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Des outils pour comprendre,des idées pour agir.

BRIAN M. CARNEY et ISAAC GETZLiberté & Cie.

Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises.

CHARLES DUHIGGLe Pouvoir des habitudes.

Changer un rien pour tout changer.

MALCOLM GLADWELLLe Point de bascule.

Comment faire une grande différenceavec de très petites choses.

DANIEL KAHNEMANSystème 1 / Système 2.

Les deux vitesses de la pensée.

DANIEL H. PINKLa Vérité sur ce qui nous motive.

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Daniel Kahneman

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Les deux vitesses de la penséeTraduit de l’anglais (États-Unis)

par Raymond Clarinard

Nouvelle édition révisée

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Titre original : Thinking, fast and slowCopyright © 2011 by Daniel Kahneman

© Flammarion, 2012, pour la traduction, 2016, pour cette éditionen coll. « Champs »

ISBN : 978-2-0813-0782-7

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En mémoire d’Amos Tversky

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INTRODUCTION

Tous les auteurs, je pense, aiment à s’imaginer dansquel cadre leurs lecteurs profiteront le mieux de leursœuvres. Dans mon cas, il s’agit de la machine à café, aubureau, là où s’échangent opinions et potins. J’espèreenrichir le vocabulaire qu’utilisent les gens quand ils dis-cutent des jugements et des choix d’autrui, de la nouvellestratégie de leur entreprise, ou des décisions prises parun collègue en matière d’investissement. Pourquoi sesoucier des potins ? Parce qu’il est beaucoup plus facile,et bien plus amusant, de reconnaître et d’identifier leserreurs des autres que les siennes. Il n’est jamais facile des’interroger sur ce que l’on croit et ce que l’on veut soi-même ; alors pourquoi se priver des avis informés detierces personnes ? Nous anticipons spontanément laréaction de nos amis et collègues face à nos choix ; et cesjugements sont loin d’être anodins. La prise en compted’un qu’en-dira-t-on intelligent est pour beaucoupd’entre nous une motivation plus forte à se remettre encause, à améliorer sa prise de décision au travail et chezsoi que toutes les bonnes résolutions du Nouvel An. Pourêtre un bon diagnosticien, un médecin doit connaîtreune longue liste de noms de maladies, chacun englobantà la fois la définition de l’affection, ses symptômes, ses

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antécédents et causes possibles, ses développements et sesconséquences éventuels, et les interventions envisageablesafin de la soigner ou de la circonscrire. Cet apprentissagepasse entre autres par celui du langage médical. Demême, une meilleure compréhension des jugements etdes choix nécessite un vocabulaire plus riche que cequ’offre notre langage courant. L’intérêt d’écouter lespotins est que l’on y décèle des schémas types dans leserreurs que commettent les gens. Les erreurs systéma-tiques sont plus communément définies comme des pré-jugés, qui se reproduisent de façon prévisible dans descirconstances données. Par exemple, quand un orateursûr de lui et séduisant bondit sur scène, vous pouvezêtre sûr que son auditoire jugera ses déclarations plusfavorablement qu’il ne le mérite. Il existe un terme pourdéfinir ce phénomène – l’effet de halo –, permettant demieux l’anticiper, l’identifier et le comprendre.

Quand on vous demande à quoi vous pensez, vousêtes normalement en mesure de répondre. Vous croyezsavoir ce qui se passe dans votre tête, et qui consistesouvent en une pensée consciente qui débouche logique-ment sur une autre. Mais ce n’est pas la seule façon,ni même la plus habituelle, qu’a l’esprit de fonctionner.Beaucoup d’impressions et de pensées surviennent dansvotre expérience consciente sans que vous sachiezcomment elles sont arrivées là. Vous ne pouvez pas retra-cer comment vous en êtes venu à croire qu’il y a unelampe posée sur le bureau devant vous, ou commentvous avez détecté un soupçon d’irritation dans la voix devotre conjoint au téléphone, ou comment vous avezréussi à éviter un danger sur la route avant même d’enêtre conscient. Le travail mental qui produit les impres-sions, les intuitions et bien des décisions se déroule ensilence dans notre esprit.

