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N° 30 seCONDsemestre2007

Vers une autre science économique ?(et donc un autre

monde) ?

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mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales

Indépendante de toute chapelle comme de tout pouvoir financier, bureaucratique ou idéologique, La Revue du MAUSS, revue de recherche et de débat, œuvre au développement d’une science sociale respectueuse de la pluralité de ses entrées (par l’anthropologie, l’économie, la philosophie, la sociologie, l’histoire, etc.) et soucieuse, notamment dans le sillage de Marcel Mauss, d’assumer tous ses enjeux éthiques et politiques.Directeur de la publication : Alain Caillé.

Secrétaire de rédaction : Philippe Chanial.

Conseillers de la direction : Gérald Berthoud, François Fourquet, Jacques T. Godbout, Ahmet Insel, Serge Latouche.

Conseil de publication : Jean Baudrillard, Hubert Brochier, Giovanni Busino, Cornelius Castoriadis (✝),Henri Denis, Vincent Descombes, François Eymard-Duvernay, Mary Douglas, Jean-Pierre Dupuy, Michel Freitag, Roger Frydman, Jean Gadrey, Marcel Gauchet, André Gorz, Chris Gregory, Marc Guillaume, Philippe d’Iribarne, Stephen Kalberg, Pierre Lantz, Bruno Latour, Claude Lefort, Robert Misrahi, Edgar Morin, Thierry Paquot, René Passet, Jean-Claude Perrot, Jacques Robin, Paulette Taïeb, Philippe Van Parijs, Annette Weiner (✝).Anthropologie : Marc Abélès, Mark Anspach, Cécile Barraud, David Graeber, Roberte Hamayon, André Itéanu, Paul Jorion, Philippe Rospabé, Gilles Séraphin, Lucien Scubla, Michaël Singleton, Camille Tarot, Shmuel Trigano.

Économie, histoire et science sociale : Geneviève Azam, Arnaud Berthoud, Éric Bidet, Genauto Carvalho, Pascal Combemale, Annie L. Cot, Alain Guéry, Marc Humbert, Jérôme Lallement, Jean-Louis Laville, Vincent Lhuillier, Jérôme Maucourant, Gilles Raveaud, Jean-Michel Servet.

Écologie, environnement, ruralité : Pierre Alphandéry, Marcel Djama, Jocelyne Porcher, Éric Sabourin, Wolfgang Sachs.

Paradigme du don : Dominique Bourgeon, Mireille Chabal, Sylvain Dzimira, Anne-Marie Fixot, Pascal Lardelier, Paulo Henrique Martins, Henri Raynal, Julien Rémy, Dominique Temple, Bruno Viard.

Philosophie : Jean-Michel Besnier, Francesco Fistetti, Marcel Hénaff, Michel Kaïl, Philippe de Lara, Christian Lazzeri, Pascal Michon, Chantal Mouffe.

Débats politiques : Cengiz Aktar, Antoine Bevort, Pierre Bitoun, Jean-Claude Michéa, Jean-Louis Prat, Joël Roucloux, Alfredo Salsano (✝), Patrick Viveret.

Sociologie : Norbert Alter, David Alves da Silva, Rigas Arvanitis, Yolande Bennarrosh, Michel Dion, Denis Duclos, Françoise Gollain, Aldo Haesler, Annie Jacob, Michel Lallement, Christian Laval, David Le Breton, Louis Moreau de Bellaing, Sylvain Pasquier, Ilana Silber, Roger Sue, Frédéric Vandenberghe, François Vatin.

Les manuscrits sont à adresser à : MAUSS, 3 avenue du Maine, 75015 Paris.

Revue à comité de lecture international,

publiée avec le concours du Centre national du Livre.

ISBN : 978-2-7071-5362-3ISSN : 1247-4819

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N°30 seCONDsemestre2007

Vers une autre science économique(et donc un autre monde) ?

AlAin CAillé5Présentation

I. Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?

1. Vers une éConomie politique institutionnAliste ?

AlAin CAilléet alii 33Unquasi-manifesteinstitutionnaliste, suivi deVersuneéconomiepolitique institutionnaliste? BernArd ChAVAnCe 49L’expériencepost-socialisteetlerésistible apprentissagedelascienceéconomique BernArd ChAVAnCe 64L’économieinstitutionnelleentreorthodoxie ethétérodoxie pAsCAl ComBemAle 71L’hétérodoxieencore:continuerlecombat, maislequel? niColAs postel83Hétérodoxieetinstitution

2. de quelques entrées éConomiques AlternAtiVes et ComplémentAires

pAul Jorion 117Prix,véritéetsocialité miChel renAult 138Uneapprochetransactionnelledel’action etdel‘échange:lanatured‘uneéconomie partenariale GorAn hyden 161L’économiedel’affectionetl’économie moraledansuneperspectivecomparative: qu‘avons-nousappris? KAzuhiKo suGimurA 185Lespaysansafricainsetl'économiemorale ériC sABourin 198L’entraiderurale,entreéchange etréciprocité

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3. de quelques impliCAtions politiques. entre proteCtionnisme, Cosmopolitisme et internAtionAlisme

FrançoisFourquet 219Lettreàunjeunedoctorant.Surlacausalité enéconomie JacquessApir 227Libre-échange,croissanceetdéveloppement: quelquesmythesdel’économievulgaire Jean-LucGréAu 248Lecapitalismeest-ilmaîtrisableetréformable? DeogratiasF.rutAtorA 262économiemoraleetdéveloppementendogène: etStephenJ.nindi lecasdelasociétématengo(Tanzanie) FrancescoFistetti279 Justicesociale,justiceglobale etobligationdedonner MarchumBert 301Circonscrirelaplacedumarché.Commentaires autourd’untextedePierreCalames

II. Libre revue

StephenKAlBerG 321L’influence passée et présente des « visions dumonde».L’analysewébérienned’un conceptsociologiquenégligé HenrirAynAl353Louéesoitl’Illusion!(Mayan’existepas) Cosimozene367DonetvendettaenSardaigne AlainCAillé 393Cequ’onappellesimalledon… Gérardtoulouse405Lemouvementéthiquedanslessciences Shuoyu 417Aperçutranscultureldetroisrencontres Europe-Chine MarydouGlAs438Lapauvretécommeproblèmedeliberté SandrineAumerCier 452EdwardL.Bernaysetlapropagande Davidle Breton 470Avoirquestionàtout:lessciencessociales… Tableaud’honneur491Tableaud’honneurduMAUSS àJean-MarieTremblay Lectures 496MichelterestChenKosurJ.T.Godbout, AlainCAillésurJeanDuvignaud, PierreprAdessurSylvieGoulard, 511etd'autrescomptesrendusd'ouvrages.

Résumésetabstracts531

Lesauteursdunuméro546

Réunions-débats548

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Présentation

par Alain Caillé

Quand donc cesserons-nous de prendre les problèmes à l’envers et d’interpréter à contresens les relations entre les sciences sociales et la réalité des sociétés historiques ? Quand donc, autrement dit, refuserons-nous enfin de croire sur parole tout ce que l’appareillage institutionnel des sciences sociales – structures d’enseignement et de recherche, manuels de méthodologie et d’épistémologie, instances d’évaluation, de gestion des carrières et de promotion, etc. – vise à nous faire accroire : existeraient, hermétiquement séparés, d’un côté la réalité objective et historique des sociétés humaines et, de l’autre, des discours portant sur elles. Ces derniers ne pourraient être qualifiés de scientifiques que dans l’exacte mesure où ils sont axiologiquement neutres, indifférents aux valeurs, et uniquement soucieux de rendre compte d’une réalité historique indépendante d’eux, avec laquelle ils n’interfèrent en rien et sur laquelle ils n’exer-cent aucune influence substantielle.

Cette représentation à laquelle presque tout le monde croit ou affecte de croire dans le monde des sciences sociales – si soucieu-ses d’essayer de ressembler aux sciences de la nature – ne tient pas debout un instant. L’évidence historique est que les sciences sociales ont bien moins interprété et décrit objectivement le monde moderne qu’elles n’ont contribué à son édification et à sa transfor-mation1. Dans le façonnage de ce dernier, elles ont joué un rôle qui

1. Conformément en somme à la célèbre onzième thèse de Marx sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes façons, ce qui importe, c’est de le transformer. »

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n‘est sans doute pas moins important que celui du christianisme dans le modelage de l’Europe. Cela n’est nullement contradictoire avec leur vocation de connaissance. Au contraire même. Il y a des chances que l’on comprenne et analyse mieux une réalité que l’on a soi-même fortement contribué à créer que des faits totalement étrangers. Et d’ailleurs le christianisme lui aussi, comme toutes les religions, n’était pas exclusivement prescriptif, il offrait éga-lement une explication du monde. La différence, bien sûr, est que les religions subordonnent toute visée de compréhension à l’énon-ciation de normes de conduite, qu’elles n’émettent de jugements de réalité qu’accordés et subordonnés à leurs jugements de valeur, là où les sciences sociales, lorsqu’elles débouchent sur des juge-ments de valeur, le plus souvent implicites et non assumés comme tels, entendent ou prétendent les déduire de jugements de fait, de réalité ou de rationalité. Mais cette dépendance proclamée de la dimension normative à la visée cognitive n’a nullement interdit aux sciences sociales de jouer le rôle d’accoucheuses symboliques de la modernité. La caractéristique la plus saillante des sociétés modernes n’est-elle pas justement qu’elles espèrent pouvoir s’édi-fier et fonctionner en se passant de toutes les valeurs héritées, sans ou contre elles – qu’elles les liquident purement et simplement ou qu’elles ne leur accordent plus qu’un rôle marginal et quasiment folklorique ? être des sociétés hors valeurs de même qu’on pratique l’élevage hors sol2 ?

Dans ce rôle d’accoucheuses de la modernité, toutes les sciences sociales n’ont pas eu la même importance à tous les moments et dans tous les pays. Considéré sur longue période, disons depuis deux siècles et demi, il ne fait guère de doute toutefois que le rôle principal, éminent, déterminant a été joué par la science économi-que. Ou, plutôt, par l’économie politique peu à peu transmuée en science économique. C’est elle qui est devenue la vraie religion révélée, l’authentique remplaçante et héritière du christianisme (avec lequel elle entretient d’ailleurs des liens historiques, cultu-rels, métaphysiques et psychologiques étroits). Par rapport à elle, les autres sciences sociales, histoire, sociologie ou anthropologie, auront oscillé entre le rôle d’adjuvants, d’équivalents du clergé

2. Comme l’explique de manière lumineuse Jean-Claude Michéa dans son dernier livre, L’Empire du moindre mal [2007].

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Présentation 7

régulier par rapport au clergé séculier et à l’institution ecclésiale, ou celui d’hérésies potentielles ou consommées.

Disons les choses plus simplement et synthétiquement : le monde moderne est dans une large mesure la réalisation du rêve (the dream come true), de la prophétie et de la prédication de la science économique. Jusqu’au cauchemar parfois. Et cela devient chaque jour plus vrai, à l’échelle de la planète, où plus rien d’autre ne sem-ble doté de réalité que les contraintes économiques et financières, que la recherche de l’enrichissement personnel et matériel. Face à elles, tout – toute valeur, toute croyance, toute action menée pour elle-même, pour le plaisir, toute existence qui n’est pas vouée à la recherche de l’utilité –, tout semble désormais illusoire, inopérant, n’en valant pas la peine, superflu, irréel.

Comment interpréter ce triomphe de la norme économique généralisée ? Deux types de réponse sont possibles : la première, la plus tentante, surtout pour les économistes, pour le monde des affaires et de la finance, dirait que si la science économique triomphe dans la réalité, c’est tout simplement parce qu’elle est vraie, scien-tifique, parce que c’est elle qui rend le mieux compte de la nature de l’homme et du monde objectif. La seconde, celle que les lignes qui précèdent ont esquissée, dirait au contraire qu’elle n’est vraie et scientifiquement fondée que pour autant que le monde se conforme peu à peu à ses énoncés. Pour la première – thèse du rôle constatif de la science économique –, la science économique ressemble de plus en plus au monde. Pour la seconde – thèse de son rôle performatif –, c’est le monde qui lui ressemble de plus en plus.

Au premier abord, le choix entre ces deux interprétations du statut épistémique de la science économique est à peu près indéci-dable, puisque plus la science économique parvient à modeler la réalité – vérifiant la thèse performative – et plus elle devient vraie – corroborant la thèse constative. C’est avec le fameux Consensus de Washington qui, dans le sillage de la contre-révolution néo-libérale, unifiait les doctrines du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, que la coalescence des deux visions possibles du rôle de la science économique a pu sembler définiti-vement achevée. Tout convergeait alors dans la théorie du TINA, There is no alternative. Pas d’alternative aux nouveaux préceptes de politique économique prônant une dérégulation généralisée au nom de l’idée que toutes les régulations étatiques, politiques ou

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syndicales, tendent à la formation de bureaucraties inefficaces et sous-optimales, et que seul le marché auto-organisé et autorégulé produit cette bonne coordination entre les agents économiques qui garantit la prospérité générale. Pas d’alternative non plus à la science économique standard, partout enseignée à l’identique dans le monde et qui semblait avaliser directement ledit Consensus. Or même s’il a fait long feu, s’il s’effrite de toutes parts, le couplage de ce qui reste du Consensus de Washington et de la science économique standard fait toujours figure de norme, à tel point que tout ce qui s’y oppose semble encore relever de l’exception, de l’hérésie ou du cas particulier.

vers une économie politique institutionnaliste ?

Mais par quelque bout donc qu’on prenne les problèmes, une chose est certaine : il est vain d’imaginer l’éventualité d’un autre monde, d’un monde qui refuserait de se soumettre intégralement aux normes de la spéculation financière, si l’on ne commence pas à envisager la possibilité d’une autre science économique que la science économique dominante. Un autre monde ne sera possible que si une autre science économique l’est également. Elle en est la condition à coup sûr non suffisante, mais absolument nécessaire. Or le paradoxe, c’est que cette autre science économique n’est pas seulement possible, mais qu’elle existe déjà pleinement. Ou au moins par pans entiers. La seule chose qui lui manque vraiment n’est pas l’existence, mais la conscience de cette existence. C’est autour de ce paradoxe, et pour tenter de le surmonter, que tourne ce numéro de La Revue du MAUSS.

Pour prendre la pleine mesure de ce paradoxe, il faut d’emblée en affronter un autre : la science économique standard reste ultra dominante dans toutes les organisations internationales, dans les organismes de recherche et dans les établissements d’enseignement supérieur du monde entier, alors qu’elle est à peu près intégralement réfutée et que d’une certaine manière plus personne n’y croit plus vraiment (là aussi les parallèles avec certains épisodes de l’histoire religieuse sont d’ailleurs frappants). Que reste-t-il de la théorie de l’équilibre général, de la firme, du consommateur, des avantages comparatifs, des modèles de rationalité ou de l’espoir de surmonter

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Présentation 9

les apories du dilemme du prisonnier ? À peu près rien, et pourtant l’édifice est toujours debout3. Imagine-t-on un bâtiment dont toutes les fondations et tous les étages inférieurs auraient été détruits et qui pourtant serait toujours là, comme suspendu en l’air et conservant inchangée sa splendeur d’antan ? Comment expliquer un tel mys-tère ? Un double mystère plutôt : une théorie à laquelle personne ne croit, mais à laquelle tout le monde croit quand même ; une théorie intégralement réfutée, mais qui passe pourtant pour la plus scien-tifique de toutes les théories en science sociale. Deux explications viennent à l’esprit. Toutes deux assez déconcertantes.

La première est que la science économique standard repose sur une série d’axiomes qui présentent la particularité d’être à la fois totalement réfutables, et d’ailleurs réfutés, et en même temps parfaitement irréfutables parce qu’intrinsèquement tautologiques. Irréfutable le postulat que les sujets humains visent toujours à satisfaire au mieux leur intérêt propre puisque, s’ils semblent viser le contraire en se montrant « altruistes », il est toujours loisible d’affirmer que c’est parce que tel est leur intérêt, leur préférence. Irréfutable l’affirmation que si des marchés sont en équilibre parce que chacun y trouve son compte, alors ils sont en équilibre et chacun y trouve son meilleur compte possible. ça ne se passe pas comme ça dans la réalité ? C’est la preuve que la théorie est réfutable et donc scientifique. Si on affirme en effet avec Karl Popper que le signe distinctif d’une théorie scientifique, par différence avec les discours religieux ou métaphysiques, c’est d’être structurellement ouverte à la réfutabilité, alors la théorie économique est la plus scientifique de toutes les théories possibles. Le destin de la science économique est en effet étrange. Ne vit-elle et ne prospère-t-elle pas en somme de et sur ses propres réfutations ? Mais, paradoxalement, plus elle s’autoréfute, i.e. plus elle démontre l’impossibilité d’une approche uniquement économique, close et autoréférentielle des problèmes économiques, et plus elle semble se renforcer. Comme le capitalisme, en somme. Ce rapprochement n’est pas fortuit. Ce qui a fait la force de la science économique standard, mainstream,

3. On trouvera de bonnes et utiles synthèses sur cette réfutation générale de la science économique standard dans Jacques Sapir, Les Trous noirs de la science économique [2000], Bernard Maris, Antimanuel d’économie [2003] et, tout récemment, Bernard Guerrien, L’Illusion économique [2007].

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c’est sa plasticité même, son infinie capacité à réduire et à traduire toute question du monde réel en un langage formel, mathématisable et donc apparemment rigoureux, de même que ce qui produit la puissance du capitalisme, c’est sa capacité à ramener in fine toute réalité à la mesure de sa productivité et de sa rentabilité. D’où l’al-liance étroite et qui a pu sembler un temps indissoluble, au-delà de l’air du temps idéologique, entre la science économique telle qu’on l’enseigne un peu partout dans le monde, la science économique standard, et le néolibéralisme. Affinité élective qui a culminé, on l’a dit, avec le Consensus de Washington.

Reste que pour K. Popper, ce qui fait la scientificité d’une théo-rie, on le sait, c’est sa réfutabilité, pas le fait qu’elle est effectivement réfutée ! Or si l’on passe outre son irréfutabilité formelle, il est peu douteux que la théorie économique standard est substantiellement réfutée. De part en part. Les développements de l’économie expé-rimentale par exemple attestent à l’envi qu’à l’exception peut-être des étudiants de science économique, fort peu de sujets humains normalement constitués se conduisent de manière conforme à ses prévisions. Et tout le monde sait bien désormais, notamment grâce à Joseph Stiglitz, ancien directeur adjoint de la Banque mondiale, que les préconisations du Consensus de Washington ont été à peu près partout fortement inefficaces et contre-productives quand elles n’ont pas, trop souvent, suscité des désastres.

@ >>> On lira ici, ou plutôt dans la version électronique de ce numéro4, sous la plume de Bernard Chavance, un compte rendu particulièrement éclairant de l’échec des théories de la transition du socialisme au capitalisme directement dérivées dudit Consensus.Il y a donc une autre raison que son irréfutabilité tautologique

au maintien de la puissance symbolique et institutionnelle de la

4. « Dans la version électronique de ce numéro ». Depuis le dernier numéro, La Revue du MAUSS semestrielle est en effet devenue revue électronique, dans son format habituel, de l’ordre de 500 pages. Ce format était devenu trop lourd pour l’édition normale et peu attractif pour le grand public. Il nous fallait pourtant le conserver si nous voulions, comme par le passé, pouvoir traiter le thème central du numéro dans toute son ampleur et faire droit à sa complexité. La solution adoptée a été d’en faire une revue électronique et d’en tirer une version abrégée de 250 à 300 pages ne comportant que les articles les plus aisément accessibles à un public non universitaire. La présentation est commune aux deux versions, mais indique par le sigle @ >>>, un filet et un retrait les articles qu’on ne trouve que dans la version électronique.

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Présentation 11

théorie standard. Cette autre raison, comme le souligne à juste titre Pascal Combemale, qui insiste depuis longtemps sur le rôle performatif de la science économique – sur le fait qu’elle crée la réalité qu’elle est censée décrire –, est qu’on ne critique vraiment que ce qu’on remplace. Or, face au bloc apparemment monolithi-que de la science standard, les écoles économiques hétérodoxes apparaissent extraordinairement dispersées – pullulement d’éco-les plus ou moins importantes, cultivant leurs particularismes et jalouses de leurs spécificités souvent largement illusoires. C’est d’abord cet éparpillement de l’opposition qui fait toute la force du paradigme standard. Or une telle fragmentation n’a aucune raison d’être proprement théorique et scientifique, car sur tout un ensem-ble de propositions de base, non triviales et non tautologiques, la quasi-totalité des écoles non standard, « standard étendues » (pour reprendre la terminologie d’Olivier Favereau) ou hétérodoxes se retrouvent largement d’accord. C’est l’existence de ce large accord que vise au premier chef à montrer et à réaliser ce numéro de La Revue du MAUSS, organisé autour de ce qu’en opposition contra-puntique au défunt Consensus de Washington il est permis d’appeler le Consensus de Djakarta.

Force est ici d’entrer un peu dans la petite histoire (racontée plus en détail par Alain Caillé en introduction à un « quasi-manifeste » pour une économie politique institutionnaliste). À la suite d’un voyage comparable déjà effectué en Chine en 2005, nous fûmes conviés en juillet 2006, Robert Boyer, Éric Brousseau, Olivier Favereau et moi-même, à présenter en Indonésie les analyses de quatre « écoles économiques hétérodoxes françaises » à des univer-sitaires et des hommes et femmes politiques indonésiens fortement soucieux de desserrer l’emprise du paradigme économique standard sur les universités indonésiennes et de prendre leurs distances avec les préconisations néolibérales qui ont purement et simplement ruiné leur pays en 1997 (suite à leur application, le taux de chômage est passé de 2 à 35 % et près de la moitié des entreprises ont disparu). À l’occasion des divers exposés que nous fîmes devant divers publics non spécialisés, il apparut très vite que dès lors qu’on n’entre pas dans le détail des analyses des uns et des autres, dans la technicité conceptuelle propre à chaque école, alors sur l’essentiel, sur les fondamentaux, nous étions très largement d’accord. Servant en quelque sorte de scribe, j’entrepris de fixer au jour le jour ces points

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de convergence, ce qui aboutit rapidement à la rédaction d’une sorte de petit manifeste – d’abord rédigé en anglais, en french-english plutôt, à l’usage de nos hôtes – intitulé « Towards an institutionalist political economy ». C’est en effet sous cette étiquette que se fixe le plus clairement l’opposition entre deux manières d’étudier et de rendre compte de l’économie, entre le paradigme standard et toutes les approches non standard.

Dire que l’on fait de l’économie politique plutôt que de la science économique, c’est, en renouant avec les origines historiques de la discipline, signifier qu’on assume pleinement les dimensions et les enjeux proprement politiques et moraux de l’analyse économique au lieu de les dénier. Se réclamer de l’institutionnalisme, c’est affirmer par ailleurs qu’institutions matter, les institutions comptent, et que donc l’économie ne peut pas et ne doit pas se réduire à une auto-organisation spontanée (et miraculeuse) du marché.

Le second texte de Bernard Chavance, très concis, et celui de Nicolas Postel, très détaillé, offrent chacun à sa manière, institu-tionnaliste classique chez B. Chavance, conventionnaliste chez N. Postel, une mise au point particulièrement éclairante sur l’his-toire et la place actuelle de l’institutionnalisme en économie.

Le « manifeste » détaille certaines des implications théoriques et concrètes de ces deux principes de base : la science économique doit redevenir une économie politique, et une économie politique institutionnaliste.

Quelle signification, quelle importance peut revêtir un tel mani-feste ? Faible, voire dérisoire, ou, au contraire, tout à fait signifi-cative selon ce qui en sera fait. Détaillons brièvement. Quiconque est un peu au fait de la vivacité des débats qui opposent entre eux à Paris certains des tenants des quatre écoles économiques non stan-dard en question ne pourra qu’être agréablement surpris de voir se dégager un tel consensus par recoupements (overlapping consensus comme le formulait John Rawls) entre école de la régulation, école néo-institutionnaliste, école des conventions et anti-utilitarisme. Si, comme il est permis de le penser, une des raisons principales de la puissance du paradigme standard tient à l’éparpillement des forces de ses opposants, alors ce consensus apparaît comme une excellente nouvelle. Inattendue et réjouissante. Qui resterait toutefois de peu de portée si 1° il devait rester exclusivement franco-français, 2° s’il ne produisait aucun effet institutionnel.

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Présentation 13

1. Pour vérifier que l’accord en question, le « Consensus de Djakarta », ne se limite pas aux bords de la Seine, le texte (réécrit dans un anglais plus fluent) a été soumis aux animateurs de différen-tes écoles économiques non standard et non françaises. Avec l’ac-cord rapide – enthousiaste faut-il préciser – de Geoffrey Hodgson, principal représentant de l’influente école institutionnaliste et cofondateur de l’European Association for Evolutionary Political Economy (actuellement présidée par Pascal Petit), celui de Peter Hall, animateur de l’école des Varieties of Capitalism, de Ronen Palan, représentant de l’International Political Economy, ou de Michael Piore, un des théoriciens du marché du travail les plus réputés et les plus cités chez les économistes, suivi de l’accord de divers chefs d’autres écoles non standard5, preuve est faite que le consensus en question n’est pas purement circonstanciel et franco-français, qu’il revêt au contraire une portée très générale parce qu’il permet d’expliciter les points d’accord minimaux entre tous ceux qui entendent aller au-delà du paradigme standard.

2. Peut-on, et comment, aller plus loin et tirer quelques conclu-sions institutionnelles et programmatiques du consensus qui s’es-quisse ? L’enjeu, rappelons-le, n’est pas mince. En prenant acte de l’échec scientifique du paradigme standard, il n’est rien moins que de desserrer son hégémonie sur l’enseignement et la recherche en économie, et de permettre ainsi de penser différemment la politique économique en réintroduisant – en internalisant – les dimensions politiques, sociales et éthiques expulsées et déniées par la standardi-sation formalisatrice. Il serait sans doute toutefois contre-productif de vouloir aller trop vite, comme le montre l’échec relatif il y a quel-ques années de la tentative des étudiants normaliens en économie de dénoncer l’autisme de l’économie qu’on leur enseignait. Passé

�. Dont Marc Humbert, fondateur et animateur de PEKEA (Political and Ethical Knowledge on Economic Activities), ONG agréée par l’UNESCO et qui regroupe des économistes (et sociologues) d’une bonne trentaine de pays, Paul Singer, économiste, secrétaire d’État à l’économie solidaire du gouvernement Lula au Brésil ou encore Jose Luis Corragio, animateur de l’école argentine d’économie sociale et solidaire. Nous aurions pu aisément multiplier le nombre des signataires initiaux mais, sous peine de sembler privilégier telle ou telle école, il nous a paru judicieux de limiter les signatures initiales à un seul représentant significatif par école.

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les premières semaines d’émoi dans l’institution, tout est à peu de choses près rentré dans l’ordre et est redevenu comme avant6.

Le mieux sera donc sans doute de procéder en deux temps. Dans le premier, il importe d’abord de se compter, autrement dit de réunir les signatures de tous les économistes7 insatisfaits de l’état de leur discipline, de ce qu’ils sont plus ou moins forcés d’enseigner ou du type de recherches qui leur est imposé, et qui se reconnaissent pour l’essentiel dans ce qui est proposé sous l’intitulé d’une économie politique institutionnaliste. Tout porte à croire qu’ils sont en fait nombreux. Nous les invitons à le faire savoir à la revue L’Économie politique, revue théorique dirigée par Christian Chavagneux et associée au magazine Alternatives économiques qui a bien voulu se joindre au MAUSS et mettre à la disposition de cette initiative son réseau logistique (www.leconomiepolitique.fr). S’il se manifeste un nombre significatif de signataires, en France et à l’étranger, alors il sera possible d’organiser entre eux une rencontre symboliquement importante destinée à discuter des réorientations institutionnelles souhaitables en matière d’enseignement et de recherche. Car c’est là, dans l’enseignement, qu’il est le plus urgent d’agir, ne serait-ce d’ailleurs que pour mettre un terme à l’hémorragie des étudiants de science économique découragés par une discipline qui leur explique si peu ce qui survient dans le monde réel (quel universitaire avait réellement anticipé la crise du subprime8 ?) et qui se tournent de plus en plus massivement vers la gestion pour trouver des débouchés professionnels.

6. Sur l’état actuel du courant « post-autiste » en économie, voir http://www.autisme-economie.org/article159.html

7. Il paraît préférable au moins dans un premier temps de se limiter aux seuls économistes proclamés et légitimes car, dans l’état actuel du rapport de force institué entre disciplines, toute alliance des économistes non standard avec des philosophes, des psychologues, des anthropologues, des historiens et surtout, horresco referens, des sociologues vaut délégitimation immédiate. Il convient malgré tout de signaler l’accord avec le manifeste de certains des principaux représentants de la sociologie économique française consultés : Michel Lallement (professeur au CNAM), Jean-Louis Laville (professeur au CNAM), Philippe Steiner (professeur à Paris IV-Sorbonne), François Vatin (professeur à Paris X-Nanterre). Et, en Angleterre, de Bob Jessop.

8. Parfaitement anticipée, au contraire par Paul Jorion dans Vers la crise du capitalisme américain ? [2007]. Peut-être parce qu’il n’est pas économiste de formation. Au moment où nous mettons sous presse, nous apprenons que ce livre vient d’être sélectionné, avec dix autres, pour concourir au titre de « Meilleur livre d’économie de l’année », décerné par le Sénat.

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Voilà pour ce qui est de l’importance organisationnelle et sym-bolique possible de cet appel à se regrouper sous la bannière d’une économie politique institutionnaliste. Mais ne rêvons pas : pour l’instant, et sous réserve d’approfondissements ultérieurs qui pour-raient résulter de la dynamique enclenchée, il laisse toute chose en l’état et ne règle en tant que tel aucun problème scientifique ou épistémologique décisif. Et c’est là où la diversité et la concurrence des écoles reprennent tous leurs droits. Trois problèmes centraux en effet demeurent.

Le premier est que, comme le montrent fort bien B. Chavance et P. Combemale, reconnaître que les institutions importent a le mérite d’admettre une évidence. Mais une évidence tellement évidente qu’elle est également reconnue depuis un certain temps déjà par l’économie standard comme par le FMI ou la Banque mondiale. Alors que, dans une première phase, le Consensus de Washington se préoccupait uniquement de libérer l’économie de toute régula-tion dans l’espoir que la démocratisation s’ensuivrait, la doxa est maintenant qu’il faut d’abord établir une « bonne gouvernance », autrement dit réformer les institutions. Dès lors le débat se déplace et s’affine. La question n’est plus de savoir si institutions matter, mais s’il faut les penser uniquement du point de vue de leur efficacité économique, conformément aux règles du paradigme standard et dans une logique de benchmarking, ou s’il existe une spécificité institutionnelle en elle-même irréductible aux contraintes et aux fins de l’économie, et ce que la science économique a alors à en dire.

Cette question se redouble de celle de savoir dans quelle mesure l’économie politique institutionnaliste doit véritablement larguer les amarres avec la science économique standard. Comme le note très justement P. Combemale, « si l’on veut savoir ce qui se passe dans un quartier de banlieue, dans un atelier de constructeur auto-mobile, dans un centre d’appels, dans un hôpital, etc., il est plus judicieux de s’adresser à un sociologue. Mais qui répondra aux questions sur la lutte contre le chômage, sur les délocalisations, sur la politique monétaire, sur le prix des médicaments, le pro-tocole de Kyoto, etc. ? ». Sur les questions de ce type, il existe tout un ensemble d’outils utilisés par les économistes de manière assez autonome par rapport aux enjeux politico-épistémologiques centraux : « Les économistes, écrit-il également, sont volontiers schizophrènes. Ceux dont le métier est d’analyser la conjoncture

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utilisent des modèles éclectiques, dont l’armature reste souvent celle de la bonne vieille synthèse classico-keynésienne. Si le but est de prévoir les effets d’une variation du taux d’intérêt, d’un choc pétrolier, d’un krach immobilier, mieux vaut en effet se référer à des relations connues depuis longtemps entre des variables agrégées (consommation, investissement, revenus, inflation…). Par ailleurs, lorsque les questions se font plus précises, le praticien se soucie moins de théorie pure que du choix de la meilleure technique éco-nométrique. Car la tendance est à l’économie appliquée. Loin des controverses entre écoles ou courants, on s’intéresse à la qualité des données, aux expériences naturelles, aux différences de diffé-rences… Le pragmatisme conduit à répondre de façon empirique à des énigmes concrètes : quel est l’effet d’un impôt progressif sur les inégalités de revenus ? Quel est l’effet de l’allocation-logement sur le marché des studios parisiens ? Quel est l’effet d’un programme d’aide en espèces sur la scolarisation des filles dans tel pays en développement ? » Le choix ici semble passer entre rassembler entre eux économistes orthodoxes et hétérodoxes, hors écoles fixes et hors dogmes, dans des synthèses éclectiques, conjoncturelles, mouvantes et appliquées, ou bien, autre perspective possible dans le sillage d’une économie politique institutionnaliste, les inscrire délibérément dans le cadre d’une science sociale générale, dont il reste à définir le cadre institutionnel possible. L’auteur de ces lignes a tendance à penser qu’il faut rechercher ces deux solutions en même temps parce qu’il ne pourra exister d’alliance scientifiquement et politiquement féconde entre économistes de tous bords que si les économistes qui pensent l’économie politique comme une branche de la science sociale générale parviennent à prendre l’ascendant sur ceux qui voient la science économique comme une forme de mathématiques ou de physique appliquées (ce que n’avait pas assez bien perçu le mouvement contre l’autisme en économie).

Enfin, et c’est ici qu’on rejoint le début de cette présentation : les enjeux principaux de cette discussion, ses tenants et aboutissants, ne sont en dernière instance pas tant scientifiques que politiques et éthiques. La question de fond est celle de savoir si nous voulons vivre dans un monde intégralement structuré autour des valeurs et des finalités économiques, et, si tel n’est pas le cas, de savoir à quoi pourrait ressembler cet autre monde. Mais ce n’est sans doute pas aux économistes qu’il faut demander de dessiner un

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Présentation 17

monde non économique. Laissons là encore la parole sur ce point à P. Combemale : « Si la force de l’orthodoxie réside profondément dans sa normativité, laquelle se nourrit d’une anthropologie et d’une philosophie politique, alors l’hétérodoxie ne peut espérer la combattre sans dessiner un autre horizon. Bien qu’il soit probable qu’une véritable remise en question de notre mode de vie et de production n’adviendra pas avant une crise majeure, alors que se rapprochent les échéances écologiques et qu’augmentent les risques de guerre liés à la lutte pour les ressources vitales (l’énergie, les matières premières, les terres cultivables, l’eau…), c’est ce dont nous manquons le plus. D’un horizon ». Tout le travail du MAUSS consiste justement à esquisser les contours d’une philosophie poli-tique alternative fondée sur les découvertes anthropologiques, à commencer par celles de Marcel Mauss.

de quelques entrées économiques alternatives et complémentaires

Ne nous-y trompons pas toutefois. L’étiquette d’économie poli-tique institutionnaliste ne peut servir que de drapeau commun, de signe de ralliement, de plus petit commun dénominateur entre des écoles par ailleurs très diverses. Ce plus petit commun dénomi-nateur n’est ni vide ni trivial. C’est beaucoup et très peu à la fois. Très peu puisqu’il n’énonce que des propositions générales. Sur les mille et un problèmes concrets qui se posent, tout reste à faire et à penser et c’est là que chaque école non standard peut et doit faire valoir la spécificité de sa démarche. Mais allons plus loin : il n’est nullement certain que, sauf pour des raisons diplomatiques, toutes les économies politiques alternatives se reconnaissent vraiment dans le signifiant institutionnalisme.

Est-ce la bonne étiquette par exemple pour situer les hypothèses théoriques fascinantes développées par Paul Jorion9 dans un livre à paraître dont nous reprenons ici l’introduction et la conclusion. Son fil directeur est la thèse de l’équivalence entre prix et vérité :

9. Cette reformulation théorique marquant une sorte de point d’aboutissement du travail et des intuitions présentées dans son article « Les déterminants sociaux des prix de marché » [1990].

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« La seule différence entre eux, c’est que la vérité s’exprime sur le mode du mot et le prix sur le mode du nombre. […] Il est permis de dire que le prix est la vérité des choses humaines exprimée en nombres et que la vérité, c’est le prix des choses humaines exprimé en mots. » C’est dans cette perspective que P. Jorion remet au rouet la théorie autrefois formulée par lui, dans le sillage d’Aristote et de Karl Polanyi, et qui voyait dans les prix la réfraction des sta-tuts sociaux respectifs des protagonistes de l’échange. On semble se trouver ici en plein institutionnalisme puisque « dans cette perspective, l’économique s’efface devant le sociologique dans la mesure où le prix représente une proportion entre conditions, c’est-à-dire entre classes sociales, celles-ci n’étant à leur tour que l’expression d’un système politique ». Mais on ne saurait se contenter d’une explication par l’invocation du politique en général – « hypothèse saturante », nous dit P. Jorion –, trop vaste et tautologique pour expliquer quoi que ce soit de concret. En fait, tout se joue selon lui en termes de rareté relative non pas des biens ou des marchandises, mais des personnes. Des personnes concrètes dans le cas des petites sociétés closes (à quoi correspond ce qu’il appelle la « théorie restreinte »), des groupes sociaux concrets de la grande société (à quoi correspond la « théorie généralisée »), des groupes sociaux virtuels dans le cadre de l’économie globa-lisée (à quoi correspond la « théorie générale10 »). « La loi de la “théorie générale” de l’économie est ici la suivante : le rapport de force entre les parties s’évalue par la rareté relative des vendeurs et des acheteurs (comme l’avait établi la « théorie généralisée »), mais celle-ci à son tour n’étant pas nécessairement connue, elle est estimée à partir de modèles (cadres de représentation) divers, certains de type scientifique car fondés sur la cause (analyse fonda-mentale), d’autres apparentés à la divination car fondés sur le signe (analyse technique) ; l’incertitude quant au rapport de force entre acheteurs et vendeurs conduit à des représentations rapidement révisées, les prix n’oscillent plus comme dans les situations dont rend compte la “théorie généralisée” : dans la “théorie générale”

10. Sur ces expressions de « théorie restreinte », « généralisée » et « générale », cf. A. Caillé, « D’une économie politique qui aurait pu être » [1994], article écrit en commentaire de l’article de P. Jorion, « L’économique comme science de l’interaction humaine vue sous l’angle des prix. Vers une physique sociale » [1994], qui posait les premiers jalons de la théorie jorionesque.

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Présentation 19

de l’économique, les prix vibrent dangereusement. » Mais ici, on sort apparemment de l’institutionnalisme pour retrouver par un cheminement tout autre et paradoxal l’ambition proprement scientifique et mathématique de la science économique puisque, nous dit P. Jorion, « le cadre dans lequel l’ensemble des faits dits “économiques” se situent est […] celui d’une physique de l’inte-raction humaine ».

@ >>> C’est à l’opposé peut-être de ce physicalisme qu’il convient de situer l’esquisse par Michel Renault d’une éco-nomie politique non pas institutionnaliste mais pragmatiste, inspirée notamment de John Dewey. Cette tentative devrait retenir toute l’attention des MAUSSiens, de plus en plus sen-sibles, grâce notamment à Philippe Chanial11, aux harmoniques existant entre Marcel Mauss et John Dewey. Peut-être le chaînon qui manque chez J. Dewey pour qu’un arrimage parfait puisse s’effectuer avec les analyses de M. Mauss est-il celui d’une attention suffisante portée à la réciprocité considérée comme substrat et organisateur des relations interpersonnelles. À lui accorder toute la place qu’elle mérite, on voit se profiler une entrée encore dans l’analyse économique, une entrée à la fois anti-utilitariste et empirique.@ >>> C’est celle que met ici en œuvre Kazuhiko Sugimura analysant, dans le sillage des travaux de James Scott sur les pay-sans d’Afrique du Sud-Est12, « l’économie morale », ou encore « l’économie de l’affection » de l’Afrique rurale. Le point de départ de ce type d’analyse est ainsi résumé par J. Scott : « Nous devons partir, je pense, de deux principes moraux fermement encastrés à la fois dans le modèle social et les obligations de la vie paysanne : la norme de réciprocité et le droit à la subsis-tance… La réciprocité sert de principe moral central dans les rapports interpersonnels. Le droit à la subsistance définit, en fait, les besoins minimaux devant être satisfaits pour les membres de la communauté dans le contexte de réciprocité » [Scott, 1976, p. 167]. En Afrique, nous dit K. Sugimura, « l’économie

11. Cf. son article « Une foi commune : démocratie, don et éducation chez John Dewey » [2006].

12. Voir James Scott, The Moral Economy of the Peasant : Rebellion and Subsistence in Southeast Asia [1976].

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morale se fonde sur des réseaux familiaux, sur des réseaux d’amitié et de voisinage, basés sur la norme de “réciprocité géné-rale”, dans lesquels le contre-don n’est pas toujours obligatoire. L’autre aspect unique est que cette accumulation de richesse se fait surtout dans la sphère de la consommation et des relations sociales. Cela contraste avec les communautés rurales d’Asie orientées par la production, où la réciprocité équilibrée est la norme dominante des relations sociales ».@ >>> Goran Hyden, de son côté, nous présente de manière très synthétique tous les tenants et aboutissants de la théorie de l’économie morale et de l’affection, en indiquant sa filiation par rapport aux travaux d’Alexandre Tchayanov ou de Karl Polanyi et ses enjeux actuels. « L’essentiel de ce que l’écono-mie morale et l’économie de l’affection ont en commun, nous dit-il, est donc l’informel. Cela se manifeste dans les compor-tements aussi bien que dans les règles auxquelles les acteurs adhèrent ou qu’ils inventent. L’institutionnalisation n’est donc pas seulement une prérogative des règles formelles. Elle se réfère aussi à la manière dont les règles informelles devien-nent un facteur plus permanent du paysage socio-économique et politique. C’est là un point qui échappe à une large partie de la littérature contemporaine parce qu’elle se focalise sur le degré auquel les règles formelles dans un modèle de prescrip-tions particulières (par exemple, une économie néolibérale ou une bonne gouvernance politique) sont institutionnalisées. » « Les institutions informelles, précise-t-il, sont des codes de comportement non écrits, ou des conventions qui acquièrent une vie propre en dehors des règles formalisées. Les premières peuvent compléter les règles formelles ou coexister avec elles de manière invisible. Elles tendent à être présentes partout où les êtres humains s’engagent dans une forme d’action collec-tive. En fait, […] les institutions informelles peuvent être les seules suivies par les gens. »Dans les sociétés rurales, l’incarnation par excellence de la

norme de réciprocité réside dans les pratiques de l’entraide dont Éric Sabourin nous propose à la fois une esquisse de typologie comparative et une discussion proprement théorique, elle aussi plus proche d’une anthropologie économique anti-utilitariste que d’une économie politique institutionnaliste proprement dite.

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de quelques implications politiques. entre protectionnisme, cosmopolitisme et relocalisation

Le point de vue maussien est également à l’honneur dans la lettre que François Fourquet écrit non pas à un jeune poète, mais à un jeune doctorant en économie, pas tant cette fois par le biais de l’anti-utilitarisme que par celui de la référence à une approche tota-lisante. À l’exigence de prendre en compte la réalité et l’effectivité de la totalité. Contre les approches réductionnistes, mécaniques et purement internalistes d’une crise financière (la crise de 1997 en Thaïlande en l’occurrence), F. Fourquet montre que celle-ci n’est pleinement intelligible qu’envisagée comme manifestation d’un fait social total. « Vous ignorez ainsi, écrit-il au brillant jeune écono-miste, le conseil d’un anthropologue, Marcel Mauss, qui considérait chaque fait social comme “total13”, c’est-à-dire comme un condensé de la société tout entière, et qui recommandait qu’après l’analyse des faits, on procède à leur synthèse : “Après avoir forcément un peu trop divisé et abstrait, il faut que les sociologues s’efforcent de recomposer le tout”, c’est-à-dire le vrai concret ; le conseil s’adresse aussi aux économistes. Et le tout aujourd’hui, c’est l’économie mondiale tout entière qui justement vient d’achever son unification avec l’effondrement du socialisme ; plus profondément encore, c’est la société mondiale tout entière. » Belle querelle des méthodes et du fond. L’économie politique institutionnaliste doit-elle être nécessairement internationale14 ? Voilà qui débouche directement sur des questions de politique économique.

Institutionnalisme ? physicalisme ? pragmatisme ? anti-utilita-risme ? Tous ces distinguos peuvent paraître bien secondaires et aca-démiques au regard des enjeux politiques concrets auxquels, selon toute vraisemblance, nous allons très prochainement être confrontés.

13. Cela étant, je ne crois pas pour ma part (A. C.) qu’on puisse dire que M. Mauss considérait « chaque fait social comme total ». Au minimum certains sont-ils plus totaux que d’autres, ceux qui résonnent dans toute l’étendue et toute la profondeur de la société et concernent donc tout le monde.

14. Un des problèmes soulevés par l’appellation d’économie politique institutionnaliste est que l’abréviation anglaise d’Institutionalist Political Economy (IPE) est déjà prise par l’école de l’International Political Economy, fondée par Susan Strange et représentée par Ronen Palan. À intégrer le point de vue de F. Fourquet, il faut peut-être aller en direction d’une IIPE, d’une International Institutionalist Political Economy.

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De par son nom même, une économie politique institutionnaliste prête attention au politique. Certes, the political matters. Mais de cette affirmation très générale ne découle immédiatement et néces-sairement aucune politique économique déterminée particulière. Que faire si, comme il n’est pas impossible, éclate sous peu une crise financière et donc économique mondiale de grande ampleur ? Si le prix du pétrole, des céréales, des matières premières augmente dans des proportions considérables et double, voire triple ? Si la désindustrialisation de l’Europe et le chômage s’accentuent sous le poids des bas salaires dans les pays émergents, etc. ? Nous l’avions suggéré d’emblée : ce qui a fait la force du paradigme standard en économie n’a pas tant été sa vérité proprement scientifique, en définitive plutôt maigre si l’on met de côté sa beauté formelle et ses séductions mathématiques, que son couplage étroit avec l’idéologie libérale ou néolibérale de la libre concurrence. Que les recettes qu’il suggérait en matière de politique économique et sociale.

Existe-t-il donc des recettes de politique économique com-parables, que devrait nécessairement ou logiquement préconiser une économie politique institutionnaliste ? Rien n’est moins sûr, à l’exception peut-être d’un vague keynésianisme plus ou moins largement partagé. Bornons-nous à pointer ici un débat qui ris-que de devenir assez prochainement central alors qu’il fait pour l’instant l’objet d’un refoulement considérable. S’il s’avère que la mondialisation-globalisation de l’économie génère plus de dégâts et d’effets pervers – sociaux, économiques, politiques, climati-ques, etc. – qu’elle n’engendre de prospérité, qu’elle enrichit une poignée de riches dans chaque pays mais appauvrit le plus grand nombre15, alors la question du retour au protectionnisme, à un certain protectionnisme, se posera nécessairement. La question est évacuée par le paradigme standard pour qui tout accroissement et toute généralisation du libre-échange est nécessairement bénéfique pour tout le monde. Elle l’est également par la grande majorité des économistes, même de gauche ou très à gauche, au motif de

15. Par exemple, dans une tribune du journal Le Monde, un banquier, Jérôme Guillet, rappelle que « la forte croissance qu’ont connue les États-Unis depuis une dizaine d’années a été entièrement captée par le centième, voire le millième, le plus riche de la population, alors que pour le reste de la population, les 99 % restants, l’évolution a été moins bonne qu’en France » (cité par Denis Clerc dans Alternatives économiques, octobre 2007, p. 106).

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son impossibilité pratique16. Pourtant, on le sait, un des papes du paradigme standard, Paul A. Samuelson, a récemment remis pro-fondément en cause la théorie des avantages comparatifs qui est depuis son origine l’un des fleurons du paradigme standard, et il ne serait pas difficile de pointer les multiples entorses infligées au dogme du libre-échange par ses plus chauds thuriféraires. On lira donc avec beaucoup d’intérêt la vigoureuse et courageuse défense du protectionnisme présentée par Jacques Sapir. Elle fait notamment ressortir de manière particulièrement parlante les pertes fiscales inhérentes à la libéralisation du marché mondial, de l’ordre de 100 à 150 milliards de dollars par an, fourchette minimale, pour les pays de l’Union européenne (essentiellement ceux du « cœur historique »). Et il conclut : « Contrairement à ce qui est affirmé dans les médias et dans le discours de l’économie “vulgaire”, il n’y a pas d’argument permettant de fonder de manière normative (et donc prescriptive) la supériorité de la concurrence, et donc des poli-tiques de libéralisation. Les résultats normatifs issus de la théorie de l’équilibre général sont aujourd’hui entièrement invalidés. Le seul résultat robuste que la théorie économique puisse fournir est donc qu’il vaut mieux du commerce que pas de commerce du tout. Mais il est faux et malhonnête de prétendre que la théorie économique démontre qu’il est toujours avantageux d’avoir plus de commerce. […] la théorie économique fournit des arguments qui condamnent l’autarcie, mais nullement le protectionnisme. »

@ >>> L’argumentaire rejoint celui qu’avait développé il y a deux ans Jean-Luc Gréau, ancien conseiller du MEDEF, dans L’Avenir du capitalisme [2005], et qu’il résume et prolonge dans une présentation au groupe Politique autrement (animé par Jean-Pierre Le Goff) que nous reprenons ici. Dans le prolongement du débat sur le protectionnisme, c’est toute la question de la relocalisation, du développement local et endogène qu’il faudrait rouvrir de manière un tant soit peu systématique. On trouvera d’importants éléments sur ce point, à propos de l’Afrique et dans le cadre de l’économie morale évoquée plus haut, dans l’article de Deogratias F. Rutatora et Stephen J. Nindi.

16. Cf. le numéro de la revue L’Économie politique consacré en 2007 à ce sujet et l’article de Daniel Cohen dans la revue Esprit, « Pistes pour une régulation mondiale à inventer », juin 2007.

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Mais l’opposition à la généralisation planétaire du libre-échange, la réticence à débattre des possibles vertus du protectionnisme et du localisme ne tiennent-elles pas à la crainte d’entraver l’avènement souhaitable d’une société mondiale et de précipiter au contraire les sociétés, les États, les religions et les cultures dans une lutte générale les un(e)s contre les autres ? au refus du repli égoïste ? Comment espérer voir naître une solidarité entre les peuples si chacun se protège des autres ? Comment concilier la justice à l’in-térieur des États ou des espaces régionaux – argument en faveur du protectionnisme – et au moins un embryon de justice internationale sans laquelle nous risquons tous de courir à la catastrophe ? Encore faudrait-il savoir penser les fondements d’une justice internatio-nale. Or, nous en sommes assez loin. Comme le montre de manière éloquente et convaincante le philosophe Francesco Fistetti, la théorie de la justice de loin la plus influente, celle de John Rawls, s’arrête aux frontières des États-nations et rend donc impossible de penser les formes possibles de solidarité avec les déshérités de la terre. Si sont justes uniquement ces inégalités qui profitent aux plus démunis, alors que penser de l’explosion planétaire des inégalités entre les peuples ? Cette simple question montre qu’on ne peut pas réfléchir au problème des inégalités et de la justice mondiale à la seule échelle des entités politiques constituées ni s’en remettre, pour la poser, aux seuls mécanismes de la démocratie interne aux États. C’est pourquoi F. Fistetti suggère de réexaminer, via Amartya Sen, la théorie rawlsienne de la justice à la lumière du paradigme maussien du don en pensant ce qu’il propose d’appeler une auto-obligation des pays riches envers les pays pauvres, obli-gation qu’ils se créent eux-mêmes de reconnaître l’égale dignité des cultures et sociétés dominées. On le verra, l’argumentation de F. Fistetti est très claire et suggestive. Elle touche à ce qui est sans doute le problème premier de notre temps. La difficulté toutefois est qu’on ne peut pas à la fois affirmer que l’exigence de justice doit être prise en compte par d’autres entités que les États, posés comme dépassés, et demander à ces derniers de se soumettre à une auto-obligation de justice mondiale. Ou plutôt, ce qui reste à penser, c’est la manière dont ils doivent à la fois être renforcés dans certaines de leurs attributions – où l’on retrouve le volet protectionniste – et subordonnés à des exigences qui les dépassent – c’est le volet cosmopolitique.

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@ >>> Selon toute vraisemblance, ce débat sur les bonnes échelles du politique et de l’éthique gagnerait beaucoup en précision et en rigueur s’il était systématiquement croisé avec une discussion sur les modes de circulation – marché, redistri-bution, don – les plus naturellement adéquats pour les divers types de biens et de services existants, communs, publics, privés, partageables ou non, rivaux ou non rivaux, renouvelables, non renouvelables, multipliables, etc. Marc Humbert expose ici les intéressantes distinctions présentées en ce sens par l’économiste Pierre Calame, président de la Fondation pour le progrès de l’homme (Fondation Charles-Leopold-Meyer).

Libre revue

Le don, qui a pour fonction de personnaliser et de particulariser les rapports sociaux – « parce que c’est lui, parce que c’est moi », semble-t-il toujours dire – peut-il être l’instrument d’une justice cosmopolite ? Il est au départ permis d’en douter. L’étude par Cosimo Zene des rapports entre don et vengeance en Sardaigne montre bien comment entre en jeu dans la vengeance une exigence de justice, mais tellement particulariste, justement, qu’on la voit mal s’étendre au-delà d’un espace social strictement circonscrit. D’ailleurs, est-ce bien du don ce qu’on appelle souvent le don, tout entaché d’impuretés, d’intérêts non dits, de calculs non sus ?

@ >>> Vaste débat, éternellement récurrent, sur lequel Alain Caillé revient une fois encore ici dans un texte qui reprend une communication présentée devant des historiens médiévistes qui s’interrogeaient sur la pertinence d’une application des découvertes de Marcel Mauss à leur objet d’étude.Mais ne faudrait-il pas raisonner par l’autre bout, non du point

de vue du plus particulier, du plus petit, mais du plus grand, du plus général, de l’infini même, comme nous le propose Henri Raynal dans un beau texte de poésie philosophique, fidèle à sa manière, qui dénonce le nihilisme contemporain en montrant ses liens étroits avec l’acosmisme, le refus de considérer le cosmos même ?

@ >>> Entre ces deux échelles, on pourra lire l’exercice de che-minement proposé par Shuo Yu entre des cultures bien éloignées,

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deux cosmos largement fermés sur eux-mêmes, la Chine et l’Europe, et dont elle retrace les rapports au cours des siècles.C’est encore la figure du monde qui apparaît sous la plume

de Stephen Kalberg, le meilleur connaisseur américain à l’heure actuelle de l’œuvre de Max Weber. Son article nous montre toute l’importance chez Max Weber du concept peu connu de « vision du monde ». Autant, plus peut-être que les intérêts matériels, ce sont elles, ces agglomérats plus ou moins cohérents de valeurs, qui mènent… le monde justement. Cet article de S. Kalberg, si différent des lectures néomarxistes ou néobourdieusiennes de Max Weber qui dominent en France, est peut-être la meilleure introduction à une compréhension en profondeur de la sociologie wébérienne.

Que la force des intérêts matériels soit moindre que celle de qu’on pourrait appeler les « intérêts culturels » – et surtout lors-qu’ils se mêlent à eux –, que la logique du sens, c’est ce que montre encore la belle réflexion de Mary Douglas, une des plus éminentes anthropologues du xxe siècle, sur les racines de la pauvreté et ses rapports avec la liberté qui termine ici son article « Pour ne plus entendre parler de la “culture traditionnelle” » dont la publication avait été entamée dans la précédente livraison de La Revue du MAUSS. Mary Douglas nous a quittés au moment de la sortie de ce numéro. Il était prévu qu’elle vienne à Paris à cette période, sur l’invitation d’Olivier Favereau et de l’université Paris X-Nanterre. Nous voulions organiser une comparaison amicale et systématique entre sa théorie de la culture, les analyses de l’école des conventions et le paradigme MAUSSien du don dont elle s’était déclarée si proche (dans le n° 28 de la revue, De l’anti-utilitarisme). « Notre paradigme du don », écrivait-elle. Avec elle, nous avons perdu une alliée précieuse et, surtout, une amie d’une finesse, d’une élégance intellectuelle et humaine incomparables.

@ >>> On pourrait dire aussi que ce qui mène le monde désor-mais, le monde occidental en tout cas, ce ne sont plus les visions du monde mais la publicité, que son plus célèbre apologiste et théoricien au xxe siècle, Edward L. Bernays17, un neveu de Freud, ne voulait pas distinguer de la propagande. Sandrine Aumercier retrace ici son parcours.

17. Dont la traduction vient de paraître (Zones/La Découverte).

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Présentation 27

Qu’est-ce qui peut nous permettre d’échapper à la toute-puis-sance de cette publicité-propagande ? La science ? Encore faudrait-il que cette dernière ne prétende pas s’affranchir structurellement de toute exigence éthique. Le MAUSS a depuis ses débuts dénoncé cette tendance à l’asepsie morale illusoire et néfaste des sciences sociales. Mais la même chose, à un moindre degré, est également vraie des sciences de la nature, nous montre le physicien Gérard Toulouse qui fait le point sur l’état d’avancement (ou de retard ?) du mouvement éthique dans les sciences. Si nécessaire. Quoi qu’il en soit, rien ne se fera en ce sens, ni dans les sciences, qu’elles soient sociales ou exactes, ni ailleurs, si n’apparaissent pas ici et là des femmes et des hommes de conviction qui, là où ils sont, même dans les conditions les plus modestes, placent le souci de l’intérêt commun non au-dessus de leur intérêt propre, mais en symbiose avec lui. Des anti-utilitaristes, en un mot. Louons-les donc maintenant, en personne, lorsque nous savons les identifier. Et comment mieux le faire ici qu’en renouant avec la pratique initiée aux tout débuts du Bulletin du MAUSS et en leur décernant un « tableau d’honneur du MAUSS », que l’on prendra au premier, au deuxième ou au énième degré, comme on voudra. Il est ici attribué à Jean-Michel Tremblay, sociologue québécois qui, bien avant la Bibliothèque de France, a assuré la numérisation et la mise à disposition gratuite sur le Web, dans les conditions qu’on lira, des classiques des sciences sociales. Sa collection numérisée, Les classiques des sciences sociales (http://classiques.uqac.ca), vient de dépasser le trois-millième titre !

@ >>> Voilà qui permet à tous les sociologues et aux social scientists d’accéder facilement à la mémoire de leur discipline et à de nombreux textes rigoureusement introuvables ailleurs. De son côté et dans cette veine, réfléchissant sur sa pratique, David Le Breton termine ici le cycle des textes consacrés à une réflexion sur l’état de la théorie en sociologie18.À compléter, dans la partie « Lectures »,@ >>> parmi de nombreux compte-rendus d'ouvrages, notamment par le texte de Michel Terestchenko sur le dernier

livre de Jacques T. Godbout, par la préface d’Alain Caillé à la

18. Et que nous réunirons dans un ouvrage à paraître en septembre 2008.

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réédition du livre de Jean Duvignaud, Le Don du rien, et également par le texte de Pierre Prades sur le livre de Sylvie Goulard, Le Coq et la perle. Cinquante ans d’Europe. Cinquante ans d’échec à trou-ver la bonne distance entre localisme particulariste et mondialisme, protectionnisme et ouverture au monde ?

Bibliographie

caillé Alain, 1994, « D’une économie politique qui aurait pu être », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 3, « Pour une autre économie », 2e semestre.

chanial Philippe, 2006, « Une foi commune : démocratie, don et éducation chez John Dewey », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 28, « Penser la crise de l’école », 2e semestre.

Gréau Jean-Luc, 2005, L’Avenir du capitalisme, Gallimard, « Le débat », Paris.

Guerrien Bernard, L’Illusion économique, Éditions Omniscience, Sophia-Antipolis.

Jorion Paul, 1990, « Les déterminants sociaux des prix de marché », La Revue du MAUSS trimestrielle, n° 9 et 10, 3e et 4e trimestre.

– 1994, « L’économique comme science de l’interaction humaine vue sous l’angle des prix. Vers une physique sociale », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 3, « Pour une autre économie », 2e semestre.

– 2007, Vers la crise du capitalisme américain ? La Découverte//MAUSS, Paris.

maris Bernard, 2003, Antimanuel d’économie, Bréal, Rosny.Michéa Jean-Claude, 2007, L’Empire du moindre mal, Climats, Paris.saPir Jacques, 2000, Les Trous noirs de la science économique, Albin Michel,

Paris.scott James, 1976, The Moral Economy of the Peasant : Rebellion and

Subsistence in Southeast Asia, Yale University Press.

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Présentation 29

La Revue du MAUSS semestrielle est donc, depuis le n° 29 de juin 2007 (1er semestre), une revue électronique dont est tirée une version papier (le présent volume), les paragraphes introduits par @ >>> et bordés de gris correspondant aux articles qui sont accessibles seulement on line.

La version intégrale numérique est téléchargeable (accès conditionnel) sur le portail de revues de sciences humaines CAIRN (www.cairn.info), ainsi que sur le site de la revue (www.revuedumauss.com) où un mode de règlement en ligne a été mis en place à travers le système Paypal.

Les articles peuvent être téléchargés séparément, mais seulement sur le portail CAIRN.

En revanche, bien sûr, tous les abonnés (individuels ou institutionnels) ont accès à la version intégrale électronique de la revue et reçoivent la version papier par courrier (voir conditions d’abonnement à la fin du numéro).➜ Les lecteurs du présent numéro qui souhaitent s’abonner à la revue recevront par courriel la version numérique (au format PDF™) de ce même numéro à condition d’utiliser l’original du formulaire d’abonnement qui se trouve à la fin de ce volume.

Pour toute demande d’information complémentaire, outre les sites indiqués, vous pouvez nous mettre un mail à : [email protected]

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I.

Vers une autre science économique

(et donc un autre monde) ?

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Le texte qui suit a un statut un peu particulier. Ni manifeste d’une école de pensée en science économique à proprement parler, et encore moins d’une école économique déterminée, ni proclamation de bons sentiments éthiques, idéologiques ou politiques, ni appel à la création d’une énième organisation d’économistes insatisfaits de l’état de la science économique dominante. Modeste donc, il a pourtant une ambition non négligeable : montrer comment la plupart des économistes infiniment nombreux qui ne se reconnaissent pas dans ce qu’il est courant d’appeler le modèle standard en économie – qui régit l’enseignement de l’économie à peu près partout dans le monde désormais – partagent en fait tout un ensemble de théories et de thèses par-delà la diversité de leurs trajectoires, de leurs écoles de pensée, de leurs cultures ou de leurs localisations géographiques. Or, aussitôt énoncées, ces thèses font apparaître à quel point le paradigme standard est en fait pauvre et largement dépassé au plan scientifique1. L’enjeu de ce quasi-manifeste est, en rendant visible et conscient le consensus minimal latent chez tous les économistes qui se sentent minoritaires, dominés et isolés dans leur université, leur laboratoire ou leur institution (Banque mondiale, FMI ou OCDE par

1. Même si des économistes orthodoxes intelligents et ouverts, comme il en est heureusement beaucoup, sont tout à fait susceptibles de se reconnaître eux aussi dans nombre des formulations non standard qui vont suivre. L’explication de ce paradoxe réside dans le fait que la force du modèle standard, c’est son formalisme largement tautologique qui, une fois débarrassé des connotations idéologiques dont il est le plus souvent lesté, lui permet de s’adapter à peu près à n’importe quel contenu.

Un quasi-manifeste institutionnaliste

Alain Caillé

1. Vers une économie politique institutionnaliste ?

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exemple), de montrer à quel point un important changement dans l’enseignement de la science économique et dans la définition des énoncés légitimes au sein de la discipline est souhaitable et possible. Car le paradigme standard puise sa force apparemment irrésistible bien moins dans sa puissance propre que dans les divisions de ses critiques, qui peinent à reconnaître tout ce qu’ils ont en commun et qui va très au-delà du paradigme standard.

Pour bien faire comprendre le statut de ce manifeste qui n’en est pas un, il est nécessaire d’expliquer brièvement les conditions et la petite histoire de sa rédaction.

Les hasards du recrutement des étudiants de doctorat et de la for-mation des alliances intellectuelles internationales ont fait qu’Oli-vier Favereau, cofondateur et animateur de l’école des conventions, s’est vu invité par l’un de ses anciens étudiants (au nom de la Fondation Unirule) à présenter en Chine, au mois d’avril 2005, les recherches françaises en économie institutionnaliste. Soucieux de pluralisme, il a convié à se joindre à lui Éric Brousseau, l’un des principaux représentants français et européens de l’école néo-institutionnaliste, Robert Boyer, le fondateur et porte-parole le plus connu de l’école de la régulation, et moi-même2 au nom de l’école anti-utilitariste du MAUSS. Lors de cette rencontre franco-chinoise d’économie institutionnaliste, un professeur de science économique de l’université de Pékin, par ailleurs en large harmonie avec ce que nous disions, nous encouragea judicieusement à mettre l’accent davantage sur ce que nous partagions que sur ce qui nous divisait et à présenter nos convergences théoriques manifestes sous le dra-peau, proposait-il, d’une French political economy. Tous les quatre,

2. Ainsi promu au rang d’économiste d’honneur. Le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) n’est pas au premier chef une école d’économie, mais plus généralement une école de science sociale, d’anthropologie et de philosophie politique, ce qui n’empêche pas qu’elle compte dans ses rangs un certain nombre d’économistes et que des économistes aient contribué à sa fondation. Moi-même, muni d’un doctorat de la discipline, je me suis un temps pensé comme économiste dans ma jeunesse folle. Symétriquement, il convient d’observer que, lorsqu’ils commencent à s’affranchir des limites trop étroites du modèle standard en économie, les économistes se mettent nécessairement à faire de la sociologie générale et de la philosophie morale et politique, qu’ils le sachent et le disent ou non.

Olivier Favereau avait également convié à cette présentation Philippe d’Iribarne, qui n’était malheureusement pas libre.

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35un quasi-manifeste institutionnaliste

nous convînmes que l’idée était bonne, au moins pour assurer notre présentation commune à l’étranger, et nous décidâmes d’écrire un petit texte en ce sens destiné à nos nouveaux amis chinois. Mais personne n’eut le courage de s’y atteler concrètement.

Un autre hasard comparable fit que nous fûmes à nouveau invi-tés, au début de l’été 2006, cette fois en Indonésie (par la Fondation Ganesha), où nombre de responsables politiques et économiques de premier plan, traumatisés par les dégâts considérables produits par les réformes imposées à leur pays en 1997 par le FMI et sou-cieux de limiter l’hégémonie consécutive du paradigme standard sur leurs départements de science économique, nous invitèrent à venir présenter cette French political economy dans laquelle ils espéraient trouver quelques ressources leur permettant d’espérer desserrer l’emprise de la pensée unique.

Ayant été cette fois le médiateur de ces rencontres à la suite de l’invitation lancée par l’un de mes anciens étudiants, j’expliquai dans un propos liminaire que nous n’avions pas que des différences et que nous partagions également quelques thèses fondamentales. Encouragé par l’accord sur ce point que me témoignèrent alors É. Brousseau, R. Boyer et O. Favereau, j’écoutai très attentivement leurs diverses interventions et rédigeai, presque au jour le jour, une première version en anglais (ou plutôt en french-english) du quasi-manifeste qu’on va lire et qui tentait de fixer nos points d’entente centraux en laissant de côté les singularités et les idiosyncrasies de chacune des quatre écoles. Mes trois compagnons de voyage émirent diverses suggestions, O. Favereau modifia et compléta certaines formulations, R. Boyer donna son accord de principe général pour une diffusion de ce texte à l’étranger (à titre de dépliant publici-taire en quelque sorte), É. Brousseau également qui se proposait pourtant d’y revenir plus tard un peu plus en détail. Bref, et c’est là le point capital à noter, aucune des propositions que contient ce quasi-manifeste ne rencontra la moindre opposition théorique déclarée de la part d’aucun des membres de cette bande des quatre occasionnelle – même si certains, É. Brousseau notamment, doutent de sa portée et de l’opportunité de le présenter sous cette forme et si tous, évidemment, croient nécessaire d’aller plus loin et plus en profondeur. Mais quand on connaît la vigueur des différends qui s’affichent bien souvent entre les partisans de ces diverses écoles, l’établissement de ce consensus théorique minimal apparaît à lui

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seul appréciable et justifie un optimisme raisonnable. La domination mondiale du paradigme standard n’est-elle pas due à la division et à l’éparpillement de ses opposants multiples, et aux querelles dans lesquelles ils s’épuisent, bien plus qu’à sa consistance scientifique propre ?

Mais pourquoi en rester à l’idée, largement douteuse, d’une French political economy ? Rien dans ce qui suit n’est en fait spé-cifiquement français. Au moins quant au fond. Le pari de ce quasi-manifeste est que peuvent s’y reconnaître tous ceux qui, à un titre ou à un autre, seraient prêts à se réclamer d’une économie politique institutionnaliste, appellation qui nous est apparue assez vite la plus juste et la plus consensuelle. Et, par ailleurs, si l’enjeu est de desserrer l’emprise qu’exerce le modèle économique standard sur les esprits partout dans le monde, avec toutes les conséquences économiques, politiques, éthiques et sociales qu’elle entraîne, alors il était important de rechercher l’accord d’autres écoles et courants de pensée en dehors des frontières de l’hexagone.

Plutôt que de multiplier les signatures, il nous a semblé judi-cieux, dans un premier temps, d’obtenir l’adhésion et la signature de quelques-unes des personnalités scientifiques représentatives des diverses écoles ou courants qui comptent en dehors du champ de l’économie standard en ne dépassant pas le nombre d’une signature par école. Ce qui fut fait avec un certain succès. Bien sûr, personne n’est d’accord sur tout, mais aucun signataire n’a souhaité imposer ses formulations propres au détriment de l’équilibre de l’ensemble. Voilà qui atteste suffisamment de la réalité et de la généralité de l’accord que nous pressentions sur le noyau commun d’un para-digme non standard en science économique et de l’utilité de le rendre conscient, explicite et donc partagé3.

Le lecteur trouvera à la suite de ce quasi-manifeste la marche à suivre pour y apporter son soutien.

3. Éric Brousseau, actuellement directeur de l’UMR Economix, CNRS-Paris X-Nanterre, préfère ne pas s’associer aux signataires. Il considère ce texte, avec lequel il n’a manifesté aucun désaccord de fond, comme utile pour une présentation à l’étranger, mais comme trop peu approfondi, simple point de départ pour un travail ultérieur à mener, pour être utilement soumis à l’appréciation de la communauté scientifique des économistes.

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37un quasi-manifeste institutionnaliste

Vers une économie politique institutionnaliste

Introduction

Dès qu’il s’agit d’exposer les grands traits de ce à quoi res-semble ou pourrait ressembler une approche non standard et non orthodoxe de l’économie, et d’en déduire quelques conclusions de politique économique, il apparaît très vite que les différences entre les diverses écoles économiques non standard sont beaucoup moins importantes que ce qu’elles ont en commun. On tente ici de clarifier, d’expliciter et d’enregistrer les lignes de convergence principales qui relient les différentes approches non standard de l’économie, sans sous-estimer les problèmes théoriques et conceptuels qui sub-sistent et qui devront être affrontés très prochainement. L’hypothèse sous-jacente – qui est d’ailleurs aussi bien un programme de recher-che – est que c’est seulement sous la bannière d’une économie politique institutionnaliste que les diverses écoles d’une science économique non standard ont une chance de trouver et de pleine-ment comprendre ce qui fait leur unité potentielle. Ajoutons que ce programme non standard n’est pas vu comme une alternative fron-tale à la science économique standard – beaucoup d’économistes orthodoxes pourraient en fait acquiescer à nombre des propos qui vont être énoncés ci-après –, mais plutôt comme l’esquisse d’une perspective générale nécessaire à la bonne compréhension de la plus grande part des progrès analytiques accomplis par la science économique standard.

A. Principes généraux

1. Économie politique versus science économique

Il y a deux manières principales d’être un économiste et de prati-quer l’analyse économique. La première, historiquement, a été celle de l’économie politique. La seconde se présente sous l’étiquette de la science économique. Nous considérons qu’il convient de recon-naître à la première une priorité et une supériorité de principe sur

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la seconde, ce qui revient à dire que la science économique ne doit pas être pensée comme une science mécanique ou mathématique (même si les mathématiques peuvent être appelées à y jouer un rôle important), mais comme une discipline ayant des liens étroits avec la science sociale générale et la philosophie morale et politique. Ainsi entendue, l’économie politique apparaît comme une branche de la philosophie politique qui n’est elle-même rien d’autre que la forme la plus générale de la science sociale. Et la science économique, correctement interprétée, ne fait sens que vue comme le moment analytique de l’économie politique.

2. Un institutionnalisme politique

Toutes les écoles non orthodoxes en économie, ou presque, peuvent être dites institutionnalistes, au moins si l’on entend l’ins-titutionnalisme en un sens suffisamment large et pas trop déterminé (ce qui est connu aujourd’hui sous le nom de néo-institutionnalisme étant un segment de cette vaste école institutionnaliste). De manière très générale, ce qui subsiste aujourd’hui de la grande tradition et de l’inspiration de l’économie politique classique s’exprime sous la forme de propositions institutionnalistes. L’alliance entre économie politique et institutionnalisme est donc toute naturelle.

La proposition centrale de l’institutionnalisme est qu’aucune économie ne peut fonctionner en l’absence d’un cadre institutionnel adéquat. Les conditions d’une bonne marche de l’économie résident à la fois dans l’existence d’un système institutionnel général clai-rement défini et dans la dynamique d’ensemble de la société civile. Ou, encore plus brièvement, les institutions importent, en effet, et elles doivent être au service de la vitalité et de la créativité de la société. Les différences entre les divers institutionnalismes procè-dent des diverses manières d’analyser ce contexte institutionnel (selon qu’on met l’accent sur la culture, le droit, l’État, etc.) et son origine (plus ou moins synchronique ou diachronique, individuelle ou collective, etc.). Une économie politique institutionnaliste (EPI) ne sépare pas l’analyse des marchés de la réflexion sur l’arrière-plan politique et éthique d’une économie. Plus précisément, elle ne croit pas qu’il soit possible d’analyser : 1° d’abord le marché ou l’économie et 2° seulement après, les institutions nécessaires à leur bon fonctionnement. Au contraire, elle croit que les institutions

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économiques sont étroitement enchevêtrées avec des normes poli-tiques, juridiques, sociales et éthiques, et qu’elles doivent toutes être étudiées et pensées en même temps. Le politique, entendu différemment de la politique ou des politiques économiques, est le lieu ou le moment où cet enchevêtrement trouve sa forme.

3. Un institutionnalisme situé

Pour cette raison, les concepts théoriques généraux d’une éco-nomie politique institutionnaliste, comme les conclusions pratiques qu’il est possible d’en tirer, ne peuvent pas être purement spécu-latifs. Ils ne sauraient être appliqués n’importe où et n’importe quand sans prendre en considération le contexte historique et social dans lequel une économie spécifique est encastrée. Si ces concepts sont nécessairement abstraits, comme tous les concepts, ils ne sont jamais hypostasiés.

B. Principes théoriques, thèses et résultats

Positions critiques

4. Au-delà des paradigmes standard et étendu

Toutes les écoles institutionnalistes sont critiques tant des hypo-thèses de base relatives à Homo œconomicus (information parfaite, rationalité maximisatrice paramétrique et égoïste) que de la théorie classique de l’équilibre général qui affirme que la libre coordination entre de tels agents conduit spontanément et automatiquement à un optimum économique. Nul besoin d’y insister ici. Ce qu’il est possible d’appeler le paradigme standard étendu, qui s’appuie massivement sur la théorie des jeux et sur l’idée d’une rationa-lité stratégique – i.e. que l’agent économique ne calcule plus tant l’utilité qu’il peut retirer de sa consommation des biens et services que celle qu’il est susceptible d’obtenir de sa défection ou de sa coopération avec d’autres agents économiques –, montre qu’il n’est possible d’atteindre que des coordinations locales et des équilibres sous-optimaux. Mais de tels équilibres sont en fait purement tauto-logiques. Une économie politique institutionnaliste pose qu’aucune

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40 Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?

coopération viable et durable ne peut être obtenue et structurée à travers la seule rationalité instrumentale, qu’elle soit paramétrique ou stratégique. Toute coordination, pour être effective, implique plus ou moins le partage de certaines valeurs et l’existence d’une régulation politique.

5. Au-delà de la dichotomie marché/État

Toutes les formes d’institutionnalisme mettent l’accent sur l’incomplétude et les échecs inévitables de la régulation par le seul marché. Aucune ne préconise la substitution d’une économie étatique à la régulation marchande pure, mais toutes reconnais-sent que l’État (entendu en un sens plus ou moins extensif) doit jouer un rôle. Mais ce qui importe, c’est d’échapper à l’idée que la relation souhaitable entre marché et État serait une relation à somme nulle, l’État étant perçu comme le seul remède véri-table aux défaillances du marché et le marché comme le seul remède authentique aux échecs de l’État. L’économie politique institutionnaliste tient que, plus encore peut-être que les formes marchandes ou étatiques de régulation et de coordination, ce qui importe, c’est la coordination sociale générale. À côté de l’État et du marché, l’économie politique institutionnaliste doit donc aussi penser à la société elle-même, quoi qu’on mette par ailleurs sous ce terme : la société civile ou associative ou, plus généralement, toute forme de faisceau de relations sociales, locales, nationales ou supranationales.

résultats

6. Trois modes institués de circulation et non un seul

Comme il a été montré par Karl Polanyi et par d’autres, les biens et les services ne circulent pas seulement à travers le système du marché (et a fortiori pas seulement à travers le marché autorégulé), mais aussi via la redistribution, mise en œuvre par une forme ou une autre de sommet (aujourd’hui l’État) conformément à un principe de centricité, et via la réciprocité, conformément à un principe de symétrie. La réciprocité est ce qui donne son impulsion à ce que

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41un quasi-manifeste institutionnaliste

Marcel Mauss, dans l’Essai sur le don, appelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Comme aucun de ces trois modes de circulation ne peut réellement exister et fonctionner tout seul, comme chacun d’entre eux emprunte nécessairement certaines res-sources aux deux autres (et leur en cède par ailleurs), l’articulation entre marché, redistribution et réciprocité – toujours différente en fonction des divers contextes historiques, culturels et politiques – ne peut pas se former naturellement et spontanément. Elle doit être instituée.

7. Qu’il n’existe pas de one best way synchronique en matière d’institutions. La dépendance par rapport à la trajectoire (the path dependency)

En d’autres termes, une des conclusions principales de l’éco-nomie politique institutionnaliste est qu’il n’existe pas de one best way économique, pas d’ensemble unique de recettes ou de montages techniques susceptibles d’être appliqués tels quels en tout temps et en tout lieu, sans qu’il soit nécessaire d’étudier de manière détaillée le contexte historique, social et géographique, ou la dépendance par rapport à la trajectoire (path dependency) d’un système économique spécifique. Voilà qui place l’économie politique institutionnaliste en forte opposition avec l’ainsi nommé Consensus de Washington – qui croit que le marché peut et doit être implanté toujours et par-tout comme s’il s’agissait d’une sorte de machine – aussitôt qu’on a décidé de le faire et indépendamment du contexte politique et institutionnel existant.

8. Qu’il n’existe pas de one best way diachronique en matière d’institution. De l’impermanence de toute choseDe l’impermanence de toute chose

Pour les mêmes raisons, aucun montage institutionnel, quelque excellent qu’il ait pu être pour une période historique donnée, ne peut durer éternellement. L’équilibre entre échange de marché, redistribution et réciprocité doit évoluer parce que l’équilibre entre les divers groupes ou classes sociales, entre les sphères du privé, du commun et du public, comme entre les sphères nationale, infra-nationale ou supranationale, ne peut pas rester stable.

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42 Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?

9. Une théorie du changement institutionnel. L’autonomie par rapport à la trajectoire. Continuité et discontinuité

Il ne faudrait pourtant pas accréditer le présupposé fonctionna-liste, totalement erroné, que toutes les institutions existantes sont nécessairement bien adaptées à la société particulière qu’à la fois elles expriment et contribuent à modeler pour la seule et unique raison qu’elles existent. Une des recherches les plus urgentes à entreprendre devra permettre d’expliciter les critères permettant de déterminer quelle part d’un montage institutionnel donné doit être conservée absolument et quelle autre résolument changée.

Programme de recherche

10. Une analyse multiniveau

L’économie politique institutionnaliste doit élaborer une analyse pertinente pour tous les niveaux de l’action (micro, macro, meso, etc.), depuis les contrats bilatéraux jusqu’aux compromis politiques les plus englobants en passant par tout le spectre de la construction d’associations, des plus privées aux plus publiques, de la sphère individuelle à la sphère collective et ainsi de suite.

11. Une autre théorie de l’action

Parce qu’elle ne se satisfait ni de la fiction classique de l’Homo œconomicus – liée à une conception paramétrique de la rationalité – ni de la version standard étendue – liée à un concept de rationa-lité stratégique –, l’économie politique institutionnaliste se doit de développer une théorie spécifique de l’action sociale et économique. C’est probablement à ce sujet que les différences, et peut-être les divergences, entre les différentes écoles institutionnalistes sont sus-ceptibles d’être les plus grandes. Mais le fait même qu’elles plaident toutes en faveur d’une forme ou une autre d’analyse multiniveau implique que l’économie politique institutionnaliste ne peut faire fond sur aucun individualisme ou holisme méthodologique simple et standard. Il lui faut considérer le sujet de l’action sociale comme à même d’agir non seulement en tant qu’individu isolé et centré sur lui-même, mais aussi comme membre d’une famille (et agissant

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dans le sens des intérêts de sa famille), d’un groupe de pairs, de diverses organisations et institutions, ou d’une ou plusieurs com-munautés sociales, politiques, culturelles ou religieuses (et agissant pour leur compte), etc. Plus généralement, même de simples acteurs économiques ne peuvent pas être considérés purement et simplement comme des calculateurs maximisateurs. Ils essaient aussi de trouver du sens à ce qu’ils font. Et il faut prendre ce sens en considération et le comprendre, au moins autant que la « rationalité » individuelle.

C. Propositions normatives

12. D’abord construire une communauté politique

La conclusion la plus générale qu’il soit possible de tirer est qu’on ne peut pas avoir d’efficacité économique durable sans édifier une communauté politique et éthique durable parce que forte et vivante. Et il ne peut pas exister de communauté politique durable et vivante qui ne partage pas certaines valeurs centrales et le même sens de ce qui est juste. Si donc elle n’est pas aussi une communauté morale.

13. Construire une communauté démocratique

Aucune communauté politique moderne ne peut être bâtie sans se référer à un idéal de démocratie. Le problème est que, comme chacun sait, il existe des visions et des définitions multiples et conflictuelles de la démocratie, souvent d’ailleurs largement rhé-toriques et idéologiques (une forme d’hommage du vice à la vertu en quelque sorte). La difficulté principale en la matière est proba-blement la suivante : là où la démocratie n’existe pas réellement, quelle est la priorité ? D’abord construire la communauté politique, démocratique ou non, et seulement après se battre pour sa démo-cratisation ? Ou bien tenter de bâtir immédiatement la communauté politique comme une communauté démocratique dans l’espoir que le partage de l’idéal démocratique sera le meilleur ciment de la communauté politique ? Il est impossible d’entrer ici dans ce débat immense et compliqué. Du point de vue de l’économie politique institutionnaliste, qu’il suffise de dire, pour commencer, que la caractéristique d’un régime et d’une société démocratiques est qu’ils

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se soucient de manière effective de donner du pouvoir (empower) au plus grand nombre possible de gens et qu’ils le prouvent en les aidant à développer leurs capabilités.

14. Bâtir une communauté morale et juste

Aucune communauté politique ne peut être édifiée et perdurer si elle ne partage pas certaines valeurs centrales, et elle ne peut pas être vivante si la majorité de ses membres ne sont pas persuadés – à travers quelque forme de common knowledge et de certitude parta-gée – que le plus grand nombre d’entre eux (et tout spécialement les leaders politiques et culturels) les respectent en effet. C’est le partage plus ou moins massif des valeurs communes qui rend plus ou moins fort le sentiment que la justice règne, un sentiment qui est le ciment premier de la légitimité politique.

15. Généraliser John Rawls

Si l’existence, la durabilité et la soutenabilité de la communauté politique ne sont pas considérées comme allant de soi, mais au contraire comme quelque chose qui doit être produit et reproduit, alors il apparaît aussitôt qu’il est nécessaire d’étendre la théorie de la justice de John Rawls. Car il ne suffit pas de dire que les inégalités ne sont justes que dans la mesure où elles contribuent à l’amélioration du sort des plus mal lotis (même si c’est bien sûr tout à fait important). Il convient d’ajouter que les inégalités ne sont supportables que si elles ne deviennent pas excessives au point de faire éclater et de mettre en pièces la communauté morale et poli-tique. La justice ne doit pas être définie seulement du point de vue du haut qui regarde le bas, mais aussi dans l’autre sens. En d’autres termes, l’établissement d’une communauté politique implique de lutter tout autant contre la richesse privée excessive et illégitime que contre l’extrême pauvreté.

16. Généraliser Montesquieu

Si la démocratie n’est pas vue seulement comme un système politique et constitutionnel, si on la pense, de manière plus générale, en relation avec la dynamique de la montée en puissance (empower-

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ment) des gens, alors il ne suffit pas d’imaginer un système de division des pouvoirs et de contre-pouvoirs au sein du seul système politique (quelque nécessaire que ce soit par ailleurs), entre l’exécu-tif, le législatif et le judiciaire (à quoi il faudrait ajouter le quatrième pouvoir, celui des médias). Est également nécessaire un système d’équilibre des pouvoirs entre l’État, le marché et la société, ainsi que, du strict point de vue économique, entre l’échange marchand, la redistribution étatique et la réciprocité sociale.

Conclusion

17. Une approche normative et comparative des institutions

L’une des ambitions principales de l’économie politique insti-tutionnaliste est de parvenir à déterminer le meilleur agencement institutionnel pour une société donnée à un moment donné. Parce qu’il n’existe pas de one best way institutionnelle, l’économie politique institutionnaliste s’oppose aux propositions théoriques universelles et aux normes de politique abstraites et universelles énoncées par le paradigme standard (ou standard étendu). Mais elle ne cède pas davantage à l’hypothèse inverse que (toutes) les institutions existantes sont a priori les mieux adaptées aux besoins d’une société. Elle est donc hostile au relativisme qui traite cultu-res et sociétés comme si elles étaient des essences homogènes et éternelles, totalement hermétiques les unes aux autres et non susceptibles de changer. Comme on l’a déjà dit, le problème est celui des critères qui permettent d’échapper tant à l’universalisme qu’au relativisme abstraits. Et cela, seule une approche normative comparative, ni universaliste ni relativiste, peut le faire.

18. Vers une théorie gradualiste réformiste-révolutionnaire de l’évolution

L’une des conclusions principales de l’économie politique insti-tutionnaliste est que ceux qui entendent remodeler les institutions existantes doivent de manière générale se montrer aussi modestes que prudents. Compte tenu des effets composites et enchevêtrés de tout changement institutionnel, personne ne peut être assuré du résultat

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46 Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?

final. Si une réforme est imposée pour des raisons purement idéologi-ques ou rhétoriques (et a fortiori si elle est imposée par une instance étrangère), le plus probable est qu’elle aboutira à des résultats opposés à ceux qui étaient recherchés. Les réformes très progressives sont alors plus sûres que les réformes brutales. Voilà qui semble plaider en faveur d’un réformisme très timide. Tel n’est pourtant pas le cas. Une bonne réforme est celle que personne (et même pas ses oppo-sants lorsqu’ils ont remporté les élections suivantes) ne songe plus à abolir une fois qu’elle a été effectuée. Voilà le critère et la mesure de l’écart entre les institutions existantes et les institutions souhai-tables : une réforme qui aurait dû être entreprise depuis longtemps et que personne ne peut plus contester une fois qu’elle commence à être mise en œuvre. De telles réformes – appelons-les des réformes basculantes (shifting reforms) – peuvent sembler très modestes, mais peuvent pourtant avoir d’énormes conséquences. De telles réformes timides peuvent être révolutionnaires. Mais la situation politique peut être telle que seule une révolution, un changement brutal du régime politique, permette d’amorcer des réformes basculantes.

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Signataires

S’associent à ce texte (rédigé par Alain Caillé) : Robert Boyer4 et Olivier Favereau5. Ainsi que : Jose Luis Corragio6, Peter Hall7, Geoffrey Hodgson8,

4. Directeur d’études à l’EHESS et au CNRS (CEPREMAP), cofondateur de l’école de la régulation.

�. Professeur à l’université Paris X-Nanterre où il dirige l’école doctorale EOS (Économie, organisations et société).

6. Argentin, Director acadèmico de la maestría en economía social à Buenos Aires, responsable et organisateur de la Red Latinoamericana de Investigadores en Economía Social y Solidaria (RILESS), parrainée par la Maestría en Economía Social, la Cátedra UNESCO de UNISINOS (Brésil), FLACSO (Équateur), El Colegio Mexiquense (Mexico).

7. Canadien, directeur du centre Minda de Gunzburg d’études européennes à l’université d’Harvard, animateur de l’école dite des Varieties of Capitalismnimateur de l’école dite des Varieties of Capitalism – cf. Peter Hall (avec David Soskice), Varieties of Capitalism. The Institutions Foundations of Comparative Advantage, Oxford University Press, 2001.

8. Research Professor in business studies à l’université de Hertfordshire, rédacteur en chef du Journal of Institutional Economics (Cambridge University Press).

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Marc Humbert9, Ahmet Insel10, Michael Piore11, Ronen Palan12, Paul Singer13.

Et, depuis les rangs de la sociologie économique14 : Bob Jessop15, Jean-Louis Laville16, Michel Lallement17, Philippe Steiner18, François Vatin19.

Les lecteurs qui se sentent en accord avec l’esprit de ce quasi-manifeste pour une économie politique institutionnaliste et qui souhaitent que, sur cette base, s’impulse une dynamique susceptible de déboucher sur une réorientation en profondeur de la recherche en science économique et de son enseignement sont invités à le faire savoir en remplissant et en adressant le coupon figurant page suivante à La Revue du MAUSS, ou, de manière plus simple, en le signalant sur la liste ouverte à cet effet par la revue L’Économie politique : www.leconomiepolitique.fr

9. Professeur à l’université de Rennes I, fondateur et animateur de PEKEA (Political and Economic Knowledge on Economic Activities), une ONG accréditée auprès de l’ONU qui regroupe des économistes et des sociologues d’une trentaine de pays.

10. Professeur à l’université Galatasarai d’Istanbul et animateur de l’école turque d’économie critique.

11. Professeur d’économie politique au Massachusetts Institute of Technology, auteur avec Charles F. Sabel des Chemins de la prospérité (Hachette, 1989).

12. Directeur du département des relations internationales de l’université du Sussex, animateur de l’école de l’International Political Economy.

13. Professeur d’économie à l’université de Rio, secrétaire d’État à l’économiesecrétaire d’État à l’économie solidaire (SENAES) du gouvernement Lula depuis juin 2003.

14. Craignant que l’adhésion des sociologues au contenu de ce quasi-manifeste ne suffise à en détourner nombre d’économistes, nous n’avons cherché que très mollement des signatures de sociologues économistes et avons même hésité à mentionner celles qui suivent.

15. Professeur de sociologie à l’université de Lancaster.16. Professeur au CNAM, animateur de l’école de l’économie solidaire.17. Professeur au CNAM, titulaire de la chaire de sociologie du travail.18. Professeur de sociologie à l’université Paris IV-Sorbonne, codirecteur du

GDR « sociologie économique ».19. Professeur de sociologie à Paris X-Nanterre, codirecteur du GDR « sociologie

économique ».

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?48

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Déclare adhérer à l’esprit du « Quasi-manifeste en vue d’une économie politique institutionnaliste » et souhaiter qu’en soient tirées toutes les conséquences théoriques et institutionnelles possibles.

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49l’exPérience Postsocialiste et le résistible aPPrentissaGe…

L’expérience postsocialiste et le résistible apprentissage de la science économique1

Bernard Chavance

1Les dix-sept années écoulées depuis le début de la transforma-tion postsocialiste ont représenté une expérience historique unique de changement organisationnel, institutionnel et systémique dans un grand nombre de pays. Cette expérience a constitué un défi considérable pour l’interprétation et l’orientation d’un processus extraordinaire et sans précédent de transformation économique et sociale. Le texte qui suit propose une brève revue critique et une évaluation des réponses des économistes au grand défi du postsocialisme.

La doctrine de la transition et le paradigme de la convergence

La période 1989-1991, où disparaissent les régimes communistes et où commence la grande transformation postsocialiste, correspond à un contexte particulier d’évolution de la pensée économique. À l’Ouest domine le courant néolibéral et anti-interventionniste qui a réussi graduellement à supplanter, depuis le début des années 1980, la synthèse entre la tradition néoclassique et le courant keynésien qui avait dominé depuis l’après-guerre [Beaud et Dostaler, 1995]. L’enseignement de Friedman et Hayek concurrence l’héritage

1. Une première version de ce texte est parue dans M. Forest et G. Mink (sous la dir. de), [2004].

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déclinant des fils de Keynes. À l’Est la crise [Brus et Laski, 1989] ou la conversion [Kornai, 1990] de la pensée réformiste se sont accélérées à la fin de la période de crise structurelle qui a marqué la dernière décennie des systèmes socialistes [Chavance, 2000a]. Les grandes organisations internationales, dont le rôle va se révéler essentiel dans l’orientation des politiques de transformation, repré-sentent des vecteurs essentiels du néolibéralisme de l’époque. C’est particulièrement le cas dudit Consensus de Washington établi entre le Fonds monétaire, la Banque mondiale et le Trésor américain, mais l’OCDE et bientôt la BERD partagent les principales orientations que les gouvernements occidentaux influents et la Communauté européenne suivent également. Seules les organisations de l’ONU comme la Commission économique pour l’Europe ou le BIT sont à contre-courant de l’esprit de l’époque par leur attachement à la tradition keynésienne, mais leur influence demeure limitée. C’est dans cette conjoncture singulière que se forme ce que l’on peut appeler la doctrine de la transition, qui va s’imposer au cours des premières années du changement de système au sein du monde postsocialiste.

La doctrine incorporait nombre d’influences diverses. Ainsi la conception monétariste selon laquelle l’inflation est le plus grand des maux possibles et le chômage une variable d’ajustement qui fluctue autour d’un « taux naturel » dépendant des conditions struc-turelles de l’économie ; les « anticipations rationnelles » des agents économiques qui déjouent les velléités interventionnistes de l’État, défendues par la nouvelle macroéconomie classique ; l’idée que la demande est secondaire (sauf quand elle est excédentaire) selon l’approche de l’économie de l’offre ; une confiance toute hayékienne dans l’auto-organisation de l’ordre spontané du marché une fois l’État minimal établi ; le Washington consensus fondé sur la « sainte trinité » stabilisation-libéralisation-privatisation. Mais les bases de la doctrine résidaient dans la tradition du mainstream néoclassique, avec la rationalité individuelle, le paradigme de l’équilibre et la thématique de l’efficacité et de l’optimalité du marché concurren-tiel. Cette tradition s’appuie sur des critères d’efficacité allocative statiques, une approche implicitement normative qui compare des situations historiques imparfaites à des états idéaux d’équilibre et une conception téléologique et déterministe du changement, conçu comme un processus indépendant du chemin suivi.

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Si l’on schématise la doctrine de la transition, on obtient le rai-sonnement suivant : la situation finale d’équilibre, connue d’avance, l’« économie de marché », détermine strictement la voie la plus courte, la plus directe, à partir du point de départ que représente l’économie socialiste inefficace. La situation transitoire ayant inévi-tablement un caractère déséquilibré et étant susceptible de connaître des retours en arrière, sa durée doit être raccourcie au maximum. La rapidité du changement était donc jugée essentielle. Quant aux moyens, ils étaient dans cette approche dépourvus d’ambiguïté : la stabilisation éliminerait les effets pervers de l’inflation, la privatisa-tion créerait des incitations correctes pour les agents économiques et la libéralisation permettrait à la concurrence d’opérer la nécessaire « destruction créatrice » des industries et des entreprises léguées par l’ancien système. Un nouveau champ disciplinaire, economics of transition, se formait donc par application et extension de la théorie économique standard à un nouveau domaine. C’était une forme inédite de théorie de la convergence des systèmes, d’autant plus que les organisations internationales, acteurs influents dans le processus de changement, adoptèrent naturellement une approche globale et uniforme vis-à-vis de la transition dans quelque vingt-cinq pays. La stratégie était donc claire et, comme les plans d’ajustement structurel antérieurs, elle devait être fondamentalement la même pour tous.

Les critiques institutionnalistes et l’approche évolutionnaire

En réaction à l’hégémonie initiale de la doctrine de la transition, particulièrement sensible au niveau des organisations internationales et des économistes occidentaux engagés dans le conseil aux nou-veaux gouvernements – et relativement moins forte dans le monde universitaire en général –, divers auteurs ou courants contestèrent l’approche finaliste et la thèse du big bang, mettant l’accent sur le rôle des institutions et sur le caractère évolutionnaire du changement économique en général. Tandis que les fondements néolibéraux et néoclassiques de la doctrine de la transition étaient essentiels, le camp de la critique se révéla davantage pluraliste, incorporant des courants hétérodoxes (tels que des économistes institutionnalistes ou postkeynésiens, ou des sociologues de l’économie), mais aussi des chercheurs se référant à la tradition autrichienne, à la nouvelle

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économie institutionnelle ou à l’économie de l’information (ces deux dernières étant elles-mêmes issues de la tradition néoclassique).

Les diverses attitudes critiques ont en général partagé le refus de l’oubli de l’histoire et de la recherche de la vitesse à tout prix. Là où le courant dominant de la transition exprimait sa polarisation sur l’état final et même, dans quelques cas, une conception de la tabula rasa comme complément de la thérapie de choc et de la privatisation de masse, les analyses institutionnalistes insistaient sur les héritages du passé, les dangers des bouleversements révo-lutionnaires volontaristes, et prônaient en général le gradualisme dans le domaine du changement institutionnel (de même qu’un interventionnisme étatique plus ou moins significatif). Une nouvelle controverse entre « téléologistes » et « génétistes » semblait se développer, faisant ironiquement écho au débat qui s’était déroulé autour de 1930 en Union soviétique. La réémergence de tendances historiques de longue durée fut ainsi soulignée [Berend, 1996], de même que l’influence de l’ultime période des systèmes socialistes [Kornai, 1990 ; Murrel, 1993 ; Poznanski, 199� ; Chavance et Magnin, 1996] ou encore des divers « sentiers de sortie » politique vis-à-vis des régimes communistes [Stark, 1992].

Certains économistes d’inspiration autrichienne critiquèrent l’erreur « constructiviste » consistant à tenter de construire le capi-talisme de façon symétrique à l’ancienne construction du socia-lisme. Douglass North [1994] souligna que le changement des institutions formelles ne posait pas de grande difficulté, mais que l’approche standard négligeait l’inertie des institutions informel-les, qui expliquait que l’évolution réelle observée divergeait des prévisions initiales.

Un thème fréquent dans les théories antifinalistes est la centralité du concept de processus par opposition à celui d’équilibre. Le chan-gement est interprété comme un processus qui se déroule dans le temps historique, où jouent des causalités circulaires et cumulatives, où s’opèrent des modifications irréversibles et où les surprises et les développements imprévus sont légion. Les phénomènes émergents sont considérés comme essentiels. Dans ces approches, le terme moins déterministe de « transformation » est souvent préféré à la notion conventionnelle de « transition », ou bien cette dernière est simplement employée dans le sens très général du passage systémique du socialisme au capitalisme [Kornai, 1999 ; Chavance, 2003].

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Les théories institutionnalistes ont souvent considéré que l’ex-périence chinoise représentait une mise en cause de la doctrine de la transition. En Chine, un mouvement de réforme de longue haleine, fondé sur une tentative pragmatique du régime communiste non réformé en vue d’accélérer la modernisation économique, a graduel-lement engendré un processus de changement systémique cumulatif qui s’est accompagné d’une croissance forte et prolongée ainsi que d’un accroissement exceptionnel du revenu par tête et d’un recul de la pauvreté absolue. La stratégie de réforme chinoise a été aux antipodes du Consensus de Washington, et la trajectoire de change-ment observée dans ce pays est contraire aux principales thèses du mainstream telles que le caractère non soutenable de toute réforme de l’économie socialiste, la perversité du changement graduel, la nécessité d’opérer d’un seul coup l’ouverture extérieure et le pas-sage à la convertibilité, la priorité qui doit revenir à la privatisation et à l’extension des marchés financiers, le caractère inévitable d’une « récession transformationnelle », etc. [Chavance, 2000b].

Les surprises de la transformation

Les nombreuses évolutions imprévues, ou « surprises de la transition », ont mis en question la confiance péremptoire de la doctrine initiale de la transition en elle-même. Ces échecs de la prévision ne devraient pas, à vrai dire, constituer un problème en soi face à des transformations extraordinaires et de grande envergure comme le changement de système. Cependant, la tradition positi-viste de la science économique considère les prévisions correctes – et non pas le réalisme des hypothèses – comme le véritable test de scientificité d’une théorie. La surprise la plus problématique fut celle de la « récession transformationnelle » (Kornai) ou, pour éviter l’euphémisme, la « grande dépression postsocialiste », qui toucha tous les pays en transition. La « réponse de l’offre » attendue se révéla partout négative et non pas positive dans les premières années qui ont suivi la stabilisation et la libéralisation. Une surprise de taille fut l’effondrement industriel de l’ancienne Allemagne de l’Est bien qu’elle ait exceptionnellement bénéficié d’un transfert institutionnel complet et d’un financement budgétaire considérable et prolongé de la part de l’ex-Allemagne de l’Ouest.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?54

Les difficultés et les retards du processus de privatisation sont apparus comme une autre tendance préoccupante. Les program-mes de privatisation de masse en République tchèque et en Russie furent un succès quant au critère de rapidité, mais engendrèrent des configurations inquiétantes dans le domaine de la répartition de la propriété et du gouvernement d’entreprise (corporate governance), et aussi pour ce qui est de leur légitimité dans le cas russe. Une tendance observée dans de nombreux pays à la suite de la privati-sation fut l’extension de la propriété détenue par les membres de l’entreprise, employés ou managers, un résultat problématique aux yeux de l’économie standard. Des crises bancaires ou financières importantes éclatèrent (Bulgarie, République tchèque, Russie). Une variété frappante de sentiers de changement macroécono-mique et institutionnel apparut, les formes nationales émergentes de capitalisme postsocialiste se révélant fortement différenciées. Si l’on se situe à un niveau plus agrégé, les trajectoires des éco-nomies d’Europe centrale et celles de la Russie et de l’Ukraine se montrèrent de plus en plus divergentes (voir tableau page 63). L’affaiblissement de l’État, l’extension du troc, le rôle des mafias dans des segments significatifs de ces deux dernières économies, ainsi que l’accroissement considérable des inégalités et de la pau-vreté, contrastaient avec le retour d’une croissance positive et la relative capacité des États dans les premières. Pendant ce temps, la Chine et le Vietnam poursuivaient leur chemin de réformes graduelles et cumulatives (opposées aux prescriptions économi-ques standard) sous domination communiste et connaissaient une croissance élevée, l’ouverture extérieure et l’augmentation du niveau de vie moyen malgré la forte croissance des inégalités. Certains développements politiques imprévus se produisirent aussi au cours des années 1990, comme le retour électoral des anciens partis communistes transformés en partis sociaux-démocrates ; une surprise ultérieure fut qu’ils ne renversèrent pas la stratégie de transition au capitalisme ni les politiques économiques suivies jusque-là, mais les consolidèrent plutôt.

Au cours de la décennie 2000, une évaluation modérée de la doctrine de la transition pourrait être la suivante :

– le cas de l’Europe centrale et des États baltes est sujet à controverse : certains considèrent qu’il a confirmé l’approche du mainstream, d’autres qu’au contraire il l’a réfutée ; nous trouvons

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un exemple d’une telle controverse dans le cas paradigmatique de la Pologne2 ;

– le cas de la Russie fut un échec retentissant [Sapir, 1998, 1999] – que même l’ex-directeur du FMI, Michel Camdessus, a dû reconnaître ;

– avec la Chine, la doctrine de la transition a été confrontée à une expérience aberrante au regard de ses thèses cardinales, expérience qui a contrasté positivement sous certains aspects économiques essentiels avec le reste du monde postsocialiste.

La doctrine amendée

Dans la seconde moitié des années 1990, il devint difficile pour ses défenseurs de maintenir l’approche initiale compte tenu des évolutions diverses et inattendues révélées par le changement de système et des critiques faites à cette approche dont la pertinence se trouvait fréquemment remise en question. Une virulente mise en cause du Consensus de Washington appliqué à la transition fut même menée par le chief economist de la Banque mondiale3 [Stiglitz, 1998, 2000]. Nuances et inflexions furent ainsi introduites dans la doctrine de la transition, incorporant le plus souvent certaines thèses hétérodoxes concernant le rôle de l’État et du droit, l’importance des institutions, la diversité effective des trajectoires nationales de changement, la prise en compte de la dimension sociale de la transformation systémique, de sa légitimité politique, etc. Parfois, la frontière entre l’approche standard et ses critiques institutionnalistes et évolutionnaires devint assez mince ou même floue. Mais, le plus souvent, les modifications demeurèrent limitées.

Dans certains cas, les changements de doctrine sont demeurés carrément superficiels. Ce phénomène est particulièrement visible au niveau des organisations internationales, qui ont fait montre

2. Voir par exemple Balcerowicz [199�] et Kolodko [2000].3. Avant que celui-ci ne soit pratiquement remercié de ce fait, puis qu’il obtienne

paradoxalement quelque temps après le prix Nobel de sciences économiques. Cet épisode allonge encore la liste des surprises de la transition... Joseph Stiglitz a repris dans un ouvrage important sa critique des conceptions et des politiques suivies par les organisations internationales concernant la globalisation et la transition [voir Stiglitz, 2002].

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d’une surprenante capacité de récupération ou de neutralisation des thèses de leurs critiques – une tendance que l’on observe également avec la contestation de la mondialisation néolibérale. Ainsi, on a pu lire dans le Transition Report 2000 de la BERD (la Banque européenne pour la reconstruction et le développement) qu’« une importante leçon de l’expérience de la dernière décennie a été qu’il n’existe pas de processus ou de voie unique de transition menant de la planification centrale sous régime communiste à une forme unique, facilement identifiable et familière de capitalisme de marché sous institutions politiques démocratiques. […] Il semble qu’une prédiction sûre soit que la plupart des pays où intervient la BERD vont développer leur propre variété spécifique de capi-talisme » [EBRD, 2000, p. 3-4]. Après cette précision bienvenue, le rapport poursuit en dissertant longuement sur l’évolution des « indicateurs de transition » de la BERD, grâce auxquels le degré d’avancement de chaque pays a été mesuré annuellement depuis 1994 sur une échelle de 1 à 4+, sous quelques dimensions (pourcen-tage du secteur privé dans le PNB, libération des prix, réforme des institutions bancaires et financières…). Les économies nationales apparaissent ainsi explicitement comme plus ou moins avancées ou en retard sur cette échelle unidirectionnelle. Il reste à expliquer comment réconcilier la « leçon » précédente avec cette approche téléologique et normative de la convergence déterministe vers un état d’équilibre final.

Nous avons ici un exemple caricatural de la doctrine modifiée de la transition, qui ne rend hommage aux approches alternatives que du bout des lèvres. Une analyse authentiquement comparative du processus de changement dans divers pays est ainsi entravée. Les interdépendances entre les diverses modalités de transfor-mation institutionnelle et organisationnelle qui engendrent des « variétés spécifiques de capitalisme » demeurent occultées. En outre, l’absence d’analyse systémique constitue un obstacle à la compréhension du fait que la vertu supposée dans une dimension donnée peut être corrélée à la perversité dans une autre dimension4 (par exemple, une privatisation avancée liée à la fragilité financière).

4. On a là un exemple du paradigme du benchmarking, particulièrement prisé des organisations internationales et qui a littéralement envahi la littérature économique standard depuis le tournant du siècle.

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Une telle approche est encore plus schématique que l’antique théo-rie unilinéaire des « étapes de la croissance » [Rostow, 1960], qui postulait une voie unique préétablie pour toute trajectoire nationale de modernisation, mais qui envisageait tout au moins différentes phases qualitatives dans ce processus.

La doctrine de la transition, dans sa forme originelle ou amen-dée, a insisté sur les success stories, qui étaient censées illustrer les effets bénéfiques de telle ou telle de ses thèses. Hélas, ces his-toires se sont fréquemment modifiées ou inversées, produisant de surprenants revirements – dont les causes furent rarement analysées dans le détail. D’abord, il y eut la Pologne avec sa thérapie de choc exemplaire [Sachs, 1993], qui connut une privatisation d’une lenteur inattendue et un étonnant retour des communistes réformés au pouvoir ; il y eut la courageuse tentative libérale de la Russie, à laquelle allèrent les éloges démesurés de beaucoup d’autorités ou de spécialistes [Aslund, 1995 ; Layard et Parker, 1996 ; Boycko et Shleifer, 1995] et qui s’acheva par une catastrophe de grande envergure [Sapir, 1998] ; il y eut le « miracle tchèque » (bonnes performances macroéconomiques, privatisation accélérée, faible chômage), qui s’inversa après 1997 et devint l’exemple même de ce qu’il ne fallait pas faire… En même temps, de grands efforts étaient déployés afin d’éviter toute comparaison entre les expériences apparemment paradoxales de la Chine (et du Vietnam) et l’évolution de l’Europe de l’Est et de l’ex-Union soviétique, ou de minimiser leur originalité, et de prédire leur inévitable « convergence » future avec l’Europe orientale [Sachs et Woo, 1994, 2000]. La recherche d’une légitimation immédiate des politiques menées, l’absence de recul historique et d’analyse authentiquement comparative, la focalisation sur les évolutions de court terme sont des tendances fortement ancrées dans une certaine tradition de la pensée et de la pratique économiques.

Les limites des théories évolutionnaires : ruptures et futurité

Les conceptions institutionnalistes en économie insistent en général sur le changement comme processus d’évolution et sur la causalité cumulative [Hodgson, 1999]. L’importance qu’elles

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attachent aux séquences historiques, aux continuités réelles qui s’imposent parfois au-delà des changements, l’accent qu’elles met-tent sur l’interdépendance des transformations partielles dans les phénomènes d’émergence ont conféré à leur critique de la doctrine de la transition une validité manifeste. Toutefois, ces théories ont été essentiellement développées pour analyser les changements graduels et progressifs : elles rencontrent ici leurs propres limites pour interpréter des bouleversements systémiques majeurs tels que la transformation postsocialiste (ou, symétriquement, la formation initale des systèmes socialistes). Il leur manque souvent un concept de crise, ou un concept de révolution (par opposition à l’évolution). Quoiqu’elles s’occupent des mutations, des innovations, en général elles ne considèrent pas les bouleversements structurels de grands systèmes. La tradition schumpétérienne est sans doute la plus à même d’aborder de telles révolutions, d’un point de vue techno-logique ou organisationnel. Mais ce qui manque ici est une notion de révolution institutionnelle et organisationnelle comme partie intégrante d’une théorie évolutionnaire du changement économique [voir Dockès, 1998].

Il est important de souligner que le poids du passé a été souvent sous-estimé dans l’approche standard, comme l’ont justement mon-tré les analyses institutionnalistes de la path-dependency5 [Stark et Bruszt, 1998]. Cependant il demeure que le rôle des prévisions, de la futurité (pour reprendre l’expression de J. R. Commons), s’est fréquemment révélé décisif dans les trajectoires effectives de transformation. Le rôle path-shaping, c’est-à-dire inaugurateur d’un nouveau sentier, des anticipations [Hausner et alii, 1995], ou le rôle des « institutions anticipées » [Federowicz, 2000], souligné de façon compréhensible par les chercheurs polonais, les actions individuelles ou collectives créatrices fondées sur la futurité : tout cela ne doit pas être minoré dans l’expérience des voies nationales de transformation, qu’elles aient été perverses, positives ou même vertueuses. Tout en contestant l’approche centrée sur l’équilibre et

5. La notion de path-dependency a été développée en économie dans l’analyse du changement technologique (dans les travaux de Brian Arthur et Paul David notamment), puis transposée à la question du changement institutionnel. D. North l’a introduite dans la nouvelle économie institutionnelle [North, 1990].

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l’état final, ce rôle doit être souligné. Le changement systémique postsocialiste implique que des éléments particuliers du système économique national, leurs interdépendances et leurs relations réci-proques, le système dans son entièreté comme sa nature spécifique et même l’environnement de ce système sont tous transformés au cours d’une période historique relativement brève. Dans une telle temporalité, l’action individuelle et collective rencontre un nouveau type d’incertitude, l’incertitude systémique. Les individus comme les organisations se replient souvent sur des habitudes et des routines établies, sur des comportements ou des rapports appris antérieurement, mais ils s’appuient également sur des anticipa-tions de l’ordre émergent, ou des opportunités de court terme. Ces anticipations ont des conséquences créatrices, souvent imprévues, parfois autoréalisatrices.

Un autre aspect des héritages du passé est leur ambivalence. Certains jouent comme des contraintes à l’égard du changement accéléré, d’autres facilitent au contraire la transformation. Certains ont des conséquences néfastes, d’autres engendrent des effets bénéfiques, cette dualité jouant d’ailleurs différemment selon les individus et les groupes sociaux. Toute évaluation d’un tel rôle complexe et changeant du legs du passé doit prendre en compte la « spécificité historique » d’un sentier national ou régional de transformation et le rôle des événements contingents – soulignés avec raison par l’approche de la path-dependency. Cela soulève un problème méthodologique à propos d’une théorie générale de la transformation. Diverses généralisations ont été tentées dans cette direction, mais elles ont souvent un caractère problématique car elles peuvent être réfutées par un ou plusieurs contre-exemples nationaux. Si l’on souhaite tirer des « leçons générales » du proces-sus de transformation tel qu’il s’est déroulé jusqu’à ce point, le défi de la diversité des expériences doit être affronté, et il faut passer par une analyse inductive de la variété des trajectoires nationales – un exercice auquel l’économie standard est mal préparée par son insistance sur la démarche hypothético-déductive. À défaut, il existe un sérieux risque de fausse généralisation à partir d’une expérience partielle ou d’une période limitée, sans tenir compte de la spécificité historique comme ingrédient nécessaire d’une théorisation générale [Hodgson, 2001].

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en conclusion

L’expérience du postcommunisme a effectivement mis à l’épreuve les diverses théories économiques, mais il n’a pas engen-dré de révolution des paradigmes. L’un des changements significa-tifs qui se sont produits depuis 1989 concerne le retour du concept d’institution. Il ne se trouve plus guère de courant théorique qui n’admette aujourd’hui que les institutions importent en écono-mie : institutions matter. Le World Development Report 2002 de la Banque mondiale avait pour titre Building Institutions for Markets – ce qui était au départ un thème exclusivement institutionnaliste et minoritaire6.

Mais, dans la discipline économique, le courant dominant a développé face aux critiques de nombreuses tactiques de protection ou de neutralisation – comme on l’observe à propos de la contes-tation de la mondialisation néolibérale. L’ironie de l’histoire est que ces méthodes pour échapper à la critique, notamment à celle qui se fonde sur l’expérience historique, soient employées par une tradition qui prône dans l’abstrait la réfutabilité poppérienne en tant que critère de scientificité sur le plan méthodologique, mais ne parvient guère à l’accepter pour elle-même.

La tradition économique dominante demeure hégémonique après une expérience qui s’est pourtant jusqu’ici révélée fort cruelle pour elle – sans compter les sociétés où son influence s’est imposée au cours de ces années. Mais l’économie est une discipline qui entretient un lien spécifique avec le politique et les jeux de pou-voir ; en outre, son mainstream s’est délibérément coupé des autres sciences sociales il y a près d’un siècle. Une telle situation n’est pas éternelle ; toutefois il faudra du temps, et peut-être d’autres épisodes historiques douloureux, pour que l’économie absorbe cette expérience complexe et la théorise réellement. Cela dépendra pour beaucoup des courants contestataires et de leur capacité à illustrer l’authentique statut de l’économie comme discipline : non pas celui d’une science quasi « dure » émancipée des sciences sociales (ou cherchant à les coloniser), mais bien celui d’une région ou d’une instance de la science sociale.

6. Le titre du rapport suggère d’ailleurs combien la centralité du marché est conservée.

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Trajectoires stylisées au cours de la première décennie de transformation postsocialiste : une comparaison

Libéralisme eurocentré(Europe centrale)

Crise dépressive de l’État(ancienne Union soviétique)

Gradualisme avec croissance(Asie : Chine, Vietnam)

Mode de désagrégationde la base institutionnelle(sortie du socialisme)

Rupture brutale (destruction dupilier politique)

Rupture brutale(destruction du pilier politique)

Changement graduel(érosion du pilier de la propriété,accommodement idéologique)

Politique

et État

Évolution politique Consolidation démocratique,alternance de coalitions

Démocratie de façade Autoritarisme (parti unique)avec éléments de pluralisationinformelle

Légitimité de l’État Plutôt forte Faible Plutôt forte

Capacité administrative etfiscale de l’État

Plutôt forte Faible Plutôt forte

Corruption, criminalité Extension, mais demeurentlimitées

Élevées Significatives

Différenciations régionales Limitées (petits ou moyens pays) Très élevées (tendance à lafragmentation)

Élevées, mais sansfragmentation

Changement institutionnel(nouvelles règles formelles,législation)

Changement de grande ampleuret rapide ; règles plutôt duresmais instables

Changement de grande ampleuret rapide ; règles lâches,instables

Changement de grande ampleurmais graduel ; règles semi-dures,formalisme limité mais croissant

Privatisation de l’économie(privatisation des actifs del’État ; développement denouvelles entreprises privées)

Plutôt rapide, relativementlégitime

Rapide, très faible légitimité Graduelle, pas de « grandeprivatisation » des actifs del’État

Changementinstitutionnel etorganisationnel

Formes de propriétéémergentes

Formes multiples : propriété desemployés et managers, fondsd’invest., banques, État.Propriété croisée fréquente,droits de propriété flous

Propriété des employés etmanagers, groupes industriels etfinanciers

Développement important deformes « non étatiques », maisnon strictement privées, frontièrefloue entre propriété étatique etprivée

Changement organisationnel Forte expansion des PME*privées (souvent des micro-entreprises), restructuration desanciennes EA**

Expansion limitée des PMEprivées, restructuration lente desanciennes EA

Forte expansion des PME « nonétatiques », restructuration lentedes anciennes EA

Réseaux Reconfigurés et transformésdans le nouvel environnement

Résilients, rôle accru en tant quemode de coordination

Reconfigurés, mais rôlesignificatif dans les formescapitalistes émergentes

Croissance Dépression initiale d’environ3 ans suivie par la reprise d’unecroissance fragile, mais durable

Dépression prolongée (réductioncumulative d’environ la moitiédu PNB)

Croissance élevée et durable

Chômage Fort accroissement initial,stabilisation à des niveaux« européens »

Chômage enregistré faible (maisniveau réel plus élevé : 10-15%),croissant

Niveau effectif élevé

Tendancesmacro-économiques

Inflation Forte hausse initiale des prix,suivie d’un déclin des tauxd’inflation, demeurant à desniveaux relativement élevés

Méga-inflation prolongée suivied’un déclin à des niveauxinstable ; forte proportion dutroc

Tendances inflationnistesmoyennes

Ouverture sur l’économieinternationale

Réorientation rapide deséchanges vers l’Ouest(essentiellement l’UE) ; IDE***significatifs dans la productionmanufacturière, mais concentrésdans les pays avancés

Commerce extérieur fortementaffecté par la dépression ; faibleniveau des IDE, concentrés dansle secteur de l’énergie

Ouverture graduelle maisintense, forte expansion deséchanges extérieurs ; niveauélevé des IDE dans la productionmanufacturière

Inégalité, pauvreté

Fort accroissement des inégalitéset de la pauvreté dans lapremière période, suivi d’undéclin relatif

Explosion de l’inégalité, niveauélevé de pauvreté

Accroissement de l’inégalité,réduction de la pauvreté absolue

Tendancessociales

Démographie Déclin de la fertilité,accroissement de la morbidité(ainsi que détérioration de l’IDHdans la plupart des cas)

Déclin de la fertilité,accroissement de la morbidité,forte augmentation de lamortalité, déclin de l’espérancede vie (détérioration de l’IDH)

Augmentation de l’IDH****

Protection sociale pour lessalariés

Socialisée (externalisée parrapport aux entreprises) ; niveausignificatif de protectiondécroissant

Encore partiellement internaliséedans les grandes entreprises.Faible niveau de protection

Internalisée dans les grandesentreprises, externalisationgraduelle ; niveau significatif deprotection décroissant

Rapports entre les élitespolitiques et économiques

Différenciation Recouvrement important Recouvrement, différenciationpartielle

* PME : petites et moyennes entreprises

** EA : entreprises d’État

*** IDE: investissement direct étranger

**** IDH: indicateur du développement humain (PNUD)

Sources : Bernard Chavance [2000c]

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?64

La figure du « tournant » est fréquemment mobilisée dans les débats récents sur l’évolution des sciences sociales. À côté du tournant interprétatif, du tournant cognitiviste et de nombreux autres, on trouve le « tournant institutionnaliste » en économie. Le terme même d’institutionnalisme, auparavant plutôt péjoratif, a été réhabilité au point que, si l’on avait pu attribuer à Milton Friedman la formule « we are all keynesians now » dans les années 19601, un économiste œcuménique pourrait proclamer au début du xxie siè-cle : « We are all institutionalists now. » Il semble qu’après une longue période où la théorie économique dominante avait expulsé les institutions de son champ de recherche, les considérant comme relevant de disciplines qualifiées de moins rigoureuses comme la sociologie, la science politique ou l’histoire et ayant élaboré un système d’explication « à institutions données », le mainstream a opéré récemment une ré-endogénéisation des institutions à la science économique. On trouve un indice de ce tournant dans la multiplication de la référence aux institutions dans les articles et ouvrages d’économie publiés depuis une vingtaine d’années.

La thématique institutionnelle en économie a traversé un cycle singulier au xxe siècle [Chavance, 2007a]. Fort influente lors du premier tiers du siècle à travers la (jeune) école historique alle-

1. Ironiquement, M. Friedman avait fait remarquer qu’il avait effectivement précisé son aphorisme par « nous utilisons tous le langage et l’appareil keynésien, mais aucun d’entre nous n’accepte plus les conclusions keynésiennes originelles » ; ce que l’on pourrait traduire par « aucun d’entre nous n’est encore keynésien aujourd’hui »…

L’économie institutionnelle entre orthodoxie et hétérodoxie

Bernard Chavance

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mande, puis à travers l’institutionnalisme américain, elle a connu à partir des années 1940 une longue éclipse, de près de cinquante ans, liée à l’hégémonie du courant néoclassique. N’ayant survécu que comme tradition marginale, ou ayant seulement conservé une influence partielle dans certaines sous-disciplines comme l’éco-nomie du développement, l’économie industrielle, l’économie du travail et des relations professionnelles, elle refait surface à partir des années 1980 et surtout 1990.

Ce renouveau passe par deux voies principales. La première est la formation d’une « nouvelle économie institutionnelle », illustrée par la prolongation de l’analyse de Ronald Coase opérée par Oliver Williamson [1975, 1985] qui développe une ambitieuse théorie des « coûts de transaction », et par l’inflexion donnée par Douglass North [1981, 1990] à la théorie néoclassique des institutions qu’il avait élaborée dans ses études d’histoire économique pour débou-cher sur une vaste fresque synthétique, originale et elle aussi tout à fait ambitieuse. C’est la nouvelle économie institutionnelle au sens strict ; toutefois, au sens élargi, cette étiquette est appliquée à divers courants restés proches du socle standard de la théorie économique tels que la théorie des droits de propriété, la théorie des jeux, la théorie de l’agence, l’approche law and economics, ou même à l’école autrichienne qui connaît aussi un renouveau dans cette période.

La seconde voie de rénovation est la réactivation de la tradition originelle de l’économie institutionnelle, marquée par une posture critique ou hétérodoxe, une opposition très nette à la tradition néoclassique et un intérêt non exempt de réserves vis-à-vis de la nouvelle économie institutionnelle. Cette seconde voie se situe d’abord en Europe, mais entretient des liens avec les états-Unis et le Japon. À partir des années 1990, elle se manifeste en parti-culier dans l’activisme de l’EAEPE�, qui va conduire nombre de courants hétérodoxes à réactiver ou à afficher leurs liens avec l’ins-titutionnalisme, tels les postkeynésiens. Comme pour la nouvelle économie institutionnelle, on peut distinguer deux ensembles dans cette nébuleuse : au sens restreint, l’institutionnalisme hétérodoxe

�. European Association for Evolutionary Political Economy. �ondée en 1988, European Association for Evolutionary Political Economy. �ondée en 1988,�ondée en 1988, elle a été successivement présidée par l’anglais Geoffrey Hodgson, puis par deux économistes français de l’école de la régulation, Robert Delorme et Pascal Petit.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?66

recouvre la rénovation de la tradition américaine dans la filiation de Thorstein Veblen et John R. Commons ; au sens large, il inclut les courants de l’institutionnalisme historique comme la théorie française de la régulation, les approches situées à l’intersection de la sociologie économique, etc.�

Les deux développements récents de l’économie institution-nelle entretiennent des rapports ambigus4. Chaque courant se sent interpellé par l’autre, et il n’est pas rare que les parallèles entre les traditions sous-jacentes soient explorés de part et d’autre. Surtout, des questions voisines, des thèmes historiques ou théoriques simi-laires sont abordés par la nouvelle économie institutionnelle comme par les institutionnalistes hétérodoxes. Cependant, ces derniers soulignent en général que le cordon n’est pas rompu entre cette nouvelle économie institutionnelle et la tradition néoclassique ; inversement, les tenants de la « nouvelle » répètent souvent l’an-tienne selon laquelle la « vieille » économie institutionnelle serait dépourvue d’authentique fondement théorique.

Ce virage théorique se révèle équivoque par certains côtés. Pour illustrer cette ambiguïté, on peut citer le changement de système des économies anciennement socialistes, une expérience qui a fortement contribué à ce que Peter Evans [2005] qualifie de « tournant insti-tutionnaliste » dans les théories économiques du développement. Gérard Roland [�000] a même cru voir s’établir dans la seconde moitié des années 1990 un accord autour d’une perspective « évo-lutionniste-institutionnaliste » de la transition. Peter Murrell [2005] a mesuré les occurrences de la thématique « transition et institu-tions » dans la littérature académique et il a relevé que si le thème était pratiquement absent dans les cinq premières années après 1989 (où dominaient les thèmes conventionnels liés au Consensus de Washington), �5 % des articles publiés en �00� en relevaient

�. Voir par exemple les Cahiers d’économie politique, n° 44, printemps �00�, « Qu’a-t-on appris sur les institutions ? ».

4. Voir les deux recueils d’économie institutionnelle (considérée au sens strict) récemment publiés respectivement par G. Hodgson (sous la dir. de), New Developments in Institutional Economics [2003] et par C. Ménard et M. Shirley (sous la dir. de), Handbook of New Institutional Economics [�005]. La création de revues académiques au cours des dernières années est aussi significative : Économie et institutions en �rance (�00�) et Journal of Institutional Economics édité par Cambridge University Press (�004).

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désormais. Mais le bilan que l’on peut à ce jour tirer de la prolifé-ration de la thématique institutionnaliste est plus que mitigé ; loin d’avoir signifié un ébranlement des grands référents de l’approche dominante (équilibre, rationalité, optimalité), cette thématique y a été souvent, en quelque sorte, soumise5.

L’exemple des économies postsocialistes illustre l’ambivalence générale du tournant institutionnaliste contemporain dans la pensée économique. Si un nombre important de développements théoriques méritent d’être salués comme positifs pour la discipline, il faut reconnaître que le « nouvel institutionnalisme » a aussi été large-ment investi et développé par la doctrine néolibérale dominante, engendrant des effets problématiques quant au paysage intellectuel de la « science économique ».

Au cours de la dernière décennie, de nombreux travaux se sont appuyés sur de vastes bases de données et des mesures « insti-tutionnelles » dans divers pays, constituées à partir d’enquêtes auprès des entreprises ou des investisseurs, à partir d’études des organisations internationales, d’évaluations de la législation des différents pays et de leur degré d’application, parfois même à partir de sondages d’opinion. Cherchant à mesurer les « performances institutionnelles comparatives » de différents pays en trouvant des corrélations entre des indicateurs de « qualité institutionnelle » et les taux de croissance, l’interprétation restrictive de la maxime institutions matter a tendu à réduire la prise en compte du rôle des institutions à une analyse de l’efficacité supposée des « meilleures institutions ». Celles-ci présentent souvent un air de parenté marqué avec le modèle anglo-saxon idéalisé de la rule of law, de la bonne gouvernance, de l’efficience de la common law, de la finance libé-ralisée, des marchés du travail flexibles, de la protection sociale dépourvue de « générosité » problématique6, etc.

Ainsi la thématique institutionnelle se trouve absorbée dans le paradigme du benchmarking international, propre à une époque d’hégémonie de la finance, qui tend parfois à supplanter toute analyse théorique raisonnable. Une corrélation supposée entre une

5. Voir B. Chavance, « L’expérience postsocialiste et le résistible apprentissage de la science économique », dans le présent numéro de La Revue du MAUSS (version numérique) [Chavance, �007b].

6. Pour une référence à la controverse autour des travaux de la Banque mondiale, voir par exemple D. Kaufmann et alii [�007].

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institution donnée (l’extension de la propriété privée, la protection des actionnaires minoritaires, la « qualité » du système juridique) et les « performances » des économies nationales, réduites à leur taux de croissance, devient une explication causale débouchant sur des prescriptions implicites ou explicites de la part d’économistes qui jugent ainsi avoir redonné aux institutions toute leur place dans l’économie standard. Des débats académiques se développent pour savoir dans quelle mesure (sur la base d’estimations quantitatives) les institutions importent dans le développement à long terme, et, dans le cas d’une réponse positive, pour caractériser la nature de ces institutions.

Les limites de telles approches sont manifestes. Comme le souligne Dani Rodrik [2004], « des résultats économiques effectifs ne concordent pas avec des structures institutionnelles uniques. Comme il n’y a aucune correspondance directe de la fonction à la forme, il est futile de chercher des régularités économiques empi-riques non contingentes reliant des règles juridiques spécifiques à des résultats économiques. Ce qui marche dépend des contraintes et des opportunités locales ». On peut observer également com-bien de telles mesures sont sensibles aux périodes retenues, aux indicateurs utilisés, aux pays considérés. Dans les travaux sur la transition postsocialiste, l’expérience chinoise n’est ainsi en général pas prise en compte, car jugée non comparable aux pays d’Europe centrale et orientale et à ceux de l’ex-Union soviétique7. En effet, la qualité institutionnelle de l’économie chinoise apparaît plus que médiocre selon tous les critères envisagés dans les études comparatives habituelles, au regard des hypothétiques « bonnes institutions », tandis que ses « performances » (si l’on résume cel-les-ci à la croissance) apparaissent durablement exceptionnelles… Mais le défaut majeur du benchmarking institutionnel contempo-rain est qu’il occulte précisément ce que les théories d’économie institutionnelle (tant originelles que « nouvelles8 ») ont justement souligné comme tout à fait essentiel pour l’analyse comparative : les complémentarités institutionnelles, l’effet de sentier, la diver-

7. Cf. B. Chavance [�007b].�. Ainsi Douglass North [1997] a-t-il critiqué l’« hubris des rapports de la

Banque mondiale et des publications des économistes orthodoxes » qui « pensent qu’aujourd’hui nous avons les bonnes solutions ».

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sité des configurations institutionnelles possibles et l’absence de solution optimale dans ce domaine, la primauté de la viabilité et de l’adaptabilité sur toute conception univoque de la performance, la variété évolutive des formes de capitalisme – y compris pour les économies postsocialistes.

L’exemple de l’expérience des économies postsocialistes et, plus généralement, les controverses récentes autour du rôle des institu-tions dans le développement économique montrent que le tournant institutionnaliste en économie n’est pas accompli, à supposer qu’il puisse l’être vraiment un jour. Il est frappant de constater, une fois encore, la forte capacité de récupération et de dilution de thèmes contestataires par le couplage du paradigme néoclassique et de la doctrine néolibérale qui a atteint l’hégémonie mondiale au cours des vingt-cinq dernières années. Les diverses théories de l’économie institutionnelle ont assurément gagné une audience significative au cours de la période récente. L’histoire dira si cette évolution sera durablement consolidée.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?70

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71L’hétérodoxie encore : continuer Le combat, mais LequeL ?

Supposons que le destin de l’hétérodoxie soit de combat-tre l’orthodoxie. Comment l’emporter sur un ennemi aux mille visages ?

Jadis, il était question d’individus rationnels qui se coordon-naient par les prix sur des marchés parfaits. Mais l’économie expérimentale restreint chaque jour un peu plus le domaine de la rationalité. L’économie de l’information nous invite à douter de l’efficacité des marchés. L’économie des organisations séjourne dans un univers de règles, de routines, de hiérarchies. La modélisa-tion d’interactions stratégiques nous plonge dans l’indétermination des équilibres multiples ou, pire, dans l’univers des prophéties autoréalisatrices. Il serait possible de multiplier les exemples tant l’empire de l’économie s’est morcelé en d’innombrables baron-nies, au point que plus personne ne peut prétendre en connaître la carte détaillée.

À quoi l’on pourrait répondre que, dans les manuels de premier cycle – qui se ressemblent presque tous –, il est répété à l’envi que « la » science économique repose sur un consensus omnium si l’on s’en tient aux propositions de base : le libre-échange est préférable à l’autarcie, le plafonnement des loyers induit à terme une pénurie de logements, un SMIC trop élevé explique le chô-mage des demandeurs d’emploi les moins qualifiés, etc. Mais ce consensus même est lui aussi de moins en moins étendu : le lien de causalité entre le libre-échange et la croissance est discuté, l’effet d’un salaire minimum également…

L’hétérodoxie encore :

continuer le combat, mais lequel ?

Pascal Combemale

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Deux exemples

L’une des forces de l’orthodoxie est sa plasticité, en particu-lier sa capacité à évoluer en fonction des réfutations empiriques. Prenons deux exemples. D’abord l’expérience « grandeur nature » de la transition du « socialisme » au « capitalisme ». Elle a donné raison aux hétérodoxes qui critiquaient les thérapies de choc : non, « l’économie de marché » n’est pas une machine que l’on puisse livrer clé en main et qui fonctionnerait conformément aux équa-tions du modèle, quelles que soient les coordonnées temporelles et spatiales ; oui, l’histoire, la culture, les habitus, les rapports sociaux, la lutte pour le pouvoir, tout ce qui fait de nous des êtres sociaux, cela compte beaucoup. Il s’agissait là de simple bon sens pour quiconque avait suivi deux ou trois cours d’histoire et de sociologie pendant sa scolarité, mais certains économistes préfèrent ignorer ces « sciences molles ». Malgré cette inculture passagère, le résultat est là : les institutions sont désormais au programme de l’orthodoxie. Certes, pas de la meilleure façon1 quand un réflexe professionnel incite à les déduire des calculs individuels ou que se multiplient les benchmarkings à l’aveuglette. Mais il est enfin admis que les arrangements institutionnels sont déterminants en ce qu’ils réduisent l’incertitude, rendent les comportements plus prévisibles, soutiennent la confiance, etc. Mieux vaut tard que jamais.

L’autre exemple est la brève histoire de l’essor et de la chute du Consensus de Washington. Au moins la recette avait-elle le mérite de la simplicité : déréglementer, privatiser, stabiliser. Les effets furent désastreux, surtout pour les plus pauvres. Le chevalier Stiglitz a instruit le procès de cette doctrine dévastatrice. Pourtant, malgré la rhétorique quasi gauchiste de ses best-sellers planétaires, son analyse n’a rien de particulièrement révolutionnaire pour les vieux lecteurs de Keynes. En substance : la mondialisation est une opportunité, à la condition d’être régulée ; cette régulation doit être adaptée à la situation particulière de chaque pays ; l’état a un rôle important à jouer si l’on veut que l’économie de marché fonctionne au profit du plus grand nombre. Mieux encore : la démocratie n’est pas un luxe réservé à quelques vieux pays occidentaux ; elle est

1. Pour une meilleure façon, voir L’Économie institutionnelle de Bernard Chavance (La Découverte, 2007).

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une condition nécessaire du développement, car les intérêts de Wall Street et des multinationales ne se confondent pas avec l’intérêt général. Il est sympathique ce Stiglitz ! Mais il ne doit pas son prix Nobel à des travaux qui sentiraient le souffre de l’hétérodoxie.

Son succès montre toutefois que de nombreux débats de politi-que économique peuvent être menés dans le cadre de l’économie académique. Certes, il existe encore des ayatollahs du tout-marché, de la flexibilité généralisée, de la précarité comme mode de vie, voire quelques crypto-monétaristes, et cela n’a rien de scandaleux dans une démocratie. Mais les outils de la critique sont disponibles dans toutes les bibliothèques universitaires : les marchés du travail et des capitaux ne fonctionnent pas comme celui du maïs ou des Cocottes Minute ; la protection de la propriété intellectuelle sur le marché des médicaments ne pose pas les mêmes problèmes que sur celui de la musique pour adolescents ipodés, etc. Qu’il s’agisse de la réforme fiscale, de la politique budgétaire ou monétaire, de la politique de l’emploi, de la politique de la concurrence, etc., ces débats ont lieu, non pas dans des revues clandestines, mais à l’abri d’organismes aussi respectables que l’O�CE (l’Observatoire français des conjonctures économiques) ou la Banque mondiale. �inalement, le centre de gravité de l’économie orthodoxe se trouve quelque part entre une social-démocratie tempérée et un libéralisme social. Quoi qu’il en soit, le temps des réponses doctrinales paraît révolu : la liste des échecs du marché est aussi longue que celle des échecs de l’intervention de l’état (effets d’aubaine, trappes en tout genre, etc.) ; donc les marchés doivent être régulés et de nombreuses réglementations sont nécessaires, mais les régulateurs doivent eux aussi être contrôlés et les réglementations procurent des rentes à des groupes de pression, etc. La mode est plutôt au bricolage et à la casuistique. Dans ces conditions, quel espace reste-t-il à l’hétérodoxie ?

