Techniques Du Corps Mauss

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TEXTE DE RÉFÉRENCE : MARCEL MAUSS, 1950, « NOTION DE TECHNIQUE DU CORPS » (P. 365-386) La « Notion de technique du corps » de M. Mauss (1950, p.365-386) met en évidence « les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (ibid., p.365). L’analyse des techniques du corps ne s’arrête pas à une classification des comportements dans une large encyclopédie gestuelle. Elle implique néanmoins une catégorisation méthodique de chaque technique, envisagée comme des « actes traditionnels et efficaces » (ibid. p.371). La « Notion de technique du corps » offre un grand intérêt pour comprendre les conceptions du monde. Mais, si Mauss pose les fondements d’une réflexion sur la gestualité le 17 mai 1934, lorsqu’il présente la notion de technique du corps dans un séminaire de la Société de psychologie, il n’en développera jamais l’analyse 1 . A) DÉFINITION Il faut effectuer une lecture rigoureuse de ce texte afin de mesurer l’ampleur des intuitions géniales qu’il contient. Dans le premier paragraphe, Mauss nous expose sa démarche et ses intentions. Dans la première phrase du texte, il nous propose d’envisager la notion de technique du corps comme un ensemble cohérent de techniques plurielles, représentatives de la technicité corporelle d’une société ou d’une culture. « Je dis bien les techniques du corps parce qu’on peut faire la théorie de la technique du corps à partir d’une étude, d’une exposition, d’une description pure et simple des techniques du corps » (ibid. p.365). Ainsi, chaque technique du corps se constitue à partir d’autres techniques du corps. En effet, la danse inclut les techniques manuelles et les techniques de marche, saut, etc. Chaque technique du corps appartient à un système plus large de techniques : la danse fait partie des techniques de mouvement. En bref, les techniques du corps appartiennent à un ensemble qui compose un discours cohérent. Elles constituent un langage. 1 La « Notion de technique du corps » a fait l’objet de plusieurs publications. Marcel Mauss pose les fondements de sa réflexion sur la gestualité le 17 mai 1934, lors d'un séminaire de la Société de psychologie. Il n’en développera pas l’analyse (cf. biographie de Marcel Mauss, Annexe n°4, p.6). L’article sera d'abord publié dans le Journal de Psychologie XXXII 3-4 (15 mars – 15 avril 1936), puis largement diffusé grâce à Claude Lévi-Strauss qui a dirigé l’édition de la compilation des textes de Marcel Mauss, Anthropologie et Sociologie (1950, p.365-86). LES TECHNIQUES DU CORPS 1

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Sobre as técnicas dos Corpus em Frencês

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  • TEXTE DE RFRENCE : MARCEL MAUSS, 1950, NOTION DE TECHNIQUE DU CORPS (P. 365-386)

    La Notion de technique du corps de M. Mauss (1950, p.365-386) met en

    vidence les faons dont les hommes, socit par socit, dune faon traditionnelle, savent se

    servir de leur corps (ibid., p.365). Lanalyse des techniques du corps ne sarrte pas une

    classification des comportements dans une large encyclopdie gestuelle. Elle implique nanmoins

    une catgorisation mthodique de chaque technique, envisage comme des actes traditionnels et

    efficaces (ibid. p.371). La Notion de technique du corps offre un grand intrt pour

    comprendre les conceptions du monde. Mais, si Mauss pose les fondements dune rflexion sur la

    gestualit le 17 mai 1934, lorsquil prsente la notion de technique du corps dans un sminaire de la

    Socit de psychologie, il nen dveloppera jamais lanalyse1.

    A) DFINITION Il faut effectuer une lecture rigoureuse de ce texte afin de mesurer lampleur des intuitions

    gniales quil contient. Dans le premier paragraphe, Mauss nous expose sa dmarche et ses

    intentions. Dans la premire phrase du texte, il nous propose denvisager la notion de technique du

    corps comme un ensemble cohrent de techniques plurielles, reprsentatives de la technicit

    corporelle dune socit ou dune culture.

    Je dis bien les techniques du corps parce quon peut faire la thorie de la technique du corps partir dune tude, dune exposition, dune description pure et simple des techniques du corps (ibid. p.365).

    Ainsi, chaque technique du corps se constitue partir dautres techniques du corps. En effet,

    la danse inclut les techniques manuelles et les techniques de marche, saut, etc. Chaque technique du

    corps appartient un systme plus large de techniques : la danse fait partie des techniques de

    mouvement. En bref, les techniques du corps appartiennent un ensemble qui compose un discours

    cohrent. Elles constituent un langage.