Ce livre est en grande partie consacré aux défauts del’intuition. Il ne s’agit pas, en s’intéressant à nos erreurs,

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de nier l’intelligence humaine, pas plus que l’attentionaccordée aux maladies dans les textes médicaux ne nie labonne santé. Nous sommes pour la plupart en bonnesanté la majeure partie du temps, tout comme l’essentielde nos jugements et de nos actes sont la plupart dutemps appropriés. Tandis que nous naviguons au fil denotre existence, nous nous laissons d’ordinaire guider pardes impressions et des sensations, et la confiance quenous avons dans nos convictions et nos préférences intui-tives est généralement justifiée. Mais pas toujours. Noussommes souvent sûrs de nous alors que nous avons tort,et un observateur objectif sera mieux capable que nousde détecter nos erreurs.

Voici donc mon objectif quant aux conversationsautour de la machine à café : j’espère améliorer votrecapacité à identifier et comprendre les erreurs de juge-ment et de choix chez les autres et, en fin de compte,chez vous-mêmes, en proposant un langage plus riche etplus précis pour en discuter. Dans certains cas au moins,un diagnostic précis incitera aussi à réagir pour limiterles dégâts qu’entraînent souvent les erreurs de jugementet les mauvais choix.

Ce livre reflète mes connaissances actuelles en matièrede jugement et de prise de décision, fruit de découvertespsychologiques réalisées au cours des dernières décennies.Mais le cœur du propos, si je cherche à en retracer l’ori-gine, remonte, je crois, à ce jour heureux de 1969 oùj’avais demandé à un collègue d’intervenir durant unséminaire que j’organisais au département de psychologiede l’université hébraïque de Jérusalem. Amos Tverskyétait considéré comme une étoile montante dans ledomaine de la recherche sur la prise de décision– comme, à vrai dire, dans tout ce qu’il entreprenait –,

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aussi étais-je sûr que nous passerions un moment intéres-sant. Les gens qui connaissaient Amos disaient souventqu’il était la personne la plus intelligente qu’ils aientjamais rencontrée. Il était brillant, volubile et charisma-tique. Doué de plus d’une mémoire prodigieuse pour lesblagues, et de la capacité exceptionnelle de les convoquerà l’appui d’une thèse. On ne s’ennuyait jamais avec lui.Il avait alors trente-deux ans, j’en avais trente-cinq.

Amos a parlé aux étudiants d’un programme derecherche en cours à l’université du Michigan, visant àrépondre à la question suivante : les gens sont-ils naturel-lement de bons statisticiens ? Nous savions déjà qu’intui-tivement, les gens sont de bons grammairiens : à quatreans, un enfant se plie sans peine aux règles de la gram-maire quand il s’exprime, sans avoir aucune idée del’existence de ces règles. Les gens disposent-ils d’uneintuition comparable pour les principes fondamentauxdes statistiques ? La réponse était oui, nous expliquaAmos, avec certaines nuances. Cela a donné lieu à undébat animé et, à la fin du séminaire, nous avons concluque la réponse était peut-être plutôt non, avec desnuances.

Amos et moi avions apprécié notre échange. Les statis-tiques intuitives nous semblaient un sujet intéressant,méritant que nous l’explorions ensemble. Le vendredisuivant, nous nous sommes retrouvés pour déjeuner auCafé Rimon, repaire favori des bohèmes et des ensei-gnants de Jérusalem, et avons réfléchi aux moyens d’étu-dier les intuitions statistiques de chercheurs de hautniveau. Lors du séminaire, nous avions expérimenté quenos propres intuitions étaient déficientes. En dépit denombreuses années d’enseignement et d’utilisation desstatistiques, nous n’avions pas développé de sens intuitifquant à la fiabilité des résultats statistiques observés sur

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de petits échantillons de population. Nos jugements sub-jectifs étaient biaisés : nous avions beaucoup trop ten-dance à croire des résultats de recherche fondés sur desdémonstrations inadéquates et à ne pas rassembler assezde données dans nos propres recherches 1. Notre projetserait donc d’analyser si d’autres chercheurs étaient affli-gés du même défaut.