La critique interne

Sauf à perdre son âme, elle doit poursuivre son travail de criti-que interne, même si elle ne parvient pas à construire une maison commune, un cadre théorique alternatif et fédérateur. Car il est bon que les étudiants continuent à se poser des questions : les individus

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sont-ils imperméables à toute influence sociale ? Leurs préférences ne seraient-elles pas endogènes ? Ne peut-on préférer une représen-tation de la réalité économique en termes de processus plutôt que d’équilibre ? L’incertitude sur de nombreux marchés n’explique-t-elle pas les routines, les conventions, les comportements mimétiques, les prophéties autoréalisatrices ? Une notion aussi élémentaire que la « productivité marginale » a-t-elle une signification pour quiconque se donne la peine d’observer comment le travail est effectivement organisé ? Considérer que le « capital » puisse produire de la valeur ne serait-il pas une forme assez vulgaire de fétichisme ? La fiction de l’agent représentatif est-elle une façon recevable de contourner le problème de l’agrégation ? Peut-on sérieusement prétendre expliquer la crise en Argentine avec un modèle d’équilibre général calculable ? Et bien d’autres questions encore…

Mais nous savons depuis longtemps qu’il en faut plus pour déstabiliser l’orthodoxie. On ne détruit que ce que l’on remplace. Et les économistes sont volontiers schizophrènes. Ceux dont le métier est d’analyser la conjoncture utilisent des modèles éclectiques dont l’armature reste souvent celle de la bonne vieille synthèse classico-keynésienne. Si le but est de prévoir les effets d’une variation du taux d’intérêt, d’un choc pétrolier, d’un krach immobilier, mieux vaut en effet se référer à des relations connues depuis longtemps entre des variables agrégées (consommation, investissement, reve-nus, inflation…). Par ailleurs, lorsque les questions se font plus précises, le praticien se soucie moins de théorie pure que du choix de la meilleure technique économétrique. Car la tendance est à l’éco-nomie appliquée. Loin des controverses entre écoles ou courants, on s’intéresse à la qualité des données, aux expériences naturelles, aux différences de différences… Le pragmatisme conduit à répondre de façon empirique à des énigmes concrètes : quel est l’effet d’un impôt progressif sur les inégalités de revenus ? Quel est l’effet de l’allocation-logement sur le marché des studios parisiens ? Quel est l’effet d’un programme d’aide en espèces sur la scolarisation des filles dans tel pays en développement ? Etc. Il est permis de discuter des connaissances apportées par des travaux difficiles à généraliser et qui se contredisent fréquemment les uns les autres, mais ils présentent l’avantage, outre leur rigueur méthodologique, d’imposer une certaine prudence dans la formulation des réponses et des prescriptions.

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La critique externe

Il reste alors la critique externe. Elle consiste, par souci de réalisme, à réintroduire dans l’analyse tout ce dont il était fait abs-traction naguère : l’histoire, les rapports sociaux, les relations de pouvoir, les groupes sociaux, les cultures, les irréversibilités, etc. À quoi les économistes orthodoxes ont longtemps répondu que chacun était libre de devenir historien, sociologue, ethnologue, ou philo-sophe, donc libre d’aller jouer ailleurs… Mais nous n’en sommes plus là car la stratégie impérialiste, dont Gary Becker était jadis un représentant relativement isolé, produit aujourd’hui des effets spec-taculaires, pour beaucoup grâce à des alliances fructueuses avec la psychologie expérimentale, les sciences cognitives, l’ethnographie, la philosophie politique… L’article d’Akerlof sur l’échange de dons, critiqué dans ces colonnes, n’a plus rien d’exotique : George� a découvert ensuite l’existence des normes, il a lu Erving Goffman, Pierre Bourdieu et même Betty �riedan, ce qui ne nous rajeunit pas, et il attache désormais une importance cruciale à… l’identité ! Des économistes aussi reconnus que Roland Benabou et Jean Tirole travaillent sur des sujets tels que la « demande » de croyances, les comportements « sociaux » (versus « antisociaux »), les relations entre la croyance en un monde juste (où l’on récompense le mérite individuel), la mobilité sociale, le taux de redistribution socio-fiscal, les idéologies, la religion, etc.

Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites. Faut-il s’en émouvoir ? Certainement pas lorsque l’on a toujours plaidé pour l’unité des sciences sociales. Toutes les différences ne sont d’ailleurs pas abolies. Notamment, les différences de méthodologie : le modèle mathématique reste la marque de l’économiste. Il laisse le psychologue expérimenter dans son laboratoire, le neurologue multiplier les IRM, le sociologue enquêter « sur le terrain », le politiste comparer… Dans cette nouvelle division du travail scien-tifique, les autres « spécialités » servent à produire des données, des descriptions, des faits stylisés, des typologies… Ce matériau est riche en intuitions, il autorise de nombreuses interprétations, mais il permet rarement de conclure. Pour le convertir en source de connaissances généralisables et cumulatives, il faut le mettre en

2. Prénom d’Akerlof… (ndlr).

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forme hypothético-déductive. L’économiste s’en charge. Son avan-tage comparatif se trouve dans cette compétence. Il aime d’ailleurs répéter que l’économie apprend how to think et non what to think. La critique doit donc aujourd’hui partir de là : montrer que cette « façon de penser » induit aussi « ce qu’il faut penser� » ; trouver une autre façon de penser, ce qui n’est pas si facile car le réduction-nisme, la rigueur logique des modèles, la parcimonie des théories sont des vertus scientifiques…

L’économie politique, toujours et encore

Mais ce n’est pas le combat principal. Car la force de l’ortho-doxie est ailleurs. Elle ne se situe pas dans l’arène du savoir positif. Ce n’est pas en nous expliquant mieux que l’hétérodoxie comment fonctionne notre monde que l’orthodoxie l’a emporté : il suffit de feuilleter un manuel de microéconomie pour en juger. C’est en nous expliquant comment il doit fonctionner. Donc en répondant à la question : que faire ? Caricaturons un peu : pendant que les hétérodoxes énoncent des critiques, les orthodoxes avancent des propositions (de réforme du marché du travail, de réforme du régime des retraites, de réforme de l’état, etc.). Malgré quelques dénéga-tions tactiques, l’économie est essentiellement normative, et c’est d’ailleurs son principal intérêt. La confrontation avec la sociologie l’illustre bien. Si l’on veut savoir ce qui se passe dans un quartier de banlieue, dans un atelier de constructeur automobile, dans un centre d’appels, dans un hôpital, etc., il est plus judicieux de s’adresser à un sociologue. Mais qui répondra aux questions sur la lutte contre le chômage, sur les délocalisations, sur la politique monétaire, sur le prix des médicaments, le protocole de Kyoto, etc. ?

Cette normativité ne date pas d’hier, elle est génétique. Il faut inlassablement le rappeler : à l’origine, l’économie est une branche de la philosophie politique, une philosophie politique appliquée. L’histoire de l’économie (Economics) est celle d’un programme politique mis en œuvre, avec des hauts et des bas, depuis deux siè-

3. La citation préférée de Serge Latouche est : « Quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes sous la forme de clous. » Mark Twain a écrit quelque chose de semblable…

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cles. Après les guerres de religion, les guerres civiles, l’enjeu était la construction d’un ordre social pacifié. L’habitude a été prise d’opposer la solution politique du contrat social à la solution éco-nomique de la société de marché. C’est une erreur d’interprétation. Ceux que l’on appelle rétrospectivement « les économistes » ne cherchent pas seulement à comprendre le monde, ils veulent le transformer. Autrement dit, ils parlent d’économie, mais ils font de la politique et cela n’a pas changé depuis les classiques. Pourquoi « laisser faire, laisser passer », libérer les « forces » de l’économie (Economy) et des intérêts matériels ? Parce qu’il vaut mieux que les hommes se défoulent sur leurs comptes en banque que sur leurs voisins de palier (Keynes dixit). Parce que la croissance économique améliore la condition du plus grand nombre, favorise l’essor d’une classe moyenne, donc stabilise la société. Mais « qui » laisse faire, qui « libère » ? L’état. C’est lui qui construit l’économie de marché (c’est lui qui abolit le Speenhamland Act, les Corn Laws, les corpo-rations, qui garantit le droit de propriété, l’exécution des contrats, etc.). Les économistes le savent : ils s’adressent aux princes et ils parlent leur langage, celui de la politique. Or, le problème des prin-ces est de gouverner des hommes qui ne sont plus sous l’emprise de la religion. La meilleure solution est de pouvoir les manipuler sans trop les contraindre. Cela suppose que leur comportement soit prévisible, programmable, donc qu’ils obéissent à des moti-vations simples et univoques. S’ils étaient des petites machines à maximiser les gains et à minimiser les coûts, ce serait parfait. On ne peut pas faire plus simple : des incitations monétaires suffisent. Les économistes ont ce modèle en magasin. Aujourd’hui, nous savons qu’il a donné entière satisfaction : nous sommes chaque jour un peu plus des Homo œconomicus4. Ces créatures ne furent pas fabriquées comme des �rankenstein. Elles sont la réalisation d’un type anthropologique, d’un Menschentyp parmi d’autres (le guerrier, le prêtre, le savant, etc.). Plus probable, il est vrai, parce que plus accessible au grand nombre (si l’on fait l’hypothèse que les qualités requises pour être samouraï ou chaman sont moins répan-dues). Mais qui a besoin de respirer une atmosphère particulière : le pouvoir politique doit lui garantir une certaine liberté d’action et

4. Nous devons à Christian Laval une brillante généalogie de L’Homme économique (Gallimard, �007).

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le droit de s’approprier les gains retirés de son activité (ce qui n’est pas le cas lorsque le sultan ordonne que l’on coupe la tête de ceux dont l’enrichissement lui porte ombrage) ; il importe aussi que la religion ou l’idéologie lui concèdent une légitimité sociale.

Une science très particulière

Sous cet éclairage, l’économie apparaît comme une science très particulière : elle contribue activement à produire le monde dont elle écrit le mode d’emploi ; elle travaille consciencieusement à réduire la distance entre le modèle et la réalité. Au départ, ce n’était pas gagné, il y eut de violentes résistances, mais, une fois le processus bien engagé, il devient autovalidant : plus nous nous conformons à ses prescriptions et plus elle peut revendiquer son statut de science. En voici deux illustrations.

Peu importe finalement que les individus soient originellement des optimisateurs, que leur comportement soit « rationnel » (au sens de la microéconomie standard). Si l’environnement concurrentiel dans lequel on les place détermine la bonne structure d’incitations, alors ils sont contraints de se comporter comme s’ils étaient éco-nomiquement rationnels : les entreprises qui ne maximisent pas leur profit sont éliminées, les actifs imprévoyants qui choisissent mal leur fonds de pension ne percevront pas de retraite, etc. C’est d’ailleurs pourquoi, après avoir été longtemps la science de la coordination d’individus séparés par la division du travail et par leurs intérêts particuliers – donc la science de la construction des institutions suppléant la providentielle « main invisible » –, l’écono-mie se présente désormais comme la science des incitations (théorie des droits de propriété, des contrats, de l’agence, etc.). La phrase magique est : people respond to incentives. À Bruxelles siège une commission qui veille sur vous, braves gens !

La critique des administrations publiques par l’économie du public choice et ses prolongements contemporains offre une seconde illustration. Elle a consisté à déconstruire l’idéal du fonctionnaire au service de l’intérêt général, un peu comme les moralistes du xViie siècle avaient démoli le mythe du héros. L’hypothèse corro-sive de ces théories participe aujourd’hui du sens commun : les fonctionnaires ne sont pas des êtres à part, disposés à sacrifier

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leurs intérêts matériels sur l’autel du bien public, ce sont des Homo œconomicus comme tout le monde. De cette hypothèse, somme toute « démocratique » (« tous les mêmes ! »), découle la suite : dans un environnement non concurrentiel, protégé, déresponsa-bilisant, dépourvu de tout système d’incitations efficaces (pas de licenciements des incapables, pas de primes au rendement, pas de stocks-options pour les meilleurs, etc.), mais riche en rentes, le résultat est nécessairement catastrophique (gaspillages, surcoûts et inefficience bureaucratiques, inertie, etc.). Ici, la bonne question n’est pas (versant positif) : ces théories expliquent-elles correcte-ment la réalité ? Mais plutôt (versant normatif) : dans quelle mesure contribuent-elles à faire advenir cette réalité ? Il y a en effet bien longtemps que les pamphlétaires et les écrivains ont dénoncé les tra-vers de la bureaucratie et caricaturé le fonctionnaire (de préférence « petit »). Et le sujet est complexe : il y a des bureaucraties privées, le fonctionnaire peut être intègre, zélé et inefficace, « ripou » mais efficace…

Une analyse comparative sommaire montre toutefois que les administrations publiques fonctionnent plus ou moins bien selon les pays et selon les époques. La France n’a-t-elle pas connu une période, celle de la reconstruction puis de l’apogée du gaullisme, au cours de laquelle le sens du service public n’était pas seule-ment un argument idéologique masquant des intérêts bassement corporatistes ? La critique économique n’est pas irrecevable, mais elle est réductrice et biaisée lorsqu’elle ne retient qu’un seul type d’incitations, les stimulants matériels, alors qu’il en existe deux autres : la coercition et l’adhésion à des valeurs. Dans une société qui valorise le courage physique et le sens de l’honneur plus que la maximisation du gain monétaire, ne trouve-t-on pas plus faci-lement de fiers guerriers que de riches traders ? Dans une société qui valoriserait le bien public, les vertus citoyennes, le sens de l’intérêt général, ne pourrait-on recruter des fonctionnaires dont le comportement, sans être parfait évidemment, servirait mieux le public ? Des fonctionnaires qui seraient par conséquent plus respectés, mieux reconnus, donc plus motivés ?

Pour parler comme les économistes, ne peut-on concevoir l’existence de deux équilibres ? Un équilibre inférieur (cercle vicieux) : les fonctionnaires sont des Homo œconomicus, donc ils recherchent exclusivement des avantages matériels individuels

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(sous la contrainte d’une plus grande aversion pour le risque), adoptent un comportement opportuniste (en faire le moins possible en l’absence de sanctions), etc., pour un résultat collectivement désastreux puisque la structure des incitations n’est en effet pas adaptée à leur « nature » (dans ce cas, mieux vaut importer les méthodes de management du privé, donc autant privatiser car l’hy-bridation des systèmes est probablement ce qu’il y a de pire). Un équilibre supérieur : les administrations publiques ne fonctionnent efficacement que si l’on peut compter sur le dévouement, le sens des responsabilités et de l’intérêt général de fonctionnaires dont les gratifications sont pour partie symboliques (à commencer par une bonne image d’eux-mêmes) ; si ces qualités sont promues par l’institution et la société, sans exclure des réformes organisation-nelles, alors l’autre prophétie peut se réaliser (sélection à l’entrée des bons « profils », puis socialisation). Dans un environnement concurrentiel prévaut logiquement le chacun pour soi ; celui qui coopère est trahi par les autres (la théorie des jeux montre que le souci de la réputation tempère la propension à faire défection, mais Oliver Williamson a raison de répondre qu’il n’existe pas de calculative trust). Dans un environnement coopératif où prévalent des normes de conscience professionnelle et de solidarité, une chance est donnée à des comportements plus soucieux du bien commun. Or, il n’a pas encore été démontré que les individus étaient « naturellement » des Homo œconomicus, mais seulement que l’on pouvait aisément les inciter à le devenir (l’éducation au bien commun et au comportement civique exige, il est vrai, beau-coup plus de temps et d’énergie ; de ce point de vue, la solution de l’Homo œconomicus est plus… économique à court terme). La règle maussienne est ici : il faut faire le pari de la coopération pour donner une chance à la coopération. Comme tout pari, il peut être perdu, mais il n’y a pas d’alternative. Pour les amateurs de rationalité prudentielle, ce sera au contraire : j’anticipe la défection de l’autre, donc je fais défection. Et la suite me donne raison. Ce raisonnement est très simplificateur, mais il s’agit ici de montrer comment l’économie participe à l’avènement du modèle anthro-pologique qui valide ses jugements, et cela d’autant plus qu’il s’impose comme la norme dominante, laquelle dévalue les autres types d’action sociale (ne survivent alors que les héros et les saints, rares par définition…).

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81L’hétérodoxie encore : continuer Le combat, mais LequeL ?

Quel horizon ?

Notre intention n’est pas de dénoncer un quelconque « com-plot » des « vilains » économistes « libéraux ». Cette société n’est pas la pire de toutes et l’individualisme est, au regard de l’histoire, un progrès appréciable5. Nous voulons seulement rappeler que l’économie orthodoxe n’a pas cessé d’être politique, de telle sorte que l’hétérodoxie est forte ou faible selon qu’elle parvient ou non à lui opposer un projet alternatif crédible et désirable. De ce point de vue, le marxisme a été (reste ?) une hétérodoxie parce que sa critique des catégories dominantes était en même temps la critique de la société qui les réalisait et qu’il avait pour levier la promesse d’un au-delà terrestre. La critique radicale du capitalisme avait un sens parce que son horizon était la croyance en une société délivrée du marché, de la monnaie, de la division du travail et de l’état. Mais aujourd’hui, le capitalisme est face à lui-même.

Le système social dans lequel nous vivons n’est quasiment plus contesté dans sa logique propre6. On pourrait même prétendre qu’il l’est seulement dans la mesure où il ne tient pas, ou de façon trop inégalitaire, sa promesse de salut par la consommation, lorsque le trickle down se grippe. Certes, les critiques ne manquent pas, mais elles sont réformistes : il s’agit de « civiliser » le capitalisme, de réduire les inégalités les plus scandaleuses par la redistribu-tion, de redéfinir sans cesse les places respectives du marché et de l’état, de « sécuriser » les trajectoires professionnelles, de garantir une plus grande « égalité des chances », etc. Cela n’est pas rien, c’est même très important pour la vie quotidienne de millions de personnes7 ; mais nous venons de montrer que ces questions

5. Chacun de nous peut souhaiter vivre dans une autre société, mais il n’est pas du tout certain que ce soit la même ; ainsi, le vote en faveur d’une société sans T�1, sans publicité, sans transport aérien de masse, rationnée en eau, en essence, etc., serait-il majoritaire ? Même en conservant le camembert et le beaujolais ?

6. Sauf par les courants contre le développement, l’industrialisme, la techno-science : décroissants, amis de François Partant, néoluddistes… Lire Le Cauchemar de Don Quichotte de Matthieu Amiech et Julien Mattern (Climats, 2004) ; mais il s’agit ici d’une critique de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie.

7. Le degré d’universalisation des droits sociaux les plus élémentaires – à la santé, à l’éducation, au logement – permet de distinguer nettement des sociétés par ailleurs économiquement proches (nous conseillons la série télévisée Urgences aux zélateurs du modèle américain).

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pouvaient être débattues sans qu’il soit nécessaire de rompre avec la communauté des économistes8. Ainsi en va-t-il aussi des pro-positions du MAUSS : le revenu de citoyenneté, la réduction du temps de travail, l’aide au tiers secteur, la définition d’un revenu maximum… Auxquelles on pourrait ajouter : le protectionnisme à l’échelle européenne, le contrôle des mouvements de capitaux, la lutte contre les paradis fiscaux, la démocratisation des entreprises, la réforme de l’état…

Résumons notre propos, de crainte de nous attirer sans raison les foudres de nos amis hétérodoxes, qu’ils soient régulationnistes, conventionnalistes, marxistes, postkeynésiens, institutionnalistes9… Si la force de l’orthodoxie réside profondément dans sa normativité, laquelle se nourrit d’une anthropologie et d’une philosophie politi-que, alors l’hétérodoxie ne peut espérer la combattre sans dessiner un autre horizon. Bien qu’il soit probable qu’une véritable remise en question de notre mode de vie et de production n’adviendra pas avant une crise majeure, alors que se rapprochent les échéances écologiques et qu’augmentent les risques de guerre liés à la lutte pour les ressources vitales (l’énergie, les matières premières, les terres cultivables, l’eau…), c’est ce dont nous manquons le plus. D’un horizon.

8. Comme dans tout champ, il y a bien sûr un centre et une périphérie, des effets de domination et de censure, une lutte pour les places, des stratégies de carrière, etc., mais cela, qui a aussi son importance, ne doit pas être confondu avec les oppositions entre paradigmes.

9. Nous avons omis, à tort mais par facilité, le cas des libertariens (ou des autrichiens) ; nous concédons que l’hétérodoxie est… hétérogène.

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8�hétérodoxie et institution

Il n’est pas recommandé de se proclamer hétérodoxe et ce pour trois raisons.

La première est conjoncturelle et tient aux rapports de force défavorables que l’hétérodoxie entretient aujourd’hui avec l’ortho-doxie néoclassique dans l’éternelle lutte d’influence et de place-ment à laquelle se livrent les scientifiques de l’économie (comme d’ailleurs les scientifiques des autres sciences).

La deuxième est épistémologique. Il est en effet attristant de se définir uniquement au regard de ce contre quoi on lutte. Être orthodoxe a un sens, au moins sur le plan religieux. Cela signe une forme de conservatisme relativement à un dogme que l’on juge injustement remis en question. Être hétérodoxe, en revanche, ne signifie rien de très positif, sinon un agacement face à la stabilité du courant dominant. Le mot donne une unité de façade à une posture qui est simplement « critique ». L’hétérodoxie en économie est ainsi une majorité qui, au fond, n’a pas réussi à renverser un mode d’analyse économique pourtant complètement dépassé par ses propres résultats1. Ainsi, se dire hétérodoxe, c’est finalement, jour après jour, ressasser son échec.

La troisième raison est liée à la déviance qui ne peut que tou-cher un courant qui peine à se définir autrement que de manière négative : il génère des puristes ou des intégristes qui « savent » qui

1. On pense par exemple au fameux théorème d’Hugo Sonnenschein [1972], ou encore au plus ancien théorème d’Arrow [1951].

Hétérodoxie et institution

Nicolas Postel

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est « véritablement » hétérodoxe et qui ne l’est pas. C’est un lieu commun que de constater que l’hétérodoxie, en �rance et dans le monde, passe plus de temps en luttes intestines stériles qu’à faire front commun devant l’orthodoxie. étonnamment, l’ambiance « citadelle assiégée » sied mieux à l’hétérodoxie qu’à l’orthodoxie, ce qui dit assez l’étrange situation de ce paradigme qui ne dit pas son nom.

Et pourtant il existe bien un courant d’analyse économique qui partage une même méthodologie, une même conception du processus économique, une même définition de l’économie�. Pour l’identifier, plutôt que de poser d’emblée des fondements métho-dologiques, nous chercherons d’abord à identifier quelques points d’accord entre les hétérodoxes. Ces points d’accord forment l’objet d’étude des hétérodoxes. Ensuite, nous tenterons de montrer en quoi cet objet d’étude peut être qualifié d’institutionnaliste, en l’opposant à la démarche atomistique de la théorie standard. Et, comme nous le verrons alors, c’est à l’intérieur de cette posture institutionnaliste qu’il est possible d’identifier une représentation de l’action à même de fédérer les différentes formes d’hétérodoxie.

Une économie monétaire et capitaliste de production

L’hétérodoxie se définit la plupart du temps contre l’orthodoxie, omettant de préciser ce qui forme sa cohérence (une opposition commune pouvant en effet reposer sur des raisons diamétrale-ment opposées). Plusieurs articles récents cherchent précisément à identifier cette cohérence. C’est le cas de Marc Lavoie [2005] qui signale une série d’oppositions hétérodoxie/orthodoxie à même de structurer l’hétérodoxie�. C’est également le cas de Tony Lawson [2007] qui cherche, selon une stratégie différente, à identifier une

2. Nous devons la formulation claire de cette conviction à Marc Lavoie [2005]. Comme lui, nous rangerons dans l’hétérodoxie les approches marxistes, néoricardiennes, postkeynésiennes et institutionnalistes (au sens large, et plus particulièrement les approches régulationnistes et conventionnalistes pour ce qui est du cas français)

�. Il pointe quatre éléments qui définissent selon lui des points d’accord entre hétérodoxes : réalisme contre instrumentalisme, organicisme contre individualisme méthodologique, production contre échange, rationalité procédurale contre rationalité absolue.

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position ontologique propre à l’hétérodoxie et opposée à l’ontologie orthodoxe4. Dans la présente contribution qui s’inspire de ces deux tentatives éclairantes, nous proposons un chemin différent, qui passe d’abord par l’identification simple de points d’accord concernant la représentation du fonctionnement de l’économie, avant de montrer que cette représentation suppose une représentation commune, une ontologie commune, de l’univers économique. Selon nous, des recherches hétérodoxes émergent trois points d’accord : notre économie est dominée par la production ; notre économie est capi-taliste ; notre économie est monétaire.

Une économie de production contre une économie d’échange pure

Paradoxalement, les premiers hétérodoxes sont sans doute les classiques5, en ce qu’ils saisissent parfaitement l’originalité et la logique du capitalisme sous ces deux angles : coordination mar-chande et division du travail – objets des deux premiers chapitres du premier livre de La Richesse des nations, l’ouvrage fondateur d’Adam Smith [1776]. Cet apport se ressent particulièrement à travers deux grandes idées essentielles à la formation du paradigme hétérodoxe : l’efficacité du marché comme mode d’organisation de l’économie et la théorie de la valeur travail. La première de ces deux idées est commune à l’ensemble des économistes. La seconde clive au contraire les économistes hétérodoxes et les économistes néo-classiques et signe, d’une certaine manière, la prééminence de l’en-treprise sur le marché comme entité économique fondamentale.

La mise en évidence de l’efficacité informationnelle du marché est un acquis définitif de l’analyse économique, y compris pour les hétérodoxes. Marx considère le capitalisme comme un moment nécessaire de l’histoire, en raison du processus d’accumulation et de décuplement de la puissance productive qu’il met en œuvre, accumulation rendue indispensable aux capitalistes par l’existence d’une concurrence marchande. Keynes n’envisage à aucun moment

4. Il oppose ainsi une ontologie « sociale » propre à l’hétérodoxie et l’ontologie « individualiste et atomistique » qui caractériserait l’orthodoxie néoclassique.

5. L’école classique désigne en économie les travaux des économistes principalement écossais de la fin du xViiie siècle et jusqu’à la moitié du xixe – Smith, Ricardo, Say, Mill et, avec nombre de nuances, Malthus.

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qu’une puissance publique puisse se substituer à l’intuition et à l’es-prit sanguin et avisé d’un entrepreneur qui reste le mieux à même de percevoir les opportunités de profit et doit ainsi guider l’économie sur la voie de la croissance. La critique que Smith adresse aux mercantilistes, en opposant les faibles capacités cognitives d’un souverain même éclairé au regard de la puissance informationnelle que représente le marché, capable de traduire n’importe quelle inno-vation technologique ou mouvement de la demande en modification des prix relatifs, s’impose aujourd’hui encore. La représentation de la manière dont les producteurs se trouvent contraints de suivre la demande et de répercuter dans leurs prix les gains de productivité que permet l’innovation est d’une certaine manière définitive6. En ce sens, bien sûr, les hétérodoxes ne sont pas opposés à l’utilisation du marché comme mode principal d’allocation des ressources. Mais ils s’entendent pour identifier, derrière le marché, l’institution à l’œuvre dans la formation de la valeur : l’entreprise.

C’est ce que montre la théorie de la valeur travail. Les classiques proposent ainsi une théorie de la formation des prix qui, bien qu’im-parfaite, propose de relier les prix de marché à une autre sphère sociale : celle de la production. Tous leurs efforts (et en particulier bien sûr ceux de Ricardo) vont consister à établir un lien entre les prix de marché et ce qu’ils révèlent, à savoir les quantités de travail incorporées dans ces biens. Le marché est donc considéré comme le lieu de la manifestation d’une réalité matérielle et sociale invisible ailleurs, mais essentielle : c’est le travail qui donne leur valeur aux biens. Et à travers ce lien identifié entre travail et valeur, les clas-siques affirment la prééminence de la production sur l’échange : l’échange n’est d’une certaine manière que le révélateur du pro-cessus premier qu’est la production. C’est là un second acquis, propre au paradigme hétérodoxe, dans la mesure où la révolution marginaliste, aux origines du courant néoclassique, consiste précisé-ment à abandonner cette théorie (il est vrai imparfaite) de la valeur travail pour lui substituer une théorie radicalement différente7 : la

6. On pense en particulier au célèbre texte sur la gravitation des prix de marché qui signe véritablement la force informative du marché. Ce point est remarquablement commenté par Michel Foucault [2004].

7. La révolution marginaliste (menée par Jevons, Menger et Walras) consiste à introduire le calcul à la marge dans la représentation de la prise de décision des acteurs. Ainsi elle semble permettre de disposer d’une théorie du mouvement des individus

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théorie de la valeur utilité, fondée sur l’utilité individuelle subjec-tive. Cette substitution de l’utilité individuelle au travail comme fondement de la valeur a de profondes conséquences en ce qu’elle conduit à rompre les liens qui unissent marché et sphère de la pro-duction8. Sur le plan pratique comme sur le plan ontologique, cela signifie qu’avec la théorie néoclassique walrassienne, le marché est le seul organe définissant la valeur des biens par confrontation des subjectivités individuelles qui n’ont d’autre mesure possible que les mouvements de prix. Le marché devient le seul lien entre l’individu et tous les autres. Un lien que Walras symbolisera par le commissaire-priseur9. De cette rupture, la théorie néoclassique, d’une certaine manière, ne se remettra pas, et elle sera incapable de formuler une théorie formellement juste de la formation des prix d’équilibre jusqu’au constat d’échec établi séparément par Mantel, Debreu et Sonnenschein au début des années 197010.

Cette hypothèse reliant la valeur des biens aux modalités de la production distingue économie de production et économie d’échange. Elle est indispensable pour prendre en compte la dimen-sion proprement sociale et collective du processus économique : l’ancrage collectif du processus économique procède du fait que nos économies sont des économies de production11. Cette dimension est bien sûr absente du paradigme néoclassique qui, précisément, ne peut plus envisager le collectif qu’en dehors de l’économie1�.

liée à leur gain ou perte d’utilité, premier pas d’une approche de l’économie conforme au modèle épistémologique de la physique mécanique.

�. Sur l’histoire critique de la théorie de la valeur, voir Bruno Ventelou [2001].9. Voir Arnaud Berthoud [1988].10. Le théorème dit de Sonnenschein [1972] met un terme à la recherche d’une

théorie de la formation des prix d’équilibre dans une optique walrassienne. Il établit notamment que les propriétés des fonctions de demande individuelle ne sont pas additives et sont donc non transférables aux fonctions de demande globale. D’une certaine manière, la théorie est piégée par la nature indépassablement individuelle de la valeur.

11. Bien sûr, la théorie de la valeur travail de Ricardo est imparfaite. Les travaux des économistes néoricardiens à partir des intuitions de Sraffa, ou bien encore la théorie du mark-up chère aux postkeynésiens constituent un progrès. Mais ces théories ont en commun de maintenir le lien entre prix et production – pour une comparaison des différentes théories des prix, voir M. Lavoie [2005].

1�. C’est aussi le sens ultime du théorème d’Arrow – voir Benoît Lengaigne et Nicolas Postel [�004].

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Une économie capitaliste et non une économie de marché

Après la distinction économie de production/économie d’échange, la deuxième grande distinction tient à l’opposition conceptuelle entre économie de marché (ce qu’auraient dit les classiques) et économie capitaliste. Cette distinction est l’apport analytique essentiel de Marx. On sait la parenté d’analyse entre Marx et les classiques pour ce qui concerne le fonctionnement concret du système économique. L’apport de Marx se situe donc moins dans l’analyse fonctionnelle que dans la compréhension institutionnelle et sociale du phénomène qui lui permet d’inventer une posture antinaturaliste.

Marx établit le premier, à partir de son étude des deux circuits de l’argent [Marx, 1�67, livre I, 2e section], l’illusion du travail marchandise et son rôle central dans notre mode de production. Le fait de considérer le travail comme faisant l’objet d’un marché appa-raît en effet dans la théorie marxiste comme une fiction nécessaire, puisque seule cette fiction permet l’existence d’une plus-value et l’accumulation du capital productif. Cette marchandisation artifi-cielle du travail est à la base de la théorie de l’exploitation que Marx présente à travers la notion de plus-value, théorie qui demeure la seule analyse solide de la notion d’exploitation. Le travail est payé à son prix, sans vol ni dissimulation, mais ce qu’il produit en plus de son coût (d’un montant égal au coût de reproduction du travailleur : subsistance, logement…) se trouve appartenir au propriétaire par le fait du rapport salarial. L’exploitation n’est donc pas le fait d’un rapport interindividuel qui opposerait des personnes moralement critiquables. Elle est au contraire un processus systémique et général qui s’impose à chaque travailleur, mais aussi à chaque capitaliste désireux de le rester et contraint, pour ce faire, de rechercher comme ses concurrents des gains de productivité en accumulant du capital et en maintenant minimale la rémunération du travail.

Les hétérodoxes partagent tous cette analyse de l’exploitation conçue par Marx. Elle donne un sens précis à la loi d’airain des salaires formulée par Ricardo. Surtout, on la retrouve au centre de la représentation keynésienne et de son appréhension de la relation salariale, rendue déséquilibrée par le fait que le volume de travail demandé fixe unilatéralement le volume d’emploi, quelle que soit l’offre de travail disponible. Comme le remarque Jean Cartelier

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[1996], le salariat est bien vu par Keynes comme la variable d’ajus-tement des décisions capitalistes.

Notre système de production est capitaliste, c’est-à-dire marqué par la primauté du capital sur le travail, primauté qui se joue au sein du « rapport salarial » marquant la forme exacte de l’exploitation de la force de travail. Sous cette définition large, il existe de nom-breuses formes, plus ou moins dures socialement, de capitalisme. Cette diversité du capitalisme, dans le temps et dans l’espace, est un des objets des analyses hétérodoxes. On voit poindre, sous cette question, celle des institutions du capitalisme et de leurs évolutions et mutations. Ainsi, engranger l’apport des analyses de Marx ne nous conduit pas, à l’évidence, à considérer le capitalisme comme une forme pure à l’histoire déterminée. C’est un cadre conceptuel opératoire dans lequel, au contraire, on peut poser la question de l’histoire et des déterminations spatiales des différentes formes que prend le mode de production que nous étudions. Les appro-ches hétérodoxes étudient le capitalisme. Et on n’analyse pas le capitalisme sans emprunter, consciemment ou non, aux analyses de Marx. C’est un deuxième point d’opposition de l’hétérodoxie au mainstream, qui explique prioritairement le chômage par une activation insuffisante des mécanismes « naturels » du marché du travail. Dans une optique microéconomique néoclassique en effet, les individus sont conçus comme étant déliés de toute appartenance sociale et a fortiori de toute appartenance de classe. Les rapports d’échange sont considérés comme fondés sur l’égalité absolue, et non formelle, des échangistes et ne sont reliés à aucune détermi-nation sociale.

Une économie monétaire et non une économie réelle

Le troisième point d’accord tient à la nature monétaire de l’objet étudié. C’est là que se situe le grand apport de Keynes [1936]. Les hétérodoxes dénoncent le caractère fallacieux de la loi de Say1�, et

13. La loi de Say synthétise la logique macroéconomique classique supposant le caractère autorégulateur du marché. Elle suppose que, compte tenu du fait que « les produits s’échangent contre des produits », les revenus distribués à l’occasion de la production sont entièrement dépensés en achat de biens et services assurant donc une demande globale égale à l’offre produite. Cette tautologie repose très subtilement sur le fait que la part des revenus non consommés par les ménages est non pas « stockée »,

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cela en raison de la nature monétaire de l’économie. L’attachement des hétérodoxes aux grands principes de la théorie de la demande effective est sans doute à géométrie variable. Il n’en reste pas moins que l’unique explication analytiquement solide de l’existence du chômage involontaire est bien celle de Keynes. Or, pour parvenir à expliquer que la variation du volume de l’emploi dépend non pas des modifications de l’offre des salariés sur le marché du travail, mais des modifications puis de l’insuffisance de l’offre mise en œuvre par les entreprises sur le marché des biens et services, il faut introduire une contrainte macroéconomique de débouché, ce qui ne peut se faire que par l’introduction de la monnaie. C’est en effet en raison de la nature monétaire de l’économie que, d’une part, les ménages peuvent ne pas dépenser tout leur revenu en biens et services et conserver la part non consommée sous forme liquide jusqu’à ce que le taux d’intérêt leur paraisse suffisamment haut pour prendre le risque de s’en séparer temporairement, et que, d’autre part, les entreprises voient leurs projets d’investissement condi-tionnés par l’obtention d’un prêt monétaire à un taux suffisamment bas. La possibilité de conserver de la valeur sous forme liquide et le rôle que joue cette possibilité dans le financement et la réali-sation des investissements réels invalident l’hypothèse classique selon laquelle la monnaie n’est qu’un voile recouvrant l’économie « réelle » (ou matérielle), voile dont on pourrait faire abstraction. La connexion entre sphère monétaire et sphère réelle se noue dans la théorie keynésienne du taux d’intérêt et rend impossible toute démarche scientifique qui ferait abstraction de la nature monétaire de nos économies14. C’est là un point de rupture essentiel avec la théorie classique.

mais placée sur un hypothétique marché des fonds prêtables sur lequel s’échangent des biens d’investissement contre l’épargne des ménages. Lorsque l’épargne se trouve augmentée (que les ménages consomment moins), alors il y a abondance de l’offre de fonds prêtables, et il devient plus facile de financer l’achat de biens d’investissement : le prix qui équilibre l’offre et la demande de fonds prêtables est le taux d’intérêt, qui sert donc de variable d’ajustement entre consommation de biens et de services et investissement dans des biens de production.

14. Les écoles classiques et la plupart des auteurs néoclassiques souscrivent au principe de la « dichotomie entre sphère réelle et sphère monétaire » qui suppose l’existence d’une réalité matérielle des flux économiques indépendamment de l’apparence monétaire qu’ils peuvent revêtir. Cette dichotomie suppose la possibilité d’une analyse logique de l’organisation des flux économiques faisant abstraction de

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Cette rupture n’implique pas de rejeter l’ensemble de la théorie classique, mais de lui adjoindre une théorie de l’offre et de la demande globales qu’elle ne possède pas. Dans l’esprit de Keynes, il s’agit donc davantage d’un dépassement permettant de généra-liser la théorie économique en la rendant applicable aux situations de déséquilibre global impensables dans le cadre classique. Dans l’optique keynésienne, le principe de l’efficacité du marché et la théorie de la valeur travail restent applicables. Mais la surproduction est possible et l’accès à l’emploi est déterminé par la décision des entrepreneurs. Ceux-ci investissent et déterminent le degré d’utili-sation de leurs capacités productives en fonction de leur anticipation de l’avenir, d’une part, et des possibilités de financement que leur offrent les détenteurs de capital d’autre part. Autrement dit, les travailleurs voient leurs possibilités d’accès à l’emploi contraintes par les exigences de rendement des détenteurs de capitaux.

Il existe donc bien une représentation hétérodoxe de l’écono-mie qui synthétise les apports classique, marxiste et keynésien et peut se prévaloir d’une histoire et d’une logique lui permettant de s’identifier, non plus en négatif comme opposée à la représentation orthodoxe en termes d’économie d’échange pure, mais comme une représentation alternative en termes d’économie monétaire et capitaliste de production15.

La méthodologie institutionnaliste

L’identification d’un objet d’étude commun est un point essentiel dans la constitution d’un paradigme. Les hétérodoxes parlent de la même chose, et c’est déjà un point extrêmement positif. Mais, au-delà l’existence d’une communauté d’esprit théorique, l’hété-

la monnaie. Cette abstraction n’est pas possible si on considère que le fait même que les flux économiques soient monétaires a des répercussions sur leur contenu matériel (que, par exemple, le plus ou moins grand attachement des ménages à la liquidité détermine les possibilités de financement de l’investissement réel).

15. On ne peut que s’excuser ici de n’avoir pas davantage accorder d’attention aux hétérodoxies autrichiennes, et en particulier aux apports de Schumpeter qui trouveraient facilement leur place dans une telle représentation de l’économique. Les rapports avec l’approche hayékienne sont plus distendus, étant donné l’adhésion des autrichiens à la théorie de la valeur utilité et à la loi de Say.

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rodoxie repose sur un arrière-plan commun que l’on peut qualifier, avec T. Lawson [�007], d’ontologie. Plutôt que de présenter cette ontologie indépendamment de l’objet d’étude auquel elle s’appli-que, nous suggérons que la manière dont l’objet de recherche est identifié dans la première partie esquisse le fond institutionnaliste de l’ontologie hétérodoxe.

Une économie institutionnalisée

La question de l’unité méthodologique porte souvent sur les techniques de recherche utilisées. Ce n’est sans doute pas la bonne entrée pour distinguer l’originalité et la cohérence du paradigme hétérodoxe. Les recherches hétérodoxes sont en effet sur ce point aussi diverses que les recherches standard, tant du point de vue de leur soubassement empirique (formes d’utilisation de l’approche économétrique, types de test, etc.) que du mode de discours qu’elles adoptent (modélisation mathématique, monographie, analyse his-torique ou philosophique…). Même la question de la formalisation mathématique est trompeuse dans la mesure où, à des niveaux dif-férents, il existe des modèles standard et des modèles parfaitement hétérodoxes (comme le modèle kaleckien). Certes, les hétérodoxes n’établissent pas au niveau microéconomique les relations de cau-salité systématiques permettant la formalisation, ils ne le font qu’au niveau macroéconomique (c’est-à-dire au-dessus et malgré la liberté d’action et non pas en décrivant les conséquences causales de cette liberté. Mais c’est là une autre question, que l’on perd beaucoup à mélanger avec celle de la formalisation mathématique16. Il est plus fécond de comparer l’objet d’étude de la théorie néoclassique tel que le présente Walras [1874] à l’objet d’étude hétérodoxe.

16. Cette opposition entre approche mathématique (supposée néoclassique) et approche littéraire (supposée hétérodoxe) a rebondi de la manière la plus désastreuse qui soit en �rance au moment du mouvement contre l’autisme dans l’enseignement de l’économie. Que ce soit par malveillance ou maladresse, ce mouvement a été analysé comme un mouvement contre la formalisation et les mathématiques, alors qu’il était simplement un mouvement réclamant une plus forte connexion entre les modèles et la réalité, c’est-à-dire un plus profond respect du principe épistémologique de la vérification des hypothèses ou des conclusions. On peut légitimement penser que l’hétérodoxie est, sur ce point, très en avance en raison précisément de l’identification d’un objet commun largement identifié empiriquement.

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9�hétérodoxie et institution

Le cadre d’analyse walrassien est au fondement de la repré-sentation néoclassique de l’économie, il synthétise une définition fondée sur un principe abstrait d’échange et de rationalité indivi-duelle désormais bien connu17. Ce cadre repose sur deux piliers : le marché et l’individu rationnel. Le cadre marchand se résume d’une certaine manière en trois grandes hypothèses : la concur-rence pure et parfaite, l’hypothèse qualifiée depuis de « nomen-clature » [Benetti et Cartelier, 1980] et le principe des dotations initiales. Prises ensemble, elles assurent que l’individu dispose d’une connaissance parfaite des objets d’échange, que la déter-mination du prix des biens est parfaitement indépendante de son comportement personnel et qu’il peut calculer la valeur de ce qu’il apporte à l’échange18. Ce cadre marchand nous assure finalement, par construction, de la pureté de l’objet d’étude : aucune autre varia-ble que les mouvements de prix ne peut affecter les propositions d’offre et de demande des agents. Or, les mouvements de prix ne sont eux-mêmes que la résultante des écarts entre offre et demande globales sur chacun des marchés. Autrement dit, Walras construit un cadre permettant d’établir une parfaite bijection entre les désirs subjectifs des agents, déterminés seuls, et les mouvements de prix. Chacun des individus est seul face au marché, libéré des autres, parfaitement autonome. En ce sens, cette représentation peut être qualifiée d’atomistique, puisque chacun des individus est conçu comme une entité parfaitement indépendante des autres, reliée aux autres uniquement par la machine marchande19. Walras, dans sa manière de poser le problème, emprunte une démarche identique à celle des physiciens. Après avoir défini l’objet de l’économie, la

17. Voir Antoine Rebeyrol [1999].18. La description des biens intègre une description physique telle que « les

descriptions sont si précises qu’on ne peut imaginer aucun raffinement supplémentaire susceptible de donner lieu à des allocations nouvelles améliorant la satisfaction des agents » [Geanakoplos, 1985, p. 116]. À la suite de J. R. Hicks [19�9], on intègre la dimension spatiale (lieu de livraison) et temporelle (date de livraison). Gérard Debreu [1959] intègre le cas incertain en ajoutant le principe de la conditionnalité de la livraison du bien, qui est conditionnée à la réalisation d’un événement contingent.

19. Rappelons de plus que, chez Walras, les individus n’échangent pas réellement. Leur rencontre physique, lors de la transmission des biens, est renvoyée en dehors de l’analyse, après que les prix d’équilibre ont été établis. Or, pour que ceux-ci s’établissent, il faut précisément qu’il n’y ait pas d’échange hors équilibre, autrement dit aucune transaction ne se produit durant le processus qui est analysé : le moment de l’échange est en dehors de l’économie…

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rareté, il construit un cadre expérimental, le marché walrassien, dans lequel la réalité est « simplifiée » de manière à pouvoir établir les causalités fondamentales et exprimer une loi. Walras emprunte ce faisant la démarche décrite par Galilée dans la discussion sur les deux plus anciens systèmes du monde. Il isole et étudie ce que Smith et Ricardo avaient repéré sans véritablement l’extraire de sa gangue sociale-historique (puisqu’ils s’intéressaient, eux, à la production) : le principe de l’échange entre individus rationnels. Ce que Walras cherche à démontrer, c’est qu’un mouvement global résulte nécessairement de ce processus d’échange généralisé. Ce processus nécessaire et systématique prend la forme d’une régu-larité descriptible par une loi : la loi de l’offre et de la demande. Une loi qui n’est ni morale ni juridique, mais qui est simplement là pour désigner une causalité nécessaire, atemporelle, valable en tout temps et en tout lieu. Une loi qui s’applique dès lors que l’on identifie en théorie une économie d’échange pure.

Cette stratégie théorique a cependant échoué dans l’objectif qu’elle s’était fixé puisque, comme nous l’avons vu, elle ne permet pas de penser la formation des prix d’équilibre. Du coup, le « camp de base » walrassien a été largement amendé. La nouvelle inflexion de la microéconomie a consisté à étudier davantage de situations d’échange bilatéral, en face à face [Cahuc, 199�]. Or cette nouvelle microéconomie a fait resurgir la nécessité des règles collectives et la question de la confiance : la possibilité même de l’échange suppose en effet que les individus partagent une même vision de l’avenir et s’accordent sur la qualité des produits et le respect des règles de la transaction. Autrement dit, comme le souligne Kenneth Arrow, « l’incapacité du marché à prémunir les individus contre l’incerti-tude a conduit à la création de nombreuses institutions sociales dans lesquelles les caractéristiques habituelles du marché sont, dans une certaine mesure, contredites. La profession médicale n’est qu’un exemple, même extrême, parmi d’autres » [Arrow, 196�, p. 41]. Ou bien encore : « Des contrôles non marchands, qu’ils soient internalisés comme les principes moraux ou imposés de l’extérieur, sont, jusqu’à un certain point, nécessaires pour assurer l’efficience économique » [Arrow, 1968, p. 105].

Ce constat est assez banal pour le non-économiste. Il est des-tructeur pour l’économiste walrassien dans la mesure où, préci-sément, Walras cherchait à montrer que, en économie, le marché

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nous libérait de l’institution sociale. Dès lors, postuler l’existence de règles permettant le bon déroulement de l’échange conduit à dénaturer le cadre walrassien. Cet aménagement donne un style quelque peu baroque à la théorie néoclassique : l’effort d’ascétisme institutionnel de Walras, cherchant à identifier un mécanisme ins-titutionnel – le marché en concurrence pure et parfaite à même de libérer les Homo œconomicus de leur rapport à l’autre –, se délite entièrement par surabondance de rajouts institutionnels fonction-nels�0. Dès lors, l’effort d’abstraction visant à identifier une économie pure indépendante des circonstances historiques tourne entièrement à vide. Autrement dit, le principe même de l’institution constitue un obstacle épistémologique pour le paradigme néoclassique.

Par contraste, l’objet des théories hétérodoxes est d’emblée his-toriquement situé et volontairement réaliste. Il ne se situe pas au plan de l’économie pure, mais au plan pratique d’une compréhension des relations économiques situées dans un temps et un lieu donnés. La recherche théorique hétérodoxe ne cherche pas à identifier des invariants, des lois générales abstraites, mais des relations causales et des mécanismes suspendus à la présence d’institutions mouvantes et temporaires. Cette prudence théorique, et cette relative humilité de l’hétérodoxie assumant le caractère « situé » de son objet d’étude, peut apparaître comme une faiblesse si l’on donne crédit à l’ana-lyse néoclassique de succès dans l’identification de lois générales valables en tout temps et en tout lieu, sur le modèle des lois de la physique. Mais ce n’est plus le cas dès lors que l’on acte l’absence de telles lois en économie. Une des conséquences du relatif échec de l’application du modèle épistémologique des sciences dures aux objets économiques et sociaux, caractérisés par la contingence, est de légitimer une approche plus appliquée des phénomènes permet-tant de saisir leur dimension institutionnelle. Les résultats récents des sciences économiques valident donc, d’une certaine manière, la posture hétérodoxe. Cette posture ne se traduit pas par le rejet de la théorisation, mais par la recherche d’une théorisation dont le degré de validité est délimité par les frontières spatio-temporelles de l’objet d’étude. D’une certaine manière, l’accord des hétérodoxes sur l’élément invariant est le suivant : il existe toujours un arrière-

�0. Nous avons défendu ce point de vue dans N. Postel [�007b]. Il s’appuie sur l’analyse du marché walrassien par A. Berthoud [1988].

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plan institutionnel à l’économie, qui ne peut pas se désencastrer, et cet arrière-plan est mouvant, y compris sous l’effet des processus et des actions économiques.

C’est ce que l’on peut identifier comme la posture institution-naliste commune à l’ensemble des hétérodoxies. Ainsi, au-delà de leur communauté d’objet, les hétérodoxes partagent une concep-tion institutionnelle de l’économie qui forme un positionnement épistémologique commun. Ce positionnement méthodologique, négligé à la suite de la querelle des méthodes de la fin du xixe siècle au profit d’une posture analytique pure, apparaît aujourd’hui tout à fait pertinent alors que l’approche analytique bute sur la notion d’institution depuis l’échec du programme walrassien. Mais pour apparaître davantage, cette cohérence épistémologique doit mobi-liser une définition commune de l’économie.

L’économie comme process institutionnalisé

Les économistes marxistes, keynésiens ou classiques recon-naissent tous, à des degrés divers, le rôle central des institutions. Ce fait est évidemment clair dans la thématique keynésienne dans laquelle la notion d’institution, notamment d’institution financière, est centrale�1. Cela paraît également assez évident dans la thématique marxiste, pour peu que l’on reconnaisse le rapport salarial comme une institution. C’est moins clair dans la perspective classique, au sens où les classiques ont les premiers cherché à établir en économie l’existence de régularités d’ordre naturel, et ce, en particulier, en ce qui concerne la loi de l’offre et de la demande au fondement de l’expression smithienne de la « main invisible ». Pourtant, lors-qu’Adam Smith raisonne sur le prix « naturel » des produits [Smith, 1776, chap. VII], il se réfère à une situation socio-économique précise. Le prix naturel renvoie à la rémunération moyenne, à un moment donné et dans un lieu donné, des rentiers, des capitalistes et des travailleurs��. Naturel est ainsi à entendre comme « habituel »

21. Keynes déploie beaucoup d’efforts pour faire apparaître que, même dans le plus pur des marchés – le marché financier –, il existe des conventions qui forment l’arrière-plan cognitif commun à partir duquel les prix relatifs peuvent être déterminés [Postel, �007a].

��. « Il y a dans chaque société ou canton un taux moyen ou ordinaire pour les profits. […] Il y a aussi un taux moyen ou ordinaire pour les fermages. On peut appeler

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ou bien encore comme « normal compte tenu des conditions de la production »… autrement dit, le prix « naturel » est de toute évidence un prix « institutionnel ». De même, lorsque Ricardo [1817] raisonne autour du principe de seuil de subsistance, il insiste précisément sur la dimension institutionnelle et donc variable de ce niveau��. La théorie de la rente est, une fois encore, le fruit d’un dispositif institutionnel particulier. David Hume lui-même, qui fait la jonction entre univers mercantiliste et classique et sera admiré par Keynes, souligne dans son texte sur l’argent la dimension institu-tionnelle de la théorie quantitative de la monnaie. Pour ces grands auteurs, l’économie est évidemment institutionnalisée et marquée par l’existence de références, de représentations, de repères sociaux non marchands.

Les institutions sont donc au cœur des recherches hétérodoxes, mais ce fait est assez largement laissé dans l’ombre, comme une évidence inutile à rappeler. Il entraîne pourtant une conception de l’économie différente de la posture analytique de Walras. Pour le comprendre, la très traditionnelle opposition de Karl Polanyi entre économie formelle et économie substantive est précieuse. Dans « The economic fallacy », le premier chapitre de The Livelihood of Man�4, K. Polanyi définit la notion d’économie à partir de son ambivalence : « Toute tentative d’appréciation de la place de l’éco-nomie dans une société devrait partir du simple constat que le terme “économique” que l’on utilise couramment pour désigner un certain type d’activité humaine est un composé de sens distincts. […] Le premier sens, le sens formel, provient du caractère logique de la relation des moyens aux fins, comme dans les termes economizing ou economical�5 ; la définition économique par la rareté provient de

ce taux moyen ou ordinaire le taux naturel du salaire, du profit et du fermage, pour le temps et le lieu dans lesquels ce taux domine communément. Lorsque le prix d’une marchandise n’est ni plus ni moins ce qu’il faut payer suivant leurs taux naturels et le fermage de la terre et les salaires du travail et les profits du capital […] cette marchandise est vendue à ce que l’on peut appeler son prix naturel » [Smith, 1976, chap. 7].

��. Voir sur ce point le commentaire éclairant d’Henri Philipson [1995].24. Nous suivons la traduction d’Antoine Deville dans le Bulletin du MAUSS

[Polanyi, 1986]. Voir aussi le n° �9 de La Revue du MAUSS semestrielle, « Avec Karl Polanyi, contre la société du tout-marchand », 1er semestre �007.

25. Dans sa traduction, Antoine Deville conserve les termes anglais car, selon lui, l’équivalent français ne peut rendre aussi parfaitement le sens précis de ces deux termes.

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ce sens formel. Le second sens, ou sens substantif, ne fait que souli-gner ce fait élémentaire que les hommes, tout comme les autres êtres vivants, ne peuvent vivre un certain temps sans un environnement naturel qui leur fournit leur moyen de subsistance ; on trouve ici l’origine de la définition substantive de l’“économique”. Ces deux sens, le sens formel et le sens substantif, n’ont rien de commun. […] Le sens substantif provient de ce que l’homme est manifestement dépendant de la nature et des autres hommes pour son existence matérielle. Il subsiste en vertu d’une interaction institutionnalisée entre lui-même et son environnement naturel. »

L’approche néoclassique se range derrière l’approche formelle, exprimée notamment par Lionel Robbins�6 [19�5]. On sait que la définition de L. Robbins est flexible au point de permettre la colonisation des autres sciences humaines comme la sociologie (Becker) ou le droit (Posner et le courant law and economics). Cette définition embrasse en effet plusieurs champs de la vie humaine sans rapport avec l’économique (les relations familiales ou amou-reuses, les addictions diverses, les règles du code de la route ou de la responsabilité civile…), mais laisse de côté de nombreux aspects de ce champ (on connaît les difficultés du paradigme néoclassique à appréhender la protection sociale, l’investissement au travail, les déterminants salariaux, le phénomène syndical…). La définition standard des sciences économiques est donc finalement inappropriée pour décrire ce que le courant hétérodoxe étudie.

Au contraire, dans le sens dit « substantif » ou encore « maté-riel », l’économie désigne un certain domaine de la vie sociale en général, un ensemble circonscrit de pratiques, de règles et d’institutions dont l’objet est la production, la distribution et la consommation des valeurs d’usage, biens ou services, nécessaires à la vie individuelle et collective. La définition « substantive » de K. Polanyi est bien sûr imparfaite�7. Mais elle met l’accent sur l’essentiel : « L’économie est un procès institutionnalisé d’inte-raction entre l’homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction

�6. « L’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs. »

�7. Pour une discussion serrée de cette définition substantive, voir A. Caillé [2005] ainsi que N. Postel et R. Sobel [2007].

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des besoins » [Polanyi, 1957, p. �4�]. On peut donc y trouver un appui très solide pour une définition de l’économie commune aux hétérodoxes et distincte de l’approche néoclassique. Une définition qui permet l’analyse des institutions, la compréhension de leur fonc-tionnement, et qui accueille naturellement l’étude de l’agencement institutionnel particulier que forme « l’économie de production monétaire et capitaliste ». L’objet d’étude identifié dans la première partie devient ainsi un sous-ensemble de la définition générale pola-nyienne, sous-ensemble rendu essentiel par la solidité temporelle et l’extension géographique du capitalisme�8.

Voici donc balisé le champ de l’hétérodoxie. �ace à la ques-tion qui est adressée aux économistes, « comment satisfaire nos besoins ? », il existe deux réponses organisées :

– la réponse formelle de la théorie néoclassique qui suppose l’existence d’un mécanisme de marché autorégulateur permettant de régler en même temps la question de l’identification des besoins, celle de la production efficace et celle de la distribution ;

– la réponse « substantive » qui cherche plus modestement, à partir de la compréhension de la manière dont fonctionne le système économique, à lister les possibilités que l’on aurait de le faire fonc-tionner mieux selon une série de critères appartenant au politique (plus justement, plus efficacement, plus écologiquement…).

Pour une théorie « complète » de l’institution : une théorie de l’action

Nos deux premières parties permettent de défendre l’idée qu’il existe un paradigme hétérodoxe qui se donne comme objet une économie monétaire de production de nature capitaliste et comme cadre épistémologique général celui d’une économie conçue comme un « process d’interaction institutionnalisée entre l’homme et son

�8. On pourrait objecter que cette définition enserre trop le travail de l’économiste dans la description du système et ne permet donc plus l’utopie consistant à en envisager un autre. Il faut toutefois reconnaître que l’on ne peut proposer de transformation sociale qu’en partant d’une forme existante, et que la connaissance de cette forme est en quelque sorte un préalable à l’utopie ou simplement à la volonté de transformation sociale. C’est sans doute là une différence entre le travail de l’économiste et celui du philosophe.

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environnement ». Ce cadre épistémologique général nous conduit, dans cette dernière partie, à tirer les conséquences de l’approche institutionnaliste quant à un point fondamental de tout paradigme en science sociale : la représentation de l’action. D’une part, l’exigence d’une représentation parfaitement cohérente de l’objet économique implique de répondre à la question du comportement des acteurs. C’est un acquis certain de l’individualisme méthodologique que d’avoir rendu incontournable cette question. D’autre part, une des conséquences de la posture institutionnaliste est de reconnaître le caractère mouvant du cadre économique. L’étude de la modifica-tion des institutions, ou l’existence d’une réponse théorique à cette question, s’impose donc sur l’agenda de l’économiste hétérodoxe. Or, il est difficile d’analyser la dynamique des institutions sans rien dire de la théorie de l’action qui sous-tend cette analyse. Sur cette question, nous proposons un quadruple constat : (1) il existe une forme d’accord des hétérodoxes sur une représentation non standard de l’individu ; (�) il existe plus récemment des tentatives visant à mieux prendre en compte l’action des individus sur les institutions. (3) Dans une visée synthétique, on peut lister plusieurs manières de saisir cette interaction règle-action et (4) montrer que ces manières de voir dépendent beaucoup du niveau d’institution qui est visé. À bien y regarder, le paradigme hétérodoxe-institutionnaliste détient ainsi, dans sa diversité, une théorie « complète » des institutions.

Une théorie « procédurale » de la rationalité

On peut assez aisément identifier deux points d’accord entre hétérodoxes sur la question de la rationalité : 1° les acteurs tirent leur décision rationnelle d’une bonne connaissance de la situation d’action ; �° dans cette activité cognitive, les acteurs sont guidés par les institutions collectives. Ces deux points sont bien synthé-tisés par la théorie de la rationalité procédurale d’Herbert Simon qui forme, pour cette raison, un point de ralliement simple pour l’ensemble des hétérodoxes.

Le rapport entre les théories de Keynes et Simon est clair. Simon souligne d’ailleurs, quoique furtivement et tardivement : « Seule la peur de commettre un énorme anachronisme me retient d’affir-mer que Keynes est le véritable instigateur de l’économie de la rationalité limitée » [Simon, 1997, p. 16]. Keynes a en effet très

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tôt proposé, dans son Treatise on Probability [19�1], une véritable théorie de la rationalité fondée sur le constat du caractère irréduc-tible de l’incertitude dans un environnement humain. Il y indique en particulier que la décision rationnelle naît de trois qualités liées : la logique, la connaissance empirique et l’intuition. La logique est indispensable à l’élaboration de tout raisonnement sensé. Mais cette logique ne sert à rien à un individu incapable d’identifier dans une situation d’action présente les informations disponibles et, surtout, incapable d’utiliser ces informations pour établir des connexions logiques avec le monde à venir. Or le repérage pratique d’une situation et l’identification des connexions logiques avec l’avenir ne s’apprennent que par l’expérience et l’expertise. Un expert en météorologie est davantage capable que l’homme de la rue d’identifier dans le ciel présent, sur la base de la forme des nuages, de l’orientation du vent et de l’endroit où il se trouve, les caractéristiques du ciel futur. C’est là une expertise qui finit par lui donner une bonne intuition de l’avenir à partir de peu d’in-formations�9. Herbert Simon, sans qu’il emprunte aucunement ses convictions à Keynes�0, dont il ne connaît sans doute pas les pre-miers écrits, élabore depuis l’après-guerre une théorie de la rationa-lité qui reprend le même argumentaire et qu’il qualifie de rationalité « procédurale » à partir de 1972 [Simon, 1972]. Cette conception de la rationalité est en opposition frontale avec la théorie standard en ce qu’elle met en avant non pas le résultat de la délibération de l’acteur (rationalité substantielle), mais au contraire la procédure suivie, c’est-à-dire la démarche cognitive consistant à recueillir et à exploiter au mieux les informations disponibles.

Dans cette collecte d’informations, l’agent simonien mobilise les institutions collectives qui l’aident à faire son choix. La ratio-nalité procédurale, précise H. Simon, est donc à l’interface du raisonnement individuel et de l’insertion collective. L’agent tire sa rationalité de ses capacités déductives et pratiques… mais aussi de

�9. On notera d’ailleurs que cette expertise savante peut être acquise, dans certains cas, par des individus n’ayant reçu aucune formation scientifique (qui ne disposent donc pas d’une théorie expliquant la causalité), mais ayant une longue pratique du terrain.

�0. Nous avons défendu dans un autre article la proximité des positions de Keynes et de Simon sur la rationalité, mais aussi sur le rôle et la forme des institutions [Postel, �007a].

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l’accumulation de savoirs dans la société et les règles qui l’entou-rent. L’agent hétérodoxe est donc inséré dans des institutions dont il est en partie dépendant dans sa manière de juger de l’avenir.

C’est là une distinction nette avec l’approche néoclassique. Dans l’univers néoclassique, le cadre walrassien très instrumentalisé est cohérent avec la rationalité très stylisée de l’agent maximisateur. La rationalité individuelle peut être rabattue sur une simple opération logique (être rationnel se réduisant à être transitif) parce que les questions de coordination interpersonnelle (qui passent par la défini-tion des biens, de l’avenir, par le rapport à l’autre…) sont supposées être toutes prises en charge par le cadre marchand (hypothèse de nomenclature non seulement qualitative mais également temporelle et spatiale) et le système des prix. L’agent néoclassique n’est donc pas conçu comme étant compétent pour agir dans un monde contin-gent, mouvant et plus généralement « humain ». Il est précisément conçu comme étant « hors société », sans conscience sociale, sans la moindre connaissance de l’altérité [Postel, �00�].

À l’inverse, l’hétérodoxie pense d’emblée l’individu rationnel comme un individu agissant dans des institutions. Elle ne passe pas par le déni de cette institutionnalisation. La rationalité de l’acteur hétérodoxe est une rationalité insérée dans des institutions qui modèlent largement son comportement. Le rôle des routines, des règles de comportement, des institutions dans la détermination du comportement rationnel des individus conduit à ce que l’on pourrait qualifier de « rationalité institutionnalisée ». Cette représentation de l’agent hétérodoxe revient ainsi, d’une certaine manière, à considé-rer qu’il n’est pas aussi souverain que son cousin orthodoxe. Homo œconomicus est en effet constamment présenté comme un atome égoïste ne poursuivant que son propre bien-être, figure supérieure de la liberté. L’agent hétérodoxe fait moins bonne figure, englué dans des institutions qu’il n’a pas choisies et qui pourtant encadrent largement son comportement. Pourtant, à bien y réfléchir, l’agent économique standard est bien plus « sursocialisé », selon l’expres-sion de M. Granovetter [19�5], que l’agent hétérodoxe en ce sens qu’on se le représente comme un individu qui aurait oublié que son horizon de choix est strictement borné par l’ordre marchand dans lequel il s’insère. L’agent hétérodoxe, en revanche, en partie conscient de son encastrement institutionnel, peut jouer dans, mais aussi sur les règles qui l’entourent. Si on doit se le représenter

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comme moins souverain, c’est assez largement parce qu’on se le représente aussi comme plus lucide sur les cadres de pensée qui structurent ses choix.

On peut donc à ce stade dresser une représentation assez com-plète du paradigme hétérodoxe :

Le rapport de l’acteur à l’institution

Les hétérodoxes conçoivent tous l’individu comme institution-nalisé. Keynes insiste sur la nécessité de l’encadrement conven-tionnel et institutionnel des prévisions des agents. Marx suppose que l’infrastructure de la société est constituée par le mode de production et que celui-ci surdétermine les représentations indivi-duelles de la justice ou de la liberté. Plus proche de nous, l’approche régulationniste�1 emprunte à Pierre Bourdieu son modèle d’acteur et pense aussi la rationalité comme encastrée dans des formes collectives (tel l’habitus). L’école institutionnaliste américaine [Chavance, �007] déploie elle aussi une théorie de la prégnance des cadres institutionnels (routines, normes, habitudes…) dans les comportements individuels. C’est là un point d’accord entre hété-rodoxes : l’individu agit au sein de règles collectives qui guident son comportement.

Mais il reste une seconde question moins étudiée : l’acteur agit-il à son tour sur ces règles ? Le paradigme hétérodoxe sup-

�1. Nous avons discuté la théorie de l’acteur propre à l’école de la régulation dans N. Postel et R. Sobel [2007].

Postulats Auteurs Explicitation

Économie deproduction

Classique Théorie des prix marquée par le primatde la sphère productive

Économie capitaliste Marx Le mode de production est dominé par le rapportconflictuel, coopératif et inégalitaire qu’entretiennentsalariés et capitalistes

Économie monétaire Keynes L’économie est d’emblée monétaire pour soutenirle déroulement temporel du processusd’investissement/production/vente

Économieinstitutionnalisée

Polanyi Le processus économique se déroule dans desinstitutions politiques historiquement etsocialement situées

Rationalitéindividuelle« institutionnalisée »

Keynes/Simon La dimension institutionnelle est prégnante surle comportement de l’agent qui agit en activantdes routines et s’appuie sur des repères collectifspour agir malgré son incertitude

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pose la plupart du temps que les règles sont le fruit de processus sociaux qui dépassent absolument l’acteur et s’imposent à lui. Au mieux, il suppose que le cadre institutionnel, fruit de tensions, luttes ou négociations passées, peut être considéré comme stable à court terme et qu’il est donc superflu de se poser la question de la manière dont les agents peuvent agir sur ce cadre. Cette attitude est revendiquée comme étant certes une abstraction de la réalité, mais une abstraction recevable (à charge pour les autres sciences sociales de traiter de la question de la dynamique des institutions). Elle suppose simplement qu’à court terme :

– l’acteur ne sait pas qu’il peut agir sur les règles (ou en tout cas cette possibilité ne motive en aucun cas son action),

– les règles ne sont effectivement pas affectées par l’action des agents (en tout cas pas significativement).

Cette double abstraction est effectivement recevable dans bien des cas. Lorsque le « régime institutionnel » est stabilisé, tout se passe comme si, en effet, la vie des règles et celle des acteurs étaient indépendantes. Mais en période de crise, cette posture est fragilisée. Il est bien délicat de ne pas supposer que les syndicats patronaux n’ont pas agi de manière à faire évoluer les règles en matière de protection sociale, indépendamment de leurs objectifs de profit. Il paraît aujourd’hui relativement clair que les détenteurs de titres, dévalorisés pendant la période dite « fordiste », sont parvenus à faire évoluer les règles du jeu dans un sens qui leur est plus favo-rable. La remise en cause du taylorisme dans les années 1970 et l’émergence consécutive du toyotisme peut-elle être analysée sans prendre en compte les revendications des travailleurs d’accéder à plus d’autonomie et de reconnaissance ? Les évolutions actuelles du statut des salariés, à travers les modifications législatives ou symboliques (du type « responsabilité sociale de l’entreprise »), peuvent-elles être sérieusement analysées en faisant l’hypothèse que les règles du jeu sont données ?

L’autre attitude à l’égard des règles est de considérer que leur évolution tient à des rapports de force qui dépassent les acteurs. Là encore, l’hypothèse est souvent recevable. Les rapports antagoni-ques au sein de la société capitaliste existent en effet, et donnent bel et bien lieu à des mouvements de balancier entre marchandisation ou institutionnalisation de la relation de travail (par exemple). Mais, sur le plan épistémologique, il faut bien admettre que considérer

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que l’évolution des institutions de l’économie n’est le fruit que de rapports de force au niveau macro transcendant les acteurs est un peu court. Il faut véritablement supposer, contre tout l’apport des sciences sociales, que le collectif agit l’individu et dispose de sa propre capacité d’action��. Cette conception, héritée du marxisme, paraît bien fragile dans un monde économique à ce point menacé d’éclatement précisément en raison de la faiblesse des cadres col-lectifs. Pour continuer à prendre exemple sur l’analyse de la crise du fordisme, il est sans doute un peu court de ne voir dans cette crise qu’une simple reprise en mains des rentiers via la décision de non-convertibilité du dollar. L’émiettement progressif des cadres institutionnels du capitalisme fordien tient sans doute aussi à l’évo-lution du désir des acteurs de ce compromis, y compris les salariés. Plus généralement, lorsque l’on fait la théorie d’une crise seulement à partir d’un rapport de force qui évoluerait, il faut encore expli-quer pourquoi et comment ce rapport de force évolue… Ce qui est rarement fait, ou ce qui revient à réintroduire du jeu d’acteur dans la composition même de ces rapports de force.

Sur ce point, on peut souligner ici l’apport d’un courant hétéro-doxe récent : l’économie des conventions��. L’apport de la théorie des conventions est d’avoir mis l’accent sur la plasticité des institutions et cherché à traiter en même temps de leur caractère prégnant et de leur nature évolutive. Les acteurs interviennent dans un paysage déjà structuré et le font évoluer. C’est cette volonté de prêter attention à l’action des individus (éventuellement d’un collectif d’individus) sur la structure qui signe l’innovation de l’économie des conven-tions. Sans doute est-ce en raison même de cette recherche que le concept de convention s’est imposé : il permet en effet de mettre en évidence que les règles dont il est question sont des règles « contin-gentes » et non pas des règles « nécessaires en elles-mêmes ».

On peut ainsi défendre l’idée selon laquelle certaines règles économiques dites « conventionnelles » sont nécessaires, contin-gentes, autorenforçantes, contraignantes et sensées.

32. La synthèse de Mary Douglas [19�7] sur cette question est infiniment précieuse.

��. Ce courant a fait l’objet de nombreuses publications collectives ; voir notamment : Revue économique [1989], Philippe Batifoulier [�001], André Orléan [2004], François Eymard-Duvernay [2006].

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L’approche initiée par la relecture que David Lewis [1969] propose de David Hume [1740] est utile pour bien faire apparaître les quatre premières caractéristiques. Une convention est nécessaire pour parvenir à se coordonner, mais dans le cas simple où il n’existe pas d’antagonisme entre les individus et que ceux-ci veulent se coordonner quelle que soit l’issue de la coordination. Mais cette nécessité n’est pas l’expression d’un manque de liberté ; bien au contraire : la collectivité a précisément le choix des règles par les-quelles elle va se contraindre. Ce choix, bien sûr, est essentiel et il est au cœur de ce que la thématique conventionnaliste apporte à l’économie institutionnaliste. C’est en ce sens qu’il est important de souligner que la règle est contingente (une autre aurait pu tout aussi bien régler formellement la coordination). Enfin, bien sûr, la convention est autorenforçante – puisqu’on fait l’hypothèse que les individus veulent se coordonner –, mais peut aussi comporter une dimension contraignante. D. Lewis souligne lui-même la pression au conformisme qui existe lorsqu’une convention est instaurée et la pratique de l’ostracisme à l’égard des déviants qui souhaiteraient, de manière irrationnelle, se dé-coordonner.

Mais, contre ou au-delà de D. Lewis, il est absolument essentiel de convoquer, en économie, la quatrième caractéristique des règles conventionnelles. La règle sociale est « sensée », ou encore, pour prendre en compte un vocabulaire plus proche de l’économie des conventions : elle est « légitimée ». On retrouve ici les réflexions – profondes – de Jean-Daniel Reynaud sur les règles : « Créer des règles de relation, c’est donner un sens à l’espace social » [Reynaud, 1989, p. �80]. Cette position de l’économie des conventions met en évidence la dimension proprement politique des règles écono-miques. Elle a l’immense mérite de s’écarter d’emblée de l’option hobbesienne (puisque la règle ne procède pas d’un contrat et ne repose pas d’abord sur la contrainte), de l’option métaphysique (puisque qu’aucune force supérieure ou transcendante ne vient ici imposer les règles collectives) et de l’attitude naturaliste (qui, si elle existait, rendrait inutile l’accord sur une convention). Une telle conception de l’institution modifie la représentation de la figure de l’acteur. Celui-ci est certes institutionnalisé, mais il n’est pas pour autant « agi » par l’institution ou l’organisation par rapport à laquelle on le pense capable de recul critique. Cette distance

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critique, l’acteur l’exerce d’un point de vue strictement individuel en se posant la question de l’intérêt que représente l’institution pour lui, selon une tradition que les économistes connaissent bien ; mais il juge aussi de la légitimité de cette institution d’un point de vue général. Pour ce faire, il mobilise divers points de vue sur ce qu’il convient de faire qui lui paraissent légitimes. En ce sens, il mobilise diverses représentations du juste que l’on peut qualifier de normes ou de valeurs [Thévenot et Boltanski, 1991].

Cette apparition des « valeurs » dans le comportement de l’ac-teur est une conséquence et non une cause de la nature institution-nalisée de l’individu hétérodoxe. C’est parce que les institutions desquelles ils participent portent un sens que les individus, lorsqu’ils agissent sur et dans ces institutions, sont amenés à se poser la ques-tion éthique du juste et de l’injuste. En quelque sorte donc, c’est la dimension normative de l’institution qui rejaillit sur l’acteur, et non l’inverse. Pour supposer que l’acteur reste parfaitement indifférent au sens porté par les règles qui le guident, il faudrait supposer une sorte de myopie absolue quant à ces règles. Il faudrait donc leur donner une dimension naturelle ou absolument transcendante. Dès que l’institution est conçue comme « contingente », la question lancinante du choix – et de ses raisons – se pose, y compris à celui qui découvre ces règles et les suit.

On reproche fréquemment à l’économie des conventions de moraliser l’acteur, d’en faire un être désintéressé et épris de justice, pratiquant en cela un déni complet de la réalité�4. Cette critique est assez tautologique : dire que l’individu s’insère dans des cadres collectifs contingents, c’est à tout coup faire apparaître qu’une des dimensions de son action a trait à la réflexion sur le choix de ces règles. En ce sens, l’apparition d’une dimension éthique dans le comportement de l’acteur est la suite logique de la prise en compte des institutions. C’est le signe d’une avancée vers une théorie complète de l’institution, c’est-à-dire d’une théorie qui ne fasse pas l’impasse sur le caractère non exclusivement mécanique, rigidifié et unilatéral de la coordination par l’institution.

�4. La formulation la plus claire et la plus vive de cette critique est formulée par Bruno Amable et Stephano Palombarini [2004] qui affirment, contre l’économie des conventions (mais aussi contre Keynes), que l’économie n’est pas une science morale.

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Il est bien clair que cette prise de position théorique n’est ni indispensable en soi ni nécessaire en permanence. Pour certaines questions, il peut être utile de faire abstraction de cette capacité réflexive de l’acteur. De même que l’on peut considérer que l’insti-tution est stable à court terme, on peut aussi considérer dans certains cas que l’acteur n’est guidé que par son intérêt individuel. La pro-position conventionnaliste n’est donc pas « à prendre ou à laisser », elle pense un élargissement possible, et souvent indispensable, de la représentation de l’acteur institutionnalisé. Cet élargissement n’est pas une négation de l’aspect intéressé du comportement, ni même de la possibilité d’endoctrinement des individus. Mais plutôt que de faire du couple endoctrinement-égoïsme la règle, l’économie des conventions propose d’en faire le cas particulier d’une conception plus large de l’action institutionnalisée.

Le souci commun de prendre en compte l’interaction règle-action

L’acteur du paradigme hétérodoxe-institutionnaliste agit ainsi dans et sur les institutions. La manière exacte de pondérer le rôle respectif de la liberté créative de l’acteur et de la prégnance coerci-tive des règles n’est pas certes fixée dans ce paradigme. En revanche, cette question représente en elle-même un apport essentiel du para-digme hétérodoxe-institutionnaliste. Dire, comme cela apparaît dans ce paradigme, que l’individu participe, ou non, de la construction et de la légitimation des institutions dans lesquelles il évolue nous amène à évoquer la théorie de Mary Douglas [19�7] dans sa longue réflexion sur la genèse des institutions. Mary Douglas, récemment disparue, posait en effet remarquablement le problème en précisant les limites, communes, de l’analyse fonctionnaliste et de l’analyse rationaliste. Pour M. Douglas, il importe de mettre en exergue la légitimité des institutions tout à la fois contre la vision strictement fonctionnaliste (Durkheim, mais aussi… Williamson ou Schotter) qui vise une explication en termes de nécessité sociale et contre une approche rationaliste (Olson, Arrow) qui ne met l’accent que sur la nécessité individuelle liée à un plan de maximisation privée. Quelque chose résiste qui ne s’épuise ni dans la description détaillée de la règle d’action que doit choisir un individu en vertu du principe

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de la rationalité instrumentale, ni dans la causalité mécanique que fait peser la société sur les individus pour se maintenir.

L’économie des conventions occupe cet espace en portant l’idée d’une approche herméneutique du rapport de l’acteur à la règle dans laquelle les individus poussent leur propre conception du bien commun. C’est une manière de faire. Mary Douglas propose, elle, une approche anthropologique permettant de souligner qu’une institution repose sur l’existence d’une analogie naturelle qui lui donne sens. Ce principe de la résonnance naturelle des institutions (proche, d’une certaine manière, du « sens du naturel » de Laurent Thévenot et Luc Boltanski) propose une clé explicative, à spécifier en fonction des différents types sociaux et de leur rapport au naturel. Une autre analyse pourrait exister en termes de rapports de force sociaux. Dans ce cadre – celui de Bénédicte Reynaud [2004] et plus généralement de la théorie de la régulation –, on met l’accent sur l’équilibre social que représente l’institution, qui forme un compromis entre deux logiques d’acteur, compromis s’appuyant sur leur force relative. Dans cette lecture, l’analyse des institutions est plus sociologique. Elle associe principe de légitimité et rapport de force. Une quatrième modalité est, par exemple, la démarche évolutionniste (des premiers institutionnalistes notamment), qui associe la recherche par l’individu des institutions satisfaisantes de son point de vue et la capacité du collectif à précisément faire émerger des institutions répondant à une fonction sociale (et pas seulement à un objectif d’efficacité).

On peut tenter une représentation de ces quatre modalités dans le tableau ci-dessous qui les classe selon la place qu’elles laissent aux dimensions collectives et individuelles de l’action�5.

35. On suppose ici que l’anthropologie mobilise un arrière-plan qui ne relève ni vraiment de l’une ni vraiment de l’autre, même si Mary Douglas intègre ces deux dimensions à son approche.

Collectif

+ —

+ Évolutionnisme HerméneutiqueIndividualisme

— Sociologie Anthropologie

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Ce tableau vaut surtout pour affirmer une fois de plus une volonté commune dans les postures méthodologiques ici rassemblées : c’est l’articulation du collectif et de l’action individuelle qui nous fait sortir, définitivement, du holisme et de l’individualisme méthodologique. Il ne s’agit pas ici de holisme + individualisme, ou d’individualisme renouvelé ; au fond, il s’agit d’une autre posture méthodologique, sans doute plus « compréhensive » qu’explicative. Cette posture est propre aux sciences sociales. Elle ne tombe sans doute pas sous la toise d’une épistémologie poppérienne, mais elle a sa raison d’être. C’est la signature d’une attitude institutionnaliste, et sans doute aussi d’une attitude que l’on qualifierait aujourd’hui de socio-économique : une attitude qui suppose que l’acteur ait du jeu et une place pour l’action. Cette posture fait le deuil d’une capacité explicative totale et systématique du champ économique. Elle n’exclut pas la modélisation « locale » (sur le plan historique et géographique). Elle se donne les moyens de penser la dynamique des règles.

Pour une théorie complète de l’institution

Si l’on essaie de résumer les exigences qui pèsent sur une appro-che complète de l’institution à même de servir de lieu commun aux hétérodoxies, la question de la distinction des niveaux d’institution semble essentielle. On se propose donc en conclusion de proposer une distinction visant à classer les institutions en fonction de leur niveau de généralité et, par voie de conséquence, en fonction de leur niveau de stabilité. Nous précisons dans les deux dernières colonnes, d’une part, le ou les auteurs associés à l’analyse théorique de ces institutions et, d’autre part, le rapport de l’acteur à l’institution (en soulignant le sens de l’influence réciproque).

Ce tableau synthétique (cf. page suivante) appelle deux com-mentaires importants :

– la hiérarchisation des différentes institutions doit se lire dans un double sens : les institutions fondamentales sont plus stables et plus prégnantes que les institutions interprétatives ; mais c’est à partir des modifications progressives de ces règles et conven-tions que les institutions évoluent (en dehors d’une révolution d’ensemble) ;

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– l’approche des institutions nécessite donc une réflexion sur les rapports entre le comportement de l’acteur et l’évolution des institutions (dernière colonne). Bien sûr, l’individu ne construit pas les institutions fondamentales, mais il participe à leur évolution. Le repérage de cette action sur l’institution apparaît nécessaire, comme l’est celui de la prégnance des institutions sur le comportement individuel. Il n’est pas complètement assuré en théorie aujourd’hui, mais l’économie des conventions montre le chemin.

Ainsi rassemblées, les analyses hétérodoxes forment un tout cohérent doté d’une forte capacité d’explicitation du fonction-nement de l’économique. Les niveaux d’institution ainsi repérés permettent de cerner l’apport des différentes approches hétérodoxes-institutionnalistes. Mais, plus fondamentalement, cette partition (très imparfaite) permet, en distinguant les niveaux d’institution, de questionner la frontière entre ces niveaux et entre les discours des différentes écoles. Il paraît clair que la polémique sur le « bon niveau » d’articulation entre la pondération du rôle structurant des institutions et la dynamique régulatrice de l’acteur est vaine à double

Institution Forme de l’institution Type d’analyse

à mobiliser

Action/institution

Institutionfondamentale(rang 1)

Propriétéprivée desmoyens deproduction

Macrosociale Marx/les classiques I —> A

Monnaie Macroéconomique Keynes/TR* I —> A

Marché Macroéconomique Marx/Keynes/TR I —> A

Rapportsalarial

Macroéconomique Marx/TR I —> A

Institutionsstructurelles(rang 2)

État Macroéconomique Keynes/TR I <—> A

Entreprise Conventionnelle Économie desconventions

I <—> A

Syndicat Conventionnelle Économie desconventions

I <—> A

Forme desalaire

Conventionnelle Économie desconventions

I <— A

Temps detravail

Conventionnelle Économie desconventions

I <— A

Indicateurs debien-être

Conventionnelle Économie desconventions

I <— A

Certificationdes produits

Conventionnelle Économie desconventions

I <— A

Institutionsinterprétatives :règles etconventionscommunes(rang 3)

Normes dedéveloppementdurable

Conventionnelle Économie desconventions

I <— A

* TR : théorie de la régulation. Il est bien clair que ce tableau s’inspire, librement mais de manière décisive, des vastes travaux de l’approcherégulationniste, et en particulier des « cinq formes institutionnelles fondamentales » de R. Boyer : « Rapport salarial, État, forme de laconcurrence, insertion internationale, régime monétaire » [Boyer, 2004, p. 19].

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titre. D’abord parce qu’elle recoupe assez largement une différence d’objet (de niveau d’institution). Ensuite parce que cette partition n’est pas longtemps tenable et que les différentes approches insti-tutionnalistes ne prennent sens que lorsqu’elles sont considérées ensemble, comme un tout – leurs différents objets d’étude n’ont pas de sens pris isolément et les partitions entre ces objets (capitalisme, rapport salarial, forme de salaire par exemple) sont formelles.

L’analyse des transformations du capitalisme nécessite de tenir ensemble à la fois l’analyse de la crise des « institutions structu-relles » et celle des « institutions interprétatives�6 ». La crise du régime monétaire fordiste, qui était fondée sur la faiblesse des taux d’intérêt et le contrôle politique du financement de l’économie, représente l’apport d’une approche en termes de régime de régula-tion – la manière dont des compromis sociaux se recomposent pour reformer un nouveau cadre institutionnel européen convient sans doute mieux à la théorie des conventions. On ne retrouve pas ici l’opposition macro/micro, qui supposerait une forme de partage du travail à partir d’un même objet. C’est plutôt la mise en lumière de l’action sur l’institution ou de l’institution sur l’acteur qui compte, c’est-à-dire l’accent mis sur la transformation ou la stabilité d’un régime. Lorsque le régime est stable, le niveau des conventions est peu actif. La crise du régime se manifeste par l’affaiblissement de l’une des institutions structurelles, ce qui redonne du jeu aux acteurs. La remise en forme de l’institution structurelle se produit par sédimentation de conventions interprétatives�7.

Conclusion

Notre réflexion sur l’institutionnalisme nous conduit finale-ment à la conclusion suivante : il existe un paradigme hétérodoxe cohérent, articulé autour :

�6. Les « rapports de force » et la « marge d’interprétation », la « régulation de contrôle » et la « régulation conjointe »…

37. Dans ce cadre, la réflexion sur les performances sociales des entreprises, sur les nouveaux indicateurs de richesse, sur le partage des temps (travail, activité, repos) représente bien une forme de recomposition du capitalisme autour d’une nouvelle modalité de régulation fondée sur une modification du rapport salarial plutôt que sur la centralité de ce dernier.

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– d’un objet commun : l’économie monétaire et capitaliste de production ;

– d’une ontologie commune : l’arrière-plan de l’économie est institutionnel et mouvant ;

– d’une capacité d’analyse multiple en fonction du problème étudié et du degré de liberté dont jouissent les acteurs relativement à l’institution.

Ainsi, plutôt que de rassembler une myriade de courants sous le vocable négatif « hétérodoxe » et de mener, au sein de ce courant d’analyse, une guerre de chapelle et d’étiquette (conventionnaliste, régulationniste, néomarxiste, postkeynésien, institutionnaliste radi-cal, circuitiste…), il serait préférable que chacun se range sous un même paradigme institutionnaliste. Un paradigme fort de sa diver-sité… mais aussi de sa cohérence dans l’analyse des problèmes éco-nomiques contemporains (régulation du capitalisme, croissance des inégalités, persistance du chômage, problèmes environnementaux dramatiques…). Ces problèmes ont tous une dimension institution-nelle que ce paradigme devrait être mieux à même d’appréhender que le courant néoclassique, entièrement conçu pour « éviter » la question de l’institution.

Pour le dire autrement, l’identification d’un tel paradigme et sa pertinence seraient les gages certains d’une amélioration de notre compréhension de l’économique.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?116

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1Mon ouvrage propose comme théorie de la formation des prix en économie comme en finance une extension de la théorie des prix d’Aristote telle que celui-ci l’expose dans quelques brefs para-graphes de son éthique. Le philosophe explique, à l’aide d’une proportion « diagonale », c’est-à-dire croisée, que le prix exprime le rapport de force existant entre l’acheteur et le vendeur : plus l’acheteur est d’un statut élevé par rapport au vendeur, moins le profit de celui-ci sera élevé.

Je fais débuter mon analyse par une réflexion sur le rapport qui existe entre deux notions, celle de « valeur » et celle de « prix » ; je mets en évidence que la valeur est une notion théorique faisant partie d’un modèle, c’est-à-dire d’une fiction méthodologique, visant à offrir au prix, en arrière-plan de sa variabilité observée, une stabilité qui lui fait défaut. Au sein de ce modèle, la valeur a un fondement objectif, le prix est censé être sa matérialisation approximative dans un monde nécessairement imparfait. J’explique pourquoi il est en réalité dans la nature intrinsèque du prix de varier : la nécessité d’un recours à la valeur comme facteur expli-catif disparaît en conséquence.

Je montre que la théorie d’Aristote explique la formation des prix aussi bien dans des activités traditionnelles comme la pêche artisanale à partir d’équipages à structure familiale, en Afrique

1. Nous reprenons ici l’introduction et la conclusion d’un livre de Paul Jorion à paraître sous ce titre.

Prix, vérité et socialité1

Paul Jorion

2. De quelques entrées économiques alternatives et complémentaires

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?118

comme en Europe, que dans la formation du prix des instruments financiers contemporains les plus sophistiqués. Loin que le prix soit déterminé, comme le veut la science économique contempo-raine, par la rencontre nue de forces comparables à celles que l’on rencontre en physique, telles l’offre et la demande, il apparaît au contraire comme l’expression de coûts de production modulés pour sa composante de profit par le rapport de force entre acheteur et vendeur, fondé de manière générale sur l’ordre politique. Je montre que c’est la pression concurrentielle entre eux des vendeurs comme des acheteurs qui détermine le rapport de force entre leurs deux groupes. Le statut réciproque des parties fixe le prix attaché à leur travail durant la même unité de temps et détermine leur accès au surplus dégagé par l’activité économique.

J’explique comment l’offre et la demande ont pu sembler rendre compte du prix, je montre en particulier de quelle manière d’autres mécanismes à l’œuvre semblent refléter celle-ci, comme dans le cas d’une autre qualité du produit visant une autre clientèle que celle qui lui est habituelle. Je montre surtout comment le rapport entre le nombre d’acheteurs et le nombre de vendeurs en présence a pu apparaître comme une confrontation nue de l’offre et de la demande, étant donné la corrélation normale entre les deux rapports.

Je propose enfin à ce sujet un cadre au sein duquel situer à la fois les représentations en termes de force physique, telles l’offre et la demande, et les décisions exercées librement par les agents économiques impliqués, qui sont les réels créateurs du mécanisme effectivement à l’œuvre.

Comme l’avaient compris les représentants de l’économie poli-tique au xviiie et au xixe siècle, les trois éléments qui composent les coûts de production sont la rente perçue par les propriétaires, le profit obtenu par les marchands et les salaires perçus par les tra-vailleurs. Le « salaire de subsistance », une notion introduite par Adam Smith et David Ricardo, représente la somme des dépenses nécessaires aux travailleurs pour assurer leur survie et celle de leur famille, il constitue un plancher dans la détermination du prix de toutes les marchandises. Le salaire de subsistance, comme compo-sante de base du salaire, est un des coûts de production et est lui-même défini par eux, dans un rapport de détermination circulaire que Sraffa décrivit dans son ouvrage Production de marchandises par des marchandises. Prélude à une critique de la théorie éco-

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119prix, Vérité et sociaLité

nomique (1960). La notion de philia chez Aristote, la contribution que chacun des acteurs apporte (le plus souvent inconsciemment) pour que le marché survive dans de bonnes conditions, explique à la fois pourquoi le salaire de subsistance est assuré dans les économies modernes (chacun comprend qu’il faille subvenir aux besoins de sa famille) et pourquoi son mécanisme reste inaperçu (chacun fait cette contribution comme un automatisme).

La manière dont le rapport de force entre les deux parties déter-mine le prix est encore plus visible lorsque la transaction est étalée dans la durée comme c’est le cas dans la vente à tempérament. Dans ce cas, un élément de confiance doit intervenir puisque le vendeur court un risque : que les paiements futurs ne soient pas effectués. Il se protège de manière statistique sur l’ensemble des prêts qu’il consent en majorant le montant de la traite d’une surcharge qui constitue ainsi l’équivalent d’une prime de risque. Les conditions du prêt d’une somme d’argent sont les mêmes que celles d’une vente à tempérament : la « vente » consistant alors dans l’avance du principal. Les deux formules possibles de rétribution du prê-teur sont le métayage, qui rétribue le prêteur par une fraction du produit de la fructification du capital avancé, et la location qui rétribue le prêteur par une fraction conventionnelle du capital avancé. Le montant de la part (1/3, 1/4, etc.) – dans le cas d’un prêt en argent : le taux d’intérêt – est, selon l’expression consa-crée, le « loyer de l’argent ». Il est montré que la part ou le loyer reflète conjointement un élément objectif (une prime de risque liée au statut de l’emprunteur) et un profit, et que c’est ce dernier qui sera déterminé par le rapport de force entre prêteur et emprunteur, jusqu’à apparaître, lorsque le rapport de force est particulièrement inégalitaire, comme une surcharge équivalant à une simple « taxe en fonction du rapport de force ».

La thèse défendue ici a déjà été présentée dans le cadre d’ar-ticles et incidemment dans deux livres. Elle fut qualifiée alors de « néomarxiste ». Du fait qu’il est montré que la formation des prix est déterminée par l’ordre politique bien davantage que par des contraintes d’ordre économique, le retour à Aristote constitue en réalité une radicalisation de l’approche de Marx.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?1�0

Introduction. La vérité et le prix

J’ai consacré un livre à La Vérité et la réalité. Comment elles furent inventées. Cet ouvrage-là relève de l’épistémologie ou phi-losophie des sciences. Celui-ci relève de l’économie politique ou de l’anthropologie économique. Les deux livres ne sont cependant pas sans rapport du fait que j’y applique essentiellement la même méthode. Ce qui m’autorise à le faire, c’est que les deux phéno-mènes de la vérité et du prix présentent une structure identique ; la seule différence entre eux, c’est que la vérité s’exprime sur le mode du mot et le prix sur le mode du nombre. Si l’on parle de la vérité, on parle du fait même de quelque chose qui fonctionne comme un prix, et si l’on parle du prix, on parle du fait même de quelque chose qui fonctionne comme la vérité. Il est permis de dire que le prix est la vérité des choses humaines exprimée en nombres et que la vérité, c’est le prix des choses humaines exprimé en mots.

La vérité et le prix jouent au sein de notre société des rôles parfaitement parallèles ; nul, à moins d’être fou, ne met en question qu’une affirmation se situe par rapport à la vérité en étant soit vraie soit fausse, ni non plus qu’une chose ait un prix ; l’existence de la vérité et du prix est donc « transcendante » à notre culture, comme l’était autrefois Dieu ou la Loi.

Aristote explique la vérité et le prix à l’aide du même modèle : la proportion. Sans doute le prix émerge chez lui d’une proportion discontinue et la vérité d’une proportion continue, mais le modèle explicatif est identique : l’analogia ou proportion qui consiste dans l’égalisation de deux logon ou rapports ou raisons.

Un prix exige deux personnes, l’acheteur et le vendeur ; une vérité exige elle aussi deux personnes, les interlocuteurs. Le philo-sophe du langage Austin écrivit un jour : « It takes two to make a truth » [Austin, 1970, p. 124]. Dans la constitution de la vérité, des mots sont échangés et, si un accord a pu être atteint sur la même phrase en sorte que les interlocuteurs puissent dire chacun séparé-ment « je le crois » et les deux ensemble « nous le savons », alors ils se seront constitués un savoir partagé ; celui-ci a forgé un lien entre eux et il y a désormais un peu de la personne de l’un dans la personne de l’autre. Ils pourront se rencontrer plusieurs années plus tard sans s’être vus entre-temps et seront étonnés de constater que leurs pensées se sont poursuivies pendant tout ce temps en parallèle

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1�1prix, Vérité et sociaLité

comme s’ils avaient continué de créer de la vérité ensemble ; c’est ce que les physiciens appellent le principe de non-séparabilité lors-qu’il s’agit de particules élémentaires. Dans la constitution du prix, des nombres sont échangés et, si un accord a pu être atteint sur un même nombre, alors de l’argent est échangé contre une marchandise (matérielle ou immatérielle) ; celui qui disposait de la marchandise se retrouve désormais avec de l’argent, celui qui possédait l’argent se retrouve désormais avec la marchandise ; l’échange a créé un lien entre ceux qui ont constitué un prix ensemble et ils auront à cœur de recommencer.

Le système de vérité de notre culture est appelé « la science », le système de prix de notre culture est appelé « l’économie ». Nos sociétés modernes sont entièrement subordonnées à l’action conjointe de ces deux systèmes. Il y a très peu de choses dans nos sociétés qui ne s’expliquent aisément par la science ou par l’éco-nomie, ou par les deux ensemble. Le savant qui produit la science a pris l’ancienne place du sage, l’homme d’affaires qui produit le prix a pris celle du guerrier ; quant à la place du saint, il ne reste pas grand monde à vouloir l’occuper.

Aristote n’a pas dit tout ce qu’il est possible de dire sur l’éco-nomie. Comment aurait-il pu puisque l’économie de son temps fonctionnait très simplement ? En fait, il n’a consacré à l’économie en tout et pour tout que quelques paragraphes dans un traité d’éthi-que ; mais il est possible, en raisonnant de proche en proche à partir du peu qu’il en a dit, de déduire les notions les plus subtiles de la théorie financière contemporaine comme le risque de réinvestisse-ment ou le risque de crédit.

Sur la vérité, Aristote a écrit beaucoup de choses très utiles et, sur la manière de produire du vrai à partir du vrai, il a sans doute dit tout ce que l’on pouvait dire. Hegel affirmait à ses étudiants : « Aristote a été considéré comme le père de la logique, qui n’a fait aucun progrès depuis son époque » [Hegel, 197�, p. 594]. Aristote n’a pas dit sur la vérité tout ce qu’il aurait pu en dire parce qu’il est resté muet devant l’objection des sophistes selon laquelle il n’y a pas de vérité parce que, à partir des mots, on peut prouver tout et n’importe quoi. Le concept d’adhesio lui aurait permis de répondre quelque chose aux sophistes, mais il faudra attendre Thomas d’Aquin pour que quelqu’un énonce ce concept. Avec la vérité et l’adhésion, on peut même se débarrasser du paradoxe du menteur.

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Avant qu’il y ait création de vérité et création de prix, il n’y a pas d’histoire humaine du tout, si ce n’est une histoire naturelle de l’homme comme espèce parmi les espèces. Les hommes ont vécu longtemps sans penser à la vérité de ce qui est dit et sans attribuer de prix aux choses matérielles ou immatérielles. Tant que des cho-ses sont dites sans que l’on se préoccupe de savoir si cela est vrai, on est obligé de se contenter de citer les ancêtres ; et tant que les choses en surplus n’ont pas de prix, on est obligé d’en faire cadeau – en espérant recevoir quelque chose en retour, mais sans pouvoir en être tout à fait sûr.

Le prix varie, la vérité aussi. L’histoire du prix peut être écrite, celle de la vérité également. Marx pensait que si l’on écrivait l’his-toire du prix, on écrivait automatiquement aussi l’histoire de la vérité, mais il se trompait. La plupart des autres historiens ont cru que l’on pouvait écrire une histoire de la vérité sans se préoccuper du prix ; ils se trompaient tout autant, sinon davantage. À partir du moment où les hommes créent de la vérité et créent du prix, vouloir écrire une histoire qui parle de la vérité sans parler du prix ou qui parle du prix sans parler de la vérité est une erreur parce qu’il manque nécessairement à toute explication particulière l’une de ses moitiés.

Et la réalité dans tout ça ? C’est très simple : comme j’ai pu le montrer dans La Vérité et la réalité. Comment elles furent inventées, alors que le monde sensible a toujours existé, la « réalité objective » censée exister en arrière-plan de lui comme sa réalité plus réelle a été inventée à la Renaissance par les premiers astronomes moder-nes. La « valeur » est née de la même manière comme la « réalité objective » du prix, seul visible et saisissable au sein du monde sensible. Et de la même manière que le monde sensible est en fait sa propre « réalité objective », et la « réalité objective » un espace de modélisation que l’on a fini par confondre avec du réel, le prix est sa propre réalité objective, tandis que la « valeur » n’est rien d’autre que l’idéal immuable qui lui a été inventé au sein de la réalité objective parce que le prix, lui, vibre de manière inquiétante.

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1��prix, Vérité et sociaLité

Conclusion. L’économique comme interaction humaine dans la perspective du prix

Une nouvelle théorie de l’économie est impliquée par la double hypothèse, développée dans cet ouvrage, du « prix comme interaction humaine » et de « l’économie comme les choses dans la perspective du prix ». Il a été suggéré ici que l’équation abondance ou rareté des personnes contribuant à définir le risque de crédit qu’elles constituent pour les autres, à quoi s’ajoutent la dangerosité des activités exercées et l’irrégularité de celles-ci, le risque global des personnes détermi-nant leur statut, le statut relatif de différents sous-groupes définissant le prix, procure le cadre d’une nouvelle théorie de la société où le prix des personnes détermine le prix des choses.

Marchés de production

Une ligne qui se dégage, et qui s’inscrit logiquement dans l’évolution récente de l’anthropologie économique, est la néces-sité d’envisager l’économie non pas comme un domaine autonome, mais comme un élément serti (embedded) dans le contexte socio-politique. C’est là une réalité à laquelle m’a confronté la décision de prendre au sérieux les conceptions qu’entretiennent les acteurs qui me fournirent mes données initiales relatives aux marchés de producteurs. En accordant foi aux représentations des pêcheurs artisans européens et africains eux-mêmes sur la formation des prix, j’ai refusé de suivre la « ligne de moindre résistance » qui s’offrait tout naturellement à moi : qu’en cas de désaccord entre le pêcheur et l’économiste, ce dernier avait nécessairement raison et le premier nécessairement tort.

En dépit de la possibilité toujours offerte au pêcheur d’alterner ou même d’invoquer simultanément le modèle de l’économiste valant pour la « réalité objective » et son modèle à lui valant pour le monde réel, leur mise en parallèle finit toujours par achopper sur ce fait central pour l’économie telle qu’elle est vécue par le pêcheur : l’importance vitale de pouvoir « défendre sa marchandise » au cours de la vente, condition sine qua non pour lui non seulement de la réussite sociale, mais plus simplement de la satisfaction humaine. La perspective qui se dégage de la ligne esquissée par le pêcheur évoquant ses ventes suggère en effet que le facteur déterminant de

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la formation des prix n’est pas la confrontation nue de l’offre et de la demande, mais le statut réciproque des parties mises en présence dans la vente des produits de la mer.

Cela signifie que l’« économisme » inhérent aux sciences sociales contemporaines, et qui conduit souvent à rendre compte de la socio-logie de nos sociétés en termes de leur contexte économique (voire – dans le pire des cas – à vouloir construire une sociologie autour de l’Homo œconomicus), devrait être inversé : c’est au contraire, semble-t-il, l’économie dont il devrait être rendu compte dans le contexte du tissu social dont nos sociétés se composent. C’est donc un « sociologisme » qui remplacerait nécessairement l’« écono-misme » dans des réflexions du type de celle que je mène ici.

Pour ce qui touche au débat interne aux sciences économiques, entre économie politique et science économique (marginaliste), il devrait être clair que, dans l’examen des faits présentés ici, les perspectives ouvertes par la première se révèlent plus éclairantes que celles ouvertes par la seconde, qui demeure emprisonnée dans un psychologisme et un moralisme dont elle est bien loin de maîtri-ser les implications méthodologiques et épistémologiques. Notons cependant que la théorie de la valeur sous-jacente à l’économie politique, d’Adam Smith à Marx en passant par Ricardo, celle du coût du travail (social) incorporé, semble, elle aussi, battue en brè-che dans la mesure où il est possible de se passer entièrement d’une théorie économique de la valeur au profit d’une théorie sociologique du statut (comme développé au chapitre X).

J’ai cependant retenu à titre d’hypothèse plausible la notion de salaire de subsistance dont le montant doit être nécessairement incorporé au prix obtenu dans les échanges, et dont les parties en présence tiennent compte implicitement quand elles expriment leur évaluation d’un « juste prix ».

Si la voie entrouverte ici, qui reconnaît au statut social des acteurs un rôle déterminant dans la formation des prix, devait se révéler féconde, il serait a posteriori surprenant que Marx ne l’ait pas envisagée lui-même : la notion de détermination du prix en ter-mes de statut social des parties n’est-elle pas en fait mieux accordée à sa théorie politique que la théorie de la valeur en termes de quantité de travail incorporée aux produits – théorie qu’il emprunta sans plus à Smith et à Ricardo, et qui pose alors à son tour la question devenue insoluble de la valeur du temps de travail ?

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1�5prix, Vérité et sociaLité

Le paradoxe n’est qu’apparent qui me conduit – sur la sugges-tion de Polanyi – à retrouver chez Aristote une conception de la formation des prix davantage en prise sur les faits que l’ensemble de celles proposées par la science économique : l’économie à petite échelle de la Grèce antique, où le partage de la société en classes, en conditions avait valeur légale, se prêtait sans doute mieux à ce qu’apparaisse la subordination de l’économique au socio-politique que celle des sociétés modernes où les variations de prix peuvent être attribuées, avec une vraisemblance relative, à la seule confron-tation de l’offre et de la demande.

La conception aristotélicienne présente aussi l’avantage décisif de rendre compte de manière satisfaisante du sentiment probable-ment justifié éprouvé par les pêcheurs et les mareyeurs qu’ils jouent un rôle effectif dans la détermination du prix. Elle rend compte également d’une observation banale que nulle théorisation n’a cependant prise au sérieux : que, dans nos sociétés, c’est le statut social qui détermine la fortune, et non l’inverse, en tant qu’il règle l’accès à cette fraction du surplus qui revient aux partenaires éco-nomiques au titre de rente, de profit ou de salaire.

Marchés financiers

Le fait de drainer aujourd’hui les meilleurs esprits engendrés par l’école vers les activités financières contribue sans doute à favoriser la rapidité des effets de rétroaction dans cette industrie. La peur de perdre des sommes qui se chiffrent en millions sinon en milliards contribue sans aucun doute au feedback négatif, celui qui ramène vers la stabilité. Mais la confiance en soi qui accompagne une qualification toujours plus poussée encourage les effets de feedback que le cybernéticien appelle à l’inverse positif, ceux qui se confondent avec les phénomènes d’« emballement ». Seule la disposition typiquement humaine à l’hésitation vient ordinairement tempérer cette tendance. L’ordinateur qui a été programmé pour prendre les mêmes décisions lorsque les circonstances sont iden-tiques vient renforcer la disposition à l’emballement. Paradoxe de la nature humaine, le comportement pourtant froid et objectif de l’ordinateur se voit alors attribuer du sens, comme s’il résultait de l’intentionnalité d’un autre acteur humain.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?1�6

Lorsque le rôle de l’informatisation dans la crise financière de 1987 ou dans celle de 1994 a été mis en évidence ici, il ne s’agissait nullement du « cerveau électronique – maître du monde », mais d’une micro-informatique entièrement maîtrisée, dans sa conception comme dans son fonctionnement, par les êtres humains qui y ont recours. Que ces êtres humains soient sujets à l’erreur est évident, mais les crises qui ont été évoquées ici ne résultent ni d’erreurs ni même de maladresses dans l’utilisation de l’outil informatique : elles découlent essentiellement de la puissance intrinsèque qui est la sienne et des interférences qui se produisent entre les implications diverses de la technologie et la disposition humaine à se prendre au jeu d’intentions qu’il s’agit de deviner. En faisant « monter au créneau » un être dont la logique est celle du seul calcul, l’informa-tisation de la finance lui a permis de faire agir en son nom un agent sensible à la seule logique d’une raison absolue, imperméable aux faiblesses de l’émotion humaine et réceptacle impuissant de tout fantasme d’intentionnalité, c’est-à-dire de responsabilité, dans les crises dont il est effectivement devenu le catalyseur.

Le mécanisme de la crise obligataire de 1994 est révélateur de l’influence majeure qu’exerce aujourd’hui l’informatique sur la finance, et de l’influence majeure qu’exerce en contrecoup la finance sur l’économie de la production. Si Mr Askin pouvait supposer avoir mis au point des portefeuilles de mortgage-backed securities qui ne se dépréciaient en aucun cas (ses collègues s’accordaient à lui reconnaître ce talent), c’est certainement à partir d’études extrêmement poussées quant aux possibilités de couverture de ces portefeuilles, c’est-à-dire à partir d’analyses statistiques en termes de degré de covariation de différents marchés qui exigent une capacité de traitement des données dont l’ordinateur seul dispose. Dans un cas comme celui-ci, le gigantisme des calculs communi-que aux chiffres générés une « objectivité » qui fait croire à leur permanence. Une telle naïveté ne date pas d’aujourd’hui : elle accompagne depuis toujours le recours à l’outil mathématique, mais l’informatique vient la renforcer à partir du mythe que « l’ordinateur ne se trompe pas ».

Le fait que l’ordinateur ne se trompe pas « algorithmique-ment » n’empêche pas le modèle à partir duquel il opère d’être éventuellement faux, et les modèles de la théorie financière le sont certainement puisqu’ils n’intègrent pas – jusqu’à présent du

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1�7prix, Vérité et sociaLité

moins – la rétroaction qui résulte de la modification du compor-tement des acteurs au vu des variations de prix. Dans les modèles financiers existants – c’est le cas en particulier du modèle Black & Scholes de cotation des options mentionné aux chapitres VIII et XI –, les effets de la rétroaction sont agrégés et redéfinis comme constituant collectivement un phénomène stochastique, autrement dit, un phénomène se produisant « au hasard ». L’analogie sous-jacente est celle de la mécanique statistique ; l’erreur réside bien sûr dans le fait que le comportement réfléchi, « orienté », des opérateurs de marché est assimilé à un entrechoquement « insi-gnifiant » de particules. Les pertes importantes subies par National Westminster en Grande-Bretagne et par la Banque de Tokyo en février et mars 1997 – et attribuées à des « erreurs de pricing » sur les options – sont révélatrices d’une maîtrise perdue dans le remplacement du prix « évalué au marché » par le prix « évalué au modèle » : dans la mesure précise où le modèle est faux, le risque sera mal apprécié.

Le plus paradoxal sans doute est que ce sont les mêmes auteurs qui considèrent, d’une part, que « le prix est une information » et, d’autre part, que « les variations de prix sont aléatoires » : ou bien, en effet, le prix constitue une information (interprétable) et dans ce cas les décisions qui en découlent – et qui vont contribuer à modifier ce prix – n’engendrent certainement pas des variations aléatoires ; ou bien les interventions décidées à partir de l’interpré-tation du prix conduisent effectivement à des variations aléatoires de celui-ci et, dans ce cas, la représentation selon laquelle le prix constitue une « information » est illusoire. La réalité est celle-ci : les variations de prix constituent quelquefois une information et quelquefois non ; quoi qu’il en soit, elles sont interprétées a priori comme étant significatives et débouchent sur des comportements qui se manifestent à leur tour en tant que variations de prix (qui constitueront quelquefois une information et quelquefois non, et ainsi de suite).

Le fait que des obligations se vendent et s’achètent aujourd’hui au comptant et à terme dans des conditions de rétroaction rapide qui encouragent les variations amples de leur prix, signifie que les taux d’intérêt qui sont inscrits dans ces prix varient dans la même proportion. Or ces taux ne sont pas fiduciaires, cantonnés à leur seule logique d’instruments financiers : ce sont les mêmes taux

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qui président aux mouvements de capitaux sur lesquels repose l’économie de la production tout entière : prêts aux entreprises et prêts aux ménages. L’ironie de la crise obligataire du printemps 1994 – si l’on s’en tient au rôle joué par les seules mortgage-backed securities –, c’est qu’une confiance excessive accordée à des simu-lations portant sur le rendement de portefeuilles d’« obligations foncières » contribua à la hausse brutale des taux d’intérêt, c’est-à-dire barra de fait l’accès aux prêts au logement pour un nombre considérable de candidats aux États-Unis, provoquant des remous qui, vu la globalisation actuelle de la finance, sinon de l’économie tout entière, se répercutent à l’échelle de la planète tout entière. La queue de la finance remue désormais le chien de l’économie, jusqu’à lui en donner le tournis.

Une théorie unifiée

Je comprends aujourd’hui la question qu’Alain Caillé me posa à propos de ce qui constitue ici la deuxième partie de l’ouvrage [Caillé, 1994, p. 155] de la manière suivante : le modèle de la forma-tion des prix que j’y propose est-il transposable à d’autres niveaux de la réalité économique que celui de la relation en « face à face » à laquelle il se cantonne à première vue, les exemples proposés de ventes de pêche artisanale étant en effet tous de ce type ? Et si ce modèle est transposable, où se situe-t-il donc par rapport à la théorisation que propose la science économique ? Mène-t-il à une théorie économique de substitution, ou implique-t-il la disparition de la catégorie même de l’économique, par exemple du fait de son absorption au sein du politique ou du social ?

Je résumerai en quelques mots mon argumentation de la deuxième partie du livre. J’avais pu constater au cours d’une expérience de terrain couvrant la plus grande partie du littoral de l’Afrique occi-dentale, ainsi qu’une partie restreinte de l’Europe côtière, que la formation du prix du poisson dans les transactions entre producteurs et revendeurs n’est pas fonction de la rencontre de pures quantités de marchandises offertes et demandées, mais d’un rapport de force entre acheteurs et vendeurs en présence, où la qualité de chacun des protagonistes semble jouer un rôle crucial dans la formation du prix. J’ajoutais que la notion de philia introduite par Aristote pour rendre compte du sacrifice occasionnel de l’intérêt personnel au profit de

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la survie du marché lui-même rendait compte des comportements effectivement observés.

La particularité de ces marchés que j’avais eu l’occasion d’étu-dier, où le vendeur et l’acheteur s’affrontent en « face à face » dans des transactions dites « de gré à gré », a pu faire penser que je faisais du rapport immédiat entre vendeur et acheteur un élément déterminant du mécanisme mis en évidence. Telle n’était pas mon intention : si je me suis penché plus spécialement d’une part sur le processus du marchandage et d’autre part sur celui des ententes collectives entre pêcheurs et conserveurs qui caractérisèrent la pêche à la sardine en Bretagne entre 1910 et 1960, c’est que tous deux présentent l’avantage analytique de faire affleurer la vérité de la for-mation des prix, à savoir que le prix est un effet de frontière reflétant le rapport de force momentané entre vendeur et acheteur.

Ce rapport de force, fondateur du prix, est sans doute plus immé-diatement visible lorsque les parties s’affrontent sans intermédia-tion, en « face à face », mais il est tout aussi réel – bien qu’invisible – lorsqu’elles sont représentées à distance par des mandataires ou mises en scène dans un contexte d’anonymat du vendeur. En voici un exemple : en octobre 199�, lors de la vente aux enchères de biens appartenant à la famille von Thurn und Taxis, tout objet qui portait les armes ou les initiales de la famille s’est vendu à un prix de loin supérieur à celui des estimations préalables à la vente. La princesse aurait-elle offert ces objets en « face à face » à des clients individuels, l’effet de rente aurait été strictement identique, le rap-port de force entre acheteur et vendeur au sein de l’édifice social étant représenté sur l’objet par une marque symbolique rappelant l’identité de la famille qui fut à l’origine de sa création. Plus expli-cite encore, la vente des biens de la famille Ferruzzi en juin 1994, à propos de laquelle un administrateur de Sotheby’s – organisateur de la vente – observait : « Le nom Ferruzzi est inclus dans le prix » [Dubois, 1994, p. 15]. Lu dans la logique du « don » comme l’en-visage Marcel Mauss (1924), le phénomène s’apparente ici à celui du transfert d’un bien inaliénable, la marque étant non seulement indélébile, mais le fondement même du prix de l’objet.

Je montrais encore dans la deuxième partie consacrée aux mar-chés de producteurs que, dans la relation qui s’établit lors de la vente entre mareyeurs et pêcheurs, le rapport de force n’est pas tant celui qui existe entre des individualités que celui qui existe entre des

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conditions, identifiables ici à des professions. Bien que le rapport de force entre celles-ci pût varier dans une certaine mesure lorsque la proportion de vendeurs par rapport aux acheteurs fluctue lors d’une vente collective particulière, j’introduisais la notion d’enveloppe forfaitaire pour définir la manière dont les prix s’établissent, bon an mal an, entre des parties liées sur le long ou en tout cas le moyen terme par un ensemble de transactions possibles.

Ainsi, le lien était évident entre le modèle que je présentais et celui qu’avait proposé autrefois Aristote : le prix exprime sous forme quantitative le rapport qualitatif entre le statut du vendeur et celui de l’acheteur (étant entendu, dans mon interprétation, qu’un rapport de statut n’est rien d’autre qu’un rapport de force au sein d’un système social). C’est l’existence de la monnaie qui permet à cette proportion de qualités de se transformer un jour en quantités pures, selon le processus exact que Hegel désigne comme celui de la valeur�. En d’autres circonstances et en l’absence de monnaie sus-ceptible d’être soumise aux opérations classiques de l’arithmétique, le qualitatif est condamné à demeurer du qualitatif et, comme l’avait déjà observé Lorraine Baric à l’île Rossel, les biens échangés (au cours d’un processus différé où l’échange a lieu sous la forme de dettes imbriquées) occupent un rang qui reflète exactement le rang des partenaires de l’échange, mais celui-ci ne peut pas faire l’objet d’un calcul arithmétique : il est, en termes mathématiques, ordinal et non cardinal [Baric citée par Gregory, 198�, p. ��].

Vu dans cette perspective, le modèle que je présente est loin d’être « individualiste » : les personnes impliquées dans la déter-mination du prix pour une transaction particulière n’interviennent qu’au titre de membres des groupes auxquelles elles appartiennent et qui sont, dans la plupart des cas, de conditions inégales. Dans cette perspective encore, l’économique s’efface devant le sociologique dans la mesure où le prix représente une proportion entre conditions, c’est-à-dire entre classes sociales, celles-ci n’étant à leur tour que l’expression d’un système politique.

�. « Comme propriétaire de la chose dans sa totalité, je suis propriétaire de sa valeur aussi bien que de son usage. L’élément qualitatif disparaît ici dans la forme du quantitatif » [Hegel, 19�9, p. 117] ; voir chap. III, sections « Usage propre et usage d’échange » et « La valeur comme transformation du qualitatif en quantitatif ».

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Resterait alors à définir ce qui détermine cet ordre politique lui-même. Pour éviter une régression causale à l’infini ou une expli-cation circulaire, certains [voir �ourquet, 1990] n’ont pas hésité à recourir à l’une de ces hypothèses saturantes� qui considèrent l’ordre social comme un donné d’ordre transcendant ; en l’occurrence, comme incarnant les trois fonctions indo-européennes de Georges Dumézil, donné que l’on peut alors être tenté, par un saut devenu aisé, d’assimiler à quelque nécessité d’ordre biologique4. Je pro-pose à la place un modèle explicatif de l’ordre politique, simplifié sans doute, mais d’un type causal classique et testable à ce titre : dans une société moderne de type démocratique (par opposition à une société du don ou à un système de castes), ce qui détermine le statut réciproque des catégories sociales entre elles, c’est la rareté relative de leurs représentants au sein de l’édifice social, la rareté s’identifiant automatiquement à une diminution du risque de défaillance que chacun représente pour ses partenaires économiques éventuels. En un raccourci rapide proposé par un petit �rançais vu à la télévision (5 juin 1994), ce qui constitue l’intérêt de la reine d’Angleterre, c’est qu’« on n’en voit pas souvent ».

évitant ainsi toute suture quant à l’explication du politique, ou toute détermination circulaire de l’économique, du sociologique et du politique, il est possible de développer ce qu’Alain Caillé appelle « théorie restreinte », « théorie généralisée » et « théorie

�. J’appelle « hypothèse saturante » toute hypothèse qui permet d’éviter une explication causale, toute hypothèse du type « c’est comme ça parce que ce n’est pas autrement ». Le polythéisme est de cette nature, qui assigne comme cause à chacun des phénomènes naturels une divinité particulière : à Zeus la foudre, à Héphaïstos les éruptions volcaniques, etc. La différence entre profane et sacré se situe exactement là : le profane offre comme explication une cause, c’est-à-dire un jugement, le sacré offre un simple nom, c’est-à-dire un concept. Le progrès est évident. Comme Aristote le savait déjà, la régression de cause en cause est toujours soumise à la tentation de la « sortie de secours » que constitue l’hypothèse saturante d’un simple nom (moteur premier, big-bang, etc.), c’est-à-dire à la tentation d’un saut explicatif ultime dans le sacré. C’est pourquoi ceux qui ne se satisfont que d’une explication profane ne peuvent éviter le recours à une causalité cyclique : l’éternel retour aristotélicien. John Barrow [1990, p. 6] exprime une vue similaire.

4. On rejoint là l’hypothèse saturante de la phrénologie, dénoncée par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit : « […] il faut considérer comme un reniement complet de la raison la tentative de faire passer un os pour l’être-là effectif de la conscience » [Hegel, 1941, p. �80].

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générale » de l’économique – ou du moins des faits dont la science économique rend compte traditionnellement, à savoir les phénomè-nes résultant de l’interaction humaine et où des choses matérielles ou immatérielles circulent en fonction d’un nombre qui leur est attaché et qu’on appelle leur prix.

La « théorie restreinte » constitue un point de départ nécessaire parce qu’elle est la plus simple analytiquement. Elle rend compte d’un cas limite : celui où le prix ne varie pas. Par comparaison, la « théorie générale » rend compte du cas où le prix oscille, et la « théorie généralisée » du cas où le prix vibre de manière inquié-tante. La « théorie restreinte », à mon sens, est exactement celle que l’on trouve formulée par Aristote : c’est celle qui rend compte des phénomènes que l’on peut observer au sein d’une structure sociale figée par un ordre social hiérarchique et pratiquement stable. En deçà du cadre social de la Grèce antique, au sein des sociétés de type circumPacifique, il n’y a pas d’économique au sens où je l’entends puisqu’il n’y a pas de prix – du moins au sein de la poli-tie elle-même : comme l’a montré Maurice Godelier à propos des barres de sel échangées par les Baruya, il est toujours possible de vendre et d’acheter aux « non-hommes » de la périphérie [Godelier, 1973, p. 12�]. L’absence de prix y est liée à la non-simultanéité de l’échange, comme le fait observer Chris Gregory, et une économie fondée sur le don est en réalité une économie fondée sur la dette [Gregory, 198�, p. 19].

Dans les sociétés circumPacifique, l’ordre politique est stable mais non hiérarchique : les personnes sont équivalentes et ce sont les objets qui sont hiérarchisés. Avec Aristote, on se trouve au contraire de plain-pied dans l’univers du prix : ici, ce sont les personnes qui sont hiérarchisées tandis que les objets sont équivalents dans les proportions données qu’exprime leur prix comme quantité de l’étalon monnaie. Du coup, ce ne sont plus des biens à proprement parler qui sont échangés, mais des marchandises.

Dans la Grèce antique, la détermination du prix est unique. Il n’y a donc pas place chez Aristote pour un marchandage entre acheteur et vendeur, et le fait que la transaction ait lieu selon toute vraisemblance en « face à face » est indifférent à la fixation du prix. En réalité, la qualité des personnes ne leur est pas propre à titre individuel, ils n’en disposent qu’en tant que dépositaires d’une qualité qui est celle, collective, de leur classe sociale. Si

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nous appelons la théorie du prix d’Aristote « théorie restreinte » de l’économie, la notion d’un statut réciproque stable de l’acheteur et du vendeur lui est centrale.

La « théorie généralisée » de l’économique est alors celle qui s’applique aux sociétés comme les nôtres où le statut réciproque est en évolution constante : faute de pouvoir encore déterminer avec précision, dans chaque cas d’association, le risque que se font courir l’une à l’autre les parties lorsqu’elles contractent, la formule universelle du loyer remplace aujourd’hui souvent celle, particulariste, du métayage. �ormule « universelle » au sens où tout locataire potentiel paie le même loyer en échange de la mise à sa disposition d’une ressource, mais qui méconnaît du coup le risque de défaillance effectif de la contrepartie, à partir d’un pari portant sur la « dilution » statistique du risque dans l’ensemble du corps social.

La loi de la « théorie généralisée » est alors la suivante : le rapport de force entre les catégories sociales n’étant plus néces-sairement connu de façon sûre, il est souvent évalué, ce qui veut dire que sa réalité est générée par les représentations subjectives de ce qu’il est. Ces représentations se fondent sur la rareté apparente des personnes qui constituent ces catégories sociales, autrement dit sur une appréciation de la concurrence interne existant en leur sein comme mesure du risque que ses représentants font courir à leurs contreparties dans des transactions de type commercial. Cette évaluation de l’interchangeabilité du partenaire potentiel est soumise à des corrections successives qui se répercutent dans le prix comme oscillations.

La « théorie générale de l’économique » est celle qui vaut tout spécialement pour les marchés financiers. Ici les deux partis, celui des acheteurs et celui des vendeurs, ne renvoient plus à des condi-tions dont les membres seraient reconnaissables, ni même à des catégories en recomposition permanente mais lente : l’appartenance à l’un ou l’autre des deux groupes est en effet susceptible de se modifier de manière quasi instantanée. Le rapport de force qui détermine à quel nouveau niveau le prix en vibration constante va s’établir est celui que définissent ceux qui viennent de vendre ou d’acheter et qui gagnent ou qui perdent parce que les prix sont à la hausse ou à la baisse, abandonnant leur position soit en prenant leur profit, soit au contraire en limitant leur perte.

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La loi de la « théorie générale » de l’économie est ici la suivante : le rapport de force entre les parties s’évalue par la rareté relative des vendeurs et des acheteurs (comme l’avait établi la « théorie généra-lisée »), mais celle-ci à son tour n’étant pas nécessairement connue, elle est estimée à partir de modèles (cadres de représentation) divers, certains de type scientifique car fondés sur la cause (analyse fonda-mentale), d’autres apparentés à la divination car fondés sur le signe (analyse technique) ; l’incertitude quant au rapport de force entre acheteurs et vendeurs conduit à des représentations rapidement révisées, les prix n’oscillent plus comme dans les situations dont rend compte la « théorie généralisée » : dans la « théorie générale » de l’économique, les prix vibrent dangereusement.

Je pense être désormais en mesure de répondre à la question d’Alain Caillé : où se situe donc le modèle de la formation des prix que je propose ici, dans le prolongement d’Aristote, par rapport à la réflexion théorique en économie ? Mène-t-il à une théorie écono-mique de substitution, ou implique-t-il la disparition de la catégorie même de l’économique, par exemple du fait de son absorption au sein du social ou du politique ? Le cadre dans lequel l’ensemble des faits dits « économiques » se situe est, me semble-t-il, celui d’une physique de l’interaction humaine. Cette physique « sociale », tout comme la physique classique, opère sur un univers structuré à divers niveaux : atome de l’individu, molécule de la catégorie sociale, cellule de l’institution, corps de la nation, etc. Aucun de ces niveaux n’est indépendant des autres (ce qui revient à dire qu’une explication réductionniste existe toujours de droit), mais manifeste des propriétés émergentes, c’est-à-dire neuves et supposant une logique propre mais nécessairement compatible avec les contraintes imposées par les niveaux inférieurs.

Réductionnisme de droit du fait que la cellule demeure consti-tuée de molécules et la molécule d’atomes. Dans les termes de A. Caillé : « Même au sein de la modernité la plus achevée, à un moment ou à un autre, sous une forme ou sous une autre, les relations impersonnelles sont toujours médiées par des relations personnelles de “face à face” » [Caillé, 1994, p. 155]. Mais aussi, relative autonomie : un prix ne se constitue pas de la même manière de personne à personne et de banque centrale à banque centrale. Même si ce sont des personnes de chair et de sang qui négocient, et en fin de compte concluent, une transaction entre banques centrales,

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elles ne le font que mandatées, elles parlent au nom de l’institution qui les mandate et leur discours reflète non le rapport de force qui existe entre elles en tant que personnes, mais celui qui existe entre les nations dont elles sont les mandataires.

C’est cette irréductibilité « en dernière instance » de la relation en « face à face » qui permet que la philia aristotélicienne puisse toujours intervenir comme garante de la survie du marché en tant que tel. Au chapitre VI, je propose quelques exemples de l’ex-pression de la philia dans des cas qui relèvent de ce que je viens de définir comme la « théorie généralisée de l’économique » ; j’ai eu, depuis, l’heureuse surprise d’enregistrer des faits semblables de sacrifice de l’intérêt personnel au profit de la survie du marché en soi dans des cas qui relèvent de la « théorie générale » : sur les marchés financiers précisément. Voici un exemple admirable emprunté à un entretien accordé par Bill Lipschutz à Jack D. Schwager :

« […] J’ai raccroché le téléphone et j’ai réfléchi pendant quelques minutes. Je me rendais compte que, si je maintenais la transaction, je […] menais [le courtier] à la faillite – une conséquence qui aurait été négative pour la Bourse et tragique pour le produit [options de change], que nous commencions tout juste à traiter avec des volumes significatifs. J’ai appelé le courtier et je lui ai dit : “Annule toutes les transactions après les cinquante premières”. […]– Est-ce que vous avez décidé de donner sa chance au market maker parce que son erreur était flagrante, ou bien parce que cela aurait pu mettre en danger la survie d’une Bourse et d’un produit naissant ?– C’était une décision à long terme, basée sur l’idée que cela aurait été mauvais pour mon business de maintenir la transaction.– Mauvais pour votre business… de quelle manière ?– Mon business de faire du trading d’options de change était en plein boum, et la Bourse de Philadelphie était l’endroit où je passais mes ordres.– Donc vous l’avez fait plutôt pour protéger la Bourse ?– Non, pour me protéger moi-même.– Pour protéger le marché.– Oui, c’est ça.— Donc, imaginons : si la Bourse avait existé depuis dix ans, si le volume avait été énorme et que cette opération n’avait eu aucune conséquence pour la survie de la Bourse, vous auriez pris une décision différente ?– Affirmatif. Ce n’était pas un acte de charité » [Schwager, 1992, p. 32-34].

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�ondamental pour l’économique est pour moi le fait que des choses matérielles ou immatérielles circulent par la voie de l’échange et que ces choses circulent dans une proportion parti-culière : tant de X contre tant de Y dans le troc, tant de biens Z contre tant de monnaie dans le système marchand. Cette proportion, c’est le prix : le prix de X par rapport à Y dans le troc, et le prix ramené à l’étalon or ou évalué en une monnaie fiduciaire dans le système marchand. Ce prix, je l’ai caractérisé comme phénomène de frontière entre les partenaires de l’échange, et ceux-ci, comme je l’ai dit, peuvent se situer à différents niveaux du tissu social, atomique, moléculaire, cellulaire, etc. Ce prix n’est stable que dans un seul cas de figure : lorsqu’il existe seulement un nombre prédéfini de parties échangistes et que celles-ci font partie d’un ordre immuable. Ce cas se rencontre dans un certain nombre de sociétés fermées comme les sociétés à castes ou celles du type australien ou mélanésien. Lorsque Chris Gregory synthétise d’un coup Marx et Lévi-Strauss en affirmant qu’en Nouvelle-Guinée un terme de parenté est un prix, il pose le premier pas révolutionnaire d’une physique de l’interaction humaine, au-delà de Marcel Mauss [Gregory, 198�, p. 67].

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1�7prix, Vérité et sociaLité

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Une approche transactionnelle de l’action et de l’échange : la nature d’une économie partenariale

Michel Renault

« Exister humainement consiste à nommer le monde pour le changer. Une fois nommé, le monde à son tour réapparaît aux nommants comme un problème et requiert d’eux une nouvelle dénomination. »

P. freire1 [199�].

« Notre Babel n’est pas de langues mais de signes et de symboles ; sans ceux-ci une expérience partagée est impossible. »

J. dewey [�00�b].

Dans une large mesure, les conceptions de l’échange mobilisées par les approches économiques réduisent celui-ci à une relation purement instrumentale entre des individus mus par une passion acquisitive insatiable qui ne peut être satisfaite que par l’achat de marchandises. Ces individus eux-mêmes ne sont considérés que par l’intermédiaire d’hypothèses comportementales relativement simplistes, tel l’opportunisme par exemple, qui permettent de les réduire à des fonctions de préférence ou d’utilité. Plus qu’un long discours, l’image d’un système de marché mobilisée par l’écono-miste I. �isher est parlante : l’échange est matérialisé comme un écoulement, une transmission, entre des vases communicants. Les individus sont réduits à un ensemble de vases afférents aux diffé-rents biens et leur consommation est définie par la forme des vases et les niveaux du liquide qui représente les biens. Sans détailler cette

1. Toutes les traductions de citations sont miennes, les erreurs ou omissions me sont donc imputables.

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1�9une approche transactionneLLe de L’action et de L'échange…

représentation, il est facile de voir qu’elle répond à une conception purement mécaniste et scientiste qui irrigue encore les représenta-tions économiques de l’échange.

D’un point de vue empirique et analytique, une telle conception doit être dépassée. Il me semble que, pour cela, il est nécessaire de revenir à certaines intuitions originelles de la théorie économique, telles celles d’Adam Smith qui mettait l’accent sur les dimensions communicationnelles de l’échange. La perspective initiale de Smith mérite d’être ré-interrogée dans la mesure où elle implique de reconsidérer à la fois la conception de l’action humaine mobilisée par les théories économiques et le cadre social dans lequel elle s’insère – ce qu’il appelait la « grammaire sociale ». Ces intuitions

Source : Irving �isher, Mathematical Investigations.

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initiales correspondent à l’approche transactionnelle de l’action�, issue de la philosophie pragmatique, développée par J. Dewey et A. Bentley [1949]. Cette approche me semble pertinente pour appréhender l’action individuelle dans la mesure où elle insiste sur les dimensions relationnelles et communicationnelles de l’action et refuse de considérer des individus isolés et prédéfinis ; dans la mesure également où elle appelle à considérer que l’échange ne se réduit pas à une simple transmission de quantités physiques mais mobilise d’autres dimensions, par exemple la définition de l’identité des individus impliqués dans l’échange.

Dans cet article, je m’attacherai ainsi à présenter certains aspects de l’approche transactionnelle de l’action et à développer sur ce fondement une approche renouvelée de l’échange renouant avec certaines intuitions de A. Smith. Ce faisant, je serai conduit à insister sur la nature partenariale de l’économie dans la mesure où les individus ont besoin les uns des autres non seulement pour vivre (ou survivre) dans une société où règne la division du travail, mais également pour s’individuer, se définir et définir les situations d’action dans lesquelles ils s’insèrent. Une telle grille de lecture n’exclut pas l’instrumentalisme, le conflit ou l’opportunisme, mais considère que les processus communicationnels inhérents aux processus d’échange impliquent de prendre en compte les autres et instituent donc les individus en tant qu’individus moraux encastrés dans une matrice sociale pour reprendre les termes de J. Dewey.

Une conception transactionnelle de l’action humaine

Comme cela a été maintenant bien documenté, l’un des points distinctifs de l’approche pragmatique est de rompre avec un ensemble de dualismes issus de l’analyse cartésienne de la réalité humaine et sociale (âme/corps, esprit/matière, théorie/pratique…), ainsi qu’avec la notion de « raison suffisante » qui lui est associée�

2. Cette approche est également développée dans Khalil [2002, 2003a, 2003b], Renault [1999, �004], Zacklad [�004, �006].

3. Rappelons que le pragmatisme fut fondé par W. James, C. S. Peirce et J. Dewey.

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[Renault, 1992]. Cette dernière réfléchit en effet le monde pour en dévoiler les vérités et les lois universelles, ce qui renvoie à une conception « spectatrice » de la connaissance4. Pour le pragmatisme il n’y a pas de réalité transcendante coupée de l’expérience vécue des individus ; ainsi, ce que nous considérons comme des vérités sont en fait des « assertions garanties », c’est-à-dire ce sur quoi nous sommes d’accord à un moment donné, résultat de ce que J. Dewey appelle l’enquête sociale5. De même, les agents agissent au sein de « situations » qui ne peuvent être considérées comme données et qui doivent être définies, ce qui implique de prendre en compte les systèmes interprétatifs et les actions entreprises pour définir une situation. Cette centralité de l’activité humaine conduit alors à appréhender comme indissociables la connaissance, l’action et les transactions avec la réalité.

Une conception relationnelle de l’individu

Le pragmatisme refuse de considérer qu’il existe des entités fixes, isolées et déjà constituées, et postule un individu intrinsèque-ment social. Cette socialité implique en particulier, comme l’avait souligné G. H. Mead [1963 (1934)], que l’individu soit doté de la capacité de se mettre à la place de l’autre, d’adopter les perspecti-ves et les points de vue de l’autre. Cette capacité d’empathie – ou de sympathie (selon le terme d’Adam Smith) – est fondamentale dans les processus d’individuation et fonde également les processus institutionnels : elle peut en effet générer un système d’attentes réciproques, constitutif de toute institution [Renault, �004]. Les comportements éthiques en découlent également. R. A. Buchholz et S. B. Rosenthal [2005, p. 142] soulignent ainsi qu’avoir un « soi » (self) correspond à l’aptitude particulière de prendre en compte le comportement et les attentes des autres, l’origine du soi étant fon-damentalement intersubjective. Les individus sont donc incomplets

4. Pour J. Dewey, « notre modèle de savoir suppose un spectateur qui regarde une image achevée plutôt qu’un artiste aux prises avec la production de ce tableau » [�00�b, p. 114].