    1 La Notion de technique du corps a fait lobjet de plusieurs publications. Marcel Mauss pose les fondements de sa rflexion sur la gestualit le 17 mai 1934, lors d'un sminaire de la Socit de psychologie. Il nen dveloppera pas lanalyse (cf. biographie de Marcel Mauss, Annexe n4, p.6). Larticle sera d'abord publi dans le Journal de Psychologie XXXII 3-4 (15 mars 15 avril 1936), puis largement diffus grce Claude Lvi-Strauss qui a dirig ldition de la compilation des textes de Marcel Mauss, Anthropologie et Sociologie (1950, p.365-86).

    LES TECHNIQUES DU CORPS

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  • Plus loin dans le texte, Mauss (ibid. p.369) nous invite considrer cette notion partir dun

    triple point de vue [biologique, psychologique et sociologique], celui de "lhomme total" [] .

    Demble, Mauss place au centre de sa rflexion une triple conception du corps. Nanmoins, sans

    nier limportance du niveau psychologique, il insistera plutt sur la dtermination culturelle et

    sociale des techniques du corps. En effet, si pour Mauss, lactivit de la conscience est avant tout un

    systme de montages symboliques, physiologiques et psycho-sociologiques , il y a peu de

    cration de positions de principe, mais plutt des adaptations psychologiques individuelles [],

    gnralement commandes par lducation, et au moins par les circonstances de la vie en commun,

    du contact (ibid., p.384). Les faits psychologiques constituent des processus dadaptation

    individuels ou des variations de la norme, quant elle, dtermine par un patrimoine socioculturel.

    Le groupe social se trouve lorigine de la cration des techniques du corps. Il impose des modles

    que les individus peuvent sapproprier, rejeter ou dvier dans la forme, comme dans le contenu. Les

    adaptations individuelles dpendent donc de dterminations sociales. Si Mauss reconnat la part du

    psychique et de ladhsion personnelle aux valeurs du groupe de rfrence dans son langage

    corporel, il affirme la surdtermination sociale. Selon G. Devereux, les thories fondamentales de

    lcole sociologique de Durkheim et de Mauss sont, aujourdhui, les plus compatibles avec la

    pense psychanalytique (1980, p.148-149).

    La Notion de technique du corps , le dressage du corps quelles impliquent, lhabitus,

    limitation prestigieuse, voqus par Mauss dans son article, connaissent plusieurs dveloppements

    heuristiques. Ainsi, les travaux de Pierre Bourdieu concernant la notion dhabitus et ceux de Michel

    Foucault sur le somato-pouvoir et la normalisation des corps abordent-ils la question du dressage

    corporelle et du contrle social manifeste dans ce dressage. .

    Les techniques du corps sintressent aux rgles de gestion des corps sains. En effet, elles

    renvoient des reprsentations du corps en t dquilibre et dharmonie, envisag dans sa

    normalit. Par opposition, le corps malade, meurtri, incomplet, imparfait, bless ou mutil fait

    lobjet de techniques du corps caractrisant la rupture dun quilibre, dune harmonie, lintrusion

    dun lment extrieur pathogne , etc. Dans son article, Mauss nvoque quen une phrase

    ltude des techniques de soin du corps anormal (1950, p.383). La notion de technique du corps

    ne privilgie pas les moments de rupture qui correspondent la maladie mais, au contraire, la

    normalit physique et la sant du corps. En ce sens, cette notion se trouve en adquation avec les

    conceptions mongoles du corps qui le caractrisent par sa sant, sa vitalit et son achvement.

    Les techniques quotidiennes du corps normal tmoignent plus ouvertement des stratgies

    sociales ou individuelles que les pratiques thrapeutiques ; elles sont plus difficilement reprables

    que les rituels de rparation de lanormal. En dsquilibre, le corps sert de dexpression diffrents

    modles identitaires que les systmes doctrinaux et les religions universalistes cherchent

    2

  • sapproprier. En tant que discours sur le corps, la maladie fait lobjet de pratiques thrapeutiques

    facilement reprables, car appartenant gnralement une sphre de savoirs spcialiss. Son tude

    rvle les manipulations idologiques, les adaptations des systmes de croyance populaire au

    contact dautres idologies2. Elle souligne la coexistence de modles du corps distincts voire

    contradictoires, dans des pratiques prventives qui sont peu lenjeu de stratgies acculturatives.