Nous avons préparé une enquête, prenant appui surdes scénarios inspirés de problèmes statistiques réels quisurgissent pendant des recherches. Amos a recueilli lesréactions d’un groupe d’experts qui participaient à uneconférence de la Société de psychologie mathématique,parmi lesquels les auteurs de deux manuels de statis-tiques. Comme nous nous y attendions, nous noussommes aperçus que nos collègues experts, comme nous,exagéraient grandement la probabilité que le résultat ori-ginal d’une expérience puisse être reproduit avec succèsmême avec un échantillon modeste. Ils donnèrent égale-ment de piètres conseils à une fausse étudiante quant àla quantité de données qu’il lui fallait rassembler. Mêmeles statisticiens n’étaient pas naturellement doués pourles statistiques.

Alors que nous rédigions l’article qui faisait état de cesrésultats, Amos et moi avons pris conscience que nousaimions travailler ensemble. Amos était toujours trèsdrôle, et son humour déteignait sur moi, aussi avons-nous passé des heures de rude labeur à nous amuserconstamment. Grâce à cela, nous étions d’une patienceexceptionnelle. Il est bien plus facile de viser la perfec-tion quand on ne s’ennuie jamais. Mais surtout, c’estpeut-être le plus important, nous laissions de côté notrearsenal critique. Nous étions tous deux en général aussicritiques qu’ergoteurs, lui peut-être encore plus que moi,mais durant nos années de collaboration, jamais nousn’avons rejeté d’emblée ce que l’autre avançait. De fait,une de mes grandes joies, dans nos travaux communs, a

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été qu’Amos comprenait souvent plus clairement quemoi mes idées les plus floues. Amos était plutôt un pen-seur logique, versé dans la théorie, possédant un sensinfaillible de la direction à suivre. J’étais pour ma partplus intuitif, plus immergé dans la psychologie de la per-ception, à laquelle nous avons emprunté nombre de nosidées. Nous étions assez semblables pour nous com-prendre facilement, et assez différents pour nous sur-prendre l’un l’autre. Nous avons mis au point un emploidu temps qui nous permettait de passer l’essentiel de nosjournées de travail ensemble, partant souvent pour delongues promenades. Pendant les quatorze années quiont suivi, notre collaboration a été le moteur de nos vies,et le travail effectué ensemble durant cette période a étéle meilleur que nous ayons l’un ou l’autre jamais produit.

Nous avons rapidement adopté une méthode quenous avons conservée pendant des années. Nosrecherches étaient comme un dialogue, au cours duquelnous inventions des questions et examinions nosréponses intuitives. Chaque question était en soi unepetite expérience, et nous procédions à de multiplesexpériences en une journée. Nous ne cherchions pas vrai-ment la bonne réponse aux questions statistiques quenous nous posions. Notre objectif était d’identifier etd’analyser la réponse intuitive, la première qui nousvenait à l’esprit, celle que nous étions tentés de donnermême quand nous savions qu’elle était erronée. Nouspensions – à juste titre, s’avéra-t-il – que toute intuitionque nous partagerions serait également partagée parbeaucoup d’autres, et qu’il serait facile d’en démontrerl’impact sur la capacité de jugement.

Un jour, nous avons découvert, à notre plus grandejoie, que nous avions les mêmes idées absurdes sur lesprofessions qu’exerceraient plus tard plusieurs enfants enbas âge de notre connaissance. Nous nous amusions àidentifier, chez des enfants de trois ans, qui serait un

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avocat sans merci, un universitaire obsessionnel, ouencore un psychothérapeute empathique mais un rienintrusif. Bien sûr, ces prédictions n’étaient que des idio-ties, mais nous ne les trouvions pas moins séduisantes. Ilétait de plus évident que nos intuitions étaient régies parle fait que chaque enfant ressemblait aux stéréotypesd’un métier. Cet exercice divertissant nous aida à déve-lopper une théorie qui commençait alors à se faire jourdans nos esprits, portant sur le rôle de la ressemblancedans les prédictions. Nous avons testé et peaufiné cettethéorie lors de dizaines d’expériences, comme la suivante(pour laquelle il faut imaginer que Steve a été choisi auhasard parmi un échantillon représentatif ) :

Un homme décrit son voisin : « Steve est très timide etréservé, toujours prêt à rendre service, mais sans vraiments’intéresser aux gens ou à la réalité. Personnalité docileet méticuleuse, il a besoin d’ordre et de structure, et sepassionne pour les détails. » Steve est-il plus susceptiblede devenir bibliothécaire ou agriculteur ?