5. J. Dewey [1993, p. 169] en donnait la définition suivante : « L’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié. »

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et les processus sociaux contribuent à pallier cette incomplétude, à instituer les individus en tant que « soi » (subjectivation). Ainsi, selon J. Dewey et A. Bentley, si on considère l’échange économi-que, c’est la transaction considérée qui amène l’un des individus à se définir comme acheteur et l’autre à se définir comme vendeur, aucun des deux n’étant intrinsèquement acheteur ou vendeur. De la même façon, les objets deviennent des marchandises ou des biens économiques parce qu’ils sont engagés dans une transaction particulière. J. Dewey et A. Bentley [1973, p. 1�5] ajoutaient un élément très important : en effet, contrairement aux approches économiques usuelles qui considèrent des agents déjà constitués et des préférences déjà formées, l’approche transactionnelle considère que, par le processus d’échange, les agents subissent des change-ments par lesquels ils acquièrent (et/ou perdent) certaines capacités ou connexions relationnelles.

Appréhender théoriquement l’échange impose donc un préa-lable : redéfinir la nature de l’action selon une appréhension rela-tionnelle du « soi ». Le « marché » doit alors être envisagé comme un « réseau de relations » [Buchholz et Rosenthal, 2005]. De plus, cette conception peut être complétée pour rendre compte de la nature « éthique » ou « morale » des relations qui s’y nouent. Cela renvoie aux intuitions de A. Smith mettant en avant des « sentiments moraux » animant les partenaires d’une transaction, mais également à un principe d’endettement moral issu de la perspective de Marcel Mauss ; en effet, l’achèvement des transactions peut générer des dettes de nature diverse (matérielle, morale, émotionnelle…) qui peuvent relancer ultérieurement de nouvelles transactions [Zacklad, �006]. Le pragmatisme semble être en mesure d’appréhender ces différentes dimensions, notamment via son insistance sur la dimension communicationnelle de l’interaction sociale, ferment du contenu « partenarial » et « éthique » de l’échange6. Distincte des théories usuelles de l’échange, l’approche pragmatique implique en effet de considérer les réseaux d’échange comme des « espaces

6. Pour Dewey [2003a, p. 16�], société « est synonyme d’association, de rencontres interactives tournées vers l’action afin de mieux réaliser toutes les formes d’expérience qui prennent leur dimension réelle lorsqu’elles sont partagées. Il y a donc autant d’“associations” que de biens qui gagnent à devenir objets de communication et de participation. Leur nombre est infini. »

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discursifs » [Calton et Payne, �00�, p. 8]. Le comportement de « prise de rôle » et le langage sont ici centraux. Pour J. Dewey, en effet, le langage force « […] l’individu à adopter le point de vue des autres individus, à voir et à enquêter d’un point de vue qui n’est pas strictement personnel, mais leur est commun à titre d’“associés” ou de “participants” dans une entreprise commune » [199�, p. 106].

La perspective transactionnelle

J. Dewey et A. Bentley [1949] ont ainsi développé une appro-che qualifiée de « transactionnelle ». Cette approche, essentiel-lement d’ordre épistémologique, possède ses contreparties dans le domaine social7. En effet, la perspective transactionnelle met l’accent sur l’émergence de « mondes communs » ou encore « de mondes de connaissances partagées » (shared worlds of knowledge) [Woodward, �000] qui autorisent l’intercompréhen-sion, ce qui est essentiel dans le cadre de tout processus d’échange, de délibération et de décision. J. Dewey et A. Bentley ont ainsi souligné l’importance des processus d’attribution de nom (naming) à une situation problématique qui doit être identifiée et nommée par les acteurs eux-mêmes. Il y a une constante interaction (ou plus exactement une transaction) entre le nommant et le nommé. Cela signifie que les agents agissent au sein de situations qui doivent être « définies » de façon commune. Il n’y a pas une définition normative a priori, mais des situations pratiques, des transactions particulières. Compte tenu des perceptions et des référentiels différenciés des acteurs, l’un des enjeux de tout processus transac-tionnel est de parvenir à une définition commune de la situation, à créer un « monde commun » sans lequel la compréhension mutuelle est impossible. Dans la mesure où il ne s’agit pas de converger vers une définition préexistante (qu’il s’agirait alors d’exhiber), un tel processus répond à une logique de « créativité située » [Joas, 1999]. Les réseaux d’échange sont ainsi sujets à

7. J. Dewey et A. Bentley réfèrent leur approche aux travaux initiaux de J. Dewey et de G. H. Mead, mais également à ceux de J. R. Commons dont l’analyse se concentre sur les « règles opérantes » (working rules) de l’action collective plutôt que sur les aspects matériels de l’échange [Dewey et Bentley, 1973, p. 133].

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des processus d’ajustement mutuel continu des perspectives qui n’impliquent pas qu’une assimilation, mais génèrent également de la créativité. En ce sens, les agents peuvent être considérés comme des partenaires.

Cette approche partenariale permet de révéler, par la participa-tion créative des parties prenantes, un « horizon transactionnel des possibles8 » [Woodward, �000, p. �66] au sein duquel la libération des capacités d’action pourra prendre place. Cette « conversa-tion » avec la situation menée par les individus impliqués est foncièrement intégrative et conduit à développer un « nous », un monde commun de significations partagées. En ce sens, pour le pragmatisme, la démarche compte autant que le résultat (un choix par exemple) qu’elle produit ; J. Dewey plaidait d’ailleurs en faveur d’une amélioration des procédures sociales de prise en compte des intérêts et des perspectives des différentes « parties prenantes9 ». Parmi ces procédures, le dialogue et la communi-cation sont essentiels10. L’approche transactionnelle de l’action traduit le fait que le pluralisme culturel, philosophique, politique, ethnique, technique…, qui caractérise nos sociétés et irrigue nos organisations rend souvent impossible la formulation de prescrip-tions universelles. Nous sommes alors renvoyés à la formulation – via la communication et le dialogue – d’un intérêt général formé de façon discursive [Collier, 1997, p. 170], qui implique que les langages soient « poreux ». Une telle perspective permet de consi-dérer l’échange (ou le marché) comme un système de relations dynamiques entre acteurs moraux [Hendry, �001, p. ��6].

L’approche transactionnelle trouve un écho dans le champ de la théorie économique : elle correspond en effet largement à

8. Cette notion correspond à ce qui est évoqué par Hans Joas [1999, p. 14�] quand il parle de l’« horizon de possibilités pratiques » impliqué par chaque situation et qu’il convient de redéployer.

9. Dans la perspective de J. Dewey, ces parties prenantes correspondent à ce qu’il appelait le « public ». Pour lui, « ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés en bien ou en mal forment un groupe suffisamment distinctif pour requérir une reconnaissance et un nom. Le nom sélectionné est le public » [Dewey, 2003b, p. 76].

10. On en trouve aujourd’hui un écho dans les analyses de l’éthique communicationnelle ou discursive développées par J. Habermas ou K. O. Appel, témoignant de ce qui a été appelé un « tournant intersubjectif ».

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l’approche développée par J. R. Commons faisant de la transaction l’unité principale d’analyse. Ce dernier a également souligné la nécessité d’intégrer à l’analyse économique une nouvelle concep-tion de l’action humaine, fondée sur une « psychologie négocia-tionnelle » [Commons, 1931], issue des travaux de J. Dewey. Chez J. R. Commons, les transactions apparaissent comme un processus d’évaluation conjointe par les participants, une « entreprise com-mune » (J. Dewey), chacun étant motivé par des intérêts divers, par la dépendance vis-à-vis des autres et par les règles opérantes (working rules) qui, au moment considéré, requièrent la conformité des transactions à l’action collective et à ses règles [Commons, 19�4, p. 691]. On retrouve donc les catégories usuelles de conflit, de dépendance et d’ordre mobilisées par J. R. Commons. Si une situation transactionnelle est définie comme problématique par les acteurs, ceux-ci s’engagent dans un processus d’enquête sociale qui implique une négociation. Ce caractère problématique peut concerner la nature des biens échangés (que peut-on vendre ou acheter ? Quels types de produit désire-t-on échanger ? Etc.), les conditions de leur production (l’esclavage est-il tolérable ? Les conditions de travail sont-elles acceptables ? Etc.), les modalités de l’échange (comment les termes de l’échange sont-ils définis ?). Il s’agit en particulier de redéfinir les règles opérantes. Selon J. R. Commons, ce processus de construction de règles présuppose la définition de ce qui constitue l’intérêt général des individus ou de la collectivité considérée. Il s’agit alors de mettre en évidence et de (re)construire les valeurs sociales à partir desquelles des normes comportementales pourront être rationnellement déduites ou justifiées. Les acteurs impliqués dans une situation imposent ainsi, via un processus de négociation et de délibération, des changements dans la signification des « termes de l’échange », dans l’interprétation des règles opérantes et donc in fine dans la « grammaire sociale » (selon les termes de A. Smith).

Les transactions orientées vers la résolution des situations problématiques ouvrent ainsi un espace civique pour les voix diversifiées des différentes parties prenantes et encouragent des pratiques plus réflexives fondées sur des processus dialogiques qui conduisent à la construction conjointe de significations partagées et de responsabilités relationnelles.

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Échange et communication : la nature d’une économie partenariale

L’approche transactionnelle de l’action n’a d’utilité que dans la mesure où elle se confronte à la réalité et cherche à la transformer. En ce sens, son orientation naturelle conduit à repenser les relations d’échange et illustre les intuitions initiales de A. Smith, qui faisait de la propension qu’ont les hommes à converser les uns avec les autres la source de l’échange économique. J’ai insisté jusqu’ici sur les dimensions individuelles de l’action, mais l’économie est aussi le lieu de l’action collective ou, pour prendre une définition plus large, le lieu des « entreprises communes ». Ces entreprises communes, qui s’incarnent par exemple sous la forme de firmes, permettent de déployer l’horizon des possibles et de pallier l’in-complétude intrinsèque des individus. La firme au sens usuel du terme n’est cependant pas la seule forme d’entreprise commune mobilisée par le fonctionnement de l’économie ; les associations, les collectivités locales, les organisations non gouvernementales, l’État…, sont également parties prenantes dans la construction sociale de réseaux d’échanges diversifiés que le terme générique de « marché » a de plus en plus de mal à appréhender. L’émergence et l’utilisation exhaustive du terme gouvernance peuvent ainsi être interprétées de diverses façons ; dans le cadre de la perspective que j’ai esquissée, il me semble que ce terme renvoie à la néces-sité ressentie, parfois confusément, de considérer l’économie, ses institutions et ses acteurs collectifs comme des espaces de débat et de discussion, des espaces rhétoriques où ce qui se négocie n’est pas forcément la valeur ou le prix, mais aussi la réalité. Il s’agit d’appréhender l’économie comme un espace politique où des voix plurielles s’expriment pour nommer et reconstruire la réalité. Je voudrais proposer dans ce qui suit quelques intuitions permettant d’illustrer la pertinence du modèle d’action proposé.

Le langage du marché : retrouver la nature de l’échange

L’approche transactionnelle de l’action montre que l’économie met en scène des individus qui ont besoin des autres pour se définir eux-mêmes en définissant les situations d’action dans lesquelles ils

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s’insèrent. On retrouve alors encore certaines intuitions initiales de A. Smith, considéré comme le fondateur de l’économie politique. Il soulignait que les acteurs économiques sont des êtres moraux ayant intériorisé les contraintes sociales dans leur conscience individuelle, en particulier par l’intermédiaire d’un processus d’identification. Ce processus de socialisation qui conduit à des « identités sociales intersubjectivement définies » (intersubjectively defined social identities) [Cosgel, 1992, p. 375] constitue au sens de G. H. Mead un processus de communication et la sympathie smithienne apparaît alors comme centrale. Comme l’a affirmé plus tard le sociologue américain C. H. Cooley, « converser avec autrui, par l’intermédiaire de mots, de regards, ou d’autres symboles, signifie avoir plus ou moins de compréhension ou de communion avec lui, avoir des références communes et partager ses idées et sentiments. Si on utilise le terme sympathie dans cette acception […] on doit garder à l’esprit qu’il dénote le partage de tout état mental qui peut être communiqué, et n’a pas la connotation spécifique de pitié ou autre “émotion sensible” qu’il traduit de façon commune dans le langage courant » [1922, p. 136]. Ainsi, chez Smith, l’individu n’existe que par rapport au social et au mécanisme de communication qui l’institue : « S’il était possible qu’une créature humaine puisse se développer en quelque endroit solitaire, sans communication avec sa propre espèce, il ne pourrait pas plus penser à son propre carac-tère, au caractère approprié ou non de ses propres sentiments et conduites, à la beauté ou difformité de son esprit, qu’à la beauté ou à la difformité de son visage. Tous sont des objets qu’il ne peut voir aisément, qu’il ne regarde pas naturellement, et en regard desquels aucun miroir ne lui est fourni qui puisse les présenter à sa vue. Amenez-le au sein de la société et le miroir qu’il désirait auparavant lui est immédiatement fourni » [Smith, 1966, p. 162]. L’économie se trouve en continuité avec les autres activités sociales et l’échange de biens représente une modalité de communication. A. Smith a souligné que l’aptitude des hommes à penser et à s’exprimer, par l’intermédiaire du langage, est probablement le fondement de leur propension à l’échange [Jonas, 1991, p. 73]. C’est ce qu’il affirme dans le chapitre II de la Richesse des nations et il développe alors la rhétorique de la transaction économique. L’aspect linguistique de l’échange, du marchandage, qui a lieu sur le marché est lié à une inclination naturelle à la persuasion. Selon V. Brown [1994,

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p. 68], le sens de la transaction marchande est de persuader l’autre : « L’offre d’un shilling, qui nous apparaît avoir une signification si claire et si simple, est en réalité l’offre d’un argument pour persua-der l’autre de faire en sorte d’agir conformément à son intérêt11 » [Smith cité par Brown, 1994, p. 6�]. Pour A. Smith, le marché apparaît comme un système général de communication unissant les hommes autour d’un langage spécial, ayant ses « règles de grammaire » : celui de l’échange de biens. Le langage du marché est cependant d’une nature particulière.

Le marchandage, en effet, apparaît comme un processus d’in-fluence, de persuasion, de dispute…, qui précède l’échange. Dans les Lectures on Jurisprudence, A. Smith relie ainsi les aspects linguistiques des transactions marchandes à la persuasion [Brown, 1994, p. 68]. Le discours oratoire ou rhétorique qui cherche à per-suader est connoté péjorativement chez A. Smith. On trouve alors chez lui une opposition classique entre la rhétorique et le discours didactique qui recoupe l’opposition entre rhétorique et philosophie : la philosophie cherche la vérité alors que la rhétorique cherche la persuasion, à amener l’autre à son point de vue, selon une logique instrumentale. Cette conception n’est pas neutre pour l’appréhen-sion économique de l’échange. L’opposition entre philosophie et rhétorique, entre raison et intérêt, conduit à disqualifier le « langage des places publiques », le « langage du marché » et à privilégier l’idéal d’un langage pur fonctionnant comme un simple vecteur dont l’idéal serait la transparence ; l’échange est alors réduit à une simple « transmission ». Les ambivalences du langage, son pouvoir figuratif, les conflits d’interprétation qu’il génère…, sont conçus comme potentiellement dangereux.

On trouve chez A. Smith et d’autres économistes une distinction entre un marchandage « honnête » qui représente la traduction sur le marché d’un processus idéal par l’intermédiaire duquel certains résultats que l’on peut déterminer théoriquement (les « vrais prix », les taux « naturels ») sont objectivés. Les transactions marchandes, bien que nul n’en ait conscience, ne feraient ainsi que traduire des conditions objectives. Cette distinction entre réalité et abstraction est fondamentale pour comprendre les développements de l’analyse économique depuis Smith. La distinction qu’il établit entre le prix

11. Cela se retrouve également chez J. R. Commons.

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naturel et le prix de marché s’inscrit dans cette perspective. Le marchandage est réduit à n’être que le moyen par l’intermédiaire duquel les lois inévitables du marché sont rendues manifestes. Le prix final est atteint par un processus au terme duquel les échan-gistes découvrent qu’un seul prix est possible. Le marchandage en tant que tel devient invisible ou transparent puisqu’il n’a pas en lui-même d’effet sur les valeurs finales. Le langage du marché apparaît donc comme un médium transparent par l’intermédiaire duquel le « vrai » résultat est atteint. Cela correspond à la conception clas-sique du langage comme un mécanisme transparent permettant la communication de la pensée d’un individu à un autre individu [ibid., p. 74]. La sympathie, dans son acception communicationnelle, cor-respond également à cette perspective de transparence généralisée. La concurrence devient un mécanisme abstrait qui ouvre la voie aux analogies mécaniques (la balance de Jevons, le mécanisme de Fisher). Peut-être faut-il y voir une des raisons de la négligence de la monnaie dans de larges pans de l’analyse économique, celle-ci contrecarrant par ses dimensions linguistiques et symboliques cet idéal de pureté et de transparence [Wennerlind, �001].

On comprend également pourquoi, l’intérêt s’étant progres-sivement déplacé vers la quête de la certitude, la signification de l’échange s’est transformée : d’un processus social de construction d’une identité individuelle et/ou commune, il s’est réduit à un pro-cessus instrumental de transmission d’un bien ou d’un service via une interface technologiquement séparable pour paraphraser l’éco-nomiste O. Williamson. Le processus social sous-jacent devient ainsi transparent. Une autre conséquence du soupçon qui pèse sur le marchandage est la focalisation de l’économique sur des hypo-thèses comportementales telles que l’opportunisme générant des coûts de transaction. Le soupçon intrinsèque qui rend inévitables la trahison, la défection…, rend également impossible toute trans-action puisque la rareté supposée fait que l’un gagne aux dépens de l’autre. Pour parvenir malgré tout à échanger, il faut trouver des technologies sociales circonscrivant le conflit – technologies de surveillance, d’encadrement, de sanction, d’incitation… – qui encadrent l’échange et le rendent possible, le droit en étant une illustration.

Cependant, a minima, ce n’est là qu’une partie du portrait. Comme le soulignait J. R. Commons, si l’égoïsme ou l’opportu-

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nisme ne peuvent être totalement niés, ils ne constituent cependant que des modalités d’action parmi d’autres, tels l’amitié, l’amour, la loyauté, l’esprit d’équipe… Il soulignait aussi qu’à tout moment la volonté humaine a la capacité de suspendre son exercice, ce qu’il appelait « indulgence » (forbearance1�). Ainsi, pour B. F. Kaufman, c’est par l’intermédiaire de la forbearance que l’opportunisme n’est pas universel et cela même quand la probabilité de sanction est nulle, de plus « l’indulgence provient d’un engagement affectif partagé à respecter les règles du jeu en tant que principe éthique1� » [Kaufman, �00�, p. 10]. Ainsi, en se focalisant sur les aspects matériels de l’échange et sur les dispositifs techniques qui le supportent, des dimensions essentielles de l’échange sont négligées, ce qui n’a pas que des conséquences intellectuelles. Ce qui est nié en effet, ce sont les dimensions communicationnelles de l’échange et ses dimensions sociales. L’échange n’est conçu que comme un dispositif technique de transfert de droits de propriété (un des moyens de pallier l’op-portunisme) sur des biens et des services, considérés comme définis précisément, préexistant à l’échange et demeurant inchangés. De même, les individus procédant à l’échange demeurent inchangés. Or, l’échange n’est pas qu’une simple transmission de biens ou de services, il représente un processus social de définition des indivi-dus, des situations et des objets. L’aspect matériel des transactions ne constitue ainsi que l’une des dimensions de l’échange, l’autre dimension, communicationnelle, étant aussi essentielle.

Si on peut admettre que l’échange économique mobilise des dimensions matérielles, la grille de lecture que j’ai proposée conduit à reconnaître également ses dimensions communicationnelles.

Transactions communicationnelles et bénéfices des transactions

Ce ne sont pas simplement des biens matériels qui sont véhiculés par l’intermédiaire des transactions, mais aussi de la (re)connaissance, des signes, des symboles…, qui génèrent un

1�. Le terme forbearance a été traduit de différentes façons : suspension, abstention… J’ai choisi « indulgence » pour signifier à la fois la suspension de l’action et l’intérêt pour l’autre fondé sur des relations affectives.

13. Dans la perspective ouverte par Marcel Mauss, les travaux d’Alain Caillé sont aussi représentatifs d’une telle orientation.

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apprentissage et produisent des individus moraux. Un bénéfice central des transactions communicationnelles est donc de contri-buer à résoudre trois problèmes posés par les jeux de l’échange [Cosgel, �005] :

– le problème de l’alignement ou de la mise en compatibilité des intérêts, des définitions et des perspectives ; les processus communicationnels permettent de se mettre à la place de l’autre, de comprendre ses intérêts et ses motivations et ainsi d’accommoder ces intérêts en développant le sens d’un présent partagé et d’un futur commun, d’une anticipation de transactions bénéfiques, selon les termes de J. R. Commons ; le processus de définition commune de la situation est une composante de cette mise en compatibilité ;

– le problème de la « dispersion de la connaissance » ; cha-que individu ou groupe possède des connaissances subjectives qu’il faut communiquer, faire comprendre, si on veut mener une action collective, coordonner des actions ; l’action communica-tionnelle orientée vers l’intercompréhension permet de créer une « connaissance commune » aux différents partenaires ; en ce sens, l’économie devient une économie partenariale ; les institutions de consommation14, par exemple, régulent les échanges en fournissant au sens de A. Smith une grammaire sociale.

– le problème de l’identité ; l’institution marchande génère des dualismes qui sous-tendent les modalités de consommation et de production (moyens/fins, matrice biologique/matrice culturelle, monde des sujets/monde des objets, corporéité/subjectivité, gas-pillage/économie…) ; la question de l’identité renvoie alors à la mise en compatibilité des comportements et des valeurs ainsi qu’au processus d’individuation qui se produit via les processus commu-nicationnels15 ; participant à la définition d’un soi, les transactions contribuent aussi à la production du social.

Tous ces éléments constituent au sens propre des bénéfices des transactions et induisent une réciprocité qui ne transite pas unique-ment par les aspects matériels de l’échange. On peut ainsi appeler

14. C’est-à-dire « des systèmes de règles socialement construits qui génèrent des régularités dans le comportement de consommation des individus » [Cosgel, 1997, p. 154].

15. M. Cosgel [2005, p. 13] affirme ainsi que, pour résoudre la question de l’identité, les individus s’engagent dans une conversation avec eux-mêmes et avec les autres, la consommation et ses modalités participent de ces conversations.

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transactions communicationnelles16 des transactions entre acteurs cognitivement interdépendants qui leur permettent de générer une définition commune d’une situation particulière et de créer de nouvelles significations et anticipations intersubjectivement parta-gées dans le but de réduire leur incertitude mutuelle et d’orienter leur activité. Les transactions communicationnelles peuvent être médiatisées et supportées par des symboles ou des artefacts tels des contrats. Ces transactions communicationnelles sont parallèles aux dimensions matérielles des transactions et coexistent avec elles.

L’échange apparaît ainsi comme une relation sociale complexe qui mobilise trois dimensions complémentaires :

– des dimensions structurelles, qui renvoient aux modalités institutionnelles d’organisation des réseaux d’échange (droits de propriété, appareillage juridique…), aux modalités de définition des frontières du réseau (dedans/dehors, définition des participants…) et d’inclusion dans ces réseaux. Les approches économiques usuel-les, par exemple l’économie des coûts de transaction, ne capturent que ces dimensions structurelles de l’échange, et cela de façon partielle ;

– des dimensions cognitives, qui renvoient aux codes et langages partagés, aux représentations et valeurs communes, à la construction de l’identité, aux processus permettant de développer le sens d’un présent partagé et d’un futur commun possible ; cela constitue aussi l’une des sources de bénéfice potentiel de l’échange ; ces dimen-sions cognitives renvoient dans une large mesure aux processus de construction sociale d’un nous et il me semble que c’est ce qu’a cherché à appréhender l’école de l’économie des conventions ;

– des dimensions relationnelles, qui renvoient aux modalités émotionnelles, affectives…, impliquées dans les jeux de l’échange ; cet aspect mobilise les processus de construction sociale de la confiance, de génération d’obligations mutuelles, de référentiels moraux (dévouement, loyauté, respect…). Ces dimensions mobili-sent un processus éducatif qui contribue à la construction de l’iden-tité sociale de l’individu et renvoie au soi évoqué par G. H. Mead ou aux individus moraux de A. Smith.

16. J’ai adapté cette définition à partir du travail de M. Zacklad [2004] ; il doit donc être crédité pour la formulation originale. Je suis responsable de toute erreur d’interprétation afférente à l’utilisation de ce concept.

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15�une approche transactionneLLe de L’action et de L'échange…

On peut ainsi proposer le schéma suivant permettant de définir ce qu’on peut appeler des relations sociales d’échange :

La grille de lecture transactionnelle que je propose fait appa-raître l’échange comme une conversation, comme une relation sociale médiatisée par le langage, et permettant de construire un lien social dans lequel chacun est partie prenante. L’échange, la consommation de bien, la production…, sont donc encastrés dans une matrice sociale, mais également dans une matrice biologique puisque les relations sociales de production et d’échange affectent notre milieu naturel. De même, les mondes des objets et les mon-des des sujets sont engagés par les transactions. Ainsi, anticipant les conceptions développées par M. Douglas [Woodward, 2000, p. 263], J. Dewey considérait les éléments humains et non humains comme des participants à une transaction et soulignait les rela-tions d’interdépendance et les transformations survenant dans les deux champs. Il affirmait ainsi parler de l’échange comme d’une transaction pour prendre en compte le fait que la vie humaine, solidairement et collectivement, « […] consiste en transactions au sein desquelles les êtres humains partagent de l’environnement avec des non-humains ainsi qu’avec d’autres êtres humains de façon telle que, sans cet être-ensemble (togetherness) des humains et des non-humains, nous ne pourrions même pas demeurer en vie, sans parler d’accomplir quoi que ce soit. De la naissance à la mort, chaque être humain est une partie, en sorte que, quoi qu’il accomplisse ou endure, on ne peut certainement rien y comprendre si l’on fait abstraction du fait qu’il participe d’un ensemble étendu de transactions – auxquelles un humain donné peut contribuer et qu’il modifie, mais seulement du fait de son insertion en leur sein.

Dimensions structurelles

Relations sociales d’échange

Dimensions cognitives Dimensions relationnelles

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?154

Si l’on considère la dépendance de la vie, même dans ses aspects physiques ou physiologiques, vis-à-vis de l’insertion dans des transactions dont d’autres humains et des “choses” sont aussi par-ties prenantes, si on considère la dépendance du développement intellectuel et moral vis-à-vis de l’insertion dans des transactions dont les éléments culturels sont parties prenantes – le langage en est un exemple pertinent –, il est surprenant que toute autre idée ait pu même se répandre » [Dewey et Bentley, 1973, p. 1�5 – je souligne, M. R.].

Il me semble que cette conception appelle la définition de ce qui pourrait être appelé une économie partenariale, prenant en compte le fait que les individus sont des parties prenantes au sein de relations sociales d’échange. En ce sens, ce qui se négocie entre les participants lors des processus transactionnels, ce n’est pas seulement le couple prix-quantité, mais également la réalité. Je voudrais pour terminer ouvrir quelques pistes de réflexion concer-nant ce point.

La nature d’une économie partenariale : négocier la réalité

Le modèle d’action transactionnel conçoit la communication comme une modalité centrale des processus d’échange. Cela ren-voie, ici encore, aux intuitions de A. Smith. Il soulignait en effet, je l’ai évoqué, les dimensions rhétoriques de l’échange, ce qui impli-que des processus de persuasion, de propagande…, pour reprendre les termes de J. R. Commons. Le champ de l’économique apparaît alors comme un espace rhétorique [Code, 1995] impliquant un processus de structuration des processus communicationnels17. La construction d’un espace rhétorique et l’insertion dans cet espace se réfèrent à la connaissance sociale tacite et aux impératifs struc-turels (hiérarchie sociale, pouvoir, définitions admises des parties

17. Pour J. Dewey, « les significations sont transmises dans le langage commun ordinaire qui permet la communication entre les membres du groupe. Les significations impliquées dans ce système de langage commun déterminent ce que les individus du groupe peuvent et ne peuvent pas faire avec les objets physiques et les uns avec les autres. Elles règlent ce qui peut être objet d’utilisation et de jouissance et la manière dont se déroulent l’utilisation et la jouissance» [Dewey, 1993, p. 1�0 – je souligne, M. R.].

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155une approche transactionneLLe de L’action et de L'échange…

prenantes…) qui structurent et circonscrivent l’expression des parties prenantes [Mc Kie, 2003, p. 30�].

Cela signifie que les modalités d’expression des voix plurielles impliquées dans des relations sociales d’échange sont contraintes par ces espaces rhétoriques. Ainsi, pour donner un exemple concret, les modalités de partage du surplus généré par les activités de nature économique – que J. R. Commons appelait des « transactions de répartition » – sont affectées par la définition de ces espaces rhéto-riques : si seules les voix des actionnaires et des managers peuvent s’exprimer, ce qui est admis dans le cadre des approches action-nariales de la firme, cela conduira à un partage effectif différent de celui qui se serait produit si d’autres parties prenantes (salariés, collectivités locales, associations de citoyens…) avaient pu prendre part au processus communicationnel. L’aspect rhétorique renvoie également à la structuration de l’espace discursif par les acteurs eux-mêmes, et, en ce sens, la capacité d’argumentation et de per-suasion est inégalement répartie et génère, de fait, des phénomènes de pouvoir. Adam Smith avait cherché à évacuer cette question en opposant la rhétorique et la philosophie, et l’économique a tendu à sa suite à objectiver le social. Cependant, on voit bien aujourd’hui qu’un tel réductionnisme n’est pas tenable. Le développement de mouvements divers cherchant à modifier les conditions de fonc-tionnement de l’économie et de ses acteurs principaux peut être interprété comme la volonté de restructurer certains espaces rhé-toriques pour faire entendre de nouvelles voix. Le développement du commerce équitable, des réseaux participatifs d’échange18, de l’approche partenariale de la firme, de processus de démocratie participative…, me semble correspondre à la prise de conscience que l’économique n’est pas un champ séparé de la vie sociale, et que les relations d’échange participent à la production du social, qu’elles constituent des modalités de processus communicationnels fondamentaux.

Il s’agit ainsi de négocier la réalité [Friedman et Berthoin-Antal, 2005], c’est-à-dire de rendre apparentes les hypothèses et les connaissances tacites des différentes parties prenantes à une transaction et de se servir de ces connaissances pour traiter et

1�. Celui, par exemple, des AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne).

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résoudre des situations problématiques ou répondre à des questions spécifiques. Cela mobilise une communauté d’enquêteurs dans le cadre d’un processus social d’enquête. Les différentes dimensions (structurelles, cognitives, relationnelles) des relations d’échange sont impliquées dans cette négociation de la réalité. Par exemple, la définition des droits de propriété (dimension structurelle) appa-raît en filigrane de la logique d’inclusion de parties prenantes dans l’élaboration des processus de répartition du surplus. Les droits civiques, ouvrant et régulant l’accès aux espaces rhétoriques, sont donc toujours en interaction avec les droits de propriété. De même, la définition de la valeur, qui est largement nominale, apparaît comme un enjeu de ces processus discursifs de définition et de négociation de la réalité. Les mesures ou les évaluations dépendent de la définition des situations problématiques, et celles de la valeur n’y font pas exception – les comptables sont aujourd’hui conscients de ce fait [Demeestère, 2005].

Concevoir les situations transactionnelles comme des espaces rhétoriques ouvre ainsi à l’appréhension des dimensions partenaria-les de l’économie et des différentes modalités de réciprocité qu’elle implique. �ace à leur incomplétude intrinsèque, face également à l’unicité, à l’incertitude et à l’instabilité des situations transaction-nelles, les individus (et les entreprises communes) doivent négocier la réalité, ce qui conduit à donner la parole aux différentes parties prenantes et ouvre à la créativité de l’agir tout comme aux conflits et aux jeux de pouvoir. On peut en donner comme exemple les processus de négociation de la réalité qui se produisent autour de la définition du commerce équitable [Le Velly, �006] et des dispositifs de justification qu’il mobilise. L’approche transactionnelle que j’ai tenté d’illustrer me semble à même de fournir une grille analytique pertinente pour traiter ces questions.

Conclusion

La conception transactionnelle de l’action repose sur la convic-tion que les processus discursifs permettent de générer une recon-naissance mutuelle, de promouvoir la compréhension, l’accord, le consensus…, et de produire constamment – par le croisement des points de vue et des perspectives – de la nouveauté, de l’inven-

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tion, de la création. Il s’agit de dépasser les conceptions issues de l’individualisme atomistique concevant les individus comme des entités isolées et de penser l’individu comme inséré dans un réseau de relations dont il est partie prenante, et de comprendre que « les choses ne lui arrivent pas dans un état de nudité originelle, mais habillées de langage, et [que] cette enveloppe communicationnelle fait de lui le membre d’une communauté de croyances » [Dewey, �00�a, p. 96]. Il me semble en ce sens que ce dont nous avons besoin, à tous les niveaux de la vie sociale, c’est de tirer les leçons de cette perspective pour l’action quotidienne.

Invoquer une telle appréhension de l’action implique égale-ment de renouer avec des intuitions anciennes quant à la nature de l’échange et de l’économie. En effet, au sens d’Adam Smith, l’échange économique apparaît comme une forme de communi-cation sociale prolongeant et étendant le langage. Le marché et les biens représentent des modalités de ce langage et, comme le soulignait J. R. Commons, « le système des prix est semblable au système des mots ou au système des nombres. Les mots, les prix et les nombres sont nominaux et non réels. Ils constituent les signes et les symboles requis pour les opérations des règles d’action » [Commons, 1974, p. 9]. Les prix, les valeurs apparaissent comme le résultat de processus sociaux de négociation de la réalité. Le passage de conceptions instrumentales et mécanistes à une approche transactionnelle représente donc, quand on traite de l’échange, le passage de la transmission instantanée de quantités physiques à un processus général de communication impliquant la durée, les anti-cipations et les différentes modalités de structuration des espaces rhétoriques dans lesquels les échanges s’inscrivent.

Invoquer une telle conception implique encore une nécessaire prise en compte des voix plurielles qui sont parties prenantes dans le réseau de transactions qui in-forme l’économie. En ce sens en effet, les dimensions communicationnelles de l’action ne renvoient pas seulement à des sources d’opportunisme ou de menace, mais également à des bénéfices provenant de la définition des acteurs et des situations qui sont inhérents aux processus d’échange, et donc à la créativité de l’agir et aux dimensions créatives de la démocratie – en tant que traduction sociale de la prise en compte des voix plurielles, permettant d’institutionnaliser les processus de négociation de la réalité pour éviter les dérives possibles de

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?158

la rhétorique de l’échange. L’éthique du discours mobilisée par J. Habermas me semble chercher à traduire cela. Il s’agit in fine de rendre le champ de l’économique perméable à une morale socialement construite et à l’appréhension des droits civiques à côté des droits de propriété.

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161Une approche transactionnelle de l’action et de l'échange…

L’économie de l’affection1 et l’économie morale dans une perspective comparative :

qu’avons-nous appris ?

Goran Hyden

1Le projet de recherche en « économie morale africaine » touche à sa fin après trois années de recherche et trois colloques réussis en Tanzanie. Il a permis la sortie de deux journaux spéciaux, l’un en Tanzanie et l’autre étant le journal électronique basé au Centre pour les études africaines de l’université de Floride. Il a permis de produire de nouvelles connaissances concernant l’économie morale et l’économie de l’affection. Il a généré des échanges et des liens plus étroits entre chercheurs en Afrique et au Japon, mais aussi en Europe et en Amérique.

Il est donc temps de proposer un premier bilan. Le but de cet arti-cle n’est pas de procéder à une évaluation du projet, mais d’éclairer quelques enseignements importants qu’il nous a permis de dégager. Je le ferai dans une optique comparative, en plaçant les exemples africains dans une perspective plus globale. Nous supposons impli-citement dans ce texte que l’économie morale est un phénomène plein d’ubiquité, mais qu’il se manifeste de différentes manières, selon les périodes historiques et les lieux.

1. Dans le titre original, l’expression « economy of affection », inventée par Goran Hyden, est très difficile à traduire. Nous sommes dans l’embarras depuis plus de deux ans… On pourrait aussi écrire « économie des sentiments » en se référant à la « théorie des sentiments moraux » d’Adam Smith (ndt).

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Vers Une aUtre science économiqUe (et donc Un aUtre monde) ?162

Les concepts clés : économie morale et économie de l’affection

Ce projet nous a appris que le concept d’économie morale s’en-racine dans différentes traditions intellectuelles qui sont associées aux spécificités historiques de régions particulières du monde. Je vais en retracer trois origines et discuter des comparaisons qu’on peut en faire. La première vient d’Asie du Sud-Est, la deuxième vient des pays industrialisés et la troisième d’Afrique.

L’ouvrage de James Scott [1976] concernant la paysannerie d’Asie du Sud-Est est souvent cité comme la principale référence venant de cette partie du monde. Au début de son livre, il attribue ses idées à Alexandre Chayanov dont l’ouvrage concernant la « théorie de l’économie paysanne » a été d’abord publié en 1926 en Union soviétique, puis traduit en anglais pour être publié quarante ans plus tard, sous les auspices de l’American Economics Association [Chayanov 1966]. L’affirmation principale de A. Chayanov – et ensuite de J. Scott – est que le paysan manifeste un comporte-ment économique spécifique centré sur la subsistance parce que, contrairement à l’entreprise capitaliste, il est à la fois une unité de consommation et une unité de production. La famille – ou l’unité domestique – exprime au départ une demande de consommation de subsistance plus ou moins incompressible, dépendant de sa taille, qu’elle doit satisfaire pour assurer sa pérennité [Scott 1976, p. 13]. Comme le soutient A. Chayanov lui-même, les paysans ne se plient pas aux calculs habituels de la profitabilité comptable et s’engagent plutôt dans l’auto-exploitation. Quand ce type de comportement devient prédominant dans une région donnée, comme cela fut le cas il y a longtemps à Java et au Tonkin, selon la démonstration de Clifford Geertz [1963], un processus d’involution agricole se met en place. Dans ce contexte d’involution, deux comportements tendent à se manifester. D’abord, les paysans sont prêts à payer un prix supérieur à celui du marché pour acquérir des terres sup-plémentaires afin de faire vivre leur famille – ce que A. Chayanov qualifiait de « rente de la faim ». La seconde tendance est celle de la diversification des activités économiques, notamment dans l’artisa-nat et le commerce informel. J. Scott montre que c’est le cas dans des régions comme Java, l’Annam, le Tonkin et la Birmanie.

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163l’économie de l’affection et l’économie morale…

Bien que A. Chayanov lui-même n’ait jamais utilisé l’expression d’« économie morale », il est facile de voir pourquoi cela s’ap-plique aussi à ses travaux, étant donné le biais que J. Scott donne à ce concept en l’associant à une éthique de subsistance. L’auto-exploitation et les « rentes de famine », comportements supposés anormaux, sont selon J. Scott [1976, p. 15] des cas spéciaux de la théorie microéconomique où le besoin élevé de terre et la faiblesse des offres d’emploi se conjuguent pour imposer des choix tragi-ques aux paysans et permettre à d’autres, en revanche, d’extraire des revenus élevés de leur situation difficile. L’aversion du risque se développe chez les paysans à cause des pressions structurelles imposées par leur mode de vie et de travail.

Comment situer l’économie morale dans la boîte à outils concep-tuels dont nous disposons en sciences sociales ? Si nous nous réfé-rons à l’approche très influente de J. Scott, il est clair qu’elle n’est pas structuraliste au sens marxien conventionnel qui privilégie les classes sociales. Sa propre analyse l’amène à soutenir que, même si les paysans se sentent injustement exploités, ils ne cherchent pas de solutions dans l’action organisée de contestation, mais dans un retrait symbolique à l’intérieur de leur propre culture. Dans le schéma marxien habituel, cela équivaudrait à de la mystification, à de la « fausse conscience », car toutes les variables explicatives sont supposées être matérielles et non pas culturelles. Cette forme de dissidence n’est pas transformatrice, mais cachée et croissante. Elle reflète un autre univers moral, qui n’a pas disparu et qui maintient vivantes ces « armes des faibles », ce qui sera le titre de l’ouvrage suivant de J. Scott dans l’optique de l’économie morale [Scott, 1985].

Une interprétation habituelle de l’œuvre de J. Scott sera dès lors de la qualifier de « culturaliste » en comparaison de l’analyse structuraliste de l’économie politique dominante. Ce label est aussi attribué à J. Scott par les tenants de l’école des choix rationnels, tel Samuel Popkin [1979] dans son analyse des comportements économiques de la paysannerie en Asie du Sud-Est. Contrairement à J. Scott, il soutient que les paysans du Vietnam sont prêts à pren-dre des risques de marché. Ils sont rationnels en économie comme n’importe quel individu. Mais si le travail de J. Scott est basé sur la théorie microéconomique de A. Chayanov, ne suppose-t-il pas la rationalité économique ? N’est-ce pas un comportement utilitariste

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Vers Une aUtre science économiqUe (et donc Un aUtre monde) ?164

sous des conditions défavorables ? Ma lecture de J. Scott – du moins dans le contexte actuel – est que la distinction entre aver-sion du risque et prise de risque n’est pas suffisante pour défi-nir la rationalité instrumentale et utilitaire. Les deux orientations impliquent une dose d’organisation qui est le résultat de choix conscients. Marché et culture ne sont pas deux entités séparées où la rationalité serait le privilège exclusif du marché. Le modèle de l’Homo œconomicus – l’individu autonome qui fait des choix pour maximiser uniquement son propre intérêt – n’est plus la seule façon de penser la rationalité [Van Staveren, 2001]. Celle-ci arrive avec un bagage culturel, que l’individu en soit conscient ou pas. La culture n’est pas seulement faite de coutumes et de conventions qui aveuglent les individus sur les possibilités de changer leur situation. C’est aussi un royaume où les individus réinventent et construisent consciemment des valeurs de manière à permettre le changement – même si cela n’aboutit pas à des transformations ou changements systémiques. En tant que telle, la culture est impor-tante parce qu’elle n’est pas exclusivement l’affaire des valeurs hégémoniques d’une élite, mais qu’elle concerne aussi les valeurs et les normes qui nourrissent la dissidence morale contre l’ordre social créé par une élite.

En acceptant une telle vision de la relation entre économie et culture, il est possible de rejoindre un autre courant de l’éco-nomie morale dont les écrits ont été particulièrement importants dans le discours européen sur l’économie politique. Sans omettre les contributions des auteurs classiques comme Marx et Weber, la figure clé est ici Karl Polanyi [1957] et son analyse de « la grande transformation » : la séparation de l’économie politique et de l’économie morale. Sa proposition principale est qu’avec l’in-dustrialisation, l’économie n’était plus enchâssée dans le social ou le culturel, mais que c’était plutôt le contraire. Chacun est affecté par la puissance des procès de l’économie capitaliste. Nous faisons nos choix et nous établissons nos préférences indépendamment des valeurs morales.

Bien qu’il y ait peu de doute que l’analyse de K. Polanyi saisisse l’essence d’un procès historique important qui, en son temps, était prédominant en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, des universitaires ont par la suite reconsidéré sa thèse. Une contribution influente est celle de Mark Granovetter [1985] qui soutient que les

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relations économiques du capitalisme contemporain sont toujours enchâssées dans des contextes sociaux et culturels. Néanmoins, son analyse implique toujours que l’économie et la culture sont séparées, dans le sens où les choix économiques sont vus comme contraints par les normes culturelles. De la même façon que les néo-institutionnalistes, comme Douglass North [1990], ont traité les institutions comme des contraintes pesant sur la rationalité indivi-duelle, M. Granovetter traite la culture comme une variable exogène. L’agencement2 reste toujours l’instrument rationnel d’un pur Homo œconomicus. On ne suppose aucune sorte de moralité dans ce type d’agencement autre que la poursuite de l’intérêt personnel.

D’autres universitaires, plus étroitement associés aux formes sociologiques de l’institutionnalisme, ont transcendé cet obstacle en postulant que les valeurs étaient endogènes aux choix et prati-ques de l’économie. Comme l’ont montré par exemple Kathleen Thelen et Sven Steinmo [1982] en rapport avec le rôle des valeurs dans les processus politiques, les idées et les intérêts qui reflètent une certaine perception morale de la réalité sont nécessaires pour comprendre les enjeux. La morale est enchâssée dans l’agencement en des manières qui sont difficiles à éviter pour l’analyste. Par exemple, les agendas sont établis de façon à rendre prioritaires certaines possibilités et à en exclure d’autres. L’encadrement est la stratégie poursuivie par des organisations, des groupes et aussi par des individus pour acquérir un sentiment de certitude ou de contrôle de l’environnement dans lequel ils opèrent. L’assistance mutuelle et le système d’échange de travail au Japon, appelé yui, qui avait disparu, mais qui est en voie de résurrection dans des contextes sociaux nouveaux comme une « économie morale » alternative, sont sur ce point des cas intéressants [Suehara, 2006]. Néanmoins, un cadre moral particulier, comme l’indique Andrew Sayer [2004], n’est jamais capable d’exclure d’autres influences. Les individus sont engagés dans plusieurs activités et contextes permettant des « fuites ». De plus, dans un contexte où la moralité est impliquée dans les choix économiques et politiques, il y aura toujours concurrence et rivalité entre les différents types d’enca-drements. Le travail de Koichi Ikegami [2004] sur l’économie

2. Agencement : ce terme doit être compris comme un processus combinatoire (arrangements).

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morale et le commerce équitable nous en offre une illustration de l’intérieur du projet AMER. Les motivations et les besoins sont typiquement mélangés et complexes.

Bien que le point de référence de J. Scott soit l’Asie du Sud-Est et que l’approche d’Andrew Sayer soit plus théorique et s’inspire d’exemples venus des pays industriels, leur position concernant le concept d’économie morale est tout à fait similaire. Même si J. Scott n’utilise pas la notion « d’encadrement », sa discussion autour d’un « univers moral alternatif » suggère la même chose. Tous deux traitent la moralité comme inhérente à l’agencement. Tous deux traitent la moralité dans le contexte d’alternatives à l’ordre social hégémonique, bien que J. Scott soit plus directement soucieux des conséquences sur les paysans fermiers marginalisés alors que A. Sayer l’aborde plus généralement comme une autre manière de concevoir et d’interpréter les pratiques économiques.

La troisième source d’économie morale est l’Afrique, et spécia-lement la riche littérature produite par l’anthropologie économique et sociale sur les systèmes de parenté et les organisations sociales qu’ils génèrent. Deux courants principaux de cette littérature sont dignes d’attention. Le premier est associé à une tradition anthropo-logique française qui se focalise sur les modes de production et leurs conséquences sur la formation des valeurs. Claude Meillassoux [1964, 1975] et Catherine Coquery-Vidrovitch – une historienne – sont les représentants de cette école « structuraliste ». Leur conceptualisation des économies africaines est qu’elles sont tou-jours façonnées par des valeurs précapitalistes. L’influence limitée du marché et la dépendance envers des technologies rudimentaires confinent leurs pratiques à des valeurs propres aux communautés locales relativement isolées. Leur orientation va vers les besoins de subsistance, mais elle ne leur est pas imposée par l’exploitation croissante d’un système capitaliste. Elle est plus fonction de la survivance de structures économiques qui n’ont pas encore été « transformées » au sens de K. Polanyi.

L’autre courant est associé à des auteurs comme Igor Kopytoff [1987], Sara Berry [1993] – une historienne elle aussi – et Pauline Peters [1994] qui mettent en question le caractère durable des institutions coutumières locales et démontrent au contraire l’ingé-nuité avec laquelle les acteurs africains réinventent, renégocient et adaptent leurs valeurs pour gérer les défis de leur existence quoti-

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dienne. Tous ces auteurs postulent que la moralité est inhérente à l’agencement, mais il ne s’agit pas clairement de Moralité avec un grand M. Leur conceptualisation ne présuppose ni la subsistance ni la solidarité comme étant les principes normatifs nécessaires qui guident les choix et les comportements dans la vie économique et sociale. Le postulat implicite est plutôt que le pragmatisme prévaut. Cela ne signifie pas que les considérations normatives sont totale-ment absentes. Comme le suggère F. G. Bailey [1969], les règles pragmatiques sont conçues et mises en œuvre à l’intérieur d’un cadre normatif implicite qui définit les limites de ce qui est possible. La vérité, néanmoins, est que les règles pragmatiques et les règles normatives s’opposent parfois. Moore a ainsi décrit cette réalité : « Les processus d’ajustement de situations sont ceux par lesquels les gens arrangent leur situation immédiate (et/ou expriment leurs sentiments et conceptions) en exploitant les incertitudes de la situa-tion, ou en créant de telles incertitudes, ou en réinterprétant ou en redéfinissant les règles des relations. Les processus de régularisation sont du genre de ceux dans lesquels les gens tentent de contrôler leur situation en luttant contre les incertitudes en tentant de fixer la réalité sociale… de lui donner forme, ordre et prévisibilité » [Moore, 2000, p. 50].

Cette tension ou conflit entre ce que l’on pourrait aussi appeler les considérations de court terme et de long terme laisse à penser que la notion d’économie « morale » est trop étroite. Elle a du sens quand on l’envisage comme alternative à un ordre ou système hégé-monique. Elle nous aide moins si nous voulons explorer l’intérieur même de l’économie morale. On y trouve bien plus de divergences et de complexités que celles décrites dans la littérature dominante en économie morale. C’est pourquoi il y a lieu de considérer un concept complémentaire – l’économie de l’affection – pour mieux comprendre et analyser les choix et les comportements dans les pays où le capitalisme n’a pas encore pénétré la société et où la forme dominante de l’organisation économique et sociale est fondée sur les petites unités et la réciprocité en général.

Cela ne signifie pas que l’économie de l’affection ne soit pas une réponse à l’état ou au marché. Depuis que j’ai forgé ce concept [Hyden, 1980], les interactions entre les restes d’un mode de produc-tion précapitaliste, d’un côté, et l’état et le marché, de l’autre, ont toujours été partie intégrante de mon analyse. Le point important

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est qu’en Afrique l’agencement à la fois contre et en dehors de l’or-dre officiel n’est pas seulement réactif : il est aussi proactif. Il n’y a pas d’ordre véritablement hégémonique (bien que les puissances coloniales l’aient voulu et que les agences internationales contem-poraines aient échoué). De sorte que le paysage institutionnel en Afrique est non seulement plus varié, mais aussi plus concurrentiel et imprévisible. Ainsi que l’écrit Tadasu Tsuruta [2005] dans une comparaison entre J. Scott et moi-même, « les enjeux de l’économie morale soulevés par Scott […] concernent surtout l’exploitation des paysans par des agences extérieures dominantes et l’outrage moral qui s’ensuit, tandis que l’économie de l’affection est une manifestation forte de leur capacité d’échapper à ces institutions puissantes ».

Si les institutions informelles et incontrôlées sont un facteur typique du concept d’économie de l’affection, un autre en est l’emphase sur la reproduction sociale, et pas seulement sur la pro-duction économique, le premier prenant en fait souvent le pas sur le second. Maria Lisa Swantz [1970] montre comment les gens des tribus Zaramo des environs de Dar es Salaam sont prêts à vendre leurs terres à des immigrants venus d’autres régions du pays dans le but de participer aux rituels coutumiers associés à la reproduc-tion sociale. Le postulat selon lequel ils vendraient leurs terres à cause de la proximité de la ville et de son marché immobilier ne tient pas, car ils les vendent, typiquement, à des prix très inférieurs à ceux du marché pour réaliser leurs vraies priorités. Parmi tant d’autres, Kumiko Sakamoto [2004] à propos de la Tanzanie du Sud et Kazuhiko Sugimura [2004] de la République démocratique du Congo ont aussi montré comment les préoccupations reproductives ou distributives – le partage – sont une préoccupation dominante dans les pratiques locales.

L’économie de l’affection concerne donc autant les possibilités qu’elle est aussi contrainte, autant la nécessité d’avancer qu’elle est aussi amélioration de la sécurité. Ce qu’elle a en commun avec l’économie morale est le principe de l’échange réciproque – la règle qui veut que chaque faveur exige une forme de rembour-sement, même s’il n’est pas spécifié quand et sous quelle forme. Bien que ce soit la norme sous-jacente aux deux types, l’économie de l’affection est à finalité plus ouverte, plus pragmatique et plus concurrentielle. C’est devenu de plus en plus clair au cours des

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dernières années avec la libéralisation économique et la mondia-lisation – pas seulement en Afrique – qui génèrent des institutions informelles de type économie de l’affection afin d’avancer. Les institutions formelles n’offrent plus le même degré de certitude et de sécurité qu’auparavant. La confiance en ces institutions se dégrade au profit de réseaux informels personnels. Le fait que les règles et les réseaux informels se répandent et font de plus en plus partie du paysage institutionnel dans toutes les régions du monde nous laisse penser que la notion plus large d’économie de l’affection, basée sur l’investissement dans d’autres personnes plutôt que dans les institutions formelles, est un concept potentiellement utile dans la science sociale comparative.

La discussion concernant les origines intellectuelles des deux concepts dont nous parlons ici peut être résumée dans le tableau suivant :

Tableau 1. les origines inTellecTuelles de l’économie morale eT de l’économie de l’affecTion

Les institutions informelles et les comportements

L’essentiel de ce que l’économie morale et l’économie de l’af-fection ont en commun est donc l’informel. Cela se manifeste dans les comportements aussi bien que dans les règles auxquelles les acteurs adhèrent ou qu’ils inventent. L’institutionnalisation n’est donc pas seulement une prérogative des règles formelles. Elle se réfère aussi à la manière dont les règles informelles deviennent un facteur plus permanent du paysage socio-économique et politique. C’est là un point qui échappe à une large partie de la littérature contemporaine parce qu’elle se focalise sur le degré auquel les règles formelles dans un modèle de prescriptions particulières (par exemple, une économie néolibérale ou une bonne gouvernance politique) sont institutionnalisées.

Chayanov, Scott Polanyi, Granovetter, Sayer Meillassoux, Kopytoff, Hyden

Asie du Sud-Est Europe Afrique subsaharienne

Éthique de subsistance Enchâssement social Paysans incontrôlés

Structuraliste Structuralisme => Agencement Structuralisme => Agencement

Réactive Adaptative Inventive

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Pour des raisons analytiques, il est également nécessaire de distinguer entre « organisation » et « institution ». La première est un ensemble de rôles organisés d’une manière particulière, souvent hiérarchique. Une organisation faite de rôles ne fonc-tionnera pas sans que les individus qui la servent à l’intérieur soient prêts à adhérer à un ensemble de règles communes. Ce sont les règles qui rendent les rôles efficaces. L’adoption de telles règles ne s’obtient pas sans effort. Elle implique la socialisation des individus pour qu’ils admettent la légitimité de ces règles. Une organisation est souvent formelle – par exemple une entité légalement constituée comme une compagnie, une association ou une agence publique comme un département gouvernemental. Néanmoins, l’organisation n’a pas à se référer uniquement aux organismes formels. Une large part des actions humaines ne fait pas partie de l’environnement formalisé. Les individus dans un lieu de travail donné, caractérisé par l’existence de règles spécifiques, développent souvent leurs propres règles informelles qui peuvent avoir pour conséquence soit de favoriser l’effort de travail, soit de le miner. Partout où il y a une certaine stabilité et une certaine continuité dans l’environnement institutionnel, de telles règles complémentaires apparaissent comme la réponse à des besoins et à des intérêts humains qui sont plus vastes et plus complexes que ceux anticipés et prescrits par les règles formelles. Les règles formelles qui délimitent les rôles organisationnels sont rarement capables d’englober les individus comme totalités. Il est certain que l’armée et l’hôpital sont des exemples d’organisations où une adhésion insuffisante aux règles formelles pourrait être une affaire de vie ou de mort, mais, même là, comme le montre le scandale de la prison d’Abu Ghreib en Irak, le respect de la discipline n’est jamais parfait. Dans des environnements organisationnels moins rigides, le développement des règles informelles est encore plus probable afin de prendre en charge les besoins et les préférences des individus qui sont ignorés par les règles formelles.

Les institutions informelles sont des codes de comportement non écrits, ou des conventions qui acquièrent une vie propre en dehors des règles formalisées. Les premières peuvent compléter les règles formelles ou coexister avec elles de manière invisible. Elles tendent à être présentes partout où les êtres humains s’engagent dans une forme d’action collective. En fait, comme cela apparaîtra

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plus avant, les institutions informelles peuvent être les seules sui-vies par les gens. Un groupe de pasteurs ou une communauté de villageois dans les lieux isolés d’un pays africain, où les règles formelles de l’action de l’état ne pénètrent pas, organisent leur existence en l’absence complète de telles règles formelles.

Il y a une autre raison pour distinguer entre les règles informelles et les modèles de comportement informels. Une règle – formelle ou informelle – s’institutionnalise chaque fois que son non-respect est associé à des coûts sociaux ou politiques. Néanmoins, la cor-ruption peut aussi apparaître dans des contextes où elle n’est pas sanctionnée, comme le résultat d’une faible application des règles formelles. On a alors affaire à des modes de comportement infor-mels, qui peuvent parfois – pas nécessairement – se transformer en institutions informelles.

Les institutions et les modèles de comportement informels sont ubiquistes. Il est important de les étudier non seulement comme des déviations à partir des règles et des comportements formels, mais comme des phénomènes indépendants de plein droit. Ils ont leur logique sociale propre. C’est pourquoi les notions d’économie morale ou d’économie de l’affection ont du sens comme catégories analytiques. La première veut prescrire des règles qui sont large-ment partagées à l’intérieur de groupes particuliers. Les enfreindre entraîne donc des coûts pour l’individu. La seconde inclut aussi des règles informelles, mais incorpore en plus des modèles de comportement informels qui découlent de la faible imposition des règles formelles. L’économie morale dans la formulation de J. Scott implique son enchâssement dans la culture. La version de A. Sayer accorde plus d’espace aux agencements comme le fait l’économie de l’affection.

Cette dernière s’intéresse au comportement entrepreneurial, une caractéristique largement répandue en Afrique – et croissante dans d’autres régions – où la faible application des lois offre des possi-bilités de gain grâce aux modèles de comportement informels. Les individus s’investissent dans des relations réciproques qui ne s’ins-titutionnalisent pas nécessairement et qui sont plutôt la conséquence des gains à court terme, pas uniquement économiques, obtenus grâce à la manipulation créatrice des normes sociales et culturelles. Elle est présente dans le contexte de l’immigration illégale entre les pays ou les continents – par exemple, les traversées en pirogue

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de la Mauritanie vers les Canaries – aussi bien qu’à l’intérieur de pays où les gens se déplacent de plus en plus, abandonnant la sécurité relative d’une communauté rurale pour l’environnement insécurisé et incertain d’une plus grande cité. Les trafics humains et la prostitution impliquent beaucoup plus que l’échange écono-mique. Ils incluent la bénédiction des docteurs traditionnels et bien d’autres formes de comportement informel.

Il est important d’insister ici sur le fait que le caractère informel associé à l’économie de l’affection ne s’applique pas seulement à l’Afrique. On pourrait certainement trouver ses origines dans un ordre précapitaliste en Afrique, mais l’informel est un phénomène qui se répand de plus en plus ailleurs dans le monde [Sassen, 2000]. C’est souvent le résultat de la mondialisation et du déman-tèlement de l’état-providence qui ont provoqué la marginalisation et l’exclusion sociale. Les gens sont obligés d’investir dans de nouvelles relations personnelles avec d’autres, même s’il s’agit de relations volatiles. La norme de réciprocité dans ce cas n’est pas un échange marchand formalisé, elle crée une dynamique sociale et politique en dehors de tels échanges formalisés. Par exemple, des firmes peuvent s’engager dans l’économie souterraine pour tirer avantage de la vulnérabilité des groupes dans une économie déré-gulée, ou de tels groupes vulnérables peuvent se mobiliser dans des mouvements sociaux pour protester contre la puissance des grandes corporations comme l’illustre l’organisation informelle des peuples indigènes en Amérique latine contre les compagnies pétrolières [Portes, Castells et Benton, 1989].

Les exemples de par le monde sont légion. Mais il suffit ici de dire qu’une institution informelle apparaît dans l’économie de l’affection quand deux personnes ou plus décident de leur plein gré d’échanger un ensemble de valeurs – matérielles ou symboliques – sur une base régulière et se soumettent à un code de règles non écrites dans leurs interactions, y compris des règles concernant ceux qui enfreignent ces règles. La clé pour compren-dre la dimension institutionnelle, c’est le fait que les échanges ne sont pas liés à des événements ou à des opportunités, mais sont des échanges réguliers inscrits dans un jeu de règles et de sanctions à l’égard de ceux qui ne s’y conforment pas. Dans le cas d’échanges plus occasionnels, il y a des comportements de nature informelle, mais pas d’institution. Les échanges sociaux

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de cette sorte diffèrent par leur caractère intégrateur : certains rassemblent les personnes dans des communautés où les liens sont étroits, dans d’autres les liens sont plus distendus. Un bon exemple en serait les relations patron-client en politique, qui sont souvent concurrentielles et fluides.

Les caractères essentiels de ces institutions informelles peuvent être résumés ainsi :

– les acteurs partagent un ensemble d’attentes communes, mais ne s’organisent pas légalement pour les réaliser ;

– ils se fient à des relations personnelles fondées sur des formes simples de réciprocité ;

– les règles sont non écrites, mais connues et comprises par chaque acteur ;

– les échanges sont non contractuels et non spécifiés dans le temps, et ils sont mis en œuvre de manière confidentielle, sans accorder d’attention particulière aux objectifs détaillés ou aux méthodes ;

– elles reposent sur des méthodes internes d’autorésolution en cas de rupture d’un accord.

Les institutions informelles se présentent aussi sous des formes différentes, et peuvent être ouvertes ou fermées. Certaines interac-tions conduisent à la création de communautés ou groupes qui régu-lent étroitement l’appartenance des membres, d’autres laissent les individus tisser ensemble des liens plus lâches. De même, certaines institutions informelles sont basées sur des liens latéraux qui s’op-posent aux relations verticales. Par exemple, des femmes peuvent se rassembler et échanger des valeurs pour résoudre un problème commun. C’est un exemple des liens latéraux qui émergent chaque fois que la règle informelle pourrait être formulée sur le mode du « à contribution égale, part égale ». Ces institutions peuvent aussi réguler des relations ordonnées verticalement : c’est le cas des relations clientélistes. Ici, la règle implicite est de comprendre que le patron « achète » des faveurs pour accorder en échange au client des bénéfices tangibles.

Cette discussion permet d’établir que l’économie de l’affection est fonction de relations réciproques directes qui peuvent être soit verticales soit horizontales. Elle indique aussi que ces relations peu-vent être soit inclusives soit exclusives. Ces deux dimensions four-nissent les paramètres de l’espace social occupé par l’économie de

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l’affection. La figure 1 montre que ces distinctions servent de base pour identifier ses manifestations institutionnelles primaires.

figure 1. les dimensions de l’économie de l’affecTion eT ses insTiTuTions informelles

Verticale

Clientélisme Relation charismatique Exclusive_______________ ;________________Inclusive Pooling Autodéfense Latérale

Nous tenterons donc de définir et d’illustrer ces quatre caté-gories analytiques.

Le clientélisme

Il s’agit là d’une des institutions informelles les plus répan-dues au monde. La littérature sur le sujet laisse penser qu’il existe dans les sociétés du tiers monde aussi bien dans la politique qu’en dehors. Il est associé aux figures masculines du pouvoir bien qu’il ne soit pas spécifié par le sexe. René Lemarchand [1972] a fourni les premiers travaux systématiques sur le clientélisme dans la poli-tique africaine. Son appréciation sur cette institution informelle fut d’abord positive : un patron en politique amenait au cœur de la vie politique un grand nombre de suiveurs, ce qui facilitait l’intégration nationale. Mais ce compte rendu positif sur le clientélisme devint graduellement plus critique, sinon négatif. Le néopatrimonialisme – la forme ultime du clientélisme en politique – est devenu le principal concept de la science politique africaine. Les dirigeants politiques traitent l’exercice du pouvoir comme une extension de leur domaine privé. L’importance du clientélisme dans la politique

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africaine démontre la faiblesse des institutions formelles [Bayart, 1993 ; Chabal et Daloz, 1999].

Le clientélisme se réfère à un ensemble de modèles informels de comportement qui sont devenus institutionnels et servent des objectifs politiques qui ne peuvent pas être atteints par le biais des institutions formelles. Il y a des sanctions prévues pour toute violation de la règle de réciprocité sous-jacente aux relations entre un patron et son client. Si le patron échoue à tenir ses promesses, le client cherchera un autre « protecteur ». Si le client ne remplit pas sa part d’obligation, le patron peut appliquer des sanctions capables de lui causer du tort. Mais le clientélisme concerne tout aussi bien l’environnement économique. C’est une norme qui ne disparaît pas facilement, notamment dans les sociétés caractérisées par les inégalités sociales.

Néanmoins, les relations clientélistes ne sont pas nécessairement durables. La relation entre un patron particulier et son client est souvent passagère. Il y a donc une différence entre la puissance de la norme, d’un côté, et la relation sociale qu’elle génère de l’autre.

La relation charismatique

On pourrait arguer qu’il s’agit de l’institution informelle ultime. Weber [1947, p. 242] définit la relation charismatique comme « la dévotion à la sainteté, l’héroïsme ou le caractère exemplaire de la personne individuelle, et les modèles normatifs ou l’ordre révélé ou ordonné par elle ». Comme l’autodéfense, elle est inclusive, mais le chef charismatique occupe une position d’autorité non contestée. De manière typique et intéressante en Afrique, la rela-tion charismatique travaille à réinventer l’autorité traditionnelle plutôt que l’autorité légale et rationnelle. Il n’y a pratiquement aucune proximité avec la loi moderne et civile qui a été apportée en Afrique par les puissances coloniales, sauf dans les cercles des professions légales. Ce qui compte, ce sont les principes du passé qu’une figure charismatique – politique ou cléricale – peut invoquer pour rassembler des cohortes de fidèles. En souhaitant réinventer des principes réellement africains, ces personnes sont à la recherche d’une légitimité basée sur les règles et les pouvoirs sacrés de la tradition. Inévitablement, ce processus tend vers l’informel. Dans ce scénario, l’obéissance n’est pas due à des règles enregistrées,

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mais à des personnes qui occupent des positions d’autorité ou qui ont été choisies pour cela par un maître traditionnel.

Le charisme brouille la distinction entre la personne et la règle. Il suppose une relation réciproque dans laquelle l’autorité de la figure charismatique est acceptée sans contestation. Ces relations sont de nature essentiellement affectives. Aucune tentative n’est faite pour réfléchir à un principe particulier avant d’accepter cette autorité car le charisme rend la réflexion superflue. Beaucoup de nationalistes africains ont été des figures charismatiques. Personne n’a eu davantage de succès que Julius Nyerere dans sa tentative de faire passer sa politique de modernisation en recourant aux règles sacrées du passé. Il développait une politique socialiste en vue de moderniser l’économie, mais il légitimait chacune de ses initiatives dans cette direction en se référant à l’idée de recréer un passé africain idéal (ujamaa). La conséquence fut qu’il connut un très grand succès comme patron politique ; mais, comme tous les prophètes ou les héros, il avait une relation avec les autres basée sur l’affection plutôt que sur la réflexion cognitive concernant la faisabilité des politiques nouvelles.

L’espace relativement ouvert disponible pour les leaders afri-cains au moment de l’indépendance et après – à la fois en termes idéologiques et politiques – contraste avec la situation de l’Asie de l’Est où la grande importance de la « bienséance » a limité les possibilités d’émergence des chefs charismatiques. Le Japon aussi bien que la Chine ont eu leurs héros militaires, mais ils ne mobilisaient pas des soutiens sur la base de qualités personnel-les hors du commun dont on pouvait imaginer qu’elles seraient utiles dans l’environnement civil. Au contraire, les personnages influents étaient les lettrés – les étudiants des textes classiques, ceux de Confucius dans le cas de la Chine. Grâce à la connaissance du corpus des textes anciens et à la capacité de les interpréter, ces intellectuels possédaient une sorte de « charisme magique ». Pourtant ces hommes n’étaient ni des magiciens ni des sorciers professionnels dont la fonction aurait été de guérir les malades ou de changer le sort des gens. Leur savoir devait, au contraire, garantir une administration bien organisée au sens séculier du terme et, par une bonne interprétation des textes, influencer les esprits pour éviter le désordre ou le désastre.

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L’autodéfense

Cette notion renvoie aux institutions informelles qui mobilisent les soutiens contre une menace ou un ennemi communs – réels ou imaginaires. L’affection est un instrument puissant pour atteindre ce but. Elle lie les gens ensemble à l’intérieur des limites d’orga-nisations plus soudées. L’histoire de l’Afrique moderne est pleine d’exemples de la manière d’utiliser l’affection afin de créer des mouvements pour la défense de ce qui est perçu comme un mode de vie africain. L’autodéfense est une norme déterminante dans l’éco-nomie morale telle qu’elle a évolué dans le contexte asiatique.

L’utilisation de la réciprocité affective en autodéfense est un phénomène plus prononcé en Afrique qu’en Asie de l’Est. Une raison majeure étant que les sociétés, dans cette région, ont été imprégnées par une seule religion ou philosophie. Par exemple, le confucianisme a déterminé les relations sociales en Chine pendant plus de deux mille ans. Même si ces principes éthiques n’ont pas été formalisés dans une Constitution nationale, les Chinois, quel que soit leur statut social, les ont assimilés [Rozman, 1991]. Ils font partie tout autant du monde officiel que de la réalité informelle. En Afrique, les normes coutumières n’étaient pas universelles et sont restées confinées à des sociétés de petite taille. Bien que des similitudes aient existé entre ces différentes sociétés, elles étaient insuffisantes pour former la base d’une Constitution nationale et d’un cadre légal. à la place, ce qui a maintenu ensemble les nouveaux états-nations, ce fut la perception d’un besoin de protection contre un ennemi intérieur ou extérieur. Cela fut obtenu grâce aux liens affectifs développés parallèlement aux structures en place. Une large part de ce comportement nationaliste persiste aujourd’hui.

L’économie morale implique souvent l’autodéfense. Les mani-festations n’en sont pas nécessairement violentes ou rebelles, mais reposent plutôt sur le recours aux « armes des faibles » analysées par James Scott [1985].

La coopération (ou pooling)

Ce concept est suffisamment général pour servir de classification générique pour toutes les formes de coopération dans des groupes qui sont organisés selon des principes volontaires, autoproclamés

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et non sanctionnés par la loi, et qui se constituent au contraire par l’adhésion à des règles non écrites. Cela va jusqu’à inclure des organisations criminelles comme les mafias ou les tongs chinois, où les groupes sont clos de manière stricte. Le non-respect du code informel peut entraîner la mort. Les serments d’adhésion à de telles organisations servent de substituts aux liens familiaux. On jure d’être loyal, quoi qu’il arrive.

La famille est l’organisation sociale de base et ses caracté-ristiques se retrouvent de manière directe ou indirecte dans de nombreux exemples d’institutions informelles latérales, et cela dans le monde entier. Les institutions informelles dans lesquelles la dimension familiale est importante prévalent dans des cultures où les associations volontaires comme les écoles, les clubs et les orga-nisations professionnelles doivent acquérir davantage d’influence dans la société. Comme F. Fukuyama [1995, p. 62-63] le constate, les cultures dans lesquelles la voie principale de socialisation reste la famille et la parenté plutôt que les associations secondaires ont des difficultés à créer de grandes organisations économiques durables ; celles-ci recherchent donc le soutien de l’état, un point qui a été relevé notamment par R. Putnam [1993].

La famille africaine est généralement extensive et ouverte à la coopération avec les autres. Les relations de parenté sont dominantes, facilitant la solidarité entre les familles. En plus des sociétés de crédit renouvelable, les groupes d’échange de travail sont une forme fréquente d’organisations informelles de petite taille en Afrique rurale. Néanmoins, de tels groupes ne sont plus nécessairement aussi efficaces aujourd’hui qu’ils l’étaient avant. L’intégration dans l’économie globale signifie que les ressources nécessaires à son mode de vie impliquent des transactions extérieu-res à la communauté locale. P. Hoon [2002] décrit ce qu’il appelle la « transformation verticale » des relations personnelles dans une étude sur les groupes de fermiers en Zambie de l’Est. Les individus les plus riches de la communauté deviennent des courtiers vis-à-vis du monde extérieur et se servent de ce rôle pour construire des situations de pouvoir. Ainsi la coopération se transforme-t-elle en clientélisme.

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Conclusion

Le but de cette section finale est d’identifier les enseignements les plus importants. Les points suivants nous semblent dignes d’attention.

1. Les concepts d’économie morale et d’économie de l’affection se comprennent mieux en termes d’agencement qu’en termes de structure. Ils ne se réfèrent pas à un phénomène statique, mais à un processus qui évolue en réponse aux changements qui interviennent dans les conditions socio-économiques et politiques. Le facteur important est que les acteurs modifient et réinventent des symboles et des règles qui ont leur origine en dehors des institutions formelles, qu’il s’agisse de créations du marché ou de créations de l’état.

2. La différence entre les deux concepts dérive largement de leur origine. Chaque fois qu’un système basé sur l’état ou le mar-ché réussit à investir la société, la notion d’économie morale tend à émerger comme moyen de comprendre comment les groupes marginalisés et les groupes qui s’opposent au courant dominant y répondent. Quand l’état et le marché n’ont pas encore réussi à pénétrer la société de telle manière que les relations sociales habituelles soient désormais structurées sur ces bases et que les institutions formelles (bureaucraties et agences privées) prévalent, on y trouve des espaces plus ouverts, propices au développement d’alternatives. L’investissement dans des relations de réciprocité vient non seulement s’ajouter aux institutions formelles, mais il devient le modèle dominant ; d’où le besoin d’un concept plus large comme l’économie de l’affection pour décrire l’esprit d’entreprise qui caractérise ces alternatives aux institutions formelles.

3. L’économie morale et l’économie de l’affection produisent des institutions informelles qui ont leur sacralité propre, c’est-à-dire que la violation des règles qu’elles édictent elles-mêmes entraîne des sanctions. Elles sont basées sur des attentes partagées concernant des comportements différents de ceux prévus par les institutions formelles.

Les institutions informelles peuvent se développer à cause de la faiblesse des institutions formelles ou comme des alternatives qui remplissent un vide culturel. Les cultures locales sont souvent une source d’inspiration pour ces institutions informelles et elles

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évoluent sans tenir compte de la fonction de l’état formel ou des institutions de marché. Tous les modèles de comportement ne s’institutionnalisent pas forcément, et leur source d’inspiration reste la norme selon laquelle l’investissement dans les relations avec autrui est la meilleure façon de résoudre les problèmes.

4. Une comparaison des situations en Asie et en Afrique fait apparaître trois différences importantes. La première est que le développement de nouvelles technologies agricoles (riziculture et autres cultures irriguées) a réduit graduellement le rôle joué par l’économie morale dans la vie des populations rurales. L’absence d’évolutions techniques similaires et le rôle prédominant des pluies pour l’irrigation agricole sont les raisons principales de la domina-tion de l’économie de l’affection en Afrique. La deuxième diffé-rence est qu’en Asie – en particulier en Asie de l’Est – les normes et les symboles culturels, bien que contrôlés exclusivement par une élite, venaient d’une tradition philosophique ou religieuse qui facilitait la diffusion de la confiance à travers des territoires et des espaces sociaux très vastes. Par contraste, en Afrique, bien que les gens aient partagé l’héritage d’un mode d’organisation basé sur la parenté, leur capacité à investir dans des relations avec autrui a été limitée par l’absence d’infrastructures de communication et les différences linguistiques. C’est seulement en réponse à des menaces externes ou face à des ennemis que l’économie de l’affection s’est montrée capable de surmonter ces facteurs limitatifs. La troisième différence est que les traditions culturelles en Asie ont imprégné toute la société, au point de produire des codes de convenances qui sont partagés par les différentes catégories de l’élite et qui génè-rent des relations entre la bureaucratie et les affaires que certains considèrent comme gratifiantes et que d’autres décrivent comme étant « la façon de faire des affaires en Asie ». Cet ensemble de valeurs a favorisé une évolution des institutions informelles qui explique les différences significatives entre l’Est et l’Ouest, mais aussi les différences par rapport à l’Afrique où la culture de l’élite indigène est absente (ou a été détruite) et où, à la place, s’est ins-tallée la culture importée de l’Ouest qui est parvenue à dominer le monde officiel.

Traduit par A. R. Frouville.

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185l’entraide rUrale, entre échange et réciprocité

Les paysans africains et l’économie morale

Kazuhiko Sugimura

En dépit de l’assistance continuelle que les diverses organisa-tions internationales et les pays donateurs ont apportée aux pays africains jusqu’à maintenant, la stagnation de l’Afrique rurale reste notable, même parmi les pays en développement. Bien que l’éco-nomie de marché progresse dans l’Afrique rurale, la modernisation de l’agriculture n’avance pas. Cette stagnation de l’Afrique rurale peut être expliquée par des mécanismes internes à l’économie pay-sanne africaine. La tâche de comprendre ces mécanismes devient urgente. Nous nous focaliserons sur les facteurs internes, plutôt qu’externes, de la dynamique des régions rurales en Afrique et nous étudierons l’économie morale des paysans africains en tant qu’économie traditionnelle centrée sur le droit à la subsistance et sur la norme de réciprocité.

L’économie morale est un phénomène complexe qui nécessite une approche multidisciplinaire incluant l’économie, l’économie agricole, la sociologie rurale, l’histoire, l’anthropologie culturelle, l’anthropologie économique, l’écologie, etc.

L’économie morale des paysans : universalité et particularité

L’engagement dans le monde capitaliste ne transforme pas subi-tement un paysan en Homo œconomicus, maximisateur de profit marchand. Certains universitaires ont défendu l’idée que le mode de vie paysan est d’abord déterminé par l’objectif de subsistance

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plutôt que par la volonté de profit propre aux fermiers occidentaux modernes. Ainsi, A. V. Chayanov [1976] affirme que les paysans, dans la Russie prérévolutionnaire, réduisaient leur travail quand les besoins de subsistance de la famille étaient assurés. C’est-à-dire que l’intégration dans l’économie marchande ne change pas immédia-tement le mode de vie paysan où la reproduction de la famille est prioritaire par rapport à la maximisation du profit. Cette conception générale de la paysannerie semble être le point de départ de Goran Hyden dans sa théorie qu’il dénomme « économie de l’affection ». Il reconnaît à l’économie paysanne africaine un caractère unique, en gros défini par des réseaux de relations socio-économiques de réciprocité. En se focalisant sur ce type particulier d’économie, G. Hyden explique l’autonomie relative du mode de vie des paysans africains à l’égard de l’état et du capitalisme, tout en considérant cette autonomie comme la cause principale du sous-développement du continent.

Néanmoins, Williams [1987] arguait que l’« économie de l’af-fection » n’est pas spécifique à l’Afrique et ne devient pas néces-sairement un obstacle au développement économique. Il est bien connu, par exemple, que le système ie (ie signifiant maisonnée ou famille est l’unité sociale élémentaire au Japon) est le principe fon-damental de l’organisation sociale du Japon traditionnel, allant des familles paysannes jusqu’aux corporations géantes modernes.

Pourquoi l’économie morale de l’Afrique aurait-elle empêché le développement du capitalisme, tandis que celle du Japon en aurait favorisé la promotion ? Cela suggère qu’il y a des différences cruciales entre l’économie morale des deux régions. Il faut donc étu-dier soigneusement la nature culturelle particulière de l’économie paysanne africaine et sa manière de fonctionner au quotidien.

Les comparaisons intrarégionales en Afrique montrent que les résidents ruraux de ce continent ont des modes de vie variés, incluant la chasse-cueillette, le pastoralisme et l’agriculture. Bien que les paysans soient majoritaires dans la population, leur système culturel contient le plus souvent des éléments de pastoralisme et/ou de chasse-cueillette.

C’est cette multiplicité des modes de vie qui fait des sociétés paysannes africaines un cas unique. Mais cela ne signifie pas que, l’agriculture étant dominante dans les sociétés rurales africaines, les autres activités, chasse-cueillette ou pastoralisme, en sont des

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187les paysans africains et l’économie morale

substituts ou s’y additionnent. Au lieu de cela, comme l’a indiqué M. Kakeya [1998], le mode de vie paysan en Afrique est caractérisé par sa forte tendance à éviter la spécialisation dans le mode de vie agricole et à utiliser la nature de différentes façons. De sorte que, en analysant l’actuelle stagnation économique de l’Afrique rurale, nous devons la considérer non comme la stagnation de l’agriculture en soi, mais comme celle du mode de vie paysan dans sa totalité, qui inclut l’agriculture.

L’économie paysanne africaine du point de vue de la réciprocité

Pour réaliser des études comparatives en économie morale, nous utiliserons deux cadres théoriques. Le premier est la typologie bien connue des différents types de réciprocité de Marshall Sahlins [1972]. Le second concerne le système d’accumulation paysanne de H. Nakamura (section 3).

Adoptant l’approche substantiviste de Karl Polanyi en économie, M. Sahlins tenta de construire un modèle de sociologie primitive de l’échange basé sur les concepts de réciprocité et de redistribu-tion qui représentent, respectivement, l’approche horizontale et l’approche verticale de l’échange. La réciprocité dans l’échange va de la « réciprocité générale », ou don pur, à la « réciprocité négative » où chacun essaie de maximiser ses gains, en passant par la « réciprocité équilibrée » où il y a échange d’équivalents (fig. 1) dans un bref laps de temps.

fig. 1. Typologie de la réciprociTé selon m. sahlins

James Scott, célèbre pour son ouvrage de pionnier sur l’éco-nomie morale des paysans d’Asie du Sud-Est, insistait pour que la norme de réciprocité ainsi que le droit à la subsistance soient placés

Réciprocité générale Réciprocité équilibrée Réciprocité négative

Solidarité extrême Moyenne Insocialité extrême

Moins économique Plus économique Très économique

Personnelle Impersonnelle

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au centre du raisonnement sur l’économie morale : « Nous devons partir, je pense, de deux principes moraux fermement encastrés à la fois dans le modèle social et les obligations de la vie paysanne : la norme de réciprocité et le droit à la subsistance. […] La réciprocité sert de principe moral central dans les rapports interpersonnels. Le droit à la subsistance définit, en fait, les besoins minimaux devant être satisfaits pour les membres de la communauté dans le contexte de réciprocité. Les deux principes correspondent aux besoins humains vitaux dans l’économie paysanne. Les deux s’in-carnent dans des structures sociales concrètes dont la force et la longévité sont dues au caractère impérieux de l’approbation ou de la désapprobation morale que les villageois peuvent exprimer » [Scott, 1976, p. 167].

J. Scott a construit son concept de réciprocité en observant les relations patron-client qui prévalaient dans les communautés rurales d’Asie du Sud-Est, relations basées sur la « réciprocité équilibrée ». Il considérait que ces relations étaient universelles. Pourtant, de telles relations sont rares dans les sociétés africaines plus égalitai-res, où le développement des classes sociales reste très limité. De nombreux anthropologues travaillant sur les sociétés « primitives » de chasseurs-cueilleurs et de pasteurs ou de cultivateurs sur brûlis ont montré que la réciprocité existe sous des formes plus variées que celles étudiées par J. Scott.

Ce dernier expliquait la réciprocité équilibrée à partir de l’exem-ple des Philippines. Mais, au Japon aussi, les relations sociales sont fortement réglées par des normes similaires appelées gimu (ou « obligations ») et on (« bontés » ou « faveurs »). Dans les communautés rurales, en particulier, si un don ou un service est offert, son équivalent doit être rendu à brève échéance. Celui qui ne le fait pas sera jugé comme une personne manquant de moralité et s’exposera à des reproches sévères, du type gimi o kaku (« il ignore ses obligations sociales ») ou on shirazu (« il ignore les bontés d’autres personnes »). Par contre, dans les communautés rurales que j’ai déjà étudiées en Afrique, les relations sociales sont d’abord réglées par la norme de « réciprocité générale ». Dans ces communautés, il est admis que le riche offre davantage de biens et de services pour les grandes occasions, comme le mariage ou les funérailles.

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189les paysans africains et l’économie morale

Il faut noter que, dans les sociétés africaines, la « réciprocité générale » apparaît surtout dans le domaine de l’alimentation. Les chasseurs-cueilleurs africains sont bien connus pour leurs habitu-des de partage de nourriture et les pratiques sont similaires dans les sociétés de pasteurs ou de cultivateurs sur brûlis. Par exemple, les Kumu, une société paysanne de l’ancien Zaïre que j’ai étudiée, pratiquent la coutume du commensalisme ou repas en commun [Sugimura, 2004]. Elle est pratiquée deux fois par jour et fonctionne de manière à renforcer les liens communautaires et sociaux.

L’économie paysanne africaine du point de vue du système d’accumulation

Le second cadre de référence est la typologie de H. Nakamura des systèmes d’accumulation dans les sociétés agraires [Nakamura, 1976]. Se basant sur son étude de l’Inde du Sud, il a classé les élé-ments de la production agricole en trois catégories : les instruments de travail (outils et machines), les sujets du travail (qualification des travailleurs et organisation du travail), l’objet de travail (les terres arables et leur amélioration). Cela lui a permis de proposer un cadre pour étudier les systèmes d’accumulation des ressources productives. Dans le type d’accumulation de compétences de tra-vail, l’expérience, l’habileté et l’organisation efficace du travail déterminent les résultats du travail. L’organisation du travail est ici considérée comme une extension sociale de la qualification du travail prolongeant le corps humain individuel. Le type d’accumu-lation du « foncier arable » est construit dans le but d’accroître la productivité de la terre. Le type d’accumulation en équipements est un processus défini par l’efficacité des outils et des machines agricoles. Chaque communauté agraire adopte une combinaison différente de ces trois types d’accumulation, et cela a une grande influence sur sa structure sociale.

L’économie de subsistance de l’Afrique rurale, dans laquelle les relations sociales sont des ressources productives plus appréciées que la terre et les machines, met apparemment l’accent sur une accumulation des compétences de travail. Néanmoins, ce schéma n’est pas immédiatement applicable à la paysannerie africaine, qui n’accumule pas de la richesse matérielle à des fins productives. La

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richesse est plutôt accumulée socialement en relations interperson-nelles à des fins reproductives, à travers des activités de consom-mation. Grâce au partage quotidien des repas et aux cérémonies festives, les mariages par exemple, la richesse économique (ou matérielle) est consommée afin de créer une forte solidarité sociale et une communauté harmonieuse, qui sont la vraie richesse pour les paysans africains.

Au travers de mes recherches, le système de valeurs des paysans kumu m’a donné l’impression d’être très différent de celui des paysans japonais. Comparativement à leurs homologues japonais qui sont fermement accrochés à des petites parcelles de terre, les paysans kumu semblent moins concernés par la valeur de la terre et moins attachés à sa propriété. La valeur des troupeaux est totalement différente dans les deux paysanneries. Chez les Kumu, la valeur la plus importante est attribuée aux chèvres. Bien que la chèvre soit de petite taille et joue un rôle peu important dans la vie quotidienne des villages, elle est utilisée comme symbole de richesse, par exemple dans les contrats de mariage. Le nombre de chèvres possédées sert de critère décisif pour juger de la richesse d’un paysan. C’est dire que, chez les Kumu, les chèvres sont une richesse sociale et non pas économique. Ce statut attribué aux chèvres est très répandu dans d’autres sociétés paysannes d’Afrique telles les Sagara, les Luguru, et les Matengo en Tanzanie, pour en citer quelques-unes. Ces faits suggèrent que nombre de sociétés africaines conservent des éléments de culture pastorale.

D’autre part, dans les sociétés asiatiques, le bétail est générale-ment considéré comme un moyen de production agricole. Comme indiqué précédemment, l’Afrique et l’Asie du Sud-Est semblent avoir développé le même type de société ouverte et faiblement structurée. Néanmoins, considérées du point de vue des relations hommes-terres, les deux régions semblent diverger. En Thaïlande, par exemple, la terre est devenue une ressource rare et a été trans-formée en moyen de production dès le début du xxe siècle. Cela a résulté du développement à grande échelle de nouvelles rizières et de leur marchandisation immédiate aussi bien que de la croissance démographique rapide, des événements qui sont tous survenus à la fin du xixe siècle.

En Afrique, où prédominent des formes d’agriculture itiné-rantes, la valeur de la terre diminue au fil des ans. Au contraire,

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en Asie du Sud-Est où la forme d’agriculture dominante est la production de riz sur des fermes permanentes, la valeur des terres s’accroît constamment au fil des ans, puisque le travail consacré annuellement à la terre accroît sa valeur. Au final, la terre se trouve convertie en capital. Bien sûr, les sociétés rurales d’Asie du Sud-Est restent moins fortement structurées que celles des sociétés productrices de riz au Japon, où les paysans sont étroitement liés à leurs terres. Néanmoins, plusieurs de ces sociétés d’Asie du Sud-Est ont subi un processus de différenciation sociale qui a entraîné parfois la formation de classes sociales : propriétaires, métayers, prolétariat agricole.

En Afrique rurale, la richesse accumulée, bien que généralement très faible, à cause de son mode de production paysan, n’est pas utilisée pour élargir la production agricole, que ce soit par expan-sion des terres arables, acquisition de machines agricoles ou par l’emploi de nouveaux salariés. Elle est investie plutôt en relations interpersonnelles dans le but de reproduire les êtres humains et leurs communautés. En ce sens, les sociétés africaines doivent être vues comme des « communautés de consommation » plutôt que comme des « communautés de production ».

J. Koponen aussi a montré ce caractère « consommateur » des sociétés africaines dans son étude des formes d’accumulation dans les sociétés précoloniales tanzaniennes : « Ce n’était pas que l’ac-cumulation manquait, mais plutôt que ce qui était accumulé ne servait pas à jeter les bases d’une activité économique et sociale future. En fait, elle était utilisée pour créer des êtres humains et des relations sociales et jetait ainsi les bases sociales pour cette activité. Cela me semble pouvoir être considéré comme le “secret intime” de ces sociétés » [1988, p. 389]. Cette remarque de J. Koponen fait ressortir le point précis que j’ai examiné en référence à l’économie des Kumu. Un des « secrets » qui permettent aux paysans africains de maintenir la stabilité de leur mode de vie malgré le faible niveau de leur production agricole réside, je pense, dans l’existence d’une « économie de partage », dont la coutume des repas pris en commun est l’exemple remarquable.

Cela entraîne un mode particulier d’accumulation des richesses dans les communautés rurales africaines, reliées à deux formes d’interaction entre la nature, l’homme et la société, destinées à la production et à la reproduction. La production matérielle résulte

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d’un procès travail-production – en fait des interactions homme-nature. L’économie conventionnelle en a privilégié l’étude. Des relations interpersonnelles (hommes-hommes) sont construites dans le procès travail-production. Par exemple, le travail communal organisé par les villages traditionnels japonais pour maintenir des facilités d’irrigation produit des relations personnelles basées sur la confiance mutuelle. Celles-ci, à leur tour, augmentent souvent l’efficacité du travail de groupe.

Des relations personnelles sont construites non seulement dans des procès travail-production, mais aussi dans des procès consom-mation-reproduction. Des relations hommes-hommes existent pour le maintien des familles et d’autres organisations sociales, comme les communautés ou groupes de repas en commun, où la consom-mation des repas et d’autres biens est destinée à reproduire les êtres humains aussi bien que les sociétés. Les hommes agissent entre eux, par les visites, les repas en commun, les échanges de dons, dans le but de confirmer et de renforcer la confiance mutuelle, indispensable à une reproduction sociale stable. Le caractère uni-que de la paysannerie africaine dépend, je crois, du fait qu’elle a souvent inventé des systèmes institutionnalisés pour générer, à grande échelle, des relations interpersonnelles dans la sphère de la consommation-reproduction, et non pas dans celle du travail-production. Les systèmes de mariage utilisant le bétail comme richesse nuptiale et les habitudes de repas communs peuvent être cités comme exemples de telles inventions.

évidemment, dans toute société, l’homme interagit avec l’homme à la fois dans la sphère de la production et dans celle de la reproduction. Même dans les sociétés asiatiques, où le mode de vie populaire est très orienté par la production, nous constatons des relations sociales organisées dans le procès consommation-reproduction. Il me semble que toutes les sociétés peuvent être sommairement regroupées en deux types : 1) les sociétés où les relations sociales sont plus fortement réglées par la logique de pro-duction que par celle de la reproduction ; 2) celles où les relations sociales sont plus fortement réglées par la logique de reproduction que par celle de la production.

Les sociétés africaines peuvent être classées, en général, dans le second groupe. La croissance de la famille (reproduction humaine) y est valorisée bien plus que la production matérielle. Reposant

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sur cette forme d’accumulation déterminée par la reproduction, l’« économie morale » se maintient et fonctionne toujours dans l’Afrique d’aujourd’hui.

Tradition et modernité

L’économie morale en Afrique se fonde sur des réseaux fami-liaux, d’amitié et de voisinage basés sur la norme de « réciprocité générale » dans lesquels le contre-don n’est pas toujours obligatoire. L’autre aspect unique est que cette accumulation de richesse se fait surtout dans la sphère de la consommation et des relations sociales. Cela contraste avec les communautés rurales d’Asie orientées par la production, où la réciprocité équilibrée est la norme dominante des relations sociales. C’est à partir de cette logique interne que nous devons envisager le développement futur de l’Afrique rurale.

Dans cette section finale, je voudrais, en m’appuyant sur plu-sieurs exemples récents, explorer l’idée que l’économie morale, qui a été présentée comme un obstacle au progrès, pourrait constituer la base sociale et culturelle du développement futur de l’Afrique rurale.

La nature du problème

Je commencerai par un incident survenu dans un village rural de Tanzanie. Il avait été attribué au village des fonds de développement pour l’achat de machines agricoles en vue d’accroître la productivité agricole. Le projet échoua, car les villageois dépensèrent les fonds pour divers besoins personnels, et non pour ce qui était prévu dans le projet. Par exemple, le chef du village utilisa l’argent pour acquérir du bétail qu’il échangea ensuite contre de nouvelles épouses.

Jugé d’après le but initial du fonds, le comportement des vil-lageois apparaît totalement inacceptable. Cet incident fut rapporté dans la presse locale et le village fut sévèrement blâmé. Pourtant, la décision des villageois devient compréhensible si nous nous réfé-rons au contexte de l’économie morale. En recevant les fonds, les villageois ont considéré qu’il devait être utilisé pour accroître leur bien-être. En d’autres termes, ils l’ont reçu comme un don que les riches étaient supposés offrir aux pauvres. Afin de survivre dans les

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conditions de vie sévères de la Tanzanie rurale, ils n’ont pas hésité à utiliser l’argent pour leurs besoins immédiats, telles les dépenses médicales et alimentaires, et les fonds devinrent vite insuffisants pour acheter des machines. De plus, dès le début, les villageois n’étaient pas très désireux d’acheter des machines agricoles. Et ils tombèrent d’accord avec le chef quand celui-ci proposa d’utiliser l’argent pour acquérir du bétail comme propriété commune du village. Plus tard, le chef en fit l’usage personnel qui a été décrit plus haut.

La difficulté est venue de la différence de définition du bien-être entre les promoteurs du projet et les villageois. Ces derniers contestaient radicalement la vision des premiers concernant leur bonheur, et en fin de compte l’ont totalement transformée pour imposer la logique locale où la valeur de la reproduction sociale était bien supérieure à celle de la production agricole.

Des problèmes semblables sont observés dans bien des pro-jets de microfinance dans les pays en développement. On remar-que souvent que la viabilité d’un projet diminue à mesure que le montant des prêts augmente. C’est aussi le cas du célèbre projet de la banque Grameen qui a démarré au Bangladesh à la fin des années 1970 et qui a été présenté comme la plus grande réussite dans le tiers monde.

La situation des projets de microfinance est bien pire en Afrique. Pourtant, en se plaçant du point de vue de la réciprocité, le problème de la microfinance se comprend différemment. Le système bancaire moderne fonctionne selon un principe de réciprocité équilibrée, et cette norme doit être respectée quel que soit le montant financé. Or, les Africains sont accoutumés à des relations sociales basées sur la norme de réciprocité générale, qui est contraire à la logique d’un système bancaire moderne.

Des expériences réussies

J’ai de la sympathie pour les nouvelles analyses appelées « autre développement » en Suède ou « développement endogène » au Japon. Avant de terminer, j’aimerais présenter le projet Miombo en Tanzanie, un exemple actuel de projet élaboré à partir d’une concep-tion nouvelle du développement. Le projet Miombo est l’œuvre conjointe de la Sokoine University d’agriculture de Tanzanie et de

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l’Agence de coopération internationale du gouvernement japonais [JICA, 1998]. Le but du projet était de mener des recherches sur les systèmes fermiers indigènes en Tanzanie, et d’explorer une méthode concrète pour les utiliser en faveur du développement rural durable dans le pays. Pendant la construction du centre de recherches à Morogoro, des études de terrain ont été menées dans plusieurs endroits du pays. J’ai participé au démarrage du projet en effectuant des recherches sur le terrain dans le haut Matengo, au sud-ouest de la Tanzanie.

La société matengo se caractérise par son agriculture très inten-sive, qui a deux composantes : le célèbre système de culture à fosse nommé ngolo et la production de café. L’unité sociale de base est la famille patrilinéaire étendue, appelée musi, composée de plusieurs ménages venant d’un ancêtre commun depuis trois ou quatre générations. Chaque musi occupe une crête de montagne, ou ntambo, sur laquelle les ménages ont leurs maisons et leurs fermes. Quant la population d’un musi occupe tout le ntambo, certains membres doivent migrer vers des sites inhabités et y créer de nouveaux musi.

Avant 1940, la solidarité du musi était maintenue et renforcée par la coutume traditionnelle des repas de groupe, appelée sengu. Cette coutume voulait que les personnes descendant d’un même ancêtre se réunissent en un lieu pour manger ensemble sous la houlette du chef de musi, une personne plus âgée. Le sengu offrait aux membres du musi la possibilité de discuter de la manière de gérer le système de culture ngolo pour utiliser leur ntambo avec le plus d’efficacité.

Néanmoins, avec l’introduction de l’économie monétaire en général et la culture du café en particulier, la coutume du repas commun disparut de la société matengo. Malgré cela, la solidarité du musi demeure vivante jusqu’à nos jours, ayant survécu aux diverses pressions économiques et politiques en faveur de la modernisation de la société. Aujourd’hui encore, les décisions concernant l’emploi des terres ntambo sont prises par toute la communauté musi et non par les ménages individuellement.

Peu après le démarrage du projet Miombo dans le Matengo, j’ai été très impressionné par le fait que de nombreux villages participant au projet ont formé un groupe nommé kamati ya sengu (comité sengu) dans le but de soutenir le projet. Quand il a été

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décidé d’introduire un moulin à eau dans le village, le kamati ya sengu s’y est engagé fortement comme agent central. Bien que le taux d’utilisation de la machine reste faible, à 20 % de sa pleine capacité, le nombre d’utilisateurs villageois augmentait rapidement au moment de notre recherche. C’était le résultat des arrangements conclus par le kamati ya sengu. La machine était disponible pour tous les membres du village. Cela signifiait non seulement que cha-que villageois pouvait utiliser la machine à un tarif faible, mais aussi que les villageois pauvres étaient autorisés à différer le paiement.

Ces arrangements généreux m’ont donné la forte impression que la vieille tradition des repas communs soutenus par sengu renaissait dans la société matengo moderne. Bien entendu, kamati ya sengu est structurellement et fonctionnellement différent de sengu. Mais, à mon sens, il apparaissait une sorte de continuité entre les deux… Cela pouvait fournir un support au développement endogène.

Conclusion

L’économie morale en Afrique se fonde sur des réseaux fami-liaux, d’amitié et de voisinage, basés sur la norme de « réciprocité générale », dans lesquels le contre-don n’est pas toujours obliga-toire. Un autre aspect spécifique est que cette accumulation de richesse se fait surtout dans la sphère de la consommation et de la reproduction sociale. C’est cette logique interne qui va déterminer le développement futur de l’Afrique rurale.

Considérant les grands problèmes actuels, comme l’écart gran-dissant entre le Nord et le Sud et la destruction de l’environne-ment, il est évident que les théories habituelles du développement montrent leurs limites. Les nouveaux concepts comme « l’autre développement », « le développement endogène ou durable » mon-trent la nécessité pour nous de construire une nouvelle approche du développement dans laquelle des analyses économiques basées sur différentes « économies morales » coexisteraient. Je suis convaincu qu’une meilleure compréhension de l’économie morale africaine est nécessaire, non seulement pour faire progresser les études régiona-les, mais aussi pour améliorer l’avenir des peuples africains.

Traduit par A. R. Frouville.

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197les paysans africains et l’économie morale

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Dans la plupart des sociétés rurales contemporaines, une partie importante du travail agricole fait encore l’objet de relations d’en-traide mobilisant les membres de plusieurs unités de production – voisins, parents ou alliés –, voire l’ensemble de la communauté villageoise. C’est par exemple, en France, la figure paysanne des chantiers de moisson et surtout de battage des céréales qui a fonc-tionné jusque dans les années 1970 [Mendras, 1967 ; Gervais et alii, 1977]. Dans nos campagnes, certaines traditions perdurent malgré la fin de la société paysanne : par exemple, l’entraide élargie aux proches et aux amis lors des vendanges, de la cuisine du cochon ou de la fabrication du cidre. De nouvelles formes d’entraide agricole sont apparues, associées à l’évolution des systèmes techniques de production : chantiers d’ensilage des fourrages, CUMA (coopéra-tives d’utilisation du matériel agricole en commun).

Dans les sociétés rurales des pays du Sud, l’entraide reste omniprésente, voire essentielle pour certains systèmes de produc-tion, et elle est souvent associée à des fêtes, des cérémonies et des rituels. Ce thème mobilise des contributions récentes à l’exemple du numéro spécial de la revue African Studies Quarterly [Hyden, 2006] consacré à l’économie morale et affective en Afrique, ou de travaux récents sur la Chine [Aubert et alii, 2002], l’Inde [Delaballe, 2007], le Maroc [Mimouni, 2005] ou le Pérou [Mayer, 2002]. Des références plus anciennes portent sur l’Asie [Gourou, 1936 ; Condominas, 1973 ; Aubert et Cheng, 1980], l’Afrique [Belloncle, 1979], l’Amérique latine, en particulier dans les Andes [Alberti et

L’entraide rurale, entre échange et réciprocité

Éric Sabourin

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Mayer, 1974] ou au Brésil [Caldeira, 1957 ; Galvão, 1959 ; Candido, 1970 ; Margarido, 1974]. Les formes d’entraide présentant à la fois des permanences et des transformations, cet article interroge les fondements économiques et sociologiques de ces pratiques à partir de l’analyse d’exemples dans les sociétés agricoles contemporaines en France et dans divers pays du Sud.

Ces prestations relèvent-elles du don solidaire identifié par Marcel Mauss [1924] ? Sont-elles transposables aux catégories économiques identifiées par la proposition substantiviste de Karl Polanyi [1944] : la réciprocité, la redistribution et l’échange ? Certaines prestations autrefois gratuites devenant payantes ou fai-sant l’objet de troc ou de comptage, la question se pose du mode de régulation économique et sociale de l’entraide agricole.

La première partie de cet article analyse plusieurs exemples de permanence et de transformation de pratiques d’entraide agricole. La deuxième partie examine les tensions et les contradictions que génère leur confrontation avec les politiques et les projets de déve-loppement rural. La troisième partie discute des fondements théori-ques permettant d’expliquer ces transformations et ces tensions.

Permanence, diversité et dynamique de l’entraide

Unité et diversité des prestations d’entraide agricole

Dans la plupart des sociétés rurales, il existe un terme spécifique pour désigner l’entraide, et souvent diverses terminologies pour en décliner la variété : coubiage en patois du Poitou, juntamão en créole de Guinée-Bissau, jmaâ et twiza au Maroc, tiwi, waké ou tapaï en langue canaque xaraaçu de Nouvelle-Calédonie, musada en mahorais de Mayotte, kihuate en kibundo d’Angola, tsikumu en banga et kudzimissana en massoane du Mozambique, mwethia au Kenya, gotong royong en Indonésie [Biezfiezeveld, 2002], alayon aux Philippines, bola ou parma au Népal, ipaamuu en jivaro du Pérou, mitka, minka et ayni dans les communautés quechua des Andes, mutirão au Brésil…

Dans le Nordeste (Brésil), le terme de mutirão désigne deux types d’entraide : 1° les invitations de travail au bénéfice d’une famille, généralement pour des travaux pénibles (défricher un champ, faire

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une clôture, construire une maison…) ou exigeant beaucoup de main-d’œuvre (récolte, fabrication de farine) ; 2° l’entraide qui concerne la construction ou l’entretien de biens communs ou collectifs (routes, écoles, barrages, citernes). Dans ce cas, la participation de toutes les familles de la communauté est attendue : par exemple, les hommes jeunes et adultes pour les travaux les plus durs, les enfants pour net-toyer les réserves d’eau. Pour la fabrication de la farine de manioc, la farinhada, les femmes s’occupent de râper le manioc, les hommes de couper le bois, de presser le manioc et de le faire cuire, et les enfants d’alimenter le four [Caron et Sabourin, 2001].

Le mutirão est le terme générique pour tous les types d’entraide. L’entraide agricole connaît diverses dénominations locales. On utilise le terme batalhão à Juazeiro (Bahia), boléia ou balaio dans d’autres zones du Nordeste. Le balaio est une unité de mesure des produits agricoles dans un panier ou un drap. Autrefois, la famille bénéficiaire offrait un panier d’aliments aux travailleurs. Aujourd’hui, on offre de la bière ou du rhum. Cette pratique est associée à la fête qui motive l’aide réciproque. à Pintadas (Bahia), on utilise l’expression de boi roubado (bœuf volé) car, à l’issue d’une aide sur sa ferme, l’agricul-teur devait tuer un bœuf ou une vache pour faire un banquet.

De l’autre côté de l’Atlantique, sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest, la riziculture de mangrove des Balantes de Guinée-Bissau et des Diolas du Sénégal est fondée sur l’entraide, via la mobilisa-tion ou l’invitation de groupes de travail appelés kilé en balante et ekafay en diola. Ces groupes sont constitués de jeunes du village qui proposent leurs services contre une rétribution collective, en grande partie en nature (alimentation et boissons). Ce système conduit les agriculteurs à accumuler des vivres permettant la mobilisation de la main-d’œuvre indispensable à la riziculture. Les groupes de travail balantes, payés en riz, alcool, tabac et argent, ne peuvent dépenser leur gain que sous forme de consommation collective, à l’occasion de fêtes. Ce type de rémunération ne permet pas d’accumulation indi-viduelle [Sidersky, 1987]. Chez les Diolas de Casamance, les ekafay regroupent de façon séparée les hommes, les femmes et les jeunes hommes. Ils pratiquent l’entraide entre les membres pour les travaux agricoles qui requièrent une somme de travail importante (labour, récolte), dépassant les capacités de la concession [Mercoiret et alii, 2004]. Mais ces pratiques ne sont pas réservées aux communautés exotiques des pays du Sud, elles existent aujourd’hui en Europe.

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201l’entraide rUrale, entre échange et réciprocité

Définition de l’entraide en Europe

En Europe, de telles pratiques persistent, elles sont institution-nalisées et bénéficient d’une reconnaissance juridique. En France, l’entraide est juridiquement définie comme un échange de services réciproques [Couturier, 2001]. L’entraide agricole entre dans la catégorie juridique des contrats spéciaux. C’est une convention dans laquelle il y a une réciprocité d’obligations. L’entraide est une forme d’échanges de service en travail et en moyens d’exploitation entre agriculteurs (il n’y a pas entraide dès lors que l’une des deux parties n’a pas la qualité d’agriculteur), à l’exclusion de toute contrepartie soit pécuniaire, soit en nature. Il en va de même dans d’autres pays européens comme l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie.

L’entraide est définie par le Code rural (articles L.325-1 et sui-vants) comme « une convention dans laquelle il y a une récipro-cité d’obligations » [Lorvellec et Couturier, 2000]. Le code rural considère qu’il ne peut exister de contrepartie soit pécuniaire, soit en nature, et qu’il n’y a pas entraide dès lors que l’une des deux parties n’a pas la qualité d’agriculteur. Il s’agit donc bien d’une réciprocité dans la production qui s’exerce entre pairs, et non pas d’échange marchand. Luc Bodiguel [2004] précise d’ailleurs que « la notion juridique d’activité agricole est ainsi le reflet d’une agriculture irréductible à une seule dimension, encore moins à un seul rapport marchand ».

Le droit rural français rejoint donc Marcel Mauss et les anthro-pologues péruviens ou africanistes pour reconnaître dans l’entraide une relation de réciprocité dans l’acte de production agricole et non pas une relation d’échange marchand. Quels sont les points communs entre les paysans de pays du Sud et les agriculteurs français ? Comment analyser la dynamique originelle de l’entraide. Examinons une hypothèse maussienne, celle de l’obligation de rendre.

Le retour de l’aide : la dynamique de réciprocité

Si Marcel Mauss [1924] redécouvre la réciprocité des dons et identifie la triple obligation de donner, recevoir et rendre, il revient à Karl Polanyi [1944] d’avoir, dans le prolongement des anthropologues Malinovski [1922] et Thurnwald [1932], fait de la

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réciprocité une catégorie économique différente de l’échange et de l’avoir associée à la redistribution. K. Polanyi [1957] propose une typologie des systèmes économiques rendant compte des différentes manières dont le procès économique est institutionnalisé dans la société. Il identifie trois formes d’intégration : la réciprocité, définie comme les « mouvements entre points de corrélation de groupes sociaux symétriques ; la redistribution : mouvements d’appro-priation en direction d’un centre, puis de celui-ci vers l’extérieur ; et l’échange : mouvements de va-et-vient tels que ceux existant dans un système marchand ». Ces trois formes coexistent dans la plupart des cas, bien que l’une d’entre elles soit souvent dominante dans une société donnée. Pour K. Polanyi, la réciprocité suppose une structure de groupes de parenté symétriquement ordonnée. La redistribution repose sur l’existence d’un centre au sein du groupe. L’échange comme mode d’intégration sociale repose sur l’existence d’un système de marché concurrentiel créateur de prix, le marché autorégulateur.

La qualification du principe de réciprocité et sa différencia-tion d’avec l’échange ont bénéficié de contributions récentes et d’actualisations qui concernent les sociétés contemporaines. Pour Jacques T. Godbout [2004], « la réciprocité constitue un phéno-mène tellement important qu’on peut en parler comme d’une force sociale élémentaire ». Dominique Temple [2004a, 2004b] définit la réciprocité comme le redoublement de l’action ou de la prestation qui permet de reconnaître l’autre comme un autre soi-même et de participer d’une communauté humaine. Il y a bien obligation de rendre l’aide ou de participer aux travaux communs selon les principes identifiés par M. Mauss dans l’Essai sur le don. Dans les sociétés paysannes diolas et balantes, dans la mesure où les évolutions de l’entraide et notamment des groupes de travail par classes d’âge engagent encore l’ensemble de l’organisation de la société rurale, ces prestations relèvent bien du fait social total de M. Mauss [1924]. En fait, le retour de l’entraide n’est pas obligatoire en termes contractuels ou dans l’absolu : il est attendu en termes de sociabilité et d’humanité. C’est l’une des différences entre l’échange et le principe de réciprocité.

L’entraide est une relation symétrique, mais pas obligatoirement égalitaire : il existe une dévolution, mais sans comptage des presta-tions. On attend un retour du geste ou une participation aux travaux

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communs. Il peut exister une concurrence entre les participants ou dans la redistribution d’aliments et de boissons entre les familles. En Guinée-Bissau et en Angola, les groupes de travail par classes d’âge (kilé en Guinée-Bissau, kifukila dans la langue angolaise, le kibundo) ne se privent pas d’entretenir cette concurrence entre les hôtes [Sidersky, 1987]. Il en allait de même pour les fêtes et les banquets à l’issue des battages dans les fermes du sud du Poitou. C’était souvent les domestiques agricoles et les journaliers ou les jeunes agriculteurs qui se chargeaient dans chaque ferme de stimuler cette concurrence par des commentaires, des plaisanteries, mais aussi par des félicitations, des chants, des histoires, des jeux, lors des derniers repas du chantier de battage. En effet, les rivalités et les défis en matière de force de travail ou de qualité de l’accueil et de l’alimentation du groupe d’entraide peuvent mobiliser diverses formes de joute. Dans les systèmes économiques de réciprocité, l’hospitalité, la prodigalité et la générosité confèrent prestige et renommée et peuvent ainsi devenir des sources d’autorité, et même de pouvoir.

Chez les riziculteurs balantes et diolas, les classes d’âge qui structurent les groupes de travail et d’entraide contribuent à diffé-rencier les statuts parmi les producteurs. Ce système permet, entre autres, de surmonter les rivalités que peut engendrer la compétition pour le prestige en termes de redistribution. Ce mécanisme subs-titue au prestige obtenu par la seule redistribution des richesses le prestige lié à la reconnaissance d’une « éthique sociale », apanage des initiés, qui s’obtient au terme du parcours de tous les statuts sociaux de la communauté.

En 1983, D. Temple proposait déjà de considérer la réciprocité non pas comme un contre-don égalitaire, mais comme « l’obligation pour chacun de reproduire le don comme forme d’organisation de la redistribution économique ». Il distingue ainsi l’échange (le troc) de la réciprocité : « L’opération d’échange correspond à une permutation d’objets, alors que la structure de réciprocité constitue une relation réversible entre des sujets » [Temple, 1999, p. 3].

On peut ainsi, en termes d’anthropologie économique, qualifier l’entraide agricole comme une forme de réciprocité positive appli-quée à la production. Il s’agit d’une relation économique qui donne lieu à une prestation en travail et d’une relation sociale symétrique et privilégiée entre proches : famille, voisins, parents ou amis. On

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mesure combien la relation sociale ou affective entre sujets prime sur la nature matérielle de la prestation de travail. L’entraide agricole est donc une prestation économique qui échappe au cadre utilitariste de l’échange. Elle ne peut être réduite à un échange ou à un troc de journées de travail. Mais, en dépit de ses limites et de ses difficultés, l’entraide de réciprocité se maintient dans un monde rural de plus en plus dominé par le libre-échange, précisément parce que, au-delà des prestations matérielles, elle assure également la production de valeurs sociales et symboliques.

Transformations et tensions face à l’extension de l’échange marchand

Les évolutions différenciées des formes d’entraide dans le temps et dans l’espace témoignent de la dynamique de ces structures de réciprocité et de leur capacité d’adaptation. L’analyse de l’évolution de l’entraide agricole dans les exemples déjà cités montre des ten-sions entre la logique de réciprocité et la logique de l’échange.

Les transformations de l’entraide et la résistance à l’échange

Dans le Poitou, l’entraide bilatérale entre deux familles est appelée coubiage. Elle était indispensable pour la récolte du blé et des foins. à partir des années 1920, avec l’introduction des bat-teuses-lieuses à vapeur gérées de façon collective ou associative, la moisson exige une forme d’entraide élargie à l’ensemble des familles du village. Les « batteries » deviennent l’une des prin-cipales occasions d’entraide et de fête de la fin de l’ère paysanne dans cette région. Ce sont le progrès technique (mécanisation et motorisation) et la modernisation institutionnelle (coopératives) qui ont provoqué l’élargissement du cercle de l’entraide et donc de la redistribution partagée de travail entre les familles. De fait, ce sys-tème a disparu avec le remembrement qui a permis l’agrandissement des parcelles et l’usage des moissonneuses-batteuses automotrices dans les années 1970. Les paysans retournèrent alors à des formes d’entraide plus réduite, au coubiage entre deux familles.

Quand, plus tard, une autre innovation technique est apparue, l’ensilage du fourrage, les agriculteurs réactivèrent la CUMA,

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souvent tombée en désuétude, pour se procurer une ensileuse et mobilisèrent de nouveau l’entraide élargie afin de disposer d’assez de tracteurs et de remorques pour faire tourner la machine à ensiler à pleine capacité. Cependant, cette entraide-là fonctionna sans la fête ; les paysans, devenus des agriculteurs familiaux modernes, étaient trop occupés et leurs épouses, travaillant souvent en dehors de l’exploitation, n’avaient pas le temps de cuisiner. Les chantiers d’ensilage ont fonctionné pour satisfaire l’intérêt de chacun, mais sans redistribution, sans banquets, en tout cas sans produire autant de lien social entre les familles.

Il s’agissait pourtant des mêmes paysans, des mêmes familles qui, dix ou quinze ans plus tôt, s’entraidaient pour les battages ; mais il n’existait plus de société paysanne. La part de réciprocité était réduite et la logique de l’échange dominait. La solidarité corres-pondait alors essentiellement à l’expression morale (la coopération) d’un intérêt collectif matériel partagé par plusieurs individus.

Aujourd’hui, au Brésil, dans le Nordeste, comme en France ou en Afrique de l’Ouest, dans l’entraide « réciprocitaire » les jours de tra-vail ne sont pas comptés, à la différence de l’échange de journées de travail entre familles, un système qui existe également. Cette entraide peut se monétariser. Certains agriculteurs payent un journalier au lieu d’assurer eux-mêmes leur prestation. Ils assument ainsi leur obligation matérielle, mais, du point de vue de leur communauté, ils n’assurent pas leur devoir social en ne participant pas physiquement aux travaux collectifs [Sabourin, 2000]. Cette évaluation dépend des valeurs dominantes dans la communauté : sociales ou matérielles. Elle montre que les limites entre échange et réciprocité peuvent être subtiles, car elles dépendent d’une échelle de valeurs éthiques.

Les sociétés rurales africaines sont, encore aujourd’hui, parmi les plus riches en matière de pratiques de réciprocité. L’entraide dans la production s’y décline selon diverses formes. On distin-gue les travaux communautaires, l’entraide entre familles et les invitations de groupes de travail par classe d’âge et par sexe. Ces groupes de travail fonctionnent comme de véritables associations et ont progressivement incorporé des formes de rémunération non plus seulement en nature (aliments et boissons), mais en argent. Jusqu’aux années 1980, cet argent était destiné à financer des fêtes collectives incorporant la modernité : lumières et musique électri-ques. Depuis, ces rémunérations font l’objet d’un contrat verbal

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entre l’agriculteur et le groupe, le kilé guinéen devenant une sorte de coopérative de travail [Sabourin, 1988].

En Afrique, dans les Andes ou au Nordeste [Sabourin, 2000], certaines pratiques de réciprocité (entraide et fêtes) souffrent de la concurrence de nouvelles relations d’échange : salariat, vente d’alcool ou paiement d’un droit d’entrée dans les fêtes. Bien que ce fait ne soit pas perçu par les populations locales, quand ces pratiques se mercan-tilisent, elles cessent de garantir une actualisation « moderne » des structures de réciprocité susceptibles de maintenir la même qualité des relations humaines et les mêmes valeurs. L’échange de journées est bien différent du kihuate, de l’ipaamu ou du mutirão.

Ces exemples montrent des formes d’actualisation des pratiques de partage de la force de travail et de solidarité, y compris dans des environnements hostiles, par exemple dans le Poitou quand les conditions de reproduction des sociétés paysannes ne sont plus garanties ou au Brésil quand les programmes et les politiques publi-ques privilégient le développement des structures d’échange et ignorent les relations de réciprocité. Cependant l’actualisation des relations de réciprocité dans des structures de production destinées à l’échange a ses limites.

Les limites des organisations professionnelles d’agriculteurs

L’intégration au marché et à la société nationale (administration, école, églises, services techniques) a conduit les communautés rurales à se doter de nouvelles structures de représentation, de coopération et d’échange monétaire, sans abandonner pour autant les formes d’organisation et, surtout, les valeurs et les pratiques de la réciprocité paysanne.

Cependant, tout en apportant des éléments de solution, ces formes d’organisation créent aussi de nouveaux problèmes dans la mesure où elles ignorent ou ne respectent pas les règles de réci-procité, ayant été formatées selon les principes de la concurrence et de l’échange. Lors d’une évaluation de l’échec des coopératives de producteurs de café dans la province d’Uige en Angola [Sabourin et Ribaud, 1989], les paysans kibundo affirmèrent leur refus d’un modèle collectiviste de coopérative de production qui rendait ano-nymes l’acte et le fruit de leur travail. Par contre, ils se dirent intéressés par l’idée d’une coopérative de services, d’utilisation

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de matériel en commun, qui respecte la production et le nom de chacun. Les techniciens responsables de la nouvelle Direction des coopératives jurèrent que c’était bien ainsi qu’ils l’entendaient. « Alors, répondirent les paysans, pourquoi avoir conservé le nom portugais de coopérative, au lieu du terme kibundo de kihuate (entraide, réciprocité dans la production) par exemple ? »

La diffusion du modèle de la coopérative ou de l’association de producteurs par les projets de développement, associée à des ressour-ces externes (souvent temporaires), a stimulé les relations d’échange, de salariat, et orienté la production vers une spécialisation en fonction des besoins du marché capitaliste. Il existe une contradiction entre la logique de l’obligation sociale de paraître à un chantier d’entraide et les principes « démocratiques » des organisations professionnelles de producteurs. L’adhésion y est volontaire mais aussi contractuelle, moyennant le paiement de parts sociales.

Cependant, l’exemple des agriculteurs du Poitou montre com-ment les CUMA et la modernisation des machines agricoles n’ont pas empêché le maintien de relations d’entraide et ont même pro-voqué leur élargissement, du moins tant qu’existait une société paysanne locale et régionale. Ce type d’actualisation des prati-ques de réciprocité et des valeurs produites peut être observé dans d’autres régions. C’est le cas des communautés quechua et aymara de Bolivie et des formes locales de structuration des syndicats pay-sans [Michaux et alii, 2004 ; Temple, 2004a]. Une telle actualisation s’atteste aussi dans l’organisation des conseils et des fédérations de communautés indigènes de l’Amazonie péruvienne et équatorienne [Sabourin, 1981 ; Federacion Shuar, 1976 ; Descola, 1988], ou encore dans les associations communautaires créées pour recevoir des titres de propriété collective et gérer les pâturages communs dans la province de Bahia au Brésil [Sabourin, 2001].

L’organisation formelle des producteurs correspond à une struc-ture juridique socioprofessionnelle. Personne n’est membre de l’asso-ciation par essence ou par naissance, comme dans le cas du lignage ou de la communauté, mais on le devient par un choix libre et volontaire, moyennant une relation contractuelle et le paiement d’un droit. En dépit de l’inadaptation de ces structures juridiques d’ordre productif, la création des organisations d’agriculteurs peut, comme nous l’avons dit, correspondre à la modernisation de la réciprocité paysanne ou bien, au contraire, privilégier le développement de l’échange.

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L’entraide : entre réciprocité et échange

Actualité et limites interprétatives de la réciprocité

Jacques T. Godbout [2000] au Canada, Alain Caillé [2001] en France, Dominique Temple [1997, 2004a, 2004b] en Afrique et en Amérique du Sud ont montré comment les principes de l’entraide et de la réciprocité peuvent s’appliquer aux sociétés occidentales modernes, pour peu que l’on cesse de regarder les relations sous le seul prisme de l’économie politique et de l’échange. Dans toutes les sociétés humaines, on retrouve ces deux logiques économiques (échange et réciprocité), chacune étant plus ou moins développée selon que les hommes privilégient l’intérêt privé ou les valeurs éthiques. D. Temple [1998] montre comment des valeurs spécifiques peuvent être associées à chacune de ces logiques. On utilise la valeur d’échange, mesurée par l’équivalent monnaie, pour les prestations d’échange et on a souvent recours à diverses formes d’équivalence matérielle ou symbolique dans le cas des relations régies par la réciprocité. Mais, selon les témoignages des agriculteurs africains, andins ou canaques, les équivalents symboliques sont associés à la mobilisation de valeurs humaines affectives ou éthiques : confiance, responsabilité, prestige, amitié, honneur, obéissance.

On constate que les relations d’échange, comparées aux rela-tions de réciprocité, produisent surtout des valeurs matérielles, des valeurs d’usage et un minimum vital ou fonctionnel de valeurs humaines. Le système de libre-échange conduit au développe-ment de la compétitivité pour l’accumulation privée de valeurs matérielles et à l’exploitation de l’homme par l’homme selon la critique marxiste de l’aliénation du système capitaliste. Depuis, il a été montré comment la généralisation de ce système produit l’exclusion économique et la destruction du lien social. Or nous ne disposons pas d’instruments ou de références pour savoir com-ment rétablir ou créer du lien social (certains parlent de « capital social ») ; c’est la raison pour laquelle nous devons nous intéresser aux relations et aux structures de réciprocité et, en premier lieu, là où elles subsistent, par exemple dans les pratiques d’entraide agricole.

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L’anthropologie et les structures de réciprocité

M. Mauss avait bien vu dans son Essai sur le don la primauté de l’obligation de rendre (dont il fait un fait social total), mais il ne distingue pas dans cette prééminence le principe de récipro-cité : « Dans les prestations totales, tout est symbolique et tout est réciproque », écrit-il. Claude Lévi-Strauss [1950] reprochera à M. Mauss de n’avoir pas postulé l’échange au cœur de la fonction symbolique. Mais, en associant l’alliance et la parenté à la triple obligation de « donner, rendre et recevoir », M. Mauss dessina un projet que C. Lévi-Strauss proposera ensuite dans les Structures élémentaires de la parenté. En ordonnant les relations de parenté au principe de réciprocité, C. Lévi-Strauss traite de la réciprocité directe (ou encore bilatérale) par les termes d’échange restreint ou symétrique (mariage avec la cousine croisée bilatérale) et de la réciprocité indirecte par ceux d’échange généralisé.

Pour C. Lévi-Strauss [1947], la notion de structure désigne les diverses manières selon lesquelles l’esprit humain construit les valeurs et les systèmes de valeurs, bien que lui-même ne fasse pas la différence entre système d’échange et système de récipro-cité, puisqu’il considère celle-ci comme un échange réciproque symétrique.

Les structures élémentaires de réciprocité ont été systématisées par D. Temple [1998] qui identifie certaines des valeurs humaines qu’elles produisent ou reproduisent.

– La réciprocité bilatérale correspond aux relations interperson-nelles d’alliance (mariage, compérage) et d’amitié qui s’établissent entre les individus, les familles ou les groupes. L’entraide agricole est typique de la réciprocité bilatérale dans la production entre deux familles d’agriculteurs. Le coubiage du Poitou (qui vient du vieux français : couple, coupler) correspond bien à une structure de réciprocité bilatérale symétrique productrice d’amitié, d’alliance et de proximité.

– La réciprocité ternaire implique au moins trois parties ; elle peut être unilatérale : par exemple, le don intergénérationnel (rela-tion de parents à enfants) est associé au sens de la responsabilité ; elle peut aussi être bilatérale, c’est le cas du partage de ressour-ces communes, par exemple, et elle produit alors la justice et la confiance. Ces faits sont observés et reconnus, même s’ils sont

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interprétés en termes de norme par des auteurs institutionnalistes, les normes étant souvent définies comme l’expression des valeurs d’une société. Ainsi le partage de la force de travail d’un groupe pour l’entretien de biens communs engendre la confiance, valeur que Mary Douglas [1999] et Elinor Ostrom [1998] posent au cœur de l’action collective et de la création des institutions. Mais ces auteurs oublient que la pratique de partage d’une ressource com-mune engendre également les sentiments de confiance et d’équité entre les usagers. De même, la préservation pour les générations futures d’une ressource renouvelable (forêt, cours d’eau, sources) produit une valeur éthique de responsabilité.

Entraide, valeurs et projet de société

L’entraide agricole correspond à au moins trois types de structure élémentaire de réciprocité :

a) la réciprocité bilatérale quand il s’agit d’une relation régulière entre deux familles, généralement entre voisins ou compères ; dans cette structure, symétrique et entre pairs, le principal sentiment produit est l’amitié, qui peut se prolonger par le compérage, le parrainage mutuel des enfants, dans une extension des relations de parenté, ou s’institutionnaliser dans l’alliance par le mariage des enfants ;

b) le partage de travail constitue une structure spécifique : chacun donne à la communauté et reçoit des autres. Quand toutes les familles de la communauté ou tous les membres du groupe se mobilisent pour réaliser un travail au bénéfice d’un agriculteur – défricher une parcelle, creuser un puits –, il y a partage bilatéral. Quand c’est pour construire la maison d’un jeune couple, le partage est unilatéral. D. Temple [2004a] rappelle en effet que l’on ne construit pas la maison de ses parents, mais celle de ses enfants. Au-delà de l’amitié et de l’alliance, cette structure peut produire du prestige pour le donataire qui rétribue l’aide avec des aliments, des boissons ou une fête.

c) la réciprocité en étoile [Temple, 2004a] est une variante du partage. Elle correspond au type d’entraide qui mobilise l’ensem-ble des membres de la communauté : construire l’école, réparer la salle communale, une citerne ou une route, creuser ou nettoyer une retenue collinaire commune, etc. Cette structure produit certes de l’amitié, mais aussi de la confiance entre ses membres. Ceux qui ne participent pas ne sont pas exclus de la communauté, mais

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perdent prestige et honneur. Cette structure existe dans les com-munautés andines autour du partage entre familles des charges communales tournantes. Il existe une progression hiérarchique en termes de prestige entre les charges selon un processus d’initia-tion et une obligation de redistribution matérielle pour la famille concernée lors des fêtes et cérémonies [Michaux et alii, 2004 ; Temple, 2004a, 2004b].

La gestion des ressources communes – eau, terres, pâturages, forêt – repose sur une structure de réciprocité binaire collective spécifique, le partage. Dans la structure de partage, tous sont face à tous. Mireille Chabal [2005] insiste sur le fait que « ce n’est pas tant l’objet du partage qui importe que les actes des sujets ». C’est bien ce qui pose problème avec les infrastructures hydriques ou les équipements « reçus » de l’extérieur. On ne partage pas de la même façon ce que l’on a travaillé à construire et à entretenir ensemble, entre pairs, et ce qui émane d’un centre de redistribution. Dans la structure de partage, faire ensemble de même que dépendre d’une même ressource « finie » engendre un sentiment d’appartenance au groupe. M. Chabal poursuit : « Le partage cherche à produire l’union. La parole exprime cela par “nous”. La devise est : “un pour tous, tous pour un”. C’est l’idée de totalité qui domine. » On peut symboliser la structure de partage par un cercle extensible en fonction du nombre de participants. L’aliénation spécifique à cette structure de réciprocité, c’est la fermeture du cercle, le repli sur le groupe, sur la communauté : « Le grand danger du partage est la clôture du cercle : partage et mutualité à l’intérieur, réciprocité négative à l’extérieur, ou bien même échange à l’extérieur, c’est-à-dire sortie de la réciprocité », explique M. Chabal.

La création de valeurs humaines dans une relation de récipro-cité autour d’une production matérielle de type entraide agricole ou gestion partagée de ressources est aussi liée à la praxis, ici au partage de l’effort entre pairs. Les communautés rurales voient dans les normes attachées à ces structures une façon de mainte-nir des règles de partage ou de solidarité. En Guinée-Bissau, au Pérou et au Brésil, les témoignages des agriculteurs confirment que ces relations et ces structures de réciprocité produisent ou reproduisent, en plus des valeurs d’usage, des valeurs d’amitié, de confiance et de responsabilité. Ces valeurs humaines ou éthiques sont mises en avant par les témoignages en termes de qualité

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des relations sociales. Elles sont ainsi à la fois le produit et le moteur des cycles de réciprocité. Elles correspondent également à un certain projet de société, selon que la priorité est accordée aux intérêts matériels individuels ou bien à la qualité des liens sociaux et au partage.

La piste ouverte par D. Temple permet de prolonger les tra-vaux de K. Polanyi qui ont identifié la réciprocité et la redistri-bution comme des formes de transaction économique différentes de l’échange. Mais K. Polanyi considère que, dans les sociétés précapitalistes, ces marchés sont insérés de manière subjective dans les structures sociales qui les englobent. Les valeurs humaines ou sociales seraient données et insérées (embedded) dans les structures et dans les représentations sociales : la religion, la culture. Ainsi, quand ces cultures et ces civilisations précapitalistes disparaissent, la réciprocité disparaît et l’échange marchand se généralise. Selon lui, les structures sociales ne cessent d’exercer une influence sur les transactions que dans le cas des marchés de libre-échange des économies capitalistes. Pour D. Temple [1998], ces valeurs humaines sont socialement construites par les relations de récipro-cité et de redistribution. C’est leur reproduction qui engendre la permanence ou l’actualisation des cycles de réciprocité, au sein de structures plus ou moins stabilisées. C’est la principale différence entre les dynamiques d’échange et les dynamiques de réciprocité. Par ailleurs, il existe certes des processus d’aliénation propres aux systèmes de don et de réciprocité qui méritent d’être critiqués. Qu’il s’agisse de formes de réciprocité asymétrique (paternalisme, patronage, clientélisme), de réciprocité négative (vendetta, rapt, vengeance), du don agonistique pour dominer l’autre ou bien de la fixation des statuts en castes dans les systèmes de redistribution. Les valeurs produites ne sont pas libérées, elles sont alors enfer-mées dans l’imaginaire. Mais ces systèmes doivent auparavant être différenciés et caractérisés, car ils sont d’une nature différente des processus d’exploitation de l’économie d’échange. La forme de réciprocité qui produit les valeurs éthiques est la réciprocité symé-trique. Mais les valeurs peuvent être produites également dans des relations de réciprocité inégale. Elles restent alors prisonnières de l’imaginaire qui traduit cette inégalité : la royauté (le prince, les nobles et les esclaves), la divinité (les religions et leurs prêtres…) ou l’état avec sa bureaucratie ou sa technocratie.

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à propos de la réciprocité asymétrique, D. Temple [2004] ajoute : « Si l’imaginaire impose sa prégnance à la valeur produite par la réciprocité, il conduit chacun à se prévaloir de la maîtrise qu’il peut exercer sur la réciprocité elle-même et d’abord sur les moyens de production que celle-ci met en jeu. N’est-ce pas ce qui se passe entre les maîtres de la terre et les artisans et qui inaugure la hiérarchie des castes ? » C’est le type de rapport qui s’est his-toriquement établi en Amérique latine par exemple, entre colons et Indiens, maîtres et esclaves, patrons et peones, propriétaires terriens et métayers.

Conclusion

L’entraide rurale recouvre diverses pratiques en évolution constante de par le monde. Cependant, l’ensemble d’observations récurrentes dans les exemples mobilisés permet de dégager quel-ques conclusions.

La relation d’entraide, par excellence, dépend de liens sociaux, sentimentaux et symboliques, et elle se différencie du troc ou de l’échange marchand dans la mesure où, précisément, elle n’implique pas de rétribution équivalente et monétaire qui libérerait le béné-ficiaire de sa dette. Certes il existe une attente de retour de l’aide, encouragée par la pression sociale et par des valeurs d’honneur et de prestige, mais cette dévolution n’est ni contractuelle ni obliga-toire. Elle peut également être différée dans le temps, assumée par un autre membre de la famille ou se traduire par une prestation qui n’est pas un effort de travail, mais un don de semences par exemple ou un geste d’amitié.

Ces relations se maintiennent souvent bien au-delà de leur réel bénéfice matériel pour les participants. Précisément parce que la relation d’entraide, qu’elle soit bilatérale ou ternaire, produit des valeurs humaines spécifiques d’amitié, d’alliance, de confiance et de justice, valeurs qui contribuent elles-mêmes à la reproduction de ces relations ou prestations au sein d’un groupe humain.

Ces valeurs ne sont pas données culturellement ou socialement et insérées dans les structures symboliques et les représentations ; elles sont au contraire construites et reproduites par les relations humaines, constituées en structures de réciprocité. Dans un cycle

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de réciprocité, l’acte crée la relation et la relation engendre la valeur ; ce n’est pas initialement la valeur qui engendre la relation. Il convient donc d’éclairer la confusion entre les catégories et les logiques d’échange et de réciprocité. De fait, dans les sociétés rurales actuelles, à la différence des sociétés humaines des origines, on se trouve dans des situations mixtes, car, souvent, le système de libre-échange s’est imposé progressivement, parvenant à se superposer aux pratiques de réciprocité et à les masquer ou à les paralyser. Le travail d’analyse est souvent complexe. Par exem-ple, les formes de réciprocité bilatérale sont souvent interprétées comme des échanges réciproques ou des trocs mutuels. Les formes de réciprocité ternaire entre générations sont assimilées à l’intérêt qu’ont les donneurs de prendre en quelque sorte une assurance-vie par l’intermédiaire de leurs descendants. Les analyses à partir de l’économie des coûts de transaction ou du capital social proposent une justification de la mobilisation de processus sociaux s’appuyant sur les valeurs humaines des communautés pour favoriser, préci-sément, le développement de l’économie d’échange capitaliste. Mais personne ne demande d’abord à ces communautés quelles sont les valeurs qu’elles privilégient. Face à ces entreprises de naturalisation de l’échange, il est important de pouvoir caractériser les capacités de réponse des communautés qui maintiennent des relations de réciprocité.

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présentation 219

Cher David,Vous avez fondé votre thèse1 sur une comparaison entre deux

événements éloignés dans le temps et l’espace, entre une crise qui se déclenche en 1866 à Londres, au cœur même de l’économie mondiale, dont le système monétaire et financier est « régulé » par une Banque d’Angleterre qui commence à devenir en quelque manière la banque centrale du monde, et une autre qui éclate en 1997 à Bangkok dans le contexte d’un petit pays asiatique appar-tenant à un groupe de « nouveaux pays industrialisés » ; de là, la crise contamine l’ensemble de la région.

Une crise thaïlandaise ou une crise asiatique ?