    Une question reste en suspend dans le texte de Mauss : comment laborer la thorie de la

    technique du corps (ibid., p.365), cest--dire, de la technicit corporelle dun groupe dtermin ?

    La solution rside dans la troisime phrase du texte (ibid.) qui suggre de procder du concret

    labstrait, et non pas inversement . Les techniques du corps, caractrisant l homme total ,

    rvlent des conceptions de la personne, un mode de vie, une organisation sociale et un systme de

    reprsentations du monde. Les limites de la mise en application de la notion de technique du corps

    concernent la mise en exergue du geste. Il faut donc trouver dautres instruments danalyse des

    gestes pour complter ltude.

    Une problmatique des techniques du corps se doit, avant tout, de ne pas rester enferme

    dans les prsuppositions occidentales, cest--dire, dans les reprsentations anatomo-

    physiologiques. Ce nest pas une tche facile, car les reprsentations anatomiques du corps font

    partie des modles de rfrence du corps des nombreux peuples mongols. Elles se sont ajoutes

    des reprsentations tiologico-thrapeutiques qui les prcdaient dans lunivers chamanique

    mongol. Les systmes tiologico-thrapeutiques utiliss par les Mongols sont autant la biomdecine

    russo-sovitique, que la mdecine indo-tibtaine, dite traditionnelle et lie au bouddhisme, ou

    les thrapies populaires dorigine plus autochtone, correspondant traditionnellement la sphre

    dactivits des chamanes ou des gurisseurs. Dautres modles du corps appartiennent davantage au

    monde des pasteurs nomades o labattage et le dpeage de lanimal servent de prtexte

    llaboration dune taxinomie. La manire dont les diffrents schmas corporels sorganisent

    dtermine la place de chaque idologie dans un contexte.

    Une ethnographie des techniques du corps doit dcrire les gestes et leurs modalits

    pratiques dexcution afin de ne pas privilgier les reprsentations quon sen fait. Elle ne doit se

    cantonner ni lentretien, ni lobservation participante, qui savre inadquate lorsquil sagit

    dtudier les techniques de la reproduction (sexualit) ou les soins du corps. Une recherche sur

    les techniques du corps ncessite une bonne matrise des gestes et des attitudes, mais aussi une

    bonne connaissance des informateurs qui, placs en situation de confiance, voquent plus

    facilement des sujets gnralement tabous.

    2 Dans les tudes sur les conceptions de la maladie (voir, entre autres, Loux 1978), la superposition des schmas mdicaux et leurs appropriations par les diffrentes catgories sociales sont rvlatrices de diffrentes figures du corps. Ces mtaphores renvoient lhistoire des diffrentes visions du corps fortement influences par lhistoire des pratiques mdicales ( ce titre voir Vigarello 1999).

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  • B) LE DRESSAGE Mauss compare le dressage du corps humain celui de lanimal domestique. Il oppose le

    dressage de lenfant au conformisme social de ladulte, caractrisant le rendement du dressage .

    Pour les pasteurs nomades, le corps nest pas propre lhomme et peut servir dsigner tous les

    tres vivants. Le corps humain est semblable celui des animaux. Tout le processus de

    socialisation/ domestication vise, alors, marquer la nature du corps. Chez les Mongols, les

    correspondances entre la socialisation, le dressage au sens de Mauss, et la domestication sont

    constantes. Les qualits animales reconnues lenfant sestompent au fur et mesure du

    processus de socialisation - ce que Mauss appelle le dressage . En clairant le dressage de

    lenfant la lumire de la notion de domestication, lhumain socialis trouve son pendant dans

    lanimal domestiqu ; ils sont dailleurs souvent assimils lun lautre.

    Ltude du dressage de lenfant rvle les lments caractristiques de lachvement

    physiologique et de la socialisation de la personne ; elle met en vidence les comportements qui

    constitueront la grille danalyse des techniques du corps proprement dites, celles de ladulte. Le

    dressage du corps (ibid., p.374) constitue une ducation aux manires dtre du groupe. Les

    techniques de dressage impliquent ladhsion un certain nombre de reprsentations, sociales et

    symboliques, et entranent, par consquent, une ducation aux manires de penser du groupe. Par le

    dressage du corps pendant lenfance seffectuent la socialisation et la construction de la personne,

    tandis qu lge adulte le corps reprsente la personne caractrise par son sexe, son ge et son

    statut social.