La ressemblance entre la personnalité de Steve et celledu stéréotype du bibliothécaire frappe immédiatementtout le monde, alors que des considérations statistiquestout aussi importantes sont presque toujours ignorées.Saviez-vous qu’aux États-Unis, on compte plus de vingtagriculteurs pour un bibliothécaire ? Puisqu’il y a tantd’agriculteurs, il est presque sûr que l’on trouvera davan-tage de personnalités « dociles et méticuleuses » sur destracteurs que derrière le comptoir d’accueil d’une biblio-thèque. Toutefois, nous sommes-nous aperçus, les gensparticipant à nos expériences ignoraient les statistiquesappropriées et se fiaient exclusivement à la ressemblance.Nous avons avancé qu’ils se servaient de la ressemblancecomme d’une méthode empirique simplificatrice pourémettre un jugement difficile. Le recours à cette méthodeheuristique 2 entraînait des biais prévisibles (des erreurssystématiques) dans leurs prédictions.

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Une autre fois, Amos et moi nous sommes interrogéssur le taux de divorces parmi les professeurs de notreuniversité. Nous avons remarqué que la question déclen-chait une recherche mémorielle en quête d’enseignantsdivorcés que nous connaissions ou dont nous avionsentendu parler, et que nous avions tendance à évaluerl’importance d’une catégorie en fonction de la facilitéavec laquelle des exemples nous venaient à l’esprit. Pournous, cette foi dans la facilité de la recherche mémorielleétait heuristique.

Dans une de nos expériences, nous avons demandéaux participants de répondre à une question simple surdes mots pris dans un texte 3 :

Prenons la lettre K.Sera-t-elle plus souvent la première OU la troisième lettred’un mot ?

Comme le sait tout joueur de Scrabble, il est beau-coup plus facile de trouver des mots qui commencentpar une lettre donnée que d’en trouver ayant la mêmelettre en troisième position. Cela vaut pour toutes leslettres de l’alphabet. Nous nous attendions donc à ce queles personnes interrogées exagèrent la fréquence deslettres apparaissant en première position – même leslettres (comme K, L, N, R, V) qui, en fait, apparaissentplus souvent en troisième position. Là encore, le recoursà une certaine méthode heuristique aboutit à un biaisprévisible dans le jugement. De la même façon, j’ai long-temps eu l’impression que l’adultère était plus courantchez les politiciens que chez les médecins ou les avocats,mais j’ai récemment commencé à en douter. Alors mêmeque j’avais trouvé des explications à ce « phénomène », ycompris l’effet aphrodisiaque du pouvoir et les tentationsd’une vie loin de son foyer. J’ai fini par comprendre queles transgressions des politiciens étaient simplementbeaucoup plus susceptibles de nous être rapportées que

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celles des avocats et des médecins. Mon impression intui-tive était peut-être uniquement due aux sujets que choi-sissent les journalistes et à mon recours à telle méthodeheuristique.

Amos et moi avons passé des années à étudier et àdécrire les défauts de la pensée intuitive dans diversesfonctions – estimer la probabilité d’un événement, pré-dire l’avenir, évaluer des hypothèses et prévoir des fré-quences. Nous collaborions depuis cinq ans quand nousavons publié nos découvertes dans la revue Science, luepar des universitaires de toutes les disciplines. L’articleétait intitulé « Judgment Under Uncertainty : Heuristicsand Biases » (Juger dans l’incertitude : heuristique etbiais). Il décrivait les raccourcis simplificateurs de lapensée intuitive et expliquait une vingtaine de biaiscomme autant de manifestations de cette heuristique, etcomme autant de preuves du rôle de la méthode heuris-tique dans la capacité de jugement.

