etgras, maïs doré, poulets en liberté… la campagne gersoiseétale ses charmes opulents de vieille courtisane tandis quele pays de cocagne prend congé de ses toros fermiers.