    Le dressage, comme le montage dune machine, est la recherche, lacquisition dun rendement. Ici cest un rendement humain. Ces techniques sont donc les normes humaines du dressage humain. Ces procds que nous appliquons aux animaux, les hommes se les sont volontairement appliqus eux-mmes et leurs enfants. Ceux-ci sont probablement les premiers tres qui aient t ainsi dresss, avant tous les animaux, quil fallut dabord apprivoiser (ibid., p.374-5).

    Mauss propose de classer les techniques du corps en fonction de lge, du sexe, du rendement

    du dressage et de la transmission (ibid. p. 373-5). Chaque technique change donc en fonction de

    lge, du sexe et du statut social de la personne. La notion de rendement du dressage de Mauss

    recoupe lefficacit de lapprentissage des normes de ltiquette de lapproche proxmique. Les

    techniques du corps ne suscitent pas toutes le mme processus de dressage. On peut donc les classer

    en fonction du rendement du dressage qui peut savrer et fort ou faible, positif ou ngatif.

    Lapplication des techniques du corps ltude des Mongols invite rajouter la liste de

    Mauss les techniques dexpression verbale. En effet, pour ces populations, les limites de la vie

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  • sociale correspondent, entre autres, celles de lactivit de parole. Les techniques de dressage du

    langage sont trs dveloppes pendant lenfance.

    Certaines techniques du corps connaissent un fort rendement, par exemple, lalimentation.

    Le franchissement des frontires du corps, lintrusion dans le microcosme corporel associe par

    exemple lalimentation, modifie la force vitale. Or, ce principe gnrique circule entre les corps

    dhumain et danimaux.

    Les techniques dincorporation de force vitale (soins, alimentation, sexualit) font lobjet

    dun dressage important : elles caractrisent lhumanit du corps car elles visent y fixer lme. Le

    lien de lme au corps se renforce avec lducation et la socialisation de la personne. Lalimentation

    le renouvelle quotidiennement pour garantir lquilibre et la vie du corps. Chez les peuples

    mongols, chacun doit consommer correctement , cest--dire, de manire adquate la part de

    viande qui lui est attribue selon son statut, signe caractrisant le rendement de son dressage.

    Si le dressage sarrte au moment de laccs lge adulte, comme Mauss le suggre, la

    consommation alimentaire ractualise, quotidiennement, la solidit du lien de lme au corps tout au

    long de la vie. Lme se trouve ainsi lie au corps par la force vitale. Les techniques dalimentation

    constituent, donc, un acte performatif : elles garantissent lincarnation de lme dans le corps

    raffirmant, chaque consommation de viande sur los, lhumanit du corps et lintgrit de la

    personne. La ncessit de marquer lhumanit du corps et dinscrire la personne dans une sociabilit

    pendant la consommation alimentaire vise, donc, humaniser la force vitale. Conue comme un

    principe gnrique, sa circulation dans le corps seffectue par lintermdiaire de techniques censes

    lhumaniser. Autrement dit, pour les Mongols, cest le lien de lme au corps qui caractrise la vie.

    Et la dfinition de lhumain rside, entre autres, dans la qualit du lien de lme au corps que les

    techniques viennent dresser.

    Dans les sources crites sur le corps, qui privilgient rarement ltude du concept de

    techniques, ainsi que dans les donnes de terrain, il reste difficile de distinguer les diffrents

    niveaux dlaboration et dexpressivit du corps. Une personne actualise par un langage corporel

    des aspects de son identit, collective et individuelle, en adoptant certains modles strotyps, en

    amnageant ou en refusant dautres. Le corps sert lexpression de choix individuels, pris parmi les

    modles de rfrence dun groupe. Les personnes possdant un statut singulier (spcialistes ou

    personnes exceptionnelles, handicapes, marginales) occupent, par consquent, une place spcifique

    dans la structure sociale.

    La matrise du corps et de sa technicit joue un rle dans la dfinition des statuts sociaux. Ce

    rle permet de comprendre comment la matrise individuelle de son propre corps peut galement

    dboucher sur la matrise du corps de lAutre par excellence, sur la domestication de lanimal par

    lhomme ou sur les rapports de domination de lhomme sur la femme. En comparant les expressions

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  • de techniques fort et faible rendement dune socit, on peut mettre en vidence la

    rpartition des rles et des statuts entre hommes et femmes ou, plus largement, entre catgories

    dans et de cadets classificatoires. Ainsi, les variations dans la matrise du corps et lcart entre les

    techniques fort et faible rendement rvlent une organisation globale, les rapports de domination

    et de pouvoir qui sous-tendent une socit dans ses traditions et ses formes de modernit.