Comme l’ont souvent souligné les historiens de lascience, il arrive parfois aux universitaires d’un domainedonné de partager des assertions élémentaires sur leurdiscipline. Les sociologues n’y font pas exception ; ilss’appuient sur une vision de la nature humaine qui sertde toile de fond à la plupart des débats sur des comporte-ments spécifiques, mais qui est rarement remise en ques-tion. Dans les années 1970, les sociologues partaient engros de deux principes à propos de la nature humaine.Premièrement, les gens sont généralement rationnels, etleur pensée est normalement saine. Deuxièmement, lesémotions comme la peur, l’affection et la haineexpliquent la plupart des cas où les gens se départent deleur rationalité. Notre article prenait à rebours ces deuxaffirmations sans les aborder de front. Nous décrivionsdes erreurs systématiques dans la pensée de gens nor-maux, et attribuions ces erreurs à la conception de la

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machine cognitive plutôt qu’à la corruption de la penséepar l’émotion.

Notre article attira l’attention bien davantage quenous ne l’avions escompté, et c’est encore aujourd’huil’un des textes les plus souvent cités en sociologie (plusde trois cents articles universitaires y faisaient référenceen 2010). Les spécialistes d’autres disciplines l’ont trouvéutile, et les concepts d’heuristique et de biais ont étéappliqués de façon productive dans de nombreuxdomaines, tels le diagnostic médical, la justice, l’analysedu renseignement, la philosophie, les finances, les statis-tiques et la stratégie militaire.

Ainsi, des étudiants en sciences politiques ont remar-qué que l’heuristique permettait d’expliquer pourquoicertains sujets devenaient incontournables dans l’opinionpublique alors que d’autres étaient négligés. Les gens onttendance à évaluer l’importance relative d’un sujet enfonction de la facilité avec laquelle on peut le retrouverlors d’une recherche mémorielle – laquelle est en grandepartie fonction de l’étendue de la couverture médiatique.Les sujets fréquemment cités peuplent l’esprit tandis qued’autres s’effacent de la conscience. De même, ce que lesmédias choisissent de rapporter correspond à ce qui,selon eux, préoccupe actuellement l’opinion publique.Ce n’est pas un hasard si les régimes autoritaires exercentune pression substantielle sur les médias indépendants.L’intérêt du public étant plus facilement attisé par desévénements dramatiques et par les célébrités, la curéemédiatique est un phénomène banal. Pendant dessemaines après la mort de Michael Jackson, il a été quasi-ment impossible de trouver une chaîne de télévision trai-tant d’un autre sujet. En comparaison, des sujetscruciaux mais suscitant moins de passion, comme ledéclin du niveau de l’éducation ou le surinvestissementmédical dans la dernière année de vie, sont rarementévoqués. (En écrivant ces mots, je m’aperçois que mon

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choix d’exemples « rarement évoqués » a lui-même étéguidé par ma recherche mémorielle. Les sujets que j’aichoisis sont en fait souvent évoqués ; d’autres questionstout aussi importantes et moins souvent abordées ne mesont pas venues à l’esprit.)

Sur le moment, nous ne l’avions pas vraimentcompris, mais une des raisons essentielles de l’influencede « l’heuristique et des biais » en dehors du domaine dela psychologie tenait à une caractéristique accessoire denos travaux : nous avions presque toujours inclus dansnos articles le texte complet des questions que nousposions à nos participants et à nous-mêmes. Ces ques-tions avaient servi de démonstration appliquée aux lec-teurs, leur permettant d’identifier comment leurs propresréflexions étaient biaisées par des biais cognitifs. Peut-être avez-vous fait une expérience comparable en lisantla question sur Steve le bibliothécaire, qui visait à vousfaire comprendre la force de la ressemblance dans lecalcul des probabilités, et à quel point il est facile d’igno-rer les faits statistiques appropriés.