Pour les contemporains, cette crise est une simple phase d’un processus mondial, un moment particulier d’une crise financière mondiale à épisodes. Douze ans après la crise de la dette du Sud, elle éclate au Mexique en 1994, atteint l’Asie en 1997, la Russie en 1998, le Brésil en 1999 et finalement l’Argentine en 2001, pour se calmer, semble-t-il, après un épisode douloureux en Argentine. Elle

1. David Foucaud, Crise financière et choc institutionnel : une comparaison des crises anglaise de 1866 et thaïlandaise de 1997, thèse soutenue à l’université Paris-VIII le 6 décembre 2006. L’essentiel de cette lettre a été rédigé avant la soutenance de la thèse ; le candidat a reçu les félicitations du jury et il est devenu un « jeune docteur ».

Lettre à un jeune doctorant

Sur la causalité en économie

François Fourquet

3. De quelques implications politiques. Entre protectionnisme,

cosmopolitisme et internationalisme

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Vers Une aUtre science économiqUe (et donc Un aUtre monde) ?220

se répand comme un incendie de forêt qui s’allume ici, s’éteint là, reprend ailleurs. Le pompier financier mondial, le FMI, ne parvient pas à la maîtriser vraiment.

Pour vous, ce n’est pas une crise mondiale, ni même une crise régionale, c’est une crise nationale, la « crise thaïlandaise ». Le but de votre thèse est d’identifier, dans le fouillis des événements des crises de Londres et de Bangkok, une « séquence spécifique de crise financière », c’est-à-dire un enchaînement causal qui expli-que à la fois l’une et l’autre. Vous aspirez à comprendre la genèse d’une crise financière pour mieux la prévenir, montrer les erreurs des acteurs, et notamment de la banque centrale, et tirer une leçon de l’histoire.

Le chaînon essentiel de votre argumentation est la notion de « choc institutionnel » que vous définissez ainsi : « toute modifica-tion brutale et exogène de l’environnement juridique des entrepri-ses, et plus particulièrement des acteurs bancaires et financiers ». Vous commencez par découper géographiquement l’objet de votre enquête, la Thaïlande ; vous présupposez sans le dire que la notion d’« économie nationale thaïlandaise » a un sens, une consistance ontologique, et vous réduisez d’emblée, comme si ça allait de soi, la crise asiatique à une « crise thaïlandaise ».

Choisir entre Descartes, Mauss, Morin et Braudel

Ce faisant, vous suivez le conseil de Descartes dans le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison (1637) : vous « divisez la difficulté » en « parcelles », vous isolez rationnellement un objet et vous supposez « toutes choses égales d’ailleurs » ; vous mettez le reste du monde entre parenthèses ; en effet, vous ne parlez (presque) jamais du reste du monde ; seul le FMI fait une brève apparition en 1990 pour mettre en œuvre un programme de libéralisation financière inspiré par le Consensus de Washington, c’est-à-dire, en fait, par les états-Unis.

Vous ignorez ainsi le conseil d’un anthropologue, Marcel Mauss, qui considérait chaque fait social comme « total », c’est-à-dire comme un condensé de la société tout entière, et qui recommandait qu’après l’analyse des faits, on procède à leur synthèse : « Après

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avoir forcément un peu trop divisé et abstrait, il faut que les socio-logues s’efforcent de recomposer le tout2 », c’est-à-dire le vrai concret ; le conseil s’adresse aussi aux économistes. Et le tout aujourd’hui, c’est l’économie mondiale tout entière qui justement vient d’achever son unification avec l’effondrement du socialisme ; plus profondément encore, c’est la société mondiale tout entière.

Vous ignorez aussi la démarche d’Edgar Morin – encore un sociologue, m’objecterez-vous, pas un économiste – qui écrivait : « Non seulement chaque partie du monde fait de plus en plus par-tie du monde, mais le monde en tant que tout est plus présent en chacune de ses parties […] chaque point d’un hologramme contient l’information du tout dont il fait partie3. »

Vous négligez enfin la leçon d’un grand historien de l’économie, Fernand Braudel. Quand il a entrepris sa thèse avant la guerre, son sujet, c’était Philippe II et les relations diplomatiques de l’Espa-gne à l’époque du siècle d’or. Mais, prisonnier pendant la guerre dans un camp allemand, il a eu le temps de mûrir un basculement épistémologique. L’historien, dans son récit, a le choix des person-nages, il les construit. Il peut prendre des individus (Philippe II), mais aussi des groupes, des classes (la bourgeoisie ou le prolétariat de Marx), des institutions (des états, des firmes), des nations ou des économies nationales, mais aussi des ensembles beaucoup plus vastes. Le génie de Fernand Braudel est d’avoir mis en scène un gros, un « encombrant » personnage, la Méditerranée4. Et il a continué trente ans plus tard en choisissant un personnage encore plus encombrant et complexe, le « capitalisme », mais aussi « l’éco-nomie de marché » et la « civilisation matérielle » dans une mise en scène planétaire qui prend pour objet et pour champ le monde lui-même5. C’est fascinant. Chaque événement, chaque phénomène singulier ou « individuel » ne reçoit sa valeur, son explication, son

2. Marcel Mauss, « Essai sur le don » (1923-1924), Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1973.

3. Edgar Morin (avec Anne-Brigitte Kern), Terre-Patrie, Le Seuil, Paris. Ce petit livre est comme la synthèse de trente années de recherches jalonnées par les six volumes de La Méthode.

4. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949), Armand Colin, Paris.

5. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979), Armand Colin, Paris.

lettre à Un JeUne doctorant

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sens que grâce à un éclairage mondial, à un projecteur hissé sur un poste d’observation d’où l’on peut voir l’ensemble du monde.

Le travail propre de l’historien est de manier le projecteur, de régler l’objectif, d’aller et venir sans cesse entre l’éclairage du contexte mondial et la focalisation des rayons lumineux sur le phénomène considéré. Il n’y a pas moyen de faire l’économie de ce va-et-vient : le balayage mondial est aussi indispensable que la convergence sur un point, le grand angle aussi nécessaire que le téléobjectif.

Négliger l’étude du cas, en particulier de l’économie nationale, c’est s’égarer dans des généralisations hâtives et creuses. Le modèle caricatural de cette attitude est le marxisme dogmatique : derrière tout phénomène particulier, il y a le capitalisme ; le raisonnement dérape vers la dénonciation et la théorie du complot : « Tout ça, c’est la faute au capitalisme néolibéral. »

Ignorer à l’inverse le monde en découpant, en extrayant, en abstrayant une « parcelle », en la déclarant a priori intelligible en elle-même et en mettant entre parenthèses ses relations avec le monde extérieur, c’est se condamner à ne rien comprendre.

La démarche interne et le choc institutionnel

Ce dualisme prend la forme d’un débat entre une approche glo-bale et une approche dite « interne ». Vous avez, dans votre thèse, choisi la démarche interne. Vous la menez avec une intelligence et une précision qui vous classent parmi les meilleurs candidats à la profession universitaire à laquelle vous aspirez. D’emblée, vous jouez dans la cour des grands.

Mais vous n’emportez pas la conviction, en tout cas pas la mienne. Le nœud de votre raisonnement, c’est le choc institutionnel. J’examine votre thèse à la loupe et j’identifie le choc institutionnel grâce à un arrêt sur image : le moment décisif – qui justifie l’exis-tence d’une séquence commune aux deux crises –, c’est une décision du Parlement britannique ou de la banque centrale thaïlandaise, la Bank of Thaïland (BOT), décision qui favorise le laisser-faire des sociétés financières (SF) anglaises en 1862 ou thaïlandaises en 1990. La BOT restreint le crédit ouvert par les banques commerciales à l’immobilier, mais laisse les SF tranquilles, donc ne change pas les

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règles laxistes qui les régissent depuis la fin des années 1970. Or justement, profitant de cette place libre due à la mise à l’écart des banques, les SF vont se jeter dans une spéculation immobilière qui couve depuis 1988 et qui va mettre le feu aux poudres en 1996-1997. Dans le fond, votre choc institutionnel, c’est justement un non-choc : une négligence de la BOT. Les SF jouent un rôle mineur, pèsent moins que les banques et n’intéressent pas la BOT. Et c’est cette négligence qui, dans votre séquence, va entraîner la crise de solvabilité des SF, puis la crise de liquidité des banques, et au final les faillites parmi les sociétés financières, les banques et les entre-prises non financières. Au fond, à vous lire, si la BOT avait étendu sa restriction aux SF, il n’y aurait pas eu de crise financière ! Dans votre scénario, la libéralisation financière mondiale joue un rôle de figurant ; elle intervient après-coup ; les jeux sont déjà faits et la fuite des capitaux n’apparaît qu’en queue de liste, dans la toute dernière case de votre séquence de la p. 260. L’enchaînement interne est suffisant pour comprendre la ruine de la Thaïlande.

Voir la libéralisation à l’échelle du monde

Quand j’ai réalisé ça, j’en suis resté pantois. Ainsi, la cause première de la « crise thaïlandaise » serait intérieure à ce petit pays et antérieure à la libéralisation financière ! Celle-ci ne joue qu’un rôle mineur en marge de l’intrigue principale !

C’est ici que la leçon maussienne ou braudélienne devient utile, indispensable, en proposant d’ouvrir le champ et de passer au grand angle. Si vous ouvrez l’angle de vue de manière à ce que la Thaïlande apparaisse à sa juste place dans le champ mondial, vous apercevez que les mesures imposées par le FMI en 1990 sont un moment, une manifestation particulière, là-bas et alors, en un point donné de l’espace et du temps, d’un mouvement d’ensemble, d’une immense vague de libéralisation qui déferle au grand jour après le second choc pétrolier, l’application d’une politique anti-infla-tionniste et le retournement de la politique monétaire américaine (octobre 1979). L’Occident s’aligne sur le leader américain, on devrait même dire « anglo-américain » si l’on accorde du poids à l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir en mai 1979 et à la très ancienne complicité entre le Royaume-Uni et les États-Unis.

lettre à Un JeUne doctorant

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Mais la libéralisation financière remonte encore plus haut dans le temps, à la création en 1957 – au Royaume-Uni encore, et grâce à la complaisance de la Banque d’Angleterre – du marché des eurodollars, d’un petit ruisseau de dollars qui coule dans les inter-stices de la rigide réglementation de Bretton Woods, du système des changes fixes, et qui grossira peu à peu pour devenir dans les années 1990 l’énorme fleuve de la globalisation financière. Le Sud est pris à la gorge par les créanciers occidentaux, il déclare sa faillite (Mexique, août 1982), se soumet aux injonctions du FMI, transforme ses dettes en valeurs mobilières (plan Brady, mars 1989) et, contraint par les plans d’ajustement structurel, supprime les pro-tections nationales héritées de la période dirigiste des états. Le Nord impose au Sud la déréglementation qu’il s’est imposée à lui-même et l’oblige à se soumettre aux aléas des marchés financiers.

Cette libéralisation planétaire s’élargit encore avec la chute du socialisme, forme extrême d’économie dirigée et de fermeture protectionniste. La crise s’annonce avec la révolte de Budapest en 1956, le printemps de Prague (1968), la révolte de Gdansk et la fondation de Solidarnosc (1980). La chute proprement dite com-mence avec l’ouverture de la Chine à l’économie mondiale lancée par Deng Xiaoping au comité central du Parti communiste chinois (décembre 1978), se poursuit avec les réformes de Gorbatchev en URSS et s’achève avec la chute du Mur de Berlin (novembre 1989) et le suicide de l’URSS (décembre 1991).

Désormais, le champ est libre pour achever l’unification de l’économie mondiale. La libéralisation financière est la forme la plus forte et la plus universelle de cette déréglementation du monde. Les flux financiers gonflent depuis vingt ans comme un fleuve en crue ; ils valent vingt fois le PIB mondial et le commerce interna-tional réunis, qui mesurent aujourd’hui environ 50 000 milliards de dollars. Faites le calcul : c’est un formidable « choc institutionnel », un bouleversement planétaire, une tempête qui emporte tout sur son passage ; aucune digue ne lui résiste ; elle traverse toutes les barrières nationales, tous les rideaux de fer.

De cette vague mondiale qui déferle sur le monde et qui secoue l’Asie après le Mexique et avant la Russie, le Brésil et l’Argentine, il n’est jamais question dans votre thèse. Si elle déferle, c’est dans les coulisses. Vous restez muet. Vous ne voyez pas l’évidence, vous refusez de la voir par fidélité à la démarche interne.

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La libéralisation, un phénomène subjectif

L’aisance et la rapidité avec lesquelles la libéralisation et la déréglementation se répandent à travers le monde ne s’expliquent que parce qu’elles ne renversent pas les sociétés nationales en leur donnant des coups venus de l’extérieur (image du choc exogène), mais les pénètrent, les infiltrent et les désagrègent de l’intérieur. La libéralisation a déjà gagné les esprits avant de se traduire exté-rieurement en décisions institutionnelles, législatives ou réglemen-taires. La libéralisation rencontre le désir des dirigeants et parfois des peuples eux-mêmes (par exemple ceux qui vivaient au paradis socialiste) et c’est ce désir collectif qui balaye les résistances. Avant d’être un phénomène institutionnel objectivable, la libéralisation se produit d’abord subtilement dans les têtes, c’est un phénomène subjectif, conscient ou parfois inconscient, qui rend possible et prépare les actions et les actes datables de la déréglementation.

Deux figures de la causalité

Il faut donc distinguer deux figures de la causalité :1) une causalité mécanique et linéaire dans le temps, du type

A > B (le phénomène A entraîne le phénomène B), assez bien représentée dans vos tableaux des séquences de crise, notamment p. 260 et 261. La notion de « choc », très à la mode en économie, appartient à cette conception toute mécanique de la causalité, figu-rée par l’image du choc d’une boule de billard contre une autre boule de billard. Les boules qui s’entrechoquent sont rondes, bien identifiées, délimitées, séparées, individualisées, et extérieures les unes aux autres, muettes et inertes. De là le succès de l’image de la sphère dans le langage contemporain de l’économie : la sphère économique et la sphère politique, la sphère financière et la sphère réelle, etc. ;

2) une causalité subjective par imprégnation, dans laquelle une entité est déjà imprégnée par son environnement, par le monde extérieur ; pour utiliser l’étymologie du mot « imprégnation », elle est déjà engrossée par le monde extérieur (en anglais : pregnant). Les entités sont sociales et vivantes, ouvertes au monde, leurs parois sont poreuses. Elles sont composées de quasi-sujets individuels ou

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collectifs, d’institutions dirigées par des êtres humains branchés sur le vaste monde et l’intériorisant subjectivement en prenant leurs décisions. Elles sont entièrement faites de leurs relations avec le reste du monde. Nations, états, classes, institutions et même individus, elles ne sont pas des boules de billard solides, inertes et fermées, elles ne sont pas coupées et séparées, elles n’existent pas indépendamment du reste du monde. Par tous les bouts, du haut en bas de l’échelle sociale, elles sont liées au monde. Le monde prétendument « extérieur » est présent dans le plus petit phénomène « intérieur ». Tout phénomène local ou national est mondial par nature. Les oppositions classiques intérieur/extérieur, causalité interne/causalité externe, sont dissoutes par l’analyse. Pour isoler un phénomène, on est obligé de couper mentalement ses relations avec le monde, et du même coup, sans même le savoir, on le rend inintelligible, on en fait un objet inerte et mort.

Ce défaut de vision est particulièrement frappant dans la conclu-sion de votre seconde partie, p. 231 à 234. Ce n’est pas un défaut d’intelligence, David, car de l’intelligence, vous n’en manquez pas. C’est une question de méthode, un problème de réglage de l’objectif, de définition du champ visuel, de largesse ou d’étroitesse du point de vue. En soi, l’analyse rationnelle est neutre ; elle ne vaut rien par elle-même ; elle ne vaut que par la perspective dans laquelle elle opère. Enfermée dans un horizon local, elle est aveugle, sou-vent stupide, toujours limitée. Déployée dans un horizon mondial, elle peut distinguer les détails et les replacer dans une perspective mondiale, tel l’œil du faucon du haut de son vol. Alors seulement elle se fait pénétrante et pertinente.

Oubliez le discours cartésien de la méthode, ouvrez grandes les portes, tirez les rideaux qui cachent les coulisses, prenez votre élan et voyez d’abord le monde dans son ensemble, voyez votre objet « imprégné » de ce monde, imbibé, baigné par ses relations au monde. Et ensuite réglez l’objectif de manière à aller et venir sans cesse du grand angle au petit angle, de l’horizon mondial à l’analyse microscopique. Cette méthode est plus exigeante, plus difficile, plus risquée que la méthode seulement analytique. Mais elle seule est vraiment éclairante.

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227liBre-échange, croissance et déVeloppement : qUelqUes mythes…

Depuis l’échec des négociations de l’OMC dites « cycle de Doha » et l’accélération du phénomène des délocalisations en Europe, la question du protectionnisme a cessé d’être un tabou médiatique. Il faut ici souligner que, dans la communauté scien-tifique, ce tabou n’avait jamais existé. Les études portant sur les « nouveaux pays industrialisés » d’Asie montrent l’importance du protectionnisme dans leur succès [Amsden, 2001]. Une étude économétrique portant sur plus d’un siècle de relations économi-ques internationales montre aussi qu’il n’existe nulle règle d’or en matière de commerce international et que le protectionnisme peut tout aussi bien engendrer une forte croissance économique que le libre-échange [voir Clemens et Williamson, 2001].

Ainsi, alors que le discours du journalisme économique pro-clame depuis deux décennies que le protectionnisme est un mal absolu, nombre de travaux scientifiques aboutissent à un résul-tat inverse. Cet écart entre le discours économique médiatique et le discours scientifique constitue alors en lui-même un élément du débat à prendre en compte. En effet, le discours économique médiatique se prétend un discours scientifique, et de ce fait hors de l’espace de la contestation politique. Il se veut une « vérité » au sens scientifique, au moment même où il s’écarte délibérément et consciemment des résultats des travaux scientifiques. Comme indiqué dans un travail antérieur, il y a ici une menace directe contre la démocratie [Sapir, 2002].

Les partisans du libre-échange réagissent très bruyamment, et souvent de manière insultante, à toute tentative d’ouvrir un débat

Libre-échange, croissance et développement :

quelques mythes de l’économie vulgaire

Jacques Sapir

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Vers Une aUtre science économiqUe (et donc Un aUtre monde) ?228

démocratique sur la question du protectionnisme1. On avait déjà pu le constater en 20012. Ils appuient souvent leurs argumentations « vulgaires » (soit celles qui se situent hors du registre théorique) sur un certain nombre de mythes qu’il convient aujourd’hui de déconstruire. Au nombre de ces derniers, deux jouent un rôle par-ticulièrement important car ils servent à fonder une justification « de gauche » au libre-échange.

Le premier mythe porte sur la supposée forte croissance de la part du commerce international dans le PIB mondial. Il s’agit ici de « prouver » l’existence d’un fort lien entre ce commerce et la croissance mondiale. Certains économistes mobilisent même ce que les historiens appellent la « première mondialisation », soit la période d’extension du libre-échange du xixe siècle, pour tenter de justifier les bienfaits de la mondialisation actuelle [Sachs et Warner, 1995]. Pourtant, les historiens de l’économie arrivent à des conclusions inverses [Bairoch et Kozul-Wright, 1996]. En fait, il est bien établi pour le xixe siècle comme pour une bonne partie du xxe siècle que la croissance est en relation inverse avec le degré d’ouverture au commerce international3.

Le second mythe concerne le caractère positif de la libéralisation des échanges commerciaux pour les pays du Sud et en général pour l’ensemble de la planète. À cette occasion, certains travaux avancent des montants considérables (entre 500 et 800 milliards de dollars US) dès qu’il s’agit de chiffrer ces gains.

Ces deux affirmations sont politiquement importantes et ont une place centrale dans le débat. Elles visent en effet à culpabiliser les défenseurs du protectionnisme et à les mettre dans la position de l’égoïste qui fait passer ses intérêts particuliers soit au-dessus d’un bien collectif (la croissance mondiale) soit au-dessus du déve-loppement des pays les plus pauvres. Or ces deux affirmations, en réalité, sont fausses, ce qui se démontre facilement quand on sort de l’espace du discours « vulgaire » pour entrer dans celui de la vérification scientifique.

1. Voir P. Artus, E. Cohen et J. Pisani-Ferry [2006], P. Martin [2007], L. Fontagné [2007].

2. Voir par exemple A. Minc [2001] ou, dans un registre plus universitaire, E. Cohen [2001].

3. Voir F. Capie [1983],A. Eckes [1995], K. H. O’Rourke [2000], A.Vamvakidis Voir F. Capie [1983], A. Eckes [1995], K. H. O’Rourke [2000], A. Vamvakidis [1997].

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229liBre-échange, croissance et déVeloppement : qUelqUes mythes…

Absence de lien entre croissance mondiale et libéralisation des échanges

L’affirmation selon laquelle le libre-échange serait nécessaire à la croissance mondiale s’appuie sur l’observation suivante : dans les années 1970, le commerce mondial représentait moins de 30 % du PIB mondial. Depuis le milieu des années 1990, il dépasse les 50 %. Dans le même temps, le PIB mondial a fortement augmenté. Nous avons donc ici la « preuve » que si l’on restreint le commerce mondial, on restreint la croissance. Ce point a été particulièrement défendu par deux économistes américains, Jeffrey Sachs et Andrew Warner dans « Economic reform and the process of global integra-« Economic reform and the process of global integra-tion », un article de 1995 désormais régulièrement cité.un article de 1995 désormais régulièrement cité.

En réalité, cette affirmation repose sur deux illusions statistiques et un sophisme.

Comment comparer en longue période les flux du commerce mondial ?

Prenons tout d’abord le calcul de la part du commerce dans le PIB mondial. La comparaison des niveaux des années 1970 et 1990 est utilisée pour démontrer l’importance du phénomène de la mondialisation. Cependant, cette comparaison est fausse d’un point de vue statistique. En effet, entre les années 1970 et les années 1990, deux changements institutionnels majeurs rendent les données non comparables :

1° l’éclatement de l’URSS en quinze états indépendants a trans-formé des flux qui relevaient du commerce « interne » en des flux du commerce « international ». Admettons que, demain, l’Union européenne se transforme en un état fédéral et que le commerce intraUE cesse d’être comptabilisé comme commerce international : la part du commerce dans le PIB mondial chuterait brutalement.

2° le commerce au sein du bloc soviétique (entre l’URSS et les pays du CAEM4) était comptabilisé à des prix très différents de ceux du marché mondial et largement inférieurs. La fin du bloc soviétique s’est aussi traduite par une réévaluation de ces flux sans

4. Le Conseil d’assistance économique mutuelle créé par Staline en 1949 (plus connu sous son acronyme anglais, COMECON) (ndlr).

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Vers Une aUtre science économiqUe (et donc Un aUtre monde) ?230

que les volumes aient changé. Cela a contribué à gonfler brutale-ment le montant du commerce mondial. Admettons que l’on décide arbitrairement de considérer les prix tels qu’ils étaient pratiqués au sein du CAEM comme pertinents et que l’on applique ces prix aux flux actuels, on obtiendrait ici encore une forte contraction – d’un point de vue statistique – du commerce international.

Cette illusion statistique ne signifie pas que les statistiques de 1970 et de 1996 soient « fausses » ou « truquées ». Simplement, et cela est systématiquement omis dans les discours « vulgaires » et médiatiques sur le libre-échange, les statistiques comparent par définition des données normalisées. Si on change les normes, on obtient nécessairement un autre résultat. Des normes différentes peuvent être entièrement justifiables, et sont souvent justifiées. La seule chose que l’on n’a pas le droit de faire, sauf malhonnêteté intellectuelle, c’est de comparer des données issues de normes différentes.

Que calcule-t-on réellement à travers la croissance du PIB ?

La seconde illusion statistique consiste à prendre la hausse du PIB comme une mesure de la croissance de la richesse à l’échelle mondiale. Il faut ici rappeler certaines vérités que le discours « vul-gaire » en économie a tendance à oublier.

Tout d’abord, le PIB ou le PNB ne mesurent que les biens et services mis au marché. Par définition, ce qui est autoconsommé ou échangé hors des mécanismes de marché n’est pas comptabilisé dans le PIB ou le PNB. Cela n’est pas très significatif (quoique…) pour les pays développés, mais constitue un problème majeur dans les pays en voie de développement où une large partie des activités économiques dites traditionnelles se faisaient hors marché. Le basculement de ces activités de la sphère non marchande vers la sphère marchande induit une hausse du PIB à production égale. La croissance du PIB ne reflète donc pas nécessairement celle de la richesse, mais parfois simplement la marchandisation d’une économie qui possédait initialement un secteur non marchand5.

5. J’ai analysé ce paradoxe, qui est bien connu de tous les spécialistes du développement, dans Les Trous noirs de la science économique [Sapir, 2003, p. 48-49].

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231liBre-échange, croissance et déVeloppement : qUelqUes mythes…

Or, la marchandisation a aussi progressé dans les économies développées, à travers deux mécanismes qui ont joué un rôle impor-tant entre les années 1960 et les années 1990 :

1° une partie de la consommation des ménages qui était réalisée dans la sphère de l’économie domestique urbaine a été externalisée dans la sphère marchande ;

2° une partie des consommations intermédiaires des grandes entreprises ont elles aussi été externalisées, faisant apparaître en transactions marchandes des transactions qui se déroulaient de manière non marchande au sein des entreprises. Ajoutons que ce phénomène tend à accroître la part des services dans l’économie en faisant apparaître statistiquement dans cette catégorie des activités déjà existantes, mais qui se déroulaient au sein de grandes entrepri-ses industrielles. Une partie du basculement entre l’industrie et les services au sein du PIB provient de cet effet statistique.

Ces deux mécanismes, en longue période, produisent un accroissement du PIB sans qu’il y ait création de biens et de services nouveaux. Il ne s’agit pas ici de dire que l’ensemble de la hausse du PIB, à l’échelle de la France ou à celle du monde, est un simple artefact statistique. Cependant, la hausse du PIB mondial mesurée entre les années 1970 et la fin des années 1990, parce qu’elle s’est déroulée dans une période marquée par une très forte marchandisation des activités, incorpore nécessaire-ment une part non négligeable d’artefact statistique en raison des conventions comptables qui sont utilisées pour déterminer le PIB ou le PNB.

Il convient donc déjà de retenir que la « forte » hausse du commerce mondial des trente dernières années et une partie de la hausse du PIB ne correspondent pas à des mouvements « réels », mais simplement à la prise en compte, dans le cadre de certaines normes comptables, de productions qui n’étaient pas compta-bilisées auparavant. Il ne faut pas oublier ici que, dans les flux comptabilisés du commerce international, nous retrouvons cette dimension de la marchandisation dans la mesure où les institutions économiques internationales (FMI, Banque mondiale) ont poussé les pays en voie de développement à accroître les productions com-mercialisées et exportables. La dimension d’illusion statistique dans la comparaison intertemporelle est donc importante.

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Vers Une aUtre science économiqUe (et donc Un aUtre monde) ?232

Le sophisme des partisans du libre-échange

à cette illusion vient s’ajouter un sophisme. Il est construit sur le mode suivant : le commerce mondial croît ; le PIB mondial croît ; donc la croissance du commerce mondial est nécessaire à celle du PIB mondial.

On sait bien que la crise du début des années 1930 s’est accompagnée d’une forte contraction du commerce mondial. On veut donc y lire aussi le même sophisme. Si le commerce mon-dial chute, alors la crise mondiale se produit. Mais, même paré des atours d’une soi-disant vérification historique, un sophisme reste un sophisme. La chute du PIB mondial de 1929 à 1936 est d’abord le produit de la contraction de la demande intérieure dans les grands pays développés et non de celle du commerce. D’ailleurs, la courbe de la production s’inverse à partir du milieu des années 1930 alors qu’un très fort protectionnisme a été mis en place.

On avait d’ailleurs constaté le même phénomène dans la période 1880-1914 où l’économie mondiale connaît une crois-sance forte (certes rythmée par des crises comme celle de 1885), alors que le protectionnisme gagne progressivement tous les grands pays (la France, l’Empire allemand, la Russie, les états-Unis, le Japon) à la seule exception de la Grande-Bretagne. Il faut aussi noter que le rythme moyen de la croissance dans ce pays est alors substantiellement inférieur à celui de certains de ses voisins protectionnistes comme l’Empire allemand ou les états-Unis. Le rôle du protectionnisme dans la croissance au xixe siècle a été bien établi dès les années 1950 par le travail fondateur d’Alexandre Gerschenkron [1962], poursuivi par celui de Paul Bairoch [1989]. On sait moins que les états-Unis doivent dans une très large mesure leur expansion après la guerre de Sécession à un protec-tionnisme ombrageux doublé d’une forte intervention publique [Kozul-Wright, 1995].

Pour la période d’après 1950, les résultats sont ici encore intéressants et méritent d’être analysés en détail.

Jeffrey Sachs et Andrew Warner [1995] affirment la pré-sence d’une forte relation croissante entre la baisse des droits de douane et la hausse de la croissance économique non pas au

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233liBre-échange, croissance et déVeloppement : qUelqUes mythes…

niveau mondial, mais pays par pays. Cependant, une étude de la relation statistique montre le résultat suivant6 :

– si on suppose qu’un pays augmente ses droits de douane de 8,7 % dans la période 1970-1989, alors cela impliquerait une baisse de la croissance annuelle de 0,3 % ; il y a donc bien un effet négatif d’une hausse des droits de douane sur la croissance, mais cet effet est en réalité très faible ;

– si, maintenant, les partenaires du pays concerné répondent à sa décision d’accroître les droits de douane par un accroisse-ment modéré (+ 4,4 %), alors l’effet négatif de la hausse des droits de douane sur la croissance disparaît. La relation statistique sur laquelle J. Sachs et A. Warner se fondent pour promouvoir leur idéologie libre-échangiste pourrait parfaitement être utilisée pour montrer qu’une hausse concertée des droits de douane est en réalité plus avantageuse qu’un désarmement douanier…

Le premier mythe des défenseurs du libre-échange s’effondre donc rapidement. En réalité, ce que l’on appelle la « mondialisa-tion » est d’abord et avant tout une marchandisation qui se traduit mécaniquement par la hausse des PIB mesurés et des montants des flux de commerce international sans que ces hausses reflètent systématiquement des phénomènes réels.

Quels sont les gains réels du libre-échange et profite-t-il aux pays « en voie de développement » (PVD) ?

Pendant la préparation du sommet de l’OMC de Cancun en 2003, et à la suite de la montée de la contestation anti-OMC, on pouvait lire et entendre des estimations des gains de la libéralisa-tion du commerce mondial se montant à plusieurs centaines de milliards de dollars. Le modèle LINKAGE, utilisé par la Banque mondiale, annonçait ainsi un gain total de 832 milliards de dollars, dont 539 uniquement pour les PVD.

Lors des discussions préparatoires concernant le sommet de Hong Kong en 2005, l’estimation des gains totaux était tombée aux environs de 200 milliards de dollars. Le gain pour les PVD semblait très faible,

6. Voir M. A. Clemens et J. G. Williamson [2001, p. 16-17]. Voir M. A. Clemens et J. G. Williamson [2001, p. 16-17].

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Vers Une aUtre science économiqUe (et donc Un aUtre monde) ?234

en particulier si l’on retirait la Chine de ce groupe de pays. Une telle variation dans les estimations, et en si peu de temps, laisse rêveur7.

On peut comprendre que les premières évaluations aient été approximatives. On voit aussi très bien les effets politiques des chiffres les plus élevés, publiés à la suite de l’émergence du mou-vement anti-OMC. Ces fluctuations dans l’évaluation des gains de la libéralisation du commerce mondial méritent donc d’être analysées en détail.

Quels bénéfices doit-on attendre de la libéralisation du commerce international ?

Les deux principaux modèles utilisés pour estimer les « gains » de la libéralisation du commerce mondial sont LINKAGE, déve-loppé à la Banque mondiale, et GTAP (pour Global Trade Analysis Project) de l’université Purdue8. Les modèles de ce type sont très largement utilisés par les chercheurs qui veulent estimer les effets de la libéralisation du commerce international. Pourtant les limites et les défauts de ces modèles sont bien connus9.

On connaît, pour l’instant, deux générations d’estimations, qui diffèrent en raison d’un réajustement des bases de données statis-tiques, afin d’obtenir des résultats plus réalistes. Les écarts entre ces estimations sont considérables.

Tableau 1. les esTimaTions eT leurs écarTs

Sources : K. Anderson et W. Martin, Agricultural Trade Reform and the Doha Development Agenda, World Bank, Washington DC, 2005.

7. Voir F. Ackerman [2004]. Voir F. Ackerman [2004].8. Voir T. Hertel, D. Hummels, M. Ivanic et R. Keeney [2004]. Voir T. Hertel, D. Hummels, M. Ivanic et R. Keeney [2004].9. Voir F. Ackerman et K. Gallagher [2004]. Pour une analyse critique plus Voir F. Ackerman et K. Gallagher [2004]. Pour une analyse critique plusPour une analyse critique plus

générale de la théorie de l’équilibre général, voir J. Sapir [2000, chap. 1].

GTAP

2002

GTAP

2005

LINKAGE

2003

LINKAGE

2005

Gains totaux de la libéralisation

des échanges (milliards de

dollars US) 254 84 832 287

Dont gains pour les PVD

(milliards de dollars US) 108 22 539 90

Part des PVD en % du gain total 42,5 % 26,2 % 64,8 % 31,4 %

Gains totaux en 2005 en % de

l’estimation initiale 33,1 % 34,5 %

Gains des PVD en 2005 en %

de l’estimation initiale 20,4 % 16,7 %

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235liBre-échange, croissance et déVeloppement : qUelqUes mythes…

On constate dans ce tableau qu’en dépit de la différence dans les spécifications (mais non dans la structure…) des deux modèles, l’introduction d’une base de données plus réaliste produit des effets assez similaires. Les gains totaux sont ramenés au tiers de l’esti-mation initiale, et la part des PVD baisse de plus de la moitié. Il est significatif que les gains des PVD soient les principaux perdants de ce réajustement. L’amplitude de la fluctuation des résultats en fonction de la base de données soulève ici un véritable problème. Si l’introduction de données plus réalistes est ainsi susceptible d’engendrer une baisse de près des deux tiers des gains totaux et de 80 % et plus pour les PVD, c’est l’existence même de gains de la libéralisation des échanges qui devient douteuse.

Quand on se penche sur les estimations concernant les gains potentiels en fonction des différents accords (sur l’agriculture et sur le textile par exemple), les résultats sont tout aussi instructifs. Dans l’agriculture, la levée des subventions avantage massivement les pays riches, et au premier chef les états-Unis [Ackerman, 2005]. D’autres études montrent que les PVD pourraient être des perdants nets à une libéralisation des échanges agricoles [Stiglitz et Charlton, 2004]. Cela n’est guère étonnant. Il faut se souvenir qu’entre les deux guerres mondiales, un spécialiste de l’économie agricole, Mordecai Ezekiel [1937-1938], avait démontré que la concurrence pure condui-sait nécessairement au déséquilibre quand les vitesses d’ajustement de l’offre et de la demande ne sont pas synchronisées. Ce résultat est connu sous le nom de « théorème de la toile d’araignée ». Il permet de montrer que la présence de subventions ou de protections était l’une des conditions de l’efficacité de la production agricole. Or, le raisonnement de Mordecai Ezekiel est parfaitement généralisable à toute activité économique où l’ajustement de l’offre et de la demande ne se fait pas à la même vitesse [Sapir, 2006a].

Si l’on considère le cas du textile, le modèle LINKAGE fait apparaître un net effet positif de la libéralisation des échanges pour les PVD. Il faut cependant savoir que le modèle inclut dans les PVD des pays comme la Corée, Singapour, Taiwan et Hong Kong… Ce choix est extrêmement discutable, pour ne pas dire tendancieux. Ces quatre pays ne sont plus, et depuis au moins une décennie, des PVD. Si l’on adopte une définition plus réaliste des PVD, la libéralisation des échanges dans ce secteur n’a pratiquement aucun impact. Si, de plus, on retire la Chine de l’échantillon, l’impact devient négatif.

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Vers Une aUtre science économiqUe (et donc Un aUtre monde) ?236

Les « gains » de la libéralisation, tels qu’ils sont donnés tant par le modèle GTAP que par le modèle LINKAGE, ne sont pas des gains annuels, mais des gains totaux obtenus une fois pour toutes. Si on les rapporte au PIB sur une période de cinq années (correspondant au délai de mise en œuvre des mesures de libéralisation envisagées), ces gains représenteraient alors 0,27 % du PIB mondial. Dans le cas de LINKAGE, le gain total représenterait 0,8 % du PIB de 2015 et moins de 0,1 % par an s’il était réparti sur la période 2006-2015.

Les résultats potentiels du « cycle de Doha », que les journalis-tes économiques français appellent à sauver, sont dérisoires. S’ils étaient appliqués sur l’année du PIB mondial (2015) qui sert de référence, ils représenteraient entre 0,23 % du PIB de cette année-là pour LINKAGE et 0,09 % pour GTAP [Sapir, 2006a, p. 8].

Par ailleurs, ces gains seraient concentrés sur un petit nombre de pays et des pays particuliers : les NPI d’Asie qui maintiennent en réalité une forte protection de leurs marchés à travers des ins-truments non tarifaires. Les perdants, c’est-à-dire les pays dont le PIB baisserait avec l’application du cycle de Doha, incluent les pays d’Afrique, du Maghreb (en particulier le Maroc et la Tunisie) et du Moyen-Orient, le Bengladesh et le Mexique.

Les limites des modèles utilisés pour l’évaluation de l’impact de la libéralisation du commerce

Les principaux modèles utilisés pour évaluer l’impact économi-que des accords de libéralisation du commerce sont des modèles à équilibre général calculable. Ils soulèvent de nombreuses questions et objections méthodologiques10.

En ce qui concerne les modèles LINKAGE et GTAP (et leurs dérivés), plusieurs objections ont été faites qui doivent ici être rappelées.

Les hypothèses quant à l’élasticité de la demande et de l’offre11 sont largement irréalistes. – Ces modèles supposent à la suite des

10. Voir F. Ackerman et K. Gallagher [2004].11. Rappelons que l’on nomme « élasticité » de la demande ou de l’offre la

manière dont la demande ou l’offre réagissent à une modification des prix. Ainsi, si l’on estime qu’une baisse du prix de 10 % pour un produit donné entraîne une hausse de la demande de 10 % pour ce produit, on dira que l’élasticité est de 1.

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travaux de Paul Armington que, si on peut calculer l’élasticité de la demande d’un bien importé par un pays donné, cette élasticité peut se ventiler ensuite à tous les fournisseurs potentiels. Le pro-blème est que l’on n’arrive pas réellement à estimer les élasticités du commerce suivant les procédures proposées par P. Armington [Ackerman, 2005, p. 18]. Les incertitudes sont tellement impor-tantes que l’application de cette méthode peut engendrer, sur des données identiques, des résultats entièrement différents. Ainsi, des estimations de l’effet d’un accord de libre-échange entre l’Australie et les états-Unis aboutissent à des conclusions opposées12. La règle, supposée par P. Armington, de répartition égale des effets d’un accroissement de la demande chez tous les fournisseurs potentiels ne s’applique en fait pas.

Cela se comprend parfaitement quand on sait que, même en situation de pur libre-échange, le « pouvoir de marché » des dif-férents producteurs n’est pas identique et qu’il existe par ailleurs d’autres obstacles au commerce que les barrières tarifaires.

Par ailleurs, un des problèmes les plus importants des modèles comme LINKAGE et GTAP est qu’ils supposent tous qu’existe une situation d’équilibre, au départ comme à la suite de la mise en œuvre des accords. – Ils supposent que les ajustements au sein des activités et entre les activités se font sans frictions ni coûts. Si une activité voit sa production décroître et une autre sa production s’accroître, les « facteurs de production » (soit le capital et les tra-vailleurs) sont réputés pouvoir automatiquement passer de l’une à l’autre. La possibilité de déséquilibres locaux, même transitoires, mais pouvant entraîner une hausse du chômage et une montée des coûts sociaux, n’est pas prise en compte. Or, comme l’avait montré M. Ezekiel [1937-1938] dans le « théorème de la toile d’araignée », c’est bien la présence de ces déséquilibres, induits par des vitesses d’ajustement différentes, qui rend la concurrence déséquilibrante et non pas équilibrante. Il y a là un « vice caché » fondamental dans les modèles utilisés dès lors que l’on attend d’eux une évaluation des processus réels.

12. On peut le constater en comparant les deux documents suivants : ACIL Consulting [2003] et Centre for International Economics [2003].2003] et Centre for International Economics [2003].

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Il faut ici ajouter que l’accélération du nombre et de la vitesse des transactions, ainsi que du degré de concurrence, peut avoir un effet directement déséquilibrant. – Cela a été démontré dans le domaine de la finance par Dominique Plihon et Luis Miotti [2001]. La libéralisation des flux affaiblit les conditions de stabilité de la reproduction de l’activité concernée. Dès lors, on obtient deux résultats qui ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. La libéralisation accroît bien le volume d’activité tant qu’une crise majeure ne se produit pas. Il y a donc bien un « gain » apparent de la libéralisation. Mais la probabilité d’une crise s’accroît fortement et sa violence est alors décuplée par les effets de la libéralisation. La crise est ainsi plus destructrice et ses effets se font sentir plus longtemps.

Une évaluation globale et objective de la libéralisation devrait donc inclure les deux phénomènes, soit l’accroissement du volume d’activité en dehors des périodes de crise et la plus grande probabi-lité de crises violentes et ayant des effets négatifs prolongés sur cette activité. Des modèles de type LINKAGE ou GTAP sont incapables de procéder à ce type d’évaluation globale et ne fournissent que l’évaluation du premier effet.

Enfin, ces modèles ne prennent pas en compte les « coûts d’op-portunité » induits par la libéralisation des échanges. – Le désar-mement douanier se traduit par une baisse des revenus fiscaux. Même si, en fin de période, on peut supposer que le revenu national a augmenté, et avec lui les recettes fiscales, cela ne répond pas à la baisse immédiate de ces dernières. Or ces recettes financent des dépenses publiques qui devront être réduites le temps que la hausse du revenu national se manifeste.

Mais nous ne voyons ici qu’une partie du problème. Les dépen-ses publiques, en particulier dans le domaine de l’éducation, de la recherche, de la santé et des infrastructures, ont un effet important sur la croissance de l’économie. Il faudrait donc logiquement cal-culer le coût d’opportunité de la perte de recettes fiscales induite par la libéralisation du commerce en estimant ce que ces sommes auraient pu induire en croissance potentielle. Compte tenu du fait que les « gains » de la libéralisation du commerce, tels qu’ils sont aujourd’hui calculés, sont en réalité très faibles, il est parfaitement possible qu’ils soient inférieurs à ce coût d’opportunité.

En fait, et de manière plus générale, c’est l’absence de prise en compte des coûts de la libéralisation des échanges qui rend les

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239Libre-échange, croissance et déveLoppement : queLques mythes…

résultats de modèles tels que LINKAGE et GTAP suspects. Les travaux qui ont tenté d’estimer ces coûts, et qui sont antérieurs à ces modèles, indiquaient qu’ils étaient loin d’être négligeables13.

Les coûts du libre-échange

La question des coûts apparaît aujourd’hui comme un point extrêmement sensible. En fonction des accords de libéralisation en discussion, on obtient une évaluation des coûts qui est déjà extrêmement importante14.

L’application de trois des principaux accords de l’OMC (SPS, Customs et TRIPS) implique une expansion des administrations spécialisées susceptible de coûter 4,4 milliards de dollars aux PVD. Ce coût doit être évalué sous l’angle soit de la perte en revenu pour les agents qu’une pression fiscale supplémentaire engendrerait (avec les effets dynamiques d’une diminution de la consommation et/ou de l’investissement), soit sous l’angle de la perte de financement d’activités à fortes externalités sur la croissance par réallocation de dépenses publiques.

L’accord TRIPS, en raison des possibilités d’extension des bre-vets qu’il implique, pourrait dans les vingt années à venir engendrer un coût total de 240 milliards de dollars, supporté essentiellement par les PVD. Un tel coût serait aussi un revenu pour certains pays développés. Ainsi l’accord TRIPS accroîtrait-il le déséquilibre entre le Nord et le Sud.

Enfin, si le « cycle de Doha » était mis en place, il pourrait entraîner une perte de revenus fiscaux de l’ordre de 60 milliards de dollars rien que pour les PVD. En réalité, des pertes importantes se manifesteraient dans les pays développés qui devraient compenser les effets de la concurrence accrue par des allégements fiscaux et parafiscaux. On sait ainsi que, pour la seule France, les subventions aux emplois à faible qualification nécessaires pour compenser les désarmements douaniers représentent un coût de l’ordre d’au moins 25 milliards d’euros, soit, au taux de change de début 2007, près de 32 milliards de dollars US. Ici encore, il faut souligner l’aspect cumulatif de tels coûts.

13. Voir �. A. Ocampo et L. Taylor �199��, D. Rodri�� �1997�. .14. Voir RIS [2005, p. 3�. Et aussi Y. A��yüz �2005�.

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Vers Une aUtre science économiqUe (et donc Un aUtre monde) ?240

En apparence, une « perte » fiscale ou la nécessité d’accroître des subventions ne modifie pas la production de la valeur ajoutée, et donc le PIB. Il n’en est rien, en réalité. Soit la perte fiscale, ou la nécessité de créer des aides spécifiques, est financée par un accroissement des prélèvements fiscaux et parafiscaux. Dans ce cas, le montant de la consommation et celui de l’investissement sont diminués d’autant, et cela a un effet cumulatif sur la croissance chaque année. Soit les mêmes sommes sont dégagées par diminution de certains postes budgétaires déjà financés. Dans ce cas, si ces postes sont dans des domaines comme la santé, l’éducation et la recherche, à nouveau l’impact sur la croissance est potentiellement important.

Les effets cumulatifs peuvent être quantitatifs comme qualita-tifs. Une diminution de la consommation et des investissements (matériels ou immatériels) pèse directement sur la croissance. Les modèles sont parfaitement à même d’évaluer cet effet quantitatif. Mais, dans le cas des investissements, cette diminution se traduit aussi par une perte de compétitivité.

Tableau 2. gains eT coûTs de la libéralisaTion des échanges

Quels coûts du libre-échange en France ?

Si l’on tente d’évaluer ce qu’une libéralisation plus poussée coûterait en pertes fiscales dans des pays qui ont développé un modèle social avancé, sur la base des coûts actuels en France, une perte de l’ordre de 100 à 150 milliards de dollars par an apparaît alors comme une fourchette minimale pour les pays de l’Union européenne (essentiellement ceux du « cœur historique »).

Notons qu’il conviendrait d’imputer comme pertes fiscales et parafiscales l’accroissement des dépenses de l’assurance-chô-mage engendré par les délocalisations, les subventions publiques

(Milliards de dollars US)GTAP

2005

LINKAGE

2005

Gains totaux 84 287

Gains des PVD 22 90

Évaluation des coûts

Pertes fiscales pour les PVD – 60,0 – 60,0

Coûts administratifs dans les PVD – 4,4 – 4,4

Total des coûts pour les PVD – 64,4 – 64,4

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241liBre-échange, croissance et déVeloppement : qUelqUes mythes…

accordées aux régions en difficulté et le coût pour l’assurance-mala-die des maladies « stress-induites15 ». Il est établi que ces maladies engendrent des coûts importants. Il est aussi établi que la montée du stress au travail correspond à l’accroissement de la précarité de l’emploi qui résulte des effets de la libéralisation du commerce international.

Le montant de ce coût peut être estimé à partir des études actuelles qui montrent que, dans des pays ayant des structures proches de celles de la France, le coût total des maladies liées au stress au travail représente près de 3 % du PIB16. Dans le cas de la Suisse, où des enquêtes épidémiologiques exhaustives ont été menées, le coût du stress au travail a été évalué, en fonction des définitions et de l’inclusion dans la définition des coûts directs et des coûts induits, entre 2,9 et 9 milliards d’euros [Ramaciotti et Perriard, 2001]. Cela pourrait donc correspondre à une fourchette allant de 24 à 76 milliards d’euros pour la France. On peut donc raisonnablement estimer que la part de ces maladies liées au stress résultant de la précarisation des emplois et des pressions induites par le risque de délocalisation pourrait représenter jusqu’à 0,5 % du PIB en France.

On peut en juger pour la France où le coût du libre-échange peut donner lieu à une comparaison relativement simple. Le désarme-ment douanier, largement conduit par les politiques européennes, s’est traduit depuis une quinzaine d’années par une pression gran-dissante sur les emplois à faible qualification. Nous sommes ainsi entrés, depuis le tournant de 1983, dans une logique de déflation salariale qui est largement responsable du chômage de masse et de l’émergence de la catégorie des « travailleurs pauvres ». Pour éviter un accroissement du chômage encore plus important que ce que l’on a connu, les gouvernements qui se sont succédé depuis 1991 ont entrepris de subventionner, directement ou indirecte-ment, ces emplois. La liste des subventions est longue et elle inclut les subventions aux régions qui ont connu des taux de chômage importants.

15. P. Lunde-Jensen et I. Levy [1996]. 16. À la différence de pays comme la Suède ou la Suisse, les pouvoirs publics en

France n’ont pas procédé à des enquêtes épidémiologiques complètes sur les coûts du stress au travail. Pour une présentation des sources et des données disponibles, voir J. Sapir [2006b].

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?242

On ne retiendra ici que deux mécanismes : les abattements de charges consentis aux PME – qui atteignent, en 2006, 20 milliards d’euros (soit pratiquement 26 milliards de dollars) – et la « prime pour l’emploi », dont le coût se monte pour le budget à 4 milliards d’euros. On atteint alors un total annuel de 24 milliards d’euros, soit près de 31,4 milliards de dollars au taux de change actuel de l’euro.

L’effet dynamique de ces coûts est considérable. Ce qui mon-tre bien que l’impact du libre-échange sur la crise économique et sociale que la France connaît depuis près de deux décennies est loin d’être marginal.

Conclusion

Les problèmes relatifs aux modèles que l’on vient d’évoquer sont, en réalité, constitutifs des problèmes méthodologiques que l’on rencontre avec la théorie de l’équilibre général17. Les hypothè-ses utilisées sont parfaitement irréalistes (par exemple l’hypothèse d’information parfaite ou celle d’ajustement instantané et sans fric-tions18), ou ont été invalidées par des recherches récentes (comme les hypothèses sur la rationalité et le comportement des agents économiques19). Les représentations mathématiques des comporte-ments économiques sont en réalité des constructions ad hoc conçues uniquement pour obtenir le résultat postulé au départ20.

La question de l’irréalisme des hypothèses devient rédhibi-toire si l’on veut s’en servir comme des instruments d’analyse du monde réel21. Une hypothèse comme l’information parfaite induit nécessairement des résultats très favorables quant aux effets de la concurrence et de la libéralisation des échanges. Mais, dès que l’on restreint la notion de perfection de l’information et que l’on introduit la possibilité d’asymétries entre les acteurs économiques, les résultats des modèles s’inversent. L’arbitrage sur les marchés

17. Voir F. �c�erman �2002�, �. �uerrien �2002�, �. �apir �2000�, �. M. � . ausman �1994�.

18. Voir O. Morgenstern �1976�. 19. �oir �. �apir �2005, chap. 1, 2 et 3�.20. Voir �. �onnenscheim �1973�, �. Mantel �1974�. 21. Voir �. La�son �1997�, U. M��i �1989�.

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243Libre-échange, croissance et déVeLoppement : queLques mythes…

produit du déséquilibre22. Les marchés cessent d’être efficients pour répartir les ressources23. Quand �oseph �tiglitz reçut le prix Nobel pour ses travaux sur les imperfections d’information, il défendit alors l’idée que la concurrence devait cesser d’être le paradigme central en économie ��tiglitz, 2002, p. 460�. Les modèles d’équili-bre général calculable présentent donc des défauts irrémédiables.

Tableau 3. CommenT les modèles évaluenT-ils les effeTs de la libéralisaTion du CommerCe mondial ?

Contrairement à ce qui est affirmé dans les médias et dans le discours de l’économie « vulgaire », il n’y a pas d’argument per-mettant de fonder de manière normative (et donc prescriptive) la supériorité de la concurrence, et donc des politiques de libérali-sation. Les résultats normatifs issus de la théorie de l’équilibre général sont aujourd’hui entièrement invalidés. Le seul résultat robuste que la théorie économique puisse fournir est donc qu’il vaut mieux du commerce que pas de commerce du tout. Mais il est faux et malhonnête de prétendre que la théorie économique démontre qu’il est toujours avantageux d’avoir plus de commerce.

En réalité, la théorie économique ne tranche pas quant aux formes de régulation du commerce, qui peuvent donc inclure tout autant la

22. �oir �. �alop �1976�, �. �reen �1977�, �. �alop et �. E. �tiglitz �1977�. � . . . 23. S. Grossman et �. E. �tiglitz �1976�, �. �reen �1977�. . .

Nature des effets

à prendre en compte

Prise en compte

par les modèles CGEProblèmes méthodologiques soulevés

Gains de production par

accroissement de la demande

Oui,

dans tous les modèles CGE

Utilisation dans tous les modèles des

« élasticités d’Armington » soumises

à de très fortes incertitudes

Gains par accroissement de

l’efficacité (spécialisation et

taille de marché) et dynamique

sur la croissance future

Oui, mais

hypothèses très favorables

dans LINKAGE, plus

réalistes dans GTAP

Hypothèse néoclassique de maximisation

en information parfaite, pas de prise en

compte de la possibilité de rendements

croissants, sauf dans le modèle BDS

Coûts administratifs de mise

en œuvre des accordsNon

Aucune difficulté à calculer ces coûts,

comme le montre le RIS

Coûts fiscaux et parafiscaux de

la libéralisation des échanges

(baisse des revenus publics)Non

Aucune difficulté à évaluer les coûts ;

nécessité d’utiliser une modélisation de

type « croissance endogène » pour obtenir

une évaluation en dynamique

Coûts induits par

accroissement, même

temporaire du chômage

Non

Données disponibles incomplètes,

couvrant essentiellement les subventions

aux emplois faiblement qualifiés

Coûts induits par des maladies

stress-induites liées à

l’ouverture

Non

Absence d’études exhaustives dans le cas

de la France, montant du coût susceptible

d’atteindre 0,5 % à 1,5 % du PIB

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?244

concurrence que des mesures administratives, des protections ou des subventions, elles-mêmes directes ou indirectes. �out est ici question de contexte24. La théorie économique fournit des arguments qui condamnent l’autarcie, mais nullement le protectionnisme. En l’absence de résultats normatifs de la théorie économique, l’histoire économique redevient alors un guide important et nécessaire pour choisir le régime commercial le plus adéquat. Or, comme on l’a vu dans la première partie de ce texte, l’histoire économique tend à valider l’hypothèse d’une pertinence du protectionnisme pour le développement économique.

L’estimation faite des coûts du libre-échange pour les P�� est largement supérieure aux gains annoncés dans le modèle ���P. �ans le cas d’un pays comme la France, et sans prendre en compte de possibles pertes en recettes fiscales, le coût induit pourrait attein-dre entre 32 et 50 milliards d’euros (41,9 à 85 milliards de dollars). On obtient cette somme en combinant les subventions nécessaires aux emplois à basse qualification (24 milliards d’euros) et une évaluation des coûts induits par l’accroissement des maladies liées au stress au travail spécifiquement lié à l’ouverture internationale (entre 8 et 26 milliards d’euros). Le libre-échange est susceptible d’engendrer un « coût d’opportunité » considérable et explique à lui seul le décrochage de l’effort de recherche dans notre pays par rapport aux compétiteurs étrangers.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?248

Le capitalisme est-il maîtrisable et réformable ?

Jean-Luc Gréau1

1On ne sait pas très bien ce qu’est le capitalisme. Malgré la foule d’écrits qu’il a suscités, malgré la contribution à sa com-préhension de grandes œuvres qui demeurent, on ne sait pas très bien comment le définir ni le maîtriser intellectuellement. Nous sommes aujourd’hui dans le capitalisme par nécessité. Ce système nous englobe, nous n’avons pas de recours alternatif. Les systè-mes économiques et sociaux correspondant à ce qu’on a appelé le « socialisme réel » se sont effacés, sauf les vestiges qui sub-sistent ici ou là comme à Cuba ou en Corée du Nord, mais qui ne peuvent pas être des « modèles ». Nous pouvons être aussi dans le capitalisme par croyance. J’ai toujours été un adepte du capita-lisme à titre intellectuel. Au lycée, je croyais déjà aux vertus d’un régime gouverné par la concurrence et j’y crois aujourd’hui encore, même si je vais plaider pour un néoprotectionnisme. C’est peut-être paradoxal, mais je m’en expliquerai. Adhérer au capitalisme par croyance, c’est accepter que le développement économique soit un objectif constant, permanent des sociétés nouvelles ; c’est accepter la mise en concurrence des organismes de production, comme les entreprises, mais aussi ceux des nations, des États, des peuples, des systèmes publics… C’est accepter une certaine instrumentalisation des ressources humaines en vue d’une fin économique, ainsi qu’une instrumentalisation corrélative de la nature (c’est le problème éco-

1. Ce texte, qui reprend une conférence faite devant le club Politique Autrement, a paru en mai 2006 dans Les Cahiers de Politique Autrement – voir www.politique-autrement.org

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249Le capitaLisme est-iL maîtrisabLe et réformabLe ?

logique). Le processus de développement économique passe par un agent économique spécialisé qui prend le nom d’« entreprise ».

De grandes réformes sont à entreprendre et elles sont inévita-bles. Mais il faut être prudent dans la notion de « maîtrise », car le capitalisme est une réalité relativement récente − quatre siècles environ − et c’est un système qui s’est singularisé par sa capacité de mutation, par ses transformations successives. Le sentiment d’impuissance que nous connaissons depuis vingt-cinq ans est dû au fait que, dans cette période, nous sommes dans une nouvelle phase de développement du système : celle d’une bifurcation éco-nomique, financière et commerciale.

L’émergence historique d’un système nouveau

D’où vient le capitalisme ? La question demeure, un siècle et demi après les efforts de Karl Marx pour y répondre de façon exhaustive et définitive. Et si cette grande interrogation légitime de Marx demeure – indépendamment de son analyse du système lui-même –, c’est que le système ne va pas de soi et qu’il introduit une novation radicale dans l’histoire des sociétés humaines et dans l’organisation du travail humain. Marx l’avait pressenti. Je ne crois pas que l’explication donnée soit la meilleure possible, mais je le rejoins sur ce point essentiel : il n’y a pas eu de transformation progressive de l’Antiquité aux Temps modernes pour aboutir au capitalisme ; il y a bien eu surgissement d’un système nouveau. Il existe une césure entre les sociétés précapitalistes et les sociétés capitalistes.

Trois éléments concourent au surgissement du système éco-nomique capitaliste. D’abord, à la fin du Moyen Âge, en Europe occidentale, apparaît l’État moderne, l’État de service dont les deux premiers prototypes sont les États monarchiques anglais et français. Guillaume le Conquérant et Philippe Auguste en France sont les premiers animateurs d’un nouvel État qui se distingue des précédents. Il est fondé sur la protection, sur l’application de la loi, sur l’ordre et sur la justice. Il se place en dehors de la société ; il agit comme un instrument de la société, qui n’est pas encore une nation au sens formel du terme, pour sa protection. C’est dans l’aire définie par ces nouveaux États que l’économie moderne est

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?250

née et non ailleurs. D’autres régions du monde connaissaient un développement économique important. À l’époque de notre Moyen Âge, la Chine était un pays techniquement et économiquement en avance sur l’Europe.

Ensuite, selon Karl Polanyi2, les liens sociaux traditionnels se sont relâchés, avec les liens de dépendance réciproque. Il appelle ce phénomène le « désencastrement » : dans les sociétés antiques, depuis le clan, la tribu archaïque jusqu’aux empires et aux cités, l’individu − qui n’a pas encore ce nom − est pris dans un réseau de relations (famille, clan, statut professionnel, fonction sociale…). Vers la fin du Moyen Âge européen, ces liens commencent à se défaire et c’est une condition du surgissement du capitalisme.

Enfin apparaît l’entreprise comme personne morale. Cet agent économique nouveau naît, semble-t-il, vers le début du xViie siècle en Hollande. On voit apparaître de nouveaux métiers, une nouvelle façon d’aborder l’inclusion dans le marché : grossiste, assureur, armateur, éditeur... Les premiers éditeurs sont des libraires hollan-dais qui se mettent à prendre en charge les risques de la mise en vente d’un manuscrit. L’entreprise confectionne en quelque sorte son marché, elle élabore le travail, comme le dit excellemment un auteur connu, et réhabilité, Joseph Schumpeter�. Son ouvrage principal, Théorie de l’évolution économique, paru en 1911 alors qu’il n’avait que 28 ans, est cependant assez peu lu. Schumpeter dit que l’entreprise joue un rôle pédagogique, c’est-à-dire qu’elle transforme le comportement des acheteurs. Elle les incite à modifier leurs comportements d’achat, en abandonnant des consommations anciennes. Ce nouvel agent économique est un producteur-vendeur pur. Et la concurrence en découle directement.

Le producteur personne physique, qui précède l’entreprise, pro-duit et vend dans un système de marché, mais il vend pour acheter, c’est-à-dire pour couvrir sa consommation personnelle. L’acte de production a pour horizon l’obtention des moyens permettant la survie ou éventuellement la vie confortable de celui qui produit et vend sur le marché. Les producteurs personnes physiques n’ont pas de raison de se faire concurrence au sens moderne du terme. Leur but est au contraire d’élever les termes de l’échange, c’est-à-

2. Karl polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 198�.�. Joseph schumpeter, Théorie de l’évolution économique, Dalloz, Paris, 198�.

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dire d’obtenir en contrepartie de ce qu’ils vendent le maximum de revenus, de façon à pouvoir ensuite négocier le maximum de biens sur le marché. L’entreprise, elle, n’a d’autre but que de vendre le plus possible et de réaliser avec cette vente le profit maximal. C’est un vendeur pur. L’entreprise ne fait que vendre ; elle achète en vue de vendre ; l’entreprise consomme uniquement en vue de produire. De ce point de vue, Marx n’a pas entièrement tort de souligner la novation introduite par l’économie capitaliste. Mais il oublie de dire que cela se fait à travers un processus de concurrence qui implique innovation et accroissement continuels de la productivité. Dans le schéma marxiste, rien n’oblige à une concurrence qui s’intensifie et se renouvelle en permanence. L’ultima ratio du capitalisme, ce n’est donc pas la concentration totale et l’accaparement de la production dans chaque secteur par un « monopole ».

Je n’aborde pas les aspects scientifiques et techniques. Le capi-talisme moderne s’est emparé de la science et de la technique dans le but de perfectionner sa production et de mettre sur le marché des produits et des services nouveaux. Je constate seulement que la grande révolution intellectuelle constituée par la science moderne au xViie siècle est concomitante de l’apparition du capitalisme des Temps modernes. À cette époque, l’esprit humain, au sens large, a accompli des progrès dans les domaines intellectuel, politique, économique.

Renouvellement et réorientation du capitalisme

La nation et le peuple français ont longtemps refusé l’idée du capitalisme et surtout le fait qu’il puisse être prédominant. Ce n’est que très récemment, après la Seconde Guerre mondiale, que la France a fini par l’adopter, mais elle l’a fait en deux étapes. Au lendemain de la guerre, nous avons adopté la productivité. Grâce à la convergence des forces syndicales, politiques, patronales, média-tiques – peut-être pas intellectuelles, mais tout de même jusqu’à un certain point –, la France est devenue un grand pays taylorien. Puis, dans les années 1980, elle a adopté l’entreprise. Quoi qu’on puisse dire dans la sphère d’expression du néolibéralisme, la France a adopté l’idée que l’entreprise est bien l’agent de la croissance et qu’il n’y a pas d’agent de rechange.

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Dans les années 19�0, le capitalisme est passé au bord du gouffre. Les grandes démocraties – les États-Unis, la France, l’Angleterre – ont maintenu difficilement un régime économique en très grave difficulté. Ces mêmes États, après la guerre, se sont réorientés, avec certains autres, vers une forme économique de capitalisme assez renouvelée en insistant sur l’équilibrage social du système. Tout ce qui a été fait après-guerre – à travers les Accords de Bretton Woods, les organismes internationaux comme l’Organisation internationale du travail (OIT), la Déclaration de Philadelphie – implique que le projet économique n’a de sens que s’il s’accompagne d’un projet social et même d’un certain progrès intellectuel et moral.

Nous avons connu après la guerre une période de croissance éco-nomique avec des chiffres jamais approchés auparavant, de l’ordre de 4,8 % l’an en France pendant vingt-cinq ans. Cette période a été marquée par une révolution agricole, une transformation productive de l’industrie et un essor exceptionnel de la distribution. En même temps, au moment où la critique sociale de gauche, anticapitaliste, s’est intensifiée, le capitalisme a montré un visage réellement social. Le pouvoir d’achat, les rémunérations de toutes sortes ont progressé au même rythme que la production elle-même. On a assisté, pas seulement en France, à la mise en place de véritables systèmes de protection sociale que nos ancêtres d’avant-guerre ou du xixe siècle auraient eu du mal à imaginer. Le système actuel d’assurance-mala-die, de vieillesse, de protection contre les maladies et les accidents du travail, l’assurance-chômage, les allocations familiales impli-quent un prélèvement énorme sur la richesse collective, nourri par la productivité croissante et accepté par les entreprises comme un moyen de régulation du système.

Ce système a marché parfaitement pendant vingt-cinq ans jus-qu’au début des années 1970, puis il s’est mis à « cafouiller ». La crise des prix du pétrole a joué un rôle, mais d’autres phénomènes ont aussi pesé. La rentabilité des entreprises a diminué. La crois-sance s’est mise à ralentir. Pour la maintenir, les États ont procédé à des politiques de relance qui ont eu pour conséquence l’aggravation continuelle de l’inflation. On est arrivé à une période de stagflation, c’est-à-dire une période de croissance réduite avec une inflation de 8, 10, 12, 14 et même 20 ou 25 % par an. L’Italie et l’Angleterre ont atteint des chiffres supérieurs à 20 % !

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Le système ne va donc plus très bien. John Hicks, prix Nobel d’économie, grand vulgarisateur de la pensée de Keynes, publie en 1976 ou 1977 un ouvrage dans lequel il résume les problèmes de l’économie keynésienne à cette époque4. L’efficacité potentielle du système s’érode et ses capacités à nourrir le progrès social dimi-nuent. Il se produit des événements lourds. Tout le monde retient les aspects politiques ou idéologiques : l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher et la mise en œuvre de politiques de « déréglementation ». Ces événements ont certes été importants, voire essentiels, mais ils accompagnent des transformations qui ont lieu au sein même du système économique, monétaire et financier. Le système non seulement se réforme, mais il bifurque. Deux grandes bifurcations apparaissent alors, l’une financière, l’autre commerciale – qu’on appelle « mondialisation ».

Bifurcation financière et subordination des entreprises aux actionnaires

La première bifurcation est la montée en puissance des grands marchés financiers. Les États se sont désengagés de la production avec notamment les politiques de privatisation. En ce sens, on peut parler de libéralisme économique au sens propre. D’une façon générale, les États ont renoncé à être une puissance réglementaire en matière de prix, de change ou de crédit. Nous l’avons particuliè-rement senti en France au début des années 1980, lorsque François Mitterrand a fait ce grand zigzag économique entre 198� et 1986. Mais on a constaté dans tous les pays un désengagement des États du système productif, même là où ils étaient encore peu engagés. Les États se sont retirés de la réglementation, de l’encadrement des agents économiques. Les pouvoirs de régulation ont été trans-férés aux banques centrales devenues « indépendantes ». Elles ne peuvent pas l’être totalement, mais les liens entre les États et les banques centrales se sont relâchés, en même temps qu’on demandait à ces dernières de faire l’essentiel pour régler les conditions de la marche économique. C’est le moment où l’inflation est cassée, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. C’est le « moment Volker » :

4. John Hicks, La Crise de l’économie keynésienne, Fayard, Paris, 1988.

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Paul Volker, président de la banque centrale des États-Unis, casse alors l’inflation en faisant monter les taux d’intérêt à près de 20 % et ce pouvoir lui a été dévolu par l’État américain.

Il existe trois grands marchés financiers. On parle toujours de la Bourse, mais les véritables moyens de paiement des agents économiques, c’est d’abord le marché de la dette, le marché des obligations. Le capitalisme a besoin d’une progression régulière des moyens de paiement en circulation, obtenue par l’accroissement du crédit. La banque assurait les risques du crédit en prêtant et en gardant dans ses comptes le risque d’insolvabilité du débiteur. Or, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les banques transfèrent le risque du crédit aux marchés financiers. Ce ne sont plus les banques elles-mêmes, mais les fonds de placement col-lectifs (fonds de pensions, Sicav…) qui prêtent véritablement de l’argent aux entreprises et aux collectivités publiques. Quand les banques vous font crédit, elle font un paquet global de tous leurs prêts, les « coupent en morceaux » et les remettent sur le marché obligataire : on appelle cela la « titrisation ». Ce phénomène est central pour comprendre la bifurcation financière. L’État français a une dette publique égale à 68 % du PIB et certains ont dit que nous étions en faillite. Ce n’est pas vrai, fort heureusement, et d’autres États sont plus lourdement endettés que nous. Mais l’importance de ce chiffre atteste de l’importance du rôle financier des marchés obligataires et montre le rôle joué par les fonds de placement spé-cialisés qui y opèrent.

Accessoirement, le risque est assuré par les Bourses, c’est-à-dire le marché des actions. C’est ce qu’on appelle le « financement par fonds propres ». Quand on souscrit des actions, l’argent est donné à l’entreprise une fois pour toutes ; c’est une sorte de subvention financière. La caractéristique d’une action, c’est qu’elle est émise sans donner droit à remboursement. Souscrire une obligation donne droit au remboursement du capital, augmenté d’intérêts ; l’action, elle, donne droit aux dividendes distribués par l’entreprise, sans remboursement du capital, sauf dans le cas du rachat d’actions.

Le troisième marché financier est le marché des changes, le marché des devises. Il devient un marché spéculatif au sens pur. En septembre 2004, le marché des changes traitait au niveau mondial 1 900 milliards de dollars chaque jour. C’est un montant sans com-mune mesure avec les besoins des agents économiques en monnaie

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étrangère. Des milliers d’opérateurs interviennent sur ce marché uniquement sur la base d’une espérance de plus-value. On achète de l’euro ou du dollar ou du yen dans l’espoir qu’il s’appréciera. Exactement comme on peut acheter une action Saint-Gobain ou Carrefour ou Lafarge dans l’espoir que cette action s’appréciera. On parle des « marchés financiers », mais ils n’existent pas in abstracto ; il faut toujours penser aux opérateurs réels, comme ces personnes qui dirigent ces 8 000 fonds purement spéculatifs dans le monde qu’on appelle les hedge funds5. À l’échelon mondial il y a vingt ans, il n’en existait que quelques dizaines. S’il y a eu un néolibéralisme à l’échelon politique et idéologique, il correspond à un néolibéralisme au niveau des structures économiques.

Une des conséquences lourdes de la bifurcation financière est que désormais les entreprises ont un interlocuteur central : l’action-naire. Or cette subordination aux shareholders (les actionnaires) présente une double difficulté.

La première est qu’on peut se demander si l’acteur le plus légi-time est l’entreprise – qui conçoit la production, l’organise et la met sur le marché – ou si c’est l’actionnaire – qui ne fait que détenir le capital et surveiller la bonne ou mauvaise marche de l’entreprise. Dans ce système, la légitimité morale a été transférée aux actionnaires. Au moment même où on chante l’hymne à la gloire de l’entreprise créatrice de richesses, on la place comme un agent subordonné qui doit rendre des comptes, faire du reporting aux actionnaires. Cela n’a pas conduit à la moralisation et à une plus grande rigueur du comportement des entreprises cotées, mais à son contraire.

La gouvernance d’entreprise – système anglo-saxon qui devait relier les actionnaires et les managers – n’a pas opéré ses effets bienfaisants. La financiarisation de l’entreprise à travers la toute-puissance du marché boursier a eu pour conséquence le fait que les sièges sociaux des entreprises se sont vidés de leur substance technique et commerciale. Ils sont devenus essentiellement des staffs financiers et de communication externe. Ce sont les unités opérationnelles de l’entreprise qui ont eu la charge d’organiser la production et de dégager le cash-flow (la rentabilité). Cela a créé des tensions entre le siège social et les unités opérationnelles,

5. Hedge funds : littéralement « fonds de couverture ».

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ainsi qu’entre les unités opérationnelles. Cela a détruit la confiance interne dans les groupes cotés en Bourse.

Mais la confiance entre les actionnaires et les managers, elle aussi, a subi de grands dommages. Comme il suffisait de promettre pour faire monter les cours, on a beaucoup promis. Puis, quand les résultats n’ont pas été au rendez-vous, on a truqué les comptes. D’où les grands scandales, Enron n’étant que l’un des seize grands scandales aux États-Unis.

Des inégalités sans précédent dans la concurrence mondiale

La bifurcation commerciale appelée « mondialisation » est l’ouverture accélérée et quasiment inconditionnelle des échanges commerciaux. À partir des années1970-1980, les « Blancs » ne sont plus les seuls, avec les Japonais, dans le champ du monde capitaliste. De nouveaux entrants, de nouveaux concurrents appa-raissent. Malheureusement pour nous, ils sont très efficaces. On assiste à l’émergence des « dragons » et autres « tigres » asiatiques. Quelques pays de population limitée (Taïwan, la Corée du Sud, Hongkong, Singapour, puis la Thaïlande à un moindre degré) ont montré la capacité des pays asiatiques, en dehors du Japon, à adopter un modèle de type capitaliste et à devenir très performants.

La Corée du Sud avait en 1960 un PIB par habitant égal à celui du Ghana. En 2005, le Ghana a toujours le même PIB par habitant, c’est-à-dire que la croissance démographique y a absorbé la croissance économique. En Corée du Sud, le PIB par habitant a été multiplié par �5. Ces « dragons » asiatiques ont montré la voie à l’ensemble de l’Asie et à d’autres nations dans le monde. Il était donc possible à des peuples qui n’appartenaient pas à l’aire européenne ou aux colonies de peuplement européen (États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) de réussir économiquement, de rejoindre les premiers pays industriels capitalistes et éventuel-lement de les dépasser. Derrière ces « dragons », l’ensemble de l’Asie émergente (Chine, Inde, Malaisie, Indonésie, Vietnam), c’est-à-dire la moitié de la population mondiale, s’engage dans la voie du développement capitaliste.

Le grand phénomène nouveau, avec l’arrivée de la Chine et de l’Inde, c’est la mise en concurrence de masses humaines considérables

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avec des pays déjà industrialisés, dans des conditions de coûts de production qui ne sont plus comparables. Or il est étonnant que la Chine, dotée d’un réservoir de population d’un milliard trois cents millions d’habitants, ait choisi un modèle de développement exporta-teur, comme l’avaient fait Taïwan (vingt-trois millions d’habitants) et la Corée du Sud (quarante-huit millions). Les grands pays industriels qui se sont développés au xViiie puis au xixe siècle – la France, l’An-gleterre, l’Allemagne, les États-Unis – ont fondé leur développement sur le marché intérieur et accessoirement sur le marché extérieur. La Chine commence d’emblée son décollage industriel en 1980 en ciblant les marchés extérieurs et cette expansion se poursuit actuellement. C’est la période d’expansion la plus intense et la plus longue enregistrée dans l’histoire économique : vingt-cinq années de croissance continue avec des chiffres de 5 à 10 % par an. Cette croissance est tirée d’abord par l’exportation et les investissements qu’elle induit. Les exportations représentent plus de �0 % du PIB de la Chine, c’est-à-dire plus que les exportations françaises par rapport au PIB. Son investissement représente 40 % du PIB, mais la consommation n’en représente que �0 %, alors qu’elle représente en France les deux tiers du PNB. Les populations dont les conditions de rémunération sont infiniment plus basses que celles de n’importe quel pays d’Europe occidentale vont pouvoir produire des biens comparables aux nôtres en termes de productivité, voire de qualité, avec des prix de revient incommensurablement plus bas.

Surtout, ne croyez pas ce que disent les propagandistes de l’OMC ! Il n’y a pas de « division internationale du travail » : en réalité, les pays de l’Asie émergente sont directement en concur-rence avec les pays industriels anciens sur l’ensemble de la gamme de la production, à quelques exceptions près. Une seule illustration : selon le ministère du Commerce extérieur chinois, sur la liste des cent premières entreprises exportatrices, cinquante-trois sont des filiales de groupes étrangers et quarante-sept sont à capitaux chinois. Presque toutes produisent trois catégories de produits qui recouvrent l’électronique, l’informatique et les communications, soit les produits de la troisième révolution industrielle. Certaines autres fabriquent également des tee-shirts, des baskets, des jouets, mais aussi des cargos et des porte-conteneurs… Mais les 65 ou 70 milliards de dollars d’exportation mensuelle de la Chine – pays devenu le troisième exportateur mondial devant le Japon, mais

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derrière les États-Unis et l’Allemagne – concernent surtout des produits élaborés, que parfois nous ne produisons pas, tels les ordinateurs personnels.

Il existe donc une inégalité manifeste dans la concurrence. Les déséquilibres commerciaux sont de plus en plus intenses. Les courbes qui représentent le commerce extérieur de l’Europe et des États-Unis avec la Chine sont catastrophiques. Le déficit s’aggrave d’année en année. Le solde était négatif de 6 milliards de dollars par mois pour les États-Unis en 2000, il est aujourd’hui de 14 ou 15 milliards de dollars. Quand la France exporte 1 milliard d’euros vers la Chine, elle en importe � milliards, en dépit des Airbus que nous lui vendons – en attendant qu’ils soient produits sur place.

Un problème de cette échelle n’est jamais apparu. On peut accepter des écarts de rémunération. La France a pu accepter la concurrence avec le Portugal dont les rémunérations sont à peu près la moitié des nôtres. Elle est plus difficile avec la Tchéquie et la Pologne où le rapport est de 1 à 3 ou 4. Elle devient impossible avec la Chine. L’assurance-maladie a été supprimée dans ce pays : les Chinois doivent payer à l’avance les interventions chirurgicales quand ils en ont les moyens, l’État n’a pas de retraites à verser… À la différence des rémunérations directes s’ajoute donc la dif-férence en termes de protection sociale. Par ailleurs, en Europe, en Amérique du Nord, nous entrons dans l’ère du vieillissement démographique. Dans les années à venir, les dépenses de retraite, de maladie et de dépendance des personnes âgées vont augmenter de manière exponentielle. Comment alors accepter la concurrence avec ces pays émergents ?

L’idée prédominante est que nous, Européens et Américains, conservons plusieurs longueurs d’avance d’ordre intellectuel, technique et scientifique sur ces pays. Toutefois, les 150 000 étu-diants chinois dans les universités japonaises, plus ceux des universités américaines ou européennes, sont en train de nous rejoindre, de nous rattraper, voire de nous dépasser. Un membre du conseil exécutif du MEDEF que j’ai rencontré à l’automne 2004 revenait d’un voyage en Chine. Il me disait : « Bientôt, ce sont eux qui feront de la haute valeur ajoutée et, nous, nous ferons la faible valeur ajoutée. » En exagérant un peu, il avait compris l’essentiel. Il avait visité Huahei, l’équivalent d’Alcatel en Chine. Il avait été bouleversé par l’efficacité, l’assiduité au travail, le

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zèle qu’il y a observés. Nous n’allons pas reprendre notre avance industrielle et technique, au mieux nous allons essayer d’être au même niveau.

Europe : rationaliser le capitalisme

Le néoprotectionnisme est une réponse à cette inégalité dans la concurrence. Par exemple, l’Union européenne applique des taxes antidumping (de 47 et �4 %) sur les importations de vélos chinois et vietnamiens. Cette mesure, qui représente une exception à la règle du libre-échange, suffit à recréer des conditions de concurrence à peu près égales : ainsi, les fabricants européens maîtrisent 70 % de leur marché continental. Sinon, pour demeurer compétitifs, il nous faudrait baisser les salaires de façon drastique et l’économie locale en subirait les conséquences : le blanchisseur, la pizzéria, le voyagiste n’auraient plus qu’à fermer leurs portes. L’État et la protection sociale aussi.

Il faut donc un système de protection douanière. Celui-ci ne peut pas être national, mais doit s’établir à l’échelon de grandes régions comme l’Union européenne, l’Amérique du Nord, l’Asie du Sud-Est, l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique de l’Est, l’Afrique du Sud… Je ne suis pas partisan d’un tarif extérieur commun, à la mode de l’ancienne Communauté économique européenne, qui serait dangereux, car il nous mettrait en conflit immédiat non seulement avec les pays émergents, mais aussi avec les États-Unis, le Canada ou le Japon qui ont des conditions de travail à peu près comparables aux nôtres. Il faut des taxes antidumping ciblées, par pays et par produit, avec une clause annexe présentant des représailles lourdes à l’égard des pays qui pratiquent la contrefaçon. Selon les accords de l’OMC de 1994, la contrefaçon devait être éliminée en 2004. Or, en 2006, le volume de la contrefaçon atteint des niveaux records, et vous en connaissez le principal responsable : l’État chinois.

Je réclame donc un néoprotectionnisme pour le rétablissement d’une concurrence équitable. Ce n’est pas un protectionnisme avec fermeture étanche des frontières. Aujourd’hui, toute entreprise bien organisée qui veut accéder à un marché en a les moyens, simplement en y installant sa production de biens et de services. Toyota qui voulait renforcer sa présence en Europe s’installe à Valenciennes.

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Une entreprise chinoise peut créer un centre de production ou de distribution en Europe. La liberté d’installation des entreprises – ce qu’on appelle la liberté des investissements directs – est l’autre grande donnée de la mondialisation, difficile à contester. Elle permet de maintenir la concurrence, même si on établit des taxes anti-dumping. À partir du moment où une entreprise est installée sur le territoire de l’Union européenne, elle y respecte les conditions de rémunération, de législation sociale, de respect de l’environnement et de sécurité civile qui prévalent. Ce ne sont pas les conditions de production à Harbin en Chine dont vous avez pu voir qu’elles sont dommageables pour les populations locales.

Concernant le problème de la relation de l’entreprise avec ses actionnaires, Donald Kalff6, un Néerlandais, avance comme moi, dans un livre récent, l’idée que le modèle d’entreprise américain est potentiellement dangereux et moins efficace que le modèle européen. Les actionnaires qui détiennent le capital, contrairement à ce que dit la vulgate financière, ne sont pas propriétaires de l’en-treprise. L’entreprise est une entité en soi, une personne morale, et personne ne peut s’en déclarer le « propriétaire », même quand il s’agit d’un actionnaire familial comme chez Michelin, Peugeot, BMW ou Ford. Le problème de la Bourse, ce n’est pas sa volatilité, c’est que l’actionnaire est infidèle. Comment peut-on donner à des actionnaires qui sont infidèles un tel pouvoir sur les entreprises : pouvoir de faire nommer et de révoquer les dirigeants, de contrôler leur action, de demander des changements de stratégie ?

Il faudrait donc lier contractuellement et durablement (pas éter-nellement…) à l’entreprise, par un pacte, ceux qui se veulent les actionnaires principaux. Il existe déjà de tels pactes, mais cette idée rencontre des obstacles et des critiques. Dans le monde des affaires, on a du mal à concevoir cette idée de réciprocité des obligations entre les deux grands partenaires. Avec ce pacte, l’actionnaire peut exercer son pouvoir de contrôle sur les dirigeants, il peut leur deman-der des actions déterminées, de rendre compte de façon exhaustive de la façon dont ils élaborent la stratégie, l’appliquent et organisent la gestion interne de l’entreprise. Si les entreprises européennes le voulaient, qu’elles soient ou non cotées en Bourse, elles pourraient

6. Donald Kalff, L’Entreprise européenne. La fin du modèle américain, Vuibert, Paris, 2005.

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dire qu’elles sont prêtes à dégager de la plus-value économique, mais dans la continuité, la sérénité, tout en modérant les exigences des actionnaires. Pour l’instant, c’est le contraire qui se produit. On s’aligne plutôt sur les schémas anglo-saxons. L’Europe vient justement d’adopter les normes comptables anglo-saxonnes, ce qui rend furieux beaucoup de nos comptables. Mais une évolution est possible. L’Europe devrait s’efforcer de développer son propre système et de rationaliser le capitalisme.

Les événements les plus lourds de l’histoire figurent rarement à l’agenda des hommes politiques. On prête à Henry Kissinger cette phrase un peu cavalière, prononcée alors qu’on lui demandait rendez-vous pour la semaine suivante : « Je ne peux donner aucun rendez-vous pour la semaine prochaine, j’ai prévu un coup d’État en Amérique latine. » Il est évident que la marche du monde n’obéit pas à des processus prédéterminés. Il existe des événements lourds, des tendances lourdes, mais on s’aperçoit en même temps que les systèmes économiques et sociaux comme les États connaissent eux aussi des bifurcations. Les conditions économiques mondiales actuelles sont telles que nous allons être contraints bientôt, sous l’empire des circonstances, de prévoir de nous engager dans de nouvelles évolutions lourdes. Le système que j’ai décrit som-mairement s’est mis en place en 1980, il y a un quart de siècle. L’histoire des Temps modernes est rapide. On a eu les vingt-cinq années d’après-guerre, les plus prospères, et nous venons de vivre les vingt-cinq années de mondialisation commerciale et financière. Avant la prochaine décennie, nous aurons à envisager des transfor-mations. À ce moment-là, les dirigeants économiques, politiques, financiers, à l’échelon national ou international, devront réviser leur copie et penser des réformes.

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Économie morale et développement endogène : le cas de la société matengo (Tanzanie)

Deogratias F. Rutatora et Stephen J. Nindi

Une impressionnante variété de civilisations existent à tra-vers le globe, chacune ayant son propre système de valeurs et de connaissances. Depuis des temps immémoriaux, la vision africaine du monde (sa cosmovision) est basée sur la croyance que le monde vivant dépend de la relation tripartite entre les humains, la nature et le monde spirituel, ce qui dans l’ensemble fournit la base de la plupart des systèmes de connaissances indigènes.

Utilisant le peuple matengo du district de Mbinga comme exemple pratique, le concept et/ou les principales caractéristi-ques de l’économie morale et du développement endogène sont présentés de manière succincte pour montrer globalement au lec-teur comment la communauté matengo a évolué dans le temps et comment elle a réussi à survivre dans un environnement fragile pendant plus de deux siècles. En se basant sur le concept de déve-loppement endogène, le texte montre comment les Matengo ont combiné des éléments de stabilité et de mobilité dans leur propre environnement.

Brève présentation du district de Mbinga

Le district de Mbinga est l’un des cinq districts de la région admi-nistrative du Ruvuma, qui se trouve au sud-ouest de la République unie de Tanzanie. Il se situe sur la partie est du lac Nyasa, tandis que le Malawi se situe sur la partie ouest du lac. Il se caractérise

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par l’existence de hauts plateaux qui atteignent une altitude de 2 000 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Sa superficie totale est de 11 396 km2, dont 52 % sont consti-tués de terres arables et 94� km2 étant sous culture. Le climat de la Tanzanie comprend deux périodes : la saison sèche qui va de mai à septembre et la saison des pluies qui couvre le reste de l’année. La pluviométrie est relativement élevée dans le district de Mbinga, environ 1 �00 mm annuellement. Mais il s’agit le plus souvent de fortes averses, brutales et irrégulières, qui favorisent l’érosion des sols sur ces hauts plateaux.

La population du district se divise en quatre groupes ethniques principaux, nommés Matengo, Ngono, Manda et Nyasa, les Matengo occupant surtout les hauts plateaux au centre du district. La densité moyenne de la population est d’environ �4 habitants au km2. Cette population est en forte croissance, passant de 57 �29 habitants en 1957 à 40� 819 en 2002. La pression démographique est bien plus forte sur les plateaux matengo où la densité atteint 100 à 120 habi-tants au km2 [DALDO, 2001]. Cette forte pression démographique favorise une pratique d’agriculture intensive, mais aussi l’émigra-tion des jeunes et des familles vers des régions voisines, moins peuplées, et où il est possible d’obtenir de nouvelles terres.

Le développement historique de la société matengo

L’organisation sociopolitique

Les populations matengo, qui parlent bantou, sont communé-ment désignées comme les « peuples des forêts », du mot kitengo qui signifie en matengo « forêt dense », c’est-à-dire la végétation arboricole primaire de la région, avant qu’elle ne soit soumise à la culture intensive. L’histoire révèle que l’organisation politique des Matengo était non hiérarchique, « comprenant une collectivité de groupes patrilinéaires souverains de statut équivalent et d’ori-gines diverses. Chaque groupe patrilinéaire (kilau) représentait les descendants d’un grand-père commun qui, durant sa vie, avait été le chef incontesté (matukolu ou bambo) du groupe » [Basehart, 1972]. Le village, avec ses chefs et ses anciens, constituait une unité importante de l’organisation sociopolitique.

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Sous la pression d’envahisseurs, en particulier les Ngoni au milieu du xixe siècle, les populations matengo ont dû fuir leur région d’origine et se réfugier dans les régions montagneuses qu’elles pouvaient fortifier afin de se défendre contre les envahisseurs. Les Matengo s’installaient près des grottes naturelles qui leur offraient des refuges défensifs tout faits. Pendant la période des invasions ngoni, la hiérarchie politique semble s’être développée. Au-dessus du niveau du village, il apparut deux grades de dirigeant administratif, avec le principal dirigeant villageois responsable devant un groupe de trois chefs. La position la plus élevée était celle de chef suprême. Les aspects formels de ce système de chefferie ont été renforcés sous l’influence de l’administration coloniale et se sont maintenus jusqu’à la veille de l’indépendance de la Tanzanie en 1961 [ibid.].

Aujourd’hui, les unités patronymiques n’ont plus d’autre fonc-tion que celle de la transmission des noms à leurs membres, mas-culins ou féminins. Au niveau des villages, il y a un président de village, en charge de son administration. Cette institution adminis-trative formelle est reconnue par le pouvoir central.

Le développement de la gestion des terres dans le ntambo

Le processus de formation des villages et hameaux, au début de la période d’installation des populations matengo dans les hauts plateaux, s’est caractérisé par l’établissement du système ntambo ou unité sociogéographique [Rutatora et alii, 1998].

Le mode d’accès à la terre dans le ntambo sur les hauts plateaux matengo détermine l’archétype de l’unité de tenure foncière, qui a de tout temps influencé le modèle unique de l’utilisation des terres. Comme unité topographique, elle se réfère à un espace à flanc de montagne délimité par deux cours d’eau [JICA, 1998]. Elle est aussi considérée comme une unité sociogéographique gérée par une famille patrilinéaire élargie. Néanmoins, avec la croissance de la population et la migration vers de nouveaux espaces, il est fréquent qu’un ntambo soit habité par plusieurs clans. La hauteur et l’aire du ntambo varient respectivement de 100 à 600 mètres et de 10 à 70 hectares [Kato, 2001]. Comme il devient souvent une unité de tenure foncière, les changements dans l’utilisation des terres et la gestion environnementale sont étroitement liés à la propriété terrienne basée sur la gestion ntambo.

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Ntambo a pour origine le mot lupimbi qui, dans le dialecte matengo, signifie « terres suffisantes pour assurer les moyens de vie de la lignée (lukolu) ». Pour les villageois, le mot « suffisant » signifie que la terre doit pouvoir satisfaire la demande de trois générations. L’insuffisance signifie que les membres émigreront vers d’autres lieux pour obtenir des terres quand leur territoire à l’intérieur d’un ntambo identifié leur fournit des moyens de vivre limités [JICA, 1998]. Ainsi, la possibilité d’une relation positive apparaît entre l’étape de maturité du ntambo et la densité de population.

Le ntambo typique est d’abord occupé et possédé par une per-sonne d’un clan donné, et cette personne peut être considérée comme un ancêtre ou grand-parent. Historiquement, le ntambo fut un jour occupé par une famille et plus tard par ses descendants (la famille élargie). Normalement, le premier occupant s’installe et exploite la partie centrale du ntambo à flanc de montagne. Quand de nouvelles générations apparaissent, la forêt est défrichée et de nouveaux champs ngolo (fosses du Matengo) sont créés. Après une génération et avec l’augmentation de la taille de la famille, certains membres vont vers les limites du ntambo, jusqu’à ce que celui-ci soit entièrement occupé, ce qui entraînera la nécessité de créer un nouveau ntambo.

Le JICA [ibid.] a expliqué que le développement des ntambo pouvait être considéré comme un procédé d’accumulation popu-laire et de réorganisation de la propriété des terres dans les régions montagneuses. Le procédé d’exploitation des terres chez les Matengo se produisit de manière plus ou moins synchrone, impliquant non pas un clan, mais plutôt de nombreux clans en plusieurs lieux. Durant le processus de développement, l’extension de la superficie d’un clan était quasiment impossible à cause de la coexistence de différents clans qui auraient pu souhaiter s’élar-gir dans le même temps. Pour cette raison, les arrivants étaient forcés d’adopter un système intensif de culture à l’intérieur de leur ntambo. Dans le même temps, les ntambo devenaient sur-peuplés, au-delà des possibilités d’intensifier la production des subsistances, et les générations successives devaient chercher de nouvelles terres en dehors du ntambo d’origine. Le processus de développement du ntambo de son stade initial d’exploitation à sa maturation se déroule normalement sur trois générations [JICA,

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1998]. Néanmoins, un processus plus compliqué est associé au développement du ntambo. Quand certaines terres deviennent vacantes à cause de migrations externes, des individus venant de clans différents peuvent s’y installer et créer des familles, ce qui augmente la complexité du système de détention de la terre et de l’organisation sociale à l’intérieur du ntambo.

La croissance de la taille des familles à l’intérieur du ntambo entraîne la formation de musi, que Schmied [1989] étudie comme un petit village. Le musi est un hameau occupé par un nombre assez élevé de ménages dont les membres de la famille ont un même ancêtre commun [JICA, 1989]. Le chef du musi fondateur contrôle directement le ntambo aussi bien que les personnes qui forment le musi. Au début de l’exploitation d’un ntambo, il n’existait qu’un musi dans chaque ntambo, mais ce nombre a augmenté par la suite. Selon Schmied [1989], les fils atteignant l’âge de la puberté rece-vaient leur propre lopin auprès de celui de leur père et plus tard créaient de nouveaux musi, ce qui faisait augmenter le nombre de musi dans un même ntambo. De même, après la mort d’un chef de famille, les fils s’en allaient pour créer leur propre musi à l’intérieur du même ntambo. Ainsi, les hommes vivaient sur le site paternel tandis que les femmes habitaient la maison de leur époux après le mariage. Après trois ou quatre générations, on pouvait trouver trois ou quatre musi appartenant à des personnes issues du même ancêtre dans le même ntambo [JICA, 1998].

Le musi fut inventé et maintenu par un système coutumier dési-gné sous le nom de sengu, un système dans lequel les personnes issues d’un même ancêtre devaient se réunir et manger ensemble sous la direction du chef de cet ensemble, habituellement un homme âgé. Le sengu rendait possible les échanges d’idées concernant l’utilisation de la terre, suivant par exemple le système ngolo, et le mode de vie en général à l’intérieur du musi, et facilitait le contrôle et la gestion de l’utilisation des terres dans le ntambo. Tous les individus dans un ntambo devaient adhérer à la parole du chef de son musi.

Durant la période de sengu, il n’existait que peu de maisons dans le ntambo et les personnes vivaient sous un régime de réciprocité, c’est-à-dire qu’elles travaillaient ensemble dans diverses activités agricoles et prenaient leurs repas ensemble. La tenure des terres était basée sur la propriété familiale sous l’autorité du chef de musi

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(bambo). Le chef du sengu partageait l’autorité sur la propriété de la terre, son allocation et/ou sa distribution entre les familles mem-bres. Ainsi, le sengu joua un rôle décisif pour maintenir l’unité des groupes humains, façonner leur vie quotidienne et maintenir leur système d’utilisation des terres. Le chef d’un clan avait le mandat pour accepter ou refuser l’allocation de terres aux nouveaux venus. Les membres du clan continuaient d’utiliser les mêmes lots de terre pendant de longues années, les léguant d’une génération à l’autre jusqu’à ce que la division des terres devienne impraticable.

Durant la période sengu et jusqu’à maintenant, ce sont les enfants mâles qui héritent automatiquement de la terre des parents. La division des terres entre les fils ou autres héritiers familiaux, la croissance démographique, le passage à la propriété privée de la terre et la demande croissante de terre pour cultiver soit le café, soit d’autres denrées alimentaires ont amené la fragmentation de la propriété terrienne parmi les Matengo [Schmied, 1989]. Il en résulta une pénurie de terres qui força les Matengo à en chercher ailleurs. Il est de pratique courante, parmi les familles matengo confrontées à cette pénurie, que le fils aîné et adulte soit le premier à émigrer vers de nouvelles contrées. C’est le père qui se déplace en premier vers une nouvelle région pour s’approprier une portion de terre où son fils le rejoindra. Il repartira vers son village natal trois ans plus tard environ, après avoir aidé son fils à établir sa nouvelle ferme. C’est à ce moment, quand certains de ses membres commencent à émigrer, que l’organisation du sengu est confrontée à un défi majeur.

La coutume du sengu a été aussi en partie battue en brèche par le christianisme et la colonisation. Le christianisme a remis en cause les pouvoirs de la grande chefferie traditionnelle en obligeant les gens à se soumettre à un Dieu unique et en encourageant les ména-ges à prendre leurs repas isolément, à leur domicile. Cela conduisit à l’affaiblissement graduel des pouvoirs attribués aux croyances traditionnelles et l’individualisme pénétra dans les foyers matengo, ce qui incita les gens à s’habituer aux formes individuelles de travail et de repas. Les Tanzaniens éduqués dénoncèrent la culture matengo comme inférieure et perçurent la culture étrangère de l’Europe comme supérieure. De même, l’éducation favorisa l’émigration pour trouver des emplois inexistants sur les hauts plateaux, d’où la destruction de l’organisation sociale établie.

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L’avènement de l’économie monétaire en vue de faciliter le commerce et l’échange pendant la période coloniale, et en parti-culier l’introduction du café comme source de revenu monétaire, fut aussi responsable de l’effondrement du sengu. Les Africains se trouvèrent face à la nécessité de payer des impôts directs en devise métropolitaine, d’où l’obligation pour eux de travailler dans les bureaux, les plantations et les mines qui se situaient sur des territoires distants des hauts plateaux matengo. Le fils du chef indigène Chrisostoms Makita introduisit le café dans le Mbinga vers la fin des années 1920 pour permettre aux Matengo de payer les impôts que leur réclamait l’administration coloniale. À mesure que la production du café se développait, le système traditionnel de propriété commune de la terre s’en trouva affaibli et les indi-vidus obtinrent le pouvoir sur la manière de disposer de la terre. Il apparaît que l’économie monétaire provoqua l’individualisme, l’avidité et la méfiance entre les personnes. La terre et ses produits furent dès lors des propriétés privées. Avec l’accroissement de la population, les terres privées durent être divisées en petites unités pour satisfaire la demande des ménages, ce qui provoqua la pénurie de terre et par suite l’émigration.

Avec la désintégration de la coutume sengu, le musi se retrouva sans dirigeants et cela entraîna ultérieurement la disparition du système établi de bonne utilisation de la terre. En dépit de ce chan-gement, le procédé par lequel le ntambo est établi est resté influencé par les vieilles traditions, et c’est selon ce même procédé que de nouveaux villages se sont créés sur les hauts plateaux matengo [JICA, 1998].

L’affirmation précédente montre que les villages et sous-villages sont établis en suivant le système ntambo comme unité sociogéo-graphique. Sur ce point, le ntambo peut être considéré comme l’unité de base pour l’implantation des hameaux et la formation des villages. Ainsi, les changements dans l’utilisation de la terre et l’environnement sont étroitement liés aux changements dans la propriété terrienne sur la base de la gestion des sols du ntambo. Donc, la caractérisation du ntambo est la clé pour comprendre le processus de développement global de la société matengo et son mode d’utilisation des terres et de gestion de l’environnement.

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Le système fermier sur les hauts plateaux matengo

Avant que les Ngoni n’envahissent leur territoire il y a environ deux cent cinquante ans, les Matengo avaient adopté le système d’agriculture sur brûlis, agriculture minimale correspondant aux principes de groupes quasi nomades [Allan, 1965]. Le résultat de cette invasion des Ngoni fut de repousser les populations matengo vers des régions montagneuses où des grottes naturelles et des pentes escarpées offraient des moyens de protection. Deux refuges idéaux étaient les grandes grottes situées sur le flanc des montagnes du Litembo et de Langiro. Mais la région autour de Langiro étant infertile, les Matengo se sont installés au Litembo [Schmied, 1989 ; JICA, 1983 ; Nindi, 2004].

Étant donné la nature du terrain dans la région, les Matengo ont été contraints d’inventer une méthode de survie à flanc de collines escarpées et probablement de faire en sorte que leur sol fertile ne soit pas emporté vers le bas des montagnes, cultivé par leurs pires ennemis, les Ngoni. En de telles circonstances, la survie dépendait uniquement d’innovations dans le système d’usage des terres [Schmied, 1989]. Chaque pouce de terrain disponible dans les montagnes devait être conservé en culture de manière perma-nente [Pike, 19�8]. Confrontés à la pénurie de terre, sans autre choix que de cultiver des pentes escarpées ou de mourir de faim, sans troupeaux pour obtenir du fumier, les Matengo élaborèrent un système admirable d’agriculture communément désigné par le terme ingolo en dialecte matengo (ou système fermier de fosses matengo), ou ngolo en kiswahili. Basehart [1972] soutient que le système fermier ngolo a été probablement renforcé avec l’introduc-tion de la houe en fer par les immigrants wapangwa. Cet ingénieux système fermier, le ngolo, différencie les populations matengo de tous les autres groupes ethniques des hauts plateaux du sud de la Tanzanie. C’est quasiment le seul peuple qui pratique un système fermier indigène unique dans les régions montagneuses, capable de contrôler l’érosion des sols, de maintenir leur fertilité et d’accroître le rendement des récoltes obtenues sur des pentes raides. En plus des éléments précédents, le système ngolo inclut la rotation des cultures et l’usage systématique des herbes de jachère.

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Basehart [1972] a aussi souligné que cette agriculture inten-sive impliquait des formes alternatives de culture et non pas une combinaison de l’agriculture intensive et du nomadisme comme Nadel [1947] et Middleton [1965] l’avaient rapporté. Il est géné-ralement admis que le système fermier ngolo a évolué pendant cent ans environ chez les Matengo [JICA, 1998], même si Temu et Musanda [1994] soutiennent que le système a évolué au cours des deux cents dernières années. Dans son essence, l’évolution du système d’agriculture ngolo s’apparente à celle du processus de formation du groupe ethnique chez les Matengo [Kato, 2001]. Le système ngolo peut être classé comme un système fermier de culture avec jachère, bien que des récoltes puissent être répétées plusieurs années de suite sans jachère [JICA, 1998].

Le ngolo est simple, presque sans risque d’échec malgré l’ab-sence d’utilisation d’instruments modernes. Les Matengo utilisent la faucille pour couper l’herbe et la houe africaine traditionnelle pour travailler la terre. Le cycle agricole débute par la taille et le séchage de l’herbe (kukesa) de la mi-février à la mi-mars. Ces activités préliminaires sont réalisées par les hommes. En mars et en avril, les femmes prennent la suite pour les activités de semis et de plantation. Les récoltes ont lieu en juin et juillet. D’une année sur l’autre, il y a une rotation entre la culture des haricots et celle du maïs. Les mois de novembre et décembre sont consacrés à la réparation des fosses et à l’entretien des crêtes. Le système d’agriculture ngolo est basé sur une répartition des rôles selon le sexe, où les femmes jouent un rôle plus important que les hommes.

En dépit du fait que les fermes ngolo sont des propriétés pri-vées, le système agricole global comprend des activités de coopé-ration ou de travail sur la base de l’échange réciproque désignés comme ngokela ou chama [Rutatora, 1997 ; Nindi, 2004], des comportements qui étaient très puissants quand l’institution du sengu était respectée. Ces derniers temps, les Matengo expéri-mentent le travail salarié. Mais il est admis que le ngokela reste stimulé par la promesse d’une fête de la bière traditionnelle qui s’accompagne de repas spéciaux à base de poulet, mouton, bœuf ou porc. Il paraîtrait immoral que la fête de la bière et les repas ne soient pas préparés à l’occasion du ngokela. Pour les Matengo, le ngolo apparaît comme la merveilleuse réussite de leur vie, une

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partie intégrante de leur identité, un objet de fierté légendaire de leur histoire qu’ils ne peuvent pas abandonner facilement.

Les perspectives futures, la durabilité du système ngolo dépen-dent fortement de son efficacité multifonctionnelle à contrôler l’érosion des sols, à maintenir sa fertilité grâce à l’utilisation de compost et à la conservation de l’humidité par la rétention de l’eau de pluie dans le système de fosses. Mais, par ailleurs, sa péren-nité repose aussi sur la perception qu’ont les populations locales de l’importance de ce système [JICA, 1998]. Vu ses immenses mérites, la majorité des fermiers des hauts plateaux matengo vont continuer l’agriculture en fosses comme un moyen de survie pour de nombreuses années à venir.

À côté de ses attributs positifs, le système ngolo d’agriculture doit faire face à un certain nombre de défis, tels les enjeux autour de la propriété et de la tenure des terres, la pression démographi-que, la dégradation environnementale globale, la désintégration de l’institution sengu, les contraintes du travail agricole, la diffusion limitée du système ngolo à cause de son caractère intensif en travail, l’extension des plantations de café et les changements dans l’usage des terres sur les hauts plateaux matengo.

Les caractéristiques du développement endogène et l’économie morale des populations matengo

Pour tenter de comprendre les traits principaux qui caracté-risent le développement endogène des populations matengo, les chercheurs de l’université d’agriculture de Sokoine et leurs col-lègues de différentes universités du Japon, comme l’université préfectorale de Fukui et celle de Kyoto, ont commencé leur travail (réalisé entre 1994 et 2004) en apprenant systématiquement auprès des populations rurales tout ce qui concerne leurs connaissances, leurs sagesses, leurs pratiques et leur vision globale concernant le monde naturel, humain et spirituel. Le groupe de recherche a pu ainsi comprendre de l’intérieur les modes focaux de raisonne-ment, les méthodes d’expérimentation et de mise en œuvre des actions décidées ensemble, et les systèmes d’apprentissage et de communication sur lesquels ils s’appuient. Cela signifie que le groupe de recherche, en collaboration avec les populations matengo

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elles-mêmes et avec d’autres partenaires du développement, a participé à des activités locales avec un esprit ouvert et dans le but de comprendre les concepts utilisés et les valeurs qui les sous-tendent. Subséquemment, il a été procédé à un diagnostic commun de la situation réelle, des changements en cours et des risques encourus.

Le développement endogène

Il a été défini au départ comme un développement basé principa-lement, quoique de manière non exclusive, sur des ressources dispo-nibles localement – les connaissances, les cultures et les dirigeants locaux – et déterminé par la manière dont les populations se sont organisées, avec l’ouverture nécessaire pour intégrer les connais-sances et les pratiques aussi bien traditionnelles qu’extérieures. Il inclut des systèmes d’apprentissage et d’expérimentation locaux afin de construire des économies locales et y retenir les bénéfices de l’activité [Haverkort et alii, 200� ; JICA, 1998].

En réfléchissant sur la définition précédente du développement endogène, nous observons que les éléments caractéristiques d’un tel développement chez les populations matengo sont centrés sur ce système spécifique d’agriculture pratiqué sur les flancs escarpés des hauts plateaux matengo qu’on appelle communément ngolo, soutenu par le système social d’utilisation et de gestion des terres qu’est le sengu, un élément central de la gestion du ntambo.

Selon Rutatora et alii [1998], le système d’agriculture ngolo a, durant de longues années, encouragé le mouvement de séden-tarisation des populations matengo, avec une faible mobilité jus-qu’aux années récentes. Bien que les habitants de différents lieux matengo aient été forcés d’émigrer vers d’autres régions (à cause de la pression démographique qui entraîne la diminution des terres disponibles et un déclin de la fertilité des sols à cause de la sup-pression des jachères), des éléments de stabilité pouvaient quand même être observés. Par exemple, Litembo, l’un des plus anciens villages des hauts plateaux matengo et considéré comme le lieu d’origine du peuple matengo, conserve toujours sa forme originelle et continue à se développer. Ce phénomène de stabilité est dû à la culture du café, source de revenus monétaires, et à la capacité du ngolo à soutenir durablement cette culture.

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Comme décrit auparavant, la productivité du ngolo était aussi confortée par l’abondance du travail familial et l’échange récipro-que de travail entre les familles. La période d’activité se terminait normalement par une fête de la bière traditionnelle qui rendait mani-feste que la générosité et l’hospitalité font partie du comportement moral du peuple matengo. Après la récolte, il y avait une certaine redistribution du surplus sous forme de cadeaux aux parents pro-ches et aux amis non seulement pour acquérir du prestige social et de l’estime, mais aussi pour démontrer et promouvoir l’harmonie, la coopération, le progrès ou l’échec partagé, pour décourager les ambitions égoïstes et les concurrences non souhaitées. La nature et les comportements véritables des Matengo se montrent au cours des événements sociaux comme les festivals et les danses tradi-tionnelles appelés chioda et mganda, qui développent les réseaux sociaux et l’unité.

La culture du peuple matengo est fondée sur le concept de réci-procité générale ou don pur tel qu’il a été proposé par M. Sahlins [1972] et élaboré par le professeur K. Sugimura [2004]. Suivant K. Sugimura, les relations sociales dans les communautés rurales africaines sont d’abord gouvernées par la norme de réciprocité généralisée, caractérisée par la solidarité et fondée sur des rela-tions plus personnelles qu’économiques. Il soutient que la norme de réciprocité généralisée se manifeste de façon évidente dans la pratique des repas en commun, un élément fondamental de l’ins-titution sengu chez les Matengo.

Activités nécessaires à la promotion du développement endogène

Le développement endogène chez les Matengo doit distinguer six types de ressources : les ressources naturelles (sol, écosystème, climat, faune et flore) ; les ressources humaines (connaissances et compétences, concepts locaux, méthodes d’apprentissage, ensei-gnement et expérimentation) ; ressources produites par l’homme (bâtiments, infrastructures et équipements) ; ressources économiques et financières (marchés, revenus, droits de propriété, crédit et prix) ; ressources sociales (organisations familiales et ethniques, institutions sociales, direction politique) ; ressources culturelles (croyances, normes, valeurs, festivités et rituels, art, langage et mode de vie).

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Le résultat de plus de huit années de recherches et d’activités de développement dans le Mbinga, c’est la conclusion qu’un cer-tain nombre de tâches particulières doivent être réalisées afin de promouvoir un développement endogène qui pourrait générer des progrès dans le bien-être général, ou économique et social. Parmi ces tâches particulières à accomplir :

– construire à partir des besoins locaux et de ceux des person-nes ; pour accroître le niveau de vie des populations de manière durable, il est impératif que les acteurs comprennent les réalités régionales et les besoins ressentis par les populations, entre autres celui de cohésion sociale ;

– améliorer les connaissances et les pratiques locales ; le déve-loppement endogène vise à accroître sur place le développement des connaissances et des pratiques indigènes, pour aider les popu-lations à adapter leurs pratiques aux changements incessants des circonstances et des possibilités.

Les capacités des populations rurales à observer, à expliquer certaines situations, à concevoir et à tester des innovations possi-bles, à partager des expériences aussi bien qu’à les enseigner aux générations plus jeunes sont des éléments cruciaux de succès (ce qui était le cas durant la période où l’institution sengu était très forte). Néanmoins, avec la revitalisation du sengu dans les villages de Kidimba et de Kitanda, nous espérons que les choses changeront et que les générations les plus jeunes pourront apprendre de leurs aînés.

– le contrôle local des options de développement ; tandis que les modèles conventionnels de développement ont tendance à introduire des innovations dont l’élaboration est externe aux communautés locales, le développement endogène vise au contrôle local de la prise de décision ; cela implique aussi que les membres des com-munautés utilisent leurs propres mécanismes de prise de décision et de contrôle ; les autorités traditionnelles jouent un rôle important dans ce processus, car la communauté doit gérer ses conflits internes de pouvoir et se heurte aux problèmes d’équilibre entre les sexes et de système de gouvernement ; la participation effective de la population doit renforcer le concept de contrôle local des options de développement ;

– identification de nouvelles « niches » de développement ; en contraste avec les approches conventionnelles du développement

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qui forcent les gens à produire ce qu’ils ne consomment pas et à consommer ce qu’ils ne produisent pas, le développement endogène recherche des moyens de générer des revenus additionnels basés sur l’utilisation de ressources locales, qu’elles soient écologiques ou culturelles ;

– utilisation sélective de ressources externes ; il est évident que, dans de nombreux cas, les connaissances et les ressources locales ont des limites et peuvent bénéficier de combinaisons avec des intrants extérieurs spécifiques. Néanmoins, des questions fon-damentales doivent être posées et résolues, par exemple : est-il possible de résoudre le problème en utilisant des ressources loca-les, et quels sont les avantages et les inconvénients à utiliser des solutions externes ? Quelles sont les possibilités qui existent pour construire une capacité locale à reproduire les technologies exté-rieures ? Quelles expériences peuvent être trouvées dans d’autres communautés, régions ou cultures, pour résoudre les problèmes identifiés ?

– retenir les bénéfices localement ; l’objectif de toute activité particulière est de renforcer l’économie locale et pourrait inclure des initiatives pour protéger les droits de propriété intellectuelle ;

– l’échange et les apprentissages entre cultures ; cela implique des dialogues entre les populations rurales, les cadres opérationnels, les chercheurs, les ONG et d’autres afin d’encourager des échanges culturels croisés, l’apprentissage et la coopération. Cela nécessi-terait aussi des programmes de formation pour tous les acteurs impliqués dans le développement endogène afin d’apprendre de nouvelles manières de faire les choses.

Les possibilités et les contraintes dans le développement endogène

Les possibilités. – Ces derniers temps, des groupes divers, des organisations gouvernementales ou non gouvernementales tra-vaillent à revitaliser les savoirs et la cosmovision indigènes. Ils n’adoptent pas une vision romantique des expressions culturelles, mais ils essaient de les comprendre et de les mettre en question par le biais d’expériences et d’innovations.

De plus, les observations faites sur le terrain montrent qu’il y a de l’enthousiasme parmi les agriculteurs, les chefs spirituels,

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les ONG et les décideurs politiques pour expérimenter les savoirs indigènes dans un contexte moderne. Les résultats du projet du SCSRD-JICA [2004] montrent que des innovations méthodologi-ques, des stratégies et des cadres de travail politiques sont en train d’émerger.

Les contraintes. – Parmi les contraintes observées : l’échec de la population rurale et de ses dirigeants à conserver des savoirs indigènes très riches et leurs réticences à construire une relation de confiance avec les cadres des organisations de soutien ou à partager les secrets de leur culture et leurs connaissances spirituelles.

D’autre part, les cadres opérationnels des organisations par-ticipantes n’ont pas toujours la bonne attitude sur le terrain ni les compétences nécessaires pour entamer un dialogue concer-nant la culture et la cosmovision des populations concernées. De plus, ces travailleurs de terrain sont souvent d’une origine sociale plus élevée que celle des groupes marginalisés avec lesquels ils travaillent.

Au vu de ces contraintes, et face à la croissance de la pauvreté, de la dégradation de l’environnement et de l’aliénation culturelle à travers toute l’Afrique, il est nécessaire de regarder au-delà du paradigme de la modernisation de l’agriculture et de la production alimentaire.

Repenser les progrès dans l’agriculture et dans la production alimentaire est d’actualité partout dans le monde. La diversification des activités agricoles, y compris les activités secondaires hors agriculture, les innovations pour la réduction des coûts agricoles, la diversification des méthodes de production, l’agriculture biologi-que, les systèmes de vente locale et la gestion des milieux naturels deviennent des préoccupations communes dans les stratégies des familles paysannes les plus pauvres.

Conclusion

Cet article s’est efforcé de montrer les caractéristiques du développement endogène et de l’économie morale de la popu-lation matengo en se basant sur une compréhension de leur sys-tème de connaissances indigènes qui s’organise autour du système

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277économie moraLe et déVeLoppement endogène…

d’agriculture ngolo, de l’institution sengu et du ntambo, le système de gestion de l’utilisation des terres. Nous avons rappelé la vision africaine du monde qui est basée sur la croyance que le monde vivant dépend de la relation tripartite entre l’humain, la nature et le monde spirituel. Une présentation succincte des démarches sous-jacentes au développement endogène de même que l’observation des possibilités et des contraintes ont montré comment les popu-lations peuvent s’organiser et décider de leur intervention sur la nature en vue de réduire la pauvreté et d’améliorer leurs conditions de vie. Ce qui est nécessaire aux scientifiques et autres catalyseurs du développement, c’est d’avoir une vue équilibrée de la réalité des communautés rurales avant de proposer des interventions qui, en son absence, ne seraient pas fondées dans la plupart des cas et aboutiraient à déplacer les communautés rurales.

Traduit par A. R. Frouville.

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279Justice sociaLe, Justice gLobaLe et obLigation de donner

Il est possible de décrire l’itinéraire de John Rawls de la Théorie de la justice (1971) au Libéralisme politique (199�) et au Droit des gens (199�) – un itinéraire graduel qui a conduit à une refonte profonde de ses postulats de départ – comme une sorte de dérive régressive de son programme de recherche scientifique. La réponse de J. Rawls aux situations critiques de la planète après 1989 – faim, pauvreté, catastrophes environnementales, terrorisme global, néo-nationalismes, tribalismes, guerres de nettoyage ethnique, etc. – a été paradoxale. Au lieu de retravailler et d’étendre les principes de sa théorie de la justice au-delà des frontières des États nationaux, il accomplit deux déplacements :

1° il cantonne le « principe de différence » – pivot de sa théo-rie originaire de la justice prescrivant que les inégalités soient organisées de manière à favoriser les plus mal lotis [Rawls, 1987, § 11] – dans le périmètre des État nationaux, empêchant ainsi son extension – et donc celle de sa « clause antisacrificielle1 » – aux rapports internationaux entre pays riches et pays pauvres ;

2° il neutralise les différences culturelles (idéologiques, reli-gieuses, ethniques, de genre, de Weltanschauung en général) en les confinant dans l’espace privé, parce qu’il les considère comme des « raisons non publiques » et donc étrangères aux « valeurs politi-ques », universelles et « raisonnables » de la « raison publique » des démocraties constitutionnelles [Rawls, 199�, chap. VI].

1. Jean-Pierre Dupuy [1986, 1988] insiste sur cette « clause antisacrificielle » du principe de différence de J. Rawls dans une perspective girardienne.

Justice sociale, justice globale et obligation de donner

Francesco Fistetti

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Dans le premier cas, il ne répond au défi d’élaborer une théorie de la justice distributive à la hauteur des relations et des institutions internationales qu’en recroquevillant la justice distributive sur le « consensus » des citoyens des États libéraux et démocratiques. Dans le second cas, il ne répond au défi du « pluralisme » des cultures – qu’il s’agisse des cultures des nations minoritaires, de celles portées par les mouvements sociaux, les femmes, les éco-logistes, etc. – qu’en niant leur légitimité dans l’espace public. Le « consensus par recoupement » (overlapping consensus) est, comme il le dit, une stratégie d’« évitement », c’est-à-dire de stérilisation des « doctrines compréhensives », dont il tient les contenus séman-tiques pour réciproquement incommensurables et par conséquent dangereux pour la paix et la stabilité de l’ordre social dans les démocraties constitutionnelles.

L’importance de la réflexion philosophique de l’économiste Amartya Sen tient au fait qu’il a mené une critique « interne » de la théorie rawlsienne de la justice, en y intégrant la question de la « justice globale ». J’exposerai succintement cette critique dans un premier temps, puis, en m’appuyant sur elle, je tenterai plus longuement dans la suite de ce texte de montrer comment la question de la justice globale peut et mérite d’être articulée à la théorie du don.

La critique du Libéralisme politique de John Rawls par Amartya Sen

Un des mérites de A. Sen est d’avoir dénoncé, il y a longtemps déjà, les restrictions que le « libéralisme politique » du dernier Rawls a imposées au concept de justice comme équité. Il écrit ainsi : « Beaucoup d’injustices flagrantes dans le monde ont lieu dans des contextes sociaux où invoquer le “libéralisme politique” et le “principe de tolérance” ne peut être ni facile ni particulière-ment utile. Et pourtant, laisser ces questions à l’extérieur du champ d’action d’une “conception politique de la justice” serait restreindre sévèrement son domaine. De nombreux problèmes parfaitement visibles de justice et d’injustice sont en jeu dans le choix politique des institutions sociales du monde entier, et on a du mal à admettre la définition d’une conception politique de la justice qui exclut la

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281Justice sociaLe, Justice gLobaLe et obLigation de donner

plupart d’entre eux du tribunal pour cause d’éloignement idéologi-que des démocraties constitutionnelles. Rien n’oblige à voir si près les limites du “politique” ! Les problèmes d’inégalité et d’injustice qui existent partout dans le monde réclament une approche moins étriquée » [Sen, 2000, p. 119].

Il ne s’agira pas ici de reconstituer exhaustivement l’ensemble des enjeux au cœur de la confrontation entre A. Sen et J. Rawls. Je me bornerai tout simplement à relever que la formulation de A. Sen vise à approfondir la complexité de la thématique de l’égalité des chances et de la distribution des « biens premiers » contenue dans le principe de différence. L’approche plus compréhensive qu’il adopte le conduit à privilégier « la liberté globale dont jouissent réellement les individus » au lieu de limiter l’analyse de l’égalité et de la justice aux résultats atteints [ibid, p. 120]. Dans ce but, il reformule les principes de justice politique en mettant l’accent non pas sur « les moyens de la liberté » – soit, dans les termes de J. Rawls, sur les « biens premiers » – dont disposent les agents, mais sur « l’étendue de la liberté » dont ils bénéficient réellement. En effet, pour A. Sen, « puisque la conversion de ces biens premiers et de ces ressources en liberté de choisir entre diverses combinaisons possibles de manières d’être et d’agir (functionings) et de façons de les réaliser (achievement) peut varier d’une personne à l’autre, l’égalité dans la détention des biens premiers ou des ressources peut aller de pair avec de graves inégalités dans les libertés réelles dont jouissent des individus différents. La question centrale, dans ce contexte, est de savoir si ces inégalités de liberté sont compatibles avec la pleine concrétisation de l’idée qui sous-tend la conception politique de la justice2 ».

Si on prend au sérieux l’approche de A. Sen, ici sommairement rappelée, on se rend compte que l’extension du principe de diffé-rence au domaine des rapports internationaux déborde la conception politique de la justice telle que J. Rawls la définit. Elle impose de

2. Ibid., p. 122 (traduction modifiée). A. Sen poursuit : « Dans l’évaluation de la justice fondée sur les capacités, les revendications des individus ne doivent pas être jugées en fonction des ressources ou des biens premiers qu’ils détiennent respectivement, mais de la liberté dont ils jouissent réellement de choisir la vie qu’ils ont des raisons de valoriser. C’est cette liberté réelle que l’on appelle la capacité (capability) de l’individu d’accomplir diverses combinaisons possibles de fonctionnements (functionings) » [ibid. – traduction modifiée].

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dépasser le seul cadre des sociétés libérales et démocratiques dans lequel ce dernier établit un rapport d’interdépendance mutuelle entre les institutions politiques et le paradigme distributif antisacri-ficiel qu’incarne ce principe. Mais c’est là justement qu’apparaît le point théorique le plus problématique. En l’absence d’institutions libérales-démocratiques dans certains États nationaux, la « position originelle » imaginée par J. Rawls devient, dans le contexte inter-national, une expérience mentale presque impossible à réaliser en recourant au principe de différence. Quels en seraient les sujets ? Et comment serait-il possible de placer les États et les peuples dans une situation idéale de symétrie et d’égalité mutuelle alors que certains d’entre eux souffrent d’inégalités et de désavantages considérables ? Contrairement à J. Rawls qui, en se référant à la seule « disponibilité des biens premiers comme indicateurs d’une position privilégiée » pour l’application du principe de différence, omet les « différences qui découlent d’autres facteurs tels, par exemple, que la différence des besoins », A. Sen suggère de refor-muler ce principe, dans l’analyse de la politique internationale, en se focalisant non plus sur les « biens premiers », mais sur les « capacités� » (ou capabilities).

En conséquence, A. Sen propose de distinguer entre « équité internationale » et « équité globale ». Il y a en effet, dans le domaine de la justice, des idées et des actions qui vont au-delà des rapports entre les nations et dont les protagonistes sont des associations non gouvernementales, des organisations solidaires, des groupes religieux, des entreprises et des individus [Sen, 1998, p. �8]. Par conséquent, selon A. Sen, même les Nations unies ne « peuvent pas être l’organisme préposé à affronter la justice globale, parce qu’elles n’ont ni le pouvoir approprié ni les ressources » [ibid, p. �9]. Il

�. A. Sen [1984, p. 94]. « Dans le contexte des politiques internationales, la différence introduite en analysant les capacités primaires plutôt que les biens premiers […] est assez significative. Les besoins caloriques et nutritifs, ainsi que les besoins liés à l’habillement et au logement, varient selon les conditions climatiques. Les développements sociaux tels que l’urbanisation produisent de nouveaux besoins, et donc une réduction des capacités primaires, à égalité de disponibilité de biens premiers. Ces différences doivent être analysées avec attention dans un contexte de jugements moraux sur la distribution internationale des revenus, car il n’est pas évident qu’une personne avec un revenu réel plus élevé dans un pays plus riche doive automatiquement être considérée comme mieux lotie qu’un individu avec un revenu inférieur dans un pays plus pauvre » [ibid., p. 109].

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suggère ainsi qu’une théorie de la justice globale – visant à la liberté effective des individus, donc à la réalisation de leurs capacités, dans n’importe quel pays du monde – ne peut pas être assimilée au pacte que J. Rawls imagine avoir lieu sous « le voile d’ignorance » dans chaque État libéral-démocratique. A. Sen accomplit ainsi en quelque sorte un parcours inverse de celui de J. Rawls. Il sauve le principe de différence, mais en rejetant la proposition de J. Rawls d’étendre au niveau international sa conception politique de la justice sous la bannière d’une « loi des nations » dont la préoccupation fon-damentale est de construire le cadre d’une vie commune entre les peuples à partir du plus petit dénominateur commun de « valeurs politiques » de base partagées par les sociétés démocratiques et les « sociétés hiérarchiques », comme J. Rawls les appelle4.

Néanmoins, la perspective suggérée par A. Sen laisse encore la question de la justice globale dans le vague, même s’il en pointe clairement la dimension éthique et non simplement politique. Ainsi souligne-t-il combien la problématique des droits de l’homme est d’abord éthique et non pas juridique. Il établit un lien très étroit entre justice globale et droits de l’homme, au point d’identifier les deux concepts et leurs champs théoriques respectifs. Il peut alors expliquer son désaccord avec J. Rawls par les restrictions que celui-ci impose à la jouissance des droits de l’homme en la limitant au cadre national : « Comme John Rawls l’a soutenu, l’objectivité d’une éthique sociale ou politique peut être évaluée au regard de sa capacité à obtenir le soutien d’une “structure de base publique [pouvant] justifier l’accord entre agents raisonnables”. C’est un bon point de départ pour les droits de l’homme, mais le désaccord avec Rawls concerne l’insistance de ce dernier à appli-quer son test dialectique exclusivement à l’intérieur de chaque société ou nation (ce qu’il appelle un “peuple”) prise séparément des autres, et non globalement » [Sen, 2006, p. 15]. Or, appliquer ce

4. Sur les caractéristiques d’une « société hiérarchique bien ordonnée », cf. J. Rawls [1996, p. 74-77]. Celui-ci semble bien loin de suspecter que les « sociétés hiérarchiques » dont il parle sont, pour utiliser le langage de Louis Dumont, des sociétés principalement « holistiques », dans lesquelles le concept de « personnalité morale libre », typique des sociétés modernes et intériorisé par le constructivisme politique de J. Rawls, n’est pas encore une réalité historique effective. Il ne paraît avoir aucune idée des tensions conflictuelles que la présence de ces registres opposés génère dans les « sociétés hiérarchiques ».

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que A. Sen appelle le « test dialectique » de J. Rawls – c’est-à-dire sa conception politique de la justice – à la société mondiale prise dans sa globalité (et pas seulement à chaque peuple) n’implique pas seulement le respect des droit de l’homme, mais suppose, en un certain sens, l’universalisation du principe de différence même en l’absence des conditions de la « position originelle ».

Cependant, ce que A. Sen, et avec lui les théoriciens de la jus-tice globale, ne réussit pas à saisir est que le transfert du principe de différence au niveau international implique une transforma-tion épistémologique radicale proportionnée au changement de domaine requis. Autrement dit, le principe de différence, appli-qué en vue d’instaurer la justice économique parmi les peuples et dans les rapports entre les États, ne peut pas obéir à la logique de réciprocité inhérente à la « position originelle » des sociétés libérales-démocratiques décrite dans la Théorie de la justice. À strictement parler, si la logique de la réciprocité réglait le principe de différence dans les relations internationales, alors, comme l’a relevé une fois encore Jean-Pierre Dupuy, la réponse terroriste des auteurs du 11 Septembre serait justifiable. Si la loi humaine à la base des rapports sociaux se réduisait à la réciprocité de l’échange, le ressentiment, la violence et le meurtre constitueraient la réplique inéluctable aux violations des droits de l’homme perpétrées par l’Occident5 – en tout premier lieu, le droit à un standard de vie décente. Le concept de réciprocité à l’œuvre dans la « position originelle » suppose en effet que le choix des principes de justice résulte de l’adoption réciproque de la perspective d’autrui. Or cette perspective s’avère inapplicable dans les rapports internationaux en raison des disparités insurmontables de départ et des positions économiques et de pouvoir respectives des partenaires concernés (les nations et les peuples). Dès lors, afin de conjurer le danger de l’imitation mimétique par les plus mal lotis, la logique de la réciprocité doit se transformer en une auto-obligation unilatérale pour les peuples les mieux lotis.

5. Au journaliste qui, lors d’un entretien exclusif accordé après le 11 Septembre, lui disait : « Ce que vous nous dites, c’est qu’il s’agit d’une forme de réciprocité. Ils [les infidèles occidentaux] tuent nos innocents, donc nous tuons leurs innocents. C’est bien cela ? », Oussama Ben Laden a répondu : « Donc nous tuons leurs innocents, et je le répète que nous y sommes autorisés tant par la loi de l’islam que par la logique » [cité dans Dupuy, 2002, p. 50-51].

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285Justice sociaLe, Justice gLobaLe et obLigation de donner

Pour cette raison, le principe de différence, posé comme pivot d’une théorie de la justice globale soucieuse de la redistribution des ressources, ne peut pas être énoncé selon les canons de la logique de la réciprocité. Et cela, dans toutes ses déclinaisons, y compris les variantes de l’éthique habermassienne du discours, qu’il s’agisse de ce que Nancy Fraser [2001] nomme la « clause de l’égalité de participation », ou des principes du « respect universel » et de la « réciprocité égalitaire » des participants à l’interaction humaine sur lesquels insiste Seyla Benhabib [2002, chap. 2]. Pour prendre toute sa portée dans le contexte des rapports internationaux, le principe de différence doit être reconfiguré comme un principe asymétrique, c’est-à-dire comme une instance de justice inconditionnelle, comme un devoir à l’endroit de l’humanité – de cette part de l’humanité la plus mal lotie, vulnérable et opprimée, qui pourrait ne jamais se trouver dans les conditions de passer un accord autour des principes de justice à l’échelle mondiale.

Le principe de différence et son articulation à la théorie du don

Ainsi réinterprété, le principe de différence, devenu une obli-gation unilatérale des peuples les mieux lotis envers les « dam-nés de la terre » et les victimes de la planète, s’inscrit dans une éthique sans bornes ou planétaire dont les droits de l’homme font partie intégrante. Il comporte une « clause antisacrificielle » qui réclame une refonte de l’anthropologie du don dans le contexte d’une théorie critique du présent6. Il s’agit ainsi de déterminer concrètement les obligations auxquelles les États donateurs et les acteurs économiques devraient se tenir et, en outre, d’imaginer un réseau d’institutions chargées de mettre en place des politiques de justice redistributive. Il est également nécessaire de définir les conditions du contrôle de la mise en œuvre effective des politiques de solidarité afin d’éviter que les ressources mobilisées profitent aux dictateurs ou aux classes bureaucratico-politiques corrompues au lieu de bénéficier aux populations défavorisées. Sur le plan des

6. J’ai esquissé cette tentative dans mon essai, « Le paradigme de la reconnaissance : une nouvelle théorie critique de la société ? » [2005].

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relations internationales, une « clause antisacrificielle » de ce genre ne correspond pas au principe de différence tel qu’il est susceptible d’être appliqué au sein des sociétés libérales-démocratiques, où il ne peut échapper à la logique symétrique de la réciprocité, qui est aussi une logique mimétique et donc autodestructrice. C’est un geste dont la générosité, loin de se situer dans le paradigme du choix rationnel, découle d’une conception qui renvoie davantage à la justice infinie d’Emmanuel Levinas [1961], ou à l’obligation de donner qui, pour Marcel Mauss, a été chaque fois nécessaire dans l’histoire de l’humanité pour imposer la « volonté de paix », « subs-tituer l’alliance, le don et le commerce à la guerre et à l’isolement et à la stagnation7 ». Ce postulat épistémologique de Marcel Mauss se révèle extraordinairement pertinent dans la situation d’aujourd’hui où, comme l’a remarqué Monique Chemillier-Gendreau [2001, p. 15 sq.], le marché et les médias ont à coup sûr créé une société internationale, mais une société dépourvue de fondements politiques légitimes et d’un droit capable de contrecarrer ou au moins de tem-pérer la puissance de la lex mercatoria. Si bien que l’on peut d’autant moins admettre l’objection selon laquelle le principal obstacle à la transposition de la justice distributive à l’échelle globale, ce serait le pluralisme politique, autrement dit l’existence d’une pluralité d’États souverains, dont « le plus que l’on puisse exiger […] dans leurs rapports réciproques, c’est de se soumettre aux conditions assurant une coexistence et une sociabilité pacifiques » [Chauvier, 2002, p. 1�6]. Car c’est un fait que la lex mercatoria, livrée à elle-même, pervertit les relations entre les nations en générant une sorte d’état de nature hobbesien, où les règles de l’économie mondialisée, de la division internationale du travail et de la répartition des « biens primaires » ne dépendent que de rapports de force.

S’il est vrai, comme l’a noté Mary Douglas [1989], qu’il n’y a pas de don gratuit et si, comme l’a montré Alain Caillé [2000], le don se définit non pas sans l’intérêt, mais contre lui, alors on doit concevoir la justice globale comme un entrecroisement d’incon-ditionnalité et de conditionnalité, de désintéressement et d’intérêt, de confiance et de calcul. La « clause antisacrificielle » appliquée

7. M. Mauss [1989, p. 278]. « Les sociétés ont avancé, poursuit-il, dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin rendre » [ibid.].

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287Justice sociaLe, Justice gLobaLe et obLigation de donner

aux rapports entre les nations est une proposition, ou un impératif, qui précède l’échange entre des interlocuteurs se reconnaissant comme moralement égaux. S’il n’y avait que symétrie et égalité dans l’interaction, il n’y aurait ni don ni solidarité. Malgré toutes les conditions auxquelles les donateurs doivent souscrire pour garantir l’efficacité des programmes d’aide, la solidarité est une obligation asymétrique. Et elle ne peut qu’être telle, sous peine de tomber dans l’autonégation performative. Faire ce pas vers la prise en compte d’une dimension d’inconditionnalité conditionnelle dans la théorie globale de la justice – nécessaire pour conjuguer une obligation sans réciprocité des peuples mieux lotis envers les « damnés de la terre » et un ensemble de conditions ayant trait à l’efficacité des politiques redistributives – est proprement impossi-ble pour le libéralisme politique de J. Rawls. Mais il l’est aussi pour beaucoup d’auteurs qui ont élaboré une conception cosmopolite de la justice tels Charles Beitz, Thomas Pogge, Onora O’Neill et même Amartya Sen.

Justice globale et égoïsme démocratique

Je voudrais maintenant analyser brièvement la position de Seyla Benhabib, par principe hostile à tout principe de redistribution globale en raison de la priorité qu’elle accorde à l’autogouverne-ment démocratique sur la redistribution internationale des biens, en ramenant cette instance dans l’espace de la démocratie délibé-rative. « Afin d’instaurer une justice économique entre les peuples, argumente-t-elle, il faudrait examiner la compatibilité de ce prin-cipe avec l’autogouvernement démocratique » [Benhabib, 2004, chap. �]. Mais postuler une corrélation entre les critères de la justice globale et les formes d’une démocratie délibérative conduit en der-nier ressort à retomber dans un vague devoir d’assistance (duty of assistance), tout à fait semblable à celui qu’énonce J. Rawls dans Le Droit des gens. En outre, les trois objections de S. Benhabib contre le « redistributionnisme » global – l’objection épistémique, l’objection herméneutique et l’objection démocratique –, quoique plausibles sous certains aspects partagent la même prémisse selon laquelle seul le critère du consentement des participants, c’est-à-dire le critère normatif fondamental de la démocratie délibérative

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et de l’éthique du discours qui y est incorporée, mériterait d’être appliqué au niveau des relations internationales entre les pays riches et les pays pauvres8. L’extension du principe de différence à l’économie mondiale conduit à ce que, dans un autre contexte, le philosophe Alfred N. Whitehead appelait la « fallace du réalisme mal placé9 » (fallacy of misplaced concreteness).

En effet, s’agissant d’un objet épistémique et moral aussi com-plexe que l’économie mondiale, « il est préférable de fixer des objectifs globaux généraux autour desquels on puisse recueillir un consentement démocratique », écrit S. Benhabib [ibid.]. Comme si les objectifs de réduire la faim dans le monde, la mortalité infantile, l’analphabétisme et les décès par malnutrition ou par manque de soins médicaux n’impliquaient pas une redistribution des biens au niveau global, voire une réforme politique et une démocrati-sation de la gouvernance des organismes supranationaux tels que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international10… On peut certes accorder à S. Benhabib que le principe de différence est « un critère de jugement », et non « un manuel de politique » qu’il faudrait considérer comme « un guide pour la réforme des institutions ». Néanmoins, il s’agit bien d’un critère normatif, qu’on ne saurait réduire au rôle d’un simple instrument théorique destiné à « améliorer la Pareto-optimalité dans l’évaluation de la justice des institutions économiques » [Benhabib, ibid.]. Dans le cadre de la fiction épistémologique du « voile d’ignorance » qui place les acteurs sociaux au même niveau et dans une position d’égalité symétrique, le principe de différence comporte un élément anti-uti-litariste d’inconditionnalité dans la mesure où il interdit le sacrifice des plus démunis.