    La normalisation, le dressage des corps selon des comportements significatifs pour le

    groupe, est lun des enjeux du dressage pendant lenfance. Une fois adulte, la personne doit tre

    susceptible doccuper sa place et de jouer les rles qui lui sont impartis dans chaque rseau.

    Ladoption de la bonne attitude au bon moment exprime ladhsion de la personne aux valeurs de

    son groupe. Elle atteste du rendement positif de son dressage . Le statut varie au cours du

    cycle de vie individuel, ainsi que lors de diffrents rassemblements.

    C) LINVERSION DU DRESSAGE Pour peu que lon tudie les techniques mongoles de dressage du corps, il apparat quelles

    ne se rduisent pas aux seules priodes de lenfance et la petite enfance, mais continuent au cours de

    la vie, lge adulte, pendant la vieillesse et jusqu la mort. Chez les Mongols, la prsence de

    lme dans le corps, inaugure la naissance, varie au cours du cycle de vie. Elle commence avec le

    voyage dune unit de vie3, depuis les mnes danctres vers le corps vivant en gestation, et sarrte

    avec le retour de celle-ci dans le rservoir dunits de vie en attente de rincarnation, avec la mort

    du corps et le processus dancestralisation (Hamayon 1990, p.569-71).

    Pour les hommes, la vieillesse renvoie labondance de poils et se caractrise par

    lacquisition de nouvelles techniques du corps. Le port de la barbe est une prrogative rserve aux

    hommes ayant assur leur descendance, cest--dire, aux anciens. Cette tape correspond galement

    un changement des techniques du corps. Pour les hommes, la consommation dalcool est

    particulirement rvlatrice du changement de statut survenant avec la vieillesse. La sortie de lge

    de vigueur, lentre dans la vieillesse, est marque par laccs livresse, en principe un privilge

    de lanciennet . Livresse, cette absence momentane de lme pour les Mongols, est donc

    permise (mme jusquau coma) aux anciens car lventuel non-retour de leur me ne comporte pas

    de danger pour le groupe qui, au contraire, le souhaite et le favorise. A lge de la vieillesse, le

    dpart dfinitif de lme, la mort, correspond au cours normal de la vie.

    La vieillesse change galement les techniques du corps, en gnral, et les techniques de

    mouvement, en particulier. Les dplacements des enfants et des vieillards ne sont pas soumis aux

    3 L'me de stock dsigne l'unit de vie qui se rincarne partir des mnes d'anctres. Lme trouvant une incarnation dans un corps vivant rintgre, la mort du corps, son stock d'origine et redevient une me potentielle, c'est--dire, une unit de vie . Ce parcours est effectu par une seule et mme entit symbolique : l'unit de vie que cette me de stock reprsente (Hamayon 1990, p.331). En mongol, lme de stock correspond lme de los (sny sns).

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  • rgles de biensance, ils sont au contraire marqus par labsence de prescriptions et ne font lobjet

    daucune distinction sexuelle.

    En thorie, laccs aux prrogatives des anciens regardent les hommes et les femmes

    confondus. En ralit, le statut dancien nest pas caractris par une indiffrenciation sexuelle. Si

    la distinction danesse tend prendre le pas sur la distinction sexuelle avec lentre dans la

    vieillesse et le troisime ge, la diffrence sexuelle demeure toujours sous-jacente dans les

    reprsentations du corps. La fin de la capacit de reproduction biologique des femmes fait pendant

    sa reconnaissance sociale chez les hommes. Chez la femme, la fin de la fonction de reproduction

    sociale correspond biologiquement la mnopause. Elle fait lobjet dun marquage rituel,

    symtrique et inverse celui qui inaugure lentre dans la catgorie dhomme accompli. La tonte de

    la tte de la vieille femme soppose ainsi au port de la barbe des vieux hommes ; ce qui reflte

    parfaitement lidal de la fonction classificatoire mongole. Les cheveux et les poils sont, selon

    lexpression de Leach (1980, p.336), les substituts symboliques visibles des organes gnitaux

    invisibles .