Notre recours à ces mises en situation a donné à desspécialistes de disciplines diverses – en particulier les phi-losophes et les économistes – l’occasion, inhabituelle,d’étudier de possibles défauts dans leur propre pensée.Ayant pris conscience de leur faillibilité, ils ont alors étéplus susceptibles de remettre en question l’affirmationdogmatique, très répandue à l’époque, qui voulait quel’esprit humain soit rationnel et logique. Le choix de laméthode avait été crucial : si nous n’avions fait état quedes résultats d’expériences conventionnelles, l’articleaurait été moins digne d’intérêt, moins marquant. Deplus, un lecteur sceptique aurait pris ses distances vis-à-vis des résultats en attribuant les erreurs de jugement àl’inconséquence proverbiale des étudiants, cobayes tradi-tionnels des recherches en psychologie. Bien sûr, nous

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n’avions pas préféré ces mises en situation aux expé-riences classiques parce que nous souhaitions influencerles philosophes et les économistes. Nous avions optépour elles parce qu’elles étaient plus amusantes, et nousavons eu de la chance dans le choix de la méthode, entreautres. Un thème revient régulièrement dans ce livre : lachance joue inévitablement un grand rôle dans la réus-site. Presque toujours, on voit qu’il suffit d’un infimedétail pour faire la différence entre un formidable succèset un résultat médiocre. Cela vaut également pournotre histoire.

Nos travaux n’ont pas suscité une réaction positiveunanime. La théorie des biais notamment a été dénon-cée, et il nous a été reproché d’avoir une vision injuste-ment négative de l’esprit humain 4. Comme c’est le casdans toutes les disciplines scientifiques, des chercheursont affiné nos idées, d’autres ont proposé des solutionsalternatives plausibles 5. Mais dans l’ensemble, le prin-cipe selon lequel nos esprits seraient sujets à des erreurssystématiques est aujourd’hui généralement admis. Nosrecherches ont eu sur les sciences sociales une influencenettement supérieure à ce que nous aurions pu imaginer.

Après avoir étudié le jugement, nous nous sommesimmédiatement intéressés au processus de décision dansdes conditions d’incertitude. Nous voulions établir unethéorie psychologique montrant comment les gensprennent des décisions sur des paris simples. Parexemple : accepteriez-vous de parier sur le lancer d’unepièce si on vous offrait 130 euros quand elle retombe surface et 100 euros sur pile ? Depuis longtemps, cesexemples élémentaires servent à analyser des questionsplus vastes sur la prise de décision, comme le poids relatifque les gens attribuent à des choses sûres et à des résul-tats incertains. Notre méthode était la même : nous

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avons passé des journées entières à concevoir des pro-blèmes et à examiner si nos préférences intuitives corres-pondaient à la logique du choix. Là encore, comme dansle cas du jugement, nous avons observé des partis prissystématiques dans nos propres décisions, des préférencesintuitives qui violaient constamment les règles du choixrationnel. Cinq ans après notre article dans Science, nousavons publié « Théorie des perspectives : une analyse dela décision face au risque », une théorie du choix qui,paraît-il, aurait été encore plus marquante que nos tra-vaux sur le jugement et serait l’un des textes fondateursde l’économie comportementale.

Jusqu’à ce que la séparation géographique nous com-plique la vie, Amos et moi avons eu la chance incroyablede travailler ensemble, notre réflexion commune étantsupérieure à tout ce que nous aurions pu produire indivi-duellement, et rendant le travail non seulement productifmais aussi amusant. Notre collaboration sur le jugementet la prise de décision m’a valu le prix Nobel 6, que j’aireçu en 2002 et que j’aurais partagé avec Amos s’il n’étaitmort en 1996, à l’âge de cinquante-neuf ans.

Ce livre n’est pas censé décrire le début de mesrecherches avec Amos, ce que nombre d’auteurs ont faitavec talent au fil des ans. Je souhaite surtout icidépeindre le fonctionnement de l’esprit humain enm’inspirant de développements récents dans la psycholo-gie cognitive et sociale. L’un des plus importants est quenous comprenons désormais les merveilles de la penséeintuitive, autant que ses failles.