Sans aucun doute, il est très difficile d’appliquer ce principe au-delà des frontières nationales parce qu’il n’existe pas de critères univoques et universellement partagés permettant de déterminer ceux qui doivent être considérés comme « les plus démunis ». Mais on ne peut pas faire valoir contre la plausibilité d’une théorie

8. Sur les rapports entre démocratie délibérative et éthique de la discussion, cf. Benhabib [2002, chap. 4].

9. Soit l’erreur consistant à confondre les concepts avec les faits concrets qu’ils décrivent (ndlr).

10. Sur ces institutions empreintes de l’idéologie fondamentaliste du marché et du Consensus de Washington, cf. J. E. Stiglitz [2002].

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de la justice globale l’objection selon laquelle il n’existe pas au niveau international d’équivalent de la sphère publique typique des sociétés libérales-démocratiques, où il est possible de définir d’un commun accord qui sont « les plus démunis » [ibid., chap. �, n. 14]. Il est frappant de constater que S. Benhabib oublie que l’un des sous-produits de la mondialisation, c’est justement le renforcement de la société civile mondiale et l’éclosion de mouvements sociaux et de mouvements d’opinion transnationaux. C’est pourquoi, même s’il est plus facile pour les sociétés libérales-démocratiques d’adop-ter des modalités communes de gouvernance permettant de déter-miner les formes de la responsabilité publique dans l’évaluation des « changements de la politique redistributive », la même ten-tative peut être envisagée au niveau international. Ici, il s’agirait, comme S. Benhabib le propose, de soumettre des organismes tels que le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l’Or-ganisation mondiale du commerce ou l’Agence de développement international à des « contraintes démocratiques », en s’efforçant de « réconcilier le processus de décision démocratique avec les politiques redistributives » [ibid.]. Cependant, S. Benhabib sous-estime la difficulté des pays riches à engager la démocratisation de ces organismes ou à créer d’autres institutions internationales analogues sous l’égide de l’ONU. À ce niveau, ce sont en effet les rapports de force et de pouvoir qui prévalent, et on ne peut espérer les inverser jusqu’à ce qu’une décision inconditionnelle – c’est-à-dire soustraite au jeu du consentement démocratique – soit prise par les sociétés libérales-démocratiques et les organismes supranationaux dans le but de définir et de mener des politiques de solidarité redistributive.

La proposition de S. Benhabib d’inventer des « formes d’itéra-tion démocratique » – c’est-à-dire des processus complexes d’inte-raction et de coopération mutuelle entre des contextes différents et stratifiés de gouvernance sous le signe d’un cosmopolitisme fédéral [ibid., p. 90-101] – déplace la question de la justice redistributive sur le terrain de l’intégration politique et de l’autogouvernement démocratique en prenant en compte l’interdépendance entre les institutions politiques, les communautés culturelles, les droits de citoyenneté et les droits de l’homme. Mais, dans ce déplacement, la question de la justice globale disparaît. Du moins devient-elle une simple variable interne aux procédures des sociétés libérales-

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démocratiques plutôt que le cadre d’une nouvelle éthique de la citoyenneté, dont la prémisse majeure est l’obligation morale d’une redistribution des biens au bénéfice des peuples « les plus dému-nis ». S. Benhabib [2004, chap. 5] substitue ainsi à la tâche épisté-mologique et critique d’élaborer une théorie de la justice globale une théorie de la démocratie destinée à repenser la citoyenneté à l’âge de la mondialisation. Elle ne s’est peut-être pas rendu compte qu’il s’agit de deux aspects différents mais complémentaires, et que seule la mise en évidence de la clause morale asymétrique inhérente au principe de différence peut contrecarrer l’« égoïsme démocratique » et la tendance naturelle des démocraties libérales à rechercher des « boucs émissaires ».

La justice globale entre paradigme du don et théorie de la reconnaissance

En discutant des travaux récents et importants respectivement d’Alain Caillé [2006] et de Marcel Hénaff [2002, 200511], je ten-terai de défendre la thèse selon laquelle, dans l’horizon historique contemporain marqué par l’avènement d’une société-monde et d’une civilisation planétaire, seul le paradigme du don peut permet-tre d’élaborer de nouveaux instruments analytiques à la hauteur de la complexité des questions qui sont en jeu. Le paradigme du don constitue la réponse à l’hégémonie du discours économiste qui, selon A. Caillé, s’est imposé dans les sciences sociales et dans la culture occidentale dans les années 1980-1990, et qui a anticipé, dans le ciel de la théorie, les transformations du monde réel pro-duites par la mondialisation. Si, comme l’affirme A. Caillé [2006, p. 6�], la « vérité fondamentale » de la mondialisation est que, dans le contexte de l’assujettissement de toutes les sphères de l’action sociale (science, technique, culture, sport, etc.) aux lois du marché, « tout devient tendanciellement marchandise », ce processus de marchandisation généralisée ne peut être enrayé qu’en valorisant les « ressources théoriques » offertes par Marcel Mauss, « et notam-ment la découverte qu’il expose dans son Essai sur le don » [ibid.,

11. Il s’agit d’un essai inédit qui a servi de trame aux cours que l’auteur a donnés à Naples en novembre 2006 à l’Institut italien des études philosophiques.

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p. 64]. Mais il faut ici opérer un changement de terrain : l’horizon d’application de ce travail théorique doit être la société-monde et la civilisation planétaire. C’est dans cette perspective qu’il faut reformuler la découverte de Marcel Mauss selon laquelle « dans un certain nombre de sociétés, sous-entendu : pas toutes, […] la règle sociale fondamentale n’est pas celle qui préside à la construction de notre société moderne, elle n’est pas celle de l’échange marchand ou du contrat, mais celle du don […], la triple obligation de donner, recevoir et rendre » [ibid.].

Parmi les nombreuses conséquences que A. Caillé tire de ce postulat, je voudrais mettre l’accent sur le caractère agonistique du don, sur sa dimension de guerre si particulière – de guerre de générosité (dans laquelle chacun doit « se montrer » le plus géné-reux possible), mais aussi de rivalité et d’hostilité. Il s’agit d’une ambivalence constitutive. Pour A. Caillé, « même s’il subsiste dans cette affaire énormément d’ambivalence et d’hostilité, même s’il y a une dimension de guerre par la richesse – qui est une traduc-tion du mot potlatch –, il n’en reste pas moins que cette guerre de générosité se substitue à la guerre réelle et qu’elle accomplit sur un mode quasiment homéopathique son travail fondamental qui est de transformer les ennemis en amis. C’est ce travail qui permet, pour le dire de manière plus générale, de passer de la stérilité, de la mort, du fait qu’il n’y a rien au fait qu’il y a quelque chose, qu’il y a une relation sociale et non pas rien. Voilà ce que réalise le don premier » [ibid., p. 65].

Or, dans le contexte de la société-monde où triomphe la lex mercatoria, est-ce que les États, dont les frontières ont été effa-cées par la logique transnationale et par le nomadisme du capital financier, peuvent se conduire comme les individus rationnels de la théorie économique, placés devant le dilemme du prisonnier ? Je pense que, à ce stade, il convient de reconsidérer la théorie de la justice globale en direction du « pari de confiance » pointé par le paradigme du don – ce pari qui, comme l’affirme encore A. Caillé, « défie la rationalité immédiate » et « dit : nous pourrions être des alliés plutôt que des ennemis ». Pour exprimer les choses en d’autres termes, il faut, en sens inverse, soumettre le paradigme du don à l’épreuve de la justice globale, c’est-à-dire inscrire la justice globale dans le paradigme du don et ce dernier dans la théorie de la justice globale.

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Qu’est-ce qu’entraîne pour la théorie de la justice globale un « pari de confiance » qui n’est pas « rationnel », mais « raisonna-ble », sinon ce que j’appelle l’auto-obligation des pays riches et des États les plus nantis de redistribuer les ressources conformément à des critères équitables ? Il est vrai que les questions liées à ce changement de perspective dans les relations internationales sont très complexes. Tout d’abord, comment classer, dans les rapports Nord-Sud, les politiques d’aide gérées par des organismes suprana-tionaux tels que l’ONU, l’Union européenne, la Banque mondiale, par des associations internationales privées comme Caritas ou par des ONG ? Et, parmi celles qu’a identifiées M. Hénaff, dans quelles catégories de don ces pratiques d’aide rentrent-elles ? Dans le don cérémoniel, souvent dit archaïque parce qu’on le retrouve dans les sociétés traditionnelles, et qu’il est marqué par des dimensions de publicité et de réciprocité ? Dans le don gracieux, qui peut être public ou privé, mais qui est toujours unilatéral ? Dans le don d’entraide, qui relève soit de l’action « philanthropique », soit de la solidarité sociale ? Il n’est pas facile de classer dans ces trois types de don l’ensemble des politiques d’aide aux pays pauvres. C’est pourquoi il faut élargir le rayon d’action du paradigme du don aux questions de la justice globale en élaborant de nouvelles catégories analytiques.

À ce propos, M. Hénaff esquisse une articulation entre le para-digme du don, la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth et la théorie des sphères de justice de Michael Walzer. Il propose ainsi de différencier le paradigme du don selon trois sphères de la reconnaissance : 1° celle qui transforme la réciprocité des partenai-res du don cérémoniel en « relation entre le citoyen et le pouvoir souverain », une relation régie par la primauté de la loi et du droit et où « s’amorce le modèle du pacte qui ne cessera plus de hanter la relation politique en Occident » ; 2° celle qui concerne les liens de groupe et de vie commune tels que les rapports de voisinage, les relations de travail, les pratiques religieuses, etc. ; �° celle qui inclut toutes les modalités de l’amour et de l’amitié. M. Hénaff remarque à juste titre qu’il s’agit de penser la reconnaissance à chaque niveau « non d’abord en termes de demande ou d’autoréalisation, c’est-à-dire dans la perspective subjective, mais en termes de réciprocité ». Dit autrement, il faut « ne jamais séparer la demande de l’offre de reconnaissance », parce qu’elle « est réciproque ou n’est pas ».

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Pour cela, la reconnaissance « doit commencer par l’offre même de ce que l’on demande ».

Mais ici émerge à nouveau le dilemme fondamental du para-digme du don. Si l’on pose comme point de départ l’« offre de la reconnaissance » (Hénaff) ou le « pari de confiance » (Caillé), alors on se place en dehors de la logique de la réciprocité et cette dernière devient secondaire par rapport à l’acte unilatéral du don de recon-naissance ou du pari de confiance. Si l’on peut comparer l’acte de donner de la reconnaissance à une opération à somme nulle du point de vue de la rationalité économique, cet acte a une valeur éthique et politique considérable dans la mesure où il affirme la priorité et la prévalence des relations réciproques – et, en conséquence, la dignité de l’autre qui participe à l’interaction et l’importance de ce dont il est porteur – sur les hiérarchies du pouvoir et sur les asymétries de la richesse. Pourtant, que les pays riches offrent les premiers la reconnaissance aux pays pauvres en leur allouant des ressources suffisantes non seulement pour éradiquer la faim et les maladies, mais aussi pour augmenter leur niveau de liberté réelle en termes de « capacités d’agir » (les capabilities de A. Sen) relèverait d’une décision tout à fait « rationnelle » ou « raisonnable » – et non d’un acte d’oblativité charitable.

L’« offre de reconnaissance » entraîne ici en même temps la reconnaissance des cultures de ces peuples – qui souvent dans l’histoire ont été opprimées par le colonialisme et l’impérialisme des puissances occidentales – comme dignes d’un égal respect. En d’autres termes, la règle de réciprocité s’applique après une reconnaissance préliminaire qui se traduit par une « clause antisacri-ficielle », comparable au principe de différence de J. Rawls étendu aux rapports internationaux. Sans doute, la dimension normative du paradigme du don repose, comme l’explique A. Caillé, sur la nécessité que les cultures articulent obligation et liberté, « intérêt pour soi » et « intérêt pour autrui » – ce que A. Caillé nomme l’« aimance », pour souligner que « cette ouverture à l’autre est tout aussi première que l’ouverture à soi-même, que l’intérêt pour soi » [Caillé, 2006, p. 72]. Néanmoins, afin de réaliser l’« alliance » plutôt que l’hostilité, l’« ad-sociation » plutôt que la guerre, l’« ouverture à l’autre » doit résulter d’une décision libre qui précède l’intérêt pour soi. L’autre ne se trouve pas au même niveau que moi : l’autre est sur l’autre rive, dirait Emmanuel Levinas. Cela vaut encore plus si

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l’autre, ce sont les pays pauvres du Sud avec lesquels l’Occident, au cours de son histoire, a établi des rapports fondés sur la « jus-tice du plus fort », c’est-à-dire ce genre de justice que, comme l’a montré Simone Weil, les Athéniens réclamaient contre les Méliens dans le célèbre dialogue restitué par Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse12. Le droit, y compris le droit international, a toujours célébré la « justice des plus forts ». C’est pourquoi donner de la reconnaissance suppose un acte préalable de gratuité, de « suspen-sion » de la force comme dirait encore S. Weil, qui brise la claustra-tion du sujet – en l’espèce, la « morgue des nations » dont parlait le philosophe italien Giambattista Vico, qui postulent la primauté de leur culture et de leur civilisation. Bref, cela signifie reconnaître les autres peuples et les autres cultures qui, à leur tour, « désirent être reconnus par leur capacité à entrer dans le registre du don et de la donation, du dare et du donare » [Caillé, 2006, p. 76].

Clause antisacrificielle et amour du prochain

Si on prend au sérieux cette approche théorique, alors, dans la société-monde et dans la civilisation planétaire où la mondialisation nous a plongés, le paradigme du don doit savoir renouer avec l’hé-ritage de l’agapé chrétienne et de l’amour du prochain et le traduire dans les termes de la responsabilité envers les autres, du souci de faire en sorte que la réussite de sa propre vie n’aille pas à l’encontre de celle des autres1�. Cette perspective impose aussi de reformuler la problématique des relations entre les peuples et les cultures d’une manière qui corresponde à une humanité dont le point de repère juridico-politique n’est plus et ne peut plus être l’État national. Mais quel est aujourd’hui le statut d’une commune humanité ? Qu’est-ce que cela signifie d’avoir un monde en commun ? Les questions

12. « Notre proposition, affirment les Athéniens, est de faire ce qu’il est possible conformément aux vrais entendements de tous les deux : tous les deux parfaitement conscients que l’évaluation fondée sur le droit, on ne la remplit que lorsque l’on est sur un pied d’égalité, mais, s’il y a disparité de forces, les plus forts exigent le plus possible et les faibles approuvent » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, livre V, 89).

13. Sur ces motifs, je renvoie aux pages suggestives de l’essai de Salvatore Natoli [2006].

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pourraient se multiplier, mais toutes convergeraient vers la question de savoir quel lien politique pourrait nous faire entrer dans le circuit du don et de la donation, du dare et du donare14.

La théorie de la justice globale est à rechercher, à mon avis, dans cette problématique plus vaste qui s’appuie sur la théorie maussienne du don et ses récents développements. Nous commençons seule-ment à entrevoir les contours de cette problématique qui articule le paradigme du don et la théorie de la reconnaissance et à mettre au point les catégories analytiques nécessaires. Par exemple, la thèse de M. Mauss selon laquelle la poursuite brutale des intérêts de l’in-dividu nuit à la longue non seulement « aux fins et à la paix de l’en-semble », mais aussi « à l’individu lui-même » [Mauss, 1989, p. 272], peut être étendue aux rapports internationaux tant elle contient les éléments fondamentaux d’une théorie de la justice globale. Mais elle permet en même temps de mettre l’accent d’une façon nouvelle sur la présence du sacré – et donc sur le rôle de la religion – dans les rapports entre les peuples et les cultures. Une question qu’on ne peut ignorer, tant il est vrai que le statut de toutes les cultures est défini par le mythos, par la pensée symbolique, comme Raimondo Panikkar [2002] l’a souligné. Et c’est pourquoi le dialogue inter-culturel est nécessairement aussi un dialogue interreligieux. L’idée d’un monde commun – ou en commun – qui corresponde à la société planétaire dans laquelle nous vivons n’a de sens qu’en renversant le fondement sur lequel, dans le cours de son histoire, la modernité s’est construite : la formule hobbesienne de l’homo homini lupus, qui a été la clef de voûte de la naissance et de l’édification de l’État national moderne, dont la souveraineté est de plus en plus érodée par le processus de mondialisation. Aujourd’hui, dans le cadre d’une conception de la politique comme un espace neutre chargé d’instaurer la paix et la sécurité, n’est-il pas possible d’accéder à un concept de monde commun à partir du fondement spinozien de l’homo homini deus, propre à valoriser et non à effacer les diffé-rences ? Bien sûr, il ne s’agit pas, comme l’a indiqué A. Honneth [2000], de remplacer tout simplement la tradition hobbesienne de la

14. C’est l’occasion de noter que cette position pousse à dépasser Carl Schmitt et sa théorie de la souveraineté modelée sur l’opposition ami/ennemi, ainsi qu’Alexandre Kojève et sa réinterprétation de la dialectique du maître et de l’esclave centrée sur le désir de reconnaissance entendu comme volonté de puissance.

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force brutale et de l’État comme simple artifice de la vie en commun par l’intuition qu’a eue le jeune Hegel de l’importance de la recon-naissance réciproque comme source des processus d’individuation réussis et de la grammaire des rapports sociaux entendus comme rapports moraux. Il s’agit davantage, comme Salvatore Natoli le suggère, de vivre religieusement les rapports humains, y compris – ajouterai-je – les rapports entre les peuples et les cultures, c’est-à-dire d’attribuer une valence sacrale aux relations entre les êtres humains, au-delà de la foi religieuse professée par les uns et les autres [Natoli, 2006, p. 56]. Cette direction de recherche permet de lier de façon féconde la théorie de la reconnaissance et le paradigme du don, dans la mesure où elle incorpore une version positive de la règle d’or des Évangiles – « Fais aux autres ce que tu souhaiterais que l’on te fasse » – qui, comme le suggère S. Natoli [ibid., p. 65], invite les hommes à se secourir, à s’entraider dans le besoin et la misère, et pas seulement à ne pas se nuire réciproquement. La clause antisacrificielle n’est autre que l’amour du prochain interprété dans une perspective laïque, elle exprime une tonalité religieuse des rapports sociaux et interpersonnels qui va au-delà du civisme puisqu’elle assume le soin de l’autre comme une obligation que l’on s’impose à soi-même.

D’ailleurs, M. Mauss n’avait pas seulement compris que l’Homo œconomicus est une invention récente et qu’il n’y a pas bien long-temps que l’homme est devenu une machine à calculer [Mauss, 1989, p. 271-272]. Il avait également saisi que l’échange de biens, quelle que soit l’époque, n’a jamais été un geste purement écono-mique. Comme l’enseignent les Maori, « la chose donnée n’est pas chose inerte » [ibid., p. 161]. Elle est douée d’une valeur intrinsè-que, en ce sens que « même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui » [ibid., p. 159]. De manière analogue, dans le marché capitaliste, le producteur est conscient de donner ses compétences, ses talents, en échange du salaire qu’il reçoit, et pour cela il réclame une reconnaissance à la fois matérielle et morale. « Le producteur échangiste, écrit M. Mauss, sent de nouveau – il a toujours senti – mais, cette fois, il sent de façon aiguë qu’il échange plus qu’un produit ou qu’un temps de travail, qu’il donne quelque chose de soi : son temps, sa vie. Il veut donc être récompensé, même avec modération, de ce don » [ibid., p. 279].

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De même, la poursuite des intérêts purement utilitaires ou de puissance par les pays dominants conduit à alimenter les aspects négatifs de la mondialisation, au point de se retourner contre ces pays eux-mêmes. La logique du marché sans règles débouche en effet tôt ou tard sur la violence, la guerre et la barbarie. La leçon de M. Mauss, à ce propos, est de tempérer l’intérêt particulier par l’intérêt général : assurer la paix en accédant à l’idée d’une « richesse commune » [ibid.] et surtout à l’idée d’un monde com-mun15. On pourrait aussi dire que chaque peuple, chaque culture, chaque nation entend donner quelque chose de spécifiquement sien à la grande famille des peuples, des cultures et des nations, et désire être reconnu et « récompensé » pour cette contribution : il veut être introduit dans le cycle du donner-recevoir-rendre conçu dans son acception la plus vaste, c’est-à-dire non seulement économique mais aussi symbolique et culturelle. À l’instar du producteur qui a le sentiment de donner quelque chose qui n’est pas réductible à son temps de travail, mais a trait au don de soi et de son existence, les nations et les peuples mal lotis ou qui souffrent de la misère et de la pauvreté ne peuvent être considérés comme de simples opé-rateurs d’un échange supposé paritaire selon le modèle de l’Homo œconomicus, alors que l’échange est inégal dès l’origine étant donné l’inégalité matérielle des sujets.

On doit les comprendre comme dignes de respect dans leur altérité, accepter leur différence comme une différence non indiffé-rente, à même d’enrichir notre vision de l’humanité et du monde, et les reconnaître capables de donner quelque chose que l’on n’a pas. Comme l’écrivent Julien Rémy et Alain Caillé [2007], les peuples donateurs « ont procédé à une sorte de confiscation du moment du don » en devenant « les donnants, i.e. ceux qui donnent tout le temps sans jamais recevoir » et, de cette manière, ils « n’attendent plus de reconnaissance de la part de ceux qui reçoivent ». Ici, la relation de domination réside dans le fondamentalisme d’une conception culturelle basée sur la rationalité occidentale autocentrée et qui voit dans l’Autre le simple reflet de soi-même – l’Autre comme épiphénomène du Même.

15. Je me permets de renvoyer pour ces deux derniers aspects à F. Fistetti [2005].

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Reconnaître une culture équivaut, en effet, à lui attribuer une valeur unique et irremplaçable dans le champ des civilisations et des cultures. Dans cette perspective, on pourrait étendre aux cultures la thèse formulée par A. Caillé [2007] au sujet de la valeur sociale des sujets et affirmer que la valeur d’une culture peut être mesurée à sa capacité à donner, en entendant par cette expression soit l’ensemble des dons qu’elle a réellement faits à l’humanité, soit ses potentialités de don. Mais une fois établi que le critère d’évaluation de la valeur des sujets (individuels et collectifs) est constitué par « l’ensemble des dons qu’ils ont effectivement faits ou bien leur capacité à donner, leurs potentialités de don », A. Caillé se demande si le critère d’évaluation concerne « la puissance ou l’acte du don ». Il est évident, pour ce qui concerne les cultures, que la réponse à cette question ne saurait réintroduire une quelconque hiérarchie axiologique entre cultures supérieures et cultures infé-rieures, cultures dignes d’être considérées comme significatives et cultures sans valeur. Pour chacune d’entre elles compte la dimension phénoménologique de la « donation » (das Ergebnis) ou, comme le dirait Hannah Arendt, la dimension de la gratuité et de la sponta-néité humaine. Chaque culture contient le don de quelque chose qui comprend la pluralité humaine : ouvrages, œuvres d’art, symboles, codes de comportement, etc.

C’est à l’égard de cette pluralité constitutive que H. Arendt invitait à ne pas adopter simplement une attitude d’étonnement, d’admiration et de louange – comme le lui avait enseigné son ami et poète Wystan H. Auden –, mais aussi de reconnaissance parce que, sur la terre, qui est notre demeure commune, il y a un peuple ou un groupe humain ou une nation qui a une « position telle dans le monde que personne ne peut immédiatement la reproduire » et une « vision du monde que lui seul peut incarner » [Arendt, 2001, p. 112]. Plus grande est la diversité qui caractérise un peuple ou une culture, plus grande est la valeur qu’on doit lui attribuer16. C’est pour cette raison que H. Arendt souligne combien le don de l’alliance constitue le cœur du politique conçu comme l’espace des relations entre les peuples et entre les cultures. Elle nous rappelle

16. « Plus il y a de points de vue dans un peuple à partir desquels il est possible de considérer le même monde que tous habitent également, plus la nation sera grande et ouverte » [Arendt, ibid., p. 112].

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que le traité de paix et l’alliance – si développés dans les sociétés occidentales – sont des notions d’« origine historique romaine » qui ont permis la transformation de l’hostilité en amitié et la création d’un monde commun, dans lequel « les ennemis d’hier devenaient les alliés de demain » [ibid., p. 114].

À plus forte raison, le don de l’alliance ne pourra pas constituer l’axe central du politique dans les relations entre les peuples sans que soit affirmée la dimension globale de la justice redistributive. Reconnaître la valeur d’une culture, d’un peuple, d’un groupe humain – surtout lorsqu’ils n’ont pas le minimum vital pour survivre – implique une obligation unilatérale et une juste redistribution des richesses de la planète. Une conclusion provisoire pourrait donc être la suivante : il n’y a pas de redistribution sans reconnaissance et il n’y a pas de reconnaissance sans redistribution.

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301Justice sociale, Justice globale et obligation de donner

Circonscrire la place du marché. Commentaires autour d’un texte de Pierre Calame

Marc Humbert

La situation paraît grave. « Les partisans de l’humanité […] doivent impérativement prendre conscience […] que […] le temps joue maintenant contre eux. […] La disparition de l’humanité […], tout comme la destruction parallèle de la nature, constitue[nt] main-tenant de véritables hypothèses de travail, et non plus seulement des scénarios distrayants de la science-fiction hollywoodienne », écrit Jean-Claude Michéa [2007, p. 208-209]. Comment éviter le pire ? En révélant le phénomène essentiel qui est à l’œuvre dans l’évolution du monde aujourd’hui : l’établissement progressif de la dictature de la marchandise. En reconnaissant que le rôle des marchés, pour indispensable qu’il soit1, ne peut être étendu à la gestion de la totalité des questions de société et qu’en conséquence il faut en déterminer strictement les limites.

Pour sauver l’humanité, il convient de renoncer à la dicta-ture de la marchandise, voilà la thèse que soutient Pierre Calame – enfin, c’est comme cela que j’ai compris le sens du texte que nous avons publié de lui récemment2. Afin de mettre en œuvre ce projet, il lui faut déterminer ce qui peut être considéré et traité comme

1. Cette reconnaissance a été un élément approuvé lors de l’AG constituante de PEKEA (Santiago du Chili, 2002, http://www.pekea.org), avant de lancer son programme d’élaboration d’un savoir politique et éthique pour les activités économiques.

2. Pierre Calame [2006]. Il défend de manière plus complète ses idées dans Pierre Calame [2003]. Il utilise une catégorisation qui lui est propre considérant que les discours économiques actuels ne sont pas pertinents.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?302

« marchandise », c’est-à-dire circonscrire la place du marché en lui en assignant la gestion tandis que tout le reste doit lui échapper pour différentes raisons.

Pierre Calame identifie trois grandes catégories de raisons en fonction desquelles il classe tout le reste, tous les autres « biens » qui doivent échapper à l’emprise de la marchandisation. J’ai essayé de donner un nom aux différentes catégories qu’il emploie : les biens et services « standard », le patrimoine naturel destructible, les ressources non renouvelables, les biens non économiques par nature.

La taxonomie employée par Pierre Calame est plutôt originale, en dépit du fait qu’elle adopte le terme de « bien » pour définir à la fois tout ce qui peut être marchandise et ce qui ne doit pas l’être et puisqu’elle ne reprend pas la taxonomie habituelle des sciences économiques. Je vais essayer cependant de présenter les catégories de Pierre Calame en les reliant à des dénominations plus couran-tes et des encadrés reprendront pour chacune son argumentation originale.

Pour les économistes, les biens sont des « objets » produits par l’homme ou disponibles dans la nature et qui répondent à des besoins de l’économie (entendons : de la société) afin d’accroître directement ou indirectement la satisfaction de ceux qui utilisent, qui « consomment » ces « objets » ainsi perçus comme des biens. Les économistes signalaient jusqu’à il y a peu l’existence d’autres objets, non produits volontairement par l’homme et qui, se trouvant disponibles en abondance dans la nature au regard des besoins de l’économie (entendons : de la société), n’ont pas un caractère de « bien économique », mais sont des « biens libres ». Ils citaient le fait que, pour de nombreuses économies (entendons : pays), c’est le cas du soleil, de l’air, de l’eau. Bref, dès qu’un « objet » peut répondre à un besoin de la société, soit il paraît disponible en abondance et l’économiste ne s’en soucie pas, soit il est rare et objet de convoitises difficiles à assouvir, alors c’est un problème pour les économistes ; leur manière de résoudre le problème est d’en faire une marchandise, c’est-à-dire de mettre en place un système de marché pour sa production et/ou son allocation. L’objet devient alors un « bien » économique avec un prix par unité de bien appropriable.

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303circonscrire la place du marché

Les biens et services « standard »

Cette manière d’identifier et de régler un problème de rareté convient au raisonnement de Pierre Calame, jusqu’à un certain point, pour des biens et services « standard ». Dans ce domaine, sa taxonomie et celle usuelle des économistes se recouvrent pour une même définition de ce que l’on entend par biens et services « standard ».

Les biens « standard » ou normaux sont ceux qui résultent d’une activité de production et qui prennent la forme d’un objet matériel identifié. La personne qui achète ce bien en en payant le prix s’en réserve l’usage de manière exclusive : j’achète un mouchoir en papier et j’en ai un usage personnel exclusif. Nombre de services, « objets immatériels » marchands, sont tout aussi « standard » : j’achète une coupe de cheveux, j’en ai un usage personnel et exclu-sif. Biens et services « standard » sont le résultat d’une activité humaine « créative » qui doit réunir des « ingrédients » pour miton-ner une recette nécessaire à la production, à la réalisation de ces objets qui répondent à des besoins.

Ces biens et services « standard » constituent, selon Pierre Calame, le « champ normal de validité technique et de légitimité éthique du marché ». Il entend donc circonscrire le rôle du marché à ces seuls « biens » qui deviennent ainsi des « marchandises ». Toutefois le marché doit rester sous la surveillance de l’intervention publique, pas seulement pour assurer une concurrence équitable mais également pour trois raisons. Tout d’abord, la production de ces biens et services « standard » ne se fait pas dans un labo-ratoire isolé du reste du monde, mais dans un cadre qui la condi-tionne et ces conditions sont du ressort de l’intervention publique. Deuxièmement, l’articulation des échanges de ces biens et services entre les niveaux, du local et du global, pose des problèmes qu’un système de marché ne peut traiter. L’intervention publique là encore est nécessaire. Enfin, certains de ces biens et services « standard » doivent pouvoir être accessibles à tous, ce que le système de marché ne peut assurer et qui requiert l’intervention publique. L’encadré 1 (page suivante) reprend l’argumentation de Pierre Calame sur cette catégorie de biens.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?304

Encadré 1. LE marché dEs biEns Et sErvicEs  « standard » sELon P. caLamE

Pour les biens de [cette] catégorie, leur production et leur distri-bution impliquent une répartition des facteurs, matériels et humains, de production et une adaptation permanente de l’offre à des besoins différenciés. C’est en principe le rôle du marché. Est-ce à dire que pour ces biens le seul rôle de la gouvernance est de créer des conditions sta-bles et équitables de la concurrence ? Pas nécessairement. Même pour ces biens, l’intervention publique est déterminante comme le montre la situation mondiale actuelle où des capacités de production souvent excédentaires voisinent avec des besoins élémentaires insatisfaits. L’intervention publique porte sur les conditions de production, sur l’articulation des niveaux d’échange et sur l’accès de tous à certains biens et services.

Les conditions de production dépendent notamment de l’organi-sation de ce que nous avons appelé l’écologie de l’intelligence et de ce qui caractérise l’efficacité de l’aide publique au développement : qualité des infrastructures et du cadre institutionnel, système de for-mation, création d’un état d’esprit favorable à l’initiative, liens à la recherche et développement, fluidité de l’information, accès au crédit, etc. Réunir ces conditions suppose une action concertée entre les différents niveaux de gouvernance, une capacité de coopération entre différents types d’acteurs, l’art de réunir des conditions favorables en agissant dans plusieurs domaines à la fois. On retrouve ainsi, même dans le champ le plus classique de l’économie, les trois ordres de relation – entre niveaux, entre acteurs et entre secteurs – qui forment la toile de fond de la gouvernance.

L’articulation des niveaux d’échange est une seconde dimension de l’action publique. Elle va nécessiter dans les années à venir un effort conceptuel majeur. On part en effet du constat, maintenant bien établi, que la liberté du commerce à l’échelle internationale, si elle permet à chaque société, à chaque pays, à chaque territoire de bénéficier de ses avantages comparatifs, a aussi des conséquences très négatives quand la libre concurrence déstructure un tissu productif et social local sans pour autant qu’il puisse se restructurer pour s’intégrer dans le marché mondial.

Comment opposer la théorie économique à la création de systèmes locaux ou régionaux d’échange quand le système économique global n’assure pas à chacun un travail et un revenu suffisants ? Comment ne pas voir que la sécurité alimentaire d’une société suppose de maintenir des activités agricoles qui, si elles ne sont pas compétitives sur le marché mondial, sont un élément capital de cette sécurité ? Les pays

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305circonscrire la place du marché

de l’OCDE, d’ailleurs, ne se privent pas de prendre des libertés avec le libre commerce au nom de cette sécurité.

Enfin, certains biens de troisième catégorie peuvent être qualifiés de première nécessité ou de nature publique au sens où l’accès de tous à ces biens est une condition reconnue de la dignité humaine : santé, logement, alimentation saine, par exemple. La garantie d’accès à ces biens et services n’implique pas nécessairement leur production et leur délivrance par des institutions publiques. Par contre l’adaptation réelle de ces biens et services aux besoins de la société appelle presque toujours un partenariat avec leurs utilisateurs et une organisation locale efficace. Une fois encore, du côté de l’usage cette fois, on retrouve les trois ordres de relation : entre échelles de gouvernance, entre acteurs, entre secteurs de l’action publique.

Le patrimoine naturel destructible (« qui se détruit en se partageant »)

La deuxième catégorie employée par Pierre Calame est construite différemment de ce qui lui correspond dans les sciences économi-ques. Pierre Calame considère ce patrimoine naturel qui rend la planète habitable : l’équilibre des composants de l’air respirable, le rythme des saisons et l’équilibre entre les forêts, les océans, l’at-mosphère, la biodiversité, bref tout ce qui fait de notre écosystème un bien, mais un bien menacé de destruction par nos activités. Ce patrimoine naturel « se détruit en se partageant ». Faut-il résoudre le problème que pose cette destruction progressive en recourant à la marchandisation ? La réponse est bien sûr négative.

Les économistes abordent cette question dans une problémati-que qui est celle des effets non intentionnels de nos activités et qui peuvent être destructeurs ou non et porter atteinte à un patrimoine commun ou à des individus ou encore à des objets particuliers. Certaines activités peuvent, de manière inattendue et involontaire, avoir des effets positifs : procurer des satisfactions non prévues pour certaines personnes, ce que les économistes appellent des externalités positives. Ces satisfactions seront « gratuites » et leurs producteurs n’en toucheront aucun prix. Dans la prise en compte du bien-être de la collectivité, les économistes se soucient de l’exis-tence de « passagers clandestins » qui bénéficient de l’activité des

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autres, mais dont la présence peut inciter ces autres à ne plus agir. La collectivité peut s’en trouver avec un bien-être réduit.

Un exemple souvent repris est celui de la formation des tra-vailleurs. Si une entreprise ou un pays forment des travailleurs qui ensuite, après quelque temps, sont recrutés par une autre entreprise ou par d’autres pays qui peuvent bénéficier de leurs services en leur offrant un salaire supérieur sans avoir eu à couvrir leurs frais de formation, qui continuera à former des travailleurs ? Une solu-tion, dans un pays, est d’avoir un État qui taxe les entreprises et organise la formation des travailleurs pour toutes les entreprises. Pour partie, les questions posées par cette situation sont abordées dans la quatrième catégorie employée par Pierre Calame, on y reviendra.

D’autres activités peuvent avoir des effets négatifs, provoquer des externalités négatives, qui concernent directement des tiers ou la collectivité dans son ensemble. Les externalités, positives ou négatives, proviennent de l’activité de certaines personnes et ont un effet direct sur le bien-être de certaines autres personnes, ou de l’ensemble de la collectivité sans que cette interaction prenne la forme d’une transaction. Qu’à cela ne tienne, les économistes proposent de transformer cette interaction en transaction sur un marché, en la « marchandisant », procédé qui est une manière d’« internaliser » l’externalité. Par exemple, toute activité qui pollue et dégrade l’environnement, notre patrimoine naturel des-tructible, génère de ces externalités négatives et les économistes ont imaginé deux moyens de correction. A. C. Pigou [1920] a proposé de taxer les producteurs d’externalités négatives pour dédommager les personnes lésées ou pour réparer les dommages causés. Cela n’est pas applicable aisément car déterminer les montants n’est pas facile, et les dommages peuvent être non réparables. R. Coase3 a suggéré l’utilisation de droits de propriété sur les externalités, ce qui est appliqué sous la forme de « droits à polluer » que l’on peut s’échanger sur un marché. Cette pratique est proposée pour éviter l’intervention de l’État, mais seuls les États peuvent organiser un marché aussi complexe.

�. En fait, le raisonnement connu comme « théorème de Coase » est dû à George J. Stigler [1946].

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307circonscrire la place du marché

Pierre Calame s’intéresse particulièrement au problème de cette destruction du patrimoine naturel – qu’une littérature récente de l’ONU appelle « les biens publics mondiaux » – par les activités productives et s’oppose à la solution de la marchandisation des externalités négatives. Il argumente donc en faveur d’une gestion non marchande des atteintes au patrimoine naturel qui le menacent de destruction. Cela concerne évidemment les effets de la produc-tion d’un très grand nombre de « biens et services » considérés dans une première approche comme « standard ».

Encadré 2. La gEstion non marchandE dEs attEintEs au PatrimoinE naturEL dEstructibLE

L’équilibre de l’atmosphère, les gaz à effet de serre et l’évolution des climats, dans un sens indéterminé mais qui assurément affectera chaque partie de la planète, constituent le bien public mondial dont il est à l’heure actuelle le plus ardemment débattu. Quand ces biens sont communs et mondiaux, faut-il les faire gérer directement par une autorité mondiale ? Ce n’est en réalité ni efficace ni possible parce que les atteintes à la plupart de ces biens, notamment la haute atmosphère bien sûr, sont le résultat de millions et de millions d’initiatives. Quant aux autres biens, par exemple la mer ou les forêts tropicales, leur protection et leur gestion ne peuvent se faire sur le mode de la simple interdiction. Ce n’est pas en entretenant l’illusion de « milieux vierges » que l’on parviendra à sauvegarder et à entretenir les biens publics mondiaux. Ainsi, que l’on regarde les émissions de gaz à effet de serre, la gestion des zones côtières, l’entretien des écosystèmes riches ou la forêt tropicale, il faut descendre au niveau des territoires locaux pour travailler sur les conduites et les coopérations entre acteurs qui permettront leur entretien. D’autant plus qu’il y a des biens publics locaux qui bénéficient principalement ou exclusivement aux habitants d’un territoire et d’autres qui bénéficient à l’humanité tout entière. Mais les comportements de préservation et de gestion sont au plan local les mêmes dans les deux cas.

En outre, la frontière entre biens publics locaux et bien publics mon-diaux est fort difficile à tracer, d’autant plus que serait immédiatement sous-jacente, si l’on tentait une telle distinction, la confrontation entre pays du Nord et pays du Sud. Les premiers, dont le développement historique a détruit les écosystèmes naturels, sont mal placés pour exiger des pays du Sud qu’ils s’imposent des contraintes au nom du bien-être de l’humanité alors que les pays riches, du moins pour l’instant, n’ont pas le courage d’entreprendre une réforme radicale de leur mode de

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?308

vie ou de reconnaître la dette contractée à l’égard de l’ensemble de l’humanité en raison de la destruction passée des écosystèmes. Enfin, la quasi-totalité de ces biens publics mondiaux ou locaux, océans exceptés, est localisée sur un territoire. Il y a donc nécessairement, sous une forme à inventer, délégation au niveau local de la gestion des biens de première catégorie. Or, la logique de « l’État westphalien » conduit chaque État à affirmer sa souveraineté sur ses territoires. Aux yeux des pays pauvres, l’imposition par la communauté internationale de contraintes qui ne correspondent pas à leurs propres priorités et constitueraient une contestation supplémentaire de leur souveraineté serait interprétée comme la volonté des pays riches de les empêcher de se développer et de devenir des compétiteurs potentiels. Quant aux populations locales des zones côtières ou de la forêt tropicale, elles voient immédiatement dans la volonté de certains pays de créer des espaces naturels vierges de toute occupation humaine une menace pour leur propre survie. On comprend bien aussi pourquoi, malgré son apparente rationalité économique, la notion de « droit à polluer » que les États-Unis veulent imposer à toute force dans la négociation sur les gaz à effet de serre heurte profondément les consciences. C’est une logique économique identique à celle qui consiste à dire qu’il vaut mieux mettre les déchets toxiques dans les pays pauvres puisque au plan économique la vie humaine y a beaucoup moins de valeur. Comment admettre que des pays riches puissent s’exonérer de sacri-fices et de changements exigés des autres, au seul motif qu’ils ont les moyens de payer les autres pour le faire à leur place ? Cela rappelle fâcheusement, pour les Français, l’époque du service militaire par tirage au sort où les gens riches avaient les moyens, lorsque le sort tombait sur eux, de se payer un remplaçant.

Cette analyse permet de dégager quelques principes pour la gestion des biens de première catégorie : une définition juridique large de la notion de bien public ; un principe d’équité financière dans la prise en charge de la gestion des biens publics mondiaux dont l’humanité tout entière tire bénéfice ; un principe de justice sociale reconnaissant la dette contractée par les pays riches à l’égard de l’ensemble de l’huma-nité en raison de l’utilisation privative qu’ils ont faite jusqu’à présent des biens publics mondiaux ; l’équité dans la répartition des sacrifices personnels faits par les uns et les autres pour la préservation de ces biens ; des mécanismes de coopération entre les différents niveaux de gouvernance, sur la base du principe de subsidiarité active, pour permettre que la gestion se fasse au mieux au niveau local et avec la coopération de tous les acteurs, mais conformément à un certain nombre de principes directeurs élaborés au niveau international sur la base de l’expérience.

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309circonscrire la place du marché

Les ressources non renouvelables (« qui se divisent en se partageant »)

Le patrimoine naturel tout comme les ressources naturelles font partie de ce que les hommes ont en partage avec la planète. Pour le premier, cela se comprend de manière assez générique. Par exemple, chacun utilise la biosphère et y porte plus ou moins atteinte, sans que l’on puisse identifier la part de la biosphère qu’il aurait consommée et dont une autre personne ne pourrait plus bénéficier. Pour les secondes, en revanche, une portion de sol fertile ou une ration de pétrole ou d’eau peuvent être mises à disposition et/ou épuisées par une personne particulière et ne plus être disponibles pour une autre personne. Pour le patrimoine comme pour les ressources naturelles, les humains doivent considérer qu’un partage est nécessaire, mais le premier – selon la terminologie de Pierre Calame – « se détruit en se partageant ». Il faut donc prévenir le processus de destruction et intervenir sur les activités qui y concourent. En ce qui concerne les secondes, elles « se divisent en se partageant ». Là, le problème est celui de leur division qui peut aller jusqu’à l’épuisement, et la répartition du stock existant « relève de la justice sociale plutôt que de l’économie marchande », nous dit-il.

La prise en compte de cette question a été popularisée par ce qui est connu sous l’expression de « tragédie des communs » introduite par G. Hardin [1968]. Une ressource commune est en accès libre. C’est une situation comme il y en a eu tant et tant depuis les origines de l’humanité dans des communautés plus ou moins larges où une ressource commune est mise à la disposition de tous ses membres. En l’absence de toute règle ou bonne pratique de comportement, un individu qui suit la rationalité de l’Homo œconomicus amène la catastrophe. Un éleveur tire son bénéfice de l’élevage de son bétail et plus il aura de bêtes à faire paître dans la pâture commune, plus il s’enrichira ; mais si chaque éleveur se comporte ainsi, l’herbe se fera vite rare et la ressource commune disparaîtra.

La solution des économistes est de même type que pour la caté-gorie précédente – fixer un prix –, mais il s’agit ici d’un prix pour utiliser la ressource qui contribue directement ou indirectement à satisfaire un besoin. Pierre Calame présente donc un autre type d’argumentation pour refuser cette marchandisation et organiser la gestion de la ressource commune.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?310

Encadré 3. LEs rEssourcEs naturELLEs  non, ou difficiLEmEnt, rEnouvELabLEs

L’eau, l’énergie et les sols fertiles en font partie et serviront ici d’exemple de référence […]. Ils ont toujours deux facettes indisso-ciables, une facette de préservation et une facette de justice sociale : le devoir de préservation de la ressource est indissociable de l’équité dans le droit d’accès à ces ressources, dont l’usage est déterminant pour assurer à chacun une vie digne. La gestion simultanée de ces deux objectifs est un élément majeur de la gouvernance car ils sont très souvent contradictoires : d’abord parce que la somme des consomma-tions désirées, au nom de la qualité de la vie, par chaque individu de la planète peut excéder très largement les capacités de reconstitution des ressources naturelles ; ensuite parce que la distribution équitable de ces ressources peut être préjudiciable à leur bonne gestion. Je pense par exemple aux effets catastrophiques qu’ont pu avoir sur l’environnement certaines politiques de réforme agraire, notamment en Amérique latine : la division des grandes propriétés, sans précaution, entre des paysans sans terre, une mesure qui s’imposait de manière « évidente » du point de vue de la justice sociale, s’est traduite par une destruction de l’environnement, les paysans nouvellement installés et privés de ressources n’ayant pour seul recours, pour survivre, que de couper les arbres et épuiser les sols. […]

On voit ainsi apparaître pour les biens de [cette] catégorie ce qui fonde nécessairement la gouvernance de demain : la place centrale de l’éthique ; la primauté d’une gestion au niveau local ; l’articulation des échelles de gouvernance ; la prise en compte des intérêts à long terme ; la combinaison de principes relatifs à la préservation des biens communs et l’identification des limites de l’intervention privée ; la nécessaire coopération entre acteurs ; la place centrale des problèmes d’apprentissage et d’éducation ; la combinaison à l’échelle locale de savoirs à la fois pratiques et théoriques issus de plusieurs corpus différents, les uns des pratiques locales, les autres du développement des sciences et des techniques.

LEs sEPt PrinciPEs dE gouvErnancE  dE L’Eau sELon Larbi bouguErra* 

Premier principe :• l’eau est un droit imprescriptible de tout être humain ;• l’eau est un bien commun de tous les hommes ;• l’eau est aussi un bien économique et social, toute gouvernance

de l’eau doit comporter un volet social car nul ne saurait être privé d’eau en raison de son incapacité à la payer.

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311circonscrire la place du marché

Deuxième principe :• tous les niveaux de gestion de l’eau sont nécessaires et interdé-

pendants. La transparence et la participation effective et démocratique – des femmes et des minorités notamment – doit marquer toute gestion de l’eau ;

• l’éthique doit présider à toute gestion de la ressource et à tout ce qui touche à l’eau.

Troisième principe :• la gestion des eaux partagées doit être renforcée par des coopé-

rations régionales ;• l’approche intégrée des bassins versants doit prendre en consi-

dération les besoins de l’irrigation et ceux des villes, conjointement et non séparément comme cela s’observe souvent ;

• des mécanismes doivent être recherchés pour amener à écono-miser l’eau.

Quatrième principe :• l’eau est cruciale pour l’exercice de la subsidiarité active, dans

la prise de décision à la base et en donnant la parole aux sans-voix, sa gouvernance devrait mettre en marche une globalisation inversée ayant pour fondement la solidarité.

Cinquième principe :• l’eau n’est pas une marchandise ;• l’accès à l’eau doit nécessairement faire appel au partenariat.Sixième principe :• la gouvernance de l’eau doit être guidée par les principes du

développement durable ; • la science et la technique doivent être mises au service des besoins

des populations tant dans le domaine de l’eau potable que de celui de l’assainissement ; elles doivent s’appliquer dans le respect des savoirs locaux et en les réhabilitant.

Septième principe :• toute gouvernance de l’eau doit promouvoir une société écono-

misant l’eau ;• elle doit veiller à l’harmonisation des valeurs relatives à l’eau

entre les peuples et articuler les différents niveaux de gouvernance en vue d’assurer au mieux la compatibilité entre unité et diversité ;

• elle doit promouvoir l’éducation relative à l’eau et, plus large-ment, sensibiliser le grand public aux économies d’eau et à la conser-vation de la ressource.

* Résumés par Pierre Calame à partir de quatre cahiers de propositions de l’Alliance pour un monde responsable pluriel et solidaire – consultables et téléchargeables sur le site web de l’Alliance (www.alliance21.org).

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?312

Les biens non économiques par nature (« qui se multiplient en se partageant »)

Dans l’ensemble des « objets » que l’on peut avoir en partage et dont on ne veut pas réserver un usage individuel exclusif, il y a non seulement ceux qui nous viennent de la nature qui nous entoure – le patrimoine naturel et toutes les ressources naturelles –, mais aussi ceux dont la présence et la disponibilité sont de notre ressort, qui résultent de notre action volontaire et qui pourtant sont non économiques par nature. C’est alors une hérésie que de vouloir les transformer en marchandises.

Jusqu’au début des années 1970 en effet, l’oligarchie des nations industrielles a pu disposer à son gré des ressources génériques de la planète (son patrimoine naturel) en gérant en son sein un partage accepté sans se soucier de ce que certaines des ressources (non renouvelables) de la planète s’épuisaient inexorablement. Le pre-mier rapport du Club de Rome sur « les limites de la croissance4 » a été la première alerte importante sur la manière de traiter ces deux catégories de biens, mais il est resté presque sans effet : certes, il y eut la « crise » pétrolière5 de 1973, mais la montée du chômage dans les pays industrialisés n’y est pas liée. Elle paraîtra plus en relation avec la remise en cause de l’oligarchie des « sociétés industrielles avancées » qui se réservaient jusque-là l’exploitation de ces ressources ; de fait, l’OCDE prend en compte en 19796 l’existence de NPI (nouveaux pays industriels) qui vont contribuer à porter progressivement au-delà du soutenable l’emploi de ces

�. Ce rapport de 1970 a été publié en 1972 en français sous le titre : Halte à la croissance ? Rapports sur les limites de la croissance (Fayard, Paris).

5. Le relèvement imposé des prix du pétrole fera long feu en tendance longue puisque le prix du baril en 1999 était inférieur au prix de 1973.

6. L’OCDE publie en 1979 un rapport intitulé « L’incidence des nouveaux pays industrialisés sur la production et les échanges de produits manufacturés » qui fait naître ce concept de NPI en entérinant la remise en cause de fait de l’oligarchie des économies industrielles. Il y a compétition avec des pays du Sud qui sont cependant encore considérés comme loin de nous poser problème dans le rapport Interfuturs [OCDE, 1979], issu d’un grand projet et de trois ans de travail sous la houlette de Jacques Lesourne, qui incite « les sociétés industrielles avancées » à rester optimistes, ne voit pas de possibilité de très forte croissance pour la Chine et invite à ne pas s’inquiéter pour les cinquante années à venir en ce qui concerne l’environnement et les ressources – il suffit d’un peu de prudence.

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ressources et la dégradation du patrimoine naturel. Simultanément, la découverte du microprocesseur, en 1971, unifie les filières de la transmission et du traitement de l’information et libère les possi-bilités ouvertes dans les années 1960 par les circuits intégrés et les satellites en orbite géostationnaire et qui vont donner les centraux numériques de télécommunications, les micro-ordinateurs dès le début des années 1970. L’alpha(bit)isation7 du monde commence dans une ambiance de marchandisation croissante et permet des progrès extraordinaires dans les sciences et en particulier en bio-logie. Si l’ADN est découvert au début des années 1950, ce sont les progrès numériques de la visualisation et de l’informatique qui font basculer la planète, au début des années 19708 dans l’ère de la biotechnologie génétique. Notre évolution planétaire est façonnée depuis lors par les technologies de l’information et de la biologie qui ont fait naître de nouveaux biens non économiques par nature.

Nous avions déjà de ces biens qui méritent un traitement différent et reconnus par les économistes ; mais, alors que les forces domi-nantes ne veulent pas vraiment accueillir ces nouveaux biens dans leur dimension non économique, en même temps, elles poussent à remettre en question le caractère non économique accordé peu à peu dans le passé à des biens « collectifs ». Il est bon de rappeler ici la terminologie des économistes concernant les biens publics avant de dire quelques mots sur les circonstances historiques de leur appari-tion, puis de leur remise en cause par leur marchandisation.

Le concept de bien public9 a conduit à de nombreuses réflexions sur les rôles respectifs du secteur public et du secteur privé pour la fourniture de biens et services non strictement économiques, c’est-à-dire qui ne sont pas nécessairement marchands. La défini-tion repose sur deux caractéristiques concernant des modalités de l’usage ou de la consommation du bien ou du service. Premièrement, est-ce que l’usage ou la consommation du bien par une personne peut exclure l’accès de toute autre personne à son usage ou à sa

7. Toute information est maintenant réduite pour être manipulée (écrite, imprimée, calculée, triturée) ou transmise (comme telle, en voix, en images) ou stockée (et reproduite) sous forme de « bits » ou des zéro ou un grâce à cette machine universelle qu’est le microprocesseur.

8. Première recomposition génétique en 1973.9. On attribue en général à Paul Samuelson [1954, p. 387-389] la définition du

concept de bien public.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?314

consommation ? C’est le concept d’exclusion. Ainsi, si quelqu’un bénéficie de l’éclairage public ou du système de protection par la défense nationale, ses concitoyens ne sont pas (pour autant) exclus du bénéfice de ces biens et services. Ce bien peut être dit « bien public », et ce qualificatif de bien public sera confirmé si on peut vérifier que son usage ou sa consommation par une personne ne diminue en rien la quantité disponible pour les autres personnes : il n’y a pas de rivalité dans l’usage. Le fait qu’une personne béné-ficie de l’éclairage public ne diminue pas l’éclairage dont peuvent disposer les autres citoyens. S’il y a rivalité, on parle aujourd’hui10 de biens communs. La catégorie des ressources non renouvelables comporte des biens communs au sens des économistes tels que la ressource halieutique : tout le monde peut aller pêcher en haute mer, il n’y a pas d’exclusion de l’usage, mais il s’avère que la ressource concernant de nombreuses espèces s’épuise et que l’usage des uns diminue la quantité dont les autres pourront bénéficier. C’est là que s’applique la « tragédie des communs » évoquée plus haut. à l’opposé, les biens privés « marchands » sont des biens d’usage exclusif : celui qui n’acquiert pas un de ces biens ne peut en béné-ficier, il est exclu ; et le nombre des unités qui restent disponibles après une acquisition diminue, il y a rivalité dans l’usage du bien. Enfin, certains biens restent disponibles pour l’usage d’autres per-sonnes, il n’y a pas rivalité dans leur usage ou leur consommation, mais il est possible d’exclure certains de leur accès ; ce sont des biens que les économistes appellent des biens club ou des biens à péage. Ainsi l’utilisation d’une autoroute, une fois le péage payé, et plus généralement le fait qu’il y ait un utilisateur n’empêche pas une deuxième personne de l’utiliser (et même un grand nombre jusqu’à une certaine limite) ; on peut aussi prendre l’exemple des émissions de télévision à péage (pay per view ou à décodeur). Un petit tableau résume ces quatre catégories économistes de biens.

Rivalité d’usage Non rivalité d’usage

Exclusion possible Biens privés Biens club ou à péage

Exclusion difficile Biens communs Biens publics

10. On les appelait avant des « biens publics impurs ».

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315circonscrire la place du marché

Longtemps avant que cette présentation théorique ne soit dis-ponible, les pays industrialisés s’étaient dotés d’États qui avaient compris que les biens publics étaient des biens non économiques par nature et que leur financement devait reposer sur l’impôt. L’État était là pour éviter la dictature de la marchandise et intervenait de manière croissante depuis le xixe siècle, comme en atteste la « loi de Wagner11 ». Cette loi observe la croissance simultanée de la production et des dépenses de l’État12 qui s’élèvent non seulement pour faciliter le fonctionnement technique de l’économie, mais aussi pour répondre aux besoins sociaux en biens publics (éducation, santé, environnement, etc.). Plus encore, dans la ligne de Keynes, l’État, dans les pays industriels, compense les excès ou les échecs du marché jusqu’au début des années 1970. C’est à ce moment que Richard Nixon se proclame encore keynésien13 bien qu’il soit conseillé par Milton Friedman14 dont les idées vont gagner du

11. Du nom de celui qui l’a énoncée, Adolph Wagner, un des économistes soutenant Bismarck.

12. La part des dépenses publiques (dépenses effectuées par l’État, les administrations de sécurité sociale, les collectivités territoriales et les administrations qui leur sont rattachées) dans le produit intérieur brut a plus que quadruplé au cours du xxe siècle. Dans les pays de l’OCDE, elle a progressé de manière continue de 1960 à 199�. En 200�, ce pourcentage est encore de �8 % pour l’Union européenne, de �0 % pour l’ensemble de l’OCDE, de �8 % au Japon et de �6 % aux États-Unis. Milton Friedman considérait qu’au-delà de 10 %, on n’était pas dans le respect du dogme libéral…

1�. Voir en particulier Daniel �ergin et Joseph Stanislaw [1998, p. 60-6�] : « �I am �] « �Now« �Now a Keynesian”, he [Nixon] declared in January 1971 […]. He introduced a Keynesian �full employment” budget, which provided for deficit spending to reduce unemployment. While Nixon may have philosophically opposed intervention in the economy, philosophy took a rear seat to politics. […] In retrospect, some would call the Nixon presidency the �last liberal administration”. This was not only because of the imposition of economic controls. It also carried out a great expansion of regulation into new areas, launching affirmative action and establishing the Environmental Protection Agency, the Occupational Safety and Health Administration, and the Equal Employment Opportunity Commission. �Probably more new regulation was imposed on the economy during the Nixon administration than in any other presidency since the New Deal”, Herbert Stein ruefully observed. » ( » ( ((Remarque : il faut traduire liberal par « démocrate ».)

14. Qui est l’un des pères fondateurs de la Société du Mont-Pèlerin créée à l’initiative de Friedrich Hayek au début d’avril 19�7 pour essayer de contrecarrer les idées keynésiennes et socialistes. Milton Friedman enseigne à Chicago et les « Chicago Boys » trouveront à s’employer au Chili où M. Friedman lui-même fera une visite en 1975 pour constater la mise en œuvre de ses préceptes.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?316

terrain un peu partout dans le monde. Elles progressent parce que de vraies difficultés nationales et internationales, de vraies questions liées aux ressources de la planète et aux mutations technologiques se traduisent dans ces pays par divers maux, ceux du chômage et du ralentissement de la croissance, ceux du sous-développement chronique des pays les plus pauvres, et sont mises sur le compte de l’emprise excessive de l’État et des réglementations, de l’in-suffisance de libéralisme et de manque de confiance dans les lois du marché.

Les années 1970 vont donc pousser vers une conception diffé-rente de l’État : un État mis au service du fonctionnement efficace du marché, au service de la dictature de la marchandise. Il faut privatiser, libéraliser, déréglementer. Le processus concret à la tête des États phare sera initié en 1979 par Margaret Thatcher au Royaume-Uni, en 1981 par Ronald Reagan aux États-Unis, à partir de 198� par François Mitterrand en France, etc. Le processus est initié, il n’est pas immédiatement accompli, mais il est en marche, et le libéralisme réel est crédibilisé par la chute symbolique du socialisme réel en 1989.

On assiste cependant, dans cette ambiance, au regard du libéralisme, à une sorte de schizophrénie hérétique concernant la marchandisation forcée de biens non économiques par nature qui concernent des enjeux mondiaux énormes. Cela concerne en effet non seulement les anciens biens publics (éducation, santé, etc.), mais aussi ces nouveaux biens qui sont liés aux progrès des technologies de l’information et des télécommunications et dont la place est devenue exorbitante dans le fonctionnement des activités économiques de tous les pays de la planète. Il s’agit de fait pour la plupart de biens publics, dont l’usage devrait être libre, dont le coût de reproduction est en général nul, de biens par nature non économiques mais pour lesquels la pression libérale pousse à la non-gratuité et soutient leur privatisation-marchandisation. La connaissance est tout autant un bien public, mais on fait tout pour la privatiser. Même s’ils se sont renouvelés et que leurs formes nouvelles nous envahissent, ces types de « biens » qui, comme le remarque Pierre Calame, « se multiplient en se partageant existent de toute éternité. Les relations familiales, les liens au sein d’une communauté, la circulation des connaissances par exemple ».

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317circonscrire la place du marché

Pour autant, leurs formes nouvelles sont, selon Pierre Calame15, portées par des facteurs de changement qui conduisent à exiger que la gestion de ces biens ne soit pas laissée au marché.

Circonscrire le rôle du marché est une chose. La gestion et la production de tous les objets que l’on entend soustraire à son emprise n’en est pas pour autant une question close, il faut créer « dans chaque cas les règles, les institutions, les acteurs et les prati-ques les plus propres à cette gestion et à cette promotion » [Calame, 2006, p. 163]. C’est ce sur quoi Pierre Calame nous a présenté ses réflexions et que j’ai reprises dans les encadrés qui jalonnent mon commentaire de présentation. La discussion sur le fond, sur le comment gérer, est grande ouverte.

Bibliographie

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michéa Jean-Claude, 2007, L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Climats, Paris.

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15. Ses réflexions s’appuient, nous dit-il, sur la source mentionnée dans l’encadré 3 des cahiers préparés par l’Alliance pour un monde responsable pluriel et solidaire – accessibles sur son site Web (www.alliance21.org).

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II.

Libre revue

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L’influence passée et présente des « visions du monde ». L’analyse wébérienne d’un concept

sociologique négligé

Stephen Kalberg

La sociologie contemporaine n’accorde à peu près plus aucune importance aux « images » ou « visions du monde » (Weltbilder). Les analyses menées au moyen des catégories dominantes en socio-logie – intérêts, normes, classes sociales, organisations, ethnicité, genre, droit, structures sociales, famille, pouvoir, institutions, État… – excluent a priori que celles-ci puissent exercer une quel-conque influence1.

Si Max Weber est bien connu comme théoricien de la culture, il l’est beaucoup moins en tant que sociologue ayant accordé un très grand rôle aux visions du monde dans la constitution des groupes sociaux et la compréhension du changement social. Les commentateurs ne se sont guère attachés au statut des visions du monde dans sa sociologie, et pas plus à leur influence sur l’action quotidienne ou sur le cours de l’histoire. Les quelques analyses existantes traitent seulement de cette question dans ses relations avec d’autres aspects de l’œuvre de M. Weber et non au regard de la place spécifique qu’elle y occupe2. Il est vrai que ce thème n’apparaît jamais de manière concise et cohérente dans ses écrits. On ne peut donc l’appréhender qu’en mettant en relation divers passages largement disséminés.

1. à de rares exceptions près, c’est également le cas chez des auteurs plus anciens. Cf. M. Scheler [1922, 1954], K. Mannheim [1936] et, dans une certaine mesure, T. Parsons [1951, 1966, 1971].

2. Au sujet des conceptions du monde propres aux religions de salut, voir F. H. Tenbruck [1980] et S. Kalberg [1990, 2001].

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?322

Pour commencer, la présente étude procédera à un bref repérage des diverses manières par lesquelles les visions du monde, dans la sociologie wébérienne, influencent la formation des groupes sociaux et le développement historique. Elle exposera ensuite son analyse de cette époque dans laquelle celles-ci ont perdu une grande part de leur importance originelle – la nôtre en l’occurrence. Les sociétés ont-elles un besoin absolu de visions du monde ? Et lorsque ces dernières deviennent évanescentes, en résulte-t-il de graves consé-quences ? Examinons tout d’abord la manière dont M. Weber définit les visions du monde.

La définition wébérienne des visions du monde

Pour M. Weber, il n’y a pas de visions du monde sans un ensem-ble cohérent de valeurs. De plus, quoique ces valeurs s’articulent les unes aux autres à des degrés variables, cette cohérence interne suppose qu’elles assument un grand degré de généralité propre à apporter réponse aux questions ultimes. Quel est le sens de la vie ? Comment vivre au mieux la nôtre ? Quel but assigner à nos existences ? Pourquoi la souffrance, l’injustice et la misère ne connaissent-elles pas de terme ?

Dans les textes de M. Weber, ce sont les prophètes qui expriment avec le plus de force les visions du monde. Ces géants charisma-tiques annonçaient la totalité pleine de sens (sinnvollen Ganzen) reliant l’humanité au cosmos, offrant ainsi à la fois une explication à l’existence de la souffrance et les moyens de s’en délivrer [1995b, p. 190-2033]. Le prophète systématisait des enseignements religieux fragmentaires et dispersés, des pratiques magiques ou rituelles et des états de ferveur charismatique temporaires de manière à établir entre eux une ferme relation avec une position générale « ultime et cohérente ». « Que la prophétie ait un caractère plutôt éthique ou plutôt exemplaire, la révélation prophétique signifie toujours – c’est là le trait commun –, pour le prophète lui-même et pour ses acolytes, une vue unitaire de la vie découlant d’une prise de

3. Les références à l’œuvre de M. Weber sont données à partir des traductions françaises disponibles et, en leur rare absence, à partir de la traduction anglaise utilisée par l’auteur suivie de la pagination du texte original allemand (ndt).

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323l’analYse passée et présente des « Visions du monde »

position consciemment significative et unitaire envers celle-ci » [1995b, p. 202-20�]. Une fois l’existence d’une vision du monde pleine de sens et éternelle proclamée par le prophète, il revenait aux prêtres ou aux moines d’en systématiser le message. C’est ainsi que des explications marquées par une forte cohérence interne quant à la place de l’humanité dans l’« univers éthique » ou au rôle de la souffrance et des voies du salut firent leur apparition sur la scène de l’histoire.

Weber constate que les visions du monde ont pris, selon les civilisations où elles sont apparues, différentes formes. Dans la Grèce antique, elles se manifestent sous la forme d’un « destin » irrationnel alors que, dans le monde confucéen et taoïste, elles apparaissent comme des « puissances impersonnelles providen-tielles [qui] garantissent la régularité et l’ordre heureux du cours du monde » [1995b, p. 180]. En Inde, elles prennent tout d’abord la forme du rita indien – une « puissance impersonnelle de l’or-dre fixé du cérémonial religieux ainsi que du cosmos » – pour se manifester ultérieurement sous la forme du « monisme supradivin de l’Inde tardive, c’est-à-dire de l’être qui seul n’est pas soumis au changement insensé et à la vanité du monde des apparences » [1995b, p. 181]. Dans le judaïsme ancien, elles se présentent sous la forme d’une divinité unique, anthropomorphique et omnipotente. Si le Dieu chrétien conserve ce caractère omnipotent et anthropo-morphique du Dieu hébraïque, il en perd, avec la Trinité, son aspect strictement monothéiste [1996a, p. 413].

Bien que constitué d’un ensemble de valeurs, l’éthos idéal-typique d’une organisation ou d’un groupe de statut n’accède pas en général pour M. Weber au stade de véritable vision du monde. Ses valeurs sont incapables d’offrir des réponses adéquates aux questions les plus générales concernant le sens et le but de l’exis-tence, la souffrance et l’injustice. L’éthos traditionnel des groupes de voisinage, par exemple, même s’il constitue une configuration de valeurs cohérente – fondée sur l’assistance mutuelle et une « fraternité économique dépourvue de toute sentimentalité que l’on s’accorde en cas de besoin » [1995b, p. 90] – ne présente pas une profondeur suffisante pour apporter une réponse aux interrogations ultimes et par là assurer la direction, la cohésion et l’organisation de l’existence de ses membres. Il en est de même pour l’éthos

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?324

bureaucratique des agents civils et des fonctionnaires, fondé sur les valeurs du devoir, de la sécurité, de la responsabilité, de l’im-partialité, de la discipline, de la ponctualité et des habitudes de travail réglé [1995a, p. 291-301]. Néanmoins, en raison du spectre de valeurs plus large qui la caractérise, l’éthique statutaire des guerriers – bravoure, courage, loyauté, honneur, camaraderie avec ses compagnons d’armes, sacralisation de la mort au combat et mépris pour tout attachement affectif [1968, p. 905-908/517-518, p. 115�-115�/68�-685) – peut se hisser au niveau d’une véritable vision du monde, comme en atteste l’islam à ses origines [1996b, p. ���]. Tel est aussi le cas de la configuration de valeurs propre aux seigneurs féodaux. Leur conception aiguisée et quasi militaire de l’honneur et de la hiérarchie statutaire – qui façonne en profondeur tant leur conduite personnelle que leur attitude face à la société, la politique et l’État – caractérise en effet pour M. Weber le mode de vie propre aux membres de cette classe de statut.

L’éthique statutaire des intellectuels – consistant à regarder la vie telle qu’elle est et à méditer sur sa signification, à l’investir d’un sens totalisant, à la contempler avec détachement plutôt qu’à s’engager dans les affaires pratiques du monde, à tenter de s’as-surer de la maîtrise théorique de la réalité et à s’opposer à toute forme d’émotivité qui pourrait menacer leur quête de savoir [1995b, p. 261-262 ; 1996b, p. 349 ; Levine, 1985] – se développe parfois à un tel degré de sophistication et de cohérence interne qu’elle peut constituer une véritable vision du monde. Par ailleurs, les intellec-tuels ont souvent été les « porteurs sociaux » décisifs des visions du monde, tant dans le monde religieux (par exemple les lettrés confucéens, les brahmanes hindous de l’ère indienne classique) qu’au sein des mouvements sociaux, intellectuels et politiques qui ont émergé tout au long du xixe siècle en Occident – qu’il s’agisse du libéralisme, de l’utilitarisme, du darwinisme social, du socialisme moral ou du marxisme4.

4. M. Weber considère le marxisme davantage comme un système de valeurs relevant de la foi que comme une science [1995b, p. 279]. C’est néanmoins à contrecœur qu’il l’identifie à une religion, préférant souligner combien cette vision du monde, fermée sur elle-même, manifeste un certain nombre de caractéristiques généralement associées à la religion, notamment une « eschatologie économique ». Les croyances de ses disciples sont définies comme « équivalentes à une foi religieuse » ou relevant d’« un type de foi religieuse » [1995b, p. 2��-2�5, p. 279 ; 1968, p. 87�-87�/501].

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325l’analYse passée et présente des « Visions du monde »

Comme en attestent ces exemples, les constellations de valeurs constitutives d’une vision du monde peuvent, selon M. Weber, relever du domaine « surnaturel » tout aussi bien qu’intramondain. Les mouvements intellectuels, sociaux et politiques, à l’instar des religions, peuvent offrir un large éventail de valeurs et des systèmes de significations parfaitement ordonnés. De même, la question de savoir si ces univers normatifs reposent sur des valeurs plus ou moins universalistes et inclusives – c’est-à-dire strictement opposées à toute distinction entre in-group et out-group, qu’elle soit exprimée en termes ethniques, raciaux, tribaux ou claniques, et à toute valeur particulariste et exclusiviste, comme dans le cas de l’hindouisme – n’a pour M. Weber qu’un intérêt secondaire. En définitive, même lorsque les valeurs propres à une vision du monde restent profondément ancrées dans la vie intramondaine, leur « justesse » ou leur « supériorité » ne peuvent être définitivement établies. Pour lui, la légitimité de ces totalités significatives ne repose que sur la croyance que les agents manifestent à leur égard. Comment alors les visions du monde parviennent-elles à procurer une légitimation culturelle à l’action sociale5, aux groupes sociaux et même au changement historique ?

L’influence des visions du monde : leur force d’appui et leur autonomie dynamique

Pour M. Weber, les visions du monde possèdent une capacité d’action propre. Elles mettent en mouvement certaines impulsions causales. Cette capacité s’exerce de deux façons : comme force d’appui et comme force d’impulsion dynamique. Sous ces deux formes, les visions du monde se voient dotées par M. Weber d’une certaine autonomie (Eigengesetzlichkeit) à l’égard des domaines intramondains essentiels de l’activité sociale et de la formation des groupes : l’économie, les relations de pouvoir, la politique, le droit, la famille et les communautés fondées sur l’honneur et le statut.

5. La typologie wébérienne des formes d’action sociale (rationnelle en moyens, rationnelle en valeurs, traditionnelle et affectuelle) constitue le socle de son analyse et plus largement de l’ensemble de sa sociologie [1995a, p. 52-55]. Nous reprenons ici la traduction de zweckrational par « rationnel en moyens » suggérée dans l’ouvrage de S. Kalberg [2002] et non, selon l’usage consacré, « rationnel en finalité » (ndt).

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?326

La force d’appui autonome des visions du monde

Une fois établies, les visions du monde marquent une disjonction entre le domaine intramondain et un ordre éthique systématique de valeurs et d’idéaux. Bien que cette disjonction puisse être plus ou moins prononcée selon la nature des valeurs et la cohérence de leur articulation, elle pose des critères à l’aune desquels l’action est évaluée. Et c’est cette contradiction entre la « totalité ordon-née » et le caractère irrationnel des événements intramondains qui, selon M. Weber, met en mouvement une force d’impulsion idéelle autonome.

Ainsi, même si elles peuvent orienter les actions dans des direc-tions très différentes, les valeurs portées par les visions du monde s’opposent strictement a) à toutes les formes d’action diffuses et aléatoires et b) à toutes les formes d’action rationnelles en moyens et stratégiques. Dans certains cas, elles peuvent également entrer en tension avec les formes d’action traditionnelles. En d’autres termes, s’orienter selon de tels univers éthiques suppose d’arracher l’action aux logiques peu systématisées, pragmatiques et utilitaires qui en commandent le mouvement ordinaire, et de la placer sous la direction d’une constellation de valeurs. Dès lors que les agents évaluent, d’un point de vue cognitif, le degré de conformité de leurs actions à leur perception de ces totalités significatives, se met en branle un processus conduisant à l’adoption de formes d’action configurées et orientées en valeurs.

L’analyse wébérienne des prophètes et des prophéties l’illustre clairement : « Pour le prophète, la vie et le monde, les événements sociaux et les événements cosmiques ont un �sens” unitaire sys-tématique déterminé. La conduite des hommes doit être orientée selon ce sens et modelée de façon significative et unitaire pour qu’on puisse leur apporter le salut […]. Ce sens contient toujours l’importante conception religieuse qui envisage le �monde” comme un �cosmos” duquel on exige qu’il forme, de quelque manière que ce soit, une totalité ordonnée de façon �significative” et dont les phénomènes singuliers sont mesurés et évalués selon ce postulat » [1995b, p. 203].

Le rôle de force d’appui des visions du monde se manifeste dans la sociologie de M. Weber de deux façons : elles constituent la force d’impulsion idéelle à l’arrière-plan du processus de ratio-

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nalisation méthodique des conduites de vie et offrent une légitima-tion culturelle fondamentale aux développements historiques et au changement social.

L’organisation méthodique-rationnelle des conduites de vie. – Par leur capacité à offrir à leurs fidèles une constellation de valeurs unitaire et cohérente propre à apporter une réponse à leurs inter-rogations sur la signification de la vie en général et à donner des raisons expliquant tant la mort que l’épreuve de souffrances injus-tes, les visions du monde contiennent selon M. Weber une force d’impulsion idéelle favorable à l’adoption d’une conduite de vie unitaire et cohérente – ou « méthodique-rationnelle ». En tant que « totalités ordonnées », elles tendent à donner une unité à toutes les actions des croyants.

Ainsi, dès lors que les visions du monde se cristallisent, il devient possible de soumettre les actions à toutes sortes d’évalua-tions. Sont-elles cohérentes avec la finalité éthique systématique qu’implique la constellation de valeurs qui les caractérise ? Alors que toute représentation du monde surnaturel sous la forme d’un monde peuplé d’esprits en conflit, de démons et de dieux, conduit, dans la mesure où chacune de ces forces supranaturelles exige un type d’activité spécifique, à l’adoption de formes d’action frag-mentées, les visions du monde, en raison de leur unité et de leur cohérence interne, peuvent seules légitimer des formes d’action systématiques. De telles actions sont alors considérées comme « justifiées », contrairement aux actions marquées d’un caractère « confus » et « aléatoire ». De même, toute activité effectuée en réponse aux diverses exigences intramondaines et pratiques en vient à être interprétée comme « hétérogène » et contraire à l’ac-tion « légitime » et cohérente exigée par le système de valeurs propre à la vision du monde en question [1996b]. Dans les termes de M. Weber, la force d’impulsion idéelle d’un tel « cosmos de significations » constitue la condition préalable fondamentale au processus de « rationalisation de l’action ». Dès lors que se déve-loppe une personnalité cohérente, orientée par des valeurs – une conduite de vie organisée de façon méthodique et rationnelle –, le mode de vie « pratique-rationnel » orienté en fonction de calculs d’intérêts ad hoc s’en trouve dévalué et étroitement circonscrit [Kalberg, 1990, p. 61-63].

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Néanmoins, même quand les valeurs d’une vision du monde marquent une forte rupture avec les différents domaines intramon-dains, M. Weber insiste sur le fait que l’influence exercée par ces conceptions sur l’action reste très fragile. Un ensemble de forces intermédiaires sont nécessaires pour que leur force d’impulsion puisse constituer le fondement d’une conduite de vie méthodique, rationnelle et systématique. J’y reviendrai.

Développements historiques et changement social. – à un niveau plus général, ces configurations de valeurs d’arrière-plan jouent aussi un rôle fondamental au regard de nombreux déve-loppements historiques. Parallèlement à leur force de légitimation d’une conduite méthodique de vie, ces univers éthiques, une fois fermement établis, confirment et « justifient » les changements sociaux qui se révèlent cohérents avec eux. Et ils le font, selon M. Weber, d’une façon autonome, indépendamment du jeu des intérêts intramondains ou des contingences politiques, économiques et sociales. Cette force d’appui des visions du monde peut être décrite à travers quelques exemples.

Max Weber considère que la conception chrétienne du monde a constitué la force de légitimation à l’arrière-plan d’une multiplicité de développements historiques. Ainsi, au Moyen Âge, l’émergence de la notion de citoyenneté au sein du monde urbain doit au rejet de toute éthique dualiste, caractéristique du christianisme, l’un des fondements culturels essentiels de sa légitimité [1991, p. 334-355 ; 1968, p. 1236-1262/741-756]. L’éthique d’égalité radicale et de fraternité prônée par le protestantisme ascétique n’est pas concevable pour M. Weber sans l’accent mis par l’universalisme chrétien sur « l’égalité des hommes face à Dieu ». De même, le développement de l’individualisme en Occident trouve son point de référence idéel dans le commandement chrétien par lequel Dieu proclame que Ses enfants sont les « instruments » de Sa volonté et exige de chacun d’eux un comportement éthique. Par ailleurs, le développement de l’architecture baroque serait incompréhensible en l’absence de la notion chrétienne de salut et de paradis ; les origines de la musique classique ne sauraient être comprises sans prendre en compte la quête propre au xViie siècle de la voix de Dieu. Enfin, les progrès de la science moderne ne font sens qu’au regard des tentatives des scientifiques des xVie et xViie siècles de prouver

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l’existence de Dieu à travers la découverte des lois de l’univers. Même cachée, leur présence, croyait-on, constituait la preuve de l’existence d’une intelligence supérieure [1986a, p. 75]. Ailleurs, en Chine, le respect, au sein de la famille, des ancêtres et de l’autorité reflète ce même appel au respect et à la déférence qui caractérise le confucianisme. En Inde, la volonté du moine bouddhiste de se retirer du monde et de faire taire son être intérieur ne peut être comprise qu’à la lumière de sa perception d’un monde surnaturel constitué par une force cosmique « Tout-Un » et immanente.

M. Weber aurait sûrement interprété certaines pratiques couran-tes contemporaines comme autant d’héritages de certaines visions du monde. La notion séculière de « service à la communauté » (plutôt qu’à sa tribu ou à soi seul) a pour justification ultime – et précurseur historique – le refus propre à l’universalisme chré-tien de tout dualisme entre in-group et out-group et la conception radicale de l’« égalité des fidèles » prônée par les sectes protes-tantes. Le niveau comparativement élevé des activités philanthro-piques aux États-Unis résulte en partie de l’interprétation stricte propre au protestantisme ascétique américain de la maxime fon-damentale du christianisme : Nous sommes tous les enfants de Dieu. L’individualisme fondé sur la responsabilité personnelle, la méfiance à l’égard de l’État, le soutien sans réserve apporté au capitalisme et la préoccupation constante de l’avenir peuvent égale-ment être considérés comme des idées qui proviennent directement de la réinterprétation de la doctrine calviniste de la prédestination développée par Richard Baxter. De même, la forte propension des Américains à combattre la présence du mal dans le monde, ou du moins ce qui est perçu comme tel, dérive en partie de l’obligation de « maîtrise du monde » (Weltbeherrschung) caractéristique du protestantisme ascétique. Au sein de ces Églises et de ces sectes, le respect des commandements de Dieu et la réalisation sur terre de Son royaume, y compris en s’opposant si nécessaire aux auto-rités séculières et à l’opinion publique, constituaient un véritable impératif religieux [Kalberg, 1991].

M. Weber décèle dans tous ces cas le rôle de force d’appui autonome des visions du monde. Elles se tiennent à l’arrière-plan des processus historiques et fournissent des justifications à certai-nes activités sociales. Néanmoins, comme il le souligne à propos de l’organisation méthodique et rationnelle des conduites de vie,

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?330

l’influence exercée par les visions du monde sur la constitution des groupes et le changement social reste extrêmement fragile et doit être exclusivement interprétée en termes d’impulsion idéelle. Malgré tout, elles offrent une légitimation culturelle fondamentale qui favorise la cristallisation des forces susceptibles d’exercer une influence plus directe sur l’action.

L’autonomie dynamique des visions du monde

Alors que la force d’appui des visions du monde suppose une constellation de valeurs cohérente et structurée, de fortes tensions entre valeurs caractérisent les ordres éthiques qui possèdent une autonomie dynamique. Les conflits entre valeurs sont fréquents et appellent des tentatives répétées pour en surmonter les contra-dictions. Lorsque ces conflits éclatent, l’autonomie des visions du monde en vient à acquérir une dimension dynamique qui résulte de ces tentatives de résolution rationnelle des tensions internes. M. Weber nomme ces exercices logiques des « processus de ratio-nalisation théoriques6 ». Je ne développerai qu’un seul exemple7.

M. Weber analyse en détail la question de la théodicée. Dans la mesure où l’univers est conceptualisé comme un ordre rationnel et unitaire, il devient de plus en plus difficile d’expliquer la perma-nence du malheur en son sein. Ce problème s’impose parfois avec une implacable nécessité. Souvent, ce ne sont pas les « meilleurs » mais les « mauvais » qui réussissent, les malheurs « immérités » ne sont pas rares et le bonheur comme les richesses semblent mani-festement répartis sans égard au mérite [1996b, p. 342-343]. Si l’univers a été créé comme un cosmos unitaire et doté d’un sens cohérent par une force éthique omnisciente, comment est-il possi-ble que toutes ces formes de souffrance intérieures ou extérieures puissent subsister ? Et, pour M. Weber, « plus cette sublimité évolue

6. Même si l’« ordre culturel » chez T. Parsons correspond en partie à la notion wébérienne de force d’appui autonome des visions du monde, il est impossible de trouver d’équivalent, dans l’œuvre parsonienne, à l’idée d’« autonomie dynamique ». Le concept parsonien de value-generalization écarte toute dimension dynamique et conflictuelle. En outre, il ne met jamais en question l’harmonie interne des valeurs au sein de son « ordre culturel ». Cf. Parsons [1951, 1966, 1971].

7. Les paragraphes qui suivent s’appuient en partie sur des analyses antérieures [Kalberg, 1980, 1990, 2001a].

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vers la conception d’un dieu unitaire, universel et supramondain, plus s’impose la question suivante : comment l’énorme puissance d’un tel dieu peut-elle se concilier avec le fait de l’imperfection d’un monde qu’il a créé et qu’il gouverne ? » [1995b, p. 282]. De la même façon, selon M. Weber, « même un ordre du monde doté de sens, impersonnel et supradivin, se heurte lui aussi au problème de l’imperfection8 » [ibid.].

Cette énigme devint l’affaire des prophètes, des prêtres et des moines. Des « solutions » furent régulièrement formulées et les fidèles modifièrent leurs comportements afin de se conformer à ces nouvelles admonestations. Néanmoins, du fait que les épreuves et les injustices persistaient, la pensée rationnelle en arrivait souvent à la conclusion que la nature et la volonté de l’être surnaturel avaient été mal comprises. Un examen plus approfondi des valeurs consti-tutives des visions du monde conduisait à de nouvelles définitions et à de nouvelles suggestions pour l’action éthique – en dépit de la détresse endurée [1996a, p. 412 ; 1995b, p. 282-283]. C’est ainsi qu’un processus dynamique pouvait se mettre en place, visant à redonner, par déduction logique, ordre et unité à la constellation de valeurs de telle ou telle vision du monde. La pensée réflexive – sous la forme d’une « théodicée du malheur » rationnelle – passait ainsi sans cesse au premier plan dans sa quête de « réponses rationnelle-ment satisfaisantes à la question de l’origine de la discordance du mérite et de la destinée » [1996b, p. ���]. En ce sens, la dynami-que qui anime les visions du monde n’est pas une simple réaction aux « conditions sociales de l’existence » ou aux fluctuations des forces économiques et politiques. Elle est régie par un « impératif de cohérence », spécialement lorsque les intellectuels en viennent à former un groupe de statut homogène. « Les interprétations reli-gieuses du monde et les éthiques religieuses, qui ont été créées par des intellectuels avec une visée rationnelle, ont été fortement soumises à l’impératif de cohérence. Si peu que celles-ci se soient conformées dans des cas particuliers à l’exigence de �non-contra-diction”, et bien qu’il leur soit souvent arrivé d’insérer dans leurs postulats éthiques des prises de position qui ne sont pas déductibles rationnellement, on aperçoit néanmoins toujours en elles, d’une

8. M. Weber évoque ici, d’une part, le monothéisme et, d’autre part, le « Un-Tout » immanent et impersonnel du bouddhisme et de l’hindouisme classique.

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manière ou d’une autre, et souvent très fortement, le travail de la ratio, et particulièrement de la déduction téléologique des postulats pratiques » [1996a, p. 412 ; cf. également 1996b, p. 357].

Parfois, ce ne sont pas seulement les prophètes, mais aussi les prêtres et les moines qui en viennent à s’intéresser au problème de la souffrance. De fait, le développement d’idées nouvelles sur l’ordre surnaturel a été, selon M. Weber, impulsé par cette ques-tion religieuse : pourquoi, au regard de l’unité que manifeste le cosmos, la souffrance perdure-t-elle ? Comme il le souligne, « le besoin rationnel d’une théodicée de la souffrance et de la mort a exercé une action extraordinairement puissante » [1996b, p. ���], et « sous quelque version que ce soit, ce problème est lié, en tout lieu, aux motifs déterminants de l’évolution religieuse et du besoin de salut » [1995b, p. 282].

Un exemple plus actuel pourra peut-être clarifier davantage la notion wébérienne d’autonomie dynamique des visions du monde. Une analyse attentive de la vision du monde américaine révèle non seulement une certaine constellation de valeurs, mais aussi de fortes tensions entre celles-ci. L’égalité est valorisée tout autant que le leadership et l’épanouissement individuel9 ; l’individualisme américain et la responsabilité personnelle sont placés sur un pié-destal, au même titre que la responsabilité civique et l’orientation communautaire ; un fort idéalisme et un solide optimisme face à l’avenir dominent ainsi qu’un pragmatisme et un utilitarisme tout aussi puissants ; et si le conformisme social y est intense et large-ment répandu, les droits individuels et la tolérance pour les styles de vie les plus divers le sont tout autant [Kalberg, 1997, p. 205-09]. La notion wébérienne d’autonomie dynamique permet non seule-ment de déceler les contradictions entre les valeurs des différentes visions du monde, mais aussi de mettre l’accent sur les différentes manières par lesquelles, dès lors que les individus s’attaquent à ces incohérences, une force se met en action et conduit à la formation de groupes sociaux10. Or cette source d’énergie reste invisible aux

9. Offrant ainsi une légitimation aux universités privées réservées aux élites. Il s’agit là d’un « effet non voulu » au regard de l’importance accordée en Amérique à l’égalitarisme.

10. L’unique activité qui, en Amérique, n’est pas atteinte par les conflits de valeurs semble être le travail. à la différence d’autres pays, elle n’y est marquée par aucune attitude ambivalente. Cf. S. Kalberg [1992 ; 2002, p. xii-xiii].

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approches sociologiques qui se réclament de la théorie des réseaux ou du choix rationnel, du néofonctionnalisme, du structuralisme ou du néo-institutionnalisme.

Que cette autonomie se manifeste en tant que force d’appui ou sous une forme dynamique, les visions du monde constituent des éléments essentiels de la sociologie wébérienne. En dépit de la fragilité de leur influence effective sur l’action, ces deux formes d’autonomie divergent clairement selon M. Weber sur un point. Les profondes variations et les contradictions internes propres aux systèmes de valeurs des visions du monde dynamiques confèrent à celles-ci une plus grande capacité à susciter la formation de groupes sociaux. Le dilemme que pose le problème de la théodicée a pour effet de rapprocher les personnes concernées par cette énigme. La perception du caractère urgent d’une nouvelle interprétation des valeurs constitutives de la vision du monde et d’un ajustement nécessaire de celles-ci conduit cette vision du monde à libérer par elle-même une force qui suscite la création de groupes d’intellec-tuels religieux.

Prophètes, prêtres, moines et théologiens ne sont pas seulement attachés, selon M. Weber, aux valeurs de l’ordre surnaturel parce qu’elles offrent une justification culturelle à tel processus historique ou tel type de personnalité. Bien davantage, poussés par un impératif de cohérence et par le besoin de comprendre la persistance de la souffrance, ces intellectuels sont en quête de clés et de signes pour expliquer la détresse humaine et découvrir ce qui donne sens à l’activité sociale. Même si seules quelques-unes des valeurs d’une vision du monde semblent pouvoir servir de guide, un « public » (audience) se constitue, dans la mesure où ces clés et ces signes laissent espérer qu’il existe des moyens cohérents d’alléger la misère et l’injustice et des raisons ultimes qui justifient les épreuves subies. M. Weber montre ainsi que la formation des groupes ne repose pas seulement sur des intérêts quotidiens – qu’ils soient de nature économique, politique ou statutaire – ni seulement sur les traditions ou sur des valeurs intramondaines11. Il est ainsi impossible

11. Cet échec à reconnaître une telle capacité aux visions du monde constitue, selon moi, une faille rédhibitoire dans l’ambitieuse « théorie des réseaux » de R. Collins consacrée à l’émergence des écoles de pensée philosophique [Collins, 1998 ; Kalberg, 2001].

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?334

d’analyser les transformations qu’a connues la doctrine chrétienne tout au long du Moyen Âge jusqu’à la Réforme luthérienne et à l’essor du protestantisme ascétique en se référant seulement aux formes d’action orientées par des motifs intramondains.

En dépit de son insistance sur la nécessité de reconnaître l’influence autonome des visions du monde sur l’activité sociale, M. Weber affirme que même la dynamique autonome de ces univers éthiques n’exerce qu’une influence diffuse sur l’action. Leur force d’impulsion cognitive ne peut jamais à elle seule conduire à l’adop-tion d’une conduite méthodique et rationnelle de vie. Il n’établit en effet aucune corrélation forte entre les impulsions idéelles mises en mouvement par les visions du monde et l’action significative du fidèle. En définitive, la totalité bien établie que constitue toute vision du monde ne constitue pour lui qu’une précondition à l’in-fluence exercée par l’ordre religieux sur la rationalisation de l’action, non une détermination absolue [1996b, p. 333, p. 348-349 ; 1996a, p. �11-�12]. De fait, l’impulsion cognitive mise en mouvement par les visions du monde peut être entravée par tout un ensemble de facteurs proprement religieux, mais aussi par des intérêts purement mondains, qu’ils soient de nature économique, politique, juridique ou statutaire. C’est dans cette mesure que les différents moyens par lesquels la force d’impulsion idéelle d’un univers éthique est suscep-tible d’être transmise (conveyed) à l’activité sociale et la formation des groupes constituent un thème central pour M. Weber.

La transmission de la force d’impulsion des visions du monde : doctrines de salut, porteurs sociaux

et configurations sociales

Les doctrines de salut12

L’effet des doctrines de salut sur le comportement social des fidèles diffère en intensité de celui exercé par l’impulsion idéelle des visions du monde qui repose essentiellement sur la prise en compte de la cohérence des finalités de l’action par rapport à ces impulsions.

12. Cette section reprend sous une forme moins détaillée des développements publiés in Kalberg [1990, p. 63-67].

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335l’analYse passée et présente des « Visions du monde »

Une nouvelle dimension, totalement inédite, entre en jeu avec les religions de salut : les bénéfices psychiques13. Ces incitations, en général médiatisées par les corpus doctrinaux, influent directement sur l’action dans la mesure où, si celle-ci est correctement effec-tuée, le fidèle y gagnera la promesse de son salut. Selon l’analyse wébérienne, la capacité de ces récompenses à convaincre les fidèles qu’ils seront délivrés des souffrances et du mal exerce une influence bien plus forte sur l’action que tout examen de la cohérence entre leur action et une certaine vision du monde14.

Pour spécifier cette promesse de délivrance de la souffrance et apporter une réponse à la contradiction entre un ordre surna-turel rationnel et un ordre intramondain théâtre d’injustices et de malheurs à la fois injustifiés et aléatoires, les religions de salut exigent un « minimum de �doctrine” » [1995b, p. ��2]. En tant que « systèmes de pensée religieuse rationnels », les doctrines résultent généralement de processus de rationalisation théoriques menés par les prêtres au regard du problème de la théodicée. Ayant pour source un corpus structuré d’enseignements consacrés comme savoir « révélé », elles constituent pour M. Weber des systèmes d’injonctions éthiques.

En tant que constellations de valeurs, de prescriptions, de lois et de normes marquées d’une cohérence interne plus ou moins forte, elles dotent toute réflexion concernant Dieu et le péché d’une dimension rationnelle [1995b, p. 171-172] et satisfont ainsi à ce que M. Weber nomme le « cœur du rationalisme religieux » : « Toutes ces attitudes étaient toujours sous-tendues par une prise de position face à un aspect du monde réel qui était ressenti comme spécifiquement �dépourvu de sens”, et donc par l’exigence que l’univers dans sa totalité fût – ou plutôt pût ou dût devenir – d’une quelconque manière un �cosmos” doté de sens. Or cette demande

13. Sur la distinction cruciale entre l’influence de la cohérence cognitive et les effets des bénéfices psychiques (Prämien) sur l’action, voir Weber [2002, p. 195-196, n. �9/99, n. 1, p. 230, n. 37/173, n. 1, p. 55/86 ; 1996b, p. 332-333 ; 1996a, p. 417]. M. Weber emploie indifféremment les termes d’« impulsion psychologique » (Antrieb) et de « force psychologique » (Kraft).

14. M. Weber ne fonde ainsi son argumentation ni sur l’influence des visions du monde sur l’action ni sur les implications logiques des doctrines théologiques et des enseignements officiels. Cf. Weber [2002, p. 54-55/86 ; 1991, p. 381] et S. Kalberg [1990, p. 64].

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constitue le cœur du rationalisme proprement religieux […]. Les développements et les résultats de ce besoin métaphysique, de même que l’importance de ses effets, ont beaucoup varié selon les cas » [1996b, p. �50 – traduction modifiée].

Les doctrines de salut servent en effet de filtres pour les visions du monde. Dépendant des incitations particulières qu’elles placent sur l’action15, les doctrines religieuses peuvent renforcer ou affaiblir la force d’impulsion des visions du monde, soit en la transmettant aux orientations d’action des fidèles soit en l’entravant [1996b, p. 355-356] : « La pragmatique religieuse et rationnelle du salut, telle qu’elle résulte de la nature particulière des représentations du divin et du monde – telle la doctrine indienne du karma, la croyance calviniste en la prédestination, la justification luthérienne par la foi, la doctrine catholique des sacrements – a eu, dans certaines circons-tances, des conséquences d’une grande portée sur le façonnement de la conduite de vie pratique » [1996b, p. �57].

En raison de leur capacité à procurer des bénéfices psychiques, les doctrines de salut se voient ainsi dotées, dans certaines circons-tances, de la capacité de transmettre à l’action quotidienne des fidèles, de façon continue, les impulsions idéelles des visions du monde. C’est dans de tels cas que peut se cristalliser une conduite méthodique-rationnelle de vie16.

Pour M. Weber, que des groupes de personnes orientent leur action en fonction des valeurs portées par une doctrine de salut constitue un fait de grande portée sociologique. Dans certaines circonstances, certaines personnes – le dévot et le croyant sincère, mais aussi le groupe plus restreint des « fidèles authentiques » (Gesinnungsethiker) – ne cesseront d’orienter leur action confor-

15. « C’est en fonction de la vision du monde, en effet, qu’était déterminé �de quoi” et �pour quoi” on voulait (et – ne l’oublions pas – on pouvait) être �délivré” : d’une servitude politique et sociale, pour un règne messianique à venir en ce monde […] ; d’un mal radical ou de la servitude du péché, pour la bonté libre et éternelle dans le sein d’un dieu paternel […] ; ou des limites de la finitude, telles qu’elles se manifestent dans les souffrances, la misère et la mort, et de la menace des peines infernales, pour une félicité éternelle dans une existence future, terrestre ou paradisiaque ; ou du cycle des renaissances, avec leur rétribution implacable des actes commis dans des époques révolues, pour le repos éternel » [1996b, p. �50 – traduction modifiée].

16. Ce processus très complexe, articulant buts et voies de salut au sein des doctrines religieuses est examiné en détail dans S. Kalberg [2001a, p. 301-305 ; 1980 ; 1990].

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mément à des doctrines religieuses et cela même si leurs intérêts s’y opposent17. Néanmoins, la cristallisation de bénéfices psychiques ne constitue qu’une première étape. Les visions du monde ne peuvent selon M. Weber exercer une profonde influence sur l’activité sociale qu’à condition d’être transmises et diffusées par des « porteurs sociaux » puissants.

Les porteurs sociaux

Bien que M. Weber reconnaisse pleinement la diversité des idées et des valeurs qui ont pris naissance dans toutes les civili-sations humaines, sa préoccupation essentielle, en tant que socio-logue, s’attache avant tout aux idées et aux valeurs qui ont su trouver d’ardents partisans. Afin d’exercer une influence durable et significative sur le monde social, les idées et les valeurs doivent recevoir le soutien de porteurs sociaux (social carriers) puissants et consistants : « Le concept d’�autonomie”, pour ne pas perdre toute précision, suppose, dans sa définition même, l’existence d’un groupe de personnes […] délimité par certains critères, fussent-ils changeants18 » [1986b, p. 80].

Selon M. Weber, les porteurs sociaux les plus importants sont les groupes de statut, les classes et les organisations. Il insiste par exemple sur le fait que l’existence de groupements déterminés de personnes – prêtres, moines, pasteurs, théologiens ou simples laïcs – orientant leur action selon des croyances et des organisa-tions religieuses – Églises, sectes, synagogues, etc. – constitue une condition fondamentale pour que la force d’appui et l’autonomie dynamique des visions religieuses du monde puissent se déployer et arracher les activités sociales à leur orientation courante en fonc-

17. Par exemple : « La puissance [d’une hiérarchie ecclésiastique pleinement développée] repose sur la formule selon laquelle – en vue d’une prospérité aussi bien dans l’au-delà qu’ici-bas – �il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes” ; cela a constitué la limite la plus ancienne et, jusqu’à l’époque de la grande révolution puritaine et celle des �droits de l’homme”, la plus solide face à tout pouvoir politique » [1996c, p. 271].

18. La thèse qu’il développe dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme consiste ainsi à analyser les idées et les valeurs en référence aux Églises, sectes et couches sociales qui les portent [Weber, 2000a, 2000b].

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tion d’intérêts intramondains, de calculs rationnels fin-moyen, de conventions et de coutumes19 [1996b, p. 333-335].

Dans économie et société, M. Weber dénombre une grande variété de porteurs sociaux possibles. Ainsi, si l’on peut constater dans certains groupes de fortes régularités des activités sociales et une emprise puissante des porteurs sociaux, dans d’autres groupes, ces derniers ne parviennent pas à diriger les conduites et ne font que de fugaces apparitions. De même, des formes d’action configurées peuvent s’affaiblir pour ensuite, en raison d’une transformation du contexte des forces en présence, trouver des groupes porteurs et recouvrer ainsi toute leur force et leur influence. Par ailleurs, si les porteurs sociaux forment parfois des coalitions, ils peuvent tout aussi bien entrer en conflit les uns contre les autres. Pour M. Weber, certaines civilisations se caractérisent par une pérennité remarqua-ble des porteurs sociaux à travers le temps. En Chine, par exemple, le confucianisme a été porté durant plus de deux mille ans par la bureaucratie patrimoniale et la couche des lettrés. En Inde, les brahmanes ont été les porteurs de l’hindouisme pendant plus d’un millénaire. Au Japon, « l’essentiel de la charge des affaires de la société était porté par une strate de guerriers de métier. En pratique, les comportements étaient tributaires des mœurs chevaleresques et d’une culture de chevaliers » [200�, p. ��6-��7 – traduction modifiée]. Sans la puissance de tels porteurs sociaux, les idées, les visions du monde, la question de la souffrance injustifiée n’auraient pu, tout comme l’« Esprit » hégélien ou l’humanisme chrétien de Ranke, mettre en mouvement l’histoire humaine.

Les configurations sociales

Ce n’est pas seulement en tenant compte des doctrines de salut et des porteurs sociaux que M. Weber analyse la diffusion et l’in-fluence des visions du monde des grandes religions. Il s’intéresse également aux configurations de forces politiques et économiques qui définissent le contexte social plus général au sein duquel ces visions du monde se développent. On ne peut en effet comprendre que le problème de la souffrance puisse avoir la capacité de donner

19. Sur la notion de porteurs sociaux, voir S. Kalberg [1998, p. 226-227 ; 1994b, p. 58-62].

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naissance à de nouvelles « relations à l’ordre transcendant » et de modifier les formes d’action parmi les fidèles que si l’on examine ce dilemme, à chaque étape, au regard de son contexte « intramon-dain ». Quelques exemples doivent suffire pour illustrer la teneur des analyses pluricausales que M. Weber développe dans ses œuvres historiques comparatives.

Les intérêts « intramondains », affirme M. Weber, définissent un contexte au sein duquel les prophètes et les couches sociales orientées vers la question de la souffrance sont susceptibles de met-tre en balance différentes alternatives quant à la nature de l’ordre surnaturel et des moyens les plus appropriés d’entrer en relation avec lui. Même les grandes prophéties de mission n’auraient pu être ce qu’elles ont été sans l’existence d’une « certaine culture intellec-tuelle minimale » [1995b, p. 2�5]. En Inde, la coalition politique unissant les guerriers Kshatriya et les prêtres hindous constitua la condition fondamentale à l’expansion de l’hindouisme [Weber, 2003, p. 153-171 et p. 233-245 ; Kalberg, 1994, p. 177-192] ; un processus de « routinisation », induit par la compétition qui oppo-sait jaïnisme et bouddhisme pour la conquête de disciples, altéra la doctrine hindoue classique du salut au point qu’elle devint fortement influencée par la magie et portée par des mystagogues plébéiens [2003, p. 328-386] ; les compromis de l’Église catholique sur la question de l’usure sont intervenus en réponse au développement économique [1995b, p. 354-361] ; et le « développement accentué de la hiérocratie, mais surtout l’existence d’une hiérarchie officielle autonome et d’une éducation propre à la hiérocratie constituent la condition, sinon absolument indispensable, du moins normale pour le développement d’une spéculation scientifique en matière de théo-logie » [1996c, p. 270]. De plus, souligne M. Weber, « les relations qui existent entre les destinées concrètes des formations hiéro-cratiques et les conditions socio-économiques concrètes sont très nombreuses » [1996c, p. 27�, p. 27�-282 ; 1996b, p. �52-�5�].

De la même manière, certaines formes de pouvoir et certaines conditions économiques ont favorisé le développement du calvi-nisme et d’autres sectes ascétiques protestantes : « Les orientations ascétiques du protestantisme l’ont emporté partout où la bourgeoisie constituait une puissance sociale ; les Églises réformées les moins ascétiques, l’anglicanisme et le luthérianisme, l’ont emporté là où dominait (alors) la puissance nobiliaire et princière » [1996c,

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p. 307 ; 1995b, p. 237-238 ; 1991, p. 369-386]. En effet, la Réforme fut « sans aucun doute codéterminée par l’économie » [1996c, p. �05] et l’affaiblissement décisif de l’autorité pontificale ne fut pas sans « raisons politiques20 ». D’une façon plus générale, selon Weber, « nulle part la religion ne fait surgir par un coup de baguette magique de conditions économiques quand les possibilités – ou cer-taines tendances profondes – favorables à une telle transformation économique ne sont pas au moins données au sein des relations et des constellations d’intérêts présentes. Ici aussi, sa force concur-rente est limitée face aux intérêts économiques les plus puissants. Il est impossible d’énoncer une quelconque formule générale qui résumerait l’influence respective des différents facteurs intervenant dans une telle transformation ou la manière dont ils s’articulent les uns aux autres » [1995b, p. ��8 – traduction modifiée].

Un ensemble d’orientations d’action avant tout d’ordre politique et économique doivent ainsi se mettre en place pour que les visions du monde aient la capacité d’exercer une large influence. Plus encore, les couches sociales qui portent les visions du monde ne peuvent gagner de cohésion en l’absence de conditions politiques et économiques favorables. Et c’est seulement par la cristallisation ultérieure de tout un ensemble de configurations de pouvoir et de relations économiques que les nouvelles orientations d’action que celles-ci suscitent pourront influencer d’autres couches sociales. Ce processus, selon M. Weber, s’accompagne toujours d’incessants conflits mettant en jeu tant des stratégies de pouvoir que des intérêts pratiques ou des formes prégnantes d’activité traditionnelle. Ainsi, des formes d’action orientées en fonction d’intérêts peuvent être limitées par des formes d’action orientées par des valeurs, par la tradition ou par des lois ou des autorités légitimes, de même que des formes d’action orientées en valeur peuvent l’être par des formes d’action orientées en fonction d’intérêts, de traditions, d’autorités ou de lois. à l’inverse, intérêts et valeurs peuvent ne subir aucune

20. « L’affaiblissement [de l’autorité du siège pontifical] est dû à d’autres facteurs encore : les combats prolongés et victorieux que les princes et les autres ordres ont mené contre les interventions de la papauté dans la collation des bénéfices locaux et contre son système de taxes et de droits casuels ; les tendances césaropapistes et sécularisatrices de la puissance princière, qui s’est renforcée puissamment en liaison avec la rationalisation croissante de l’administration ; le discrédit qui a frappé la tradition ecclésiastique auprès des intellectuels, ainsi que des cercles de bourgeois et de notables » [1996c, p. �06].

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limitation de ce type et se déployer de façon autonome, selon leurs « propres lois ».

Dans chaque situation, c’est, selon M. Weber, à l’enquête empi-rique de déterminer si ce sont les valeurs portées par les visions du monde qui prévalent sur les formes d’action orientées selon les intérêts matériels, l’honneur social, les traditions, le pouvoir ou les lois. Le sociologue ne saurait préalablement poser en toute généralité qu’une force causale unique est déterminante, et ce qui résulte de ce jeu de forces n’obéit pas seulement à un impératif de cohérence : « Les religions, pas plus que les hommes, n’ont été des livres peaufinés dans tous les détails. Ce furent des formations historiques, et non des constructions logiques ou exemptes de contradictions psychologiques. Elles ont très souvent accepté en leur sein des séries de mobiles dont chacune, prise dans sa logi-que propre et poursuivie jusqu’à son terme, aurait dû entraver les autres et souvent s’y opposer directement. En matière religieuse, la �cohérence” n’a jamais été la règle, mais l’exception » [1996b, p. �6� – traduction modifiée].

C’est justement cette tension permanente et ce mouvement de balancier entre les « idées » et les « intérêts » qui rendent la socio-logie wébérienne souvent déroutante et dépourvue de cette élégance propre aux écoles évolutionnistes comme aux écoles adeptes des « formules générales ».

En résumé, bien que les visions du monde religieuses jouent un rôle crucial dans la sociologie de Max Weber, l’influence qu’elles exercent repose sur le contenu de leurs valeurs constitutives, sur les voies de salut et les finalités définies par leurs doctrines soté-riologiques, sur la cohésion, le pouvoir et/ou l’autorité de leurs porteurs sociaux et sur tout un ensemble d’orientations d’action intramondaines – politiques, juridiques et économiques. De plus, les processus par lesquels ces forces intramondaines se structurent en configurations qui forment des contextes sociaux, soit favora-bles aux valeurs portées par ces visions du monde, soit contra-dictoires avec elles, sont également de la plus haute importance pour M. Weber [Kalberg, 1994, p. 39-46, p. 98-102, p. 168-77, p. 189-192]. Néanmoins, les visions du monde sont souvent deve-nues tellement puissantes et tenaces qu’elles ont pu frayer les voies (Gleise) par lesquelles les civilisations ont cheminé. Ces voies ainsi tracées ont, dans certaines civilisations, exercé une profonde

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influence durant des siècles : « Ce sont les intérêts matériels et idéels et non les idées qui gouvernent directement l’action des hommes. Toutefois, les �visions du monde” qui ont été créées au moyen d’�idées” ont très souvent joué le rôle d’aiguilleurs, en déterminant les voies à l’intérieur desquelles la dynamique des intérêts a été le moteur de l’action. C’est en fonction de la vision du monde, en effet, qu’était déterminé �de quoi” et �pour quoi” on voulait – et, ne l’oublions pas, on pouvait – être �délivré” » [1996b, p. ��9-�50 – traduction modifiée].

La sociologie wébérienne est largement pluricausale [Kalberg, 1994, p. 50-78]. C’est la raison pour laquelle M. Weber insiste sur le fait que les valeurs qui guident l’action ne naissent pas seule-ment des visions du monde et des doctrines de salut, mais aussi des communautés domestiques, des communautés de lignage et de voisinage, des groupes de statut et de l’éthos des groupements politiques. Les traditions (conventions et coutumes) peuvent égale-ment constituer des forces propres à influer fortement sur l’activité sociale [1995a, p. 62-64] tout autant que les intérêts économiques et politiques. Des configurations d’action bien stabilisées peu-vent tout aussi bien se développer à partir d’intérêts qu’à partir de valeurs ou de traditions [ibid., p. 62-6�]. Dès lors, les régularités que manifestent les actions – et même celles qui reposent sur des valeurs – peuvent parfaitement se cristalliser en dehors de toute vision du monde. De fait, la sociologie wébérienne met justement l’accent sur ce niveau d’analyse, celui des configurations d’action qui se cristallisent parmi les groupes sociaux les plus divers.

La constitution de « l’ordre social », tel qu’il se manifeste sous la forme de régularités d’action et, par voie de conséquence, à travers la formation de différents groupes, se réalise pour M. Weber à ce niveau, et non, à l’instar d’émile Durkheim et de Talcott Parsons, au niveau de la « société » conçue comme un tout. C’est la raison pour laquelle, à la différence du structuro-fonctionnalisme parso-nien, la sociologie wébérienne refuse d’identifier l’affaiblissement des visions du monde – voire leur disparition – à un effondrement général de la société [Parsons, 1966, 1971]. Cependant, un tel déclin des visions du monde n’est pas sans conséquences significatives. Leur exploration est au cœur de l’analyse wébérienne du destin qui est le nôtre au xxe siècle et au-delà.

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343l’analYse passée et présente des « Visions du monde »

Le déclin contemporain des visions du monde

Même si M. Weber met l’accent sur la pluralité des sources de configuration de l’action, il considère que le déclin des visions du monde engage de profonds changements. Et tel est le cas dans les sociétés occidentales du xxe siècle, où prévaut une nouvelle configuration sociale caractérisée par la primauté des formes de rationalité formelles et pratiques [Levine, 1985].

Pour M. Weber, la rationalité formelle apparaît peu ou prou dans toutes les sociétés modernes. Dans ses sphères d’activité principales – le droit, l’économie, les organisations bureaucratiques et l’État –, les processus de décision s’opèrent « sans considération de personnes » et par référence à des règles, des lois, des statuts et des modes de régulation appliqués universellement. L’arbitraire et le favoritisme en sont exclus, tant pour le recrutement que l’avan-cement. L’obéissance aux directives issues de procédures abstraites, fondée sur une hiérarchie formelle, prend le pas sur toute velléité de distinctions statutaires ou personnelles. Le droit « logico-for-mel » contemporain est mis en œuvre par des juristes qualifiés qui garantissent « que, tant d’un point de vue processuel que matériel, les caractéristiques générales et univoques relatives à la situa-tion de fait sont prises en considération et ce de façon exclusive » [1986b, p. 42]. Par ailleurs, la rationalité formelle s’accroît dans la sphère économique à mesure que sont mis en œuvre tous les calculs techniquement possibles selon les « lois du marché ». Ceux qui, par exemple, cherchent à acquérir une obligation hypothécaire sont traités par les professionnels de la banque selon des critères exclusivement impersonnels : encours de crédit, épargne, revenus mensuels21 [1995b, p. 356 ; 1995a, p. 410-416].

M. Weber considère qu’aujourd’hui, c’est un nouveau type de rationalité qui gouverne le flux de la vie quotidienne : la rationalité pratique. Les intérêts égoïstes des individus et leur capacité d’adap-tation occupent désormais le devant de la scène. Des comportements pragmatiques et calculateurs – rationnels en moyens – sont typique-ment mis en œuvre afin de faire face de la manière la plus opportune

21. M. Weber mobilise ici à l’évidence des types idéaux. Il est tout à fait conscient du fait que l’efficacité qui résulte de l’application des règles peut être limitée par toute forme de « paperasserie », etc.

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possible aux contraintes de la vie [Weber, 2000a, p. 224-225 ; 1996b, p. 349, p. 355, p. 364].

Ces formes de rationalité formelles et pratiques jouent un rôle fondamental dans les sociétés industrielles, écartant avec force tout un ensemble de valeurs, mais aussi de traditions ancestrales. Néanmoins, aucune de ces formes de rationalité n’est capable de susciter et de soutenir un quelconque système de valeurs empreint d’une certaine noblesse. Le « tableau d’honneur » du fonctionnaire des bureaucraties des Temps modernes n’exhibe qu’un nombre limité de valeurs : devoir, prévoyance, sécurité, conformité, res-ponsabilité, ponctualité. De même, les lois et les réglementations doivent être mises en œuvre selon des procédures fondées exclu-sivement sur la validité formelle et la jurisprudence, non selon des principes substantiels comme la justice, la liberté ou l’égalité. La rationalité pratique de la vie quotidienne se caractérise par le calcul des intérêts et des bénéfices.

Il résulte de cette disparition des visions du monde au sein des sociétés où ces types de rationalité dominent des conséquences évidentes. Lorsqu’ils étaient fermement enracinés et portés par des couches sociales, des classes ou des organisations puissantes, ces univers éthiques pouvaient détourner les fidèles de leurs activités fondées sur le calcul rationnel fins-moyens. Lorsque des doctrines de salut s’intégraient aux visions religieuses du monde, l’action n’était pas seulement modelée par des orientations cognitives, mais aussi – et avec la plus grande intensité pour quelques élites – par tout un ensemble de bénéfices psychiques. Dans la mesure où les doctrines de salut accordaient de telles primes à l’action éthique dans le monde – par exemple au sein de l’« ascétisme intramon-dain » porté par certaines Églises et sectes protestantes (quakers, méthodistes, presbytériens et baptistes) –, l’activité rationnelle en moyens, au fondement à la fois de la rationalité formelle et pratique, était directement confrontée à une dimension éthique, voire même en était imprégnée. Dans les termes de M. Weber, les orientations rationnelles, pratiques et formelles de l’action se transformèrent en une action « pratico-éthique ». C’est ainsi qu’une dimension éthique s’insinua jusqu’au sein des transactions économiques, comme en témoigne la figure de l’homme d’affaires protestant conduisant ses transactions en référence à un ensemble de valeurs plutôt qu’au regard des seuls calculs utilitaires propres au marché.

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Même son activité économique devait être régie par des critères d’honnêteté, de fair-play et de justice22 [Weber, 2000a, 2000b ; Kalberg, 1996, 2002].

Pour M. Weber, les visions du monde ont connu leur déclin en Occident précisément au moment où les ordres intramondains se sont différenciés et autonomisés les uns vis-à-vis des autres. Libérés des contraintes que faisaient peser les valeurs portées par les doctrines religieuses, ils suivent désormais « leurs propres lois », qu’il s’agisse des lois du marché, des exigences de gestion et des enjeux de pouvoir de l’État ou des réglementations et statuts des bureaucraties. Ce processus, tel qu’il s’est développé au xxe siècle, soulève pour M. Weber une question essentielle : existe-t-il encore dans l’Occident moderne un locus sociologique23 pour des rela-tions fondées sur les valeurs de la compassion, de la fraternité et de l’action éthique [1996a] ? Comme en tout temps, les relations intimes et familiales, dans la mesure où elles puisent leurs sources dans des rapports interpersonnels et des liens de sang, ont préservé de telles valeurs. Néanmoins, en raison de l’affaiblissement des doctrines de salut, mais aussi de toutes les visions du monde pro-pres au xixe siècle, il est selon M. Weber très difficile de trouver aujourd’hui encore des organisations, des groupes de statut ou des classes suffisamment puissantes pour porter des formes d’action orientées selon ces valeurs au sein des arènes sociales influentes où règne la rationalité pratique et formelle.

Pour lui, le long voyage que l’Occident a entrepris depuis main-tenant deux mille ans, caractérisé par l’emprise exercée par la constellation de valeurs propre au judéo-christianisme, a touché à son terme. De façon significative, la domination millénaire de cette configuration de valeurs ne saurait être expliquée seulement par la force d’impulsion idéelle des visions du monde, mais avant tout par

22. On retrouve ainsi un legs de cet ascétisme intramondain aujourd’hui à travers l’enseignement de l’« éthique des affaires » – un terme considéré comme un oxymore dans les pays dépourvus d’héritage puritain – dans les programmes de MBA de nombreuses universités américaines.

23. Sur ce concept, voir S. Kalberg [1994] où il est précisé qu’un locus sociologique définit un contexte social déterminé en fonction duquel l’action est susceptible de se structurer. L’auteur reformule par ce concept cette idée fondamentale de M. Weber selon laquelle les orientations de l’action – leur configuration – ne se développent pas en fonction des choix rationnels des individus, mais acquièrent une forme et des caractéristiques durables sous l’impulsion du milieu (ndt).

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les doctrines de salut qui leur sont intimement attachées – certaines d’entre elles attribuant des bénéfices psychiques à l’action dans le monde. Cette forte adhésion aux valeurs « intramondaines » a eu pour conséquence d’insuffler des idéaux éthiques au sein du monde et de ses activités quotidiennes. Pour l’exprimer une nouvelle fois dans les propres termes de M. Weber, les orientations rationnelles pratiques et formelles de l’activité sociale ont été imprégnées par des orientations d’action pratico-éthiques.

Or, à mesure que l’influence massive de la constellation de valeurs du judéo-christianisme sur l’action intramondaine décline au xxe siècle, « la multitude des dieux antiques sortent de leurs tombes » et se diffuse un polythéisme comparable à celui du monde antique [1986a, p. 83-85] : « [Ces divinités] s’efforcent à nouveau de faire retomber notre vie en leur pouvoir tout en reprenant leurs luttes éternelles » [ibid., p. 85]. Néanmoins aujourd’hui, même s’ils sont toujours l’objet de cultes et de prières, les dieux se voient dépouillés de toute dimension magique et enchantée (entzaubert) pour ne plus exister que sous la forme de puissances impersonnel-les24. En tant qu’entités abstraites – la consommation, la richesse, la réussite sociale, la beauté ou la valeur de la culture française opposée à celle de la culture allemande, etc. –, ils sont incapables de susciter la compassion, la fraternité, l’activité éthique et l’in-dividualisme. En tant que simples forces d’impulsion cognitive et idéelle, ils n’offrent pas de bénéfices psychiques comparables à ceux octroyés dans le passé par les doctrines de salut.

Néanmoins, comme nous l’avons noté, M. Weber considère que le déclin des visions du monde ne conduit pas inévitablement au désordre et au chaos. D’autres sources de configuration de l’action subsistent. La disparition des univers éthiques traditionnels conduit cependant à une certaine froideur et une certaine âpreté dans les interactions sociales. Au sein des relations qui se déroulent hors des liens intimes familiaux et amicaux, la rationalité en moyens et les calculs utilitaires, d’une part, les conventions et les coutu-mes, d’autre part, tendent à prévaloir sur tout élément d’obligation

24. « Tel est le destin de notre civilisation : il nous faut à nouveau prendre plus clairement conscience de ces déchirements que l’orientation prétendue exclusive de notre vie en fonction du pathos grandiose de l’éthique chrétienne avait réussi à masquer pendant mille ans » [1986a, p. 86].

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éthique. Les lois du marché libre et la structure hiérarchique de la bureaucratie, dès lors qu’elles fonctionnent convenablement, don-nent naissance à certaines formes de configuration de l’action et de relations sociales. Toutefois, l’éthos économique et l’éthos bureau-cratique, qui ont profondément imprégné les relations sociales au sein de ces domaines, sont aujourd’hui bien davantage soutenus par les coutumes et les conventions d’une part, et par les formes d’action rationnelles en moyens d’autre part, que par les valeurs exaltantes qui ne doivent leur pleine légitimité qu’aux visions du monde. Ainsi, partout où les traditions perdent de leur emprise sur l’activité sociale, la logique de calcul stratégique propre à l’action rationnelle en moyens pénètre de façon croissante ces relations.

Pourtant, en tant que sociologue qui n’a cessé de systématiser les diverses façons par lesquelles les legs d’un lointain passé se transmettent, sous des formes altérées et sublimées, aux situations présentes, M. Weber ne saurait être assimilé à ses nombreux col-lègues allemands qui, au tournant du siècle, annonçaient l’acte de décès des visions du monde et l’avènement imminent du nihilisme. Bien qu’elles soient aujourd’hui plus vigoureusement contestées, M. Weber considère qu’à notre époque les valeurs propres aux visions du monde n’ont pas pour autant cessé d’exister, du moins sous des formes principalement séculières. Mais il n’a jamais mis en doute le fait que leur influence a été très étroitement confinée, au point qu’elles ne subsistent pour lui le plus souvent qu’en tant que reliques du passé25.

C’est en ces termes que M. Weber interpréterait les différentes tentatives contemporaines de généralisation du modèle démocra-tique dans le monde. La démocratie – en tant que vision du monde nourrie des idéaux d’égalité, de tolérance, de droits individuels, de liberté personnelle, de justice, d’État de droit et de participation citoyenne – est aujourd’hui devenue universelle. Néanmoins, s’ils ne sont pas rattachés à des valeurs et à des croyances ni portés par des couches sociales et des organisations comme l’ont été les

25. Cf. la fameuse formule de M. Weber au sujet de l’« esprit de l’ascétisme religieux » : « L’idée du �devoir professionnel” conçu comme une vocation erre dans notre vie comme un fantôme des croyances religieuses d’autrefois » [2000a, p. �01 – traduction modifiée].

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visions religieuses du monde, les principes de ce nouvel univers éthique ne seront soutenus que par des forces d’impulsion de nature exclusivement cognitive, et resteront pour cette raison incapables d’exercer une influence significative et éthiquement contraignante sur l’action. Selon M. Weber, en l’absence de soutien de constel-lations de valeurs, « les institutions démocratiques » et les lois peuvent peut-être rester en vigueur, mais elles seront frappées d’instabilité sur le long terme en raison de leur déficit de légitimité substantielle.

L’accent que nous avons mis dans notre analyse sur l’impor-tance du rôle joué par les visions du monde dans la sociologie de M. Weber nous conduit, « nous modernes », à considérer que les « structures » et les « institutions » démocratiques, très souvent perçues aujourd’hui comme universelles, sont en fait imprégnées de valeurs tout à fait spécifiques résultant de certains développements culturels et historiques. La sociologie wébérienne invite ainsi les recherches empiriques contemporaines sur la démocratie à délais-ser l’étude des formes de gouvernement, des constitutions et des institutions au profit d’une investigation comparative et historique des cultures politiques.

Cette ligne d’argumentation conduit directement au scepticisme que manifeste M. Weber face aux nombreux mouvements quasi reli-gieux de réforme sociale animés par des intellectuels au xixe siècle et au début du xxe. Ne pouvant s’appuyer ni sur les prouesses de grands prophètes ni sur aucune doctrine de salut – bref, sur aucune force capable de susciter la création de valeurs contraignantes et de croyances –, les nobles idéaux défendus par ces mouvements sociaux succombent facilement, en dépit de leur caractère désirable, à des considérations essentiellement utilitaires. « Les prophéties qui tombent des chaires universitaires n’ont finalement d’autre résultat que de former des sectes de fanatiques, mais jamais de véritables communautés » [1986a, p. 96]. M. Weber s’oppose d’ailleurs vigou-reusement à la consécration de la puissance fondamentale qui a rejeté la religion dans le domaine de l’« irrationnel » – la science moderne – au rang de source possible de nouvelles valeurs et croyances, et même éventuellement d’une nouvelle vision du monde. Pour lui, il résulterait d’un tel processus la constitution d’une nouvelle « caste

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349l’analYse passée et présente des « Visions du monde »

de spécialistes26 » ainsi qu’un amoindrissement du caractère ouvert et dynamique de l’espace qui constitue la condition préalable à toute décision autonome et éthiquement responsable de la part des individus : un espace public dont la dynamique repose justement sur la confrontation des valeurs [1986a, p. 86-88 ; 1996b, p. 351 ; 1968, p. 1400-1404 ; 1978, p. 281-283 ; 1994, p. 126-129].

En définitive, M. Weber considérait que les prophètes du passé qui, grâce à leurs seules qualités charismatiques, avaient soudé des communautés entières ne pourraient aujourd’hui avoir un impact comparable, car le contexte social indispensable à leur succès – des communautés davantage soudées par des liens interpersonnels que par des relations impersonnelles et fonctionnelles (sachliche) [2000b, p. 336-337] – a disparu. Les visions du monde, les pro-phéties authentiques et les doctrines de salut qui ont joué un rôle fondamental par le passé en suscitant la formation de structures de personnalité unifiées, de comportements éthiques et de communau-tés fondées sur la compassion et la fraternité ont cessé d’exister.

Une nouvelle source de relations sociales, enracinée dans des valeurs éthiques, doit être découverte et entretenue. Et pour limiter l’emprise de la rationalité formelle et pratique, elle doit s’assurer du soutien de porteurs sociaux puissants. L’engagement politique constant et intransigeant de M. Weber était porté par l’espoir d’une transformation sociale radicale dans cette direction.

Traduit de l’américain par Philippe Chanial

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?352

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Présentation 353

I

La nuit est venue. Mon regard s’arrête sur une petite image que j’ai placée contre des livres, dans la bibliothèque, à hauteur d’yeux. Je la contemple rêveusement. Soudain me vient la pensée que der-rière les livres et le mur, immédiatement, il y a la nuit. L’espace interstellaire. Il ne peut pas être plus près ; il baigne la maison. Je m’avise que seule une pierre, sagement posée sur d’autres pierres, me sépare de l’Infini. L’Infini, dehors, touche cette pierre. Palpe, si je puis dire, la maison.

La pièce où je suis : cabine, nacelle, en sustentation, donc, dans l’espace sans borne. Toutefois, ce n’est pas dans l’inerte qu’elle se trouve plongée. La substance de mes livres, ainsi que de tout ce qu’ici mes yeux rencontrent, est construite, en cet instant même, par les particules et l’énergie nomade. Cet ici : aboutissement. L’un parmi l’infinité des ici, lesquels sont autant de synthèses par-ticulières, de concrétions locales, produites par des événements microscopiques ou gigantesques appartenant eux-mêmes à une histoire unique, fourmillante, illimitée.

Chaque ici est à voir comme le terme qu’il est. Une conclusion toute provisoire du voyage dont le départ eut lieu au commence-ment du temps. Accompli, passé, ce trajet, pourtant, est comme s’il se faisait au présent : l’ici ne cesse point d’être relié à l’Origine. L’énigme vient m’interroger ici.

Louée soit l’Illusion ! (Maya n’existe pas)

Henri Raynal

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?354

Porté, le mur tapissé de livres : à bout d’histoire. Le contem-plant, je cueille un fruit de l’espace-temps : il me le tend à l’extré-mité d’une de ses branches. Laquelle ? – Entre les ramifications innombrables, celle qui, pour m’avoir trouvé sur son parcours, de ce fait à moi se rend présente.

II

Le sensible, c’est l’invisible physique manifesté.Le concret ? – Sa face pour nous.Le non-sensible cosmique, hic et nunc, précipite à ma rencon-

tre, éclôt dans la perception. Tel le flocon issu de la nuit, visiteur soudain. La vitre nous sépare. Soit, mais c’est là que la parcelle de neige se déploie dans ma vue – s’expose.

*Pourquoi opposer ce que nous livrent nos sens et ce que la

science nous dit au sujet des particules subatomiques et du cosmos ? Quel obstacle ferait que les deux approches, par la vue (ou le tou-cher) et par l’intellect, seraient incompatibles, sinon antagonistes ; leur interdirait de converger et s’unir dans la représentation ?

Rien ne les condamne, ces deux savoirs, à demeurer étrangers l’un à l’autre, comme celui du profane et celui du savant ; ou bien celui du chercheur en son laboratoire et du même, cette fois dans la vie. Tenons au contraire que notre expérience de toujours est apte à faire sienne la connaissance abstraite, à se l’ajouter, s’en enrichir.

à qui les conjoint sans éprouver de difficulté, en revanche il faudra plaider tour à tour en faveur de chacune : c’est ainsi que de l’universelle étoffe de l’énergie qu’explore la microphysique mathématique, tout comme des immensités où nous entraînent les astronomes, il se fera le défenseur, chaque fois que la pensée s’en détourne, par indifférence, timidité, frilosité, ou même allergie ; à l’inverse, il s’élèvera contre les procès intentés au sensible, com-battra son discrédit.

*L’antique intuition selon laquelle le visible était fait de corpus-

cules dissimulés par nos sens, se voyait enfin élevée au xxe siècle, par exemple dans des manuels d’enseignement encore utilisés à

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355Louée soit L’iLLusion !…

la fin des années quarante, à la dignité d’« hypothèse atomique ». Cette prudence de langage n’avait plus lieu d’être pourtant. L’usage guerrier de l’énergie cachée dans la matière avait eu pour effet de déclencher la diffusion progressive dans le public d’une théorie dont une application spectaculaire, la réalisation de l’arme mons-trueuse, établissait aux yeux de tous la validité. Contrepartie de la banalisation, l’atome garda longtemps, dans la représentation com-mune, la forme simpliste d’un système solaire en miniature. Tout un chacun le pouvait donc imaginer. Cet atome-là s’est volatilisé. Divisé et subdivisé, il s’est, bien plus gravement, dématérialisé ! Les particules ne sont plus guère que les figures variables que prend l’énergie lorsqu’elle se condense.

Que le monde et nous-mêmes soyons faits de composants à jamais interdits à notre vue, trop grossière pour descendre jusqu’à ces objets ténus, parvenir jusqu’à leur lointaine exiguïté, nous en avions pris depuis longtemps notre parti. Mais, désormais, nous avons affaire à une réalité si subtile que seules des équations lui sont adéquates : aussi nous faut-il nous résoudre à ne plus tenter de former des images aptes à rendre compte en toute rigueur du constituant paradoxal.

Il l’est au point qu’à l’heure actuelle nombre d’esprits contes-teraient l’emploi du terme réalité, fût-il suivi de l’adjectif sub-tile. Rencontrent-ils des bouddhistes qu’ils s’accordent sur bien des points avec eux, souscrivant volontiers aux maîtres mots de ces derniers : impermanence, interdépendance, inconsistance. Extraordinaire convergence entre une doctrine contemplative millé-naire et une science à la fois mathématisée et puissamment équipée, dotée d’installations sophistiquées ! Elles ne sont pas les seules, il s’en faut, à contribuer à la déréalisation de ce qui est. Vaste en effet, autant qu’inattendue, est l’alliance objective (pour employer une expression politique) où elles se sont trouvées rapprochées sans l’avoir voulu, car maintes écoles de pensée les y rejoignent à leur manière. De fait associées à cette alliance, malgré la diversité des travaux auxquels elles s’adonnent séparément.

La dissolution généralisée de la réalité : c’est cela que produit la convergence immense.

L’exténuation de l’objet étudié est bien ce qui ressort des énon-cés des philosophies, sociologies, épistémologies contemporaines, considérées dans leur ensemble. Dans les traits de cet objet, elles

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?356

se plaisent à reconnaître ce qui provient des cultures, des idiomes, des complexions individuelles, à quoi s’ajoute ce qui résulte du fonctionnement même de l’esprit : cet apport exogène qui seul les intéresse, elles le privilégient à un point tel que l’objet est vidé de sa substance aspirée hors de lui. Tel est l’effet de l’action dissolvante des constructivismes et relativismes : il n’a plus rien en propre. Qu’en reste-t-il ? Existe-t-il ? Questions d’un piètre intérêt pour les déréalistes.

Ils ne manqueraient pas de récuser la métaphore du propre soutiré : si soustraction il y a, elle n’est que reprise, répondraient-ils, recouvrement. Nous ne dépossédons nullement ce que vous appelez l’objet ; nous ne faisons rien d’autre que discerner, identifier comme produit et apporté par l’intellect, l’affectivité, l’inconscient, la société, que désaliéner, donc, ce qui à tort se trouvait attribué audit objet par le jeu d’une illusion de pensée.

Grande collectionneuse d’illusions en tout genre, cette époque-ci ! Les dissiper est son sport intellectuel favori. Peu lui importe que l’objet de l’étude s’évanouisse, que la pensée procède finale-ment sans autre. Aussi bien, le grand Autre, l’Univers, a disparu. L’acosmisme contemporain n’est pas pour rien dans la déréalisation généralisée.

Objective (non délibérée, certes, mais efficace), la coalition des désillusionneurs n’a cessé, en effet, de grossir au cours des dernières décennies. En un temps qui a vu naître l’expression « la mort du sujet », beaucoup d’entre eux n’éprouveraient pas de difficultés bien grandes à entrer dans les vues du bouddhisme, n’étaient le détachement ascétique, le renoncement qu’il préconise. L’éveil ne consiste-t-il pas pour celui-ci en la ruine du visible à l’instant où conscience est prise qu’il n’était qu’apparence ? Loin de se limiter à un domaine particulier, la destitution opérée par cette philosophie asiatique a la portée la plus générale, si bien qu’elle se formule par des propos auxquels ressemblent fort ceux que la physique actuelle inspire à certains, à savoir que dans l’universelle mouvance on ne trouvera rien qui existe pour de bon, qui ait consistance véritable. Rien n’est vraiment réel.

Cette désagrégation universelle, cette débâcle de tout le visible ne saurait déconcerter ou contrister ceux, si nombreux à l’heure qu’il est, pour qui le monde est absurde, la vie de même. Et le nihilisme diffus d’une civilisation fatiguée d’elle-même, dépressive, s’accom-

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357Louée soit L’iLLusion !…

mode on ne peut mieux d’une dissipation de la réalité à laquelle la science apporte des arguments. Une civilisation désenchantée ne pouvait pas ne pas prêter attention au bouddhisme, lequel, avant de montrer le chemin qui conduit à la sérénité, commence son enseignement en dressant un constat dont le pessimisme est total, en nous assurant de la déception – elle est fatale –, en prononçant, en conséquence, la faillite de notre condition.

Si la vanité des entreprises humaines a été dénoncée par bien d’autres doctrines que le bouddhisme, elle est d’autant plus évidente pour ce dernier qu’il la relie très étroitement au caractère illusoire de tout ce qui est ; de là le radicalisme, la sévérité terrible de l’acte d’accusation dont il accable le monde, exhaustivement.

*Sans doute est-ce parce que les hommes s’estiment victimes

d’une intolérable condamnation à mort qu’en retour ils ont souvent porté un jugement dépourvu d’indulgence sur le monde sensible, à tout le moins l’ont déprécié. Dès lors qu’ils se refusent à prendre leur parti de leur condition d’êtres finis, ils sont enclins à insister sur la précarité de toutes choses.

Si je suis poussière, qu’est-ce qui ne l’est pas, serait-ce mon-tagne ou temple ?

Si je n’ai plus aucune illusion quant aux amours, aux motiva-tions, aux affaires humaines, pourquoi me choquerait l’affirmation selon laquelle le mot réalité ne désigne qu’un mirage ?

** *

La cathédrale de Strasbourg est faite de grès. La parole de désil-lusion revient à dire : gardez-vous d’oublier que cet édifice n’est que poudre agglomérée. Il fut sable ; tôt ou tard, il le redeviendra – l’incendie, le séisme, le vandalisme, l’explosion, l’érosion, au choix, sera l’agent de ce destin. Le sable est la vérité de cette forme périssable.

Une telle condamnation de l’aspect apparent comme faux sous prétexte qu’il est défaisable, repose sur la prise en considération d’un unique critère pour la réalité et la vérité, soit la permanence. L’édifice est déchu de son statut d’existant pour la seule raison

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?358

qu’il n’est pas éternel. N’étant que groupement de grains qui l’ont précédé, le constituent, et subsisteront après sa perte, il ne peut être pris au sérieux. Eux, les grains, si.

Plus grave encore : des grains agglutinés et rassemblés en un tas volumineux ne font pas une cathédrale ; pour qu’advienne celle-ci, il a fallu que la foule minérale ait été organisée, élevée au rang d’œuvre. Cela, la parole destituante le nie ; elle est anticréatrice, antipoétique. Pour elle, il n’y a pas d’œuvre.