    Au niveau symbolique, la vieillesse ouverte par la mnopause physiologique et landropause

    sociales est une priode de prparation la mort. La bonification statutaire qui sensuit correspond

    la reconnaissance de laccomplissement de la vie et ouvre un processus de dissociation du corps et

    de lme, prpare reprendre le chemin de lancestralisation et de la rincarnation. Cette

    dimension est plus importante pour les hommes compte tenu de la trs forte orientation patrilinaire

    et patriarcale des socits mongoles. Le statut change encore quand le processus de dissociation est

    achev. Les anciens perdent leurs privilges quand ils nont plus la matrise des techniques du corps

    caractrisant lhumanit pour les Mongols : la matrise de la parole, des mouvements ou de

    lalimentation carne. Concernant les techniques dalimentation, la distribution de la viande

    attache chaque os du squelette commence ds la sortie de la petite enfance, pour sarrter avec la

    perte des dents, avec la sortie de la catgorie dancien et lentre dans celle de vieillard snile,

    mourant . Dans les techniques de la consommation alimentaire4, le vieillard sans dent est assimil

    lenfantelet qui nen a pas encore.

    Les techniques de dressage de lenfant trouvent un parallle dans celles du vieillard. Les

    capacits de reproduction accomplies, lentre dans la vieillesse donne lieu un nouveau dressage

    du corps, dont lobjectif est de rompre le lien de lme fixe au corps pendant la petite enfance. Les

    composantes de la personne doivent tre spares afin de recycler la force vitale dans la circulation

    4 La moelle, les rognons (br) sont gnralement consomms par les enfants et les vieillards sans dent, alors considrs comme des enfants. Le premier lait de l'anne, le colostrum (uurag) est galement rserv aux jeunes enfants et aux vieillards car sa teneur en glucides et lipides est forte. Cest une boisson riche .

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  • gnrale de ce principe et de rintroduire lme dans le cycle de la rincarnation. Ce lien ne se

    rompt rellement quaprs la mort, quand les humains portent le deuil.

    Le dressage du corps doit donc tre envisag au travers de toutes les tapes franchies,

    jusqu la catgorie dancien . La gnalogie corporelle idale rvle un processus de

    domestication de lme, toujours potentiellement lie au stock dont elle provient et quelle

    rintgre, en prenant une forme animale. Cette conception de lme rvle une ambivalence

    fondamentale des composantes de la personne et permettrait dexpliquer des reprsentations

    dualistes du corps des peuples mongols. Avant le sevrage, lenfant est systmatiquement assimil

    un animal. A la suite de la conversion au bouddhisme, cet animal est plutt un chien, considr

    comme la rincarnation antrieure de tout tre humain. Dans les traditions chamaniques, cest plutt

    un cheval, animal psychopompe qui sert de modle. Mettre en avant la partie animale du corps de

    lenfantelet et de la personne ge revient attribuer des caractristiques animales leur me en vue

    de la rintgrer au sein du stock dmes potentielles du patrilignage de lenfant.

    Lanimalisation du vieillard est une consquence du dressage tout comme lhumanisation de

    lenfant est lobjectif du sevrage. Ces deux dressages prennent effet dans le temps. On pourrait alors

    voir dans la vieillesse deux tapes, lanciennet et la snilit, dcales dans le temps. Comme

    lenfance se divise entre la petite enfance, avant le sevrage, et lenfance, proprement dite, la

    vieillesse est de manire similaire, mais inverse divise entre, une longue priode, lanciennet et,

    lautre plus courte, la snilit. La snilit et le sevrage se caractrisent comme des priodes o

    domine la part animale du corps, ou plutt, des priodes pendant lesquelles le corps nest pas

    humanis. Le cycle de vie rvle ainsi la circularit des reprsentations de la personne. La vieillesse

    est lapoge de la vie et, en tant que telle, la prparation de la mort. Chez les Mongols, la gestion de

    la mort met en vidence une perspective deffacement des marques dindividualisation de lme,

    incarne dans le corps. Une sorte de dressage invers efface les stigmates de lincarnation de

    lme, afin de garantir le retour de cette dernire dans le stock clanique et, par consquent, sa future

    rincarnation. Ainsi, comme Ingold (2000, p.146) le suggre pour les socits animiques , chez

    les Mongols, la croissance et le dveloppement de la personne sont comprendre de manire

    relationnelle comme un mouvement le long de la route de la vie . Il ne faut pas concevoir le

    dressage comme la promulgation dun corpus de rgles et de principe (ou une culture) reu de ses

    prdcesseurs , mais plutt, comme une ngociation sur une trajectoire travers le monde .

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    Les techniques du corpsa) dfinition b) Le dressage c) Linversion du dressage