L’art apporté à composer, déployer ce qui va s’offrir en sa fraî-cheur, sa naïveté émouvante, d’entité nouvelle, cette attention, ce soin, leur générosité, sont tout simplement ignorés. La finitude est suffisant grief pour que la dignité de la qualité ne soit pas reconnue : le vrac l’emporte sur l’édifice dont l’arrogance masque la fragilité qui le menace à tout instant, faiblesse définitive, tort irrémissible ; c’est fallacieusement que ce qui est dit qualité séduit, étourdit ; elle ne compte pas en comparaison de la destructibilité qui a pour elle la permanence. Si vous ne possédez pas la qualité d’être éternels, êtres ou choses, eh bien, contrairement à ce que vous croyez, vous n’en avez aucune. En fait, vous n’existez pas.

*Il n’y a même plus de grains, nous dit aujourd’hui la physique.

Ce que la vue nous présente est de fond en comble illusoire. Il n’y a pas de réalité ; il n’y a que des apparences.

Ultime démenti infligé au monde familier.

** *

Un tel écroulement du visible a de quoi incommoder, voire perturber. On comprend que certains répugnent à y penser. Aussi, ce savoir qui leur semble inconciliable avec leur expérience d’êtres vivants, ont-ils décidé de le tenir à distance.

Que dire pour dissiper le vertige ou la nausée sans pour autant faire semblant de ne pas entendre ce que nous explique la physique ? – Tenir, au lieu du langage de la chute et de la dispersion (le sol s’est dérobé et nous voici précipités dans le vide, évaporés, pire, effacés), celui de la gradation et de la construction : étape par étape, les particules ont élaboré, inventé la complexité, accru la teneur qua-

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359Louée soit L’iLLusion !…

litative des entités (atomes, cellules) qu’elles ont formées, instituées, jusqu’à engendrer celles qui ont nom de vivants ; en ce qui concerne l’information qui est communiquée à ces dernières sur ce qui les entoure, il s’en faut qu’elle soit quelconque ou arbitraire : entre les aspects possibles de l’univers, leur est présenté tout naturellement celui qui se propose à l’échelle de l’environnement qui fut propice à leur apparition, celui qui correspond à la dimension où elles se sont établies. En quoi serait trompeur ledit aspect ?

Il faut cesser de médire de l’apparence, de la disqualifier. Au contraire affirmer la positivité de l’apparence. Atome, molé-cule, créature vivante, personne, toute entité : la regarder comme éDIFICE.

*Vertu de la parole d’ascension, d’édification : parce qu’elle ne

s’effraie pas de l’ubiquité du vide dont est fait le cosmos – nous inclus – en si grande partie, elle ne refoule pas craintivement hors de la représentation l’invisible physique ; en revanche, elle rejette l’opinion selon laquelle ce que nous savons de l’évanescence des particules apporterait de l’eau au moulin (qui tourne à l’envers – machine désélévatrice) du désillusionnement.

Parole non plus d’antagonisme, de scission, se plaisant à opposer le voile mensonger à ce qu’il recouvre, mais d’accueil, de recon-naissance : à l’apparence elle rend justice, mieux, entend lui rendre grâces, saluant en elle LE MIRACLE NATUREL ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

Au lieu d’évoquer l’illusionniste que l’Inde appelle Maya, elle s’attache au monde comme à l’énigmatique entreprise où se cher-che et se met au point continûment le complexe et le divers ; elle s’émerveille que le constituant paradoxal ait patiemment construit les planètes, les montagnes, les nuages, les cascades, les arbres, les méduses, les aigles, les gazelles, sans oublier les yeux – nos yeux – très adéquatement fabriqués pour les observer ou contempler.

à la question « qu’est-ce qui est le plus important, du spectacle du monde ou de son fonctionnement occulté ? », la parole réconci-liatrice se refuse, dans sa réponse, à choisir, car le second n’est pas moins grandiose pour elle que le premier, et pas moins délicat. Elle déclare, puisque son vœu est que l’union des deux beautés, leur fusion, si possible, ait lieu dans notre représentation : le prodige

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?360

est le spectacle qui contient en lui ses coulisses. Il nous est offert. Ne déclinons pas le somptueux présent.

Car c’est faire injure à l’entreprise cosmique que de faire fi du tropisme d’enrichissement qualitatif, de perfectionnement qui l’entraîne dans un mouvement ascendant. Opter pour la péjoration et le diminutisme (le décor où nous avons été placés n’est que poudre aux yeux) au lieu d’applaudir à l’incessant épanouissement du nou-veau (c’est parmi des œuvres que nous allons et venons), équivaut à bafouer l’ambition créatrice inhérente à ce qui est, à trahir une orientation originelle, à nous transmise de surcroît.

C’est accorder plus de considération à la foule des pixels qu’au portrait photographique que leur organisation fait surgir ; désavouer le passage de l’incomposé au visage.

Il n’y a qu’une réalité : à notre regard elle tend en quelque sorte ce recto qu’on appellera la Continue. Elle se l’est procurée en l’assemblant à l’échelle idoine, celle des molécules de grande dimension qui était favorable à l’installation de la vie, appropriée à l’activité des créatures. Nous gardant tournés vers ce recto, elle nous cache par là même son verso : sa bienveillance nous tient soigneusement dans l’ignorance de la Discontinue. C’est pourquoi nous sommes dans l’obligation de faire un détour pour connaître cet ubac dont rien ne nous sépare, sinon la simple différence d’échelle ; il ne se laisse aborder que par voie indirecte, la conceptuelle et expérimentale.

Adret et ubac, tangible et abstrait, ne font qu’un. Considérer la matière mathématisée comme une étrangère par rapport au sen-sible, une barbare inquiétante, infréquentable, c’est opposer le constructeur à son édifice. Inversement, révoquer le concret pour vanité, usurpation de réalité, le réduire au constituant paradoxal, c’est effacer le constant travail de celui-ci qui n’a eu de cesse qu’il n’eût enfanté celui-là. Dédain dans l’un et l’autre cas, et iniquité. Soit envers les entités, soit à l’égard de l’élaboration immense et minutieuse, persévérante, qui s’est accomplie.

Le désillusionnement est dénégation du temps et de sa voca-tion créatrice. Déclaré inutile et non avenu, le si long, si assidu, si mystérieux effort d’élévation est en pensée aboli : qu’est-ce que la rose, sinon de l’humus, sous une forme transitoire ? était-ce la peine qu’il y eût ce qu’on appelle la rose, puisque cela n’est pas

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361Louée soit L’iLLusion !…

capable de durer ? à quoi bon ? La rose n’avait pas lieu de paraître. Elle est de trop.

Destruction instantanée, descension violente. Révocation de l’éclosion, réfutation, renvoi de l’avènement.

*Il importe de renverser la vision décréatrice, de redresser la

perspective plongeante, catatropique, selon laquelle nous voyons l’œuvre totale qu’est l’univers imploser, s’abîmer.

Vive l’Illusion ! Entendez la très précieuse Apparence ainsi appelée, tenue calomnieusement pour imposture.

MAYA : nom mythique derrière lequel se dissimule l’entropie !

** *

Bien réel, donc, et véridique, ce que nous voyons, touchons. Mais l’invisible physique, lui, qu’en faire ? Eh bien, acceptons-le sans réticence aucune, accueillons-le, il est nôtre.

Pourquoi éprouver de la répulsion à son égard ? Ne sommes-nous pas faits d’inconnu ? Est-ce qu’il ne nous arrive pas d’être sur-pris par une image, une chanson, un nom de lieu, un substantif rare, qui survient ex abrupto dans nos pensées, sans raison apparente ? Est-ce que le fonctionnement de notre esprit, donc, nous est transpa-rent ? Celui de nos muscles et de nos viscères le serait-il davantage ? Assistons-nous aux réactions chimiques de nos cellules ?

L’étranger cosmique omniprésent, l’étranger paradoxal, cet étranger ami est… nous.

*Sans doute est-ce là exprimer notre relation de façon par trop

lapidaire. (Car, s’il est nous, pouvons-nous dire que nous ne sommes que lui ? Faisant ainsi silence sur la conscience, taisant l’autonomie de la personne ?)

La voici présentée de manière moins abrupte :Elle fait l’érable dressé et déployé en face de moi, la matière-

énergie, et la même fait cet œil qui, sans se lasser, prend acte de l’érable.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?362

Elle parcourt, autrement dit, la suite des dimensions crois-santes jusqu’à pouvoir tisser des substances solides et liquides, en constituer des collines, des lacs, des rivières ; jusqu’à mettre sur pied des créatures ; jusqu’à tout cela, pour finir, procurer des spectateurs.

III

énormité de l’oubli : le cosmos est le grand absent de la réflexion et de la culture contemporaines. L’effarant silence de la philosophe actuelle au sujet de l’univers n’est pas sans rapport avec la prospé-rité dont jouissent les différentes variétés de constructivisme, de déréalisme : elle ne sort plus de l’homme ; tout se passe comme s’il n’y avait jamais eu que de l’homme ; en quelque sorte, elle n’est plus qu’une vaste – fort peu cohérente – anthropologie.

Pourtant, le Tout, tel que nous le connaissons à présent, n’a plus rien à voir avec celui qu’habitaient nos arrière-grands-parents. Ce que nous savions du cosmos au début du xxe siècle est dérisoire en comparaison des données dont nous disposons présentement. Mais il s’en faut que le changement soit uniquement quantitatif : c’est d’un véritable bouleversement qu’il s’agit. C’est la profondeur et la complexité de l’univers, ainsi que sa dimension temporelle, qui nous ont été révélées grâce à l’intrépidité de la physique mathéma-tique, alliée à la puissance des instruments : l’univers a maintenant une histoire et c’est celle qui, partie du quark, aboutit au cerveau humain. En résulte un renouvellement si considérable des questions métaphysiques que nombre d’astrophysiciens – elles ne laissent pas de se présenter à leur esprit avec vivacité, intensité – ne peuvent s’empêcher d’en débattre passionnément. De cela la philosophie ne s’est pas aperçue ! Ou, plutôt, elle n’en a cure !

Qu’est-elle, pourtant, sinon l’exercice de la pensée s’efforçant de proposer une interprétation du monde (entendu comme l’envi-ronnement total) et de l’homme, considérés solidairement ? C’est pourquoi on est en droit d’exiger d’elle qu’elle se tourne, afin de la méditer, vers la très riche synthèse qui s’est opérée, vers la vue d’ensemble impressionnante qui s’offre à présent.

La philosophie pourra-t-elle longtemps persister à faire sem-blant d’ignorer, pour prendre un exemple, que le déploiement de la complexité-diversité n’a tenu qu’à la relation numérique pro-

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pice qu’ont entre elles les constantes physiques fondamentales de l’univers, qu’à ce rapport tel qu’il est, très précisément ? Car, eût-il été autre, et infimement, qu’aucune entité n’eût pu se former ! Si, sur ce qu’il convient d’en penser, les astrophysiciens se livrent, eux, à des batailles où grande dépense est faite d’intelligence spéculative, le moment n’est-il pas venu d’un renouvellement de la philosophie première ?

Quiconque réfléchit est concerné. En dépit de quoi les milieux intellectuels, pour une large part, se tiennent à l’écart de débats qui pourraient difficilement, pourtant, avoir une portée plus grande.

Nous habitons le très-remarquable. Il n’est que de lire, par exemple, Hubert Reeves ou Trinh Xuan Thuan pour s’en persua-der. Est-il acceptable que ne soit pas partagé généreusement un savoir essentiel ? Que ne soit pas accordée plus d’importance à l’immense panorama qui s’est découvert à la faveur des avancées des sciences de la matière et de la vie et où leurs apports se sont rassemblés, liés entre eux, articulés ? Que celui-ci ne soit pas pré-senté et commenté avec conviction, enthousiasme, par les médias, la grande presse, par l’école ? Que la société soit privée de ce qui peut contribuer puissamment à mettre fin au désenchantement mortel dont elle souffre ?

** *

L’angoisse qu’inspire la décivilisation en cours provoque une intense réflexion : quel est le juste diagnostic ? Quels repères et remèdes proposer ? De quelles nouvelles façons tisser les liens à défaut desquels la société va continuer à se défaire ? On ne compte pas les colloques, les études, les essais, les livres d’entretiens où philosophes, sociologues, anthropologues, théologiens s’efforcent de répondre avec la plus grande attention à ces questions à présent inéludables ; or, les propos tenus, si nombreux soient-ils, ont ce trait en commun, qui ne semble pas avoir été remarqué : l’acos-misme ! L’univers – soit l’Environnement total, un, unique, qui nous contient, nous enserre, l’énigme qui nous tient embrassés, qui nous considère – a disparu de la pensée !

Sera-t-il débattu longuement de l’origine du sentiment reli-gieux qu’on lira, dans l’ouvrage rapportant la vaste discussion, qu’il naquit de la conscience de la mort : il ne sera venu à l’esprit

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?364

d’aucun des participants que la majesté et la diversité du cosmos où nos lointains ancêtres s’éprouvaient très étroitement insérés, avaient pu y être pour quelque chose !

*L’écologie elle-même – l’écologie dans sa nécessaire dimension

philosophique, morale, affective, poétique – est incomplète, c’est le moins qu’on puisse dire, inachevée, si elle ne porte pas son regard au-delà de la planète Terre qui n’est que le (très) proche-Univers – comme on dit le Proche-Orient. Notre demeure, celle qu’il lui faut prendre en considération, n’est-ce pas le Tout ?

Faute de s’y fonder philosophiquement, elle n’est que micro, que dis-je ? que nanoécologie : elle se doit de s’immensifier. D’autant plus précieuse la nature que l’on a présente à l’esprit l’histoire inouïe dont elle est la progéniture, l’héritière.

*« Relancer la philosophie », lit-on sur la couverture d’un livre

récent. On ne peut que se féliciter d’une telle invitation à la revivi-fier. Diverses solutions se proposent pour cela, que l’auteur évoque avant de rappeler la sienne : « Ce dehors inquiétant la philosophie et que d’autres ont choisi de trouver dans l’anthropologie, ou dans l’art, ou dans la psychanalyse, etc., je suis allé le chercher, pour ma part, jeune helléniste, dans ce lointain de l’orientalisme. » Choix hautement judicieux et des plus fructueux ; toutefois, alors que notre pensée n’a que trop tendance à s’enrouler sur elle-même et que ce dont nous souffrons, c’est de la perte de l’Autre de l’homme, ce dehors pour lequel opte François Jullien, remarquons-le, est encore un dehors humain. à la relance souhaitée, qu’est-ce qui pourrait contribuer de façon plus décisive qu’une réflexion qui serait, au contraire, philocosmique ?

On peut en concevoir deux variétés entre lesquelles il reviendrait à chacun de choisir : l’une sans Transcendance, qu’on pourrait appeler philocosmie simple, ou stricte ; l’autre transcendantaliste, qui pourrait être dite philocosmie élargie.

*S’absente-t-elle de l’univers, que l’humanité ne peut se penser,

se comprendre, ni même percevoir clairement sa dignité, celle qui est commune à tous les Terriens. Extrait du grandiose auquel il

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365Louée soit L’iLLusion !…

participe et qui donc lui confère cette dignité, l’homme sans Autre, réduit à lui-même, désentouré, est désemparé. écorché. La société déchoit ; n’est plus que la multitude, de plus en plus violente, des ego à vif. Si elle veut ne pas périr, la civilisation doit retrouver une complicité profonde avec l’habitat fastueux où elle est apparue. De nouveau s’éprouver accordée à celui-ci. Il y a là pour elle une nécessité vitale. Une société est aptère, à défaut d’un sentiment qui l’élève.

Nous qui habitons la Merveille sommes en train de l’oublier. Puisse notre vue redevenir circulaire ; embrasser, étreindre, comme naguère, notre demeure.

*Au lieu de toiser Physis de haut, descendons au-devant de ce

qui gravit en notre direction les marches de la complexité – de sorte que l’esprit conscient de lui-même se mêle à l’esprit implicite. Que soit supprimée par ce mouvement la disjonction qu’ont causée l’ar-rogance et le dogmatisme scientistes, ainsi que notre possessivité ; qu’il soit d’amitié et non pas de rapine. Sachons comprendre ce qu’est la connaissance : rencontre.

Ne s’agit-il pas d’ailleurs de retrouvailles ? N’est-ce pas l’es-prit illocalisable, diffus, qui a engendré l’esprit incarné ? Dans la recherche, l’étude, la contemplation, n’est-ce pas l’esprit qui fait face à l’esprit, l’esprit qui s’interroge ?

Précisions

Les pages qu’on vient de lire prolongent les textes parus pré-cédemment dans cette revue (n° 12, n° 13, n° 17, n° 19) et repris dans Retrouver l’Océan, ouvrage dont le n° 27 de la même revue a publié deux extraits ainsi qu’un compte rendu proposé par Mona Chollet sur son site.

Le livre de François Jullien cité est Chemin faisant (2007, Le Seuil, Paris) ; l’ouvrage a deux sous-titres : Connaître la Chine, relancer la philosophie et Réplique à XXX.

Parmi les ouvrages d’Hubert Reeves, astrophysicien, on ne saurait trop recommander Oiseaux, merveilleux oiseaux. Les dia-logues du ciel et de la vie (1998, Le Seuil, « Points Sciences »,

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?366

Paris). Parmi ceux de Bernard d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie (2002, Fayard, Paris).

Que la physique moderne ne pose pas de problème au boud-dhisme, on s’en convaincra à la lecture de deux recueils d’entre-tiens, celui de Jean-François Revel et Matthieu Ricard, Le Moine et le Philosophe. Un père et son fils débattent du sens de la vie (1999, Nil éditions, « Pocket », Paris), et celui de Matthieu Ricard et de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, L’Infini dans la paume de la main. Du Bing Bang à l’éveil (2000, Nil éditions-Fayard, Paris). Matthieu Ricard, docteur ès sciences, moine bouddhiste, est l’interprète du dalaï-lama.

En ce qui concerne le déréalisme, on en trouvera un bon exemple dans le Court traité du paysage d’Alain Roger (1997, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », Paris).

Les objets mathématiques existent-ils indépendamment de notre cerveau ? Oui, répond Alain Connes, titulaire de la médaille Fields, à Jean-Pierre Changeux dans Matière à pensée où se trouve trans-crit leur dialogue (1989, Odile Jacob, Paris).

Des très impressionnantes « Conclusions » que Roland Omnès, mathématicien et spécialiste de la physique quantique, donne à son livre Alors l’un devint deux, sous-titré La question du réalisme en physique et en philosophie des mathématiques (2002, Flammarion, Paris), on extraira ces quelques lignes : « Contrairement à une opinion répandue, la physique – sous sa forme actuelle – apporte un éclairage indispensable à la question centrale de la philosophie des mathématiques : quelle est la nature de leur objet ? […] La réponse à cette question ne peut être alors que celle du platonisme mathématique, c’est-à-dire l’affirmation de l’existence d’une entité objective et réelle, explorée par les mathématiques et qu’on appelle ici le logos. […] Les mathématiques humaines apportent une repré-sentation du logos, tout comme les sciences de la nature le font pour leur objet propre, désigné ici sous le nom de physis. […] Cette représentation partage avec les autres sciences les conditions de leur commune origine humaine : historicité, faillibilité, variabilité des points de vue selon les époques et les esprits. »

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367don et Vendetta en sardaigne

La recherche anthropologique a toujours accordé une place de choix à la thématique du don, en particulier à partir de 1925, l’année où Marcel Mauss a publié, dans L’Année sociologique, son « Essai sur le don ». L’une des ambitions de cet article, qui s’inspire de la réflexion menée depuis quelques années par La Revue du MAUSS, est de contribuer à la réévaluation de l’économie, de l’histoire et des relations sociales au niveau local en se démarquant d’une certaine « globalisation » économique qui tend à uniformiser les individus, les groupes et les nations tout entières. Pour cela, il proposera des pistes de réflexion à partir de l’expérience du don dans le centre de la Sardaigne, et plus précisément à Nule et ses environs. Il s’agit d’un parcours tracé par la mémoire de l’auteur de ces lignes et par celle de compatriotes qui ont généreusement fait don de leurs savoirs1. Même si, après Dono e Malocchio (Le don et le mauvais œil) de Clara Gallini paru en 1973, tout semble avoir été dit sur le don en Sardaigne, le thème n’a pas cessé d’interroger l’anthropo-logie sarde. Cet essai met l’accent sur les principes généraux qui sont à la base de l’institution du don en privilégiant la « coutume », déjà étudiée par les chercheurs locaux. Dans une telle perspective, un dialogue avec les travaux d’Antonio Pigliaru [1975] s’impose, en particulier avec ceux qu’il a consacrés au « code d’honneur »

1. Cette recherche, qui a débuté dans l’entre-deux-guerres, court sur une période de soixante-dix ans.

Don et vendetta en Sardaigne

Cosimo Zene

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?368

de la vendetta en Barbagia2. Il permettra de repérer l’existence de coutumes codifiées parallèles concernant le don. En suivant A. Pigliaru et son parcours de reconstruction historique du code de la vendetta, c’est par une réflexion sur ce qu’est un « code coutumier » que nous pourrons révéler et traduire la structure éthico-juridique de ces communautés telle qu’elle s’exprime par ces coutumes, clés de leur appréhension du politique.

Après une brève description du don (imbiatu) à Nule, j’exami-nerai le concept de connotu, ce qui est connu. Le don en découle et y puise ses racines. Le même concept su connotu est la matrice commune des codes de la vendetta et du don et montre combien ils partagent les mêmes caractéristiques culturelles et matérielles. Si on élargit la perspective à l’expérience de la communauté tout entière, on constate en effet que le code du don et le code de la vendetta se complètent : tandis que l’homme fait figure de gardien de la vendetta, la femme a un rôle actif quand il s’agit de dispen-ser les dons. La fête du Repas de saint Antoine, décrite comme le moment où s’exprime la complémentarité des codes du don et de la vendetta, tous deux dérivés du même connotu, nous offrira les éléments d’une analyse ethnographique.

S’imbiatu à Nule et dans les environs

à Nule, le terme imbiatu désigne l’échange de dons entre familles. Ce dérivé substantivé du verbe imbiare englobe dans sa forme abstraite la totalité de l’institution du don3. En effet, imbiatu ne désigne pas seulement le don dans son contenu et dans sa forme4,

�. A. Pigliaru a retranscrit ce code de la vendetta en �3 articles : 10 sur les principes généraux, 7 sur les offenses, 6 sur les moyens de la vendetta. Une version française (traduction et commentaires de Maria-Pia Di Bella) a paru dans le n° �3 de La Revue du MAUSS semestrielle (1er semestre 2004).

3. Le système de don imbiatu n’est pas limité à la zone étudiée, il a des équivalents dans d’autres régions de Sardaigne, par exemple sa mandada dans les Campidani et sa mandharza dans le Logudoro [Spano, 1988, vol. �, p. 78 ; Casu, �00�, p. 59�-93]. P. Casu analyse les termes de mandhada (l’action de mander, d’envoyer), madhare (mander, envoyer) et le dérivé mandharza (les dons alimentaires – Casu, 2002, p. 909). Ce dernier terme est aussi étudié par M. L. Wagner [1989, p. 63].

4. L’imbiatu se présente presque toujours sous une forme alimentaire : pain, pâtisseries, viande, lait, fromage, fruits, produits de la terre faisant partie comme tels de la propriété familiale.

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369don et Vendetta en sardaigne

mais aussi l’action de l’adresser, de le porter chez les autres en par-courant les rues du village, et cela dans une position intermédiaire entre celui qui donne et celui qui va recevoir. S’imbiatu5, en tant que dénomination générale du système, recouvre plusieurs types de dons qui diffèrent par leur but et par les circonstances qui les voient naître. Ce système, qui implique familles, parenté proche ou éloignée, voisins d’habitation ou de pâture, amis et alliés, a pour but non seulement de renforcer les liens de solidarité et d’aide mutuelle entre les personnes d’un même coin de terre, mais aussi de maintenir active une façon de vivre, une façon d’être qui explicite l’identité de ce village. Même si les caractéristiques extrêmes du potlatch ne sont pas toutes présentes dans s’imbiatu, on y retrouve ce que Marcel Mauss définit comme un fait social total6. On peut en effet observer qu’il n’y a pas de fête ni d’événement marquant, triste ou joyeux, qui ne soit marqué par l’imbiatu. Il ne se rencontre jamais isolé, mais toujours en rapport avec d’autres événements qui, comme nous le verrons plus loin, impliquent la vie des groupes et des familles.

C’est donc un système qui touche le noyau central de l’identité des familles et des groupes, mettant en jeu aussi bien leur « être » que leur « appartenance7 ». Le discours sur le don s’accompagne souvent à Nule d’expressions comme semus ou no semus, « nous sommes ou nous ne sommes pas » – sous-entendu : « en relation » – et cela définit la possibilité ou non d’adresser ou de recevoir un don. On reconnaît ainsi la même importance à la matérialité du don et à sa valeur ontologique, en accord avec la réflexion de Maurice Godelier : « Que signifie donner pour Mauss ? C’est un acte qui crée une double relation entre celui qui donne et celui qui reçoit. Donner signifie mettre en commun, par une libre initiative, ce qu’on

5. Il s’agit bien de l’expression « s’imbiatu », et non du terme « imbiatu » (ndlr).6. Pour une analyse de la notion de « fait social total », cf. A. Gofman [1998]. à

ce concept fait écho celui d’« homme total » employé par M. Mauss pour dépasser le dualisme, encore présent chez émile Durkheim, de l’âme et du corps, de l’individu et de la société [cf. James, 1998].

7. S’imbiatu est beaucoup plus qu’un échange purement économique puisqu’il rassemble des éléments sociaux, religieux, juridiques. Karl Polanyi, reprenant le concept de « prestation totale », met en lumière l’approche dite substantiviste de l’anthropologie économique contre l’approche formaliste pour définir l’économie comme un « processus institué », indissociable d’autres aspects de la vie sociale [Polanyi, 1980, 1983].

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?370

a et ce qu’on est » [Godelier, �00�, p. ��]. Si s’imbiatu ne présente pas les caractéristiques du don agonistique (potlatch), il ne marque pas moins la distinction et l’exclusion des « autres », ceux avec qui no semus – nous ne sommes pas en relation – ou semus a primma : nous sommes en discorde. Il n’est pas exclu que le don soit pratiqué pour obtenir des avantages et du prestige, mais il traduit surtout le fait qu’il est bénéfique ou souhaitable d’avoir des alliés plutôt que des ennemis. Ce n’est pas s’imbiatu en soi – ou son absence – qui crée l’inimitié, mais sa présence, ou son absence, sert de révélateur. La nature symbolique et le geste ritualisé de s’imbiatu servent aussi à renouer les liens qui se sont rompus. Le système tout entier de s’imbiatu peut être interprété comme quelque chose d’extrême-ment dynamique – qui dure et évolue tout à la fois – unissant ou divisant personnes et groupes, consolidant ou dissolvant les liens, à l’intérieur du village et au-delà. Un simple graphique qui relèverait l’existence, la fréquence et la continuité des dons, donnerait l’image d’un véritable réseau en action.

Dans des cas d’extrême disamistade – inimitié, hostilité – entreinimitié, hostilité – entre des familles, la communauté intervient pour créer des formes et des occasions d’échange où même ceux qui se considèrent comme des ennemis sont pratiquement obligés de s’impliquer. Ainsi de la célébration de Candelarzos (le 31 décembre), où les enfants « quêteurs » sont souvent invités à visiter « toutes les maisons » en commençant, si possible, justement par celles avec lesquelles il n’y a pas de relations (chin chie semus a primma), mais aussi de, mais aussi de la fête patronale de Marie enfant, la fête du Rimedio, et la fête du Repas de saint Antoine. C’est surtout vrai pour cette dernière fête, née de l’initiative populaire avec le soutien de tous les habitants. Des vivres sont mises en commun – blé, fromage, brebis –, puis redistribuées (imbiados) dans tout le village. Une autre occasion importante de rassembler toute la communauté est donnée par la coutume consistant à célébrer le trentième jour après la mort d’un parent dont on veut honorer la mémoire en distribuant pain, viande, sucre, café, à toutes les familles du village. Et, de fait, cet. Et, de fait, cet, cet imbiatu a souvent rapproché des familles qui avaient été séparées pendant des années par l’inimitié et la haine.

En réalité, deux phénomènes sociaux, le don et le code de la vendetta, coexistent dans une unique expérience qui plonge ses raci-nes juridiques dans le même terreau. Le village et sa communauté

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371don et Vendetta en sardaigne

forment l’unité de base et aussi la toile de fond qui donnent au don et à la vendetta la dimension d’un code de vie (et de mort). C’est cette commune matrice, ce support « coutumier » décrit par A. Pigliaru, que l’on désigne généralement en Sardaigne par l’expression su connotu, ce qui est connu, reconnu et aussi transmis, léguéconnu, reconnu et aussi transmis, légué8.

Su connotu

Au-delà de la connotation folkloriste qui entoure généralement aujourd’hui le terme de su connotu, il est essentiel de sauvegarder l’usage « local et paysan » de cette notion en tant qu’outil d’analyse pouvant servir de médiation entre la réalité vécue et la réflexion anthropologique et philosophique. Su connotu concerne surtout deux sphères d’activité dans lesquelles la communauté se reconnaît comme telle : 1° la sphère de la culture : la langue, la poésie, l’art, les savoirs locaux [Angioni, �000, p. 33-56 ; Lai, �004], en un mot le patrimoine culturel9 (heritage) ; �° tout ce qui constitue les biens matériels appartenant à une famille, à un groupe, au village : la terre, les maisons, les troupeaux, et qui se transmet par héritage (inheritance).

S’imbiatu reflète cette bipolarité, plongeant ses racines dans les deux sphères de su connotu dont il constitue un aspect essentiel, soitdont il constitue un aspect essentiel, soit en tant que tradition culturelle et sociale, soit en tant que fruit de la terre et du travail. Voilà pourquoi celui qui fait un don donne aussi bien ce qu’il « a » que ce qu’il « est10 ». En outre, les deux sphères assurent en commun la dimension de transmission de su connotu, ce qui en fait une passation, « une donation » des ancêtres (sos mannos) vers les vivants qui ont le devoir de les respecter et de perpétuer leur mémoire. La double dimension de su connotu, patrimoine à

8. L’adjectif nominal dérive du verbe connoschere, connaître, savoir. Il est intéressant de noter que P. Casu, dans son dictionnaire, relève aussi le sens d’« hériter » qui, comme on le verra, constitue une qualité essentielle de su connotu [Casu, �00�, p. 363].

9. Jean-Luc Marion [�00�, p. 1] introduit son étude sur le don avec une citation de Novalis : « Nous ne pouvons rien connaître par nous-mêmes, toute la connaissance vraie nous est donnée. »

10. L’approfondissement de ce thème devrait aider à donner un éclairage différent à l’énigmatique concept maussien de hau, « l’esprit du don » [cf. Iteanu, �004].

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la fois culturel et matériel, se déploie en cercles concentriques, des familles aux groupements de parenté (erentzia, sambenadu) jusqu’à englober tout un village, puis toute une zone étendue aux sous-régions, et enfin l’île tout entière. Malgré tout, c’est le cercle familial-clanique de su connotu qui donne le sens le plus fort d’« ap-partenance et d’identité » tel qu’on le retrouve dans l’expression locale : de sos cale ses ? ?, qu’on peut traduire aussi bien à l’aide du verbe être qu’à l’aide du verbe appartenir : qui es-tu ? ou bien à quel groupe appartiens-tu ?

Loin d’être une réalité statique et inerte, su connotu, ainsi que l’expliquent les paysans, apparaît comme une réalité hautement féconde et dynamique, une réalité qu’il faut maintenir vivante par l’effort journalier de su triballu, le travail qui nourrit et renforce la coutume. Alors qu’il est souhaitable que le produit du travail (su tribalul) soit mis en circulation – vendu, échangé ou donné –, su connotu lui-même, qui en constitue la base matérielle primaire (terres, maisons, troupeaux), est toujours destiné à s’accroître, sans jamais diminuer. Pour cette raison, il ne devrait jamais être vendu, sinon dans des circonstances extrêmes [Weiner, 199�]. La même logique s’applique à l’aspect moins matériel, ou plus « métaphysique », de su connotu, celui qui concerne le patrimoine culturel traditionnel. Certaines valeurs – ou considérées comme telles – semblent malgré tout plus vivaces que d’autres, engendrant un sens d’appartenance très fort. Cela pourrait expliquer pourquoi aucune idée nationaliste sarde ou italienne n’a pu entraîner l’adhé-sion autour d’actions significatives, laissant plutôt la place à une identité fragmentaire et locale [Caltagirone, �005, p. 19-103]. Pour la même raison, su connotu, bien ancré dans le sens commun de tous les Sardes, conserve un caractère plus profond et vital au niveau du village, en particulier dans cette partie de l’île où l’expression « nous, les bergers », magistralement étudiée par A. Pigliaru, mani-feste ce sens fort d’appartenance et de communauté.

C’est au niveau du village que su connotu est ressenti avec la plus grande force et c’est là, par conséquent, que les codes tradition-nels du don et de la vendetta sont le plus strictement appliqués. Cet ancrage explique la logique du proverbe Furat chie furat in domo ou chie benit dae su mare : « Celui qui vole, c’est celui qui vole à la maison » (ou « celui qui vient de la mer »). La maison désigne ici le pays natal ou d’adoption, ce territoire, ce lieu où les gens partagent

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le même su connotu. Il peut aussi expliquer les réactions très vives contre la « loi des chiudende11 » dans ces villages où la terre était propriété commune. Défendre la terre, c’était défendre su connotu en tant que patrimoine, héritage et aussi identité. La parcellisation de la terre, au contraire, réduisait la cohésion communautaire.

La capacité de su connotu propre à l’aire familiale-clanique à s’ouvrir et à communiquer avec le connotu d’autres groupes (du village ou d’ailleurs) permet d’établir une interaction ou un échange de biens et de savoirs. Mais il existe aussi, pour de nombreuses raisons historiques, « sur une terre où depuis toujours l’étranger est venu en conquérant » [Angioni, �000, p. 10], une tendance, dans de nombreux villages de la Sardaigne centrale, à se refermer, y com-pris physiquement, dans une architecture défensive, et à considérer comme un étranger, istranzu, voire comme un ennemi potentiel, celui qui vient d’ailleurs, ne serait-ce que des villages voisins.

Le code « d’honneur » de la vendetta12

Les thèses fondamentales d’Antonio Pigliaru – la présence antagoniste en Barbagia de deux codes juridiques, de deux cultures qui chacune « prétend affirmer son emprise absolue sur le même homme », la nécessité pour l’intellectuel de jouer un rôle de média-teur entre les deux codes – ne peuvent pas être reléguées au temps où A. Pigliaru écrivait. D’une part, les conflits entre « coutume et loi écrite » se répètent et, d’autre part, les deux codes ont une dynamique qui les fait évoluer : il faut sans cesse les réinterpréter à la lumière des situations nouvelles. A. Pigliaru a souvent mis en évidence la dynamique du code de la vendetta et invité à poursuivre ses recherches sur les ramifications de ce code en des thématiques qui nécessitent un approfondissement et une relecture actualisée [cf. Ruzzu, 1999 ;AA. VV., 1994). Ces thématiques : communauté,Ruzzu, 1999 ; AA. VV., 1994). Ces thématiques : communauté,Ces thématiques : communauté, identité, éthique, balentia (vaillance ou valeur), hospitalité, vio-

11. Promulgué en 18�0 par la Maison de Savoie, l’édit des Chiudende permettait aux propriétaires privés de clôturer des terres d’usage commun, avec des effets dévastateurs pour de nombreux villages.

1�. Pour une discussion plus approfondie sur le thème de la vendetta, voir Raymond Verdier [1980-1984, �004], Maria-Pia Di Bella [1983, 1998] et David Moss [1979, 1983].

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lence, vol, offense, liberté, dynamisme du code, groupe, famille, village, devoir, etc., se fossilisent si on ne les soumet pas à une herméneutique adaptée qui explique l’histoire passée et l’expérience présente en liaison avec les dynamiques récurrentes entre l’être (ontologie) et le devoir-être (éthique).

En prenant appui sur la totalité de l’héritage que A. Pigliaru nous a laissé, en tant qu’intellectuel et en tant qu’homme, il serait oppor-tun de trouver une explication logique à la permanence de cette forte tension éthique qui anime le code de la vendetta et à la faillite de cette éthique qui reste enfermée dans un code dont A. Pigliaru lui-même jugeait les effets si dommageables. Cette tension éthique se manifeste dans une fidélité à la communauté, dans une conscience du devoir qui exige d’accepter la responsabilité de ses actes, dans une conception de l’homme « libre et autonome » et, aussi, dans l’ouverture qui permet de dépasser ce qui est un code de guerre et non un code de paix [Pigliaru, 1975, p. 159]. Cette tension, au sein [Pigliaru, 1975, p. 159]. Cette tension, au sein. Cette tension, au sein de la communauté, puise son expression dans d’autres domaines du code coutumier, par exemple, comme j’essaierai de le montrer, dans celui du don. A. Pigliaru [1975, p. �77] emploie d’ailleurs plusieurs fois l’expression « code d’honneur de l’hospitalité » pour bien montrer que le code de la vendetta ne résumait pas la vie de la communauté de Barbagia. Le « code de la vendetta » est celui qui s’oppose le plus clairement au Code civil et aux lois de l’état. Cela fait dire à A. Pigliaru qu’il y a deux codes en vigueur en Barbagia : le code écrit et la coutume. Mais cela n’exclut pas la présence d’autres codes. A. Pigliaru réfléchit sur l’hospitalité ; il la subordonne au code de la vendetta, mais avec des termes comme « respect absolu et religieux », « liturgie de l’hospitalité », qui, en fin de compte, la mettent en bonne place face aux limites d’un code de la vendetta aux effets contestables.

La « question sarde » comme question politique – c’est là le thème central auquel s’attache A. Pigliaru – était déjà débattue depuis longtemps lorsqu’il décide de l’affronter du point de vue de la philosophie du droit. Comme nous le verrons, A. Pigliaru est allé plus loin, en se mettant lui-même en question. Dans les mêmes années et presque simultanément paraît le travail d’enquête de Franco Cagnetta, Bandits à Orgosolo [1963]. Il y a certes chez F. Cagnetta de nombreux éléments qui seront développés ensuite par A. Pigliaru, mais quand ce dernier parle du « berger de Barbagia »

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en reprenant l’expression « nous les bergers », il ne le fait pas seulement avec l’objectivité propre au chercheur détaché de son objet d’étude. A. Pigliaru, « ce mittel-européen, anglo-saxon, Front populaire, citoyen du monde et de Barbagia, à la fois tranquille et tourmenté, le meilleur d’entre nous tous » [Mannuzzu, 1996,[Mannuzzu, 1996, p. �53], parle aussi de lui-même, de ses racines, et il se raconte, avec parle aussi de lui-même, de ses racines, et il se raconte, avec la rigueur du juriste et la passion de celui qui se veut « humain ». Il ne s’agit pas de privilégier la vision de l’intérieur que A. Pigliaru a, depuis Orune, sur la Barbagia, mais de prendre acte du fait que la tension éthique présente dans le « code de vendetta » est celle-là même qui l’anime dans ses recherches, dans ses interventions publiques et dans ses fonctions de professeur d’université.

Mavanna Puliga a résumé tout cela dans le titre de son livre : Antonio Pigliaru : ce qu’être des hommes veut dire. A. Pigliaru ne s’efforça pas seulement de faire dialoguer le code traditionnel non écrit de la vendetta en Barbagia avec le code écrit de l’état en mettant en lumière les racines éthiques du premier et ses limites intrinsèques. L’humanisation du berger « barbaricien » représente un parcours éthique que A. Pigliaru lui-même est conscient de sui-vre. Lui, l’expert en philosophie du droit, mais aussi le fils de cette société, se sent le devoir éthique d’être homme, personne humaine distincte de l’animal sauvage solu che fera). L’éthique du code,L’éthique du code, bien que très imparfaite, selon A. Pigliaru, indique comment « être une personne ». En dépit de certaines interprétations erronées, je pense qu’il est désormais reconnu qu’il ne souhaitait pas justifier la vendetta en tant que telle, ni le « banditisme sarde » en général. Il voulait pénétrer l’essence de ces réalités, de ces comportements certes malvenus, mais dont les racines communes pouvaient lui permettre, et permettre à d’autres, de se frayer un chemin vers « être homme ».

Voilà donc le tourment dont parle T. Mannuzzu et la non-vio-lence comme choix de vie dans les années de contestation étudiante à Sassari dont parle M. Puliga [1996, p. �37]. M. Puliga situe en particulier ce tourment lors du retour de A. Pigliaru à Orune, où le chemin de violence que son étude de l’éthique de la vendetta en Barbagia lui fait parcourir le confronte à la question « que signifie être des hommes ? » et à son désir de limiter la violence : « Pour finir son essai, Antonio [Pigliaru] revient à Orune. […] Selon la tradition familiale, Antonio était aussi hostile à Orune que Diodato

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y était attaché […]. Antonio n’y reviendra pas volontiers et renon-cera même à la maison paternelle » [Puliga, 1996, p. 76]. Ce retour qui coûtait tant à A. Pigliaru est à rapprocher de sa description du « retour » [1975, p. �10-�19] du berger de l’insecuritas de la ber-gerie à l’’ubi consistere de la maison et du village, dans « un monde où on se sent humains, où on se connaît comme humains, où on se pense comme humains13 » [ibid., p. �1�]. Un retour que A. Pigliaru entreprend comme un voyage dans le monde « inhumain » de la vendetta pour en découvrir les racines éthiques humanisantes et les proposer à notre réflexion. Pour l’intellectuel d’Orune, il n’y a pas d’autre solution à la « question sarde » que le retour aux racines dans lesquelles il est encore possible de se reconnaître « humainement ».

La relecture d’Antonio Pigliaru nous conduit à « traduire » la façon d’être noi pastori, les bergers qui veulent réaliser leur huma-nité à travers la loi d’airain de la coutume. La vendetta, comme je l’ai déjà dit, n’est qu’une partie du code total qu’est su connotu. Don et vendetta sont les deux faces du même code, ils se complètent, comme le souligne à juste titre C. Gallini [1975, p. 95] : « Vendetta et don constituent un couple d’oppositions complémentaires à l’in-térieur d’un même système. » En effet, quand la vendetta tombe dans un cercle vicieux qui n’apporte que la destruction, il n’y a pas d’autre issue que « le recours à sas pace » [Pigliaru, 1975, p. 16�] – à la paix – comme le dit A. Pigliaru lui-même et comme cela s’est passé historiquement à Orgosolo. Cela implique que dans cet effort éthique d’humanisation qu’est le code de vendetta en Barbagia, dans cette « lutte » du berger avec lui-même pour être « une personne comme il faut » (balente), l’idée de don et de par-don est déjà présente. Paul Ricœur [�004, p. 480] nous rappelle que « l’étymologie et la sémantique de nombreuses langues encoura-gent ce rapprochement : don/pardon, gift/forgiving, dono/perdono, geben/vergeben ». Au fond, le code de vendetta lui-même peut être légitimement vu comme un régulateur de l’usage de la vendetta dans la mesure où cette vengeance doit être « proportionnée, prudente et progressive ».

13. L’idée de torrare – faire retour – inclut celle de rétablir un rapport qui a été interrompu et donc de faire la paix : semus torrados, nous sommes revenus, sous-entendu : nous sommes de nouveau en relation.

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Ainsi, dans cette logique de passage d’« une vie purement naturelle à une vie humaine », le don et aussi le par-don ont une raison d’être précise. La vendetta, elle, attire davantage l’attention et déconcerte. Le don reste souvent caché, on ne le connaît pas, on ne le raconte pas, sinon à l’intérieur de la communauté villageoise qui le remarque, le comprend, mais n’en dit rien, car nul besoin ne se fait sentir d’expli-citer ses codes et ses symboles, sinon dans les moments de pédagogie à l’intention des jeunes et de l’hôte attentif, s’istranzu. Le geste de s’imbiatu se fait donc dans le silence, mais il n’en fait pas moins partie de la façon d’être, d’exister et de s’exprimer qui contribue à la même finalité que le code de la vendetta : « être des hommes ».

Ceux qui se définissent noi pastori présentent souvent le code coutumier comme un remède aux erreurs du code écrit, qui condamne des innocents, mais ce « remède » lui-même n’est pas exempt d’abus. Ses préceptes sont loin d’être satisfaisants, leur application est violente et laisse présager une conclusion désastreuse si on ne recourt pas à la possibilité du don et du pardon comme pulsion humanisante de la collectivité lorsque, selon A. Pigliaru, « un cercle trop fermé d’offenses et de vengeances risque de plon-ger dans un conflit sans issue tout le régime de sécurité commune élaboré par la collectivité afin de garantir une possibilité élémentaire de vie en commun » [1975, p. 163].

La vendetta et le don ne sont pas les seules occasions où s’ex-prime su connotu sous son double aspect de patrimoine culturel et matériel. Et pour illustrer ce concept, je citerai certaines similitu-des rencontrées dans la vie quotidienne. La fabrication du pain à la maison se faisait, dans le passé, en pétrissant la farine et l’eau avec du levain ( (frammentarzu) qui avait été prélevé sur la fournée qui avait été prélevé sur la fournée précédente, mais ce levain, souvent, avait été fourni par une autre famille. Ce n’était pas un don adressé (imbiatu), mais un don sol-licité (pedidu), que l’on devait restituer, toujours accompagné d’un pain sortant du four. La famille qui l’avait transmis le tenait d’une autre et celle-là d’une autre encore, dans une chaîne invisible qui reliait tout le village. Il est par conséquent évident, même si je n’en ai pas conscience, que le levain qui arrive chez moi est passé aussi, inévitablement, par la maison d’un « ennemi ». La circulation du levain qui unit symboliquement le village et la capacité de deman-der, recevoir et donner deviendront à leur tour un symbole pour interpréter d’autres moments qui ont précédé ou suivi ce geste.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?378

Le choix du terrain à ensemencer, la préparation du champ avant les semailles, les semailles elles-mêmes, l’entretien du champ, sa surveillance afin que des oiseaux, d’autres animaux ou le feu ne détruisent pas la récolte, la moisson, le battage et l’entreposage, le lavage du blé dans les sources du village et, une fois séché au soleil, son transport au moulin pour qu’il devienne farine avant de devenir pain, tout cela ne pouvait s’accomplir que grâce à l’aide réciproque ((una ‘ettada ‘e manu) – il fallait échanger les coups de il fallait échanger les coups de main. L’échange du levain sert à sceller l’aide donnée et reçue et devient une promesse de collaboration (su trattamento) entre les entre les familles. Dans cette optique, des mots comme cumpanzu et cum-panzía, compagnon et compagnie, qui renvoient au partage du pain devaient être perçus dans leur sens profond et vécus comme une participation active à l’accomplissement d’une œuvre qui n’était jamais individuelle.

Une interprétation structuraliste de cette métaphore ferait pro-bablement appel à l’inconscient collectif, mais je crois mes conci-toyens capables d’en user consciemment. Même s’ils ne le disent pas explicitement, ils savent que le levain circule dans le village et ils saisissent le sens profond de cette métaphore. De même qu’ils mesurent l’intensité du moment où, en faisant la ronde (su ballu tundu) sur la place du village, ils se retrouvent dans le cercle où danse aussi l’« ennemi ». Il est même possible, comme on me l’a raconté, qu’ils se retrouvent face à face. Bien d’autres moments semblables, non écrits, ni même racontés, illustrent cette « éthique de vie » placée au-dessus de l’éthique de mort et de vendetta. En fin de compte, le code de vendetta relève aussi de l’éthique de vie puisqu’on ne donne la mort, quand il faut la donner, qu’avec douleur et sacrifice [Nicolas, 1996].

Antonio Pigliaru cite à plusieurs reprises le dicton Trattare che fradres e chertare che rivales – « se traiter comme des frères et se combattre comme des ennemis » – qu’il faut considérer dans sa globalité. La partie « traiter en frères » est un code parallèle à celui de la vendetta, où s’inscrit le don et aussi l’idée de cracculu, tenir et être tenu en estime, en considération. Un autre aspect de l’étude dérive du fait que A. Pigliaru ne s’est attaché qu’à l’aspect vindicatif du code et que la communauté noi pastori ne se réfère qu’aux hommes de Barbagia. En effet, eux seuls sont les acteurs du

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code de vendetta et eux seuls sont les informateurs de A. Pigliaru. Or, sans vouloir présenter la Barbagia comme un matriarcat, on peut néanmoins affirmer que les femmes n’y sont pas passives, simples objets d’échange entre les hommes. Tous sont convaincus au contraire que les femmes ont un rôle actif et fondamental dans la mise en œuvre de la vendetta. Mais, ces réserves faites, nous pouvons dire que, dans le partage des rôles, l’homme est chargé de la vendetta tandis que la femme administre le don.

Don, vendetta, sacrifice

Le thème du « sacrifice » souvent lié à la violence contenue dans la vengeance a occupé une place éminente dans la réflexion sur le don. M. Mauss lui-même, dans son « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » publié avec Henri Hubert en 1899, a mis en évidence des concepts clés comme « don-sacrifice », « pacte du sang », « contrat-sacrifice », « repas sacrificiel » et « nourri-ture-victime offerte en sacrifice ». Ces concepts ont été interprétés diversement et parfois de manière contradictoire selon la perspective dans laquelle ils étaient analysés. Contrairement aux études qui voient dans la femme le premier agent de la vendetta [Maongu, �004 ; Follesa, 1991], mon hypothèse est que l’homme se consi-dère comme le gardien du code de la vendetta tandis que la femme assume le rôle principal dans celui du don. Ce n’est que lorsque la femme renonce à ce rôle fondamental que la violence l’emporte sur le don, et celui-ci devenant à son tour plus violent.

L’interprétation de la vendetta comme écho d’une « liturgie du sang » [Brigaglia, 1987, p. 37], déjà présente chez F. Cagnetta [1963] mais refusée par A. Pigliaru, fait le lien avec le cycle « mythologique » dans lequel baigne la Sardaigne depuis l’aube de ses « origines ». Les auteurs grecs et latins ont mythifié la « fon-dation » pour justifier l’œuvre civilisatrice « des derniers arrivés sur le théâtre de l’histoire » [Maggioro, �003, p. �3]. À la suite de A. E. Jensen [1951], Victor Turner décrit l’enracinement des rites dans la vie sociale et, un peu plus tard, Walter Bur�ert [197�] etWalter Bur�ert [197�] et René Girard [197�] proposent une nouvelle théorie du religieuxroposent une nouvelle théorie du religieux fondée sur le sacrifice et la violence des origines.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?380

En partant de textes de l’Antiquité classique et de matériel ethnographique concernant les « religions primitives », R. Girard postule la présence, à l’origine des sociétés humaines, d’une victime sacrificielle qui endigue la violence fondatrice. Le sacré apparaît pour contrecarrer le « principe mimétique » qui gouverne les rela-tions humaines. Les sacrifices rituels ne seraient qu’une répétition, une imitation de la violence des origines transcendée par le sacré. Ultérieurement, la violence pourrait être dépassée par le don en faisant appel, comme le suggère A. Colombo14, à la théologie et plus précisément à la « “théologie de l’Eucharistie” qui voit le dépassement de la violence dans l’amour et le don, violence “non-violente” » [Colombo, 1999, p. 174]. Ce passage de la violence au don est possible aussi sur la base d’une philosophie éthique relevée par A. Pigliaru dans le code de la vendetta, mais l’hypothèse est pratiquement absente chez René Girard. Pour ce dernier, le « salut » ne peut venir que de l’extérieur, tandis que A. Pigliaru nous offre la possibilité de trouver un chemin, plus historique qu’eschatologique, à l’intérieur même de la communauté.

Les données ethnographiques concernant le Repas de saint Antoine célébré chaque année le 13 juin à Nule, peuvent nous aider à jeter des ponts entre l’interprétation externe-eschatologique de R. Girard et celle historique-immanente de A. Pigliaru. L’examen de cette fête nous montrera la dynamique de l’interdépendance entre don et code de la vendetta et leur relation avec su connotu. En outre, le fait que les femmes soient les principales organisatri-ces et gestionnaires du repas pourrait indiquer que cette fête est devenue pour tout le village une métaphore, au moins au niveau des aspirations, de la suprématie du don sur la vengeance. Le don rituel venait initialement d’une seule famille, puis d’autres y ont participé, jusqu’à englober le village tout entier : les dons faits par le village – fruits de la terre, du travail et de la tradition su con-notu – sont réunis puis redistribués au village. Dans ce processus– sont réunis puis redistribués au village. Dans ce processus de transformation, le don n’est pas seulement perçu comme objet de consommation – ou consommation sacrée – mais aussi comme matrice et ferment de nouveaux dons qui couvrent les voix toujours présentes de la vendetta. Su connotuu connotu se transforme en sacrifice – oue transforme en sacrifice – ou

14. Pour un approfondissement de ses thèses plus récentes, voir R. Girard [�004].

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381don et Vendetta en sardaigne

tout au moins, il le rend possible –, mais la transformation n’est pas totale. D’autre part, le « sacrifice rituel » du repas est simplement un retour à la communauté qui lui donne sa légitimité15.

Le Repas de saint Antoine

Origine et continuité

L’origine de la fête remonte à l’année 1856 : elle est liée à l’ac-complissement du vœu d’Antonio Manca Formiga (1828-1903) à son retour de la guerre de Crimée (1854-1856). On raconte qu’au moment où la bataille faisait rage, Manca, ayant invoqué saint Antoine, fit ce vœu : « Si je reviens sain et sauf à la maison, je dis-tribuerai su casu furriadu chin su bussiottu, du fromage fondant avecdu fromage fondant avec un quart de pain à tous les enfants du village et il en sera ainsi tant que j’aurai des descendants. » à son retour, il exécuta sa promesse qui reçut la caution des autorités ecclésiastiques. Depuis ce temps, les descendants d’Antonio ont honoré son engagement et, de nos jours, sa dernière descendante, Antoniangela, l’actuelle exécutrice16, a hérité en même temps de la maison, des biens familiaux et de la responsabilité du vœu. Pour accomplir son vœu, Antonio Manca fit appel à toute sa parenté. Il demanda du fromage à ses parents bergers et du blé à ceux qui étaient cultivateurs, tandis que les autres, essen-tiellement les femmes, étaient sollicités pour préparer le repas. Mais, très vite, d’autres familles ((sas partes, sos de intro) se joignirent à se joignirent à eux17, surtout pendant les deux conflits mondiaux, afin d’accomplir

15. Pour un examen plus détaillé sur la question du don et du sacrifice, voir A. Caillé [�000, p. 137-181].

16. Oberazu, ce terme utilisé à Nule pour désigner la personne responsable d’une fête, le plus souvent au pluriel oberzos pour mettre l’accent sur la famille ou sur le groupe de familles collectivement responsables, ne semble pas dériver du latin operarius, celui qui opère, l’ouvrier, mais plutôt d’obaeratus, celui qui reçoit une charge, le poids de l’obligation consécutive au vœu. Distinction à rapprocher des res et reus analysés par M. Mauss [1990, p. 141, n. 31]. P. Casu, dans son Vocabolario Sardo Logudorese-Italiano, traduit avec raison oberaju par « membre d’une association qui organise des festivités » [Casu, �00�, p. 993]. Cela dit, même si le sens d’origine s’est perdu, ceux qui font l’expérience d’organiser la fête ne sont pas loin de se sentir obaeratus, investis d’une tâche importante.

17. La participation à la préparation du repas peut se faire en aidant aux tâches pratiques, en fournissant des ingrédients ou en apportant une contribution financière.

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des vœux analogues, impinnu, liés au sort des parents partis à laliés au sort des parents partis à la guerre18. La guerre de Crimée n’était que la première d’une longue série de conflits qui mobilisèrent, parmi d’autres, les Sardes, et à chaque guerre le vœu se renouvelait à Nule non seulement parmi les descendants d’Antonio Manca, mais dans toutes les familles qui avaient des parents sous les drapeaux. Il y avait d’autres motifs et occasions de faire des vœux, pour un an ou une durée indéterminée, les raisons étaient parfois rendues publiques, mais le plus souvent elles étaient tues : une mort écartée, un malheur évité, un incendie dans la campagne maîtrisé, un troupeau volé et retrouvé…

La constante commune était de répondre à une violence inutile, dont ils ne connaissaient ni le motif ni l’enjeu, par un geste de soli-darité, comme ce repas en commun. Ce fait acquiert un sens plus profond si on considère que la violence interne de la communauté et en particulier la vendetta se déchaînent justement pour le pouvoir et le contrôle de ces mêmes biens, ces fruits du travail et de la terre qui se trouvent alors distribués pour célébrer le don et sont redonnés sous diverses formes à la communauté.

Préparation et déroulement du Repas

Pendant des années, on observa la forme initiale du vœu : le fromage fondant avec un quart de pain distribué aux enfants. Mais, avec la participation d’autres familles, la fête prit de l’ampleur et la distribution s’étendit au village tout entier. Quand l’économie pastorale commença à devenir prospère, le nombre de moutons offerts s’accrut jusqu’à atteindre un nombre conséquent, cinquante à soixante-cinq bêtes, de quoi offrir de la viande à toute la population. Jusqu’à il y a cinquante ans, les familles participantes qui rejoi-gnaient le noyau initial offraient non seulement une aide pratique, mais aussi unu cartu, 22 kg de blé, et du bois pour faire cuire le22 kg de blé, et du bois pour faire cuire le pain. Depuis que les ingrédients sont achetés, ces familles contri-buent aux frais du repas.

18. « Les familles participantes venaient pour des motifs variés. Certains demandaient des prières selon leurs nécessités. Pendant la seconde guerre, nous étions cinquante familles. Je me souviens, j’étais habillée en “petite italienne” [petite fasciste] et quand je suis revenue de l’école, on disait que la guerre avait été déclarée et tout le monde pleurait. J’ai compris après pourquoi… »

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383don et Vendetta en sardaigne

Dans le passé, la préparation du Repas commençait un mois avant la date fixée. Il fallait laver le grain dans les puits et les fon-taines, le sécher au soleil, le passer au crible et enfin le porter au moulin. Cela représentait le travail continu, de jour et de nuit, de deux groupes de quinze à vingt femmes. Au cours des années 1970-1980, grâce à la farine toute prête et aux appareils à pétrir la pâte, on ne commençait plus que quinze jours avant et on ne travaillait plus que pendant la journée. Actuellement, une semaine suffit pour mener à bien le même travail.

Chaque geste est accompagné de prières et quand on mélange la farine et la semoule, l’opération s’effectue à genoux. Tandis qu’on invoque Dieu par l’intercession de saint Antoine, on jette en l’air une poignée de farine en appelant sa bénédiction sur tous. Une des façons les plus fréquentes de prier consiste à envoyer une « pétition », par l’intercession du saint, pour obtenir des grâces et des protections pour les présents et les absents : pour que l’année soit bonne pour les troupeaux et que les bergers apportent un grand fromage, pour que les dangers et en particulier les incendies ne ravagent pas la campagne, pour que ceux d’Orune ne viennent pas faire de razzias et restent chez eux, pour que les jeunes filles présentes trouvent un bon parti et soient heureuses… Cette approche familière, enjouée, de la prière concerne aussi le rapport personnel qu’Antoniangela entretient avec le Saint qui reçoit, en cas de problèmes, de sévères reproches, voire la « menace » d’être privé de sa fête.

Le matin de bonne heure, on prépare la pâte pour le pain et on l’entaille en forme de croix en prononçant ces paroles : Deus c’apat parte, vios e mortos sind’athathene – que Dieu ait sa part et que lesque Dieu ait sa part et que les vivants et les morts soient rassasiés. Le pain lui-même a subi des modifications au cours du temps : au bussiottu initial se sont ajoutésinitial se sont ajoutés des pains de semoule, des pains ronds et décorés, d’autres en forme d’oiseau, et aussi un pain géant ((cozzula manna) qui sera partagéqui sera partagé entre les bergers. Quelques jours avant le 13 juin, ces derniers appor-tent le fromage frais, un peu acide : on le coupe en morceaux et on le laisse s’affiner dans la cave jusqu’au matin de la fête. Ceux qui ont promis d’offrir un mouton l’apporte à Antoniangela afin de recevoir une « bénédiction pour tout le troupeau ». Les moutons sont conduits à l’abattoir puis rapportés à la maison des Manca, découpés en mor-ceaux et distribués, en commençant par les familles participantes (sos de intro) et les malades, à toutes les familles du village. et les malades, à toutes les familles du village.

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?384

La veille de la fête, une fois terminée la cuisson de tout le pain, les femmes qui ont travaillé se rassemblent devant le fournil et, au milieu des chants et des prières, on enfourne le pain géant. C’est pour toutes les participantes un moment riche d’émotions, non seulement parce que c’est la conclusion d’un travail long et intense, mais aussi parce que des rapports profonds se sont créés à cette occasion. Le jour de la fête, dès le matin de bonne heure, les hommes préparent la cuisson dans d’énormes poêlons de cuivre sur des fourneaux à gaz. Antoniangela effectue la première cuisson : après avoir mélangé l’eau chaude, la semoule et le sel, elle ajoute quelques kilos de fromage coupé en morceaux qui, remué à l’aide de grands bâtons, fondra peu à peu jusqu’à former une pâte homogène. Les femmes, vers sept heures du matin, sont allées à l’église pour assister à une brève procession et à la messe ; elles en reviennent avec le prêtre invité pour l’occasion et le curé. Le fromage et le pain de saint Antoine sont bénis. Le maire, les carabiniers et autres autorités, les employés communaux sont là pour donner un caractère officiel à la distribution. L’espace devant la maison est envahi par les enfants, les jeunes et les curieux qui attendent le classique bus-siottu chin casu furriadu selon la première pratique qui n’a jamaisselon la première pratique qui n’a jamais été abandonnée. Antoniangela commence la distribution assistée de jeunes filles qui la remplaceront dans les heures suivantes. Sept cents parts sont distribuées. Tous ceux qui passent, à pied ou en voiture, sont invités à s’arrêter pour manger le pain et le fromage, et boire un verre de vin. Vingt-cinq jeunes filles sont déjà en route dans tout le village pour apporter le pain de saint Antoine et le fromage fondu à toutes les familles. Des voitures iront vers Benetutti d’où sont venues des offrandes, et plusieurs portions sont réservées pour les gens de Nule qui vivent à Ozieri, Chivani, Nuoro, Sassari, sur la péninsule, dans différents pays d’Europe et même en Australie. Au milieu de la matinée, Antoniangela appelle l’enfant le plus jeuneAntoniangela appelle l’enfant le plus jeuneappelle l’enfant le plus jeune de l’assistance et rompt sur sa tête le pain géant tout en prononçant une bénédiction. Le pain sera divisé en petits morceaux et porté aux bergers restés dans les bergeries.

Malgré les tensions, les heures passées ensemble pour préparer le repas ont été propices à un climat de familiarité : la « foi » dans le « saint des miracles » consiste en partie à croire qu’il favorise les mariages ((sant’Antoni est cozzuadore) et qu’il assiste ses fidèleset qu’il assiste ses fidèles dans la recherche des troupeaux volés. « Il y a trois ans, pendant que

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la femme d’un berger travaillait pour le Repas, leur troupeau a été volé. J’ai fait une prière ; espérons qu’on retrouvera le troupeau et celui qui l’a volé, que les brebis reviennent vite au bercail ! Et c’est ce qui s’est passé : j’ai même plaisanté avec le berger quand il m’a apporté la brebis ; tu attendais après le miracle pour l’apporter ? » À ce témoignage d’Antoniangela font écho ceux des bergers qui, toutAntoniangela font écho ceux des bergers qui, toutfont écho ceux des bergers qui, tout en se montrant plus sceptiques, ne dédaignent pas l’aide du saint. « Comme tu le sais, je crois pas dans ces choses-là, mais le fromage, je l’ai toujours donné et le pain, je le reçois à la bergerie, mon travail se passe bien et je ne voudrais pas risquer [la malchance] pour des bêtises. Et puis c’est un bienfait qui revient au village. »

Comme dans toutes les fêtes ou célébrations qui réunissent des gens en si grand nombre, tout le monde n’est pas impliqué au même degré dans « ce moment de partage communautaire qui s’oppose dialectiquement au quotidien, compris comme un ensemble d’ac-tivités productives mais non socialisantes » [Gallini, 1973, p. 55]. Tout le monde ne fait pas abstraction du quotidien et les pratiques « sacrées » et « profanes » ne sont pas pour tous aussi séparées que dans l’esprit des anthropologues. Mais la présence d’une vingtaine de familles qui s’engagent, pour des motifs divers, à offrir leur aide a transformé, depuis longtemps déjà, une affaire privée en une réalité qui concerne tout le village, au-delà des habituelles critiques de voisinage : « Tu sais comment c’est ici à Nule, toujours la même histoire, si tu fais quelque chose de bien, on te tombe dessus. Il y en a qui disent qu’elle garde des sous de côté, ça ne peut pas aller chercher loin ! Je voudrais les voir mettre, vingt jours par an, leur maison à la disposition de tant de personnes avec le tintouin que ça cause… Et, en plus, il faut y travailler pendant toute l’année… On voit bien qu’elle fait ça parce qu’elle y croit !… Savoir si nous serons capables de continuer nous aussi à y croire… »

Les dernières paroles de mon informateur invitent à réfléchir pour découvrir le symbolisme profond de la fête qui n’est d’ailleurs pas caché aux yeux des participants. Une lecture même superficielle de la fête décèle des similitudes avec la lecture que nous avons faite à propos du levain qui, par le passé, passait d’une famille à l’autre dans tout le village, apportant un ferment d’unité qui dépassait la conscience des divisions. L’image du blé offert pour faire le pain de saint Antoine, qu’il fallait ensemble laver, moudre et pétrir, se répète encore aujourd’hui dans le geste des bergers qui apportent le fromage,

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qui sera coupé, mélangé aux autres et fondu pour être transformé en imbiatu pour toutes les familles. Dans une moindre mesure, la même lecture peut se faire à propos de la viande des moutons offerts par quelques-uns et qui sera elle aussi « envoyée », partagée.

Dans les exemples cités, le don final est senti et interprété comme substantiellement différent du don initial. Dans ce processus, le don a été transformé à tel point que je n’ai plus à me demander si ce que je reçois vient de mon pire ennemi. Sans compter le fait que la réci-proque peut lui arriver, nos dons, le sien et le mien, ont été purifiés par le « sacrifice ». Le don fait par la communauté à la communauté est destiné à dépasser, ne serait-ce qu’inconsciemment, les divisions les plus profondes entre les membres de la communauté. En cent cinquante ans d’histoire, nombreux sont ceux qui ont pu tirer les conséquences de ce que représente le Repas : le fait de partager et de manger ensemble dans cette circonstance entraîne des effets qui dépassent la fête et influence d’une façon ou d’une autre la vie des gens, au moins dans le désir, dans la tension vers un idéal, une utopie qui n’est pas éphémère, mais traduit la volonté de poser les jalons d’une façon d’être au-delà des divisions et des conflits quoti-diens. Le succès croissant de la fête démontre que la communauté a enfin atteint une prospérité économique longtemps désirée, et aussi que s’affirme la volonté de continuer à poser ce repère récurrent. Ce repère a son origine dans la sphère du sacré, mais il concerne beaucoup d’autres domaines de la vie de la communauté que nous appellerions trop facilement profanes, et qui sont ressentis par les personnes concernées comme indissociables de la sacralité et des valeurs dans lesquelles la communauté croit. L’interrogation de mon informateur – « savoir si nous serons capables de continuer nous aussi à y croire… » – ne se pose pas tant en termes de foi qu’en termes de choix futurs : quelle place ce repère aura-t-il dans les décisions de la communauté ? Dans quelle mesure pourra-t-il déterminer le devenir de l’identité commune ?

Pour conclure

Il s’agit maintenant, comme promis au début de cette réflexion, de retrouver les traces de connotu, la coutume, d’ d’d’imbiatu, le don, et du code de la vendetta dans le rituel du Repas de saint Antoine.

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Le vœu d’Antonio Manca n’a pu prendre la forme du Repas que grâce au reste de la famille qui a mis à disposition les fruits de l’héritage su connotu. Ce « don » ne nous appartient pas, il nous vient des ancêtres, mais la famille permet de l’étendre à d’autres. La violence d’une guerre vécue en des terres lointaines et l’expé-rience de la violence poussent Antonio à « racheter » le fait d’être revenu sain et sauf à travers le geste d’offrande aux enfants, à ceux qui par leur innocence peuvent racheter la violence, non seulement celle des terres lointaines mais aussi celle qui est présente dans la communauté du village. Le vœu initial a été ensuite relayé par d’autres familles, touchées par les mêmes souffrances et détermi-nées à suivre la route indiquée en 1856 par leur compatriote. C’est ainsi que le don s’étend, se répète et devient signe, point de repère pour la communauté. Ce geste rituel et sa répétition au cours des années ne suffisent pas à endiguer la violence et la vendetta sans cesse présentes dans la communauté. Il y a eu des périodes noires dans l’histoire des cent cinquante dernières années à Nule où la vendetta a massacré plus que les guerres. Elle frappait les hommes et aussi les animaux, même les champs étaient incendiés.

Quel sens pouvait-on trouver au don, rabaissé au rang d’inutile palliatif, illusoire mise en scène, exercice stérile à mi-chemin entre religion et superstition, parenthèse entre violence et vendetta ? Il restait comme un symbole, le signe de l’existence d’un code du don qui complétait le code de la vendetta et s’y opposait. Ne tra-duit-il pas l’effort de la communauté de Nule qui, en faisant passer le don par l’intermédiaire purificateur et rédempteur du saint, le renvoie à la communauté comme don « transformé », continuelle-ment « envoyé », toujours en chemin entre deux acteurs, en un mot imbiatu ? Le code de la vendetta en tant que code éthique aspire au? Le code de la vendetta en tant que code éthique aspire au dépassement de la violence et prévoit l’intervention du don pour l’endiguer. Si la modernité n’a pas éliminé ces codes archaïques, qui résisteront sans doute aussi à la postmodernité, c’est parce qu’ils sont porteurs de valeurs symboliques dans lesquelles la commu-nauté se reconnaît. C’est à travers la représentation symbolique du repas et des envois à toutes les familles que la communauté est capable de dépasser les dichotomies imposées de l’extérieur : individu/collectivité, sacré/profane, intérêt/désintéressement, les parties/le tout. Le Repas – et pas seulement celui de saint Antoine, car d’autres l’ont précédé ou suivi – devient pour les gens de Nule

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le symbole par excellence de la cohésion. En recueillant le produit du travail ((su triballadu) pour le partager et le consommer ensemble,pour le partager et le consommer ensemble, la communauté se nourrit et accroît sa qualité de communauté ((su connotu19), et ce d’autant plus que les participants sont en grandet ce d’autant plus que les participants sont en grand nombre. Il y a peut-être une part d’orgueil – légitime – à pouvoir déclarer publiquement que le don a été envoyé a tottu sa idda, àà tout le village, mais ce qui est important, c’est que le signe-sym-bole d’appartenance soit compris par tous. On le voit bien quand quelqu’un a été oublié dans la distribution. Il ne proteste pas par rapport au pain, au fromage ou à la viande en tant que tels, mais par rapport à son exclusion du processus communautaire, comme s’il ne participait plus au symbole qui relie tous les membres entre eux. Comme nous l’avons vu, durant la phase de la panification, les premiers à être « rassasiés » par la communauté sont précisément les ancêtres, ceux qui ont créé le symbole, qui ont transmis les moyens de le reproduire et, surtout, qui ont fait en sorte que cela soit intégré à l’héritage, su connotu. Ils savaient dans leur pauvretéIls savaient dans leur pauvreté et leur indigence que cet héritage deviendrait lettre morte s’il n’était pas partagé, repris par les autres. La même ténacité mise à défendre le code de la vendetta est mise au service de l’ouverture au don. Et le changement de signe se vérifie aussi dans le passage de la viande « équarrie20 », qui symbolise la mort, à la viande offerte, qui exprime le contraire.

Depuis qu’en 1856 Antonio Manca a semé ce qui est devenu le Repas de saint Antoine, Nule, comme les autres villages de Sardaigne, a bien changé et dans de nombreux domaines. Beaucoup d’habitants de mon village me l’ont répété : « Nule n’est plus comme dans le temps » ; et c’est vrai au-delà des motifs qu’ils invoquent. Le Repas aussi s’est adapté à l’époque actuelle, mais il représente encore quelque chose de spécial qui, au-delà du bien-

19. En reprenant la terminologie marxiste, nous pourrions dire que su connotu représente le capital constant et su triballadu le travail qui fait fructifier le capital constant. A. Caillé, commentant ce point, nous aide à dépasser la vision marxiste en soulignant la vitalité et le dynamisme de su connotu : « Le symbolisme hérité est fait de dons, d’actions et de communions passés » [Caillé, �000, p. �03].

20. Souvent la viande, dans la symbolique locale, annonce le massacre d’animaux ou le meurtre de personnes : celui qui a l’intention de tuer laisse devant la porte de sa future victime quelques légumes pour signifier que « la viande (= le mort) ne tardera pas à suivre ».

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être acquis récemment, du chemin parcouru par la science, des structures de sécurité sociale offertes au niveau national, permet à la communauté de se reconnaître comme telle. Le Repas, désormais entré dans l’histoire et dans la coutume, devient un catalyseur pour d’autres moments où, en partageant la nourriture, on « nourrit » la communauté dans une dimension symbolique plus vaste d’hospita-lité, d’alliance et de lien social. Il en est ainsi pour l’imbiatu de sa limosina – du pain, du sucre, du café et souvent de la viande sont envoyés à toutes les familles au trentième jour après la mort d’un parent – qui rappelle le repas sacrificiel avec les ancêtres, pour le dîner organisé en l’honneur de la Vierge du Remède, mais aussi pour la fête de la Tonte des moutons, les repas de noces, la coutume du pique-nique le lundi de Pâques, les goûters entre amis et le souvenir de banquets disparus comme celui de l’Assomption, Mes’Austu21. à ce propos, il serait bon de montrer que la coutume de Nule, au lieu de se replier sur elle-même, s’ouvre à celles d’autres villages à travers la participation active aux fêtes des environs comme Su Meraculu à Bitti, et surtout à celles qui présentent les mêmes carac-téristiques de repas en commun comme la fête de Saint-François à Lula (du 1er au 10 mai) à laquelle de nombreux bergers de Nule ont toujours apporté leur soutien. En 2005, le prieur de Nuoro a reçu d’eux quarante moutons et une vache pour le repas de la fête de Saint-François.

Il est intéressant de noter que la tradition annuelle du repas, où les victuailles offertes sont redistribuées aux participants, se pour-suit justement en ces lieux qui, il n’y a pas si longtemps, étaient le théâtre des bardane, les razzias de troupeaux, et en particulierles razzias de troupeaux, et en particulier en l’église Saint-François qui servait de refuge à ceux qui étaient poursuivis par la justice. La politique régionale et nationale sont sans doute plus présentes maintenant dans ces zones reculées, mais les gens sentent encore le besoin de célébrer symboliquement ces

21. Le Repas de Mes’Austu a été organisé jusqu’en 1952 par les membres de la famille Allena, oberazos de cette fête. Cette année-là, Salvatore Allena mourut, et sa femme, Michela Coloni, voulut respecter une période de deuil. Dix ans après, quand la famille voulut reprendre la fête, le curé opposa qu’il valait mieux donner l’argent du repas à des œuvres charitables, mais les participants à l’organisation du repas décidèrent qu’il n’y aurait ni repas ni aumône. Cette position fait comprendre à quel point l’engagement du vœu exige une réalisation visible – ici le repas – dans la communauté.

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« codes » du don et de la vendetta qui ont charpenté et cimenté si longtemps la polis locale. Le repas est encore l’occasion de forger des alliances, de renforcer les amitiés et les liens sociaux, confirmant à quel point la symbolique du don alimente le politique : « Les sym-boles ne vivent et ne signifient que pour autant qu’ils représentent, commémorent, performent ou renouvellent un don, une ad-sociation ou, plus généralement, le politique22 » [Caillé, �000, p. �18]. La symbolique du repas comme don étendu aux nombreux participants devient une façon de concevoir « le politique », elle exalte l’aspect éthique essentiel qui vivifie la communauté, la « nourrit » et la fait grandir, permettant ainsi d’endiguer les moments négatifs, comme la vendetta, qui s’opposent à l’intérêt général.

Traduit de l'italien par Françoise et Philippe Chanial.

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22. A. Caillé arrive à cette conclusion en commentant ce passage de M. Mauss : « Au risque de passer pour vieux jeu et diseur de lieux communs, nous revenons clairement aux vieux concepts grecs et latins de caritas, que nous traduisons si mal aujourd’hui par charité, du philon– et du koinon, de cette “amitié” nécessaire, de cette “communauté” qui sont la délicate essence de la cité » [Mauss, 1966, p. 107].

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Présentation 393

« Ce qu’on appelle si mal le don… » Que le don est de l’ordre du don malgré tout

Alain Caillé1

1J’ai intitulé ainsi cette communication pour faire droit aux objec-tions ou doutes récurrents qui se font jour à propos de la notion de don et quant au bien-fondé de son utilisation par Marcel Mauss et par La Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales). En un mot, l’Essai sur le don de Mauss est-il bien un essai sur le don, ou bien devons-nous croire, avec Jacques Derrida par exemple, que Mauss parle de tout (et plus précisément de l’échange) sauf du don ? On pourrait étendre ce questionnement au beau livre de Nathalie Zemon Davis : L’Essai sur le don dans la France du xvie siècle [�003] parle-t-il bien de don, conformément à son titre, ou parle-t-il de tout autre chose ?

L’intitulé de cette communication laisse aisément deviner ma réponse : oui, ces interrogations, ces critiques et ces doutes sur l’usage du mot don sont au moins partiellement légitimes, ils ont leur raison d’être ; mais trop radicalisés et systématisés, ils devien-nent vite excessifs et, au bout du compte, empêchent de voir l’es-sentiel, qui est en même temps le plus évident. Ou encore : oui, c’est bien de don que parlent nos « essais sur le don ».

Que ces doutes et ces interrogations soient légitimes est une affaire entendue puisque aucun concept n’est jamais pleinement

1. Ce texte est la version écrite d’une communication faite au colloque « Don et sciences sociales » organisé par le Centre d’études médiévales à Auxerre le �7 et le 28 janvier 2006 (actes publiés sous le titre Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, sous la direction d’Eliana Magnani, éditions universitaires de Dijon, 2007).

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assuré de son adéquation ni aux choses ni à lui-même. Derrida justement s’est fait une spécialité de la déconstruction de tout concept existant en faisant ressortir le fait qu’à chacun il faut tou-jours adjoindre un « supplément » pour qu’il puisse s’égaler à sa visée. Mais il est aussi possible de formuler la chose sur un mode wittgensteinien : au moins pour ce qui concerne la réalité sociale-historique, les concepts ne peuvent pas cerner une essence qu’on retrouverait inchangée et identique à elle-même à travers l’ensemble de ses manifestations phénoménales empiriques, ils permettent seulement de repérer et de fixer un air de famille entre toute une série de phénomènes. Reprenons donc : sur toutes les « photos », i.e. sur l’ensemble des descriptions dont nous disposons de toute une série de pratiques relevées dans les sociétés ou les cultures les plus variées, avons-nous donc le droit de placer, sur la collection ou le portrait de famille, l’étiquette « don » ?

à titre d’introduction, je voudrais rappeler les hésitations de Mauss lui-même sur ce point. Dans la deuxième partie des conclu-sions de l’Essai sur le don (dans les « Conclusions de sociologie économique et d’économie politique »), après être revenu sur le kula, il écrit : « Ces faits répondent aussi à une foule de questions concernant les formes et les raisons de ce qu’on appelle si mal l’échange, le “troc”, la permutatio des choses utiles » [Mauss, 1950, p. �66-�67]. Un peu plus loin, il ajoute : « On peut dissoudre, brasser, colorer et définir autrement les notions principales dont nous nous sommes servis. Les termes que nous avons employés : présent, cadeau, don, ne sont pas eux-mêmes tout à fait exacts. Nous n’en trouvons pas d’autres, voilà tout. Ces concepts de droit et d’économie que nous nous plaisons à opposer : liberté et obli-gation ; libéralité, générosité, luxe et épargne, intérêt, utilité, il serait bon de les remettre au creuset. […] C’est encore une notion complexe qui inspire tous les actes économiques que nous avons décrits ; et cette notion n’est ni celle de la prestation purement libre et purement gratuite, ni celle de la production et de l’échange purement intéressés de l’utile. C’est une sorte d’hybride qui a fleuri là-bas » [ibid., p. �67].

Il est possible d’aller plus loin pour fixer en quelques mots ce que je crois être l’essentiel du propos de Mauss. Sous le terme de don, il saisit tout un ensemble de prestations dont il nous dit qu’il convient de les penser, positivement et normativement, comme un

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mélange, un hybride d’obligation et de liberté, d’une part, d’intérêt et de désintéressement de l’autre.

Positivement : c’est ainsi que ces dons se présentent dans la réa-lité. Sous le désintéressement affiché et de rigueur, il y a toujours de l’intérêt (y compris individuel et même économique) qui se cache ou qui agit, comme nous le disent toute la philosophie ou la socio-logie modernes du soupçon (dont la science économique n’est que le bras séculier). Mais, réciproquement, il y a du désintéressement ou, plutôt, de la liberté et de l’ouverture constitutive à l’altérité dans l’intérêt. Et encore, les dons archaïques revêtent l’apparence de la générosité spontanée, mais ils sont en fait obligés. Pourtant, réciproquement, même s’ils sont faits par obligation rituelle, il y entre une part d’indétermination et de liberté sans laquelle la magie du don n’opérerait pas.

Normativement : ce que Mauss nous donne à penser – n’oublions pas les enjeux proprement politiques de l’Essai sur le don, contem-porain de son extraordinaire et prémonitoire sociologie du bolche-visme –, c’est qu’il est bon et nécessaire qu’il en soit ainsi. Un don strictement intéressé se réduirait à un achat déguisé. Un don qui serait ou qui voudrait se croire absolument désintéressé deviendrait sacrificiel et en définitive négateur et meurtrier de soi et/ou d’autrui. Un don purement rituel deviendrait mécanique et se nierait comme don. Un don purement libre, un acte gratuit, sombrerait dans l’ab-surdité et le non-sens.

Mais si les faits que réunit Mauss sont – et doivent être – des hybrides, pourquoi, pour les désigner, utiliser ce terme de don qui semble pointer irrésistiblement en direction du seul désintéresse-ment ou de la gratuité (ou encore de la charité et de l’amour) ? N’est-ce pas laisser ainsi la porte grande ouverte à toutes les confusions ? Qu’un tel risque de confusion existe, je suis bien placé pour le savoir puisque, depuis ses origines il y a vingt-cinq ans maintenant, le tra-vail du MAUSS est l’objet de contresens systématiques, toujours les mêmes. Parce que nous nous disons anti-utilitaristes, i.e. ennemis de l’explication moniste de l’action sociale par le seul intérêt individuel – et a fortiori par le seul intérêt individuel économique –, on fait semblant de croire que nous pensons que tout s’expliquerait par l’altruisme et la charité. Partisans du « paradigme du don », i.e. de la prise au sérieux par les sciences sociales et la philosophie morale et politique de la découverte de Mauss, nous sommes régulièrement

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taxés de naïveté gentillette [Dzimira, �007]. Alors ne vaudrait-il pas mieux se passer du mot don, comme me le suggérait par exemple l’anthropologue Guy Nicolas qui, à l’occasion de la publication de son beau livre Du don rituel au sacrifice suprême [1996], me disait qu’il aurait aimé forger un mot de toutes pièces – par exemple une formule algébrique – pour se débarrasser de toutes les connotations morales ou moralisatrices du signifiant don et accéder enfin à la vraie scientificité positive ? C’est un peu tentant, en effet, et je me dis parfois que si j’étais assoiffé de gloire universitaire, je ferais sans doute bien de fabriquer un concept tout neuf et pleinement ésotérique sur lequel des générations de commentateurs pourraient gloser à l’infini. Mais il me semble en définitive qu’il faut bien faire avec le langage ordinaire, avec ses scories et ses ambiguïtés, si l’on veut parler de quelque chose qui ait à voir avec l’expérience réelle des hommes et cerner des enjeux véritables.

Pour ne pas répéter éternellement la même chose, je ferai le pari sans doute audacieux que le travail du MAUSS et le mien2 sont suffisamment connus de vous, et sans tenter de les résumer, je limiterai le plus strictement possible mon propos à l’examen des bonnes raisons de conserver le mot don pour fixer l’air de famille des faits décrits par Mauss et par tant d’autres, par vous notamment. Bien évidemment, la question de savoir s’il convient de conserver le mot don est plus que largement tributaire du statut que l’on donne aux observations rapportées et systématisées par Mauss dans son Essai. Comment comprendre les pratiques qu’il décrit et commente ?

Les quatre types d’interprétation du don maussien

Je me bornerai ici à rappeler une typologie des interprétations des faits de don rapportés par Mauss que j’ai développée ailleurs [Caillé, �000]. Celles-ci s’organisent en quatre grandes modalités.

– Les interprétations économicistes peuvent être dites soit vul-gaires soit distinguées selon qu’elles voient dans le don archaïque une stratégie masquée d’enrichissement individuel ou de gestion

�. Pour une présentation du MAUSS, voir « à propos du MAUSS », http://www.revuedumauss.com.fr/Pages/APROP.html

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collective rationnelle des ressources rares, ou bien, version dis-tinguée, une stratégie d’obtention du pouvoir et du prestige par la dilapidation de la richesse (Herskovits, Bataille, Bourdieu3).

– Les interprétations inexistentialistes posent soit que le don ne peut pas exister pour des raisons théoriques, parce qu’il est la figure de l’impossible par excellence (Derrida, Marion), ou alors qu’il est empiriquement rare (Testart).

– Les interprétations en termes d’incomplétude lui accordent une certaine réalité, mais subordonnée à une réalité plus essentielle : l’échange en général (Lévi-Strauss), le symbolique (Lacan), le sacrifice (Girard), le sacré (Godelier).

– Les interprétations irréductionnistes (osons ce néologisme) posent au contraire que le don a une réalité et une consistance intrinsèques, irréductibles aux fonctions qu’il remplit pourtant par ailleurs, mais qu’il ne peut remplir qu’en raison et à la mesure de sa suprafonctionnalité. Qu’il est donc à lui-même sa propre expli-cation, la seule réponse possible aux énigmes du don qui ne sont rien d’autre que les énigmes et les paradoxes à la fois réels et idéels propres à la vie humaine en société.

Il va sans dire que je me réclame pour ma part du quatrième type de lecture, le seul à prendre la découverte de Mauss pleinement au sérieux, et le seul également à permettre d’accorder une part de vérité aux autres interprétations en les remettant à leur place.

Considérations intermédiaires : universalité ou singularité du don ? Don ou échange non marchand ?

Dans toutes les discussions possibles sur le statut du don, iso-lons-en trois qui sont peut-être les plus immédiatement pertinentes pour notre propos d’aujourd’hui. Le choix de Mauss et du MAUSS est de fixer une certaine universalité des faits de don par-delà leurs infinies et évidentes variations empiriques, d’assumer la diversité des cultures et de leurs arbitraires fondateurs, mais sans renoncer pourtant à trouver par-delà ou en deçà de cette diversité un fil rouge,

3. Le lecteur qui désirerait mieux se familiariser avec les thèmes ici abordés consultera utilement le n° �7 de La Revue du MAUSS semestrielle, « De l’anti-utilitarisme », 1er semestre 2006.

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ce que Mauss appelle « le roc », un fil rouge à la fois empirique et éthique. Il est possible de critiquer cette visée d’universalité (appa-remment paradoxale puisqu’elle va de pair avec un fort relativisme) de bien des manières. Nous en avons déjà rencontré un certain nombre. Je n’examinerai pas celles qui viennent des économistes ou des philosophes et m’en tiendrai aux objections de ceux qui ont une véritable culture anthropologique.

Une première restriction possible de la portée du don est celle que met en forme Marcel Hénaff dans son livre Le Prix de la vérité. Il nous dit en somme qu’il y a eu du don, mais qu’il n’y en a plus ou guère. Ça eut payé, mais ça ne paye plus. Telle est en effet la conclusion qui résulte logiquement de sa mise en scène d’une alté-rité radicale entre le don cérémoniel et le don moral qui seraient aujourd’hui relayés par le droit et le politique. Les fonctions de reconnaissance remplies par le don cérémoniel ostentatoire sont désormais accomplies ailleurs et autrement, notamment par le droit. C’était déjà, pour l’essentiel, la position d’Henri Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion. à quoi il est possible d’objecter empiriquement tout ce que dégage Jacques Godbout dans ses livres, qui atteste de la pérennité d’un certain système du don. Et, au plan proprement théorique, il est par ailleurs possible de montrer que toutes les luttes contemporaines pour la reconnaissance se jouent en fait dans le langage du don – elles posent toujours en dernière instance la question de savoir qui a donné ou pris quoi à qui. Et d’ajouter qu’il n’y a pas un écart entre droit, politique et don aussi abyssal que Marcel Hénaff l’affirme. J’y reviendrai.

Observons par ailleurs les hésitations des psychanalystes notam-ment lacaniens, sans cesse tiraillés entre un tropisme utilitariste (rappelons-nous que Freud a été le traducteur de Stuart Mill) et un penchant anti-utilitariste. Penchant anti-utilitariste qui apparaît dès lors qu’ils mettent en avant l’efficacité symbolique, « plus réelle que le réel », et qu’ils luttent contre le réductionnisme cognitiviste. Mais comment penser au bout du compte l’efficacité symbolique ? la force du symbolique ? C’est ici que la psychanalyse hésite sans cesse entre deux interprétations. Le premier Lacan n’entend pas en fait par l’accès au symbolique autre chose que l’entrée dans le cycle du don/contre-don. Mais les Lacan ultérieurs retombent dans une dérive scientiste et/ou économiciste pour laquelle le don ne peut être qu’illusion. Au bout du compte, on en revient donc toujours

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à l’idée que ce qui compte, c’est l’intérêt, ce fameux intérêt qu’on avait d’abord décrété insignifiant.

La troisième objection à examiner ici est celle d’Alain Testart. Le don de Mauss n’est à l’en croire que le don agonistique. Or celui-ci, intrinsèquement lié à l’avènement de hiérarchies aris-tocratiques, n’existe que rarement en dehors des cas relatés par Mauss (et principalement chez les Indiens des plaines en Amérique). Ailleurs, on a soit de la dette soit du partage. Et, même, une bonne partie de ce que Mauss range sous la rubrique du don agonistique, le kula notamment, n’est pas de l’ordre du don mais de l’échange non marchand.

Cette critique repose sur de bons arguments. Dans la première partie de sa conclusion, Mauss présente ce qu’il appelle « le plus ancien système d’économie et de droit » comme celui du « système des prestations totales, de clan à clan – celui dans lequel les individus échangent tout entre eux ». « Il forme, ajoute-t-il, le fond sur lequel s’est détachée la morale du don-échange » [Mauss, 1950, p. �64]. Bref, pour Mauss, le don-échange ou l’échange-don (il emploie indifféremment ces deux termes) apparaît comme une sorte d’in-termédiaire entre les prestations totales et l’échange marchand.

La question est donc de savoir, en amont, dans quelle mesure les prestations totales sont de l’ordre du don ou du partage et, en aval, dans quelle mesure ce que Mauss nomme don-échange est plutôt du côté du don ou plutôt du côté de l’échange comme le soutient Testart. Et il est clair que, pour conférer au don une cer-taine universalité (comme Mauss et le MAUSS), il faut pouvoir penser le partage à la lumière du don et le don-partage à la lumière du don agonistique, d’une part, et de l’autre, montrer que dans le don-échange ou l’échange-don la part du don l’emporte hiérarchi-quement sur celle de l’échange.

Je ne veux pas trop détailler la discussion avec A. Testart. Il doit y entrer une part de dimension empirique : quelle est en effet la portée empirique exacte des exemples de Mauss ? Je la crois infiniment plus vaste que ne l’affirme Testart, comme en attestent les exemples de l’Essai, auxquels il est possible d’en ajouter de très nombreux autres et notamment les faits sibériens tels que rap-portés par Roberte Hamayon ou les faits africains tels qu’analysés par G. Nicolas et tant d’autres. Quant à ce qui concerne l’aval du don agonistique, qu’il suffise de dire que la thèse de Testart pour

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qui le kula ne relève pas du don, mais de l’échange non marchand n’est pas cohérente avec sa définition même du don (empruntée à Raymond Boudon) – « cession d’un bien qui implique la renon-ciation à tout droit sur ce bien » – puisqu’il montre lui-même que, dans le kula, en cas d’absence de retour il n’y a pas de sanction – pas de droit donc – et qu’« on se contentera en général de rom-pre la relation qui existait entre deux amis », ce qui est d’ailleurs, ajoute-t-il, « très précisément ce que fait un donateur vis-à-vis d’un donataire ingrat » [Testart, �001, p. 7�0 et 741]. À quoi il convient d’ajouter que Testart opère par ailleurs un coup de force théorique en décrétant sans importance un fait pourtant décisif : le caractère non utilitaire des biens qui circulent dans le kula. Or s’ils sont sans utilité matérielle (au moins pour la plupart d’entre eux), c’est pré-cisément en vue d’affirmer que la dimension anti-utilitaire, i.e. la visée de l’alliance amicale et politique, l’emporte sur la motivation matérielle. Et c’est justement cette subordination du motif matériel aux motivations d’alliance qui permet d’affirmer la domination hiérarchique du don sur l’échange.

Mais je n’insiste pas sur cette discussion parce qu’à mon sens ses enjeux principaux se jouent ailleurs. La décision de parler en termes de don ou de s’y refuser renvoie en fait à des considérations théoriques et normatives d’ordre général, qu’il vaut mieux regarder en face plutôt que de se cacher derrière son petit doigt.

Les arrière-plans théoriques et éthiques du débat

Choix théoriques

Soucions-nous d’abord des choix proprement théoriques, voire épistémologiques. Il est permis de penser que, au-delà de la dimen-sion purement empirique de la découverte de Mauss, il y a dans l’Essai les bases d’une théorie anthropologique et sociologique générale qu’il importe de dégager. Elle passe selon moi par la prise au sérieux de l’anti-utilitarisme que symbolise et interprète la notion de don. Ce n’est pas le lieu de détailler cette théorie générale, que je présente le plus souvent sous le nom de paradigme du don et du politique (et du symbolisme). J’en retiens seulement ici, sténogra-phiquement, cinq points.

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– Le don est d’abord et avant tout un opérateur politique, au sens le plus général du terme. C’est lui qui opère l’alliance (l’ad-sociation), le passage de la guerre à la paix. Réciproquement, le politique doit être pensé dans le langage et dans les termes du don, comme l’intégrale des décisions d’alliance et de paix qui permettent de faire société, ou, inversement, de celles qui en refusant l’alliance, en substituant le prendre-refuser-retenir au donner-recevoir-rendre aboutissent à ce qu’une société se défasse ou ne « prenne » pas.

– Mais le don n’est pas qu’un opérateur politique. Le don de l’artiste, le don des mères, des créateurs, etc., ne sont pas immédia-tement de l’ordre du politique et l’excèdent de beaucoup. On touche là à l’ensemble des prestations de biens et de services effectuées – intentionnellement ou non – sans garantie de retour, par devoir, par aimance ou par plaisir.

– En tant qu’opérateur politique, le don sert d’abord à façonner des sujets, individuels et politiques, en affirmant leur identité. Il est en quelque sorte un « reconnaisseur » d’identité, le signe et la mesure de la valeur accordée aux sujets reconnus. Sa modalité est celle de l’inconditionnalité conditionnelle. Se situant délibérément du côté du superflu, de l’excès, du non-nécessaire, il affirme le primat du lien sur le bien, sur l’utilité. Il ne dénie pourtant pas l’importance de l’utile, il se borne à le mettre au second rang. Bref, et pour le dire autrement, dans le don-échange, l’échange est hiérarchiquement second par rapport au don.

– Contrairement à ce que l’on croirait spontanément, le don continue à jouer un rôle essentiel au sein des sociétés modernes, même si son espace y apparaît fortement réduit au profit de sphères régies par des lois plus ou moins impersonnelles, les sphères du marché, de l’état, de la science, bref, ce que j’appelle la socialité secondaire. Le don continue à structurer la sphère des relations interpersonnelles, familiales, amicales ou de voisinage, ce que j’appelle la socialité primaire, étant entendu que celle-ci représente toujours l’infrastructure sur laquelle s’étayent les grands appareils de la socialité secondaire.

– La morale des religions universelles comme celle des grands systèmes philosophiques peuvent être comprises comme le résul-tat d’une universalisation, d’une radicalisation et d’une intério-risation de la triple obligation maussienne, comme l’a suggéré

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Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?402

Camille Tarot. Nous en sommes nécessairement parties prenantes. C’est ici que le débat théorique et empirique rejoint ses implica-tions normatives et éthiques, celles sur lesquelles se clôt l’Essai sur le don.

Implications éthiques et normatives

Une des raisons décisives de parler de don à propos des faits rassemblés par Mauss, c’est que c’est tout bonnement là le langage effectif de l’humanité. On peut toujours refuser d’en prendre acte et prétendre savoir mieux que les acteurs ce qu’ils font ou pensent, mais c’est en définitive un pari osé. Mais parlent-ils bien de don, objectera-t-on ? On pourrait aisément soutenir le contraire. La langue turque, par exemple, ne connaît pas le mot. Oui, mais elle connaît parfaitement la chose. Rivaliser de dons, pratiquer l’hos-pitalité ou la vengeance est obligatoire. Cette obligation d’afficher la générosité est bien et largement universelle. Autant en tirer les implications.

En fait, le rapport des savants au don – son acceptation comme phénomène objectif plus ou moins universel ou bien, au contraire, son déni – est sans doute motivé en dernière instance par des pos-tures religieuses, éthiques, explicites ou implicites, bien plus que par des considérations épistémologiques irréfragables. Tentons de fixer les positions dominantes d’un trait.

– Le premier choix possible est bien sûr le choix scientiste, le plus fréquent dans nos milieux académiques. Il affecte de n’avoir rien à dire sur les valeurs et de n’être en rien affecté par elles, posant ainsi comme valeur et comme objectif suprêmes l’avènement d’un monde dans lequel toute personne qui chercherait encore un sens à ce qu’elle fait devrait être tenue pour une sorte d’attardée mentale. Parce qu’il prétend par hypothèse faire sens, le don vu du point de vue scientiste est donc un non-sens.

Ce choix scientiste entretient des rapports complexes et com-plices avec deux autres choix possibles, opposés mais en définitive assez comparables.

– Le premier d’entre eux est le choix libéral. Ou, plus précisé-ment, celui qui accompagne le libéralisme économique. Il entretient des rapports plus ou moins étroits avec le protestantisme et, plus spécialement, avec le coup de génie puritain qui a bouleversé de

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fond en comble les rapports symboliques entre le don, la grâce, la reconnaissance (l’élection) et la rémunération de la générosité. Bien assumé, il autorise une schizophrénie tranquille et efficace. D’un côté le monde amoral, radicalement expurgé du don, le monde du business. De l’autre la vraie morale, qui se manifeste dans l’enga-gement religieux et civique opéré sans souci de la rémunération. Le don n’existe ainsi que dans des endroits circonscrits. On veut et on peut ainsi être à la fois parfaitement moral – jusqu’au pur devoir kantien ou au pur amour – et parfaitement amoral. Aux yeux d’un tel système éthique, l’ensemble des religions et des morales passées (y compris, bien sûr, le catholicisme) ne sont que superstitions. Le don d’avant le don radicalement moralisé n’est donc pas de l’ordre du don.

– La vision marxiste ou laïque aspirant à un athéisme radical rejoint le scientisme et le libéralisme puritain en déniant toute pertinence aux religions passées. Elle rejette et condamne elle aussi tout le discours ancien du don et de la générosité au profit d’un don véritable à venir : le pur partage du communisme primitif ou terminal ou, au minimum, la fraternité républicaine. Nouveau triomphe du religieux sous prétexte de sa déconstruction.

On l’aura compris, je ne me reconnais dans aucune de ces posi-tions. Je crois, au contraire d’elles, qu’il faut assumer tout l’héritage religieux de l’humanité, celui à travers lequel elle a tenté de façon-ner un monde humain et à peu près vivable et pacifié en explorant toutes les ambiguïtés, les ambivalences et les incertitudes du don. Il est vrai qu’elle s’y est souvent perdue et abîmée. Il n’en reste pas moins que c’est là la seule voie qui reste ouverte à la reformulation d’un humanisme démocratique, pluraliste et tolérant. C’est en tout cas bien évidemment celle qu’a explorée Marcel Mauss.

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Dès les débuts de l’ère moderne, les pionniers de la science nou-velle furent conscients de l’ampleur des bouleversements apportés par leurs découvertes. Le concept de révolution scientifique s’est répandu dans le sillage d’un livre influent� qui s’est attaché à repérer les traits communs aux transitions majeures, d’origine théorique ou instrumentale, associées souvent à des noms célèbres (tels que Copernic, Galilée, Newton, Lavoisier, Lyell, Maxwell, Darwin, Planck, Einstein, etc.). La notion de révolution scientifique et tech-nique revient désormais fréquemment dans le langage commun, et la réalité perçue des changements observés dans les modes de vie confirme sa pertinence.

Le registre des révolutions politiques (coup d’état, insurrection, émeute) ayant beaucoup perdu de son acuité et de ses anciens attraits (dans les démocraties assagies du moins), le moment semble venu de porter une attention renouvelée à la notion de révaluation morale�. L’accent est mis ainsi sur une transformation des mœurs par la persuasion et la délibération, plutôt que par la violence et la contrainte. Comme les révolutions scientifiques, ces révaluations morales peuvent accompagner des mutations sociales vastes et

�. Celui de Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Paris, �972 (première édition en �962 et nouvelle édition augmentée en �970).

2. Cette graphie a été choisie par l’auteur à dessein, afin de marquer le cousinage avec le terme de révolution, et marquer une distinction explicite d’avec la graphie « réévaluation » utilisée pour les cotations monétaires.

Le mouvement éthique dans les sciences

Gérard Toulouse

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diffuses. Quelques exemples suffiront pour fixer les idées : abolition de l’esclavage, libération des femmes, décolonisation, remplace-ment de la guerre par le droit.

Cependant, il existe aussi une expérience intime, vécue, de processus de révaluation morale : les passages de l’enfance à l’ado-lescence, et à la maturité, s’accompagnent de révisions, parfois de conversions. Les images pieuses des légendes enfantines (sur la famille, la caste ou la classe, la nation), les visions idéales qui pré-sident au choix d’une profession ou d’un engagement de jeunesse sont soumises à l’épreuve ultérieure de multiples chocs et tests, au cours d’une existence humaine.

Les révaluations morales sont ainsi des processus d’apprentis-sage, où se mêlent l’agir et le savoir.

Trois phrases du « girondin » Barnave (en �79�, à propos de l’esclavage) transportent droit au cœur des tensions conflictuelles : Ce régime est absurde, mais il est établi. Ce régime est oppressif, mais il fait exister, en France, plusieurs millions d’hommes. Ce régime est barbare, mais il y aurait une plus grande barbarie à vouloir y porter la main.

La prospérité des ports de la façade atlantique, entre autres, était largement fondée sur la traite des Noirs. Certes, deux ans plus tôt, l’Assemblée nationale avait promulgué que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, mais certains points de définition restaient à préciser : les esclaves sont-ils des hom-mes ? Les femmes sont-elles des hommes ? Il fallut encore atten-dre un siècle pour que l’abolition légale de l’esclavage devienne universelle.

L’histoire de ce processus de révaluation aide à situer la place de l’éthique. La contestation du régime de l’esclavage fut d’abord sporadique (rébellions, insoumissions), puis religieuse, avant de devenir un thème philosophique, politique, et enfin juridique. Mais de bout en bout, et à toutes les étapes, l’affaire de l’esclavage fut et demeura, simultanément, une question relevant de la conscience morale.

En somme, ce n’est pas parce qu’un problème passe par des pha-ses de prise en charge politique, ou juridique, qu’il cesse pour autant de relever d’un questionnement et d’une réflexion éthiques.

La dynamique de ces révaluations permet aussi de tempérer les pronostics de chaos des convictions morales, ainsi que la résignation

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associée aux thèses du relativisme culturel. Exemple : l’évolution dans l’espace et dans le temps des législations sur l’interruption volontaire de grossesse n’est pas incohérente ; et le moment où se produit un basculement planétaire est repérable à travers les mises à jour de textes internationaux. La formulation du Serment de Genève (serment médical, à vocation universelle, institué par l’Association médicale mondiale en �948), révisée à plusieurs reprises depuis lors, le fut notamment en �983 à propos de l’avortement. Ainsi est-on passé, en quelques décennies, d’un régime de consensus (sur l’interdiction) à un autre (sur la permission), séparés par une période intermédiaire de désordre apparent, tandis que s’instaurait en fait la transition d’un ordre à l’autre.

Quant au processus de la construction européenne, il fournit, depuis son origine, l’exemple d’un chantier permanent de réva-luation morale.

Si l’existence de processus de révaluation morale, à l’instar des révolutions scientifiques, peut être tenue pour admise, il n’est pas moins certain qu’il se produit des phases de régression morale, à toutes les échelles et parfois de grande ampleur. Comment contester cette évidence ? Il y aurait mauvaise grâce à le faire, tant les cas sont nombreux. Convient-il pour autant de désespérer ?

Selon une objection fréquente, venant du sein même de la communauté savante, l’éthique des sciences serait une tâche trop complexe et trop ardue. La science est l’art du soluble, a-t-on dit ; tandis que l’éthique serait un art de l’insoluble, dont mieux vaudrait s’abstenir d’emblée.

Mais la science n’est pas simple et facile, non plus : si nous parvenons néanmoins à résoudre ses problèmes, c’est parce que nous les prenons au sérieux, à la suite de beaucoup de gens, depuis longtemps. La bonne question n’est donc pas de savoir si la réflexion éthique collective est facile ou difficile, mais si nous l’abordons avec le soin requis.

Évidences et réticences

Entre éthique et science, il y a des parentés de démarche. La science, c’est se donner les moyens d’approcher la vérité. L’éthique, c’est se donner les moyens d’approcher l’agir juste.

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éthique des sciences et recherche scientifique participent d’un même projet rationnel : rapporter les effets à leurs causes réelles et véritables. Causalité naturelle, responsabilité sociale : même si la tâche d’élucidation s’avère difficile, une même exigence est en jeu. Dieu se rit des créatures qui déplorent des effets dont elles continuent de chérir les causes (Bossuet).

Le questionnement éthique est source de créativité pour les sciences. Car il soulève quantité de problèmes importants qui appel-lent des compléments d’étude et ouvrent ainsi de nouvelles voies à la recherche.

L’évaluation de la qualité est une composante essentielle pour le bon fonctionnement de l’entreprise scientifique. Le mot même d’évaluation renvoie à des valeurs, parmi lesquelles les valeurs morales ont leur place, à côté d’autres (économiques, etc.). Et dans la pratique de la recherche scientifique, il existe une sorte d’enchaînement cohérent menant de l’évaluation à l’éthique, de l’éthique à la confiance, de la confiance à l’efficacité.

Quant aux réticences envers le mouvement éthique dans les sciences, elles sont nombreuses : certaines sont générales, d’autres spécifiques au milieu scientifique.

Réticences générales envers les contraintes sociales de tous ordres (y compris éthiques et juridiques). À cet égard, la description de Fernand Braudel concernant les trois étages de la société dans leurs relations à la loi est également pertinente pour notre propos : Le premier étage est celui de la subsistance, le second celui de l’échange « à vue humaine » et le troisième celui de l’économie-monde. Le premier et le troisième étage n’obéissent pas à la loi (le premier parce qu’il n’en comprend pas le sens et le troisième parce qu’il se considère au-dessus des règles). Seul le deuxième étage, celui de la majorité des citoyens, reconnaît la légitimité des contraintes sociales.

Réticences envers les notions mêmes de liberté et de responsa-bilité individuelles, qui suscitent des réserves secrètes et profon-des. Paradoxalement, la science qui fut d’abord perçue comme un moyen de libération hors des anciennes fatalités (inertie, tradition) est devenue source d’un néofatalisme (résignation déterministe : on n’arrête pas le progrès).

Enfin, réticences motivées par un souci de désencombrer les accès à la création. « On ne peut pas se battre dans la compétition

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scientifique avec une main liée dans le dos. » L’accent mis sur la productivité conduit à rejeter toute autre considération : réfléchir devient une perte de temps individuelle, délibérer une perte de temps collective.

Quelle attitude adopter face à ce heurt entre évidences et réticen-ces ? Peut-on se contenter d’insister sur les premières, en ignorant ou en affectant d’ignorer les secondes ? Tout au contraire, notre proposition se formule ainsi : les objections sont consubstantielles à la réflexion éthique.

À propos de l’éthique, l’objection la plus constante est, non sans fondement, le soupçon d’hypocrisie. Admettre la pertinence de ce souci, et le conserver en permanence à l’esprit, fournit une meilleure sauvegarde que de s’en offusquer.

En l’absence de réflexion éthique collective, la place n’était pas restée vacante : elle était, et demeure largement, occupée par la triche. Sans vergogne, spontanément, bon nombre de gens conçoi-vent l’éthique comme une continuation de l’exercice antérieur par d’autres moyens, et donc comme une forme supérieure de triche. La dissension est forte, et inévitable, entre ceux pour qui tricher dans une instance éthique est un comble d’habileté et ceux pour qui c’est un surcroît d’indignité.

De même qu’une injustice infligée au nom de la justice éveille un salutaire sursaut d’indignation, les espoirs mis dans le mouvement éthique reposent entièrement sur le redoublement de honte que l’hypocrisie, dans une instance de réflexion morale, doit susciter. De manière générale, les objections à l’éthique lui sont en permanence nécessaires ; les écarter ou les ignorer, c’est amoindrir les défenses contre les perversions.

Concours de la science à l’éthique

Après avoir mentionné divers apports de l’éthique à la science, le tour est venu d’insister sur le concours que la science peut prê-ter à l’éthique. À vrai dire, l’inventeur Nobel, en créant le prix de la paix, dans le sillage des trois prix scientifiques (physique, chimie, médecine), avait déjà ouvert une piste en cette direction. Et la vie du physicien Andrei Sakharov (lauréat du prix Nobel de la paix en �975) constitue un exemple fondateur. Ayant mené,

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sans compromission ni complaisance, un processus de révaluation morale de magnitude inouïe, Andrei Sakharov fut réduit à la solitude d’un exil à demi carcéral. Mais il a survécu (tout ce qui lui a permis de survivre mérite attention) et la postérité lui a rendu justice.

En science, on peut avoir raison tout seul. Et, seul d’abord, parvenir à convaincre par la persuasion. Tout chercheur ayant fait ne fût-ce qu’une contribution à la fois originale et inattendue sait la fragilité de la vérité naissante, et son besoin de protection. Après avoir pu traverser certaines de ces adversités, on ressent émerveille-ment et gratitude, pour ces mœurs de la communauté savante qui permettent (quelquefois, du moins) convergence de l’attention, discernement de la qualité et juste reconnaissance du mérite.

Le paradoxe d’Andrei Sakharov est que son génie scientifique, portant sur des domaines ésotériques de la physique théorique, fut tôt reconnu par ses confrères académiciens qui, dans leur majorité, n’en avaient pas une compréhension directe (mais une chaîne de confiance fonctionnait de proche en proche), tandis que sa rectitude morale, à propos de thèmes dont chacun pouvait appréhender la pertinence et le bien-fondé, lui valut un isolement grandissant, quinze ans durant (jusqu’au temps de la perestroïka de Gorbatchev). Le mouvement éthique dans les sciences ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans l’exemple donné par la vie héroïque d’Andrei Sakharov.

Dans les diverses branches de la science (y compris en mathé-matiques), il est bien connu qu’élargir les dimensions d’un problème permet parfois de trouver des solutions qui ne sont pas accessibles autrement, en un cadre trop restreint. En l’occurrence, la proposi-tion est ici de résoudre simultanément deux problèmes si difficiles que chacun séparément paraît insoluble : promouvoir la réflexion éthique dans les sciences (à rebours d’une séculaire culture d’im-punité) et sauver les humanités en phase de massif oubli (grâce au rétablissement d’une circulation vivante entre les deux cultures, littéraire et scientifique).

En somme, il s’agit d’aborder l’éthique des sciences avec l’es-prit de sérieux (au sens propre : continuité dans le temps) qui fut si fécond pour le progrès des connaissances : effort intellectuel, recherche persévérante de la qualité, attention aux travaux et talents originaux.

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Les deux cultures

Le thème du fossé entre les deux cultures (sciences et huma-nités) peut être perçu comme une poursuite de l’opposition pas-calienne entre les deux « esprits » (esprit de géométrie : sciences exactes ; esprit de finesse : étude de l’homme). Ce débat a repris neuve et vive ampleur à l’occasion d’une conférence prononcée à Cambridge, en �959, par Charles P. Snow�. Physicien de forma-tion, Charles P. Snow était administrateur scientifique par métier et romancier par vocation. Il était donc bien placé pour mesurer l’ignorance béotienne des gens de laboratoire pour les humanités et la profonde méconnaissance de la civilisation scientifique et technique par les gens de lettres : Dans notre société (je veux parler de celle des pays développés du monde occidental), nous ne pouvons même plus prétendre avoir ne fût-ce qu’un simulacre de culture commune. Des personnes ayant reçu la formation la plus intensive qui soit sont désormais incapables d’entamer, sur le plan de leurs préoccupations intellectuelles majeures, le moindre dialogue. Ce fait est grave : il met en danger notre vie créatrice, notre vie intellectuelle et, surtout, notre vie tout court. Il nous amène à interpréter le passé de travers, à méjuger le présent et à nous interdire tout espoir en l’avenir. Il freine, voire paralyse, nos initiatives les plus constructives.

Observateur de cette coupure grandissante, dommageable pour les deux groupes, Charles P. Snow exprimait cependant une nette préférence. Selon son jugement, les littéraires, par leurs attitudes rétrogrades d’opposition à la société industrielle ainsi qu’aux idées démocratiques, avaient mis largement leur poids du mauvais côté, préparant ainsi le pire ; tandis que les scientifiques, engagés dans la révolution scientifique succédant à la révolution industrielle, offraient les seules chances d’apporter la prospérité au monde et d’y réduire les inégalités entre riches et pauvres.

Dans des commentaires ultérieurs (en �963), Charles P. Snow formula l’espoir que, grâce à des réformes de l’enseignement et à l’émergence d’une troisième culture, certains parmi les sujets les plus doués puissent être amenés à prendre conscience de leur

3. Voir Charles P. Snow, Les Deux cultures, suivi de Supplément aux deux cultures, Jean-Jacques Pauvert, « Libertés nouvelles », �968.

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capacité à porter remède aux souffrances de leurs frères humains, et de responsabilités qui, une fois entrevues, ne sauraient être éludées.

Comment faire en pratique ?

Afin de s’orienter (dans la définition de ses modes d’action, à la recherche des meilleures pratiques), le mouvement éthique peut tirer bénéfice d’une revue des premiers essais. Quelques observations comparatives, glanées depuis près d’une décennie, sans aucune prétention d’exhaustivité, m’incitent à présenter ici des avis.

La structure la plus répandue, et de fait la seule référence connue de la plupart des gens, est celle du comité d’éthique (comprenant environ une dizaine de membres, parfois moins, parfois davan-tage). Quant à la démarche suivie (composition du comité, champ thématique, modes d’intervention), deux orientations opposées (cantonnement, ouverture) procèdent de conceptions divergentes sur la place de l’éthique.

En France (et c’est aussi le cas dans diverses instances interna-tionales), la tendance initiale fut au cantonnement. La crainte de possibles débordements incite à tracer un périmètre strict, permet-tant de se prémunir par avance contre tout ce qui sortirait « hors des limites de l’épure ». Si besoin est, le cadre sera encore restreint, afin d’éliminer les dangers d’égarement ou de dissension. Certes, c’est là une façon de converger vers un consensus, mais souvent sur si peu que gagne l’ennui et périt l’intérêt. Fort logiquement, une telle stratégie du cantonnement est associée à une vision de l’éthique comme secteur nouveau, et dès lors placé sous haute surveillance afin d’exclure tout risque de déranger les secteurs et pouvoirs exis-tants. Cette approche peut être adoptée soit par l’institution hôte, soit par les membres du comité (se donnant à eux-mêmes une « charte »), soit par conjugaison des deux.

Selon mes observations, la proportion de membres qui se trou-vent dans un comité d’éthique par erreur (une telle nomination, comme une décoration, « ne se refusant pas ») et qui se contentent d’observer sans apporter d’impulsion se situe entre un tiers et deux tiers. Ainsi lestée, l’embarcation est peu mobile, et déjà près de s’échouer.

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C’est donc tout différemment qu’il convient, à mon sens, de procéder. D’abord, la composition du comité ne devrait pas être laissée aux jeux du hasard et de la diplomatie. Au lieu des usuels critères vagues (notabilité, incontournabilité), incitant les membres à conserver une pose avantageuse, il est préférable de choisir des personnes ayant fait preuve des dispositions suivantes : bonne foi, bonne volonté ; souci sincère de fair-play entre disciplines, régions, cultures, genres et générations. Porter attention à ces traits de caractère permet de repérer des éléments dotés d’élan, et d’un esprit d’ouverture et de générosité.

Sur la base commune de ces valeurs partagées, chaque membre est alors invité à présenter librement, sans contrainte aucune, sa perception personnelle des priorités, et ses propositions pour y faire face. Les mérites de cette méthode sont multiples (même dans un comité ayant été composé au départ de bric et de broc, comme c’est le cas pour la plupart des comités internationaux). Une décantation entre éléments actifs et passifs ne tarde guère à s’instaurer, et les échanges entre membres actifs se révèlent stimulants. Cette straté-gie relève d’une conception ouverte de l’éthique comme carrefour, espace de rencontre.

Une circulation s’établit alors spontanément entre éthique nor-mative et méta-éthique (comment parvenir à délibérer adéquatement de telle ou telle classe de problèmes), puis entre méta-éthique et science des mœurs, afin d’acquérir des compléments de connais-sance utiles (c’est la dimension créative du questionnement éthi-que), et la boucle se referme avec un retour (désormais mieux éduqué) de l’éthique descriptive vers l’éthique normative.

Noter que les incitations pressantes de l’éthique normative jouent un rôle essentiel pour l’amorçage de cette circulation féconde entre modes de pensée. De fait, éthique descriptive et méta-éthique relèvent de disciplines universitaires dont la tradition est bien anté-rieure à l’apparition du mouvement éthique dans les sciences, et qui étaient longtemps restées l’apanage de cercles de spécialistes. La montée de problèmes pressants a eu cet effet heureux de mettre en mouvement un nouveau courant d’échanges entre cultures qui s’étaient éloignées.

Entre les deux méthodes (cantonnement, ouverture), la diffé-rence est un peu semblable (mutatis mutandis certes) à celle qui existe entre mettre des animaux en cage ou les laisser évoluer dans

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leur habitat naturel. Des chercheurs ont tendance à se sentir vite mal à l’aise s’ils sont placés dans un environnement confiné qui n’est pas intellectuellement stimulant et gratifiant.

En �995 naquit l’Espace éthique de l’Assistance publique (Hôpitaux de Paris), une initiative allant bien au-delà de la créa-tion d’un comité se réunissant épisodiquement entre quatre murs4. De fait, il s’agit d’une structure composite, articulant centre de documentation, cursus de formation, travaux de recherche, confé-rences-débats, évaluations et propositions, publications. Le terme d’espace suggère bien ses ambitions premières, qui sont celles de l’ouverture et du rayonnement. Ce modèle a été repris récemment, sous une forme adaptée, par une grande école parisienne (l’École normale supérieure) ; et il a été retenu comme option par un orga-nisme de recherche, le CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement5). Si la France peut prétendre offrir, en ce domaine, une conception originale à ses partenaires européens, c’est celle-là.

Conclusions et perspectives

Les ferments et les éléments (aspirations, traditions, pratiques) sont réunis pour que le mouvement éthique dans les sciences s’épa-nouisse en un processus de révaluation de grande ampleur. Tout aussi ambitieux et utopiques parurent naguère d’autres projets : mettre fin à l’esclavage, à l’assujettissement des femmes, éradiquer la guerre sur le continent européen.

L’étude de ces révaluations morales (affectant la religion, le droit, la politique, etc.) fait partie intégrante de la science ; en négliger l’examen serait faire un choix d’ignorance. Et la science ne peut durablement nier les évidences portant sur sa propre gouverne. Un peu partout des initiatives se font jour, et les études comparati-ves suscitent une émulation fertile ; de son mouvement propre, la science est portée à s’inspirer du meilleur.

4. Le site de l’Espace éthique de l’AP-HP (Assistance publique, Hôpitaux de Paris) permet de prendre connaissance de ses diverses activités : www.espace-ethique.org

5. Des évolutions se sont produites depuis la rédaction de ce texte (qui date de �00�).

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4�5Le mouvement éthique dans Les sciences

La nécessité d’une réflexion éthique dans les sciences s’est affirmée, sinon imposée, depuis quelques décennies. Un champ immense s’est ainsi entrouvert, grâce aux efforts de multiples pionniers. Mais dans la pratique des institutions éducatives et de recherche, presque tout reste en ébauche ou en chantier, si bien qu’il n’est guère de sujet demeurant plus actuel que celui-ci. Alors que s’étend et se diversifie, sous l’effet de fortes raisons, le mouvement éthique dans les sciences, le contraste est grand, et stimulant, entre la somme des évidences et la foule des réticences.

Ma conviction, acquise à travers expériences et rencontres, est que la plupart des entraves et objections actuelles peuvent être surmontées, pourvu qu’on veille à inscrire ces thèmes dans un espace de réflexion plus vaste : celui de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

Au centre de cette expression, la science (intellect) et l’éthique (morale) semblent lovées, jumelées et comme attelées au service de la paix et de la justice. Or c’est bien dans pareil esprit que ce bout de phrase était apparu dans l’acte constitutif de l’UNESCO (�6 novembre �945). Au nom de leurs peuples, les gouvernements des États déclarent alors : Qu’une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques ne saurait entraîner l’adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

Cependant, une autre interprétation (à dimension individuelle et non collective) est possible, et complémentaire. L’alliance, en chaque être humain, de l’intellect et de la morale constitue le fondement de sa dignité, et c’est cette alliance qu’il lui convient de cultiver et d’approfondir afin de s’élever, et de devenir plus humain.

Après la Grande Guerre fut créée, sous les auspices de la Société des Nations (SDN), une Commission internationale de la coopé-ration intellectuelle dont le premier président (de�92� à �926) fut Henri Bergson. Né à Paris d’un père d’origine polonaise et d’une mère anglo-irlandaise, Bergson (�859-�94�), élu professeur au Collège de France en �900, renonça à ses cours en �92� afin de se consacrer à ses écrits et à son action au service de la SDN. Il reçut en �9�7 le prix Nobel de littérature. L’organe d’exécution de cette commission était l’Institut international de coopération intel-lectuelle (�925-�946) qui siégeait à Paris, au Palais-Royal. Parmi

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ses participants divers, Bergson, Valéry (né en �87�, d’ascendance italo-corse), Einstein, Freud, Tagore, Marie Curie, Gabriela Mistral, Salvador de Madariaga, Aldous Huxley, Thomas Mann, Miguel de Unamuno.

Pendant deux décennies, ces voix animèrent une résistance de l’esprit contre les brutalités montantes, en un combat dont l’enjeu essentiel pouvait se résumer précisément en ces termes : la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

En �9�4, lors du tricentenaire de l’Académie française, Paul Valéry prononça un discours lucide et inspiré, où sont fermement dessinés les motifs d’une réflexion éthique collective (trop long-temps délaissée au cours de la modernité occidentale) : Je m’as-sure […] que les mœurs, les formes, la vraie valeur des hommes et des idées, l’éducation générale, toutes choses qui mériteraient d’être réfléchies et qui sont livrées à présent à l’improvisation, au hasard, au moindre effort, seraient utilement méditées, et leur état comme leur action représentés aux esprits. Rien de pareil n’existe. Personne au-dessus des partis et des événements – qui ne sont que l’écume des choses –, personne d’insensible aux voix quotidiennes, aux effets dramatiques instantanés de la vie publique, aux haines, aux craintes, aux complaisances privées. Tout ce que nous voyons fait cependant concevoir par contraste l’idée d’une résistance à la confusion, à la hâte, à la versatilité, à la facilité, aux passions réelles et simulées.

Durant l’année �945, à la sortie des hostilités, prit forme le projet d’une Organisation pour l’éducation, la science et la culture, dont la place au sein du système des Nations unies avait été préfigurée par l’Institut international de coopération intellectuelle de la Société des Nations.

Voici (en bref) pourquoi le siège de l’UNESCO est à Paris – et comment les thèmes de la « coopération intellectuelle entre nations » et de « société des esprits » se mêlèrent et muèrent en solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

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Présentation 4�7

Aperçu transculturel des trois rencontres Europe-Chine

Shuo Yu

La rencontre de l’Europe et de la Chine a créé une histoire commune, alors même que ces deux entités étaient considérées comme séparées, chacune se considérant comme l’unique centre du monde. Grâce à la découverte des « nouvelles terres », le monde disposait pour la première fois d’un réseau complet de communica-tions maritimes et terrestres. À partir de ce moment, ni l’Europe ni la Chine ne purent plus se gouverner en autarcie et les références réciproques s’imposèrent malgré les hommes. Nous distinguerons trois cycles de rencontres qui diffèrent selon l’historicité spécifique de chacune, leur nature, les types de questionnement, les lieux, les acteurs et leur identité.

Notre forum Chine-Europe s’inscrit dans le troisième cycle de rencontres qui reste encore animé par les mêmes logiques que le deuxième. Pourtant, ce forum, qui se veut durable, ambitionne d’inventer des nouveaux modèles relationnels ayant trait à la fois à la pensée, à la reconnaissance d’une commune humanité et à la gouvernance mondiale.

Cette histoire moderne de la rencontre, comme toutes les autres, sera véhiculée par une mémoire qui s’inscrit à la fois dans le réel et dans le fictif et se déploiera de la même manière. Quelques Européens partiront tâter de l’empire du Milieu et jetteront les bases d’une véritable rencontre entre des esprits éclairés et curieux, lettrés chinois et membres de l’élite de l’Europe chrétienne. Les visions du monde en seront radicalement transformées des deux

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vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?4�8

côtés. Ensuite, des Chinois viendront à leur tour en Europe, avec une tout autre intention. Et puis, aujourd’hui, nous nous retrouvons tous ensemble.

La première rencontre : quêtes et débats dans la sphère du spirituel

La première rencontre entre ces deux « centres » du monde s’est produite à la fin de la Renaissance. Initiés par l’arrivée de quelques missionnaires jésuites en Chine à la fin du xvie siècle, les échanges ont semé le trouble dans les esprits des deux côtés – telle la fameuse « querelle centenaire des rites chinois » en Europe à partir du milieu du xviie siècle. Cette rencontre prit malheureusement fin après maintes interdictions provenant tour à tour du Vatican et de la Cité interdite. Le symbole le plus marquant de cette fin de la rencontre est la suppression de la Compagnie de Jésus en �77�.

Les « lettrés occidentaux » rejoignant les Chinois « descendants de Judée »

Les missionnaires jésuites ont été les porteurs de l’Europe moderne de la Renaissance humaniste malgré leur vocation qui était d’œuvrer « pour la plus grande gloire de Dieu ». Toutes les sciences modernes européennes furent introduites en Chine : astronomie, calendrier solaire, mathématiques, physique, médecine, philoso-phie, géographie, hydrologie, architecture, musique, peinture…

Matteo Ricci (Li Madou, 1552-1610). – Arrivé en Chine en �58�, Matteo Ricci symbolise les efforts accomplis dans la diffusion de la pensée religieuse, mais aussi scientifique et philosophique. Dans le catalogue impérial des livres (Siku quanshu) de �77�, il est considéré comme « l’initiateur de l’introduction des connaissances occidentales ». La publication la plus révolutionnaire de Matteo Ricci aux yeux des Chinois fut celle de la mappemonde (Wanguo yutu). Quel choc de voir une carte sur laquelle existaient, hormis la Chine, d’autres terres « civilisées » ! De plus, l’empire du Milieu ne se situait plus au centre ! Mais, loin de la rejeter, l’empereur Wanli des Ming fit fabriquer un paravent du monde qu’il contemplait cha-que jour. Cette carte fut reproduite treize fois entre �584 et �608.

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Voulant rapprocher ces deux mondes dans leur quête spirituelle, Matteo Ricci choisit la voie de l’assimilation entre les éthiques et les philosophies des deux contrées. Jiaoyou lun (De l’amitié, �595) est un livre humaniste par excellence qui comporte cent citations des Grecs à érasme ainsi que ses propres commentaires. Dans Jiren shi pian (Dix écrits d’un homme merveilleux, �608), il disserte sur la brièveté de la vie, l’inutilité des richesses et la vanité des honneurs. Ces livres connurent un vif succès ; ils furent cités par de nombreux auteurs chinois, entrèrent dans maintes collections et accédèrent ainsi à une place d’honneur au sein des courants intellectuels chinois de l’époque. Matteo Ricci semble avoir fréquenté à peu près cent quarante personnages de renom, dont beaucoup lui rendirent spé-cialement visite à Zhaoqing (Guangdong), Nankin ou Pékin.

L’Autre joue parfois le rôle de révélateur. Les commentaires des missionnaires sur les classiques chinois leur apportaient une certaine fraîcheur. « Les Chinois n’avaient jamais évoqué de tel-les questions, si bien que des lettrés les admiraient » et que « leur doctrine [chrétienne] fut en vogue� ». Matteo Ricci devint alors un « lettré d’Occident » (xiru), une désignation respectueuse syno-nyme d’acceptation dans la haute société chinoise. Ses pensées suscitèrent un enthousiasme de « grande Concorde sous le Ciel ». Feng Yingjing, un confucéen de renom, s’exclama : « Que ce soit à la mer de l’est ou à la mer de l’ouest, les cœurs et la raison sont identiques ! »

Les missionnaires qui vinrent en Chine avaient été sélectionnés notamment sur des critères d’érudition, d’intelligence en science et de compétence en art. L’art religieux se présenta d’abord en tant que signe-médiateur. C’est notamment grâce à la Vierge à l’Enfant que les Chinois acceptèrent la doctrine chrétienne qui semble correspon-dre à leur tradition patriarcale axée sur les descendants masculins. Ce fut d’abord des artistes qui furent acceptés, et nommés « artistes de la cour ». L’exemple le plus célèbre fut Giuseppe Castiglione (Lang Shining, �688-�766), qui est resté à la cour pendant plus d’un demi-siècle, et qui a introduit la maîtrise de la lumière, du clair-obscur et du modelé dans la pratique de la peinture chinoise. Ces artistes créèrent même « l’école de peinture jésuite » à Macao.

�. Vingt-Cinq historiographies : histoire des Ming (Ershiwu shi, Mingshi), �986, p. 9�0.

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Xu Guanqi (Paul, 1562-1633). – Dans l’échange et le rappro-chement entre les deux mondes, trois lettrés chinois ont joué un rôle particulièrement déterminant. Ils sont considérés comme les « trois piliers de la communauté chrétienne » en Chine. Scientifiques et mandarins, Xu Guangqi, Li Zhizao et Yang Tingjun, conver-tis au catholicisme, furent baptisés respectivement Paul, Léon et Michel.

Xu Guangqi était à la fois académicien et ministre du Tribunal des rites (Libu shangshu). On peut se risquer à dire que, sans lui, il n’en serait pas allé ainsi du christianisme en Chine. En collaboration avec Matteo Ricci et d’autres, il écrivit et traduisit de nombreux ouvrages scientifiques dans des domaines aussi variés que la géo-métrie (avec les éléments de géométrie d’Euclide), l’astronomie, l’hydraulique, l’agriculture. Conscient de son rôle pionnier, il écrit dans sa préface que « dans cent ans, on le lira en regrettant de l’avoir découvert si tard ».

La stratégie de Matteo Ricci et de Xu Guangqi fut de partir des « sciences de la nature » pour parvenir à la « science transcendan-tale ». C’est pour cela que dans un rapport à l’empereur, Xu Guangqi prend la défense des missionnaires attaqués par des mandarins et des bouddhistes. Il écrit que tout ce qu’apportent les Jésuites – leur calendrier, les mathématiques, les techniques agricoles et hydrau-liques… – « est utile pour servir le Ciel et aimer les hommes. En outre leurs propos sont en accord avec la doctrine confucéenne » (Wanli Bianxue shugao, Défense de la doctrine céleste). Son rap-port constitue une importante réflexion sur le sens du sacré et les similitudes entre les éthiques chinoise et chrétienne.

Les préoccupations spirituelles des convertis confucéens étaient aussi profondes. Leur quête fut guidée par l’« altérité » de l’Occi-dent. Se basant sur les similitudes entre confucianisme et christia-nisme soulignées par Matteo Ricci, ces Chinois se lancèrent à la recherche de la vérité naturelle, donc universelle. Une proclamation de l’inspecteur maritime de la province du Fujian énonce en �637 : « En Chine, après Confucius, on n’a plus été capable d’imiter Confucius. Depuis que le Maître du Ciel est venu en Chine, il enseigne aux hommes à bien agir et fait ainsi que chacun imite Confucius. » Si bien que le père Aleni (Ai Rulue, �582-�649) fut surnommé par ses admirateurs chinois de Fuzhou « le Confucius venu de l’Occident » (xilai Kongzi).

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Ces lettrés chinois considéraient que le christianisme était « la doctrine première, la plus authentique et la plus étendue » : « comme en frappant la pierre pour produire le feu, comme en polissant le jade pour le faire briller, la vérité y apparaît » (Léon Li Zhizao, préface d’En guise de doute). Néanmoins, l’interprétation redevint spécifiquement chinoise : « Puisque le Tao ne fait qu’approcher l’homme, une fois qu’il y sera parvenu, il ne pourra être perçu, même par les saints [sages]. Les saints [sages] ne savent pas tout. Ce qui les distingue du vulgaire, c’est qu’ils sont soucieux de leur ignorance et ne cessent jamais d’apprendre, jusqu’à atteindre la compréhension et la transcendance. »

Un prétexte chinois pour la sécularisation européenne

Si les contacts directs avec les missionnaires ébranlaient cer-tains esprits de la haute société chinoise, l’impact le plus percutant de cette première rencontre eut lieu en Europe. À partir de la fin du xvie siècle, une longue série de récits, de correspondances, de témoignages, d’ouvrages historiques, scientifiques et philosophi-ques contribuèrent à troubler les esprits européens. Une Chine imaginaire fournira aux penseurs des Lumières une arme contre l’hégémonie du Saint-Siège. La Chine a fonctionné comme un dehors aussi civilisé, sinon plus, mais exempt de monothéisme et de théologie et a ainsi fourni des arguments pour dénoncer la faiblesse et la décadence du pouvoir papal.

Publications sur l’empire du Milieu. – Le premier ouvrage com-plet fut l’Historia de las cosas mas notables, ritos y costubres del gran reyno de China de l’Espagnol J. G. de Mendoza (�540-�6�7), traduit en sept langues et réédité quarante-six fois par la suite. Le livre de Matteo Ricci fut la première œuvre sinologique et présentait la religion, la philosophie (le confucianisme) rationnelle, les mœurs et l’éthique, ainsi que le système politique en Chine. Le travail le plus marquant fut celui de l’Italien Martini Martino (Wei Kuangguo, �6�4-�66�), avec son Sinicae historiae decus Prima res a gentis origine ad Christum natum in extrema Asia. Cet ouvrage retrace l’histoire chinoise jusqu’à l’an � avant l’ère chrétienne, c’est-à-dire avant le commencement de l’Histoire ! Son atlas de la Chine, Novus atlas sinensis, paru en �655 à Amsterdam, permit aux Européens

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d’avoir une vision précise de ce pays et de bien situer son histoire et ses objets. La Description de l’empire de Chine et de la Tartarie chinoise du père J.-B. du Halde, énorme compilation en quatre volumes, est considérée comme « l’essentiel de la documentation accessible » de l’époque.

Le Voyage autour du monde du Commodore George Anson, paru en �748, marqua le début du basculement de l’image favorable dont bénéficiait jusqu’alors la Chine.

La « querelle centenaire des rites chinois » et l’Europe laï-que. – L’affaire des rites chinois se développe à partir de la moitié du xviie siècle et porte en réalité sur la rencontre entre les rites chrétiens et les rites chinois. La querelle sur la traduction des ter-mes bibliques suscite chez Leibniz une passion pour la Chine. Il publie en �697 et �699 son fameux recueil de documents Novissima sinica, qui présente, aussi favorablement que possible, la thèse des Jésuites sur le sens du divin chez les Chinois et sur leurs cérémonies. Pourtant universaliste convaincu, Leibniz s’engage surtout dans la réflexion sur la compatibilité des religions et des deux civilisations, qui auraient représenté toutes deux « la plus haute culture� et l’orne-ment du genre humain ». Pour cette raison, il plaida en faveur d’un « commerce des Lumières » entre la Chine et l’Europe.

À son époque, les chrétiens cherchaient encore la langue adami-que perdue. L’extrême ancienneté du système linguistique chinois conduisit à en faire la langue originaire enseignée par Noé, qui devint ainsi l’ancêtre des Chinois. Puisque les Chinois n’avaient pas participé à la construction de la tour de Babel, le langage ori-ginaire avait été conservé intact. Grâce à la critique de Leibniz, la recherche se débarrassa de la théologie et avança dans sa quête de la « langue universelle ».

La Chine, avec « la philosophie pratique et une meilleure règle de vie », constituait pour lui un vis-à-vis extrêmement important dans sa quête de « l’esprit universel ». Il « juge que cette mission est la plus grande affaire de nos temps, […] qui nous peut donner tout d’un coup leurs travaux de quelques milliers d’années, et leur rendre les nôtres, et doubler pour ainsi dire nos véritables richesses de part et

2. Leibniz était un précurseur de l’emploi du mot « culture », mais dans le sens de raffinement ou de haut niveau de l’esprit.

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d’autre […] que sans cela nous n’aurions point obtenues en je ne sais pas combien de siècles ». Si bien qu’il pensait nécessaire que « les Chinois nous envoyassent des missionnaires pour nous enseigner l’usage et la théologie naturelle, comme nous leur en envoyons pour leur enseigner la révélée ». Leibniz initia une nouvelle époque de découverte de la Chine et fit des émules qui continueront à propager son esprit universaliste tout autant dans le camp sinophile (symbolisé par Voltaire) que sinophobe (symbolisé par Montesquieu).

Dès �7�4, date de parution des Lettres philosophiques, Voltaire confirme que la « Chine est la nation la plus sage et la mieux policée de l’univers ». Il accorde à ce pays une place privilégiée dans ses chefs-d’œuvre, Le Siècle de Louis XIV (�75�) et son histoire uni-verselle, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (�756). Dans le premier, il consacre tout le dernier chapitre à la « querelle des rites chinois » ; dans le second, c’est le premier chapitre qui est réservé à la Chine. L’histoire universelle commence ainsi par la Chine suivant son itinéraire de progression de l’humanité : échappant aux superstitions et au dogmatisme catholique, à la conquête des progrès matériels et de la raison.

Voltaire se servit de L’orphelin de Zhao, un opéra chinois de l’époque des Yuan mongols, pour créer une autre pièce « chinoise » intitulée L’orphelin de Chine. Cette pièce fut traduite en de nom-breuses langues et représentée dans divers pays européens comme une image exaltée de la Chine. Voltaire avoua que son Orphelin n’y ressemblait « que par le nom ». Selon sa propre formule, il prétendait y présenter « la morale de Confucius en cinq actes » afin de fournir à l’Europe « un grand exemple de la supériorité naturelle que donne la raison et le génie sur la force aveugle et barbare ».

Mais Voltaire attribuait à la Chine sa propre philosophie. Toute son œuvre étant une apologie du prétendu déisme des Chinois, il accentua délibérément la prééminence de la Raison dans leur pensée, et s’en servit comme d’une arme puissante dans sa lutte contre l’into-lérance de Louis XV et pour la mise à distance du Dieu chrétien.

Basculement de la sinophilie vers la sinophobie

Cet enthousiasme pour la Chine n’empêcha pas le basculement vers la sinophobie à partir du milieu du xviiie siècle. Montesquieu se fit le premier chantre des sinophobes dans De l’esprit des lois publié

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en �748, une œuvre qui modifia l’image de l’Empire chinois aux yeux des Européens. Il inventa le terme de « despotisme chinois » qui façonne jusqu’à aujourd’hui aussi bien l’opinion des Occidentaux que celle des intellectuels chinois sur la Chine, avec toutes les connotations négatives que comporte l’expression. Suivant la clas-sification qu’il élabora, il rangea cette Chine despotique dans la troisième et dernière forme de gouvernement. Les gouvernements classés sous la première forme, celle des républiques, sont régis par la « vertu », ceux qui sont classés sous la deuxième représentent des formes de gouvernement anarchiques, régies par l’« honneur ». Par opposition à ces deux formes, le despotisme chinois est relié aux régimes politiques fondés sur la « crainte ». L’empire du Milieu serait donc, selon Montesquieu, régi par le bâton.

Le basculement de la sinophilie vers la sinophobie coïncida avec celui de l’acculturation des Lumières françaises à l’aube du romantisme allemand. Celui-ci s’inscrivait dans l’élan de construc-tion de l’état-nation et l’attitude typique de l’individualisme. Par conséquent, les penseurs allemands rejetèrent, avec le despotisme et le collectivisme, le modèle de la société chinoise gouvernée par la morale et à leurs yeux étouffante.

La « querelle des rites chinois » éveilla la curiosité des Européens envers l’empire du Milieu, raviva des débats profonds à propos de la société européenne elle-même face à la montée des nations moder-nes. De ce fait, la Chine contribua involontairement au lancement de la sécularisation et de la modernisation européennes.

Le sens de cette première rencontre

Questionnement. – Nous voyons que la question essentielle est posée et débattue par les hommes de la sphère du sacré. Elle est centrée sur la croyance, à partir du concept d’un « Dieu » per-sonnalisé en homme et de celui d’un « Ciel » cosmique contenant l’homme, et porte sur le rapport entre le spirituel et le temporel. La science régie par le spirituel mène encore une quête de la vérité de l’univers et de la vie. Cette première rencontre est la première véritable confrontation des conceptions du monde.

Nature historique. – Recul du monde du sacré et transition vers un « monde des héros » que sont les souverains des états-nations en devenir.

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Lieux. – Deux centres « uniques » se rencontrent, les influences les plus perturbatrices ont eu lieu dans cette Europe qui empruntait la sublime civilisation chinoise pour servir à la sécularisation des Lumières. En Chine, hormis l’ébranlement des lettrés, l’indifférence a persisté dans la société en raison de la force de la conscience aiguë d’être une civilisation « unique ».

Médiateurs. – Les missionnaires et les mandarins se sont posés en médiateurs : entre les lettrés chinois et les cercles savants d’Eu-rope pour les uns, entre les missionnaires et l’empereur pour les autres.

La deuxième rencontre : transmissions occidentales en Chine

Le deuxième cycle de rencontres Chine-Occident se déroula tout au long du xixe siècle et jusqu’au milieu du xxe siècle. Il modifiera définitivement le paysage politique et social de la Chine, ainsi que les horizons de la connaissance chinoise. Il conduira les Chinois sur un long chemin de tâtonnements douloureux et d’intériorisation de leur image négative dans une logique d’hétéro-identité.

Historicité et configuration de champs croisés

La deuxième rencontre inscrite dans le basculement de la sino-philie à la sinophobie découla du triomphe de toutes les révolutions européennes : triomphe de la Raison, de la science, de l’industrie, de l’évolutionnisme et de la colonisation. Les états-nations nou-vellement nés se firent les hérauts du libre-échange transformé en vertu selon le « droit des nations » et jouèrent le rapport de force qui se traduisit en Chine par les guerres de l’opium et l’installation de concessions. L’Europe comme telle disparut.

L’empire du Milieu avait auparavant des rapports avec l’extérieur soit au travers de la guerre, soit par le biais de protectorats. Lorsque les Occidentaux prétendirent être considérés comme des « égaux » pour « commercer », cela renvoya les Chinois à leur dédain pour le « com-merce » (shang), qui remontait à des temps très anciens. Pourtant, la fin de l’empire des Qing ne peut pas être placée sur le même plan que celle de l’empire des Ming que connut Matteo Ricci.

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Le pouvoir central mandchou se désagrégea de l’intérieur et passa aux mains des gouverneurs régionaux, des milices locales et des hobereaux (xiangshen). Des troubles populaires se succédè-rent. La Chine dut faire face à des attaques de l’extérieur, et subit des défaites non seulement lors des confrontations avec les pays occidentaux, mais aussi face à la Russie et au Japon. Ce dernier se présenta comme modèle pour la modernisation de la Chine. Après la guerre sino-japonaise de �894-�895, telle était la représenta-tion du Japon en Chine : « élève avant-hier, ennemi hier, exemple aujourd’hui ».

Les Chinois devinrent aux yeux des Européens « un peuple malheureux, superstitieux dans les mouvements les plus profonds de l’âme, orgueilleux comme Lucifer, égoïste à l’extrême et avec une indifférence pour tout ce qui ne paye pas immédiatement. C’est en plus un peuple sans cœur et ingrat pour tout bienfait� ».

La Chine fut contrainte d’entrer dans un système mondial inconnu sous le feu des armes européennes. Face aux défaites et souhaitant redresser leur pays, les Chinois s’installèrent dans un état d’esprit paradoxal : apprendre auprès des « ennemis ».

Trilogie de l’occidentalisation de la Chine et agents de l’entre-deux

Trois phases se succédèrent dans cet apprentissage : une phase technique instrumentale, une phase politique de réformes structu-relles et une phase culturelle marquée par l’introduction des valeurs occidentales modernes. La première de ces phases déclencha la modernisation chinoise.

Préambule à l’apparition des « premiers » signes de moder-nité. – C’est souvent avec reconnaissance que certains historiens chinois évoquent les « premiers » signes de modernité apportés par les missionnaires protestants : la première revue, la première école moderne, le premier hôpital, le premier livre imprimé, la première

3. C. Dujardin, « La Chine vue par les Franciscains belges (�872-�9�4). Pessimisme culturel et pragmatisme missionnaire », in M. Cartier (sous la dir. de), La Chine entre amour et haine. Actes du viiie colloque de sinologie de Chantilly, Desclée de Brouwer, Paris, �998, p. 326.

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ONG. Les acteurs de ces créations furent aussi remarquables que Matteo Ricci ou le père Aleni.

Le Ricci moderne fut Robert Morrison (Ma Lisun, �782-�834), arrivé en �807 à Canton. Il jeta les bases d’un prosélytisme chrétien s’opérant à partir d’un protestantisme laïc pour lequel l’évangélisa-tion ne se fait pas sans les livres, sans l’éducation et sans la santé. En appliquant cette politique, les protestants réalisèrent un transfert efficace des idées laïques.

La première revue – créée par Milne, l’assistant de Morrison, en �8�5 à Malacca – fut appelée Cha shi su, ce qui signifie « obser-vation des mœurs et coutumes ». Sur chaque couverture était ins-crite une citation de Confucius. On lit par exemple, sur le n° 2 : « Confucius dit : “Étendez le champ de vos connaissances, et retenez ce qu’il y a de juste” ». Parmi les livres, nous trouvons L’Urgence d’abandonner l’opium, de l’Américain Ira Tracy, paru cinq ans avant la première guerre de l’opium. � 753 journaux et revues furent créés en chinois et �36 en langues occidentales entre �8�5-�9��. Ils jouaient le rôle de véhicules de « la modernisation aux vents européens et à la pluie américaine ».

Des agents de l’entre-deux ambivalents. – L’empereur manchou créa le Bureau central de gestion des affaires étrangères. Mais le fonctionnement de ce bureau dépendait obligatoirement d’employés étrangers du fait que très peu de mandarins chinois parlaient alors une langue occidentale. C’était donc des Occidentaux que l’em-pereur mandatait comme intermédiaires et interprètes dans les négociations diplomatiques. Si bien que ces émissaires envoyés dans les pays occidentaux se positionnèrent nécessairement comme médiateurs pour les deux parties. De quel côté allaient-ils pencher ? Ainsi l’ambassadeur en Chine et député des États-Unis Anson Burlingame (Pu Anchen) fut-il en �867 mandaté comme délégué de la Chine auprès de l’Angleterre, de la France, de l’Autriche, de la Russie et… des états-Unis ! Plus étonnant encore, après les guerres de l’opium et l’occupation de Pékin par les Anglais et les Français, la Chine abandonna sa souveraineté sur les Douanes. En �863, l’Anglais Robert Hart (He De) fut nommé à leur direction et il conserva ce poste stratégique pendant quarante-huit ans. Il est l’exemple par excellence de ces médiateurs.

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Commençant par s’engager dans une Chine totalement négative, comme l’image qui en était répandue à l’époque, les missionnaires protestants jouèrent volontairement un rôle majeur dans la trans-mission des connaissances occidentales en Chine – qui supplantera leur mission d’évangélisation. Ils formeront les premiers moder-nistes chinois dans leur projet de reconquête et de redressement du pays.

Auprès de ces protestants, les intellectuels chinois entrèrent enfin en scène comme acteurs de la modernisation. Ils se désignèrent comme médiateurs entre la Chine en déclin et l’Occident dynami-que. La « pâture » occidentale nourrira le mouvement « des affaires à l’occidentale », la réforme constitutionnelle et le mouvement de la « nouvelle culture ».

Le mouvement Yangwu « des affaires à l’occidentale ». – Le risque de perdre sa souveraineté était le souci majeur de l’Empire mandchou. Le mot d’ordre devint : « Le savoir chinois comme fondement, le savoir occidental comme moyen », même s’il était envisagé de se limiter à un enrichissement du pays basé sur ses propres efforts (fuguo ziqiang). Les Chinois visèrent en premier lieu à apprendre les « techniques avancées des barbares ». En germe depuis la première guerre de l’opium, le mouvement Yangwu (dit « des affaires à l’occidentale ») débuta à la fin des années �840. Il avait pour objectif essentiel d’« assimiler les techniques occiden-tales » afin de « renforcer » la Chine et de « vaincre les barbares ». Ce fut les premiers pas officiels de la modernisation chinoise.

Dans cette période saturée de troubles et de guerres, le person-nage le plus marquant fut Li Hongzhang (�823–�90�), gouver-neur du Nord puis du Sud, ministre du Beiyang (chef de la marine militaire, chargé des Affaires étrangères et de la Défense). Son importance était telle qu’un savant d’autorité, Liang Qichao, le surnomma « la chronologie de la Chine pendant quarante ans ». Tout en étant un héritier typique de la tradition confucéenne et un authentique bureaucrate féodal, Li Hongzhang sut reconnaître avant les autres les avantages de l’Occident. Il fut l’un des premiers modernistes réformateurs, et même le plus radical de l’histoire de la Chine qu’il métamorphosa.

Le développement industriel à l’occidentale marqua les trente années de �865 à �895 : armements, arsenaux et flottes, chemins

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de fer, réseaux de télécommunication, équipements industriels, mines de charbon et de métaux, textile, Bourse, banques… Des entreprises furent fondées sous forme de joint-ventures, c’est-à-dire à la fois étrangères, gouvernementales et populaires, avec des capitaux chinois et une gestion étrangère. Les Chinois et les étrangers y travaillèrent nécessairement en collaboration. Connu comme la première « maison de la science », le collège de Gezhi à Shanghai est l’exemple par excellence de ce métissage. C’est à la fois un collège, une bibliothèque et un musée des sciences. Un des membres du Conseil de Gezhi fut John Fryer (Fu Lanya, �839-�928). Durant ses trente années de résidence en Chine, il traduisit au total cent vingt-neuf livres concernant les sciences naturelles, les sciences appliquées, militaires et sociales.

Cent vingt jeunes enfants furent sélectionnés pour étudier aux états-Unis aux frais du gouvernement. En �876, des élèves de l’école de navigation de Fuzhou furent envoyés en Europe. Ils furent les premiers étudiants envoyés par l’état sur le continent européen. La première institution officielle de langues occidentales, Tongwen guan, fut créée en �862 à Pékin. Elle fut suivie d’une autre, similaire, à Shanghai.

Les connaissances occidentales se diffusèrent et donnèrent envie aux Chinois de sortir de l’empire du Milieu pour découvrir les pays européens. La « splendeur » des villes européennes les émerveilla et le système parlementaire les amena à s’interroger sur leur système politique.

La réforme constitutionnelle de Wuxu. – La période d’assimi-lation militaire et technique se conclut par la défaite de la Chine dans la guerre sino-japonaise en �895. Après la guerre, des slogans pathétiques se succédèrent : « La Chine se laisse tondre la laine sur le dos », « la race jaune est en péril », « il faut sauver la patrie de l’assujettissement aux envahisseurs étrangers et assurer son salut »… Une réforme politique s’imposait.

Le Wanguo gongbao (Globe Magazine) fondé par Y. J. Allen en �868 jouera pendant trente ans un rôle crucial dans la prépa-ration de la réforme constitutionnelle de Wuxu. Sous le nom col-lectif d’« Amis de la Chine et de l’Occident », Timothy Richard (Li Timotai, �845-�9�9) publia son livre Jinshi yaowu (Priorités du monde contemporain) sous la forme de chroniques. Cette

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publication, entre �88� et �882, aboutit à un plan de réforme por-tant sur quatre-vingt-dix-huit points d’intérêt crucial relatifs aux sciences, à l’économie, aux valeurs religieuses et morales, à l’édu-cation et à la santé, aux relations diplomatiques, au droit, au futur et à la réforme elle-même. Ce fut la première proposition de réforme globale de la Chine, engagée de manière tout à fait inattendue par des missionnaires occidentaux.

L’Allemand Ernst Faber (Hua Zhi’an, �839-�899), « le meilleur sinologue du xixe siècle », adulé par ses contemporains, y publia également de �879 à �883 son livre Zixi cudong (Civilisation, Chine et christianisme) en épisodes. En se basant sur les cinq prin-cipes confucéens (l’humanisme, la justice, les rites, l’intelligence et la confiance), il redéfinissait ce qui constituait en Occident la morale, l’égalité, la démocratie, les coutumes, les sciences et l’édu-cation, ainsi que le monde associatif (syndicats ouvriers inclus). L’orientation de son ouvrage mettait en relief certaines probléma-tiques : il soulignait les abus et les lacunes en Chine, présentait les avantages de l’Occident et proposait une méthode pour réformer.

Tout à la fois passionnés et frappés par ces œuvres, cinq cents collaborateurs chinois de toutes les régions de l’Empire contribuè-rent au Globe Magazine par leurs travaux et articles, dont les gens de renom qu’étaient Guo Songtao, premier ambassadeur chinois en Europe, Li Shanlan et Wang Tao, deux scientifiques modernistes, Zheng Guanying, un entrepreneur moderne, Sun Yat-sen, le fonda-teur de la République chinoise, Kang Youwei, le leader de la réforme constitutionnelle. Liang Qichao, un des plus grands savants chinois de cette période, assura le secrétariat de rédaction de ce journal. Une bonne part de leurs propositions firent partie des objectifs des mouvements ultérieurs conduits par les intellectuels chinois.

L’Américain Young J. Allen (Lin Yuezhi, �836-�907) fit le bilan de la situation dans l’un de ses ouvrages qui fit autorité, le Zhongdong zhanji benmo (Essentiels et détails de la guerre sino-japonaise), publié en collaboration avec Cai Erkang. « Ma connaissance profonde de la Chine et mon amour infini pour elle me permettent de remarquer que, depuis mon arrivée [il y a qua-rante ans], qu’il s’agisse d’affaires internes ou de diplomatie, la Chine n’a rien fait de bon », écrit-il. Selon lui, les Chinois avaient huit mauvaises habitudes : l’orgueil, l’ignorance, la peur, la trom-perie, la cruauté, la tyrannie, l’égoïsme et la paresse. Il proposait

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cinq réformes : �° exalter la fierté nationale en respectant les nor-mes internationales ; 2° consolider le pays grâce au savoir, et donc former des hommes de talent, réformer les anciens systèmes éduca-tifs, envoyer les jeunes Chinois étudier en Occident ; 3° redresser la morale à l’aide des trois principes occidentaux : la croyance en Dieu, l’égalité et la science ; 4° réformer la politique vers le haut et vers le bas afin d’obtenir un consensus et de permettre une autonomie locale ; 5° réformer les coutumes : interdire la torture, abandonner le despotisme, établir des lois, pratiquer la tolérance, abolir la coutume des pieds bandés pour les jeunes filles.

Ce livre fut publié en �896 et celui d’Ernst Faber réédité en �897 (il avait déjà été publié à Hongkong en �884), juste après la défaite de la Chine contre le Japon, au moment où les Chinois commençaient à mettre en cause leur civilisation et leur système politique, et sentaient la nécessité de faire des réformes. Les idées de Y. J. Allen étaient à la fois critiques et constructives, et eurent des répercussions dans la Chine tout entière. Li Hongzhang, alors au sommet de sa carrière politique en Chine, note de son côté que l’ouvrage « est fort bien écrit, j’espère qu’il sera diffusé à une vaste échelle ». Les Chinois lui sont très reconnaissants et affirment que « la Chine a besoin d’hommes comme lui, d’hommes qui ont un esprit neuf� ».

En �898, année de la réforme de Wuxu, le Wanguo gongbao en diffusera �8 400 exemplaires. La réforme y trouva le noyau du « renouvellement » (weixin) pour réformer le régime politique et édifier un « système de Constitution républicaine », et ainsi ren-forcer le pays. Elle ne dura qu’une centaine de jours : l’impératrice douairière Cixi y mit fin de manière sanglante.

Le corpus des savoirs occidentaux se développa en Chine et connut son triomphe. Les appellations du savoir occidental se substituèrent dans les trente dernières années du xixe siècle aux appellations classiques : le « savoir des barbares » (yi xue) du début du mouvement Yangwu « des affaires à l’occidentale » devint, tandis que le mouvement prospérait, le « savoir de l’Ouest » (xi xue), puis le « nouveau savoir » (xin xue) pendant la période de la réforme constitutionnelle de Wuxu, et enfin le « savoir à la mode » (xian xue) au tournant du siècle.

4. Guangxue hui nianbao, n° �0, �897.

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Ce parcours se doubla d’une intériorisation des traits négatifs de la Chine décrits par les Occidentaux. Si bien que les Chinois perdirent de plus en plus confiance en eux et cherchèrent cette fois-ci le mal dans leur propre culture, subissant ainsi une effrayante déculturation. Cette dernière phase s’incarne dans le mouvement de la « nouvelle culture » : le seul remède pour la Chine est de « puiser [un nouvel] esprit dans la pensée occidentale ».

Le mouvement de la « nouvelle culture ». – Il faut ici souli-gner que l’évolutionnisme qui dominait la pensée occidentale au xixe siècle rayonna aussitôt en Chine. Yan Fu, un penseur qui faisait autorité, traduisit L’évolution et l’éthique (�893) de T. H. Huxley (un darwiniste), mais aussi The Principles of Sociology d’Herbert Spencer (�820-�903), classé comme un « libéral d’un radicalisme absolu » et un évolutionniste social, ou encore On Liberty (�859) et A System of Logic (�843) de John Stuart Mill (�806-�872). Les termes darwiniens tels que tianyan (évolution), wujing (compé-tition des espèces), tianze (sélection naturelle), shizhi (aptitude) devinrent des expressions favorites de l’époque. Beaucoup les donnèrent comme prénoms à leurs enfants. Dans la presse, les termes de struggle for life apparaissent tels quels, en anglais, au sein des textes en chinois classique. Cela expliquerait pourquoi le libéralisme et l’évolutionnisme social ont conduit les intellectuels chinois vers une modernisation radicale. De même que le commu-nisme chinois poursuit inlassablement son chemin évolutionniste jusqu’à aujourd’hui.

Le mouvement de la « nouvelle culture » – qui s’inscrivait dans ce courant du struggle for life, de la « survie du plus fort » chère à l’évolutionnisme – avait pour objectif « d’introduire monsieur De (la démocratie) et monsieur Sai (la science) ». Il fut incarné par la revue Xin qingnian (sous-titré en français La Jeunesse), créé en �9�5. Le mouvement partit à la quête de nouvelles valeurs et dénonça la tradition avec une référence pathétique à la modernité. Il est intéressant de noter que l’initiateur et fondateur de la revue, le professeur Chen Duxiu (�879-�942), fut également l’un des fon-dateurs du Parti communiste chinois, et son premier secrétaire.

Ce faisant, le mouvement déclencha la réforme de l’écriture chinoise, sous-tendue par l’idéal de démocratisation des connaissan-ces : permettre sa vulgarisation et lutter contre l’élitisme des lettrés.

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Un numéro de Xin qingnian fut entièrement consacré à Henrik Ibsen et à sa pièce Maison de poupée, pour aborder le thème de la liberté individuelle. La comparaison entre la religion chrétienne et le confucianisme constitua aussi un des thèmes majeurs. Jamais dans l’histoire de la Chine, ni avant ni après, on ne connut une telle période d’ouverture et de liberté de la pensée.

À partir du « Mouvement du 4 mai �9�9 », cet axe culturel et philosophique dériva vers la politique, et La Jeunesse deviendra bientôt l’organe du Parti communiste. Ce mouvement a pour ori-gine les négociations du Traité de Versailles après l’armistice de la Première Guerre mondiale. Selon ce traité, la Chine, bien que pays vainqueur puisqu’elle avait combattu l’Allemagne, devait céder une part de sa souveraineté au Japon, pays vaincu, et aux Occidentaux. Mouvement anti-occidental, il persévéra pourtant dans la négation ou la critique sévère de la culture confucéenne en se référant à la pensée occidentale, et parfois en faisant l’éloge de la tradition taoïste comme « révolution passive ».

Cet enchevêtrement complexe se perpétue tout au long de l’his-toire communiste. Tout en faisant autant référence à l’Occident, la revue Dongfang (L’Orient) manifeste son opposition à La Jeunesse, et vice versa. Dongfang a opté pour la continuité d’un néoconfucia-nisme et de la « quintessence de la culture chinoise ». Cette quête ne s’est jamais interrompue. Récemment, la vague de « renaissance de la culture chinoise » monte en puissance – mouvement de la « relecture des classiques » d’enfants, rencontres et débats sur le confucianisme du « conservatisme »… Si bien que l’année 2004 a été déclarée « Année de la culture traditionnelle ».

Conquêtes de nations héroïques

Ce deuxième cycle de rencontres se déroule dans une histoire commune du monde. Sous les grands récits se forge une histoire humaine de contacts d’individus à individus, qui apprennent à s’apprécier, où se nouent des amitiés, mais qui est aussi marquée par la grande complexité de la rencontre.

Questionnement. – Portée par des religieux, la vocation histori-que vise paradoxalement à substituer l’état-nation à Dieu et, pour les Chinois, à édifier cette construction moderne. Seul l’« homme-dieu » blanc peut remplacer le « Dieu-homme » dans le processus

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de sécularisation. Cette substitution ne semble finalement pas une réussite, car elle parachève la religion de la Raison. Les notions de « culture » et de « race » prospèrent et deviennent avec la « nation » les mesures de l’être.

Nature historique. – On se trouve dans un monde de nouveaux héros, les états-nations souverains, dans lequel la rencontre appelle le pouvoir des canons et repose sur la conquête.

Lieu. – Le champ de bataille, c’est la Chine ; l’Europe a disparu : les états-nations s’y sont substitués.

Médiateurs. – Ce sont les missionnaires protestants, les diploma-tes occidentaux recrutés par l’empire du Milieu, les Chinois lettrés modernistes, les intellectuels chinois formés par les Occidentaux, qui jouent un rôle de go-between ambigu.

Le deuxième cycle de rencontres cesse au milieu du xxe siècle. La rencontre est refoulée sous la guerre froide. Il semble que la trilogie technique-politique-culture comme moyen de « renforcer le pays » soit à nouveau d’actualité en Chine depuis la réforme économique amorcée en �978, qui symbolise le début de la troi-sième rencontre.

Troisième rencontre et recommencement

La troisième rencontre Chine-Occident, la nôtre, s’inscrit dans l’accélération de la mondialisation qui permet la densité des échan-ges économiques, mais qui fragmente en même temps le globe. Comme remarque Alain Touraine, « nous ne vivons ensemble que dans la mesure où nous faisons les mêmes gestes, et utilisons les mêmes objets, mais sans être capables de communiquer entre nous ». Cela n’empêche pas que le communisme chinois et le capi-talisme occidental se réconcilient grâce à la devise « les affaires sont les affaires » – et alors, adieu à la guerre froide !

L’Homo œconomicus à l’ère de la technique planétaire

Cette troisième rencontre s’opère principalement dans la logique de libre concurrence mise en valeur pendant la deuxième rencontre.

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Les négociations diplomatiques ont pour objectif de garantir les intérêts des états. L’ère de la technique planétaire parachève le marché unique et la marchandisation de la société humaine avec un « réalisme économique » qui ne vise qu’à « gérer et ne plus rêver ». Dans leur « platitude », les hommes d’affaires semblent se côtoyer de manière fonctionnelle, les pires étant ceux qu’avait pressentis Max Weber, « techniciens sans vision » et « bureaucrates sans âme ».

La Chine et l’Occident, comme le reste du monde, sont bouscu-lés par le marché unique auquel nul ne semble pouvoir échapper : la domination de la bulle financière règle nos fonctionnements, le consumérisme l’emporte comme seule dynamique de nos produc-tions, le progrès devrait permettre de cloner le vivant dont l’homme lui-même et d’exploiter la nature jusqu’à la détruire continuelle-ment, Internet favorise une sorte de virtualisation de notre être.

Les Chinois commencent enfin à penser qu’ils ont « rattrapé » le temps et sont à même d’occuper les premières places. Des hommes d’affaires occidentaux se précipitent pour fermer leur usine en Europe et en ouvrir une autre en Chine afin d’occuper une part du marché chinois et de profiter du nouvel esclavage capitalo-communiste.

L’Homo œconomicus domine. La modernisation globalisée en tant qu’unique processus imposé au monde ne sait pas résoudre la question de son déchirement entre la rationalisation instrumentale et l’affirmation des valeurs humaines. En Europe, la crise des valeurs des Lumières rend la population perplexe et inquiète, et la conduit à vivre dans un mélange d’envie et de peur exacerbée face à la Chine « qui se réveille », vieux cauchemar du « péril jaune » amplifié par les progrès de la puissance chinoise.

Jusqu’à présent, la troisième rencontre est caractérisée par ce déchirement. Elle se déroule très bien économiquement, mais très mal humainement, et elle ne sait pas où elle va. Nous sommes confrontés à une situation paradoxale : nous sommes conscients des problèmes vitaux qui se posent à la planète tout en continuant d’appliquer des modèles de développement qui apparaissent comme incontournables et sont pourtant insoutenables. De nombreux Chinois et Occidentaux souffrent de ce sentiment de « scier la branche sur laquelle ils sont assis » (le dicton chinois dit : « boire l’eau empoisonnée pour calmer la soif »).

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Nécessité d’inventer des nouveaux modèles de rencontre

Alors que les deux premières rencontres se sont déroulées dans le cadre d’une distinction entre « eux » et « nous », la troisième se manifeste comme une sorte d’être-ensemble qui n’est pas encore accepté. Il est pourtant évident que les rapports ne sont plus les mêmes entre l’homme et la nature, entre les nations, entre les hommes.

Nous constatons que les lointains se trouvent voisins, le jume-lage des villes se développe, les multinationales prospèrent, les forums des ONG s’organisent et les frontières s’estompent. Des humains « transculturels » apparaissent : les bilingues ou trilingues, les enfants métis, la classe des hommes d’affaires s’affirment dans leur propre clan planétaire. Des idées locales parviennent à être reconnues comme des valeurs universelles et réciproquement, telles que le vide-plein dynamique ou la gouvernance harmonieuse. De plus, les catastrophes environnementales concernent désormais tout le monde, et les moyens rapides de communication fournissent pour la première fois un espace en réseau. Nous n’avons plus besoin d’utiliser l’expression de « rencontre Chine-Occident », car il n’est aujourd’hui aucun thème de rencontre qui ne soit mondial.

Tout cela fournit une base profonde et solide pour accéder à une véritable reconnaissance réciproque à travers les échanges d’idées, de langues, d’arts, d’expériences sentimentales, voire d’échanges commerciaux. Malgré la soumission de l’homme à la technique, on se rend compte que l’économisme pourrait rendre les hommes égaux, mais dans une approche quantitative d’où l’âme est absente. La quête spirituelle émerge partout, tantôt éclairante tantôt mena-çante. Dans la conscience du respect des diversités culturelles, il y a le risque de refuser de se reconnaître. Alors comment construire le nouveau champ de rencontre de la communauté humaine tout entière ?

Le forum Chine-Europe : se rencontrer pour créer ensemble

Pour que les rencontres deviennent des lieux d’échange de richesses locales touchant l’essentiel de l’humanité, l’Europe joue depuis un certain temps un rôle de médiateur – entre la Chine et l’Inde, le Brésil, l’Afrique, le Japon… Le premier forum Chine-

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Europe de Nansha en octobre 2005 a symbolisé cet effort d’inven-tion de nouveaux modèles de relation. On y remarque la présence d’autres régions du monde : Vietnam, Inde, Japon, Canada, états-Unis. L’invention réside également dans la façon de se rencontrer, qui rompt avec les habitudes des états souverains. Ont participé des constructeurs de l’Europe, des universitaires, des acteurs sociaux et la société chinoise avec les moyens de communication modernes : entretiens et reportages à la télévision et dans la presse, débats Internet avec People.com qui a attiré environ 80 000 internautes chinois (dialogues avec Michel Rocard, Jordi Pujol, Milan Kucan, John Palmer ou Jérôme Vignon). Jamais peut-être de telles condi-tions n’ont été réunies avec une telle ampleur pour parler de la gouvernance de notre monde à partir des expériences de chacun.

Le questionnement historique sur le destin de l’humanité dans son ensemble nous impose de prendre conscience des catastrophes qui menacent la biosphère, de la faiblesse et de l’inhumanité des hommes et de leur nécessaire interdépendance. La nature regagnera un enchantement d’ordre sacré et fera de nous des humains écolo-giques, qui s’interrogeront sur l’être relationnel dans cette possible écologie de la planète, notre unique maison (oïkos) commune.

Internet pourra étendre les relations humaines jusqu’au plus petit recoin du monde et nous permettre de retourner enfin sur un territoire tangible. En ville ou à la campagne, on peut se rencontrer à propos d’une question mondiale. Les oiseaux migrateurs n’ont pas le sens des frontières, mais ils ont le sens du territoire. Les humains écologiques s’associent pour maintenir une symbiose transculturelle qui repose sur la reconnaissance de valeurs communes profondes et la richesse des diversités culturelles.

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Pour résumer, disons qu’il n’y a aucun sens à considérer la pau-vreté, les désirs ou les besoins indépendamment du type de société qui les produit et les exprime. Les gens s’associent pour construire leur liste de besoins. Nous avons affaire à un processus rétroactif : les individus qui sont conduits à coopérer pour tenter de former un certain type de société tentent en même temps de parvenir à un consensus à propos de leur culture. Ils discutent entre eux sur la question de savoir ce dont un être humain devrait avoir besoin ou ce qu’il devrait désirer. Le consensus qui émerge confère une valeur à un certain nombre d’éléments choisis. Amartya Sen soutient depuis longtemps que le manque de biens matériels associé à la pauvreté est causé par des comportements sociaux : rejet, exclusion, isolement [Sen, �999]. C’est ainsi qu’une théorie de la pauvreté devrait s’en-raciner dans une théorie de la société et de la culture ; mais, pour nous au xxie siècle, cet ancrage est notoirement absent. Si nous en restons à ce niveau de superficialité dans les débats actuels, c’est peut-être seulement parce que la pauvreté est toujours une question délicate politiquement.

Récemment, ces questions difficiles à saisir ont été transformées en problèmes culturels relatifs à la liberté et à la justice. En fait, il y a bien longtemps qu’Amartya Sen a inauguré ce changement. Une décennie déjà avant son livre sur la famine et la pauvreté [Sen,

La pauvreté comme problème de liberté*

Mary Douglas

* Ce texte est la suite de l’article de Mary Douglas « Pour ne plus entendre parler de la “culture traditionnelle” » dont la première partie a été publiée dans La Revue du MAUSS semestrielle, n° 29, version papier.

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4�9La Pauvreté comme ProbLème de Liberté

�98�], il avait appréhendé cette dernière comme un problème de liberté [Sen, �970]. Et Development as Freedom [�999] constitue l’aboutissement d’une longue série de publications. Une approche de la pauvreté par le biais de la liberté doit, comme il l’a éloquem-ment écrit, reconnaître la diversité des cultures� comme élément constituant des différences culturelles de nature régionale et histo-rique [Gross et Rayner, �985].

La contribution particulière d’Amartya Sen à ce sujet est fondée sur l’idée de la liberté de choix. Définir celle-ci comme une liberté essentielle de la personne humaine représente une rupture radicale avec une définition en termes de besoins matériels élémentaires. Sa théorie de la pauvreté exige que les recherches mesurent désor-mais les réussites potentielles non recensées dans la vie de chaque personne. Il s’agit d’une approche très originale, car elle pose que plus de choix enrichit et moins de choix appauvrit. La difficulté pratique consiste alors à trouver un ou des indicateurs du champ ouvert au choix individuel.

L’analyse en termes de « qualité de la vie » s’appuie sur une représentation de l’individu qui prétend pouvoir s’appliquer systé-matiquement quel que soit le contexte. Or elle correspond assez bien à la définition de la pauvreté que j’utilise, c’est-à-dire l’incapacité à entretenir les échanges qui vous définissent comme membre de la société. Il est décevant que la « culture » y soit totalement occultée, mais un nouveau facteur, mesurable, est introduit en compensation. La tentative d’évaluation de la « qualité » des échanges auxquels l’individu peut prendre part est complémentaire de celle qui consiste à identifier les cultures [Nussbaum et Sen, �993]. On est en pré-sence d’un progrès significatif par rapport à toutes les théories antérieures dans la mesure où l’individu n’y est plus seul, puisqu’un environnement favorable y est considéré comme un facteur crucial pour qu’un individu sorte de la pauvreté. Les autres sont présents. La théorie ne présuppose plus l’isolement de l’individu, même si les autres personnes n’occupent qu’un rôle secondaire – elles sont nécessaires à l’échange et à la fourniture d’opportunités de déve-loppement. C’est un début. Cette approche représente un point de départ extrêmement original pour la comparaison entre les cultures : s’il n’existe que de faibles possibilités d’interaction, la qualité des

�. Culture au sens où elle a été définie dans cet article (ndt).

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échanges est faible ; elle est au contraire élevée si les choix sont nombreux et libres.

Le concept de pauvreté a toujours été confondu avec celui de malheur. C’est ainsi qu’il devient un terme technique dans un débat théorique. Les relevés empiriques peuvent utiliser des indicateurs démographiques et techniques de la liberté et de l’éventail des choix dont disposent les individus. Le sentiment de bonheur est alors non pertinent. Je fais l’hypothèse que ces indicateurs justifieront toujours l’intuition selon laquelle les chasseurs de la forêt ou les bergers de la savane sont plus pauvres que nous, quel que soit le bonheur que leur apportent leurs habitudes de travail et de loisir. Il faut toute une solide éducation sociologique pour juger de l’adéquation du critère de la marge de choix à différents contextes. Paradoxalement, bien que la question examinée soit celle du bonheur individuel, l’individu se trouve à l’arrière-plan, tandis que les conditions sociales sont mises au premier plan – un retournement complet pour l’indivi-dualisme utilitariste. On observera cependant que ce modèle de la liberté et du bonheur ne doit rien à l’idée de culture.

Les évaluations statistiques contenues dans l’indice du déve-loppement humain (IDH) laissent l’individu dans l’ombre, l’accent étant principalement mis sur l’adéquation des structures susceptibles de réduire la pauvreté et de promouvoir le bien-être. Bien qu’il ait été tout d’abord produit par le Programme des Nations unies pour le développement en �999, l’histoire de l’IDH remonte aux statis-tiques du Bureau international du travail pour la Ligue des Nations. Comme les anciennes données sur le revenu national dissimulaient la distribution du revenu, elles disaient bien peu de chose sur la pauvreté. L’objectif de l’IDH est d’étudier un environnement donné et d’évaluer dans quelle mesure il permet aux gens de mener une existence longue, créative, en bonne santé, et pour laquelle ils disposent d’une plus large gamme de choix. L’IDH utilise trois indicateurs de ces environnements propices : l’espérance de vie à la naissance, le taux d’alphabétisation, le pouvoir d’achat.

L’IDH est lié à un indice de pauvreté (human deprivation index), qui est modifié et actualisé chaque année. Cet indice est certainement rudimentaire, mais en déplaçant l’accent mis dans les études sur la pauvreté, du bien-être matériel au choix dont disposent les indi-vidus et de l’individu vers l’environnement social, il a transformé la représentation des besoins humains. Il constitue une tentative

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sérieuse de comparer la qualité des infrastructures qui influent sur la vie humaine. Les chances qu’a une personne d’être scolarisée, de bénéficier d’une certaine alimentation, d’une espérance de vie et d’un revenu corrects, en disent bien plus long sur son bien-être que les simples comparaisons entre niveaux de revenus.

La liberté politique

Partha Dasgupta est allé plus loin dans cette approche lors-qu’il a ajouté à la mesure des performances socioéconomiques des évaluations chiffrées sur la liberté politique. Selon le modèle économique habituel, le consommateur est celui qui choisit. Il a alors incorporé à son modèle l’idée de liberté négative [Berlin, �969]. Personne, dans une société idéale, tolérante et véritablement libérale, ne devrait dire à l’individu ce que sont ses besoins et ce qu’il devrait désirer. En plus de la liberté de choisir, il doit donc exister un degré de liberté par rapport à l’ingérence des pouvoirs politiques ; en d’autres termes, il ne doit pas y avoir de privation arbitraire des droits et pas de régime tyrannique. Pour atteindre cet objectif, Dasgupta a, dans An Inquiry into Well-being and Destitution [�993], incorporé deux nouveaux indicateurs dans ses comparaisons sur le bien-être. L’IDH traitait les activités et les réalisations des individus comme si elles étaient le résultat d’une sorte de processus de production qui en fournirait les conditions nécessaires (les structures de santé publique, d’éducation, etc.). Dasgupta réalise une révolution copernicienne en concevant les élé-ments du bien-être comme faisant partie d’un cycle et en proposant un modèle sociocentrique. Il considère la totalité de la vie humaine comme un processus de production complexe qui exige des inputs et produit des outputs qui, eux-mêmes, influent sur la prochaine série d’inputs. L’accent est mis sur les réalisations individuelles qui, dans ce système, constituent des inputs dans un système de feedback. Ce qu’une collectivité d’individus réalise ou ne réalise pas en une génération forme l’infrastructure qui conditionnera le bien-être de la génération suivante.

Dans ce modèle, les premiers inputs sont les biens que consom-ment les hommes, c’est-à-dire, au niveau le plus élémentaire, la nourriture, l’eau, le logement, bref tout ce qui permet la satisfaction

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des besoins matériels élémentaires. Mais on remarque un renverse-ment complet par rapport à la manière dont les biens de consom-mation sont envisagés d’habitude. Normalement, l’acte d’acheter et d’emporter les biens chez soi est considéré comme l’étape finale et l’objectif de tout le processus de production ; le cycle économi-que semble s’arrêter après que les corps des hommes ont avalé la nourriture. Il est donc stimulant de lire chez un économiste que la consommation produit en réalité le type de société dans lequel vit le consommateur. Nous avons ici un cycle dont la dynamique fait qu’il ne s’arrête jamais. Ces inputs se transforment en biens d’usage et en fonctionnements tels que la survie, la santé, l’exercice des capacités humaines. L’output global, c’est le bien-être et les intérêts vitaux des personnes. Dasgupta inclut dans les résultats de ce processus des biens publics tels que les libertés politiques et civiques auxquelles l’individu a accès dans une société donnée, et qui constituent ce qu’il appelle les « conditions contextuelles » du choix individuel. Ce que les individus réalisent collectivement, ce sont les investissements en termes d’organisation et d’effort poli-tique ; ceux-ci forment ensuite les conditions contextuelles pour l’étape suivante du cycle.

Les quatre premiers indicateurs socioéconomiques de Dasgupta sont très similaires à ceux de l’IDH, sauf qu’il remplace le revenu par tête par le pouvoir d’achat. Le revenu représente ici les inputs du procès humain de production, tandis que le taux de mortalité infantile, le taux d’alphabétisation, l’espérance de vie constituent les outputs. Ils correspondent à l’idée de « liberté positive », liberté de faire et d’être, centrale dans la pensée de Sen. Cherchant à mesurer la liberté politique et civique, Dasgupta introduit deux indicateurs exprimant l’absence d’ingérence politique. Les indi-cateurs de « liberté négative » indiquent dans quelle mesure les citoyens peuvent prendre part à la désignation de qui gouverne et selon quelles lois [Berlin, �969]. Ce qui exprime la liberté dont jouit un individu vis-à-vis de l’État, telles la liberté d’expression et l’indépendance de la justice.

Ici, la culture reçoit au moins une certaine attention. Les deux indicateurs sociopolitiques indiquent comment les institutions sociales affectent une valeur aux biens : si elles les répartissent de manière juste ou injuste, et comment elles en autorisent une jouissance paisible. Quand les quatre indicateurs socioéconomiques

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sont mis en corrélation avec les indicateurs sociopolitiques, la comparaison entre les cultures politiques peut commencer, et le lien entre démocratie et prospérité matérielle peut être examiné objectivement.

Au fur et à mesure que l’axe de la recherche s’est écarté de l’enchevêtrement des paradoxes relatifs à l’idée de pauvreté, les évaluations chiffrées se sont également éloignées d’une référence à la notion d’individu pauvre pour adopter la référence aux mécanis-mes sociaux de distribution. Cela devait arriver à partir du moment où le souci de la pauvreté a transcendé les frontières entre cultures et entre nations. Un modèle permettant de penser le processus de transformation des biens en conditions du bien-être dans la société va bien au-delà d’un catalogue de biens supposés satisfaire des besoins élémentaires universels. Sen a déplacé le débat, de la surface de l’individualisme utilitariste aux infrastructures qui favorisent l’épanouissement des individus. Les infrastructures (éducation, transport, communication, santé publique) offrent, ou n’offrent pas, aux individus un environnement favorable à l’éclosion de possibilités de réalisation personnelle. Dasgupta y a ajouté un autre ensemble de conditions contextuelles qui dénotent l’absence de mauvais gouvernement. En principe, ces deux développements dans la théorie placent l’individu au premier plan et la société à l’arrière-plan. D’une certaine façon, le Soleil tourne autour de la Terre, mais en théorie seulement car, en pratique, les indicateurs ont été conçus pour comparer les soutiens institutionnels offerts à l’individu.

Les hommes comme êtres sociaux

À l’étape suivante, les infrastructures sont mises encore davan-tage au premier plan, car est introduite une préoccupation concernant la possibilité qu’a l’individu de capitaliser sur ses relations sociales. Cette conception profondément sociologique des besoins se trouve au centre de la théorie du développement. Dans Making Democracy Work [�993], Robert Putnam évalue cette même idée de bien-être en termes de performance institutionnelle. Il avait commencé par comparer la performance de différentes structures régionales de pouvoir en Italie depuis leur naissance en �970 jusqu’au milieu

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des années �980. En analysant les réponses institutionnelles aux exigences des politiques en place, Putnam a analysé comment les besoins sont construits, exprimés et satisfaits [Putnam, Leonardi et Nanetti, �993].

Putnam conviendrait avec Dasgupta que les « conditions contex-tuelles » constituent des facteurs de premier ordre pour assurer le bien-être de tous. Dans cette étude, il s’était intéressé à l’impact de la qualité des liens sociaux sur l’efficacité des structures régionales de gouvernement dans la communauté considérée. Est-ce qu’une communauté très solidaire exige des prestations de haute qualité de la part de ses structures locales ? Ses études ont montré qu’en Italie du Sud, où des structures verticales encouragent le népo-tisme, le clientélisme et l’isolement de la région, les prestations des administrations régionales étaient médiocres. À l’inverse, dans le Nord, les cultures marquées par la qualité élevée des prestations administratives étaient plus égalitaires et solidaires. Les régions du Nord disposaient en effet de réseaux horizontaux d’échange citoyen grâce auxquels les valeurs de la communauté, « solidarité, engagement citoyen, coopération et honnêteté », permettaient au gouvernement de fonctionner [ibid., p. ��5].

À l’instar de Dasgupta, il nous présente un cycle reposant sur une dynamique du bien-être. Au lieu d’un modèle constitué d’individus contrôlés d’en haut par leur gouvernement, il fait l’hypothèse que la qualité d’un gouvernement dépend de la qualité des échanges citoyens, même au niveau le plus informel. Il nous faut applaudir cette approche dynamique de la culture.

Pour Putnam, une communauté de citoyens se définit par trois qualités : la première est l’engagement citoyen dans les affaires publiques ; la seconde est l’égalité politique qui est garantie par des relations horizontales de réciprocité et de coopération : les exigences de confiance, de solidarité et de tolérance marquent la vie publique de cette communauté de citoyens ; la dernière est la nature associative de cette communauté citoyenne : les citoyens ne sont pas isolés, mais prennent part à divers types d’organisation où ils sont éduqués à l’art de la citoyenneté et apprennent à estimer la recherche de buts collectifs. Dans le modèle libéral classique, les vertus citoyennes sont supposées être naturelles chez l’individu, mais ici les citoyens se voient attribuer un capital social par d’autres individus – une fois encore, une avancée à applaudir.

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Dit dans les termes de Dasgupta, Putnam tente de trouver des indicateurs pour mesurer les outputs et les conditions contextuelles, même si bien sûr l’évaluation directe de facteurs normatifs comme la confiance et la solidarité reste difficile à réaliser. Il est clair que Putnam souhaite étudier la culture, mais en est toujours empêché par l’absence de cadre théorique. Ayant commencé avec une liste décousue de vertus, sa recherche des instruments d’évaluation se devait également de manquer de systématicité. Il ne disposait d’aucune théorie globale susceptible de fournir un cadre à son argumentation�.

Le fait que ces trois auteurs considèrent les hommes comme des êtres fondamentalement sociaux qui, par leurs comportements, contribuent au bien-être mutuel, représente un énorme progrès par rapport aux écrits antérieurs sur la culture. Ils ont réintégré dans le concept d’être humain sa dimension intrinsèque de sociabilité, et ils l’ont réintroduite d’une manière qui nous invite à mesurer les influences que nous recevons des autres personnes. Mais ces travaux n’ont réintégré la culture que sur un mode mineur ; ils n’offrent aucune théorie explicite de la culture. L’accent mis sur les possibi-lités (Sen), ou les libertés (Dasgupta), ou encore les vertus civiques (Putnam), ne laisse apparaître çà et là que des fragments de culture. La culture, en tant que système de valeurs passionnément débattues et de réponses changeantes, continue à nous échapper.

Aucun de ces trois types de théorisation n’entend expliquer le développement économique. À mon sens, cela leur est difficile. Soit ils considèrent la culture comme rigide, soit ils ne voient pas qu’elle est étroitement liée à l’organisation sociale. Concédons-leur cependant que leur travail se distingue de la vulgate en ce qu’ils ne raisonnent pas comme s’il n’existait que deux cultures. L’existence de différents types de culture ne les intéresse d’ailleurs pas.

Résumons : une culture est une manière de penser qui justifie une manière de vivre. Elle doit par conséquent être dynamique et donc capable de changer. Le procès de la culture consiste en une interaction continuelle entre quatre tendances qui, dans chaque

2. Pour une discussion de l’intérêt et des limites de l’approche de R. Putnam telle qu’elle s’est condensée dans la notion de capital social, on lira utilement le livre coordonné par Antoine Bevort et Michel Lallement, Le Capital social, 2006, La Découverte/MAUSS (ndlr).

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communauté, entretiennent en permanence des relations antago-niques. L’une des quatre tendances peut au gré des circonstances être amenée à dominer les autres ; soit les partisans d’un ordre hiérarchique, soit les individualistes-entrepreneurs, soit une secte prônant l’austérité et la crainte de Dieu. Par sa nature même, la tendance fataliste est peu susceptible de dominer la scène cultu-relle, mais l’indifférence des isolés peut dissoudre les rapports de tension comme de loyauté existant dans l’ensemble de la société, donnant alors naissance à une culture qui ne fonctionne pas, à une culture de l’apathie.

La culture de l’apathie peut devenir totalement incapable de développement. Et c’est là le problème culturel majeur. Il est fort possible que les gens ne parviennent plus à entrevoir une solution à une situation dans laquelle ils sont enfermés ; il est également possible qu’il n’y ait pour eux aucune voie de sortie. Mais ce déses-poir n’a rien à voir avec la culture traditionnelle. Une autre culture s’est installée en réponse à la destruction culturelle entraînée par le développement. Cela se manifeste de nombreuses manières. Pour le formuler dans le langage de la théorie des graphes, nous dirons qu’il y a émergence d’une culture de l’apathie lorsque les réseaux de sociabilité ont été détruits ; ou, dit autrement, qu’elle émerge quand la confiance a été trahie, quand la déception a remplacé l’espoir. Pour reprendre les termes d’Amartya Sen, la culture de l’apathie se développe quand la liberté de choisir a été éliminée.

Apathie et échec culturel

Tous les isolés ne sont pourtant pas apathiques. Certaines person-nes sont indiquées sur le diagramme régulation systémique/cohésion du groupe (grid/group) comme des isolés (en haut à gauche) parce qu’elles vivent seules, mais leur isolement est soit volontaire soit involontaire. Dans les deux cas, leurs relations sociales sont néan-moins très restreintes. Quoi qu’il en soit, leur culture tend à être celle du fatalisme. Ce sont les gens dont les agents du développement désespèrent. Ils ont de bonnes raisons de croire que travailler dur ne leur apportera rien. Ils ne croient pas aux promesses des politi-ciens et ne se donnent peut-être même pas la peine d’aller voter. Je suppose ici qu’ils n’auraient probablement pas accepté le retrait ou

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l’exclusion s’ils n’avaient pas connu la corruption et les tricheries des pouvoirs en place. Cependant, ils ne seraient pas nécessairement prêts à s’intégrer à une autre tendance culturelle si on leur offrait individuellement la possibilité de réaliser leur potentiel, car les coûts personnels impliqués par une participation au développement sont souvent trop élevés. Ils se trouvent bloqués dans une situation dont ils ne voient pas comment sortir. Ils considèrent que toutes les issues possibles leur ont été fermées et ils ont probablement raison. Un comportement rationnel supposerait un contexte qui fait ici défaut. Même s’il est en théorie autorisé à s’exprimer, un individu en proie au fatalisme soit n’a pas l’habitude de parler en public, soit n’a rien à dire. Les fatalistes sont précisément ces individus dont l’attitude négative a raison des meilleurs efforts des philanthropes et des administrateurs.

Les mécanismes par lesquels une culture de l’apathie émerge devraient constituer une des priorités majeures des recherches sur le développement. Une communauté humaine ne peut fonctionner que grâce au dialogue entre différentes cultures, un dialogue qui lui est essentiel. Dans toute communauté, c’est généralement une des cultures politiquement actives qui a la prééminence sur les autres, mais si elle domine totalement les autres, on peut s’attendre à ce que l’apathie se développe. Ce sont très largement des facteurs externes qui décideront si c’est un ordre hiérarchique ou bien un ordre marchand ou encore une enclave égalitaire qui dominera, ou si, de manière alternative, une apathie insidieuse les minera tous [Verweij, 2004]. Il serait alors fatal pour un promoteur du développement de favoriser une seule de ces cultures (d’habitude celle des individualistes) pour éliminer les autres. Si tel est le cas, il verra avec quelle facilité le groupe des individus apathiques se trouvera exclu et la rapidité avec laquelle celui-ci croîtra par rapport au reste de la population.

Il est dans la nature du développement d’être, à chaque fois, déstabilisant. Personne ne peut être surpris du fait qu’il fasse l’objet de craintes dans beaucoup de régions pauvres. Une culture est aussi solide que l’est l’engagement des individus en sa faveur. L’érosion du capital social peut donc menacer la viabilité de cette culture. La liste des dangers est longue : incertitude concernant la justice, perte de motivation, désorientation générale, destruction de la confiance, perte d’autorité, perte des biens communs (commons), destruction

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des droits de propriété. Quand ces dangers menacent réellement une société, nous sommes au seuil de bien pire que l’apathie : c’est l’échec de la culture. C’est le stade auquel l’analyse de la culture est obligée de cesser parce qu’il ne reste plus de culture à analyser ; à ce stade, ni l’économie ni la psychologie ne sont plus d’aucune utilité. La rationalité n’a plus aucune pertinence. On ne peut augu-rer de ce qui va se passer ensuite. Dans le récit de Paul Richards sur la guerre civile en Sierra Leone, les atrocités commises par et sur des enfants soldats enrôlés dans les forces armées révolution-naires sont si épouvantables qu’on pourrait bien se dire que toute compréhension des événements est impossible [Richards, �996]. Richards utilise la théorie de la culture pour éclairer les exclusions initiales, les abus et les instances de corruption qui ont conduit des femmes et des hommes désespérés à combattre leur désespoir de manière si horrible.

À titre de recommandation, on dira alors qu’il est possible d’utiliser la théorie de la culture avant que la situation n’explose totalement. Un examen rigoureux pourrait être entrepris de manière à observer comment se déroule la rivalité entre les différentes tendances culturelles au sein d’une communauté dans laquelle le développement est particulièrement lent. Cela pourrait conduire à des politiques publiques mieux informées des conflits désespérés entre culture et pauvreté, fondées sur la conscience des dangers d’un échec total. Il ne devrait pas être difficile de remarquer que le linceul de l’apathie est en train de recouvrir progressivement les gens, et qu’ils deviennent involontairement membres du groupe des isolés. L’échec de la culture se situe au-delà de la pauvreté ; il menace le fondement de la société civile.

Conclusion

La question du développement économique se révèle être un sujet très délicat. Il est aussi difficile de discuter ouvertement des causes de la pauvreté sans en imputer la responsabilité aux pauvres qu’il était difficile aux Athéniens de reconnaître que leur système forçait de nombreux hommes à l’esclavage physique et mental.

Nous avons défini la pauvreté comme l’état dans lequel un individu n’est pas autorisé à pénétrer dans le système des échanges.

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Si l’exclusion au sein d’une communauté donnée est responsable de la pauvreté, on peut appliquer ce principe au niveau planétaire et dire clairement que des barrières douanières qui empêchent les pays pauvres de prendre part aux échanges du commerce mondial sont responsables de la pauvreté dans le monde.

La théorie de la culture s’applique en effet à la communauté internationale. À un certain niveau, les fonctionnaires des institu-tions internationales et les chargés d’études se comportent comme les partisans contrariés d’un ordre social hiérarchique, comme des protecteurs potentiels qui se désespèrent sur le sort des nations pauvres et essayent en vain de persuader les pouvoirs dominants de se montrer généreux. À un niveau supérieur, les gouverne-ments nationaux se comportent comme les individualistes décrits dans notre typologie, bien trop absorbés par la compétition qui les oppose pour placer les nations pauvres au sommet de leurs priori-tés. À un autre niveau encore, les intellectuels, y compris l’auteur de cet article, sont désemparés mais ne peuvent qu’osciller avec impuissance entre le fatalisme et la dissidence active.

Traduit de l’anglais par Françoise Gollain.

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Edward L. Bernays et la propagande

Sandrine Aumercier

Vient d’être traduit en français le petit livre d’Edward L. Bernays, Propaganda, dont la première édition date de �9�8�. Né à Vienne en �89� et décédé en �995, E. L. Bernays a couvert le siècle et accompagné quelques-unes des transformations sociétales les plus fondamentales de son temps. Compte tenu de sa notoriété légendaire outre-Atlantique, tant dans le champ des relations publiques dont il a forgé le titre et hautement contribué à étendre l’influence qu’en raison de sa parenté avec Sigmund Freud (dont il était le neveu), nous pouvons nous étonner de ce qu’il soit quasiment inconnu en France. Il est cité ici ou là par André Gorz ou Bernard Stiegler, mais de façon incidente. Le Traité des relations publiques de Constantin Lougovoy et Denis Huisman ne lui consacre que quelques lignes. Or n’est-il pas important de connaître celui qui jeta les bases théoriques des relations publiques et s’appliqua toute sa vie à en perfectionner les principes dans son propre exercice professionnel ? Dans leur tonalité simpliste et sans état d’âme, leur franchise désarmante, les slogans de E. L. Bernays méritent d’être portés à l’attention du public d’aujourd’hui, auquel le monde est devenu plus opaque qu’il ne pouvait le paraître il y a quatre-vingts ans.

Edward Bernays ne manque pas de rappeler que la propagande fut d’abord pratiquée par une congrégation chargée de propager la foi chrétienne. Dès le xixe siècle, les partis politiques mirent en

�. Le présent texte a été écrit au moment de la réédition américaine en �005. La traduction française a paru en octobre 2007 aux éditions Zones/La Découverte – www.editions-zones.fr (ndlr).

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45�edward L. bernays et La ProPagande

place de nouvelles techniques de persuasion collective, étayées sur les théories de Gustave Le Bon (auquel se réfère également E. Bernays). Mais c’est pendant la Première Guerre mondiale que les états s’approprièrent à un point inégalé jusqu’alors les outils de la propagande, une période où E. Bernays, membre de la com-mission Creel, fit ses armes en matière de propagande. Propaganda consacre ainsi une collusion de la propagande avec la publicité. E. Bernays y fusionne ce qu’il a appris de ses expériences d’agent de presse, de publicitaire et de propagandiste de guerre en une seule et même doctrine de manipulation des masses, qu’il considère par ailleurs comme étant le ciment de la seule démocratie possible. Si les théoriciens des relations publiques tiennent à distinguer ces différents champs, l’ouvrage de E. Bernays en constitue toutefois un point de nouage, dont l’audace principale est sans doute de ne pas s’attarder sur des nuances…

Carrière d’un propagandiste

On découvre assez vite que la vie et la théorie d’Edward Bernays sont indissociables, car Propaganda peut être lu comme un curri-culum vitae : tous les exemples, bien que jamais cités à la première personne, sont ceux-là mêmes qu’il a expérimentés… Le dogme propagandiste est martelé d’un bout à l’autre de l’ouvrage dans une lassante circularité, couvrant tout le champ économique et social, y compris et surtout, en filigrane, la personne de l’auteur. Si E. Bernays est le premier des grands théoriciens du conseil en relations publiques, la paternité du concept lui est pourtant dis-putée par Ivy Lee, qui avait ouvert un cabinet au début du siècle, à l’époque du muckracking era où l’image des grands empires industriels avait été ternie par de nombreux scandales. Ivy Lee fut embauché par John D. Rockfeller Jr suite à la répression sauvage des grévistes de la Colorado Fuel and Iron Company, et réussit à retourner la déplorable réputation de l’entreprise en publiant ses bilans en termes d’imposition, de charges, de masse salariale et d’emplois.

Les press agents qui détenaient désormais un rôle de médiation et de transparence auprès des médias servaient ainsi à étouffer dans l’œuf les menaces de conflit social et les soupçons qui persistaient

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vers une autre science économique (et donc un autre monde) ?454

sur les intentions cachées des entreprises. E. Bernays peut ainsi écrire dans Propaganda : « Il y a vingt ou vingt-cinq ans, les entreprises cherchaient à conduire leurs propres affaires sans tenir compte du public. La réaction en fut la période des fouille-merde, pendant laquelle les intérêts furent accusés d’une multitude de péchés, de façon juste ou injuste. Face à l’éveil d’une conscience collective, les grandes sociétés durent renoncer à soutenir que leurs affaires ne regardaient personne. Si à l’heure actuelle les entreprises essayaient d’étrangler le public, une nouvelle réaction semblable à celle d’il y a vingt ans aurait lieu et le public se lèverait et tenterait d’étrangler les grandes entreprises avec des lois restrictives. Les entreprises sont conscientes de la conscience collective. Cette conscience a mené à une saine coopération » [p. 83-84, traduction par l’auteure de cet article].

Pour sa part, n’ayant que faire d’un diplôme d’agriculture péniblement obtenu à la Cornell University, dépourvu de plan de carrière et sans intérêt pour le commerce de graines vers lequel son père voulait le pousser, E. Bernays passe quelque temps à Paris avant de rentrer à New York et de devenir en �9�2 corédacteur en chef de la Medical Review of Reviews et de la Dietetic and Hygienic Gazette avec un ancien camarade fortuitement retrouvé. Il est à peine âgé de 2� ans. Son père le tance : « Comment peux-tu être un rédacteur compétent dans une revue de médecine alors que l’université Cornell t’a préparé à une carrière agricole et non médi-cale ? » [Bernays, �965, p. 5�]. L’amateurisme scientifique voisine dès le début chez E. Bernays avec une rigueur et une obstination peu communes dans l’application de son génie des techniques de vente à tout ce qu’il touche, sa carrière se découvrant ainsi peu à peu comme la seule vocation qu’il ait jamais eue. Il devient agent de presse en �9�5 et popularise le ballet russe auprès de ses contemporains peu concernés par la chose lors d’une tournée en Amérique du ballet de Serguei Diaghilev. En �9�7, il devient l’agent de presse du plus grand ténor de son temps, Enrico Caruso. Le jour de l’entrée en guerre des états-Unis, E. Bernays demande à être engagé sous les drapeaux. On lui trouve les pieds plats et la vision défectueuse. Il remue en vain ciel et terre pour se faire remarquer ou contribuer à quelque titre que ce soit à l’effort de guerre. Il décroche enfin un entretien avec le chef du Bureau de

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455edward L. bernays et La ProPagande

la presse étrangère de la Commission d’information publique (CPI), qui enquête sur lui en raison de sa naissance en Autriche. Embauché plusieurs mois après, E. Bernays assure en y mettant tout son cœur la promotion d’une guerre impopulaire par diverses actions de propagande, notamment une propagande en langue espagnole diffusée en Amérique latine pour mieux contrer la pro-pagande allemande. Il fait partie de l’équipe de presse de la CPI à la Conférence de paix qui se tient à Paris en �9�9.

Edward Bernays ouvre son propre cabinet en �9�9, d’abord sous le nom de « direction de publicité », puis de « conseil en relations publiques ». Ses missions sont variées et ses clients prestigieux. S’agit-il de remonter les ventes du bacon ? Il fait répandre à travers l’Amérique l’idée du petit-déjeuner solide, com-posé d’œufs et de bacon, sur la foi de conseils recueillis auprès de médecins. S’agit-il de vendre davantage du fameux savon Ivoire de Procter & Gamble ? E. Bernays organise un concours national de sculptures de savon impliquant aussi bien les écoles primaires que des artistes de renom. Le concours durera jusqu’en �96�, générant la vente de millions de pains de savon. E. Bernays se démène pour faire vendre les bijoux Cartier ou la Dodge Victory Six, comme pour faire connaître son oncle Sigmund Freud en Amérique. Il s’illustre dans l’organisation du jubilé d’or des Ampoules pour fêter les cinquante ans de l’invention d’Edison. Il arrive à trans-former la commémoration en événement d’échelle mondiale sous le parrainage camouflé de la General Electric Corporation. Il fait aussi exploser la vente des Lucky Strike pour le compte de l’Ame-rican Tobacco Company en utilisant la préoccupation des femmes pour la minceur et en l’associant à l’émancipation féminine. Il est sollicité en �924 pour faire élire à la présidence le républicain Coolidge, puis par Hoover en �932 (président sortant qui ne sera pas réélu), par O’Dwyer, candidat à la mairie de New York, en �940, etc. E. Bernays conceptualise en �947 les techniques de conseil politique sous le titre d’« ingénierie du consentement ». Dans les années d’après-guerre, il saura aussi bien vendre le fluo-rure que les autoroutes (pour la compagnie Mack Trucks), ou œuvrer (pour le compte de la United Fruit Company) au coup d’état guatémaltèque de �954 en exacerbant les accusations de communisme contre le gouvernement en place…

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L’objet de la propagande

Les succès d’Edward Bernays, loin d’être systématiques, sont aussi d’une importance controversée, tant par ses concurrents ou commanditaires que par des historiens des relations publiques. Qu’est-ce qui rend donc aussi fascinant l’homme étiqueté par le magazine Life comme l’un des cent Américains qui ont le plus marqué le xxe siècle ? E. Bernays n’a jamais cessé de superposer sa légende personnelle à chacune de ses opérations. Le discours sur la propagande est indissociable de celui qui le tient. Son auto-biographie, parue en �965, en est le point culminant. Il savait se présenter comme l’initiateur d’idées déjà acquises, le protagoniste principal d’événements auxquels beaucoup d’autres avaient contri-bué, ou à l’origine de réussites commerciales où il exagérait ses apports. « Beaucoup de ces prétentions sont difficiles à confirmer ou infirmer, écrit son biographe. Les entreprises concernées disent qu’elles n’ont pas les documents, et les dossiers de Bernays ne sont pas explicites sur l’effectivité de ses machinations » [Tye, 2002, p. 70]. E. Bernays a pourtant déposé à la bibliothèque du Congrès plus de huit cents boîtes de documents qui ne devaient être ouvertes qu’après sa mort. Dans ces boîtes étaient consignées toutes ses archives et correspondances, ce qui suggère une certaine probité intellectuelle. La confrontation de ses mémoires et de ses archives livre un certain nombre de distorsions, que son biographe explique par la paresse de Bernays d’aller vérifier la cohérence de ses affirmations au moment de la rédaction. Pour un homme aussi soucieux de sa réputation, une telle négligence pourrait être à mettre au compte d’une revendication de vérité paradoxale.

Ne se définit-il pas lui-même comme « un chercheur de la vérité et propagandiste de la propagande » ? [Miller, 2005, p. �5]. Son cynisme vaudra à E. Bernays d’être désavoué ou ignoré par des théoriciens plus soucieux de l’image de leur profession. Mais quel écart avec les présentations lénifiantes qui prévalent le plus sou-vent ! « Cette générosité, cette sympathie communicative, cette ferveur qui peut être ascendante (d’employés à employeurs) ou descendante (de patron à ouvriers) ont abouti à une technique de la communication qui constitue la base même des relations publiques. […] L’homme normal désire se faire des amis ; il aime entretenir

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de bonnes relations avec son entourage, avec ses compagnons de travail comme avec ses chefs. Lorsqu’il s’oppose à eux, c’est parce qu’il n’a pu trouver d’autre solution, en désespoir de cause, faute d’une “bonne communication” avec ses collègues ou ses chefs » [Chaumely et Huisman, �997, p. 3�-33]. Selon cette perspective, les relations publiques sont le ciment de la paix sociale. E. Bernays, lui, ne recule devant aucune conséquence de son axiome initial ; il ne parle pas d’aimer, mais d’enrégimenter (regiment). Mais au jeu de la transparence et de la stratégie avouée, n’est-ce pas le joueur lui-même qui s’avance à visage couvert ?

E. Bernays indique la direction d’une instrumentalisation réci-proque de la propagande et de la vérité. Ainsi, contrairement à ce que l’on croit généralement, le problème de la propagande en régime démocratique n’est pas qu’elle recèle des mensonges, ce qui finit toujours par être su (ainsi la propagande de guerre fut amplement critiquée après la Première Guerre mondiale), mais à ce qu’elle recèle de vérité, qui décuple sa puissance opératoire. Les mensonges de la propagande sont condamnés à être réfutés en vertu de sa dynamique propre ; la propagande réplique à la propagande, la désarme, la dévoile et la renforce, dans une suren-chère dont l’objet est de s’imposer comme vraie, en mettant à son service tout savoir et toute science – parole contre parole (au point de dissoudre toute parole qui défierait ce registre). « Une bataille poursuivie équitablement de cette manière peut être utile au public en ce qu’elle lui présente les deux côtés d’une question discutable et porte loyalement en première ligne le principe démocratique de libre compétition qui en est à la base », écrit E. Bernays [Tye, 2002, p. 26], initiant de la sorte ce qui deviendra la déontologie de ce corps de métier et la parade à toute critique. Il s’agira d’éviter la collusion avec des causes injustes ou des allégations mensongères, poliçant ainsi une pratique qui pourra se prévaloir de son honnêteté et gagner par là en reconnaissance sociale.

Mieux encore : tous les engagements et tous les idéaux devien-nent utilisables, et l’on assiste par exemple à l’essor de l’autorité médicale : « Supposez que la vieille technique de vente, au service d’un vendeur de viande, cherchât à accroître la vente du bacon. Elle répéterait un nombre incalculable de fois dans des pleines pages de publicité : “Mangez plus de bacon. Mangez du bacon parce que c’est bon marché, parce que c’est bon, parce que cela vous

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donne une réserve d’énergie.” La technique de vente plus récente, comprenant la structure groupale de la société et les principes de la psychologie de masse, demanderait d’abord : “Qui influence les habitudes alimentaires du monde ?” La réponse est évidemment : “les médecins”. Le nouveau vendeur va ainsi suggérer aux médecins de dire publiquement qu’il est sain de manger du bacon » [Bernays, 2005, p. 76].

Le conseiller en relations publiques, dit E. Bernays, produit une « interprétation » bilatérale d’une offre commerciale et d’une demande sociale ; il explique à chaque partie les tenants et aboutis-sants de l’autre. C’est en somme un professionnel de la démocratie. La propagande aurait pu rester ce qu’elle était auparavant : un matraquage grossier et peu efficace, qui se serait peut-être éteint de lui-même sous l’indignation des foules. Mais la propagande toute nue ne marche pas longtemps. La « nouvelle propagande » doit selon lui son essor au fait que, d’un côté, le public demanderait à être guidé ou « éclairé » et, de l’autre, les hommes de pouvoir demanderaient à être renseignés sur l’énigme des phénomènes de masse et les tendances profondes du moment. L’artifice de Bernays est de nous vendre la propagande comme indispensable à une société de masse égarée devant des choix qui la dépassent, et qui saisirait l’aubaine d’une information disponible et adaptée, où il ne s’agit parfois que d’un mot : « En jouant à partir d’un vieux cliché ou en en manipulant un nouveau, le propagandiste peut parfois provoquer le revirement de toute une masse d’émotions collectives. En Grande-Bretagne, pendant la guerre, les hôpitaux d’évacuation firent l’objet de nombreuses critiques en raison de leur façon sommaire de traiter les blessés. Le public considérait qu’un hôpital accorde une attention prolongée et consciencieuse à ses patients. Lorsque leur nom fut changé en “postes d’évacuation”, la critique se dissipa. Personne n’attendait davantage qu’un traitement d’urgence adéquat de la part d’une institution qui portait ce nom » [ibid., p. 74].

Ce n’est pas sans consternation que E. Bernays se rendit compte dans les années �930 qu’il avait inspiré Goebbels, mais il en conclut simplement à la nécessité de distinguer entre de bonnes et de mau-vaises applications de la propagande [Bernays, �965, p. 652]. Dès �932, Goebbels revendiquait l’usage « des méthodes américaines et à l’échelle américaine » pour faire élire Hitler [Tchakhotine, �992, p. �30].

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Edward Bernays retient le mot de propagande, sans chercher à la distinguer de l’information et de la communication, contrairement à ce qui se fait aujourd’hui. Propagande politique et propagande publicitaire sont identiques quant à leurs méthodes. Ce faisant, le message se fonde sur lui-même avec l’audace énorme de compter sur l’efficacité de sa seule affirmation. C’est d’un tel amalgame que se défend tout théoricien contemporain des relations publiques, occultant l’agrégat conceptuel qui en fut à l’origine. Tout au plus concède-t-on de mauvaise grâce que les techniques de commu-nication « entendent substituer la “propagande de respect” à la “propagande de mépris” » [Lougovoy et Huisman, �98�, p. 76].

Cette fastidieuse compilation d’anecdotes vouées à l’apologie de la propagande conduit à se demander à quoi bon dénoncer le caractère propagandiste de notre univers marchand, médiatique, politique et culturel, puisque celui-là même qui se donne pour le père des relations publiques l’affirme sans rougir�. Ainsi, il n’est pas sûr que l’on cherche foncièrement à tromper le public sur ses intentions, le sens du bonheur ou la nature de ses besoins. « Dans sa totalité (sum total), [la propagande] enrégimente l’opinion publique morceau par morceau autant qu’une armée enrégimente les corps de ses soldats » [ibid., p. 52]. Elle ne vise qu’une performance : celle de prendre l’individu et de le fixer à même la substance sociale, de l’enrôler. Jacques Ellul dira ainsi que « le but de la propagande moderne n’est plus de modifier des idées, mais de provoquer une action » [�990, p. 36]. Il est permis de croire en la sincérité de E. Bernays lorsqu’il assure : « Il faut redire que son affaire [au propagandiste] n’est pas de duper ou tromper le public. S’il en venait à se faire une telle réputation, c’en serait fini de son utilité dans sa profession » [2005, p. 70].

E. Bernays en appelle au développement du tissu associatif et des réseaux de toutes sortes, car ce sont eux, innombrables relais, qui donnent toute latitude au propagandiste. Les idées déjà dissémi-nées dans le champ social seront non pas contredites, mais utilisées et tournées à son avantage�. Il y a une parfaite équivalence entre les

�. Dans la même veine, on s’étonnera moins de la fameuse affirmation de Patrick Le Lay : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible » (Libération, �0 et �� juillet �004).

3. C’est pourquoi, en d’autres occasions, le projet de « tisser du lien social » cache mal la hantise d’un sujet qui ne s’ajuste pas au message pour tous.

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idées et les objets : « La charité, tout comme les affaires, la politique et la littérature, […] ont eu à adopter la propagande, parce que le public doit être enrégimenté (regimented) à donner de l’argent, de la même manière qu’il doit être enrégimenté à la prophylaxie de la tuberculose. Le secours au Proche-Orient, l’Association pour l’amélioration de la condition des pauvres de New York et tout le reste ont à travailler sur l’opinion publique exactement comme s’ils avaient des tubes de dentifrice à vendre » [ibid., p. 53].

E. Bernays n’ignore pas la connotation péjorative qui entoure le mot de propagande, notamment depuis les critiques qu’avait essuyées la commission Creel après la guerre. Sa tentative de conserver le mot sans fausse pudeur ni vaine précaution est la forme subtile par laquelle il vend son message au lecteur (client potentiel) en coupant d’avance l’herbe sous le pied à la critique. Bien que le vieux mot de propagande n’ait pas retrouvé sa neutralité d’antan depuis la Première Guerre mondiale, il a perduré dans un usage mixte jusque dans les années �970 où on trouvait par exemple dans des organisations politiques des « secrétariats à la propagande » ou des « responsables de la propagande » qui seront ensuite rebapti-sés « services de communication » [Breton, 2000, p. 70]. Julian Huxley, premier directeur général de l’UNESCO, ne prônait-il pas de « prendre les techniques de persuasion et d’information et la pro-pagande vraie (true propaganda) que nous avons appris à appliquer de façon nationale pendant la guerre et de les tourner délibérément vers la tâche de la paix, si nécessaire les utiliser, comme l’envisa-geait Lénine, pour “vaincre la résistance de millions d’hommes” et les amener vers un changement souhaitable » [�947, p ; 60] ? Messages de paix, messages de guerre, arme du bolchevisme ou du capitalisme, faut-il penser que certains messages se justifient, d’autres non, suivant le camp d’où l’on parle ? Qui se rappelle que le contenu de la propagande est à ce point indifférent, et qu’à dia-boliser la propagande de l’autre, on peut la pratiquer sous la figure de l’angélisme ? Ne risque-t-on pas, à incriminer le contenu de la propagande tout comme à incriminer son effet de masse, de perdre de vue la question qu’elle engage sur les outils de communication qui sont les siens ? Elle utilise un contenu en visant l’au-delà du contenu. Elle vise à reconduire un état d’assujettissement jamais acquis, chaque campagne préparant le terrain de la suivante, dans un renouvellement qui n’est pas sans faire penser à la « révolution

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permanente » de Machiavel4. D’où le spectre de la non-adhésion du public-cible qui hante la démarche du propagandiste. Ce qu’il s’agit d’établir et de propager, le seul objet de la propagande, c’est la propagande elle-même, sa propre performance, quel qu’en soit l’objet, quelle qu’en soit l’échelle.

C’est en cela que E. Bernays ne travaille pas seulement à la promotion du savon de Procter & Gamble ou des cigarettes Lucky Strike, mais à la propagande de la propagande, qui se ramène inéluctablement à sa propre promotion. Sa carrière montre assez le nombre des objets indéfiniment substituables de la propagande, sans craindre les pires contradictions (il sera ainsi dans les années �960 un grand dénonciateur du tabac), ce qu’il défend d’ailleurs en arguant des découvertes de la psychanalyse, dont l’inventeur se trouve être son oncle ! Mais, indépendamment du lien de parenté qui vient légitimer cette référence, l’exploitation et la dilution de la découverte freudienne sont déjà courantes à cette époque dans des ouvrages de vulgarisation qui ne doivent pourtant rien à la psychanalyse. Freud le savait lorsqu’il écrivait qu’en Amérique la psychanalyse « jouit dans le public d’une popularité peu commune et est reconnue par beaucoup de psychanalystes officiels comme une partie importante de l’enseignement médical. Malheureusement, là-bas aussi, il y a été mêlé beaucoup d’eau. Plus d’un abus, avec qui elle n’a rien à faire, emprunte son nom » [�950, p. 65].

Freud avait mis en évidence que la pulsion n’a pas d’objet d’élection, qu’elle dérape vers quelque chose d’excessif dans sa saisie de l’objet. Mais n’y a-t-il pas un comble à affirmer qu’une telle découverte est de nature à justifier la manipulation collective, là où la psychanalyse pousse au contraire le sujet à s’émanciper de ses objets imaginaires ? Dès la parution de Propaganda, Freud écrit à son neveu : « Je suis passé prendre ton nouveau livre, non sans l’appréhension qu’il pourrait s’avérer trop américain à mon goût. Quoi qu’il en soit, je l’ai trouvé si clair, intelligent et compréhen-sible que je peux le lire avec plaisir. Je te souhaite tout le succès possible… » [Bernays, �965, p. 270]. Ces compliments tout de

4. Ce que nous pouvons illustrer en rappelant la suite du propos déjà cité de Patrick Le Lay : « Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise. »

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politesse, mais empreints d’ironie voilée, ne trompent pas Bernays qui connaît de longue date l’opinion de Freud sur les Américains. De plus, n’importe quel lecteur peut convenir du fait que c’est un ouvrage qui a précisément le mérite d’être « clair, intelligent et compréhensible ».

Mais Freud y répond évidemment lorsqu’il écrit l’année sui-vante : « Indépendamment des obligations imposées par la restric-tion des pulsions instinctives, obligations auxquelles nous sommes préparés, nous sommes obligés d’envisager aussi le danger suscité par un état particulier qu’on peut appeler “la misère psychologique de la masse”. Ce danger devient des plus menaçants quand le lien social est créé principalement par l’identification des membres d’une société les uns aux autres, alors que certaines personnalités à tempérament de chef ne parviennent pas, d’autre part, à jouer ce rôle important qui doit leur revenir dans la formation d’une masse. L’état actuel de l’Amérique fournirait une bonne occasion d’étudier ce redoutable préjudice porté à la civilisation. Je résiste à la tentation de me lancer dans la critique de la civilisation américaine, ne tenant pas à donner l’impression de vouloir moi-même user de méthodes américaines » [�972, p. 70].

Freud note que les sociétés de masse manquent d’un chef à idolâtrer et à tuer. C’est que, au lieu d’un chef, elles ont désormais, à en croire E. Bernays, un « gouvernement invisible ».

La mutation du pouvoir démocratique

L’architecture de la propagande repose sur ceux que E. Bernays appelle les leaders de groupes. Véritables relais de l’opinion publi-que, sans eux aucune idée n’aurait une chance de succès : « Si vous pouvez influencer les leaders, que ce soit avec ou sans leur coopération consciente, vous influencez automatiquement le groupe qu’ils dominent » [2005, p. 73]. La masse est tenue pour ne rien engendrer qu’anarchie et violence ; d’où l’image d’un champ de foire organisé qui vient à l’esprit en lisant Propaganda. Nous entrons dans un monde étrange, où la mode parisienne se met au service du marché périclitant du velours américain, l’art au service de l’industrie du savon, la décoration d’intérieur au service de l’industrie du piano… Tout ce que nous tenons pour des idéaux

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élevés – ce que le kantisme nous a habitués à considérer comme des buts en soi – se met à danser sous l’orchestration du propagan-diste. Les objets s’animent sous des ficelles invisibles ; les idées font ricochet vers un but lointain et savamment conçu ; les appels humanitaires ou féministes, les messages de santé publique entrent dans la même danse. Les consommateurs sont dépeints comme des pantins dociles, et le vendeur à la merci de la tendance (trend) du moment. On ne sait plus qui influence qui ; seul le propagandiste paraît le savoir, dirigeant l’ensemble de main de maître, connaisseur et ultime ordonnateur des mouvements de masse. C’est un monde de serfs où règnent d’inaccessibles maîtres de propagande, dont la mission éminente consiste à modeler l’opinion publique dans les limites intelligentes de l’air du temps.

La propagande est ainsi consubstantielle à la détermination d’une élite de se réapproprier la souveraineté populaire. Le plus intéressant ici n’est pas de lire une théorie de la démocratie – elle est bien peu élaborée – mais de découvrir une opinion sur la démocratie par ceux qui disent agir sur l’opinion publique. Walter Lippmann déclarait déjà en �922 dans Public Opinion que le gouvernement représentatif requiert un corps indépendant et supragouvernemental de professionnels chargés de traduire les faits sociaux auprès des décisionnaires. L’application d’un tel principe est devenue com-mune aujourd’hui. Dès l’année suivante, E. Bernays reprend et reformule dans Crystallizing Public Opinion les mêmes idées que Lippmann, mais dans un style moins théorique et plus utilisable, soucieux de situer sa pensée non dans le registre de la spéculation mais dans celui du conseil pratique et accessible.

Propaganda ne fait qu’accentuer ce mouvement vulgarisateur. « Les masses promettaient de devenir souveraines. Aujourd’hui, toutefois, une réaction s’est amorcée. La minorité a découvert une aide puissante dans le fait d’influencer la majorité. Il a été rendu possible de mouler l’opinion des masses de telle façon qu’elles jettent leur force nouvellement obtenue dans la direction désirée. […] L’alphabétisation universelle était supposée former l’homme ordinaire à contrôler son environnement. Une fois qu’il saurait lire et écrire, son esprit serait apte à diriger. Ainsi marcha la doctrine démocratique. Mais à la place d’un esprit, l’alphabétisation univer-selle lui a donné des tampons, des tampons estampillés de slogans publicitaires, d’éditoriaux, de données scientifiques, des trivialités

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des tabloïds et des platitudes de l’histoire, mais tout à fait vierges de pensée originale. Les tampons de chaque homme sont les copies de millions d’autres, si bien que lorsque ces millions sont exposés aux mêmes stimuli, ils reçoivent tous des empreintes identiques » [ibid., p. 47-48].

Il y a là le point d’ancrage d’un véritable retournement de l’idéal démocratique. Le marché apparaît impuissant à s’autoréguler puis-que, pour tourner (rappelons que c’est là l’idée du mot spin qui inspire le titre de spin doctors, ou conseillers politiques), il lui faut un corps d’experts qui déterminent le sens du vent. Le libéralisme présente lui-même les limites de son efficience en requérant un savoir à qui s’en remettre, et la « main invisible » appelle décidé-ment une incarnation en la personne des experts, qui restent dans les coulisses afin que perdure le mythe de l’ordre spontané. Ils n’ap-paraissent qu’à l’heure du désordre, dans leur faillite à prédire. Ce qui est exploité, c’est une certaine impasse de l’extension de l’idée démocratique à de grands espaces géopolitiques, question débattue depuis l’Antiquité dans ce que Platon et Aristote pointaient comme l’exigence d’un nombre limité de citoyens, et Montesquieu comme l’impasse d’un territoire trop vaste. L’idéal démocratique a toujours vu s’affronter des conceptions divergentes autour de la démocratie représentative et de la démocratie participative. Démocratie et société sans frontière apparaissent en tout cas antinomiques et ques-tionnent par anticipation l’idée de démocratie mondiale promue par la SDN puis l’ONU… Une société sans frontière creuse un abîme entre représentants et représentés qui ne peut se combiner à aucune participation effective, si ce n’est une effusion superficielle et igno-rante entre ressortissants d’une humanité qui se pensent unis par la même idée d’humanité au mépris de leurs ancrages locaux. Cette impasse sert de levier à la rhétorique propagandiste qui, arguant du peu de démocratie de la démocratie (cf. Lippmann), propose de lui substituer l’obtention du consensus et le travail sur l’image. Si l’on se rappelle que les relations publiques sont nées avec la nécessité de sauver la réputation des entreprises, toute politique d’entreprise allait se muer en défense de son image de marque et parer ainsi à la menace que les travailleurs ne se mettent en tête de s’approprier les moyens de production. Le politique n’avait plus qu’à s’en inspirer. Ce modèle promouvait une nouvelle classe d’hommes invisibles et influents, selon la terminologie de E. Bernays, des hommes de

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conseil à distance de la décision politique. Mais ce qui n’était qu’une excroissance de la société démocratique aux prises avec la confrontation d’intérêts divergents et le sentiment d’une opacité mutuelle va peu à peu la ronger tout entière et devenir la médiation par excellence du rapport à l’autre, démultipliant les intermé-diaires, les procédures et finalement les voiles d’obscurité sur les acteurs politiques, économiques et sociaux, invités à se dédouaner d’un agir responsable. « On peut vendre un bon gouvernement à une communauté exactement comme tout autre produit », écrit E. Bernays [ibid., p. �20]. Il déplore seulement dans Propaganda que les politiques n’aient pas encore pris la mesure de ce que le monde des affaires et les techniques de propagande pouvaient leur apprendre. Ils ont, depuis, amplement suivi ce conseil.

L’autobiographie de E. Bernays nous conte l’ascension ful-gurante d’un self-made man avide d’approcher les puissants sans jamais briguer leur place. Il sait trop bien qu’une telle place n’est plus celle du pouvoir. Il aurait refusé par exemple la proposition de devenir ministre des Affaires étrangères du tout jeune état hébreu : « Je n’avais aucune envie de ce poste » [Bernays, �965, p. 703]. L’industriel, le politique ou l’artiste se confrontent tous les jours aux vicissitudes de l’opinion publique, aux incertitudes et aux retombées de l’action ; seul le propagandiste semble ici ne jamais perdre. Il est vrai que s’il échoue sur une campagne ou perd un client, des dizaines d’autres se pressent, prêts à payer des honoraires fabuleux. L’empire de la propagande – s’il y en a un – repose sur des hommes de la trempe de E. Bernays, capables d’en soutenir la croyance auprès de leurs illustres clients et d’un public convaincu d’incapacité. Un public qu’il s’agit de conditionner en épousant ses mouvements : « Si le public devient plus intelligent dans ses exigences commerciales, les firmes commerciales se confronteront aux nouveaux standards. Si le public se lasse des vieilles méthodes utilisées pour le persuader d’accepter une idée ou un produit don-nés, ses leaders lanceront leurs appels de façon plus intelligente » [Bernays, 2005, p. �68].

Propaganda se termine sur l’affirmation que « la propagande ne disparaîtra jamais. Les hommes intelligents doivent se rendre compte que la propagande est l’instrument moderne par lequel ils peuvent lutter à des fins productives et aider l’ordre à sortir du chaos » [ibid., p. �68].

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Tel est le message auquel nous sommes censés succomber. Mais l’irrésistible ascension de la propagande pourrait tenir à ce qu’elle nous assène avec une fausse mais abrupte franchise que nous ne pouvons pas lui résister. Par quel mystère finissons-nous par en être convaincus sans jamais croire vraiment aux messages médiatiques et publicitaires ? La publicité n’est-elle pas foncièrement soupçonnée par tous d’être « mensongère » ? Comment se fait-il que personne ne croit pour soi-même au contenu du message, mais croit tout de même à sa formidable efficacité sur la masse ? Cela indique le lieu même de l’exploitation propagandiste : le public s’imagine que ce sont toujours les autres qui sont dupes, jamais lui-même. Mais le lieu où l’individu succombe à ce qu’il suppose être au goût des autres est aussi le lieu même où il s’en méfie et où gît une demande de vérité. Le fait même que, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la propagande ait fait l’objet d’une critique continue jusqu’à aujourd’hui, qu’on ait consacré dès les années �930 un institut (IPA) et d’innombrables ouvrages à cette critique, indique que son efficacité, très aléatoire, n’est pas réductible à ce qu’elle proclame en matière de réussite. À dénoncer les effets extravagants de la propagande, on lui prête le pouvoir même dont elle se réclame pour continuer d’emballer des foules.

Nous ne pouvons pas donner raison à Noam Chomsky lorsqu’il affirme péremptoirement : « Les médias appartiennent à un mono-pole d’affaires. Tous propagent les mêmes idées » [2002, p. 32]. Ou encore : « Le message passe comme une lettre à la poste quand le système d’éducation et les médias sont contrôlés dans leur totalité et que les érudits sont des conformistes » [ibid., p. 40]. Nombreux sont ceux qui recueillent et travaillent avec les ratés d’un contrôle qui n’est jamais total, mais plutôt foncièrement impuissant devant les ressources polymorphes des individus. Cessons d’engluer le sujet politique dans la masse. Gardons-nous de donner au propa-gandiste l’ultime gage de son pouvoir en cessant de renchérir sur la suggestibilité des masses, lesquelles, bien qu’aux aguets, subissent l’inertie contenue dans l’oxymoron qui leur enjoint d’appartenir au « village planétaire » (ce village que le propagandiste se fait fort de faire exister pour le compte de ses clients…).

Peut-être, après avoir lu Propaganda, nous frotterons-nous les yeux comme au sortir d’un cauchemar devant la vision des objets se multipliant à l’infini… Mais nous saurons aussi qu’aucun d’entre

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eux ne comble les personnes ciblées (et pour cause : la noria des objets dessine plutôt leur peu d’être), laissant la question de l’objet tout à fait ouverte. Peut-être enfin une forme d’anti-américanisme primaire aura-t-elle ici l’occasion de céder devant ce morceau de bravoure écrit par un homme qui incarnait l’Amérique par excel-lence, mais qui concerne toute la modernité post-industrielle, et qui la concerne si intimement que la critique d’inspiration antitotalitaire ne suffit pas à en modifier les fondements. C’est à saisir le démon d’une affirmation qui se prend elle-même pour objet, trébuchant dans le filet où elle veut prendre son autre, qu’on devrait désormais s’attacher. Si E. Bernays invoque la propagande comme huilage de la démocratie, l’indignation qui s’empare de tout lecteur moyen concernant cette idée de la démocratie vaut aussi pour la propa-gande. Le lecteur qui ne serait pas de cette élite, confirmé dans son sentiment d’être floué par les puissants, témoigne de l’échec à réaliser un parfait lavage de cerveau. La propagande a ses lois propres, dont le propagandiste n’a pas le monopole. En témoignent les magnifiques pages écrites par Armand Robin, écouteur de radios au ministère de l’Information pendant la Seconde Guerre mondiale – un homme qui avait fait de l’écoute des propagandes étrangères son sacerdoce personnel : « Beaucoup d’hommes ont déjà perçu confusément la menace représentée par le déferlement des pro-pagandes radiodiffusées. […] Les propagandes diffusées par les radios chargées à l’extrême de volonté de puissance sont justement celles qui échappent le plus ironiquement aux propagandistes […]. On assiste, dans le cas de ces radios, à une annulation des maîtres les plus superbes par leurs paroles ; le dictateur est chassé de son langage […]. Si le dictateur possédait selon son rêve l’univers entier inconditionnellement, il établirait un gigantesque bavardage per-manent où en réalité nul n’entendrait plus qu’un effrayant silence » [Robin, 2002, p. 44 et p. 46-47].

La défense du politique impose plus que jamais de distinguer le public du troupeau, la vérité du chiffre d’expert, la prise de parole de la communication. L’extension du champ de contrôle et de manipulation ne permet pas de préjuger du degré de docilité des sujets ciblés. Il reste à parier qu’ils ont encore quelque chose à dire de singulier sur leur destin individuel et collectif qui défie le marketing politique, qu’ils ne sont pas tous devenus les mutants du « cerveau humain disponible » dont les uns se vantent et les

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« troupeaux inhumains » [Stiegler, 2004] que d’autres redoutent de voir advenir – terrain où le cynisme et le paternalisme se dispu-tent l’apanage de la lucidité sur le dos du citoyen ordinaire. Ainsi, Noam Chomsky [2002, p. �6] attribue d’abord à Walter Lippmann l’idée selon laquelle l’immense majorité de la population est « un troupeau dérouté » pour entériner finalement cette idée : « Il s’agit de savoir si nous voulons vivre dans une société libre ou bien dans ce qui n’est ni plus ni moins qu’une forme de totalitarisme, un totalitarisme dans lequel le troupeau dérouté est à dessein dévié de sa route et erre, terrifié, en hurlant des slogans patriotiques, en craignant pour sa vie et en encensant le chef qui l’a sauvé de la destruction, pendant que les gens instruits obéissent au doigt et à l’œil, scandent les slogans qu’il faut scander et que notre société se détériore » [ibid., p. 77-78].

Il est sûr qu’un tel tableau ne laisse aucune chance à quiconque de faire entendre une autre voix. Il appartient au regard de l’analyste politique de refuser de constituer la masse humaine en troupeau, mais plutôt de déceler les échecs d’un projet de domination trop grotesque pour être abouti, et de défendre les responsabilités locales et individuelles qui font de chaque citoyen l’ultime dépositaire de ses choix. Il s’agit de se refuser comme « public potentiellement universel » [Bernays, 2005, p. 84] visé par un tel régime de parole. Refuser de donner une consistance et une fatalité au consentement collectif, qui se reconduit précisément à partir du fantasme de son propre effet. Telle est la position critique qui reste à construire, et ce pourquoi l’ouvrage domine plutôt à la façon d’un phare dont nous ne cessons de nous éloigner, tant il est de plus en plus difficile d’identifier l’agent et le patient de la propagande, l’opinion aveugle et l’opinion éclairée, la communication réussie et son échec, la critique et l’allégeance…

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Avoir question à tout : les sciences sociales

David Le Breton

« Je crois qu’en règle générale, et à la différence des sciences de la nature, les sciences sociales ne font pas de découverte à proprement parler. La sociologie bien comprise vise plutôt à approfondir la compréhension de phénomènes que beaucoup connaissent déjà. »

Howard becker, Les Mondes de l’art.

Pluralité de la sociologie

La sociologie est foisonnante d’approches des hommes ou des sociétés, elle multiplie les angles de regard et les méthodes pour donner sens à l’action ou expliquer les mouvements incessants du social. Chaque analyse sociologique est comme une vue de la société à travers une facette, mais sans parvenir à tout à fait en épuiser les mouvements de sens. Chaque point de vue suggère sa lecture du social, sans être nécessairement contradictoire avec un autre, chacun privilégiant des données singulières, insistant sur le rôle de l’acteur ou du système. Toute analyse sociologique est une interprétation du social. Elle oscille nécessairement entre dialogique et polémique, même si parfois une certaine arrogance l’emporte sur le dialogue et la reconnaissance de l’infinie complexité du réel. La revendication hautaine d’une plus grande rigueur n’est souvent qu’un coup de force théorique.

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Le sociologue applique sa sagacité non sur des choses, mais sur des relations entre des hommes qui n’en possèdent pas moins eux-mêmes, pour une part, une connaissance des mobiles et des conséquences de leurs actions. La condition humaine se trame dans un univers complexe de sens et de valeurs, une affectivité indivi-duelle et collective à l’œuvre à chaque instant. Penser une théorie sociologique générale dans ce contexte paraît une gageure car, si les sociologues sont en principe des gens de méthode et de rigueur, ils n’en sont pas moins hommes comme la fragmentation théorique de la discipline, de nos universités, de nos revues ou de nos colloques en témoigne. Les approches sociologiques traduisent en ce sens les ambiguïtés et les ambivalences du « fait social ». La sociologie n’est pas l’appréhension tranquille et administrative d’une réalité objective que les individus ignorent tout en la construisant, elle n’est pas une théologie vouée à la révélation des pratiques, mais un cheminement plus humble avec les individus dans une certaine connivence de savoir avec les acteurs sur ce qui fait et défait le social. L’éclatement de la sociologie (ou de la psychologie, de la philosophie, en somme de toutes les composantes des sciences dites humaines et sociales) rappelle avec insistance que tout homme, fût-il un sociologue reconnu, est d’abord un artisan du sens et des valeurs qu’il projette sur le monde. Et les adeptes de ces sociologies multiples trouvent un public selon les sensibilités retrouvées ailleurs dans le monde social. Même la référence canonique à un classique n’est pas une garantie, car le Weber ou le Simmel de l’un n’est pas celui de l’autre ; les œuvres se déclinent elles aussi, à l’image du social, comme une surface de projection, une inépuisable matière à penser où chacun, de l’étudiant au chercheur éprouvé, cherche une légitimité tutélaire.

L’interprétation du sociologue n’est jamais indifférente puis-qu’elle s’applique à des acteurs disposant de compétences n’ayant pas attendu celles des sociologues et exerçant une critique perma-nente sur les analyses dont ils sont l’objet. La sociologie s’applique à un monde changeant qu’elle contribue à modifier par les débats qu’elle provoque, et non à un monde naturel immuable et indifférent aux discours tenus sur lui. Et aujourd’hui sans doute les sciences sociales sont des lieux de prise de conscience de soi pour nos sociétés contemporaines. Cette complicité ambiguë du sociologue

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et de l’acteur est souvent source de conflits ou de discussions. La réflexivité de l’acteur ne s’exerce pas seulement dans le cours de son existence : une réflexivité institutionnelle et sociale accompagne en permanence les pratiques. Toutes les formes de connaissance sont mobilisées, souvent de façon contradictoire et lacunaire, par nos contemporains – à commencer par les médias.

Toute théorie implique une vision du monde, une morale implicite qui la nourrit. Certaines sociologies choisissent de parler dans la conviction d’une « rupture épistémologique » entre les procédures de connaissance liées à la vie quotidienne et les modalités de mise en œuvre des savoirs sociologiques. L’épistémologie d’inspiration durkheimienne considère le savoir commun comme étant une préno-tion, une illusion. Le sociologue, lui, en suivant certaines procédures de recherche, ferait œuvre scientifique : il dirait le vrai de l’action des hommes. Les hommes s’effacent au profit de logiques sociales qui les dépassent, de lois de l’histoire ou d’habitus inéluctables les enfermant dans une ignorance ontologique d’eux-mêmes que le sociologue, par une tournure d’esprit qui n’est jamais expliquée, se propose de leur révéler. Le social explique le social, mais sans les individus trans-formés en ombres. La sociologie n’est alors guère éloignée d’une théologie. On se souvient de la boutade d’Edgar Morin à ce propos se demandant par quelle « bourde divine » certains intellectuels pouvaient ainsi avoir le privilège de toujours pouvoir éclairer les autres, et particulièrement leurs collègues, sur leurs erreurs.

D’autres sociologies, dans la lignée de Simmel ou de Weber, prennent en compte la réflexivité et la compétence des acteurs. Le sociologue appartient au monde vécu qu’il cherche à comprendre. Comme l’homme du commun, il recourt à des typifications qui lui permettent non seulement d’étudier son champ mais aussi, plus modestement, de se mouvoir dans la société et de ne pas y être considéré comme un Martien. Ce sont ces mêmes procédures de connaissance qui nous permettent de regarder un film ou de lire un roman, d’entendre une anecdote ou une plaisanterie, ou d’assister à une querelle de trottoir, en en comprenant le principe. Le sociologue est lui-même un acteur compétent parmi d’autres, caractérisé surtout par l’intention de mieux comprendre certains aspects de la réalité sociale. Les prénotions ne sont plus la mauvaise herbe à arracher afin d’atteindre la vérité des actions, mais une manière pour les acteurs de rendre compte de ce qu’ils vivent, même si la sociologie ne peut

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s’arrêter naïvement là. La tâche de la sociologie consiste à appro-fondir une connaissance qui n’est pas nécessairement étrangère aux acteurs. Habermas pose une question clé : « Comment une analyse de science sociale, tout en se rattachant à des interprétations de tous les jours, peut-elle les pénétrer par la réflexion et transcender le contexte en question » [Habermas, �987, p. �44].

Impacts de la mondialisation

La mondialisation ne fait pas disparaître l’idée de société car celle-ci était déjà une fiction théorique. Là où autrefois le lien social se donnait sans doute surtout avec un sentiment d’alliance, de proximité, de solidarité, d’homogénéité – qu’il s’agisse d’un groupe ou d’une classe sociale –, aujourd’hui il convient plutôt de parler de « société des individus » afin de prendre en compte l’éparpillement des références et des valeurs de nos contemporains. Si l’« appât du don » demeure de manière irréductible dans maintes relations sociales, l’utilitarisme et l’« appât du gain » dominent l’ambiance et bien des pratiques de nos sociétés rendant le para-digme du don toujours plus pertinent dans sa critique sociale et sa compréhension des ambivalences de nos sociétés [Godbout, 2007]. Plus que jamais, on peut reprendre les propos d’Alain Caillé dans le manifeste du MAUSS : l’utilitarisme est « devenu l’imaginaire même [de nos sociétés]. À telle enseigne que, pour les modernes, est largement incompréhensible et irrecevable ce qui n’est pas suscep-tible d’être traduit en termes d’utilité et d’efficacité instrumentale » [Caillé, �989, p. 9]. La disparition de l’état-nation ne change pas les méthodes d’analyse ; elle soulève de nouvelles questions, mais ne dissout pas la relation sociale dont le questionnement est la source de la sociologie. Nombre d’analyses sociologiques étudient des configurations sociales en partant des acteurs et de leurs pratiques sans avoir la nécessité conceptuelle de théoriser autour de « la société ». La sociologie se renouvelle face à des transformations profondes du lien social, mais son imagination épistémologique ou méthodologique n’est pas en défaut. Les analyses du contem-porain foisonnent aujourd’hui. Et la mondialisation impose de surcroît un échange entre les sociologues de différentes contrées. Les ouvrages sont aujourd’hui plus facilement traduits qu’autrefois

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et les déplacements, les échanges sont continus et sollicitent même aujourd’hui les étudiants sur un mode dont ma génération n’aurait jamais rêvé. Les bouleversements sociaux de ces dernières décen-nies ont rendu caduques les sociologies d’inspiration marxiste ou néomarxiste ; la notion d’habitus doit être problématisée pour se saisir de l’émiettement du social, pour prendre en compte la réflexivité de l’acteur, la « détraditionnalisation » [Giddens, �994], le déclin des institutions [Dubet, 2002], la déstandardisation du travail [Sennett, 2004], l’émergence d’une population « jetable » de réfugiés, de sans-papiers produits par une série de données liées à la globalisation [Bauman, 2006, 2007], etc.

Un divorce est souvent décelable entre l’expérience sociale de l’acteur et sa capacité d’intégration symbolique. Une carence de sens en résulte qui rend parfois la vie difficile. Du fait de l’absence de réponses culturelles pour guider ses choix et ses actions, l’acteur est abandonné à sa propre initiative, démuni devant nombre des événements essentiels de la condition humaine : la mort, la maladie, la solitude, le chômage, le vieillissement, l’adversité… Il convient dans le doute, parfois dans l’angoisse, d’inventer des solutions personnelles. La tendance au repliement sur soi et à l’autonomie n’est pas sans conséquences sensibles sur le lien social. La commu-nauté du sens et des valeurs s’éparpille dans la trame sociale sans la souder réellement. L’atomisation des acteurs accentue encore la mise à distance des éléments culturels traditionnels qui deviennent des indications sans épaisseur. Peu dignes d’investissement, ils dis-paraissent en laissant un vide que ne comblent pas les procédures techniques. Au contraire, les solutions personnelles prolifèrent et visent à combler les carences du symbolique par des emprunts à d’autres tissus culturels ou la création de nouvelles références. Le sentiment d’identité de nos contemporains est souvent labile, fragile, non plus fondé sur des identifications symboliques solides, mais sur des données d’ambiance et la possession d’objets ayant provi-soirement valeur de signes de reconnaissance, mais obsolescents, liés à l’univers changeant de la marchandise et de l’industrie du divertissement. Ces transformations traduisent la nécessité pour le sujet de s’ajuster aux situations changeantes en maintenant l’estime de soi et en modifiant son cadre de référence.

Certes, la cassure des traditions, le déclin des institutions, la déstandardisation du travail, etc., ne sont pas nécessairement des

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éléments générateurs de turbulences sociales ou de souffrances individuelles. Elles peuvent être, à l’inverse, une source de renou-vellement, de brisure des routines, un appel à l’invention. Une part des populations occidentales se reconnaît dans les valeurs de compétition, de concurrence, de mérite, de remise en question, de mobilité, etc. Elle ne craint pas les ambiguïtés, les incertitudes. Ceux qui disposent des moyens symboliques pour se « battre » s’y épanouissent. Ce sont des individus au sens plein du terme, ils demeurent les artisans de leur existence. Mais le changement ne peut être cultivé pour le changement : s’il ne fait pas sens pour les acteurs, il est source de désorientation. Pour ceux-là, les transforma-tions sociales et individuelles liées à la globalisation sont cause de souffrances innombrables. Individus en creux, mal dans leur peau, sans ancrage symbolique solide, ils vivent leur condition person-nelle comme une fatalité sur laquelle ils n’ont aucune prise.

L’individualisme contemporain traduit le fait pour le sujet de se définir à travers ses références propres. Il n’est plus porté par des régulations collectives extérieures à lui, mais il est contraint à l’initiative, à trouver en lui les ressources de sens pour demeurer acteur de son existence. L’ambition consiste dès lors à devenir soi-même. Ce qui ne signifie pas que l’acteur est en apesanteur et qu’il cesse d’obéir aux logiques sociales, mais il leur répond selon les modulations de son style propre.

L’individu moderne n’est plus un héritier, au sens d’une transmission de l’habitus à travers une socialisation familiale. Il n’est plus dépendant d’un chemin déjà tracé, il n’entre plus dans la carrière quand ses aînés n’y sont plus, selon la parole de La Marseillaise. L’individu moderne n’est plus assigné à une origine ou à une filiation, il a ses racines dans la seule expérience personnelle. Ses références sont celles qu’il se choisit. Il établit de son propre chef les liens qui satisfont au sentiment de soi, et délaisse les autres où il se reconnaît moins. Il lui revient de s’instituer par lui-même, certes sous l’influence des autres – et particulièrement de la prégnance du marché –, mais avec une marge de manœuvre qu’il lui appartient de construire. Sa liberté n’est pas un choix, mais une obligation puisque toute tutelle s’ef-face et qu’il est le premier artisan de son existence. Il devient un acteur, en quête d’un bricolage identitaire n’appartenant qu’à lui, et non plus un agent mû par un habitus de classe qui le rendrait

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d’emblée culturellement dépendant du passé [Le Breton, 2004]. De manière générale, l’existence devient en permanence un dilemme identitaire à résoudre.

L’ébranlement de la confiance

L’immersion à part entière dans le lien social n’est plus une donnée d’évidence, mais une donnée à conquérir. La disparition du travail comme pierre d’angle de l’existence individuelle et fami-liale détache de tout lien à un espace privilégié. L’individu devient nomade de lui-même. Le monde est aujourd’hui confronté à la dissolution définitive des anciens modèles d’existence propres à la société industrielle : la communauté relative qui intègre dans un ensemble où chacun possède sa place et son rôle, une profes-sion avec un plan de carrière jusqu’à la retraite, l’appartenance à une classe sociale porteuse d’une culture propre et d’une dignité, des rôles d’homme et de femme inscrits dans la tradition, une famille vouée pour le meilleur ou pour le pire à la longue durée. L’exercice du quotidien rend tout projet à long terme impensable, livre l’individu à la liberté, mais aussi au désarroi et à la solitude. L’engagement des institutions à son égard, à commencer par son entreprise, est dépendant des variations du marché. Tout contrat est provisoire, aussitôt rompu si l’un des contractants ne s’y retrouve plus. L’engagement n’a pas plus de valeur au plan des relations amoureuses ou amicales, voire au plan des relations familiales.

Ainsi de l’amertume d’un cadre de haut niveau, fils d’un homme qui fut concierge : « Transposé au domaine familial, le “pas de long terme” signifie : continue à déménager, ne t’engage pas, ne te sacrifie pas. “Vous n’imaginez pas à quel point je me sens idiot quand je parle d’engagement à mes gosses […]. Pour eux, c’est une vertu abstraite ; ils ne la voient nulle part” » [Sennett, 2000, p. 29]. Les conditions actuelles du marché forcent les acteurs à une permanente mise en question de soi alors que les chances de gagner sont réduites. Le libéralisme économique brise les anciennes formes de solidarité et instaure une concurrence généralisée ; il induit un contexte de déliaison sociale, d’éparpillement du symbolique qui fait souvent peu de cas de l’autre. « Aujourd’hui, écrit R. Sennett [2000, p. 24], un jeune Américain qui a fait au moins deux ans

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d’études supérieures peut compter changer d’emploi onze fois dans sa vie et renouveler sa formation au moins trois fois au cours de ses quarante années de travail. » L’existence ne s’inscrit plus dans le long terme. La flexibilité de l’emploi exige de rester superficiel pour ne pas être entamé par le prochain déménagement ou la perte d’un exercice professionnel. La notion d’engagement disparaît de la relation professionnelle comme de la relation amoureuse. Le monde n’est plus une responsabilité, mais un cadre formel qui vaut pour le déploiement de soi. Les exigences narcissiques prennent le pas sur le sentiment du lien, et transforment autrui en un problème à résoudre. D’où le sentiment commun de la croissance des incivilités au sens d’une rupture des anciennes formes de tact avec les autres, la disparition de la confiance, l’indifférence à toute responsabilité si on ne l’a pas notifiée par un contrat juridique.

Labilité du rapport au monde

La fragmentation de l’existence rend difficile l’établissement d’un sentiment d’identité solide et cohérent, susceptible de s’inscrire dans la durée ou de mobiliser les ressources pour rebondir d’une situation à une autre. L’individu doit être en mesure pour lui et pour les autres de produire la cohérence d’un récit sur soi. Il lui revient de suturer les éventuelles failles, d’opérer des jonctions sans toujours savoir d’où il vient et où il va. La possession d’une boussole s’impose pour ne pas perdre son orientation dans un temps indécis, chaotique. Le senti-ment d’identité de nos contemporains est labile, fragile ; il n’est plus fondé sur des identifications symboliques solides, mais sur des don-nées d’ambiance et sur la possession d’objets ayant provisoirement valeur de signes de reconnaissance, mais liés à l’univers changeant de la marchandise et de l’industrie du divertissement. L’individu contemporain est un acteur qui réclame un droit d’inventaire sur l’histoire de sa société ou de sa famille, sur le système culturel de sens dans lequel il est immergé. Il voudrait faire un monde à lui tout seul en convoquant les autres selon son bon plaisir. L’individu ne se sent plus en lien avec les autres, il ne considère plus avoir de compte à leur rendre. Le lien « est prédonné, je n’ai pas à l’instaurer, j’évolue à l’intérieur d’un monde où je n’ai pas à me soucier de ce qui me tient aux autres » [Gauchet, 2002, p. 246].

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La bonne distance à l’autre devient un problème. D’où, pour les jeunes générations, la passion des modes de communication qui maintiennent la distance comme Internet ou le téléphone cel-lulaire, et conjuguent subtilement le lien à l’autre et la possibilité de se retirer à sa guise. L’autre est désormais souvent une menace à exorciser. Les individus manquent du mode d’emploi pour che-miner ensemble en termes de réciprocité, le monde entre eux est un obstacle à franchir.

Le bouleversement du statut du sujet dans une trame incertaine où il lui revient de tirer son épingle du jeu induit cette ambiance psychologique de nos sociétés, cette passion de la confession, du blog, des autobiographies, des émissions de téléréalité, la pro-pension à poser en victime [Chaumont, 2002], etc. De même, la relation à l’enfant s’inscrit aujourd’hui moins dans une sphère morale du rapport à autrui que dans celle, psychologique, veillant au développement de ce qu’il est censé posséder déjà en lui. Le souci des parents est moins d’éduquer que d’amener l’enfant à devenir lui-même. Ce souci traduit sociologiquement l’accent mis sur les ressources de sens de l’acteur, sa réflexivité face aux circonstances, avec les pesanteurs de son histoire personnelle, la trame relation-nelle où il se meut. D’où le succès récent de la notion de résilience : le fait de ne pas être démoli par l’adversité mais de pouvoir faire face et se reconstruire. Ou encore la banalisation du recours aux notions de « rite de passage » ou de « rite d’initiation », utilisées à tout propos pour traduire un changement de statut, l’importance croissante dans les librairies occidentales des rayons d’ouvrages consacrés à donner les recettes pour se venir en aide soi-même. Le mot d’ordre est de tenir le coup, de s’ajuster au changement, de ne pas prendre de retard. L’individu agit de sa propre autorité, et non plus de celle de la tradition ; aucune transcendance ne s’impose à lui. Si, longtemps, le principe de socialisation relevait de l’hétéronomie, l’autonomie est désormais revendiquée. Rester en mouvement, surfer sur le renouvellement des produits, des attentes sociales ou des offres de travail pour rester à flot devient une occupation à part entière et un principe d’identité. L’entrée dans la vie ne se fait plus sous l’égide d’un projet, mais sous celle d’une aptitude à se recycler en permanence. Dans le monde de l’obsolescence généralisée, il faut se faire soi-même obsolescent, fluide, recyclable.

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L’individualisation réflexive [Beck, 200�] qui est la nôtre aujourd’hui mobilise en permanence l’attention d’un acteur qui ne peut plus se contenter des routines sous peine d’être balayé par les événements. Si la réflexivité a de toute façon toujours accom-pagné l’individu dans sa relation au monde, même sans attendre le contemporain [Le Breton, 2004], la disparition des régulations tra-ditionnelles, l’effacement des modèles et des normes lui confèrent une marge accrue de manœuvre et alimente son individualisation grandissante. La self identity [Giddens, �99�] est une constante déconstruction des circonstances pour saisir les lignes de pertinence qu’elles proposent pour l’épanouissement de soi ou pour s’assurer un moment de répit. Une délibération sans relâche caractérise le rapport au monde inquiet de l’individu contemporain. Toujours sur le qui-vive, dans l’expérimentation, dans le calcul relatif de ce qu’il convient de faire selon les circonstances, il n’a guère de repos. Mais les capacités de résistance ne sont pas extensibles à l’infini, elles épuisent l’individu et aboutissent à la fatigue d’exister [Ehrenberg, �998]. Les difficultés d’entrée dans la vie d’une large part de la jeunesse occidentale attestent de l’inquiétude née de ce monde de l’incertitude qui exige d’être toujours à la hauteur.

Les difficultés de l’entrée dans la vie

Le contrat symbolique noué entre l’acteur et la société a changé, ce n’est plus la société qui procure à l’individu l’assurance que sa place est acquise parmi les autres ; c’est à lui de trouver son statut dans une société qui satisfait ses anciens rôles d’encadrement et de soutien a minima. Il est le maître d’œuvre, très relatif, de son existence. À travers son expérience progressive du monde, il lui revient de trouver ses propres marques pour entrer dans sa vie. Et la jeunesse est justement le moment difficile où il convient de répondre à la question du sens et de la valeur de son existence. Mais, désormais, le jeune est à ce propos livré à lui-même. Le décrochage trouve ses raisons d’être dans l’intimité du jeune, elle ne s’épuise pas à son échelle, elle implique aussi de saisir sa place à l’intérieur d’une famille insérée à sa manière dans une condition sociale, régionale, urbaine ou rurale. Elle s’inscrit encore au-delà, par exemple dans les conséquences de la mondialisation sur la vie

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familiale en termes économiques ou en termes d’appréhension de l’avenir, de chômage, etc. De même, les incidences de la famille sur le jeune sollicitent l’histoire de ses parents, de leur rencontre, de sa place d’enfant dans la dynamique affective familiale, de sa position dans la fratrie. Mais le jeune intègre ces éléments selon son histoire propre et ses ressources de sens pour se situer face au monde.

Le monde des conduites à risque des jeunes sur le versant de la souffrance – ou même des activités physiques et sportives – sol-licite un univers de sens à la lisière de l’anti-utilitarisme sans tout à fait s’y épuiser dans la mesure où ces actions qui semblent bien éloignées de l’intérêt du jeune sont aussi une manière de se défaire de la souffrance, une tentative de forcer le passage pour accéder à soi. Mais elles sont loin par ailleurs d’être « utilitaristes », car le jeune y perd en santé, en qualité de vie, en estime de soi, etc., et qu’il peut en mourir ou léser son avenir personnel. D’où mon recours à des notions relevant plutôt de l’anthropologie (s’il faut discipliner la pensée – ce qui m’a toujours gêné ; l’anthropologie me convient bien justement comme indiscipline de pensée et comme refus de cogner aux portes de l’intelligibilité possible d’une action pour ne pas déranger les frontières disciplinaires). Comprendre les logiques animant les conduites à risque, c’est-à-dire l’exposition en toute connaissance de cause au risque de mourir, impose une méthodologie au plus proche des jeunes à travers entretiens et rencontres. Il importe de prendre au sérieux leurs propos tout en les intégrant à des données anthropologiques qui les éclairent sous un autre angle [Le Breton, 2003a, 2007]. Dans une perspective très maussienne, quatre figures anthropologiques se croisent, selon moi, dans les conduites à risque des jeunes, qui ne s’excluent pas les unes des autres, mais s’enchevêtrent : ordalie, sacrifice, blancheur et affrontement [Le Breton, 2007].

L’ordalie est une manière de jouer le tout pour le tout et de se livrer à une épreuve personnelle pour tester une légitimité à vivre que le jeune n’éprouve pas encore. Il se sent insignifiant et mal-heureux, à côté de soi. Il interroge symboliquement la mort pour garantir son existence par le fait de survivre. Toutes les conduites à risque des jeunes ont une tonalité ordalique. Bien entendu, toute confrontation à la mort est une redéfinition radicale de l’existence. Quand la souffrance taraude, et qu’autour de soi nulle figure ne s’in-carne avec suffisamment de force pour convaincre que la vie vaut la

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peine, il reste à solliciter la mort comme instance anthropologique, à réaliser à travers une épreuve personnelle un échange symbolique au risque de se perdre. La démarche n’est nullement suicidaire : elle vise à relancer le sens, à mettre l’individu au monde. La mort symboliquement surmontée est une forme de contrebande pour aller fabriquer des raisons d’être. Le sacrifice, lui, joue la partie pour le tout. Le jeune sacrifie une part de soi pour sauver l’essentiel. Ainsi des scarifications ou des diverses formes d’addiction comme la toxicomanie, l’anorexie… La blancheur est plutôt l’effacement de soi dans la disparition des contraintes d’identité. On la rencontre notamment dans l’errance, l’adhésion à une secte ou la recherche de la « défonce » à travers l’alcool, la drogue ou d’autres produits. Recherche du coma et non plus de sensations. L’affrontement est une confrontation brutale aux autres à travers violences, incivilités, délinquances, une fuite en avant en se cognant contre le monde à défaut de limites de sens bien intégrées et heureuses. Mais, encore une fois, ces figures se mêlent. Une telle proposition n’est d’ailleurs qu’un moment de l’analyse, elle ne s’y réduit pas, elle suggère une poignée d’outils parmi d’autres.

J’essaie ainsi dans mon travail de chercheur autour des condui-tes à risque de répondre au souci formulé par Alain Caillé « de mobiliser une théorie de l’action qui permette de comprendre à la fois la dimension de créativité de l’action et sa part d’ouverture à l’altérité » [Caillé, 2004, p. 39]. En ce sens, sur des objets différents, je me sens proche de ce qui lui paraît répondre à cette volonté : « le paradigme maussien et anti-utilitariste du don » [ibid.]. Par ailleurs, comme chez Marcel Mauss, la sociologie demeure en parenté étroite avec l’anthropologie. La pratique du détour, pour évoquer Georges Balandier [�984], prévient le risque pour la sociologie d’être « occi-dentalo-centrée et peu pertinente face à la globalisation » comme le dit Ann W. Rawls [2004, p. 72]. Au-delà du paradigme du don, les sociologies ouvertes au grand large et rétablissant la conni-vence des classiques avec l’anthropologie ne sont en rien désar-mées par la globalisation – songeons par exemple à Ulrich Beck, à Anthony Giddens et à une large part de la sociologie britannique ou américaine. Essentielle également pour dépayser le regard est la sociologie historique dans le sillage de Max Weber. L’imagination sociologique puise là, en assonance avec ses nouveaux terrains, un renouvellement de ses outils et de ses concepts.

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Pertinence de l’interactionnisme symbolique

La sociologie qui subordonne l’individu à une classe ou à un groupe en dissolvant son épaisseur singulière en en faisant une copie conforme régie par un habitus ou l’intériorisation de « normes » n’est plus de mise face à l’ampleur des transformations sociales. La reproduction sociale prend des allures inédites, elle fait de l’individu non plus un agent mais un acteur voué à un bricolage de sens, saisi dans le contexte général d’une condition sociale, d’une génération, d’un genre, de représentations, d’imaginaires, d’incitations du marché, etc. Le paradigme wébérien est alors de mise qui restaure la position d’acteur de l’individu tout en le situant dans des cercles d’influence plus larges. En ce sens, le « paradigme interaction-nisme » – dont les composantes sont multiples – bénéficie d’une souplesse et d’un centre de gravité qui lui permettent de demeurer en prise sur nos sociétés saisies par la globalisation et de multiples transformations [Le Breton, 2004]. Au lieu de se concentrer sur des notions socialement abstraites comme les structures sociales, il établit son domaine de compétence dans la concrétude des relations interindividuelles. La société est perçue à l’échelle des acteurs comme un processus toujours en cours et toujours appuyé sur les facultés d’interprétation des acteurs. Le processus d’interaction est symbolique, il est un échange de signification. Il fait la part du raisonnement de l’acteur, c’est-à-dire d’un individu susceptible d’évaluer sa conduite pour agir en conséquence tout en étant saisi à l’intérieur de logiques sociales. Si Marcel Mauss est rarement évoqué dans la présentation de ce courant, on trouve sous sa plume une définition applicable à l’interactionnisme symbolique : les groupes sociaux « sont formés par une pluralité de consciences individuelles, agissant et réagissant les unes sur les autres. C’est à la présence de ces actions et réactions, de ces interactions que l’on reconnaît la société » [Mauss, �969, p. �4�].

L’interactionnisme symbolique évite l’écueil de percevoir l’in-dividu sous les auspices d’une stricte détermination de ses compor-tements par des éléments extérieurs sans pour autant le considérer comme une monade détachée de toute influence. Il considère que l’individu est toujours en relation avec les autres dans un contexte social plus large englobant une série de cercles sociaux. L’action

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sociale ne réside pas dans une quelconque structure sociale d’in-fluence, mais chez les individus qui orientent leurs actions selon les interprétations mutuelles qu’ils opèrent de situations précises. Toute activité au sein d’une société part de l’interaction de ses membres, et la société consiste en l’enchevêtrement de leurs actions. Les unités agissantes peuvent être des individus séparés, des collectivités dont les membres sont mutuellement en présence ou en lien.

L’interaction est le centre de gravité de l’analyse, elle est un acte de communication, un échange de significations mettant en jeu la réflexivité des individus. Elle se décline dans une situation particulière mettant en scène des individus capables d’agir avec distance. La réciprocité des perspectives en est une condition. En outre, le souci de ne pas déchoir dans l’estime des autres et la sienne propre culminant dans la sociologie d’Erving Goffman est déjà présente sous la forme de l’Autrui généralisé de George H. Mead [�963] qui incarne à ce propos une sauvegarde : le rappel au cœur de l’individu qu’il se meut sous le regard exigeant des autres. La confrontation au monde n’est pas une relation à un monde de cho-ses, mais une relation à un monde de sens, elle s’effectue toujours dans un contexte social.

L’acteur n’est jamais une substance, il se décline toujours en termes de relation, il cristallise une virtualité d’attitudes sociales nouées par l’histoire personnelle et des circonstances d’interaction toujours précises ; il est impossible en ce sens de lui octroyer une psychologie a priori. Une multitude de versions de soi sont suscep-tibles de s’actualiser selon les circonstances. Chacune, effeuillée au fil des interactions de la vie quotidienne, mobilise des rôles, des attitudes spécifiques. « Le moi n’est pas “une entité à moitié dissimulée par les événements, mais une formule changeante pour se gérer à travers eux” » [Goffman, �99�, p. 566]. Il n’est qu’une position d’équilibre fluctuante selon les circonstances. L’Autrui généralisé n’est pas le même pour l’individu dans sa famille, sur les gradins d’un stade avec les autres supporters ou dans la salle de classe devant ses élèves, ou encore dans les vestiaires après une activité sportive. Le fait d’être socialisé dans différents grou-pes favorise la marge de manœuvre intellectuelle et pratique de l’individu selon ses capacités d’innovation, ses contradictions, ses ambivalences. La pluralité des expériences sociales favorise le sentiment de la relativité des points de vue et donne une base

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élargie à la créativité personnelle, même si cette dernière s’en-chevêtre au sein d’une série de configurations qui impriment sa partition de leur influence.

La structure sociale est un cadre de l’action, non son principe d’explication. La culture, la classe sociale, le rôle, etc., composent le cadre d’une action sans la déterminer de manière rigide. Les hommes ne réagissent pas à la culture ou à une structure sociale ; ils sont impliqués dans une situation et ils agissent en conséquence avec leur affectivité [Le Breton, 2003b]. Certes, le cadre peut être plus ou moins contraignant. La complexité de l’organisation sociale, son enchevêtrement de comportements possibles, la marge de manœu-vre d’un individu introduisent bien des situations auxquelles ne répond aucune schématisation de comportement. Une approche macrosociologique occulte le travail de sens mené par les acteurs, leur interprétation souvent inattendue des situations. Les indivi-dus ne sont pas des agents, c’est-à-dire des jouets inconscients et inertes de forces sociales qui s’exercent sur eux, mais dont on ne sait pourquoi ils s’y dissolvent avec tant de zèle. Si ces approches tiennent parfois compte des capacités d’interprétation de l’individu, elles sont alors subordonnées à des forces plus puissantes qui les absorbent en effaçant totalement leur épaisseur personnelle. La société est faite d’individus possédant une instance de réflexion qui les conduit à peser le sens de ce qu’ils vivent. L’action individuelle n’est donc pas une réponse réflexe ou une pesanteur sociale : c’est une construction mentale. Mais l’interactionnisme ne postule pas a priori une psychologie de l’acteur. Il ne soupçonne pas l’acteur d’erreurs de jugement, mais reconnaît ses raisons d’agir et s’ef-force de les expliciter tout en pensant qu’une part de celles-ci lui échappent car nul n’est transparent à soi-même à l’image du sujet cartésien.

Pour Herbert Blumer [�969], l’action prend place dans une situation. Elle est le fait d’individus mutuellement en présence. L’unité agissante peut prendre mille visages possibles et engager des individus dans une famille, une école, un bureau, un tribunal, etc., mais elle se développe à travers les interprétations que les individus de l’unité agissante en font. Elle peut être hautement ritualisée et les rôles sociaux se donner alors comme des indicateurs d’action, mais, qu’il s’agisse d’activités routinières ou originales, l’individu n’en réfléchit pas moins son engagement. Et chaque situation n’en

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est pas moins renégociée même si elle paraît couler d’évidence. Elle dessine une construction sociale imprévisible au départ et qui s’échafaude sur un échange de significations et donc de compor-tements. Le cadre plus global (une classe sociale, etc.) n’est pas sans influence, mais il ne commande pas l’action qui demeure au cœur de l’unité agissante. En revanche, ce cadre n’est pas sans être affecté par les interactions qui s’y jouent. Si l’organisation sociale change ainsi, ce n’est pas à cause de « forces » particulières, mais à cause de l’activité de ces unités agissantes. Le monde est un continuel processus de redéfinition par ses membres. La tâche du sociologue est de saisir le processus d’interprétation par lequel les unités agissantes construisent leur action, les formes de pensée qu’elles mettent en œuvre.

Ouverture

Le statut de l’acteur ou du social me paraît toujours à redéfinir selon les terrains. Sa marge de manœuvre est plus ou moins large selon les circonstances sociales. En outre, il convient souvent de prendre en considération des dimensions affectives – je pense à mon travail sur les conduites à risque, sur la douleur ou sur les émotions – qui sont parfois aussi agissantes (si tant est qu’on puisse mesurer la part de l’un et l’autre). De même, la sociologie prend trop souvent l’acteur comme un « homme fait », en oubliant les circonstances de l’enfance ou de l’adolescence dont il reste l’héritier. Elle s’attache parfois trop uniquement à la rationalité cognitive de l’acteur, restant dans la subordination du cogito, produisant dès lors la fiction d’un acteur transparent à lui-même, et mobilise trop rarement d’autres niveaux de connaissance.

Travailler sur les « souffrances » de l’entrée dans la vie ou sur la douleur d’un point de vue strictement sociologique contraindrait à limiter étroitement son regard à une influence sociale souvent démentie par le terrain et la rencontre avec les acteurs. La relation sociale est une configuration du sens mis en scène par les acteurs et aboutissant souvent à des résultats inattendus pour les uns et pour les autres, mais jamais aléatoires. L’acteur ne se réduit pas à son discours même si celui-ci donne un enseignement précieux sur la manière dont il vit (ou prétend vivre) un événement. Son

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propos n’est pas une assignation à résidence car, outre que nul n’est transparent à soi-même, les logiques individuelles s’enchevêtrent à des logiques sociales et/ou anthropologiques qui dépassent sa réflexivité. L’action d’un individu n’est jamais univoque, elle repose sur de multiples visées et significations qui lui échappent parfois, elle se noue parfois dans l’ambivalence, la contradiction – de la même façon qu’un individu n’est pas réductible au cogito, mais baigne dans un écheveau de pensées qui toutes n’accèdent pas à son intelligibilité. D’autres logiques lui échappent. Saisir le sens des actions exige dès lors de considérer l’hétérogénéité des logiques d’action que l’acteur a prises en considération, qu’il a hiérarchisées, organisées pour décider de son action. Mais le sens de ses actes n’est pas transparent à sa visée. Bien d’autres données viennent s’y enchevêtrer, à commencer par la trame des circons-tances (le regard des autres, le concours des circonstances…), les raisons affectives qui dépassent parfois sa lucidité et relèvent de son histoire singulière. Les raisons affectives sont souvent premiè-res [Le Breton, 2003b], surtout chez un jeune, qui est plus à fleur de peau qu’un adulte – plus enclin à peser ses gestes. Le monde sensible se donne à l’homme comme une inépuisable virtualité de significations. Le sens n’est pas dans les choses, il s’instaure dans la relation de l’acteur avec les choses, et dans les débats noués avec les autres pour leur définition ; la projection de sens est une activité sociale et individuelle qui rencontre parfois la résistance du monde, ou celle d’autres membres de la société. Le foisonnement du monde n’est pas équivalent au foisonnement de nos analyses, toujours l’analyse est en dette. Elle échoue à se saisir de tout, et telle est sa chance. Nombre d’entre nous reprennent quelques années plus tard des terrains dont ils avaient cru rendre compte sans éprouver le sentiment de manquer leur objet. Les situations changent, mais les sociologues aussi.

Les dissensions sur la définition de la réalité sociale, la poly-sémie constitutive du champ social découragent toute prétention à dire scientifiquement une fois pour toutes la vérité des pratiques sociales. Toute revendication à cet égard est plutôt l’indice d’une sociologie doctrinaire et coupée de toute possibilité d’échanges et de polémiques avec les autres sociologies. Tout concept est un choix moral, de même que l’emploi d’une méthodologie plutôt qu’une autre. Toute approche sociologique défend – avec d’autant

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plus de fragilité que c’est parfois à son insu – une théorie du sujet, du lien social ; elle repose sur une psychologie implicite, sur des valeurs plus ou moins explicitées. La connaissance est plutôt dans ce domaine le produit des débats et des conflits entre les différentes approches de la réalité sociale. La pluralité de la sociologie renvoie à la pluralité possible des regards et des méthodes d’approche, à des valeurs implicites ou explicites qui guident la recherche. Elle témoigne de questions différentes por-tées sur l’infinie complexité du monde et ne s’adresse pas aux mêmes acteurs sociaux, aux mêmes modalités d’existence. En outre le changement constant des conditions d’existence conduit à l’émergence de nouveaux problèmes, de nouvelles questions. Une polysémie épistémologique et méthodologique doit répliquer à la polysémie du fait social. Une sociologie peut s’attacher à recueillir des données fiables dans l’imprécision des choses, à travers questionnaires ou sondages ; une autre sociologie, avec une égale pertinence scientifique, peut se consacrer à une sorte de cheminement avec les hommes à travers une fidélité particulière à leur parole (entretiens, partage des expériences, récits de vie, etc.). Ces angles de regard variés ne sont pas inconciliables : ce sont là autant de saisies, autant de découpes dans le flux du réel. Les pro-cédures de validation des faits ne se recouvrent pas, ne cherchent pas les mêmes indices, ne privilégient pas les mêmes outils, ne travaillent pas sur les mêmes gisements de sens, n’accordent pas le même poids à la parole des acteurs. Différences de sensorialité épistémologique. Chaque étude sociologique traduit la rencontre entre la sensibilité d’un chercheur, guidé par un certain nombre de principes épistémologiques et sa volonté de rigueur, d’une part et, d’autre part, les ambivalences d’un objet jamais aisément saisissable, souvent même polémique. Façonnement réciproque du regard et du terrain auquel nulle connaissance n’échappe. Le danger sur le plan d’une éthique de la connaissance consiste dans le durcissement d’une position, dans la volonté d’hégémonie d’un regard qui prétend être le seul légitime, indifférent à la polysémie ou aux fluctuations du fait social.

Ces paradigmes en concurrence ne soulèvent pas seulement des problèmes de connaissance, ils rassemblent aussi des hom-mes autour d’une même sensibilité, ils les distribuent dans des structures d’enseignement, des maisons d’édition, des revues, des

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laboratoires différents. L’adhésion marquée d’un étudiant à un paradigme l’inscrit déjà, sans qu’il le sache toujours, au sein d’un réseau d’appartenance et de soutien qui lui ouvre des portes, mais lui en ferme d’autres. Il apprend qu’il y a de « bons » et de « mauvais » objets selon ce paradigme et la communauté intellectuelle qu’il a plus ou moins choisie. Le « bon » sujet sera celui qui fera fonction-ner au mieux le paradigme, la théorie globale, qui sert de fondement à l’analyse. Selon les lieux l’adhésion à un paradigme sera plus ou moins favorable à la carrière du chercheur, à son désir de publier. Le choix d’un paradigme implique une vision du monde, c’est-à-dire une manière « politique » de traiter les hommes et les faits, il témoigne d’un système de valeurs qui conduit à trouver essentielles ou futiles telles ou telles données. Les retombées du savoir ne sont jamais neutres, elles permettent des changements d’attitude des acteurs, elles fondent des décisions sociales ou politiques, elles dessinent des priorités pour les responsables ou les citoyens. Les paradigmes ou leurs critiques s’enracinent parfois dans ce qu’ils soutiennent mutuellement de la politique d’une institution ou de groupes sociaux. La responsabilité du chercheur est à tout moment engagée dans une analyse qui n’est jamais indifférente dans son déroulement ou ses conséquences.

Nous n’effacerons pas les ressentiments, les jalousies, les mes-quineries qui taraudent la « communauté sociologique » comme toute communauté humaine, bien éloignée de la philia ; mais il convient d’accepter les sciences sociales comme un jeu de l’esprit à l’intérieur d’une sorte d’agora, dont La Revue du MAUSS est l’un des hauts lieux, mettant en œuvre une « éthique de la conversation » à la Habermas. « Au lieu de déplorer la multiplicité des théories, des méthodes et des résultats de recherche pour ensuite viser leur intégration dans un cadre unifié, l’originalité de cette réponse est de valoriser cette pluralité des orientations et des approches comme une opportunité pour un dialogue intellectuel productif. On pour-rait qualifier la récente émergence et le développement d’une telle réponse en sociologie de “tournant dialogique”. D’un point de vue institutionnel, un tel tournant dialogique conduit à ce que j’ai appelé dans un autre contexte une compréhension postdisciplinaire du rôle des disciplines » [Joas, 2004, p. �09]. Tant que les acteurs ne seront pas faits du même bois dont on fait les poutres, il est clair que ces échanges n’aboutiront pas à un consensus, mais au

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mieux à une reconnaissance de la pluralité de la sociologie, de sa connivence avec les autres sciences sociales. « Les théories socio-logiques réputées contradictoires et concurrentes tablent sur des modèles de l’action certes différents, mais qui s’apparentent à une diversité de cadres d’appréhension dont se servent concomitam-ment les agents pour saisir les conduites des autres et les leurs », note Laurent Thévenot [2004, p. �22]. Il ne s’agit nullement par ailleurs de penser que tout est dans tout ou que tous les points de vue sont bons, mais de s’interroger ensemble sur nos outils et nos productions. La tâche des sciences humaines, et particulièrement sociales, n’est pas d’avoir réponse à tout, mais d’avoir question à tout et de mener l’interrogation le plus loin possible. Non pas pour le plaisir de déconstruire, mais pour observer les jeux de sens qui tiennent ensemble les liens sociaux.

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– �007, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Le Seuil, Paris.goffman Erving, �99�, Les Cadres de l’expérience, éditions de Minuit,

Paris.habermas Jürgen, �987, Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, Paris.joas Hans, 2004, « Le nouveau rôle des sciences sociales dans la perspective

d’une théorie de l’action », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 24, �e semestre.

Le breton David, �00�a, Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, PUF, « Quadrige », Paris.

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– �004, L’Interactionnisme symbolique, PUF, « Quadrige », Paris.– �007, En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Métailié, Paris.mauss Marcel, �969, Œuvres complètes, tome �, éditions de Minuit, Paris.mead Georges H., �963, L’Esprit, le soi et la société, Gallimard, Paris.rawLs Ann, �004, « La fallace de l’abstraction mal placée », La Revue du

MAUSS semestrielle, n° 24, 2e semestre.sennett Richard, 2000, Le Travail sans qualité, �0/�8, Paris.thévenot Laurent, �004, « Une science de la vie ensemble dans le monde »,

La Revue du MAUSS semestrielle, n° 24, 2e semestre.

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Présentation 491

�Nous renouons ici avec la pratique initiée de manière très discontinue aux tout débuts du MAUSS, à l’époque héroïque du Bulletin du MAUSS, tapé sur de vieilles machines à écrire fati-guées, autofabriqué, autodiffusé, mal relié et qui tombait en mor-ceaux dès qu’on l’ouvrait. Nous avions attribué alors, je crois, trois tableaux d’honneur, ce qui avait d’autant plus de sens que nous n’avions aucun titre à le faire. Pourquoi avoir abandonné cette pra-tique ? Peut-être par manque d’actions anti-utilitaristes exemplaires dont nous aurions eu spécifiquement connaissance (nous n’allions pas donner un tableau d’honneur à l’abbé Pierre ou à Augustin Legrand, etc., les médias s’en chargent suffisamment). Peut-être, aussi et surtout, parce que, devenant peu à peu plus reconnus, plus légitimes, nous risquions de paraître basculer dans l’esprit de sérieux, de sembler nous croire en somme autorisés à distribuer des honneurs, à prodiguer de la reconnaissance. Qu’on se rassure, nous ne croyons rien de tel. L’attribution de ces tableaux d’honneur n’est qu’une manière de marquer notre sympathie et notre estime à des compagnons de route, connus ou inconnus. Louons maintenant les grand(e)s ou petit(e)s anti-utilitaristes, avant que l’espèce bien menacée n’ait disparu. Voilà une motivation honorable, n’est-ce pas ? En outre, on le verra, cette mise en lumière et à l’honneur de

1. Jean-Marie Tremblay :– site Web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/– courriel 1 : [email protected]– courriel 2 : [email protected]

Tableau d’honneur du MAUSS décerné à Jean-Marie Tremblay1

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Jean-Marie Tremblay a toutes les chances de se révéler fort utile à ceux qui ne connaissent pas encore Les Classiques des sciences sociales, la plus importante bibliothèque en ligne et gratuite en la matière, qui vient de mettre en ligne tout récemment son trois-millième ouvrage. Il fallait le faire. Jean-Michel Tremblay l’a fait. Il nous explique ici comment.

*

Petite autoprésentation

En 1948, à 10 ans, je savais que je voulais changer le monde, je voulais faire bien. C’est près de cinquante ans plus tard que j’aurai le sentiment d’avoir retrouvé, si je puis m’expri-mer ainsi, mon « âme », c’est-à-dire mon idéal d’enfant, en amorçant dès le début de 1999 ce qui allait devenir Les Classiques des sciences

sociales, une grande bibliothèque numérique dédiée à la diffu-sion en accès libre et gratuit des œuvres classiques et contempo-raines en sciences sociales. On pourrait presque dire « sciences humaines ».

J’enseigne la sociologie dans un collège préuniversitaire depuis trente et un ans déjà. J’ai toujours voulu faire découvrir la socio-logie, montrer la pertinence des sciences sociales dans l’explication de la vie sociale. J’ai voulu montrer le caractère rigoureux de la sociologie, en confectionnant des bases de données permettant à mes étudiants de s’initier au traitement de données quantitati-ves, mais j’ai toujours voulu qu’ils perçoivent la complexité de la société en leur faisant découvrir la sociologie d’abord, ensuite l’anthropologie, l’économie politique, la démographie, l’histoire, la criminologie, la science politique, le travail social, mais aussi la psychologie et la philosophie. Et quelle meilleure façon de le faire qu’en leur donnant accès aux œuvres de Durkheim, Montesquieu, Tocqueville, Ruth Benedict, etc. ?

En vieillissant, je pensais à toutes mes lectures de jeunesse et je regrettais que mes étudiants ne connaissent pas ces auteurs. Je pensais à Karl Mannheim, Georg Lukacs et combien d’autres. C’est ainsi qu’en 1999 l’idée me vint que je pourrais enfin permettre à

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mes étudiants de découvrir de grandes œuvres, et cela en accès libre et gratuit, en utilisant Internet, à la condition que les œuvres soient du domaine public au Canada. Et c’était parti. Mon besoin d’indépendance et de liberté m’a conduit à créer un site où les œuvres seraient accessibles en téléchargement. Mon souci de justice sociale m’amenait à rendre toutes ces œuvres accessibles librement et gra-tuitement à tous. J’aime la sociologie et je peux enfin faire découvrir cette discipline et les autres connexes en mettant à la disposition des internautes des œuvres pour lesquelles j’ai eu un coup de cœur.

Je travaille à partir de chez moi. J’y consacre, en dehors de mon temps de travail professionnel, presque tous mes loisirs. En fait, un peu plus de 2 500 heures par année de travail volontaire (bénévole). Si en 1999, j’étais seul, huit ans plus tard, ce n’est plus le cas. Plus d’une cinquantaine de bénévoles, des centaines de chercheurs et professeurs d’université coopèrent avec nous en nous autorisant à diffuser leurs travaux. Plusieurs éditeurs nous permettent de diffu-ser des livres encore en circulation commerciale – La Découverte, l’Éditeur du Québec, Les Presses de l’Université de Montréal, les Éditions Sciences et Culture, les Éditions du Renouveau pédagogi-que, Fidès, Lux Éditeur, les Éditions Hurtubise HMH, les éditions Nota Bene, pour n’en nommer que quelques-uns.

Plusieurs œuvres en langue étrangère sont enfin disponibles en français parce que des traducteurs professionnels les traduisent pour nous et nous permettent de les rendre disponibles librement et gratuitement à tous. Les Classiques des sciences sociales, c’est plus qu’une bibliothèque numérique, une vraie (avec métadonnées, fiches de catalogage, fonctions de recherche) : c’est un lieu d’accès au savoir en sciences humaines où bénévoles, chercheurs, profes-seurs, internautes, gens des bibliothèques, éditeurs coopèrent. En un sens, on peut dire que Les Classiques des sciences sociales sont devenus une aventure collective.

Les Classiques des sciences sociales n’auraient pu voir le jour sans la coopération logistique de l’Université du Québec qui nous offre un accès illimité à son serveur Internet, l’accès à tous les livres de mon choix et, au besoin, le soutien informatique. La municipalité de Saguenay nous donne son soutien. Mon employeur, le CÉGEP de Chicoutimi, un collège préuniversitaire, est gagné à notre initiative et m’a toujours permis d’effectuer une grande partie de mon travail à la maison.

tableau d’honneur du mauss

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Pour faire connaître cette bibliothèque numérique, j’ai utilisé les moyens gratuits à ma disposition. Des métadonnées sur chaque page Web et l’indexation des classiques dans tous les moteurs de recher-che. En 2007, l’Université du Québec à Chicoutimi met gratuitement à disposition de toutes les bibliothèques du monde entier les fiches de catalogage au format MARC des œuvres disponibles dans Les Classiques des sciences sociales. Nous sommes ainsi visibles sur le Web et nous le serons dans tous les catalogues des bibliothèques qui auront importé les fiches de catalogage au format MARC.

Je n’aurais voulu pour rien au monde attendre la retraite pour amorcer le développement de cette belle bibliothèque numérique. Je voulais me battre à ma manière. Je voulais plus de justice sociale, un accès libre à tous, ici comme dans les pays où les bibliothèques sont moins garnies. Je considère Les Classiques des sciences socia-les comme une lutte sociale pour l’accès à la connaissance et son partage. J’ai le sentiment que le numérique peut, lorsque l’accès aux connaissances est gratuit, permettre de réduire les inégalités dans les pays du tiers monde. Lorsque les œuvres sont téléchargeables, cela assure l’autonomie de tous les utilisateurs et les dispense de l’obligation d’une connexion Internet continue.

Je voudrais ajouter une dernière remarque en terminant. Trois facteurs m’ont encouragé à créer cette bibliothèque numériquement :

1° les années 1990 ont été pénibles ; l’atmosphère était morose ; j’avais le sentiment qu’on accordait moins d’intérêt aux sciences sociales et qu’il fallait faire quelque chose contre cette dégradation ;

2° pour faire face à la parcellisation des savoirs ou, si l’on veut, l’émiettement des connaissances, il fallait retourner à l’enseigne-ment des fondateurs de nos disciplines et relire leurs travaux ;

�° l’avènement d’Internet et surtout son utilisation croissante par les familles d’ici – en 1995, �0 % des familles de mes élèves étaient branchées contre 80 % en 1999 – m’ont amené à penser que ce pourrait être là un moyen de communiquer plus facilement avec mes élèves ;

4° le (quatrième) facteur a été l’accueil enthousiaste de la direction de l’Université du Québec à l’égard de mon projet d’une bibliothèque numérique en sciences sociales. J’avais posé trois conditions :

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– totale liberté éditoriale (choix des œuvres, présentation et organisation du site Internet), donc aucune ingérence ;

– accès à l’espace illimité, en fait, tout l’espace dont j’aurais besoin pour développer le site des Classiques des sciences sociales ;

– contrôle exclusif du site par moi-même et gestion du site Internet à partir de chez moi, ce qui impliquait l’accès au serveur Internet de l’université à partir de chez moi.

Bien sûr, tout cela en respectant la loi du droit d’auteur en vigueur au Canada. Après dix minutes de présentation de mon projet de bibliothèque, j’avais l’accord sans condition du directeur de la bibliothèque de l’université. Deux jours plus tard, on me donnait mon code d’accès au serveur Internet, l’accès à partir de chez moi. Je créai donc la première version du site des Classiques des sciences sociales. En 2005, l’université m’aidait à moderni-ser mon site Internet en ajoutant trois fonctions de recherche, en cataloguant toutes les œuvres disponibles et en rafraîchissant la présentation du site. Si j’avais été dans un milieu bureaucratisé, dans un milieu contrôlant, Les Classiques des sciences sociales n’auraient pas vu le jour.

Ici au Québec, je n’avais pas besoin d’être une sommité inter-nationale pour présenter mon projet à l’université. Juste un projet réalisable, une capacité de travail, de la persévérance et la volonté de contribuer au rayonnement des sciences sociales.

Merci.

Jean-Marie Tremblayhttp://classiques.uqac.ca/159 rue BeaupréChicoutimi, Ville de SaguenayQuébec, CanadaG7G 4E5

tableau d’honneur du mauss

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• Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, par Jacques T. Godbout, Le Seuil, Paris, 2007.

Jacques Godbout, la respiration du don

N’y a-t-il pas comme un entêtement un peu imbécile à nous asséner que l’homme agit dans la seule visée de son intérêt propre ou bien en fonction de préférences qui sont pour lui autant de « bonnes raisons » d’agir, ainsi que le postule la dogmatique utilitariste qui domine le champ des sciences humaines depuis des décennies ? Une imbécillité – le mot est à peine trop fort – qui tient d’une réduction à ce point aveugle à la pluralité des fins et des motivations de l’agir humain qu’on peine à devoir la dénoncer, et qui repose, de surcroît, sur un postulat purement tautologique. Bien sûr que nous avons de « bonnes raisons » pour faire ce que nous faisons, même si nous ne savons pas toujours ce qu’elles sont – mais cela, la théorie l’admet bien volontiers. Songez à l’homme du sous-sol de Dostoïevski qui préfère à l’utilité la destruction, le chaos ou le pur caprice, le plaisir de la souffrance plutôt que le bien-être, et refuse par là même, délibérément, le « deux + deux = quatre » – comprenons : la conduite rationnelle utilitaire� –, ce choix, qui doutera qu’il s’explique par des raisons, seraient-elles contre toute raison ? La belle affaire : on tourne en rond ! De toute manière, il faut être un peu fou ou détraqué pour s’y prendre ainsi avec les appétits de la vie.

L’hypothèse de la folie, ce n’est peut-être pas le meilleur point de départ pour réfuter cette version morale de la rationalité qu’est le calcul égoïste du plus grand bonheur. Jacques Godbout, dans son beau livre Ce qui circule entre nous, s’y prend autrement pour attaquer une conception qui réduit l’homme à n’être qu’un « idiot rationnel », pour reprendre l’expression d’Amartya Sen, à laquelle personne, pas même un économiste un peu intelligent ou honnête, puisse vraiment croire.

1. Rappelons que le premier numéro de ce qui n’était encore que le Bulletin du MAUSS avait ouvert sa critique du paradigme utilitariste par la publication des Carnets du sous-sol de Dostoïevski.

LecturesIIIIIIIVIIIII IIIIIIII IIII

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Il faut penser pourtant qu’il y avait encore du chemin à faire pour nous déniaiser d’une platitude qui résiste à ses élaborations les plus sophistiquées. Et le chemin du don qu’emprunte Jacques Godbout, c’est tout de même une voie plus gaie que la descente dans le sous-sol, où l’homme se complaît dans l’humiliation et l’offense perverse de soi et d’autrui.

Le don, tel que Jacques Godbout le présente – il est heureux qu’il n’en donne pas une définition théorique univoque, réductrice –, c’est de la circulation dans laquelle ne compte pas tant ce qui circule que le sens de l’échange, et qui n’est ni calculateur ni marchand, ni intéressé ni désintéressé, ni égoïste ni altruiste, mais qui tisse du lien selon une liberté – j’aurais plutôt dit une « libéralité » –, une spontanéité, une gratuité qui traversent jusqu’au monde marchand lui-même. L’ouvrage est tout à la fois savant et léger, comme amical. On s’y attache par la belle science dont il fait montre. Déployée dans une langue simple, l’argumentation n’instruit pas de procès – le procès par exemple du libéralisme.

L’invention de l’économie politique au xViiie siècle, c’était – on l’oublie trop souvent – une belle utopie pour nous délivrer du machiavé-lisme politique : le commerce, c’est tout de même mieux que la guerre ; le marché, ça ouvre les frontières, ça fait circuler aussi, ça ouvre les portes des États-nations dans lesquels on se sent un peu à l’étroit ; ça nous protège des dérives totalitaires, de tous ces systèmes politiques, forclos, qui enchâssent l’individu dans l’abstraction du peuple souverain ou, pire encore, de la masse. Le problème avec les utopies, fussent-elles libérales, c’est que, quand on passe à l’acte et qu’on fait table rase du passé – pas moyen de faire autrement –, il faut s’attendre au pire. Et là, c’est sûr, on n’a pas fait dans le détail. Mais Jacques Godbout n’est pas un procureur, ni un inquisiteur. Il ne dénonce pas, il donne à voir ce qui survit à la réduction économiciste, égoïste, jusque dans nos sociétés mercantiles et, s’il discute longuement avec ses adversaires – utilitaristes, théoriciens du choix rationnel ou des comportements stratégiques, nombreux sont les penseurs avec lesquels il débat –, c’est autant pour leur rendre justice que pour marquer sa différence.

Entre nous, il y a du don et qui n’est pas sacrificiel – la critique heureuse dans quelques pages de Lévinas et de Derrida : don de temps et d’argent, don d’amitié, dons d’organes, voire de cadeaux, etc., qui sont tout à la fois libres et obligatoires, qui mettent en jeu (en jeu, mais non en péril, du moins généralement) notre identité et qui échappent à la stérile opposition entre individualisme et holisme. Pas de don sans incertitude, sans risque à courir, le don ouvre la relation à la manière d’un commencement, dirait Hannah Arendt, dont le résultat

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est à l’avance indécidable, c’est justement cela qui en fait la richesse : à charge pour chacun d’y répondre, non par obéissance, non par soumis-sion à une autorité ou à une institution, d’y répondre librement au nom de cet « appât du don » qui n’est pas moins incitatif, nous dit Jacques Godbout, que l’appât du gain.

Ce sont les diverses modalités sociales, familiales, amicales de la circulation du don que l’auteur analyse dans une perspective qui n’est pas morale, qui ne relève pas – surtout pas – du « devoir » (le devoir au sens kantien d’un impératif inconditionnel), mais tout à la fois existentielle et empirique. Le fait est que les hommes ne sont pas, dans les relations qu’ils nouent entre eux, seulement des individus cal-culateurs qui répondent à la stratégie de l’intérêt ou de la compétition envieuse : entre nous, ça donne aussi dans une dynamique créatrice qui va bien au-delà du souci de justice distributive, de la distribution équitable des biens et des charges (on est loin de John Rawls). Le don, c’est de la dette ; mais celle-ci n’a pas nécessairement la forme d’une dépendance dont il s’agit de se libérer et que la transaction marchande a précisément pour but de liquider. Au caractère aliénant de la dette négative, Jacques Godbout oppose « la dette mutuelle positive » qui est une invitation à donner à son tour dans une logique de la réplique, qui n’est pas contraignante mais libre. Tel est le paradoxe du don, et la raison de la dynamique qu’il engendre : il ne s’agit pas tant de rendre, de se libérer d’une dette précisément, que de donner à son tour dans ce que l’auteur appelle « la boucle étrange de la réciprocité », une boucle qui ne remplace pas le postulat de l’intérêt, mais qui siège « à côté, parfois au-dessus, parfois au-dessous de lui ». Tout ne se résume pas à la rationalité instrumentale chère aux modèles classiques : le lien social ne se résume pas à une harmonisation des intérêts, qu’elle soit naturelle ou artificielle. Ni les théories du contrat ni celles du marché ne disent le dernier mot sur les modalités du « vivre ensemble ». On dira que c’est là une évidence. Mais les évidences mettent du temps à s’imposer.

Le livre de Jacques Godbout est le fruit d’un travail long et patient, l’expression claire et raisonnée de réflexions et de recherches partagées qui assemblent ceux pour lesquels le paradigme du don constitue un véritable levier d’Archimède pour ébranler l’hégémonie intellectuelle qu’exerce indûment l’idéologie utilitariste. Le plus important est qu’il nous donne à penser autrement que sur le mode du calcul ou de l’intérêt, voire de la stratégie du donnant-donnant, les relations entre les hommes. Mais que le don ne soit pas intéressé n’exclut nullement qu’il y ait un intérêt au don. En dépassant les alternatives trompeuses du « ou bien ou bien » – égoïsme versus altruisme, intérêt versus désintéressement,

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obligation versus liberté –, la pensée du don arrive ici à maturité. Le paradigme du don n’exclut pas le postulat de l’intérêt : « Il ne pose pas que les acteurs seront altruistes ou égoïstes. Il affirme que les deux pos-sibilités existent. Il accroît l’incertitude. » Toute sa force est là. à une vision moniste ou absolutiste des motivations de l’agir humain – c’est là le trait spécifique de la doctrine de l’égoïsme psychologique – est ainsi opposée une conception « pluraliste » qui, sans exclusive, refuse de se prononcer sur la finalité dernière de nos conduites.

Il reste à espérer que la leçon – j’allais dire la « respiration » – que nous livre Jacques Godbout ne convaincra pas seulement le petit nombre de ceux qui, dans le sillage de Marcel Mauss, savent que le don est une des modalités fondamentales de la relation humaine. Dans nos sociétés modernes non moins que dans les sociétés « archaïques ». En nous offrant une vision élargie des motivations du « vivre ensemble », ce n’est pas seulement un débat théorique qui s’ouvre à nous : la compré-hension du lien social en est profondément modifiée et, dans ce nouveau regard, est contenue la promesse d’une nouvelle politique.

Michel Terestchenko

*

• Le Don du rien. Essai d’anthropologie de la fête, par Jean Duvignaud, Stock, Paris, 1997 – réédition Téraèdre, 2007.

David Le Breton et Jean Ferreux, qui préside aux destinées des édi-tions Téraèdre, me demandent de rédiger une préface, ou une postface, je ne sais trop, à cette réédition du Don du rien de Jean Duvignaud2. Je le fais avec plaisir, inquiétude et étonnement. Plaisir parce que c’est un livre qui m’a fortement marqué quand je l’ai lu, il y a une vingtaine d’années. Inquiétude et étonnement parce que je m’aperçois qu’en définitive je n’ai pourtant fait aucun usage, au moins explicite, de ces réflexions sur le don de J. Duvignaud qui m’avaient semblé si importantes. Que s’est-il donc passé ? Qu’y a-t-il dans ce texte, ou, plutôt, peut-être, que n’y a-t-il pas qui fait qu’on l’oublie à mesure même qu’on le découvre et y adhère ? […]

L’interprétation de J. Duvignaud s’inscrit dans le fil de l’œuvre de Marcel Mauss et, même s’il ne le dit pas et proteste, d’un certain

2. J’en reprends ici une version un peu abrégée.

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Bataille, qu’on croit lire en effet lorsque J. Duvignaud écrit qu’il y a dans toute société quelque chose de plus que la société, « un excès de créativité sociale sans cesse contenu par un effort non moins puis-sant de stabilisation » (p. 286�). Il faut, nous dit-il, faire l’hypothèse « que la manière dont les sociétés se conservent ou se reproduisent est inversement proportionnelle à la force qui tend à les détruire ou à les remettre en question ». Et il ajoute : « Ce qui m’intéresse ici, et qui concerne éminemment la fête et son corrélatif individuel, le rire, c’est le flux d’excès, de vitalité créatrice, qui submerge à certains moments les groupes et les personnes », car « l’homme ne se réduit jamais à son activité pratique instituée » (p. 287). Cette part de dilapidation qui est à l’œuvre dans le don l’apparente au sacrifice. Mais il ne s’agit nulle-ment pour J. Duvignaud du sacrifice sanglant de la victime émissaire, matrice de la religion selon René Girard, ni du sacrifice utilitaire, celui qui accepte de perdre un peu pour gagner beaucoup, conception que J. Duvignaud attribue à M. Mauss. En partie à juste titre car, dans le don, il y a bien une attente de contre-don. Mais faut-il dire qu’on donne pour recevoir ou, plutôt, selon l’excellente formule de Claude Lefort, qu’on donne pour que l’autre, le dieu en l’occurrence, donne à son tour, ce qui n’est pas vraiment la même chose ?

Sur la critique de la vision utilitariste et mercantiliste du don-sacri-fice, J. Duvignaud est intarissable. S’appuyant sur sa description de l’umbanda (variante simple et populaire de macumba et de candomblé) à Fortaleza au Brésil et de la fête à Chebika en Tunisie où on donne tout le très peu qu’on a, il écrit, notamment à propos du second cas : « Est-ce un échange, une sorte de marché où l’on attend une restitution, ce jeu où l’on mange sans manger, où l’on parle sans parler, où l’on danse sans danser ? Dieu ne répond pas. Ils le savent, ces gens. Nous seuls, Occidentaux, pensons que Dieu répond et que toute cette “dépense”, ce “sacrifice”, ça sert à quelque chose » (p. 173). « L’idée d’un commerce mercantile avec Dieu ou avec les dieux paraît bien une projection du monde européen » (p. 19). Ou encore : « Le sacrifice est un jeu, et l’on y fait don inutile du rien qu’on possède » (p. 181). Et Duvignaud conclut sur ce point : « Donner, c’est perdre. Bousiller. Sans idée de retour ou de restitution. Sans image économique… Donner parce que l’on n’est rien et que l’on donne à rien, surtout pas à cette image divine qu’interpose la société entre le donneur et le vide » (p. 21�).

�. La pagination renvoie à l’édition originale de 1997.

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On pourrait croire trouver ici certaines analogies avec la vision de Jacques Derrida. Le don n’existerait comme tel que radicalement détaché de toute dimension économique, de toute attente d’un retour. Aussitôt que cette dernière apparaît, le don s’évanouit. Mais la ressem-blance est largement trompeuse. Chez un Jacques Derrida, si le don représente la figure de l’impossible, c’est parce qu’il est identifié par lui à la pure soumission au commandement du Tout-Puissant – comme dans le cas d’Abraham acceptant de sacrifier son fils Isaïe sans en demander la raison ou le pour quoi –, ou au pur amour. Mais chez J. Duvignaud, on l’aura pressenti par ces quelques citations, avec le don on n’est ni dans l’amour ni, moins encore, dans la soumission à une quelconque divinité ou loi, qu’elle soit sociale ou transcendante. C’est même abso-lument le contraire puisqu’il s’agit pour partie d’aller au-delà de toute visée et même de toute visée de non-visée comme chez J. Derrida ou Jean-Luc Marion. Du coup, il n’est même pas exact de dire que dans le don interprété par J. Duvignaud il n’entre aucune attente de retour. Bien plus que de l’investissement, du sacrifice ou de la pure et simple dilapidation, le « don fait à l’invisible », « le don inutile » relève du pari, de ce pari par lequel « les hommes mettent à l’épreuve d’un cosmos, perçu comme un foyer diversifié d’indéterminations et de virtualités, leur existence même » (p. 210), un pari « sur un changement possible dans l’ordre des choses et dans l’organisation des sociétés ». Et si le pari marchait, alors retour il pourrait y avoir.

Comment comprendre qu’on puisse donner, et tout donner même et surtout quand on n’a rien, sans rien attendre de déterminé ? La réponse générale est indiquée par J. Duvignaud dès la première page de l’ouvrage où il écrit : « On propose ici une “nouvelle donne” des idées capables d’analyser les manifestations “astructurelles” qui échappent (ou tentent d’échapper) à toute institution ou, comme on dit, toute “récupération” » (p. 9). Dans l’immersion en commun, toutes catégories sociales confon-dues, des pratiquants de l’umbanda à Fortaleza, ou dans le don du rien dans les fêtes de Chebika, ce qui est souhaité au premier chef, c’est de parvenir à un état d’astructuralité, à un au-delà de toute position sociale ou de tout rôle institué, de tout calcul des moyens et des fins, de la distinction du bien et du mal, du conscient et du non-conscient, etc. Dans l’umbanda, « des hommes et des femmes de toutes les classes, des ouvriers jusqu’aux intellectuels, et des paysans aux employés de bureau, de toutes les races et officiellement attachés à l’une des religions officielles, viennent expérimenter des rôles différents de ceux que leur propose la vie sociale » (p. 16), en quête de « cette capacité momentanée d’être “autre chose” : une personne sans personnalité » (p. 26), pour

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« affronter une libre spontanéité existentielle que ne permet jamais la vie sociale » (p. �5).

C’est cette quête d’astructuralité qui est la clé du don du rien à Chebika, mais c’est dans la transe de l’umbanda, telle qu’analysée par J. Duvignaud, qu’elle se manifeste de la manière la plus évidente. Un des grands apports de J. Duvignaud, par ailleurs absolument indispensable à la compréhension de son propos, est la distinction tranchée entre l’état de transe et la possession. La transe est « un état particulier, distinct de la possession » (p. 41). à lire nombre d’études ethnologiques, on a le sentiment, explique J. Duvignaud, que ce qui est recherché, c’est la possession. Or celle-ci ne vient qu’après la transe, et peut aussi bien ne pas venir – « il est important de chercher à savoir comment la transe peut ne pas s’achever en possession » (p. 61) – et n’être guère recher-chée. Ce à quoi l’on aspire, c’est d’abord à l’état de transe qui, affirme J. Duvignaud après Roger Bastide et Pierre Verger, « est un état cherché pour lui-même » (p. 62). C’est que le moment de la transe est celui de la déstructuration, ou, plutôt, de l’accès à l’astructuralité. Il est ouvert à tous, à la différence de la possession qui suppose une longue initiation, comme dans le cas des terreiros aristocratiques de Salvador de Bahia où l’on sent, comme au Dahomey et dans une bonne partie du Brésil, le poids d’un véritable « clergé » de tradition plus ou moins yoruba. « La fréquentation de la transe, au contraire, est ouverte à tous et ne suppose qu’une initiation minima » (p. 62). Et J. Duvignaud ajoute : « On a remarqué d’ailleurs, avec raison, que les cultes de possession étaient inséparables de l’apparition d’un État dans les sociétés où ces pratiques s’instituaient » (ibid.).

On voit ainsi se préciser le propos central de J. Duvignaud : entre les rôles sociaux institués conformément à la logique du pouvoir et des appareils dominants et l’autre ensemble de contre-rôles auxquels il est possible d’accéder par le détour de la religion, elle aussi instituée, il existe toute une série d’états intermédiaires astructurels intrinsèquement désirables et auxquels touchent selon des modalités et à des degrés divers tant le jeu que la fête, la mystique ou le don. Or ce moment de l’astructuralité, moment dérangeant, est celui que les sciences sociales s’efforcent de ne pas voir et qui n’est donc perceptible qu’aux francs-tireurs. « J’allai à contre-courant, écrit ainsi J. Duvignaud, d’un mouve-ment d’idées qui tente en France depuis vingt ans de ramener l’histoire, le désir ou l’imaginaire au formalisme d’une logique inconsciente ou à la combinatoire des signes » (p. 57). On voit bien, au contraire, l’énorme champ de recherche et de réflexion qui s’ouvre ainsi à ceux qui prennent au sérieux la puissance de ce désir d’astructuralité. Et

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comment il y aurait à penser ensemble sous cette même rubrique, outre tout ce que nous venons déjà d’entr’apercevoir, aussi bien la quête de la délivrance, de la moksa, par les renonçants hindouistes que les rites communautaires analysés par Victor Turner4 ou le désir de faire masse et de se fondre mis en lumière par Elias Canetti.

Pourquoi cependant ces analyses si suggestives du don du rien ont-elles tendance à s’évanouir, à sortir de la mémoire alors même qu’elles ont tout a priori pour s’y imprimer fortement ? Peut-être parce que leur dimension proprement théorique n’a pas toujours la netteté que j’ai tenté de leur donner ici, du fait qu’elles ne restituent pas de manière systé-matique les conceptualisations auxquelles elles s’opposent et qu’elles dépassent en effet bien souvent. Surtout, parce que les descriptions empiriques que nous livre J. Duvignaud sont assez déconcertantes. Admirables à certains égards : on a l’impression d’y être, de voir en chair et en os – et en âme – les acteurs des scènes décrites. Mais, tout autant, à relire ces pages, on s’aperçoit qu’on ne voit à peu près rien de précis au-delà des notes de voyage, en quelque sorte, de l’auteur. Qu’est-ce qui est donné véritablement à Chebika ? Qu’est-ce qui cir-cule, donné par qui, à qui ? Est-ce que ce don d’un peu de nourriture par des gens affamés à d’autres gens affamés vise en effet à conjurer toute logique d’accumulation économique, et en quoi, et comment ? En quoi encore la fête est-elle une fête ? Sur tous ces points, il nous faut largement nous contenter d’impressions, de suggestions, d’esquisses de description.

La raison en est sans doute – et J. Duvignaud y insiste – que, pré-cisément, les faits qu’il restitue sont largement impalpables. Le lecteur est donc un peu comme Fabrice à Waterloo. Tout se passe en préparatifs mal coordonnés, en gestes incertains car guère ritualisés. On est hors institution, et hors institution rien n’est clair. à partir d’un certain moment, on a bien basculé dans l’activité festive, mais « personne dans les conversations confuses, ni maintenant quand on prend à part l’un ou l’autre, ne sait ce qu’il faut faire. Le concept de la fête ne préexiste pas à la manifestation vivante : tout au contraire des rites sacrés ou des activités techniques. Que disent-ils ? “On ne sait pas…”, “les choses se passent ainsi parce qu’elle se passent toujours ainsi…” » (p. 164). Pas d’organisateur véritable, pas de narrateur patenté chargé de dire le sens de l’événement. C’est donc largement sur parole qu’il nous faut croire J. Duvignaud lorsqu’il écrit : « Ces gens, on le sait, ont faim. Vivent

4. Victor Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, PUF, Paris, 1990.

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dans la faim. » Mais là, dans la fête, « ils ne mangent pas vraiment. Ils mordent une bouchée d’un quartier de viande qu’ils passent au voisin ou jettent derrière eux. Ils jouent à jeter. Ils jouent à perdre » (p. 168). Et encore : « Ils sont venus ici pour jouer à casser ce qu’ils ont et ce qu’ils ont compte moins que le plaisir qu’ils trouvent à gaspiller » (p. 169).

On est donc là à la fois au plus près et au plus loin de la dimension aristocratique du potlatch stigmatisée par tant d’analystes au motif que la consumation de sa richesse par le donateur-destructeur vise en définitive à aplatir son rival, à l’écraser de sa splendeur et à affirmer son pouvoir sur lui. Au plus loin puisque ici, de toute évidence, aucun pouvoir n’est recherché. Quel pouvoir prendre sur d’autres affamés ? Au plus près aussi du potlatch, pourtant, puisque à Chebika est radi-calement manifesté le refus, même chez les plus pauvres, surtout chez les plus pauvres peut-être, et comme chez les aristocrates ou aspirants à l’aristocratie, de se plier à la nécessité matérielle. « Ils sont idiots, dit l’épicier. Ils gaspillent tout ce qu’ils doivent ! Demain, ils crieront famine. » Et, en effet, le geste qui donne l’infiniment peu qu’on a « enlève à une ou plusieurs familles la possibilité d’économiser et d’entrer dans le système de l’économie de marché » (p. 169). Mais c’est cela précisément qu’ils attendent », conclut J. Duvignaud (p. 169). « Ils jouent passionnément leur dénégation d’un monde ordonné par l’économie de marché » (p. 171).

Peut-on imaginer en définitive plus belle réfutation du système sociologique général de Pierre Bourdieu selon lequel la générosité, les « manières », la capacité à entrer dans le don seraient directement proportionnelles au degré d’éloignement objectif de la nécessité maté-rielle ? à suivre J. Duvignaud, au contraire, c’est au ras de la misère, chez les plus dominés comme chez les semi-dominants ou les dominants qui se refusent à jouer ce jeu, que sourd le don. La démonstration est-elle définitivement convaincante ? Peut-être pas tout à fait, pour les raisons qu’on vient de dire. On aimerait une théorisation un peu plus robuste encore, une description plus dense, plus épaisse – à la Clifford Geertz, par exemple. Mais que ce texte reste suggestif ! Et combien il nous incite à adhérer au propos liminaire de J. Duvignaud : « Le don [avec le symbolisme, le jeu, la transe, le rire, écrit-il juste avant], dépouillé de nos idées de négoce ou de commerce, est bien le “sacrifice inutile”, le pari sur l’impossible, l’avenir – le don du rien. La meilleure part de l’homme » (p. 10).

Alain Caillé

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• Le Coq et la perle. Cinquante ans d’Europe, par Sylvie Goulard, Le Seuil, Paris, 2007.

Il peut paraître étrange de proposer aux lecteurs de La Revue du MAUSS un essai militant dont l’auteure, présidente du Mouvement européen France, revendique l’héritage de Jean Monnet, celui que l’on identifie souvent aujourd’hui à l’Europe des marchands, l’Europe techno-cratique construite par le haut, sans les peuples ou même contre eux. Pourtant, le livre de Sylvie Goulard peut nous intéresser doublement.

C’est d’abord un éloquent plaidoyer pour la « méthode communau-taire », contre le discours dominant des « modernes » qui la déclarent périmée ou, pire, lui attribuent la responsabilité des errements de la construction européenne. Elle recèlerait au contraire, cette méthode, la formule miracle qui a pu faire avancer l’Europe pendant quarante ans. Mais, de façon plus inattendue, on apprend aussi dans ce procès en réhabilitation de la méthode communautaire que le secret de son succès consiste en un dépassement du donnant-donnant au profit d’un autre type d’échange, dans lequel on peut reconnaître… le don. En rappelant d’étonnants propos tenus par les pères fondateurs, les uns presque oubliés aujourd’hui (Paul-Henri Spaak, Alcide de Gasperi), les autres invoqués parfois, mais pour la forme (Jean Monnet, Robert Schuman), Sylvie Goulard fait apparaître la méthode communautaire sous un autre jour.

Sa thèse est que, malgré les apparences, l’Union européenne insti-tuée en 1992 est une régression par rapport à la Communauté qu’elle prétendait prolonger et compléter : de la poursuite d’un projet commun, porté par la Commission, on est revenu à la coopération intergouverne-mentale, dont l’organe est le Conseil. Elle reprend l’interprétation de Jacques Delors : celle d’un « arrangement entre la France et la Grande-Bretagne sur la philosophie des piliers » (la communauté économique des fondateurs complétée par une coopération intergouvernementale pour la politique étrangère, la justice et la sécurité). Structure « baro-que », selon Sylvie Goulard, imaginée à Paris « non sans arrière-pensées souverainistes ». En effet, la préférence constamment réaffirmée des Français pour l’intergouvernemental exprime l’attachement à la règle de l’unanimité contre le vote majoritaire, c’est-à-dire la sacralisation du veto au nom de l’intérêt national.

Or cette question du vote à la majorité, qui est au cœur de l’impasse actuelle, est perçue comme cruciale depuis les origines. De son expé-rience comme secrétaire général adjoint de la Société des Nations entre les deux guerres, Jean Monnet avait tiré la douloureuse leçon qu’il était

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impératif de ne pas laisser la règle de l’unanimité paralyser la décision par le jeu des veto croisés. Ce sont les Français qui, en arrachant le « compromis de Luxembourg » en 1966, ont réintroduit dans la vie com-munautaire ce droit de veto que les fondateurs avaient voulu dépasser. Et c’est précisément là que résident – que résidaient ? – « l’originalité et la subtilité » de la méthode communautaire : permettre de prévenir le veto… par l’unanimité !

En effet, la Commission détenant le monopole de l’initiative légis-lative, « les États membres ne peuvent modifier la proposition de la Commission qu’avec l’accord de celle-ci et à l’unanimité ». Ce « garde-fou en faveur des minorités », peu connu du public, jouait un rôle décisif au quotidien à Bruxelles, avant que la « codécision » en réduise un peu la portée. Son efficacité reposait sur une « règle d’or », selon Robert Marjolin, ancien commissaire français : « Le rôle de la Commission était d’autant plus fécond que les propositions qu’elle formulait et présentait au Conseil des ministres étaient certaines d’y recevoir un accueil favorable ou, en tout cas, de ne pas se heurter à un veto absolu qui ne laissât place à aucune négociation. » C’est lorsque cette règle n’était plus respectée que s’ouvrait une crise.

Méconnue, la Commission est aussi mal-aimée. Même si elle n’était pas aujourd’hui dominée par des « libéraux », ce qui suffit à la disqua-lifier aux yeux de beaucoup, sa spécificité resterait difficile à appré-hender dans l’équilibre institutionnel : ni inter-étatique ni fédérale, « la Commission n’a pas d’équivalent dans les régimes politiques fondés sur la séparation des pouvoirs au sens de Locke et Montesquieu ». La démarche des fondateurs, et de Jean Monnet en particulier, visait à faire apparaître sur chaque grand dossier un intérêt commun autour duquel pouvait se construire un accord général sans se heurter à un veto. Le dialogue intergouvernemental ne pouvant y suffire, une instance était nécessaire pour être le lieu où pourrait se formuler cette volonté commune. Et c’est parce que la Commission avait cette fonction si particulière dans le dispositif communautaire que son affaiblissement est, selon Sylvie Goulard, un aspect majeur de la crise de la construc-tion européenne. Car la Commission n’a pas été remplacée dans ce rôle, et l’Europe ne parvient plus à exprimer « une volonté politique supérieure », selon les mots d’Alcide de Gasperi, « vivifiée par un organisme central, dans lequel les volontés nationales se rencontrent, se précisent et se réchauffent ».

Sylvie Goulard souligne aussi avec lucidité la responsabilité de la France dans l’essoufflement du projet européen. Le coq gaulois, tel celui de La Fontaine, avait trouvé une perle et lui préféra un grain

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de mil, qui faisait mieux son affaire. La perle, c’est la méthode com-munautaire, le grain de mil, c’est le donnant-donnant de la méthode intergouvernementale, qui permet de défendre pied à pied des intérêts jugés vitaux – comme la PAC. Même si elle reconnaît que la préférence pour l’intergouvernemental ne conduit pas toujours au blocage – elle rappelle que le Conseil a pu porter le projet de l’euro, dans lequel la France a joué un rôle moteur –, l’auteure affirme que la France « a provoqué la plupart des crises qui ont jalonné l’histoire de l’intégra-tion européenne ». Ce qui apparaît dans ces crises successives qu’elle nous rappelle brièvement, c’est l’ambivalence profonde des dirigeants français vis-à-vis du projet européen, qui se traduit par des attitudes constamment ambiguës sur l’Europe politique.

On a presque oublié aujourd’hui que, par deux fois au cours des vingt dernières années, des appels à l’union politique sont venus d’Allemagne. En 1994, proposition d’un « noyau dur » autour de l’euro par Wolfgang Schäuble et Karl Lamers, députés CDU-CSU proches d’Helmut Kohl. Réponse française d’Édouard Balladur, Premier ministre de l’époque : plutôt des « cercles concentriques » que le projet allemand, « trop fédé-ral »… En 2000, Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étran-gères, prononce un grand discours à l’université Humboldt de Berlin et reprend à son compte le concept de « fédération d’États-nations » de Jacques Delors pour relancer l’union politique. Silence assourdissant de la classe politique française, puis réponse évasive d’Hubert Védrine, homologue de Fischer à Paris. Le rappel est d’autant plus cruel qu’il était encore temps, à l’époque, de préparer l’élargissement par l’ap-profondissement, ce que l’on reproche précisément aujourd’hui aux dirigeants de n’avoir pas fait…

à la base de ces réticences et de ces esquives, il faut voir, selon Sylvie Goulard, le refus par la France de l’extension du vote majoritaire, alors que celle-ci apparaît aujourd’hui à la fois indispensable et quasi impossible dans l’union à vingt-sept ! Bref, la France chante « Vorrei e non vorrei », comme Zerlina dans Don Giovanni, et Sylvie Goulard voit l’aboutissement de cette ambivalence dans ce qu’elle qualifie de « désastre référendaire » en 2005.

Que l’on partage ou non ce point de vue, la remise en perspective historique que nous propose Sylvie Goulard peut nous permettre un « recadrage » de l’image de la construction européenne, recadrage très stimulant pour qui prend à cœur la relance du projet européen au-delà du maigre « traité simplifié » qui va peut-être voir le jour. Ainsi, elle nous conduit à reconnaître que ceux qui se soucient de clarifier ou de raviver l’affectio societatis qui peut lier entre eux les citoyens européens, ceux

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qui souhaitent constituer une « avant-garde », un « noyau dur » autour de l’eurozone sont les héritiers paradoxaux de la méthode communau-taire : « L’avant-garde est moins la planche de salut à l’usage de ceux qui répugnent à la méthode communautaire que sa perpétuation sous une autre forme », écrit-elle en conclusion.

Autrement dit, s’il est impossible aujourd’hui de redonner à la Commission le rôle de foyer de la volonté commune qu’elle a eu jus-qu’à ce que le Traité de Nice en change la nature pour en faire une représentation des États, il faudra créer autre chose qui puisse jouer ce rôle : si par bonheur émerge un groupe de dirigeants capables d’impulser une telle dynamique, ceux-ci ne pourront se contenter d’une coopéra-tion intergouvernementale. Ils devront avoir le courage et l’ambition, comme les pères fondateurs, de créer une instance commune qui les dépasse, dans laquelle, pour reprendre Alcide de Gasperi déjà cité, « les volontés nationales se rencontrent, se précisent et se réchauffent ». Et dans laquelle, peut-on ajouter, le vote majoritaire s’applique. Des « ersatz de méthode communautaire » comme la « méthode ouverte de coordination » initiée à Lisbonne en 2000 ne pourront y suffire, nous prévient Sylvie Goulard, car ce ne sont que des paravents pour le maintien du droit de veto. Et « dire qu’une compétence est exercée au niveau communautaire tout en maintenant le vote à l’unanimité revient à tromper les citoyens ».

Le Coq et la perle intéressera les MAUSSiens pour une autre raison, avons-nous dit. Sylvie Goulard insiste sur le danger d’une « concep-tion utilitariste de l’Europe ». « Un citoyen est un individu libre, doté de la responsabilité de participer aux décisions de la cité. Le traiter en “consommateur” d’intégration européenne pourrait s’avérer dan-gereux. » Ailleurs, elle rappelle que « souvent, l’approche en termes d’intérêts nationaux, qui paraît à première vue réaliste et pragmatique, ne mène pas loin. Tout d’abord parce qu’à moyen ou long terme il est peu d’intérêts nationaux des membres de l’Union qui se dissocient des intérêts de l’ensemble. Ensuite parce que les intérêts sont plus volatils qu’une conviction raisonnée. Les “intérêts” soumis aux forces des lobbies et à la versatilité des opinions ne sont pas nécessairement clairs, ni stables ». L’auteure va jusqu’à invoquer Chateaubriand : « C’est pré-cisément le devoir qui est un fait et l’intérêt une fiction […]. L’intérêt n’est plus le soir ce qu’il était le matin ; puisque, à chaque instant, il change de nature, puisque fondé sur la fortune, il en a la mobilité… »

Elle nous invite à observer, en parcourant avec elle les principales étapes de la construction européenne, que contrairement à la vision

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« réaliste » dominante, « la logique communautaire ne repose pas sur le donnant-donnant ». En effet, le geste fondateur de la construction européenne, la création de la CECA, a été un don : tirant les « leçons d’un cauchemar », les dirigeants européens d’après-guerre n’ont pas voulu refaire l’erreur désastreuse et tragique du Traité de Versailles : « l’Allemagne paiera ». Loin de s’approprier les ressources du vaincu, ils lui proposent la parité dans la reconstruction. De Gaulle en voudra plus tard aux fondateurs d’avoir accordé à l’Allemagne ces « cadeaux », et insistera pour qu’Adenauer admette « avoir tiré de solides avantages de la mystique de l’intégration ». Monnet, lui, cherchait « non à négo-cier des avantages, mais à rechercher notre avantage dans l’avantage commun ». Quant à Spaak : « être solidaire internationalement, c’est commencer par accorder quelque chose aux autres. » Et encore : « Celui qui apporte doit avoir la certitude que l’autre apportera, je ne dis pas autant, mais ce qu’il possède de son côté. »

Sans ce « plus » donné d’emblée, les fondateurs n’auraient peut-être pas pu présenter « l’adhésion au projet européen comme un “plus” qui n’efface pas les identités nationales, comme une appartenance nouvelle qui s’ajoute aux loyautés antérieures sans s’y substituer… ». à l’inverse, chaque fois que l’Europe entre en crise, connaît la paralysie et frôle l’éclatement, c’est l’incapacité de donner qui se manifeste, chacun jus-tifiant sa conduite par la défense légitime de l’intérêt national. Ainsi des marchandages pathétiques qui ont abouti au Traité de Nice et ont bloqué l’approfondissement à la veille de l’élargissement. à ces moments-là, observe Sylvie Goulard, les gouvernements ont « l’obsession de pré-server les minorités qui créent des blocages, au lieu de favoriser les majorités qui les lèvent ». Ainsi, contrairement à l’apparent bon sens des « réalistes », pour lesquels une vision de l’Europe qui prétend dépasser le troc des concessions mutuelles serait utopique ou naïve, c’est bien lorsqu’elle se réduit à cela que le processus de décision se dégrade en une dynamique perverse et paralysante.

Le passage à l’euro a les apparences d’un contre-exemple : il est couramment présenté par les « réalistes » comme un troc : le sacrifice du deutschemark contre l’absorption de la RDA par la RFA. Mais est-ce bien la vérité ? « Donner » le mark signifiait beaucoup plus que l’attente, en contrepartie, de budgets communautaires pour les nouveaux Länder, car ceux-ci en auraient sans doute bénéficié de toute façon. Si beaucoup d’Allemands regrettent aujourd’hui l’abandon du mark – alors que leur situation économique ne justifie pas un tel regret –, n’est-ce pas parce que ce don n’a pas été reconnu à sa valeur par les donataires, eux-mêmes peu satisfaits de l’euro ?

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L’auteure attire aussi notre attention sur un autre aspect singulier de la construction européenne : la coopération équilibrée entre les « grands » et les « petits » États. La parité offerte par la France à la RFA en 1950, parité symbolique prenant en compte l’histoire des affrontements mimé-tiques entre les deux nations et non pas leurs poids respectifs à ce moment précis de l’histoire, a peut-être permis cet équilibre, en signifiant d’em-blée aux « petites » nations que la différence de taille et de puissance n’implique pas une domination. Il en va tout autrement aujourd’hui, avec le principe d’égalité revendiqué par les « petits », dans la représentation à la Commission par exemple, qui prive celle-ci de la capacité de travail collégial que sa mission requiert. « Ainsi, en plaidant pour l “égalité des États”, l’actuel président de la Commission, José Manuel Barroso, a pris le risque de transformer l’Union européenne en Assemblée générale des Nations unies : le principe d’égalité y règne, au détriment de la capacité de décision. Malte n’est pas l’Allemagne. » Cependant la logique d’une représentation proportionnelle, qui serait en cohérence avec la vision prétendument « réaliste » du donnant-donnant, aboutirait en fait à un écrasement des « petits » tout aussi inacceptable. Là encore le principe de la double majorité ainsi que les critères de pondération reposent nécessairement sur un sacrifice consenti par les « grands » pour une surreprésentation des « petits ». Sylvie Goulard rappelle d’ailleurs utile-ment que « les coalitions sont quasiment toujours liées aux sujets traités ou aux affinités politiques ; dans la vie quotidienne des institutions, à Bruxelles, la taille des États ne joue guère ».

Ce n’est donc pas par le donnant-donnant que les fondateurs de l’Europe communautaire ont construit patiemment la confiance. Et si, aujourd’hui, le secret pour ranimer l’élan européen, pour renouveler l’affectio societatis, c’était de faire à leur exemple un nouveau geste fondateur, un sacrifice ? Pour créer une véritable politique étrangère communautaire, Sylvie Goulard fait la proposition suivante : « Et si les Français mettaient “au pot commun européen” l’instrument extraordi-naire que représente leur siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies ? […] En campant sur des positions défensives dans un Conseil de sécurité de moins en moins légitime, elle [la France] sacrifie le long terme à des avantages immédiats qui se réduisent comme une peau de chagrin. Même si un partage du siège de membre permanent exige de trouver des solutions juridiques et politiques à plusieurs ques-tions délicates, est-ce une raison pour ne jamais l’envisager ? Pourquoi ne pas commencer à le mettre en œuvre, fût-ce progressivement et à titre expérimental, avec les Allemands ? » Chiche !

Pierre Prades

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brèVes

• Catherine ALès, Yanomami, l’ire et le désir, Karthala, Paris, 2006.

Après ce livre, on ne pourra plus penser que l’homme est un loup pour l’homme, que les êtres humains ne sont d’abord ou au fond mus que par des intérêts de conservation qui en font des guerriers assoiffés de sang comme on l’a longtemps cru. Plusieurs années passées auprès des Yanomami – littéralement : « êtres humains » –, l’un des « terrains » privilégiés des ethnologues, Catherine Alès nous montre que « les Yanomami ne sont pas un peuple avide de guerre et de violence ; (et qu’)ils désirent au contraire vivre tranquillement » (p. �7, n. �2). Pour autant, elle n’en fait pas de « doux sauvages ». Et c’est là tout l’intérêt de l’ouvrage de C. Alès, tiré d’une thèse : elle leur reconnaît un « ethos agressif et guerrier », mais qui n’est en rien orienté vers la mort. Les Yanomami sont un peuple pour qui l’honneur compte : lorsqu’ils se sentent offensés, ils se vengent. Parfois même, le sang coule. Mais cette vengeance, très codifiée, est en fait tout orientée vers le maintien des relations avec les offenseurs, et conjure même le massacre. à l’instar des combats patikai, les pratiques vindica-toires « permettent au contraire de régler un différend tout en gardant ou sauvegardant des relations d’alliance et d’amitié » (p. 2�). Mais pourquoi aller jusqu’à faire couler le sang ? Parce que le sang, c’est la vie. La clef de l’énigme du sang qui coule et qui a fait passer les êtres humains pour des êtres violents est dans leur mythologie : le sang des héros vengeurs des Yanomami est à la source de toute vie. C’est pourquoi ils s’obligent eux-mêmes à faire couler le sang, dans le respect de l’étiquette. « Si [les Yanomami] ne tuaient pas d’humains, il n’y aurait pas beaucoup de sang, lui rapporte un informateur. Les arbres seraient sans fruits, les humains sans descendants, le gibier sans petits. La sécheresse s’emparerait de la forêt, le sang viendrait à disparaître » (p. 294). Les pratiques vindicatoires, soutient de manière très convaincante C. Alès, sont ainsi des opérations de « multiplication d’énergies vitales » (p. 297). On croyait les « êtres humains » fondamentalement orientés vers la guerre et la mort. En fait, la vie et la paix sont inscrites jusque dans la mort qui se donne, se reçoit et se rend obligatoirement. L’un des plus beaux ouvrages maussiens que nous ayons lus, même si Marcel Mauss n’est jamais cité, pas même dans la bibliographie. Le don agonistique y apparaît comme l’art suprême, l’art de l’alliance, celui du politique.

Sylvain Dzimira

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• Clarisse HerrenscHmidt, Les Trois écritures. Langue, nombre, code, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 2007.

Spécialiste de l’histoire des écritures anciennes5, C. Herrenschmidt place cet ouvrage dans la continuité des réflexions de Benveniste et Jakobson sur la réflexivité des langues humaines. Les langues sont les seuls systèmes de communication qui soient en mesure d’expli-quer avec leurs moyens propres ce que signifient leurs signes, leurs messages, la façon dont elles fonctionnent. C’est bien cette propriété qui explique non seulement qu’il soit toujours possible de traduire une langue dans une autre, mais aussi qu’on ait pu les transcrire. « Pictogrammes, logogrammes, signes syllabiques et autres reposent en leur existence même sur la fonction métalinguistique des langues, sur leur réflexivité. ». Écrire, c’est en effet analyser le langage, et cela commence avec le pictogramme qui « constitue la forme la plus éco-nomique possible d’énoncé réflexif de la langue sur elle-même et ses signes » (p. 22). Le plus gros de l’ouvrage est en ce sens logiquement consacré à une histoire particulièrement bien informée des écritures anciennes, des systèmes logogrammatiques et idéogrammatiques aux alphabets consonantiques puis vocaliques, chacun de ces systèmes impliquant un mode différent de rapport entre les choses du monde et les choses du langage. La deuxième partie propose une analyse historique précieuse de l’écriture monétaire arithmétique, et l’ouvrage se conclut par une réflexion sur la genèse et la logique de l’aventure contemporaine de « l’écriture informatique et réticulaire ». Un ouvrage de référence.

Jean-Pierre Terrail

• Michel cArrier, Penser le sacré. Les sciences humaines et l’invention du sacré, Liber, Montréal, 2005.

Dans cet ouvrage reprenant l’essentiel d’une thèse de doctorat soutenue au département de sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal, Michel Carrier se penche sur l’apparition dans les sciences humaines et sociales, il y a un peu plus d’un siècle, du concept de sacré. Plus exactement, l’auteur s’interroge non pas sur le sacré lui-même, mais sur la pensée du sacré : « Très vite une question se pose : pourquoi la théorisation du sacré voit-elle le jour au moment

5. Cf. Jean Bottéro, Clarisse Herrenschmidt et Jean-Pierre Vernant, L’Orient ancien et nous, Albin Michel, Paris, 1996.

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même où l’Occident entend se libérer, d’une part, de l’influence théolo-gique sur la pensée et, d’autre part, de l’influence ecclésiastique sur les institutions dont la mission est de gérer le vivre-ensemble ? » (p. 9).

L’ouvrage prend la forme d’un parcours critique ciblant tour à tour trois discours idéaltypiques sur le sacré : la « pensée conservatrice du sacré » (sociologisme durkheimien et phénoménologie du sacré), la « pensée postmoderne du sacré » (cristallisée par des auteurs tels que Guy Ménard, Denis Jeffrey et Michel Maffesoli) et la « pensée radicale du sacré » de Georges Bataille. Ces discours en apparence opposés, faisant du sacré le fondement qui d’une pensée nomique (de l’ordre, du nomos) qui anomique (Bataille), « circulent néanmoins à l’intérieur d’un horizon partagé » (p. 19), de sorte qu’il s’agit à terme des deux côtés d’une même médaille, d’une même pensée tout à fait moderne. Suivant un raisonnement indépendant, M. Carrier en arrive à des conclusions très proches de celles avancées par Shmuel Trigano dans son stimulant Qu’est-ce que la religion ?, à savoir que la théorisation du sacré s’est faite en réponse à la question politique moderne fondamentale : « Comment et sur quels fondements les hommes réussissent-ils à vivre ensemble ? » (p. 11). La pensée du sacré, autrement dit, se révèle être une pensée sacralisant les rapports sociaux et le politique. Voilà qui renverse le consensus qui existe encore en sociologie de la religion : la modernité sécularisante n’ef-face pas le sacré, mais le fait apparaître (p. 1�9). Cette conclusion est recevable. Ainsi, on ne peut que suivre M. Carrier lorsqu’il écrit : « L’erreur méthodologique fondamentale des interprétations de la sécularisation que nous avons vues est peut-être d’avoir confondu les institutions religieuses avec la religion et l’enchantement du monde avec les institutions ecclésiastiques » (p. �1). En effet et, cela dit, on en conclura que la question de la religion (de sa définition comme de son actualité objective), loin d’être superflue, apparaît dès lors comme un des chantiers les plus urgents et les plus difficiles de cette même pensée occidentale dont nous sommes.

François Gauthier

• Célestin BougLé, Les Idées égalitaires, présentation de Serge Audier, Le bord de l’eau, « Bibliothèque républicaine », 2007 ; Anthologie de Pierre Leroux, inventeur du socialisme, présentation de Bruno Viard, Le bord de l’eau, « Bibliothèque républicaine », 2007 ; Benoît mALon, La Morale sociale. Morale socialiste et politique réformiste, présentation de Philippe Chanial, Le bord de

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l’eau, « Bibliothèque républicaine », 2007 ; Jean-Fabien spitz, Le Moment républicain en France, Gallimard, Paris, 2005. –

On ne peut que féliciter et remercier Vincent Peillon d’avoir pris l’initiative de créer cette « Bibliothèque républicaine » aux Éditions du Bord de l’eau et d’y publier les textes trop oubliés de la tradition du socialisme français, tous précédés d’une forte et solide présentation qui à la fois rappelle le contexte initial de l’œuvre et dégage ses implications pour les débats contemporains. Dans le genre, on ne sait ce qu’il faut le plus admirer : de la mise en lumière magistrale par Serge Audier de la trajectoire d’un Célestin Bouglé, pilier du durkheimisme et en même temps sensible au républicanisme individualiste et antipositiviste de ses adversaires ; de la restitution par Philippe Chanial de la figure de Benoît Malon, autodidacte d’origine paysanne devenu l’un des principaux inspirateurs de Jaurès (qui lui donne une préface, ici reproduite, et qu’on peut lire également sur le site www.journaldumauss.net) et de Blum ; ou de la très synthétique et éclairante biographie intellectuelle que Bruno Viard consacre à Pierre Leroux, dont on voit bien qu’il est le véritable précurseur de ce moment républicain français de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Moment en définitive puissamment original et très injustement évincé des histoires usuelles de la philosophie politique alors que, montre excellemment Jean-Fabien Spitz, il devrait y occuper une place de tout premier rang. Ce qui frappe ici à la lecture de ces ouvrages, par-delà la diversité des auteurs – Henry Michel, Benoît Malon, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Célestin Bouglé, etc. – et, souvent, leurs oppositions, c’est en définitive leur relative communauté d’inspiration. L’idée centrale, si vive chez un Durkheim, c’est que l’individu n’est pas une donnée empirique dont on pourrait partir pour bâtir une morale ou une science sociales, mais un idéal normatif à faire advenir et à réaliser. Voilà qui place tout ce courant de pensée, désormais négligé mais dont on oublie trop qu’il a fait écho dans le monde entier à égale distance des libéraux et des communautariens modernes (cf. l’article de Mark Cladis publié en ce sens dans le n° 2 de La Revue du MAUSS semestrielle). Ce qui frappe encore, c’est la proximité de cette inspiration avec celle qui anime La Revue du MAUSS. Comme si cette dernière, dans l’ignorance plus ou moins grande de nombre de ces textes ou auteurs, en avait redécouvert peu à peu et pour son compte nombre des thèmes centraux. Éternel retour des idées. Une fois seulement cela posé, dont il nous faudra évidemment tirer les conséquences, une fois reconnue l’unité relative et singulière de ce moment de pensée, on pourra s’intéresser aux différences et divergences entre les auteurs. Et entre leurs interprètes. Elles sont parfois vives, comme le montre, par exemple,

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la critique par S. Audier des lectures de C. Bouglé données par J.-F. Spitz ou Patrick Cingolani. Pour l’instant, le plus important est d’abord de nous réapproprier cette tradition en gros et dans son ensemble.

• André BeLLon, Une nouvelle vassalité. Contribution à une histoire politique des années 1980, Mille et une nuits, 2007.

C’est cette décomposition de l’ethos républicain dans le cadre du PS mitterrandisé et donc monarchisé à laquelle a assisté A. Bellon depuis son poste de président socialiste de la Commission des affaires étrangères de la Chambre des députés (durant deux ans) et qu’il relate dans cet ouvrage. On ne partagera pas nécessairement ses analyses. Tout n’est pas la faute des philosophes postmodernes (parmi lesquels il est étrange de ranger Adorno ou Arendt, cf. p. 10�), et il vaudrait mieux préciser quel principe républicain doit être défendu aujourd’hui, mais on ne devra pas ignorer ce témoignage sur la montée de l’esprit de vassalité. Nous assistons bien à la montée en puissance de nouvelles logiques féodales, celles, justement, qu’entendait surmonter définiti-vement le moment républicain français.

• Controverses, Revue d’idées, n° 5, juin 2007, « La fracture démocratique. Vers une démocratie postlibérale ? », Éditions de l’Éclat.

André Bellon trouverait sûrement des munitions pour son combat dans ce numéro de la revue Controverses qui, lui aussi, incrimine le postmodernisme, en mettant, plus spécifiquement et plus profondé-ment, en lumière les paradoxes de ce que Shmuel Trigano, le directeur de la revue, appelle le « progressisme radical » et l’analyste américain John Fonte (dont pas moins de quatre articles sont ici traduits) le « progressisme transnational ». Le paradoxe du progressisme radical est d’exalter la figure de l’individu, mais c’est un individu qui n’ap-paraît jamais que comme membre d’une communauté (communauté de victimes, forcément de victimes), au nom de laquelle s’agitent diverses associations. Il existe ainsi un lien étroit entre individualisme et communautarisme. J. Fonte pour sa part élabore une intéressante typologie en neuf points du progressisme transnational, dont il situe l’acmé en Europe. Sur bien des points, La Revue du MAUSS est fort éloignée de l’inspiration et des positions politiques (mi-implicites mi-explicites) de Controverses, mais il n’en faut pas moins signaler que cette jeune revue est, comme l’indique son sous-titre, en effet, une excellente revue d’idées.

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• Robert cAsteL, La Discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Le Seuil, « La République des idées », 2007.

Ce n’est pas, en effet, parce qu’une certaine concurrence victimaire sape les fondements de la démocratie libérale, ou républicaine comme on voudra, qu’il faut dénier l’existence de la domination, de l’exploita-tion et/ou de la victimisation. Sur la question du statut des populations issues de l’immigration et des banlieues difficiles, Robert Castel nous livre un diagnostic informé, nuancé et équilibré. Qui établit fortement l’existence d’une discrimination négative. Le problème d’une partie importante de ces populations est qu’elles ne sont à proprement parler ni dedans ni dehors. Mais cela devient de plus en plus vrai également des populations pauvres (les deux se recoupant fréquemment) que l’État social confronté à la mondialisation ne parvient plus à intégrer. C’est que la périphérie coloniale de l’impérialisme d’hier est maintenant également au centre. Les moyens financiers de l’intégration font défaut. La conclusion, du coup, n’est guère optimiste. « Du côté social, on n’en est plus à pouvoir se représenter, comme il y a trente ans, la pauvreté et la marginalité comme un phénomène résiduel bientôt effacé par le progrès économique et social… Du côté racial, si l’ère coloniale est bel et bien derrière nous, les flux migratoires et la nouvelle conjoncture démographique vont multiplier les problèmes que pose la coexistence de groupes ethniques différents : il va falloir élaborer les conditions de viabilité d’une république pluriculturelle et véritablement plurieth-nique » (p. 118). Assurément, mais cela passe-t-il par des mesures de discrimination positive destinées à lutter contre la discrimination négative ? R. Castel reste peut-être trop muet sur ce point.

• Patrick sAvidAn, Repenser l’égalité des chances, Grasset, 2007.

De même Patrick Savidan reste-t-il trop timide lorsqu’il en vient au moment de tirer les conclusions pratiques de sa démarche. Prometteuse, pourtant. Montrant comment notre usage de l’idéal d’égalité des chances est au final autoréfutant et destructeur – il nous conduit à n’attribuer qu’au mérite et au talent les différences de condition sociale. Mais comment mesurer mérite et talent ? Et ceux qui ont peu doivent-ils conclure qu’ils n’ont ni mérite ni talent6 ? –, il se propose d’élaborer une conception solidariste (au sens de Léon Bourgeois) et non individualiste de l’égalité des chances. Ce qui, outre une discussion de Rawls et d’une

6. Sur les ambiguïtés de l’idée d’une rémunération méritée, cf. l’article de Dominique Girardot dans le n° 29 de La Revue du MAUSS semestrielle, 1er semestre 2007.

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certaine tradition philosophique, nous vaut des pages intéressantes sur la philanthropie (p. 287 sq.) ou des références appuyées à Philippe Van Parijs (Real Freedom for All) ou au RMA de Martin Hirsch, mais la question du revenu minimum inconditionnel n’est pas abordée de front. Ni celle, là encore, de la discrimination positive.

• Vincent BourdeAu et Robert merriLL (sous la dir. de), La République et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, préface de Philip Pettit, Éditions Ère, 2007.

Presque tous les débats contemporains, par quelque bout qu’on les prenne, et ceux que nous venons d’examiner dans les comptes rendus précédents le montrent à l’envi, renvoient à la même question et à la même difficulté : il nous faut retrouver quelque chose de l’idéal républicain d’hier, mais comment renouer avec lui sans se retrouver du même coup obligés d’endosser ses identifications historiques avec des dimensions devenues au fil du temps de plus en plus conservatrices et désormais intenables : un nationalisme confinant au chauvinisme, un certain machisme, une forme de communautarisme mono-ethnique et mono-culturel, etc. La solution passe sans doute, montre notamment V. Bourdeau, qui donne ainsi le la de l’ouvrage, par une distinction entre deux formes de républicanisme : un républicanisme néo-aristotélicien – l’humanisme civique –, largement communautarien, très exigeant, trop exigeant en matière d’aspiration à la liberté positive (selon les termes d’Isaac Berlin), celui qui s’est peu à peu sclérosé, et un humanisme plus ouvert, d’inspiration romaine, dont le philosophe Philip Pettit est aujourd’hui le principal théoricien. Ce républicanisme-là, plus modeste, un « républicanisme du gaz et de l’eau courante », reprend à son compte l’idéal libéral de la liberté négative, mais en le reformulant. Ce qu’il s’agit de rechercher, ce n’est pas une impossible et parfois indésirable « non-interférence » de l’État ou des actions des citoyens les uns avec les autres, mais de faire en sorte, et au premier chef à travers l’interven-tion de l’État, que soit assurée la non-domination, i.e. que personne ne puisse interférer de façon arbitraire avec la liberté d’autrui. L’ouvrage rassemble des textes qui tentent de tirer les implications concrètes de cette conception pour certains débats contemporains – la loi sur le voile (ici critiquée sur une base néorépublicaine par R. Merrill) ou les rapports entre féminisme et républicanisme (A. Le Goff), etc. Le tout précédé d’une préface de Ph. Pettit qui présente de façon très claire, simple et synthétique, l’essentiel de sa doctrine. Un ouvrage important, donc, à lire, malgré une typographie et une mise en page particulièrement peu réussies.

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• Yves sintomer, Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, La Découverte, 2007.

Le républicanisme, ancienne manière style troisième République ou manière nouvelle à la Philip Pettit, s’identifie-t-il au seul gouvernement représentatif, à la désignation en définitive aristocratique des supposés meilleurs par le vote (comme l’avait si bien montré Bernard Manin) et doit-il s’y limiter ? Ne lui est-il pas nécessaire, au contraire, et de plus en plus aujourd’hui d’inclure une part plus ou moins large de démo-cratie participative ? Et si l’on ne veut pas que celle-ci ne soit qu’un faux-semblant vite instrumentalisé, faisant jouer en fait la participation contre la démocratie (cf. le livre de J. Godbout sur ce thème), n’est-il pas nécessaire de l’organiser en recourant massivement au tirage au sort ? Et d’ailleurs, pourquoi le recours au tirage au sort, si central dans la démocratie athénienne ou dans les républiques italiennes (Florence et Venise notamment) a-t-il disparu des usages politiques modernes pour rester confinés à la sphère judiciaire ? Symétriquement, que penser de son retour en force depuis une dizaine d’années sous de multiples formes complémentaires : jurys citoyens, conférences de consensus (ou de citoyens), budgets participatifs, sondages délibératifs, assemblées citoyennes, etc. ? Cette démocratie technique et délibérative – comme il est désormais usuel de l’appeler – permet-elle en effet un arbitrage consensuel ou à tout le moins éclairé entre les avis contradictoires des experts ? Va-t-elle dans la direction d’un relâchement souhaitable du monopole des politiciens professionnels sur la vie politique ? Sur toutes ces questions, on ne trouvera pas en français d’analyse plus systéma-tique, honnête et informée. On sait que l’auteur a conseillé Ségolène Royal, un temps championne de cette démocratie participative avant de faire passer largement cette thématique au second plan. Il ne paraît nul-lement évident qu’elle n’en ait pas fait un usage largement instrumental et démagogique. Mais, quoi qu’il en soit, l’utopie concrète présentée in fine, sans naïveté, et qui décrit des démocraties fortement revigorées par une possible multiplication et institutionnalisation de ces procédures, est tout à fait convaincante. On ne peut qu’y adhérer.

• Paul cAry, La Politique introuvable ? Expériences participatives à Recife (Brésil), L’Harmattan, 2007.

Mais de l’idéal de la démocratie participative à sa réalisation effec-tive, le chemin est long et plus encore, montre P. Cary, lorsque les inégalités sociales sont aussi vertigineuses qu’elles le sont au Brésil. La démocratie participative ne saurait suffire à en venir à bout et elles

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faussent et pervertissent tout le processus. On lira ici une analyse très informée, précise et sans concession à la fois de la grandeur de l’idéal et de l’importance des démentis que lui inflige la pratique. Un chapitre de ce livre peut être lu sur La Revue du MAUSS permanente (www.journaldumauss.net).

• Hiroko AmemiyA (sous la dir. de), L’Agriculture participative, Presses universitaires de Rennes, 2007.

On trouvera plus de raisons d’espérer, ici non pas dans d’autres formes de démocratie, mais dans d’autres formes d’organisation des rapports économiques entre producteurs et consommateurs, à lire cet ouvrage qui recense et analyse tout un ensemble d’expériences de vente directe en Bretagne inspirées du teikei, système d’origine japonaise largement fondé sur l’esprit du don (p. �4 sq.).

• Revue Tiers-Monde, n° 190 – avril-juin 2007, « Économie solidaire : des initiatives locales à l’action publique ».

Dans le même esprit, on lira ce numéro de la revue Tiers-Monde, coordonné par Laurent Fraisse, Isabelle Guérin et Jean-Louis Laville, et qui réunit, sur les expériences d’économie solidaire dans divers pays (Inde, Maroc, Brésil, Bolivie, Afrique noire, etc.) certains des principaux protagonistes du débat, de la réflexion et de l’action en la matière, tels Luis Inàcio Gaiger, Christiane Girard ou José Luis Corragio. « L’économie solidaire, nous disent les coordonnateurs de ce numéro, peut être définie comme l’ensemble des activités de production, d’échange, d’épargne et de consommation contribuant à la démocrati-sation de l’économie à partir d’engagements citoyens. » Et plus loin : « L’une des originalités majeures de la perspective de l’économie solidaire réside dans l’affirmation de la prédominance du principe de réciprocité sur les principes du marché et de la redistribution. » Difficile d’être plus proche de la perspective du MAUSS. Reste toutefois à cla-rifier les liens du principe de réciprocité avec, respectivement, l’esprit de la démocratie et l’esprit du don et, pour cela, notamment, reste à clarifier les rapports entre Marcel Mauss et Karl Polanyi. On trouverait des éléments en ce sens dans l’article de Jean-Michel Servet sur le principe de réciprocité chez Polanyi.

• Esprit, juillet 2007, « La santé, question de justice ».Nous ne rendons guère compte habituellement dans les recensions

de La Revue du MAUSS des parutions d’Esprit, pourtant régulièrement

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reçues (de même que nous adressons toutes nos publications à Esprit). Simplement parce qu’elles sont plus fréquentes que les nôtres et parce que toutes étant d’importance et de qualité, il n’est guère aisé d’en isoler une plutôt qu’une autre.

Mais ce dernier numéro est d’un intérêt tout particulier pour les MAUSSiens attachés au « paradigme du don ». Après avoir lu, notam-ment, l’éclairante analyse de la situation politique de Jérôme Sgard (« N. Sarkozy, lecteur de Gramsci »), l’entretien d’Olivier Mongin avec Fellag, les analyses désabusées de la démocratie indienne par Christophe Jaffrelot, la mise au point de Thierry Paquot sur « l’affaire Heidegger » et l’excellente présentation par Michael Foessel des critiques adressées par Judith Butler aux problématiques contemporaines de la recon-naissance, on s’attachera avec un œil tout donatiste aux réflexions de François Beaufils, Anne-Sophie Ginon et Thierry de Rochegonde sur la question épineuse du consentement au don d’organes, et aux hypothèses fortes et troublantes développées par Isabelle Marin sur la cancérologie (« Don et sacrifice en cancérologie »). Notons, sans nous y arrêter, qu’on peut s’étonner et regretter que ces deux articles semblent ignorer les travaux du MAUSS – et plus particulièrement ceux de J. Godbout – dont ils sont pourtant si proches et qui leur permettraient peut-être d’aller un peu plus avant encore. Le premier article analyse admirablement les ambiguïtés et les perversions inhérentes à l’instrumentalisation de la rhétorique du don dans la justification de ce qui n’est le plus souvent qu’un prélèvement d’organe. Pour encourager au consentement, dont les proches de la personne décédée ne sont jamais vraiment sûrs malgré la présomption instaurée par la loi Caillavet de 1976, la loi du 6 août 2004 affirme la nécessité de « témoigner une reconnaissance à l’égard des donneurs d’éléments de leur corps en vue d’une greffe », dans le souci de « valoriser les donneurs », à charge pour les hôpitaux de créer des sortes de « lieux de mémoire » à leur gloire. Mais qui sont les vrais donneurs, à qui appartiennent en définitive le corps et les organes du défunt ? à lui-même ? à sa famille ? à l’État ? à la science et à la médecine ? Et si ce sont les deux dernières réponses qui l’emportent en pratique sur les deux premières, plutôt qu’à de généreux donateurs n’avons-nous pas affaire en premier lieu à des médecins-preneurs ? La question se pose d’autant plus que l’article d’Isabelle Marin projette un éclairage inquiétant sur la logique médicale et hospitalière face au cancer. Les traitements (chimiothérapie, monoclonaux et cothérapeu-tiques) ont un « prix exorbitant » et lorsqu’ils sont administrés à des stades avancés « n’allongent la durée de vie des malades que de deux ou trois mois en moyenne ». La même chose est largement vraie des

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traitements préventifs systématiquement administrés après un geste chirurgical pour éviter les récidives alors qu’ils ne sont utiles, pour le cancer du sein par exemple, que dans 5 % des cas et que 70 à 90 % des femmes n’en ont nul besoin car elles sont déjà guéries. Or, ces traitements sont souvent très douloureux, et pour les cas terminaux empêchent de mourir chez soi dans son cadre de vie familier et auprès de ses proches. Pourquoi, alors, un tel acharnement thérapeutique, si douloureux et si onéreux ? I. Marin cherche la réponse à la question du côté de l’anthropologie de Mauss prolongée par Bataille ou Girard. Chez les médecins, on trouve ainsi le refus d’admettre qu’on n’a pas tout donné, sachant que, dans le don de médicament ou de traitement, le médecin donne une part de lui-même et que c’est largement cette part qui peut guérir (cf. sur ce point les analyses de D. Bourgeon dans La Revue du MAUSS). Chez les patients, on voit l’aspiration à un ultime sacrifice, à un consentement à la souffrance qui redonne espoir grâce à l’abandon de soi « aux puissances suprêmes ». Symétriquement, note l’auteur, « les malades cancéreux sont traités dans notre système de santé d’une façon très particulière, évoquant les soins attentifs dont bénéficie la victime sacrificielle ». « L’ensemble de la cancérologie, conclut I. Marin, peut ainsi être lu comme une entreprise sacrificielle où la société met en place une organisation complexe ad hoc, dilapide des fonds importants, utilise des potions coûteuses récentes et dangereuses, organisant une forme de sacrifice humain, auquel il apparaît difficile de se soustraire » (p. 118). On le voit, en conjuguant ces analyses avec divers textes également publiés ces derniers temps dans Esprit sur l’éthique du care, il y a place pour une sociologie de la médecine et de la relation thérapeutique qui raisonnerait de manière systématique et approfondie du point de vue du don et de son ambivalence.

• Alain testArt, Critique du don. études sur la circulation non marchande, Syllepses, 2007.

Cette critique du don est d’abord une critique acerbe de Marcel Mauss, vilipendé, et du MAUSS jamais nommé mais constamment visé. Au premier abord, la critique en impose en raison à la fois de la grande clarté analytique de l’auteur et de son érudition. Néanmoins, au fil des pages, l’argumentaire analytique apparaît de plus en plus ratiocinant, formel et stérile, et l’érudition passablement sélective, si bien qu’on ne sait pas trop s’il vaut la peine d’entrer avec A. Testart dans un débat sérieux, précis et argumenté, qui respecte son cheminement, ou de l’ignorer en retour. Quant aux clarifications analytiques, A. Testart a bien évidemment raison de faire observer que lorsqu’une cliente dit à son

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boucher : « Donnez-moi une tranche de bavette », ce n’est pas vraiment de don qu’il s’agit. De même, dans des pages tout à fait bienvenues sur le potlatch, il montre bien comment toutes les transactions entrecroisées qui surviennent à cette occasion ne relèvent pas du don même si c’est le cas de certaines. On sera donc d’accord avec lui pour insister sur la nécessité de ne pas rabattre toutes les formes de circulation sur le don, et de mieux distinguer ce qu’il appelle pour sa part échange, don et échan-ges du troisième type (assez proches de ce qu’un autre auteur honni par lui, Karl Polanyi, rangerait sous la rubrique de la redistribution). Mais où s’opère le départ ? Tout l’objectif de Testart est de réduire la part du don en peau de chagrin et d’accroître corrélativement celle de l’échange. Le cœur de l’argumentation est le suivant : pour qu’il y ait don, nous dit Testart, il faut que le donateur n’ait pas le droit de réclamer le bien donné ou son équivalent au donataire. Or dans le kula, découvre Testart à la page 416 des Argonautes du Pacifique de Malinovski, si j’aperçois chez un ami auquel j’ai donné un bien précieux, un vaga, il y a un an, par exemple, un autre vaga comparable et qu’il ne me le donne pas, « l’usage m’autorise à le lui prendre de force ». C’est donc, conclut triomphalement notre auteur, que le contre-don est exigible, et donc que le don n’en était pas un. Le kula ne relève alors pas du don, mais de ce que Testart appelle l’échange non marchand, auquel il prête d’ailleurs à peu près toutes les fonctions du don maussien, à commencer par celle d’instaurer des relations d’alliance. Et certes, si le kula disparaît du registre du don, le maussisme en prend un sacré coup. Mais, à vrai dire, on a du mal à voir où est le problème et de quelle réfutation il s’agit. Ce dont la page 416 de Malinovski fait état, c’est tout simplement de l’obligation de rendre dont il est difficile de dire que Mauss l’ignorait. Ce que le donateur rappelle, ce sont simplement les bonnes manières du don et cette obligation. Malinovski ajoute, en laissant parler le donateur trobriandais : « Cela peut certes déclencher sa fureur [celle du donataire] mais, là encore, notre brouille sera mi-réelle mi-feinte. » Ce n’est pas vraiment comme si on faisait venir un huissier… Pour que l’échange non marchand puisse ainsi phagocyter le don, A. Testart est obligé de faire l’impasse systématique sur le fait que les biens précieux qui circulent dans le don cérémoniel, dans le kula, n’ont aucune utilité, qu’ils sont de purs symboles. Mais, à gommer ainsi tout ce qui relève de l’obligation de générosité affichée et plus ou moins pratiquée pour rabattre la dimension de la socialisation sur un échange donnant-donnant qui n’en serait pas un (l’oxymoron de « l’échange non marchand », autrement dit d’un échange de marché qui ne serait pas un échange de marché), peu à peu on ne comprend

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plus rien. Et Testart lui-même est obligé de conclure que finalement nos catégories juridiques, issues du droit romain, ne parviennent pas à saisir ces réalités complexes. Mais Mauss ne disait pas autre chose ! Et qui pouvait penser qu’une discussion juridique formaliste allait pouvoir nous donner le fin mot de l’histoire ? Quel est donc en définitive l’objet de toute cette discussion, est-on en droit de se demander ? Largement idéologique, comme toujours. Le fin mot de l’affaire est clairement énoncé page 160. Testart pose que le don est « la plupart du temps le fait de la classe dominante » et que donc il y aurait « quelque paradoxe » à « considérer qu’il pourrait venir contrecarrer ou corriger ce qu’il y a de pire dans l’économie marchande, disons, dans le capitalisme ». On l’aura compris : pour A. Testart, le don est aristocratique et donc infâme. Entre le communisme primitif, autrefois célébré par l’auteur qui le trouvait partout en Australie, et le marché, il ne doit rien exister de plausible et de recommandable. Ce n’est pas la première fois qu’on aura vu un néomarxisme radical se transmuer en apologie intraitable du marché.

• Caroline dufy et Florence WeBer, L’Ethnographie économique, La Découverte, « Repères », 2007.

Quelle est donc, dans les différentes transactions pratiquées dans les diverses sociétés humaines, la part respective du don, du marché, de l’État et du droit ? Qu’a à nous apprendre l’ethnologie sur ce point ? On le voit avec le livre d’A. Testart, c’est un euphémisme de dire que les réponses sont elles-mêmes variées et contrastées. On trouvera dans ce petit Repères de C. Dufy et F. Weber une bonne cartographie, quasi ethnographique, précise et sereine, des diverses écoles qui s’affrontent sur la question.

• Denis grozdAnovitcH, De l’art de prendre la balle au bond. Précis de mécanique gestuelle et spirituelle, J.-C. Lattès, 2007.

La question est donc toujours la même : entre-t-il, peut-il, doit-il entrer dans nos actions une part, comme on voudra, de générosité, de gratuité, de liberté, de libéralité, de prodigalité, etc. ? Plutôt que de la poser à travers une interrogation sur le don, et s’exposer ainsi à tous les quiproquos moralisateurs ou antimoralisateurs possibles et imagi-nables, mieux vaudrait sans doute la poser sous l’angle du rapport au jeu. La mise en équivalence du don et du jeu, si brillamment esquissée par Huizinga dans Homo ludens, reste encore à parachever. Pour aller dans ce sens, on trouvera de belles pages dans ce livre particulièrement

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délectable d’un ancien champion de tennis, squash et courte paume qui nous livre une réjouissante galerie de portraits de joueurs de tous types, attaquants, défenseurs, tricheurs, esthètes, laborieux, réalistes, doués, faussaires, etc., et qui fait revivre, surtout, un esprit du jeu – un esprit de jeu plutôt – qui laissait sa part au plaisir, au « ludisme », « qui exige pour s’épanouir pleinement cette jubilation irremplaçable que dispensent à la fois la gratuité et le goût de l’inutile au cœur de l’action » (p. 254), mais aussi, dans un autre domaine que celui des sports individuels, « le sentiment exaltant de l’équipe », toutes choses qui se caractérisent « par la régénérante, yogique et relative suspension d’identité – hautement thé-rapeutique pour les névrosés égocentriques qui pullulent à notre époque de repli individualiste » (ibid.). Paradoxes de l’utilitarisme : si la seule chose désirable est le plaisir et si le plaisir, comme le montrait Aristote, ne peut naître que de la liberté dans l’action, ou de l’auto-hypnose dans laquelle entre le joueur (selon Jérôme Charyn, cité par D. G. page �09) dès lors qu’il sait « lâcher prise » quant au résultat – sans pourtant l’oublier – pour entrer dans le cours même du jeu, alors l’efficacité uti-litariste suppose de basculer dans l’anti-utilitarisme. Et réciproquement. N’est-ce pas ce miracle qu’accomplit le jeu ? Comme le don ?

• Pierre BAyArd, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Éditions de Minuit, 2007.

Lecture à compléter par celle tout aussi délectable du livre de P. Bayard (je l’ai lu…). Sans rapport apparent avec le jeu, à ceci près que l’auteur semble jouer en permanence avec son lecteur qu’il pro-mène de paradoxe en paradoxe (le livre est publié dans la collection « Paradoxe »). On croit, au départ, à une plaisanterie. Que faire d’autre que sourire à la lecture de la citation d’Oscar Wilde placée en exergue : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer » ? Et pourtant, peu à peu, découvrant avec un plaisir sans cesse renouvelé toute une théorie de la lecture, de l’écriture, de la mémoire et de l’oubli, on en vient à prendre de plus en plus au sérieux l’aphorisme initial et presque à le faire sien. Tout, bien sûr, est dans le presque. à jouer sérieusement, on touche aux propositions les plus sérieuses sans jamais sombrer dans l’esprit de sérieux. Bien joué, Pierre Bayard !

• Bruno BernArdi, Le Principe d’obligation, Vrin-EHESS, 2007. Don ou jeu, c’est toujours d’un mixte d’obligation et de liberté qu’il

est question. La question qui se pose aux sociétés traditionnelles est celle

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de l’aménagement d’une place pour la liberté dans le cadre dominant de l’obligation, de la production d’une certaine déliaison entre des indivi-dus préalablement liés par le nexum. La question centrale des sociétés modernes est inverse : comment produire un sentiment d’obligation chez les individus libres placés au fondement de l’ordre politique ? L’auteur nous montre comment cette question des fondements possibles de l’obligation, si vivace aujourd’hui, est celle qui traverse toutes les théories du droit naturel depuis Bodin et qui trouve sa formulation la plus aiguë chez Rousseau. Comment fonder une communauté politi-que dont les membres s’obligent à être libres ? C’est aussi la question de Durkheim, comme le voit bien l’auteur et, bien entendu, c’est elle aussi qui traverse tout l’Essai sur le don de Mauss. Cette généalogie du sentiment moderne d’obligation est donc bienvenue qui conclut que la modernité ne fait que commencer puisque nous sommes désormais, pour la première fois, réellement déliés et donc libres. Peut-il dans ces conditions subsister un quelconque sentiment d’obligation ?

• Nathalie HeinicH, Pourquoi Bourdieu, Gallimard, 2007 ; Comptes rendus, Les impressions nouvelles, 2007.

Une reconstitution très vivante d’une longue saison dans la maison Bourdieu et d’une prise de distance progressive. Où l’on voit parti-culièrement bien l’ethos d’une époque – où il fallait être absolument contestataire – et l’habitus des disciples séduits et subjugués. Mais N. Heinich ne voit absolument pas que la question théorique centrale de Bourdieu, inlassablement reprise sous tous les angles, est celle des rapports entre intérêt et désintéressement. Bref, la question du don. Mais c’est bien de l’acquittement d’une dette intellectuelle qu’il s’agit dans ces comptes rendus de et à W. Benjamin, P. Bourdieu, N. Elias, E. Goffman, F. Héritier, B. Latour, E. Panofski et M. Pollak.

• Geneviève KricK, Janine reicHstAdt et Jean-Pierre Terrail, Apprendre à lire. La querelle des méthodes, Gallimard, 2007.

Non, montrait éloquemment J.-P. Terrail dans son article de La Revue du MAUSS n° 28, défendre la méthode syllabique d’apprentissage de la lecture n’est ni superflu (au motif qu’existeraient aujourd’hui des méthodes mixtes) ni réactionnaire, bien au contraire. Il est de plus en plus permis en effet, et même nécessaire et urgent, de se demander si une sorte de catastrophe pédagogique ne s’est pas abattue sur notre système scolaire, l’abandon de la méthode syllabique allant de pair avec celui de l’enseignement de la grammaire, mal remplacée par une

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pseudolinguistique, et de l’histoire de la littérature ou de la philosophie remplacée par l’étude de morceaux choisis inintelligibles. Enrichi et accompagné des expériences relatées par G. Krick et J. Reichstadt, l’article de J.-P. Terrail, ici repris, permet de conclure que « la syllabique n’est ni de droite ni de gauche : elle est juste efficace ».

• Fabrice fLipo, Justice, nature et liberté. Les enjeux de la crise écologique, Parangon, 2007 ; Le Développement durable, Bréal, 2007.

Un ouvrage d’une ambition considérable. Il s’agit de rien moins que de repenser les principes de justice à l’échelle du monde et en prenant en compte non seulement les rapports des hommes entre eux, mais aussi la question de l’environnement et des risques industriels. C’est parfois trop touffu, mais, sur l’ensemble des questions abordées, l’information est extraordinairement riche et précise. Pour toute personne désireuse d’entrer en profondeur dans ces discussions, y compris sur les aspects les plus techniques et les plus factuels, ce livre est un véritable must. Et si on ne peut pas l’emporter avec soi, on prendra en voyage le petit Développement durable qui rassemble de manière très claire et en peu de pages à peu près toutes les informations pertinentes sur le sujet.

• Serge LAtoucHe, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, 2007.

Dans la même veine, décroissantiste, le petit livre de S. Latouche synthétise avec un remarquable et constant bonheur d’expression toutes les analyses et propositions faites par lui depuis maintenant près de dix ans. Au fil des livres et des années, la dé-croissance devient a-crois-sance, non plus tant proposition positive d’une contre-société largement imaginaire et indéterminée mais affichage d’une sorte agnosticisme méthodologique. C’est peut-être moins exaltant pour ceux qui cherchent une juste cause toute simple, mais nettement plus convaincant ainsi. Et nous nous retrouvons donc tous d’accord sur l’objectif : desserrer l’emprise de la contrainte économique, marchande et financière sur nos existences. Quant au comment, les propositions de S. Latouche insistent beaucoup sur tout ce qui touche à la relocalisation. Largement à juste titre. On n’échappera pas à la discussion sur la nécessité d’un certain protectionnisme (cf. dans ce numéro même les articles de Jacques Sapir et de Jean-Luc Gréau). Mais la relocalisation des activités risque d’être rendue partiellement nécessaire par l’augmentation des coûts du transport sans qu’il y ait nécessairement besoin d’une grande révolution idéologique. En revanche, le courant issu de la décroissance semble

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sous-estimer l’importance cruciale de la lutte contre l’explosion des inégalités, véritable moteur central de l’illimitation contemporaine.

• Pascal micHon, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Les Prairies ordinaires, 2007.

Je suis bien embarrassé (il me faut ici parler plus directement en mon nom propre, A. C.) pour commenter ce livre de notre ami P. Michon, compagnon de route un peu à distance (un peu trop selon moi…) du MAUSS. Je me sens en effet en parfaite harmonie avec tout son vaste avant-propos, important, qui explique de manière très claire et tonique pourquoi toutes les postures critiques ou criticistes d’hier – marxistes, foucaldiennes, derridiennes, deleuziennes, etc. – manquent désormais leur cible et, plus grave, apparaissent à présent, sous la plume des disciples, comme de forts et solides soutiens du capitalisme financier et spéculatif mondialisé. Du retournement des armes de la critique ! Ces héritages postcriticistes nous interdisent de penser correctement le statut de l’individuation et de l’individua-lisme contemporain. OK, mille fois OK jusque-là. Je devrais aussi être d’accord sur la suite. L’érudition sociologique, anthropologique, historique et philosophique de P. Michon est impressionnante. Et les commentaires qu’il donne de tous les auteurs qu’il convoque à sa discussion me semblent hautement pertinents. Pertinente également sa tentative, dans le sillage de G. Simondon, de penser la figure de l’individu « par le milieu » (c’est à quoi je me suis efforcé pour ma part dans Anthropologie du don en y esquissant ce que j’appelle un « tiers paradigme »). De surcroît, son auteur de référence principal, et de loin, est Marcel Mauss. Mais un Mauss – et c’est là où nous commençons à diverger – dans lequel P. Michon veut voir davantage un théoricien et analyste du rythme que du don et du symbolisme (pourquoi pas ? Mais à condition de ne pas laisser tomber don et symbolisme au passage). C’est en effet sur le terrain d’une théorie générale du rythme, inspirée de H. Meschonnic, que P. Michon cherche la pierre d’angle commune aux divers discours disciplinaires qu’il mobilise et entrecroise. Et c’est à partir d’elle qu’il croit pouvoir penser les formes de l’individuation contemporaine. Le projet semble séduisant. Le problème, c’est que pour ma part je ne comprends toujours pas son concept de rythme et encore moins du coup comment il croit pouvoir en déduire une théorie de l’individuation contemporaine. Ou, plutôt, si je crois pouvoir le rejoindre sur nombre de propositions, je ne crois pas avoir besoin pour cela de passer par sa théorie générale du rythme qui me reste obscure. J’attends donc la suite.

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• Belinda cAnonne, Le Sentiment d’imposture, Calmann-Lévy, 2005.

Les débats autour de la lutte pour la reconnaissance gagneraient à prendre en compte ce sentiment d’imposture si finement analysé par B. Canonne : « l’intime conviction de ne pas être celle ou celui qu’il faudrait être pour occuper légitimement la place dans laquelle on se trouve, et la crainte d’être démasqué ». « Suis-je celle ou celui que je devrais être pour me trouver à cette place ? » se demande l’imposteur, bien distinct de l’imposteur sans italiques, le menteur ou trompeur ordinaire, de celui qui souffre d’un sentiment d’infériorité ou de honte. Comment donc pourrait-on jamais être reconnu si on ne se reconnaît pas d’abord soi-même comme légitimé à l’être ? Ce petit livre, qui se lit si aisément, a tout pour devenir un classique. De B. Canonne, on lira également l’article qu’elle avait publié dans La Revue du MAUSS sur Henri Raynal, et l’interview qu’elle a réalisé de ce dernier (sur www.journaldumauss.net).

• Laurent LAfforgue et Liliane LurçAt (sous la dir. de), La Débâcle de l’école. Une tragédie incomprise, F.-X. de Guibert, 2007.

Un complément utile au n° 28 de La Revue du MAUSS (Penser la crise de l’École), qui examine les échecs du système scolaire, paradoxa-lement peut-être plus importants encore, suggère le livre, dans le champ des sciences exactes que dans les autres disciplines. Le n° 28 n’était pas très optimiste. On aura compris que cet ouvrage collectif l’est encore moins. Et c’est, malheureusement, assez convaincant…

• Marcel gAucHet, L’Avènement de la démocratie, tome I, La révolution moderne, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2007.

Difficile de ne pas dire un mot tout de suite, en raison de son impor-tance, de cet ouvrage reçu juste au moment de boucler, qui dresse de manière synthétique le tableau d’ensemble de ce qui sera développé dans les trois tomes suivants, La Crise du libéralisme (déjà paru), À l’épreuve des totalitarismes et Le Nouveau Monde. On comprenait mal comment s’étaient succédé chez M. Gauchet son étonnant optimisme démocratique, amorcé par son Désenchantement du monde, et son pes-simisme évident dans les textes réunis sous le titre de La Démocratie contre elle-même. Ce contraste insolite, qui pouvait faire croire à une contradiction ou à un revirement à 180 degrés, s’éclaire ici au fil d’une argumentation puissante. Optimisme : rien ne nous fera revenir en

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arrière dans notre refus de l’hétéronomie et dans notre désir de nous gouverner nous-mêmes. En ce sens, l’histoire est bien finie, tout en ne faisant que commencer (Marx aurait dit que nous sortons à peine de la préhistoire). Pessimisme : cet autogouvernement se révèle d’une complexité rare, voire quasiment impossible, si bien que la dynamique démocratique s’étiole ou s’inverse à mesure qu’elle s’approfondit. Pour comprendre ce qui nous arrive, il importe de saisir conceptuellement le cours de l’invention démocratique en montrant comment elle s’identi-fie avec la sortie du religieux. Mais une sortie triple : par le politique (la liberté collective), le droit (la liberté individuelle) et l’histoire. Or la combinaison de ces trois dimensions est toujours problématique, variable selon les lieux et les temps, et d’autant plus qu’il n’existe entre elles aucune harmonie préétablie. Il serait excessif de dire que cette réflexion d’envergure se lit toujours aisément. Elle impose de prendre son temps. Mais c’est un temps qui n’est pas perdu.

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Résumés et abstracts

• Sandrine Aumercier : Edward L. Bernays et la propagandePropaganda, ouvrage d’Edward Bernays paru en 1928, et qui vient d’être traduit en français, traite des techniques de manipulation de l’opinion publi-que expérimentées par l’auteur. Ce dernier, tenu pour le père des relations publiques aux États-Unis, considère aussi la propagande comme le fonde-ment de la seule démocratie possible à l’échelle d’une société de masse. La question est peut-être de se demander jusqu’à quel point les objectifs dont se réclame E. Bernays peuvent être réalisés et quel type de résistance peut leur être opposée.Propaganda is a 1928 by Edward Bernays’ manual which has just been translated into French. It deals with the techniques of manipulating public opinion, techniques which were experimented by Bernays himself. Bernays is usually considered as the father of public relations in the United States, and he promotes propaganda as democracy’s only basis in a mass society. It is perhaps to be asked up to which point those aims can be effective and which kind of resistance can be opposed against them.

• Alain Caillé et alii : Un quasi-manifeste institutionnalisteOù l’on cherche à montrer qu’une autre science économique est non seulement possible, mais déjà existante puisque sur tout un ensemble de propositions non triviales, ici rassemblées en 18 thèses, il existe d’ores et déjà un large accord entre nombre d’écoles non standard en économie. C’est probablement sous la bannière d’une économie politique institutionnaliste qu’elles feront le mieux apparaître leur unité.An attempt to show that another economic science is not only possible but already at hand since most non standard schools in economics are likely to agree on a whole set of non trivial propositions, here summarized in 18 thesis. Probably is it under the banner of an Institutionalist Political Economy that those schools will be able to display and let see what they share.

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• Alain Caillé : Ce qu’on appelle si mal le donLe don est-il le don ? Est-ce bien du don que Marcel Mauss parle dans son Essai sur le don ou bien de tout autre chose, comme le pensent beaucoup d’auteurs ? On examine ici leurs arguments, pour conclure que, oui, Mauss a eu raison de dire que le don est bien du don, même s’il jugeait lui-même le concept problématique.Is gift really gift ? Is Essai sur le don about gift or about something quite different, as many authors contend ? Their arguments are here examined, butTheir arguments are here examined, but the conclusion is that, yes, Mauss was right to see gift as gift even though he believes the very notion rather clumsy and inadequate.

• Bernard Chavance : L’expérience postsocialiste et le résistible apprentissage de la science économiqueLa transformation des économies postsocialistes a posé un défi d’interpréta-tion et d’orientation aux théories économiques. La doctrine de la transition, approche dominante au cours des premières années, reposait sur l’hypothèse d’une convergence vers un modèle jugé normal de l’« économie de marché », tandis que les approches institutionnalistes défendaient un point de vue « évo-lutionnaire » et soulignaient la dépendance vis-à-vis du sentier historique. Les surprises de la transition ont conduit à une doctrine amendée, qui a nuancé sans les renouveler radicalement les postulats néolibéraux.Interpreting and governing the post-socialist economic transformation has been a challenge for economic theories. The transition doctrine, being the mainstream approach, was based on a concept of convergence towards a « normal » model of the market economy, while institutional theories sup-ported an evolutionary approach and stressed historical path-dependency. Transition surprises gave rise to an amended transition doctrine that qualified without strictly renovating neo-liberal assumptions.

• Bernard Chavance : L’économie institutionnelle entre orthodoxie et hétérodoxieUn « tournant institutionnaliste » semble s’être opéré dans la théorie écono-mique depuis les années 1990. L’extension d’une nouvelle économie insti-tutionnelle s’est accompagnée du renouveau de l’institutionnalisme originel. L’exemple des travaux sur « institutions et performances » illustre toutefois l’ambivalence de ce tournant, partiellement phagocyté par le mainstream contemporain.Economic theories show signs of an « institutional turn » since the 1990s. The development of a new institutional economics has been complemented by the revival of original or classical institutional economics. The case of research on « institutions and performance », however, reveals the ambivalence of such a turn, partly diverted by the contemporary mainstream.

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• Pascal Combemale : L’hétérodoxie encore : continuer le combat, mais lequel ?En économie, le combat de l’hétérodoxie contre l’orthodoxie tourne nettement à l’avantage de la seconde. Cela résulte principalement de deux séries de fac-teurs : l’orthodoxie n’a pas cessé d’évoluer et de récupérer les critiques qui lui étaient adressées, elle a désormais de multiples visages et les débats ont lieu sur son territoire ; les théories orthodoxes sont essentiellement normatives et la réalité sociale tend de plus en plus à se conformer à leurs prescriptions. En concentrant leurs critiques sur l’irréalisme de ces théories, les hétérodoxes manquent la cible principale. S’ils ne parviennent pas à se fédérer pour proposer une alternative sociale crédible et attractive, ils seront condamnés à mener une guérilla sans espoir sur les marges de l’empire orthodoxe.In Economics, the fight of Heterodoxy against Orthodoxy is turning to the advantage of the latter. It results mainly from two series of factors : the orthodoxy did not stop evolving and taking over the criticisms, it has hence-forth multiple faces and the debates take place on its territory ; the orthodox theories are essentially normative and the social reality tends more and more to conform to their prescriptions. By concentrating their criticisms on the lack of realism of these theories, the heterodox miss the main target. If they do not succeed in federating in order to propose a credible and attractive social alternative, they will be condemned to lead a hopeless guerilla on the margins of the orthodox empire.

• Mary Douglas : La pauvreté comme problème de liberté (suite et fin de l’article de M. Douglas paru dans le n° 29 de La Revue du MAUSS semestrielle, intitulé « Pour ne plus entendre parler de la “culture traditionnelle »).Cet article présente une réflexion de grande portée sur les racines de la pau-vreté, qui passe par une déconstruction systématique de la notion de culture traditionnelle. Ce n’est pas la « culture traditionnelle » qui est responsable de la pauvreté – ne serait-ce que parce que « la » culture traditionnelle n’existe pas, mais, au sein de chaque culture, quatre tendances générales (hiérarchi-que, entrepreneuriale, contestataire, apathique) comme le montre la théorie de la culture de M. Douglas si connue dans les pays anglo-saxons et dont on trouvera ici la première présentation en français. L’article en profite pour déconstruire également la notion de pauvreté.This article presents a wide-ranging reflection on the roots of poverty through a systematic and radical deconstruction of the very idea of « traditional culture ». The traditional culture is not responsible for poorness – since « the » traditional culture does not exist, but within each culture four general tendancies (hierarchy, entrepreneurship, contestation and apathy), as shown by M. Douglas’ Theory of culture, quite renowned in anglo-saxon countries but here exposed for the first time in french. The article also deconstructsThe article also deconstructs the very notion of poverty.

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• Francesco Fistetti : Justice sociale, justice globale et obligation de donnerDans la société planétaire remodelée par la mondialisation, il est urgent d’élaborer une théorie de la justice globale sous le jour du paradigme du don et de repenser ce dernier, réciproquement, sous le jour de la question de la justice globale. On redécouvre ainsi l’intuition de Marcel Mauss selon laquelle le don de l’alliance, l’art de bâtir des relations justes entre les peuples et les cultures, constitue le cœur du politique.In the worldwide society reshaped by globalisation we are in desperate need for elaborating a theory of global justice in the light of the paradigm of the gift and for rethinking the latter in terms of the question of global justice. So that leads to rediscover Marcel Mauss’s insight that the alliance gift, which is the art of building fair relations between peoples and between cultures, is the heart of politics.

• François Fourquet : Lettre à un jeune doctorant. Sur la causalité en économieL’analyse de la crise « thaïlandaise » de 1997 est l’occasion d’une réflexion sur la causalité en science économique. Il faut distinguer deux figures de la causalité :– une causalité mécanique et linéaire dans le temps, du type A > B (le phé-nomène A entraîne le phénomène B) ; la notion de « choc », très à la mode en économie, appartient à cette conception toute mécanique de la causalité, figurée par l’image du choc d’une boule de billard contre une autre boule de billard ;– une causalité subjective par imprégnation, dans laquelle une entité est déjà imprégnée par son environnement. Les entités sont sociales et vivantes, ouvertes au monde, leurs parois sont poreuses. Le monde prétendument « extérieur » est présent dans le plus petit phénomène « intérieur ». ToutTout phénomène local ou national est mondial par nature.

The analysis of the « crisis of Thailand » of 1997 give us the opportunity« crisis of Thailand » of 1997 give us the opportunitycrisis of Thailand » of 1997 give us the opportunity » of 1997 give us the opportunityof 1997 give us the opportunity of a reflexion on the nature of causality in economics. We must distinguish two figures of causality :– a mechanical causality or linear along the time, which pattern is A > B (the A phenomenon involves the B phenomenon) ; the notion of « shock »,« shock »,shock », »,, very fashionable in economy, belongs to a very mechanical conception of the causality, represented by the image of the shock of a billiard-ball against an other billiard-ball ;– a subjectiv causality by impregnation, in which an entity is already impreg-nated by its environment. The entities are social and alive, opened to the world, their shells are porous. The allegedly « exterior » world is present » world is present world is present inside the smallest « interior » phenomenon. Every local or national phe-nomenon is global by nature.

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• Jean-Luc Gréau : Le capitalisme est-il maîtrisable et réformable ?Il n’existe pas de « division internationale du travail » : en réalité, les pays de l’Asie émergente sont directement en concurrence avec les pays industriels anciens sur l’ensemble de la gamme de la production, à quelques exceptions près. Face à cette concurrence totalement inégale puisque ces pays, en plus de la faiblesse de leurs salaires, n’ont aucune protection sociale, il va être très vite inévitable d’adopter des mesures protectionnistes antidumping.There is no such thing as an « international division of labour » : in fact the« international division of labour » : in fact theinternational division of labour » : in fact the » : in fact thein fact the new emerging countries in Asia are direct challengers to the old industrial countries for nearly their all set of products. This concurrence is totally unfair since these new challengers do not only have very low wages, but they have no social protection at all. So it will be very soon unavoidable to adopt anti-dumping and protectionist regulations.

• Marc Humbert : Circonscrire la place du marché. Commentaires autour d’un texte de Pierre CalameCe texte présente les arguments avancés par Pierre Calame pour circons-crire le rôle du marché à la gestion d’un nombre limité de biens et services « standard ». C’est un effort pour échapper à l’établissement en cours de la dictature de la « marchandisation ». Les catégories employées par Pierre Calame sont reliées aux catégories plus usuelles héritées de la littérature des économistes. Il exclut tout d’abord le marché de la gestion de ce que cette littérature appelle les effets externes entraînés par la production de toutes sortes de biens y compris ces biens « standard », et qui portent atteinte à notre patrimoine naturel ; de même il argumente pour une gestion hors marché des ressources non renouvelables dont la rareté doit être partagée selon des règles d’équité. Enfin, il insiste sur la manière nécessairement non privative de gérer notamment ces nouveaux biens issus des progrès des technologies de l’information et du vivant, des biens non économiques par nature. On aboutit alors à une délimitation qui peut paraître pertinente à beaucoup, il reste à discuter les propositions de modalités de « gestion » de cet ensemble.This paper presents a detailed argument by Pierre Calame to mark out the domain of market organisation to a limited number of « standard » goods« standard » goodsstandard » goods » goodsgoods and services. This is an attempt to escape to the on-going establishment of the dictatorship of « merchandisation ». The categories which are used by« merchandisation ». The categories which are used bymerchandisation ». The categories which are used by ». The categories which are used by. The categories which are used by Pierre Calame are articulated to the more usual ones drawn from economists’ literature. First, he withdraws the market from the management of what this literature words as externalities which are an outcome of the production of all kinds of goods including these « standard » ones, and damage our natural« standard » ones, and damage our naturalstandard » ones, and damage our natural » ones, and damage our naturalones, and damage our natural heritage ; just as he advocates an off-market management of non-renewable resources which scarcity must be shared among all people, according to rules of equity. Finally he insists on the necessary non private way to manage,

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especially these new goods, originated from the progress in information and bio technologies and which are non-economic by nature. Then we have got a delimitation that may be considered as relevant by many people, there is still to discuss the propositions of « management » modes for this domain.« management » modes for this domain.management » modes for this domain. » modes for this domain.modes for this domain.

• Goran Hyden : L’économie de l’affection et l’économie morale dans une perspective comparative : qu’avons-nous appris ?On peut trouver à l’économie morale trois origines et en discuter des élé-ments de comparaison. La première, d’Asie du Sud-Est (James Scott, 1976), affirme principalement que le paysan manifeste un comportement économique spécifique centré sur la subsistance parce que, contrairement à l’entreprise capitaliste, il est à la fois une unité de consommation et une unité de pro-duction. La deuxième vient des pays industrialisés avec pour figure clé Karl Polanyi (1944) et son analyse de « la grande transformation » : la séparation de l’économie politique et de l’économie morale. Pour lui, avec l’industria-lisation, l’économie n’est plus enchâssée dans le social ou le culturel, mais c’est plutôt le contraire. La troisième source d’économie morale est l’Afrique et spécialement la riche littérature produite par l’anthropologie économique et sociale sur les systèmes de parenté et les organisations sociales. Une tradition anthropologique française qui se focalise sur les modes de production et leurs conséquences sur la formation des valeurs : Meillassoux (1964, 1975) et Coquery-Vidrovitch. Tandis que Kopytoff (1987), Berry (199�) et Peters (1994) mettent en question le caractère durable des institutions coutumières locales et à la place démontrent l’ingénuité avec laquelle les acteurs africains réinventent, renégocient et adaptent leurs valeurs pour gérer les défis de leur existence.Mais il y a lieu de considérer un concept complémentaire – l’économie de l’affection – pour mieux comprendre et analyser les choix et les comporte-ments dans les pays où le capitalisme n’a pas encore pénétré la société et où la forme dominante de l’organisation économique et sociale est fondée sur les petites unités et la réciprocité en général. Malgré l’apparition des mécanismes de marché, les institutions et les comportements basés sur l’investissement dans les relations avec autrui continuent d’opérer.Moral economy may be originated from three sources with elements of comparisons between them to be discussed. First, a South East Asia source (James Scott, 1976) states that any peasant has a specific behaviour centred on subsistence because, conversely to the case of a capitalist enterprise, he is both a producer and a consumer. Second, from the industrialised countries, the key character is Karl Polanyi (1947) and his analysis of the Great Transformation dividing political economy from moral economy. According to him economy is no longer embedded in the social and the cultural but the opposite is true. The third source is Africa and the abundant literature from economic and social anthropology about kinship systems and the social organisations from them. A French anthropological tradition focuses on modes of production and

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their consequences on the process of value formation : Meillassoux (1964, 1975) and Coquery-Vidrovitch. Whereas, Kopytoff (1987), Berry (199�) and Peters (1994) question the sustainability of local traditional institutions and instead show the ingenuity with which African actors invent anew, discuss and adapt the values to deal with the challenge of their lives.But it is relevant to consider a complementary concept – « the economics« the economicsthe economics of affection » – for a better understanding and analysing the choices and » – for a better understanding and analysing the choices and for a better understanding and analysing the choices and behaviours in countries where capitalism is not pervasive in the whole society, up to now, and where the dominant form of organisation is based on small units and general reciprocity. Despite the emergence of market mechanisms, behaviours and institutions based on investments in relationships with others are still in operation.

• Paul Jorion : Prix, vérité et socialitéSont réunies ici l’introduction et la conclusion d’un manuscrit intitulé Le prix.L’introduction insiste sur le parallèle qui existe entre la manière dont le prix et la vérité fonctionnent pour cimenter les relations humaines au sein du tissu social, où le prix est la vérité des choses humaines exprimée en nombres et la vérité, le prix des choses humaines exprimé en mots.La conclusion, qui résume l’ouvrage tout entier, prône un renversement de la thèse classique qui voit l’économique déterminer le social qui lui-même définit le politique pour mettre au contraire le politique au fondement du social qui détermine, lui, l’économique par le truchement du prix, envisagé comme phénomène de frontière au point de rencontre des statuts sociaux de l’acheteur et du vendeur. Il s’agit bien entendu de la théorie du prix formulée par Aristote. Le fondement du politique reste alors à définir comme émer-geant de la division du travail et de la rareté relative des individus au sein des conditions qui résultent de cette division.Les données sur lesquelles l’auteur fonde sa thèse ont été récoltées par lui au cours de ses enquêtes de terrain, dans le domaine de la pêche en France et en Afrique, et dans celui de la finance, en Europe et aux États-Unis.Have been gathered here the introduction and the conclusion of a manuscript entitled Price.The introduction emphasizes the parallel existing between the way price and truth mould human relations within the social tissue, where price acts as the truth of human matters as expressed by numbers while truth is the price of things when expressed with words.The conclusion, which summarizes the book in its entirety, proposes a reversal of the classical view according to which the economic determines the social which in its turn defines the political ; instead, the political is here presented as the ground of the social which then determines the economic through price seen as a border phenomenon where the social status of seller and buyer meet. This is of course nothing but Aristotle’s theory of price formation. One is left with defining the political as emergent from the social division of labor

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and the relative scarcity of individuals within the conditions resulting from such division.The author’s data were gleaned by him during fieldwork, in the fisheries of France and West Africa, and in the financial world of both Europe and the United States.

• Stephen Kalberg : L’influence passée et présente des « visions du monde ». L’analyse wébérienne d’un concept sociologique négligéL’article propose une synthèse sur la définition par Max Weber des visions du monde et sur les différentes manières dont selon lui elles influent sur la formation des groupements sociaux. Il s’intéresse plus particulièrement à leur puissance de conservation ou d’évolution, ainsi qu’à leur capacité à servir de fondement et d’arrière-plan à 1° l’organisation méthodique et rationnelle de la vie, 2° à l’évolution historique et au changement social. Il aborde, pour finir, l’analyse que nous donne Weber d’une époque, la nôtre, dans laquelle les visions du monde ont perdu une bonne partie de leur importance première. Les sociétés ont-elles besoin de « visions du monde » ? Et lorsque celles-ci s’étiolent massivement, en résulte-t-il des conséquences significatives ? La conclusion est que le concept de vision du monde est tout à fait important pour l’analyse sociologique, quand bien même il a été jusqu’ici largement négligé.Weber’s definition of world views is summarized and the several ways in which world views in his sociology influence the formation of social group-ings are outlined. The manner in which a « sustaining » and a « dynamic »« sustaining » and a « dynamic »sustaining » and a « dynamic »» and a « dynamic » and a « dynamic »« dynamic »dynamic »» autonomy characterize world views is noted ; their capacity to constitute foun-dational and « background » forces for 1° a methodical-rational organization« background » forces for 1° a methodical-rational organizationbackground » forces for 1° a methodical-rational organization» forces for 1° a methodical-rational organization forces for 1° a methodical-rational organization of life and 2° historical developments and social change is also addressed. Finally, Weber’s analysis of an epoch in which world views have lost a great deal of their original influence – namely, our own – is examined. Do societies « require » world views ? Are the consequences significant when« require » world views ? Are the consequences significant whenrequire » world views ? Are the consequences significant when» world views ? Are the consequences significant when world views ? Are the consequences significant when world views become severely weakened ? World views, it is concluded, constitute a significant concept for sociological analysis, yet one heretofore widely neglected.

• David Le Breton : Avoir question à tout : les sciences socialesLa sociologie est foisonnante d’approches des hommes ou des sociétés, elle multiplie les angles de regard et les méthodes pour donner sens à l’action ou expliquer les mouvements incessants du social. Aucune analyse n’épuise les mouvements de sens. Toute analyse sociologique est une interprétation du social. La tâche des sciences humaines, et particulièrement sociales, n’est pas d’avoir réponse à tout, mais d’avoir question à tout et de mener l’interrogation

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le plus loin possible, non pas pour le plaisir de déconstruire, mais pour obser-ver les jeux de sens qui tiennent ensemble les liens sociaux.Sociology abounds with approaches of men or societies, it multiplies the points of view and the methods to give sense to action or to the unceasing movements of the social. No analysis can exhaust the social complexity. Every analysis is an interpretation. Human sciences’ task is not to give answer to everything but to question everything and to lead the interroga-tion as far as possible in order to observe the games of meaning that keep together social ties.

• Nicolas Postel : Institutionnalisme et hétérodoxieL’article défend la thèse suivante : il existe un paradigme institutionnaliste à même de fédérer les différentes hétérodoxies (marxiste, keynésienne, régula-tionniste, conventionnaliste…). Pour l’identifier, le plus simple est de partir des points d’accord entre les hétérodoxes sur la représentation du système économique, capitaliste, qu’ils étudient. Cette représentation commune les conduit à se doter d’une conceptualisation commune de l’économie comme « procès institutionnalisé », de l’acteur comme agent socialisé et des insti-tutions comme formes prégnantes, mais évolutives qui constituent le cadre mais aussi l’horizon de l’agir humain.The article defends the following thesis : there is a paradigm which we describe as institutionalist. This paradigm has the capacity of federate the various forms of heterodox theories in economics (Marxist, Keynesianism, radical institutionalism…). In order to identify it, the simplest way is to start the points of agreement between the heterodox schools on the representa-tion of the system economic, capitalist, which they study. This common representation leads them to a common conceptualization of the economy as an « institutionalized process », of the actor as a socialized agent, and of« institutionalized process », of the actor as a socialized agent, and ofinstitutionalized process », of the actor as a socialized agent, and of », of the actor as a socialized agent, and of, of the actor as a socialized agent, and of institutions as constraining and evolutionary structures which constitute the framework but also the horizon of human action.

• Henri Raynal : Louée soit l’Illusion ! (Maya n’existe pas)La physique des particules, pour certains, fait du réel une pure illusion ; la convergence avec le bouddhisme est saisissante. Pour défendre le concret contre une telle dissolution, il importe d’en comprendre la positivité, de le considérer comme une œuvre, comme l’invention de l’entreprise de la diversité (cosmique, humaine). Si le spectacle du monde est digne de notre émerveillement, inversement, les coulisses de son fonctionnement invisible et la vocation originelle des particules à engendrer la diversité ne le sont pas moins. Quelques règles du jeu fondamentales et l’aléa suffisent pour produire le prodige.We cannot translate and still less summarize poetic philosophy…

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• Michel Renault : Une approche transactionnelle de l’action et de l’échange : la nature d’une économie partenarialeCet article s’attache à développer à partir de l’approche transactionnelle de l’action, issue des travaux de J. Dewey et A. Bentley, une approche renou-velée de l’échange renouant avec certaines intuitions de A. Smith. Il met en évidence la nature partenariale de l’économie dans la mesure où les individus ont besoin les uns des autres non seulement pour vivre (ou survivre) dans une société où règne la division du travail, mais également pour s’individuer, se définir et définir les situations d’action dans lesquelles ils s’insèrent. Cette grille de lecture n’exclut pas l’instrumentalisme, le conflit ou l’opportunisme, mais considère que les processus communicationnels inhérents aux processus d’échange impliquent de prendre en compte les autres et instituent donc les individus en tant qu’individus moraux.This paper, founded upon the transactional approach issued from the works of J. Dewey and A. Bentley, offers a new framework for dealing with eco-nomic transactions. By doing so we go back to some intuitions issued from A. Smith. It reveals the nature of a partnership economy because within a society characterized by the division of labour, individuals needs others for their own life, but also to define themselves, to become « selves », and to« selves », and toselves », and to », and to, and to define the situation of action they are involved in. This framework doesn’t exclude opportunism, conflict or strategic behaviour, but considers that the communicative processes underlying transactions necessitate the considera-tion of others, instituting individuals as moral individuals

• Deogratias F. Rutatora et Stephen J. Nindi : économie morale et développement endogène : le cas de la société matengo (Tanzanie)Prenant le peuple matengo comme cas d’étude, les auteurs présentent le concept et les principales caractéristiques de l’économie morale et du déve-loppement endogène pour montrer comment la communauté matengo a évolué dans le temps et comment elle a réussi à survivre dans un environnement fragile pendant plus de deux siècles. En se fondant sur le concept de déve-loppement endogène, le texte montre comment les Matengo ont combiné les éléments de stabilité et de mobilité dans leur propre environnement. Il essaie de mettre au jour les traits caractéristiques du développement endogène et de l’économie morale de la population matengo en se fondant sur une analyse de leur système de connaissances indigènes qui s’organise autour du système d’agriculture ngolo, de l’institution sengu et du ntambo, le système de gestion de l’utilisation des terres.Taking Matengo people as a case study, the authors present the concept and the main characteristics of rural economy and endogenous development to show how the Matengo community has evolved along the years and how it has succeeded in order to survive in a fragile environment during more than two centuries. On the basis of the concept of endogenous development, the

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paper shows how Matengo people have combined elements of stabilisation with elements of mobility. It tries to reveal the main traits of endogenous development and of moral economy in the Matengo population drawing upon an analysis of their indigenous system of knowledge which is organised on an agriculture system ngolo, an institution sengu and on ntambo, a system to manage the use of land.

• éric Sabourin : L’entraide rurale, entre échange et réciprocitéà partir de regards croisés sur l’entraide agricole dans plusieurs sociétés rura-les contemporaines, l’article interroge la nature et les principes économiques qui sous-tendent ces pratiques généralement définies comme un échange de services mutuels. L’analyse des formes ou structures de l’entraide et des valeurs qu’elles peuvent mobiliser ou produire révèle que, le plus souvent, celle-ci relève du principe de réciprocité et non pas uniquement de la catégorie de l’échange ou du troc.Based on transversal outlooks about mutual assistance in several contem-poraneous rural societies, the paper examines the nature and the economic principles which rule these practises usually defined as exchange of mutual services. Analysis of mutual help forms or structures and of the values they can mobilize or produce shows that these practises don’t belong to the cat-egory of exchange, but to the reciprocity principle.

• Jacques Sapir : Libre-échange, croissance et développement : quelques mythes de l’économie vulgaireDepuis l’échec du « cycle de Doha » dans le cadre de l’OMC, le libre-échange est directement attaqué. Ses partisans tiennent toujours le premier rang dans les médias et l’on n’ose guère évoquer publiquement le protectionnisme. Pourtant il y a une accumulation de travaux, tant théoriques qu’empiriques, qui jettent un nouvel éclairage sur le processus de libération du commerce. Non seulement le lien entre la croissance et l’expansion du commerce mondial semble avoir été à tout le moins faible, mais la libération du commerce est loin d’avoir engendré des résultats positifs pour les pays en voie de déve-loppement. Même les modèles d’équilibre général, une fois qu’ils intègrent des données réalistes, produisent des résultats qui font douter des bénéfices du libre-échange pour les pays pauvres ou en voie de développement. Le débat actuel se concentre sur les faiblesses méthodologiques des modèles traditionnels. Si tous les éléments pouvaient être introduits, il y a de fortes chances que les conclusions orthodoxes sur la libération du commerce soient renversées.Since WTO Doha-round failure, free-trade is now openly under fire. Free-traders certainly are still on the forefront of the media scene and protectionism is not a word to be used but under closed doors. Still, there is an accumula-tion of works, part theoretical and part empirical shedding new light on trade liberalisation. Not only the link between trade expansion and world

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economic growth in the 90’s has been found to be weak to the very least but trade liberalisation is far to have so positive a change for developing coun-tries. Even General Equilibrium models, once using more realistic data are giving results casting strong doubts on Free Trade benefits for developing or « poor » countries. The ongoing debate is focusing now on traditional« poor » countries. The ongoing debate is focusing now on traditionalpoor » countries. The ongoing debate is focusing now on traditional » countries. The ongoing debate is focusing now on traditionalcountries. The ongoing debate is focusing now on traditional econometric models methodological weaknesses. If all elements could be factored in there is a strong possibility that the mainstream conclusion about trade liberalisation benefits would be reversed.

• Kazuhiko Sugimura : Les paysans africains et l’économie moraleCet article tente d’étudier la spécificité de l’économie morale en Afrique et de développer le concept d’« économie de l’affection » de Goran Hyden. Nous utilisons deux points de vue analytiques.Dans les communautés rurales que j’ai déjà étudiées en Afrique, les relations sociales sont d’abord réglées par la norme de « réciprocité générale » que l’on peut comparer au modèle de société primitive de Marshall Sahlins inspiré de Karl Polanyi. Dans ces communautés, il est admis que le riche offre davantage de biens et services pour les grandes occasions, comme le mariage ou les funérailles. Nous montrons, par exemple, que les programmes de crédits ruraux en Afrique sont confrontés au problème de faibles taux de remboursement, car ils sont appréhendés comme des dons.Le second cadre de référence est la typologie des systèmes d’accumulation en Inde du Sud de Nakamura (1976). Il divise les éléments de la production agricole en trois catégories : les instruments de travail (outils et machines), les sujets du travail (qualification des travailleurs et organisation du travail), l’objet de travail (les terres arables et leur amélioration). L’économie de subsistance de l’Afrique rurale, dans laquelle les relations sociales sont des ressources productives plus appréciées que la terre et les machines, met l’accent sur une accumulation des compétences de travail. La richesse est, plutôt, accumulée socialement en relations interpersonnelles à des fins reproductives, à travers des activités de consommation.This paper tries to study the specificity of moral economy in Africa and to develop the concept of « economics of affection » from Goran Hyden. We will use two analytical points of view.In the rural communities I have studied in Africa, social relationships are primarily ruled by a norm of general reciprocity that we may compare to the model of primitive society from Marshall Sahlins inspired by Karl Polanyi. In these communities it is accepted that someone who is rich will offer more goods and services in special occasion as marriages and funerals. We show, for example, that the rural credit programmes in Africa are facing the problem of a low rate of repayment, because they are considered as gifts.The second point of view draws from a typology of accumulation systems in South India by Nakamura (1976). He makes a division into three categories : tools of work (tools and machines), subjects of work (skills of workers and

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organisation of workers), objects of work (arable land and its improvement). The substantive economy of rural Africa, where social relationships are productive resources that are appreciated higher than land and machines, stresses an accumulation of work competencies. Wealth is rather socially accumulated through interpersonal relationships for reproductive ends and consumption activities.

• Gérard Toulouse : Le mouvement éthique dans les sciencesEssai d’analyse et mise en perspective du mouvement éthique dans les scien-ces, dont l’importance sociale va croissant. Une présentation à l’usage des chercheurs et du grand public.An attempt to describe and set in perspective the ethical movement in the sciences, whose social importance keeps growing. Presentation for the usePresentation for the use of scientists and lay citizens.

• Shuo Yu : Aperçu transculturel de trois rencontres Europe-ChineLa rencontre Europe-Chine a créé une histoire commune. Nous distinguons trois cycles de rencontres à partir de l’arrivée des Jésuites en Chine à la fin de la Renaissance. Elles diffèrent selon l’historicité de chacune, leur nature, les types de questionnement, les lieux, les acteurs et leur identité. Les uns comme les autres se sont métamorphosés, de l’homme sacré à l’homme héroïque, puis à l’homme économique. Il est temps d’inventer de nouvelles manières de se rencontrer en considérant l’homme écologique.The China Europe encounter created a common history. We distinguish three cycles since the arrival of the Jesuits in China at the end of the Renaissance. They differ in their own historicity, their nature, the kinds of questions, the scene, the actors and their identities. Mankind in this common history has metamorphosed, from the sacralized man to heroic man, and then to economic man. It is time to invent new kinds of encounters considering ecological man.

• Cosimo Zene : Don et vendetta en SardaigneCet article, qui est une partie d’un ouvrage plus vaste à paraître, expose les principes généraux et la cosmologie sous-jacente du système du don/contre-don pratiqué dans le centre de la Sardaigne. Le don (imbiatu) est présenté comme un « fait social total » en raison du rôle crucial qu’il joue dans la vie de la communauté, animé par la motivation à « être et appartenir ». Si la tradition (su connotu), qui inclut les lois coutumières – fréquemment en opposition aux lois de l’État –, a débouché sur le « code de la vendetta bar-baricienne », elle a aussi encouragé le système du don/contre-don (imbiatu), utile complément au caractère éthique mais non concluant (inconclusive) du code de la vendetta. Ce système archaïque n’est pas nécessairement anti-moderne, antirationnel et prélogique, contrairement à ce qu’ont tendance à

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affirmer certains psychologues, psychiatres ou criminologues. Au contraire, la tradition, dont procèdent à la fois le don et la vendetta, met en valeur le rôle des femmes, vues comme les donneuses de vie qui choisissent la vie plutôt que la mort et la vengeance.This essay, part of a wider forthcoming publication, discusses the general principles and the underlying cosmology upon which gift-giving in central Sardinia rests. Gift-sending (imbiatu) is presented as a « total social fact » reflecting the key role it plays in community life and the motivating force behind « being and belonging ». If tradition (su connotu), including customary law – often in opposition to state law – has resulted in delivering the « code of vendetta barbaricina », it has also stimulated a gift-giving system (imbiatu) which positively complements the ethical but « inconclusive » code of ven-detta. This « archaic » system is not necessarily anti-modern, anti-rational and pre-logic, as some psychologists, psychiatrists and criminologists have tended to underline. On the contrary, the common tradition which supports both gift-sending and the code of vendetta accentuates the role of women as gift-givers who choose life over death and vendetta.

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Les auteurs de ce numéro

sandrine aumercier est psychologue clinicienne au sein des associations Espérance-Paris et Aires de famille.

alain caillé est professeur de sociologie à l’université Paris-X-Nanterre et codirecteur du SOPHIAPOL.

bernard chaVance est professeur de sciences économiques à l’université Paris VII-Diderot et membre du CEMI (EHESS).

Pascal combemale est professeur agrégé de sciences sociales en classes préparatoires au lycée Henri IV.

mary douglas anthropologue, est Mary Douglas († 2007).

Francesco Fistetti est professeur de philosophie à l’université de Bari (Italie).

François Fourquet est professeur en sciences économiques à l’université Paris VII-Saint-Denis et chercheur au LED (Laboratoire d’économie dyonisien).

Jean-luc gréau est économiste, ancien expert du MEDEF. marc humbert est professeur de sciences économiques à l’université de Rennes I, fondateur et animateur de l’ONG PEKEA.

goran hyden est distinguished professeur de sciences politiques à l’université de Floride (Gainesville, USA).

Paul Jorion anthropologue, philosophe, économiste, est ex-vice-président de Countrywide (USA).

stePhen Kalberg est professeur de sociologie à la Boston University.

daVid le breton est professeur de sociologie à l’université Marc-Bloch de Strasbourg et membre de l’Institut universitaire de France.

stePhen J. nindi est chercheur au Centre pour le développement rural durable (université d’agriculture de Sokoine,Sokoine, Morogoro, Tanzanie).

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nicolas Postel est maître de conférences en sciences économiques à la faculté des sciences économiques et sociales de l’université de Lille I et membre du CLERSE.

Pierre Prades est consultant en entreprise et doctorant en sociologie à l’université Paris X.

henri raynal est poète et philosophe.

michel renault est maître de conférences en sciences économiques à l’université de Rennes I, chercheur au CREMCREM (Centre de recherche en économie et management) et membre de PEKEA.

deogratias F. rutatora est professeur à l’université d’agriculture de Sokoine (Centre pour le développement ruralSokoine (Centre pour le développement ruralCentre pour le développement rural durable, Morogoro, Tanzanie)Morogoro, Tanzanie).

éric sabourin sociologue, est chercheur au CIRAD et actuellement professeur visitant à l’université de Brasilia.

Jacques saPir est directeur d’études en économie à l’EHESS (CEMI).

KazuhiKo sugimura anthropologue, professeur, est directeur du Centre de recherche sur les cultures scientifiques, université préfectorale de Fukui (Japon).

michel terestchenKo est maître de conférences en philosophie à l’université de Reims et professeur à l’IEP d’Aix-en-Provence.

gérard toulouse est directeur de recherche, département de physique de l’École normale supérieure (Paris).

shuo yu est directrice générale du Forum Chine-Europa, professeur d’anthropologie et directrice de recherche de la FAR auprès de l’Académie des sciences morales et politiques.

cosimo zene est social anthropologist et senior lecturer enseignant au département d’étude des religions à la School of Oriental and African Studies, université de Londresuniversité de Londres.

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RÉUNIONS ET DÉBATS DE LA REVUE DU MAUSS

Comme chaque année, La Revue du MAUSS organise des séances de rencontre et de débat autour des numéros de la revue,

passés, présents ou futurs, et des livres publiés dans la « Bibliothèque du MAUSS ».

• Samedi �5 décembre 2007 : penser la crise de l’Université.Libre débat MAUSSien en vue de préparer le n° �2 de la revue

qui portera sur ce thème. Avec des interventions de Serge Latouche, Charles Soulier, François Vatin et d’autres.

• Samedi �6 février 2008 : discussion avec Jean-Claude Michéa autour de son dernier livre, L’Empire du moindre mal

(éditions Climats, 2007)

• Samedi 3� mai 2008 : le don et le care.Ce débat fera suite au n° �1 – « L’homme est-il un animal

sympathique ? » –, avec des interventions de Philippe Chanial, Sandra Laugier, Patricia Paperman.

ces séances se tiendront à l’uniVersité Paris i Panthéon-sorbonne, 12, Place du Panthéon, 75005 Paris

salle 216 (ou 214)de 10 heures à 13 heures.

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Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie France-Quercy à Mercuès en novembre 2007. Dépôt légal novembre 2007 pour la version papier.Version numérique : décembre 2007.

Imprimé en France

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L’Ingénierie éditoriale

2, allée de la Planquette ß 76840 Hénouville

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Cette revue électronique a été composée par Dominique Dudouble pour le compte du MAUSS en novembre 2007.

Retrouvez les sommaires détaillés des précédents numéros et la présentation des autres ouvrages publiés par le M.A.U.S.S. sur

www.revuedumauss.com

(voir aussi, pour un bouquet de revues de SHS, www.cairn.info)

vous pouvez désormais échanger, discuter avec les animateurs du MAUSS et découvrir de nombreuses ressources en ligne sur

le site de La Revue du MAUSS permanente :

www.journaldumauss.net

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La Découverte•M|A|U|S|Swww.editionsladecouverte.fr9 bis, rue Abel-Hovelacque75013 Paris

Versune autrescienceéconomique(et donc unautre monde) ?

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°30Vers une autre science économique

(et donc un autre monde) ?

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onde

)?

On ne desserrera pas l’emprise toute-

puissante de l’économie (et de la

finance) sur nos vies, on ne bâtira pas un « autre

monde » sans ébranler la croyance en la science

économique orthodoxe, celle qu’on enseigne à

l’identique sur toute la planète désormais, et qui

nous persuade qu’il n’y a pas d’alternative, pas

d’autre voie possible. Or, chose étrange, ce para-

digme standard, le modèle économique tout-puis-

sant auquel tout le monde affecte de croire, est, en

même temps, d’une extrême faiblesse, presque inté-

gralement réfuté, si bien qu’à de multiples égards

on peut aussi bien dire que personne n’y croit plus

guère. D’où vient alors sa force ?

Au premier chef, de l’éparpillement de ses criti-

ques, de la dispersion qui règne entre les écoles

économiques hétérodoxes. Chacune déclare séparé-

ment que le roi est nu, alors que ce qui les unit est

infiniment plus important que ce qui les sépare, et

qu’elles convergent vers ce que l’on peut appeler

une économie politique institutionnaliste. Encore faut-il

en prendre conscience et en tirer les conséquences.

On trouvera ici les linéaments de cette économie

politique institutionnaliste et un appel à l’union des

économistes, fort nombreux, qui ne se satisfont pas

de l’état de leur discipline et de son enseignement.

Avecdes textes de

A. CailléB. ChavanceP. CombemaleF. FistettiF. FourquetP. JorionN. PostelJ. SapirE. Sabourin

Et, hors dossier

M. DouglasS. KalbergH. RaynalM. TerestchenkoG. ToulouseC. Zene

9:HSMHKH=VZX[WX: La Découverte•M|A|U|S|SLa D

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ISBN 978-2-7071-5362-3

22 €

ISSN

124

7-48

19

NewMQ_Mauss_N°30 23/10/07 14:50 Page 1