Amos et moi n’avions pas abordé la question des intui-tions justes, nous étant contentés de déclarer que l’heu-ristique du jugement, « bien que fort utile, aboutitparfois à de graves erreurs systématiques ». Nous nousétions concentrés sur les biais, à la fois parce que nous

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les trouvions intéressants en eux-mêmes, et parce qu’ilsnous fournissaient la preuve de l’heuristique du juge-ment. Nous ne nous étions pas demandé si tous les juge-ments intuitifs face à l’incertitude étaient produits parl’heuristique que nous étudiions ; on sait aujourd’hui quece n’est pas le cas. En particulier, les intuitions exactesdes experts s’expliquent mieux par les effets d’une pra-tique durable 7 que par l’heuristique. Nous pouvonsdorénavant brosser un tableau plus riche et équilibré, oùla compétence et l’heuristique sont des sources alterna-tives de jugements intuitifs et de choix.

Le psychologue Gary Klein raconte l’histoire d’uneéquipe de pompiers qui entrent dans une maison où lacuisine est en feu 8. Alors qu’ils viennent de commencerà arroser la cuisine, le commandant se surprend à crier :« Fichons le camp d’ici ! » sans même savoir pourquoi. Àpeine les pompiers sont-ils sortis que le planchers’effondre. Ce n’est qu’après coup que le commandants’aperçoit que le feu avait été inhabituellement silen-cieux, et qu’il avait eu curieusement chaud aux oreilles.Conjuguées, ces impressions avaient déclenché ce qu’il aappelé un « sixième sens du danger ». Il n’avait aucuneidée de ce qui n’allait pas, mais il savait que quelquechose n’allait effectivement pas. Il s’avéra que le foyercentral du sinistre ne se trouvait pas dans la cuisine, maisà la cave, sous les pieds des pompiers.

Nous avons tous entendu des histoires de ce genre surl’intuition des spécialistes : le maître d’échecs qui, pas-sant près d’une partie disputée dans la rue, proclame :« Blancs mat en trois coups » sans s’arrêter, ou le médecinqui effectue un diagnostic complexe après n’avoir jetéqu’un coup d’œil à un patient. L’intuition de l’expertnous frappe parce qu’elle nous semble magique, alorsqu’elle ne l’est pas. En fait, nous accomplissons tous desexploits d’expertise intuitive plusieurs fois par jour. Noussommes, pour la plupart, parfaitement affûtés quand il

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s’agit d’identifier la colère dès le premier mot d’uneconversation téléphonique, de comprendre en entrantdans une pièce que nous étions le sujet de conversation,de réagir rapidement à des signes subtils prouvant que leconducteur de la voiture sur la voie d’à côté est dange-reux. Nos capacités intuitives quotidiennes ne sont pasmoins étonnantes que la formidable perspicacité d’unpompier ou d’un médecin expérimenté – elles sont sim-plement plus courantes.

Il n’y a pas de magie dans la psychologie de l’intuitionexacte. La meilleure description, et la plus courte, qu’onen ait donnée est peut-être celle du grand HerbertSimon, qui a étudié les maîtres d’échecs 9 et a montréqu’au bout de milliers d’heures de pratique, ils finissentpar ne plus voir les pièces sur l’échiquier comme nous.On peut percevoir l’agacement que suscite en lui lamythification de l’intuition des experts quand il écrit :« La situation fournit un indice ; cet indice donne àl’expert un accès à une information stockée dans samémoire, et cette information, à son tour, lui donne laréponse. L’intuition n’est rien de plus et rien de moinsque de la reconnaissance 10. »

Nous ne sommes pas surpris quand un enfant de deuxans regarde un chien et s’exclame : « Chienchien ! » parceque nous sommes habitués au miracle de l’enfant quiapprend à reconnaître et à nommer les choses. Ce queveut dire Simon, c’est que les miracles de l’intuition del’expert ressortissent au même principe. Les intuitionsvalides se développent quand les spécialistes ont apprisà reconnaître des éléments familiers dans une nouvellesituation et à agir de façon adaptée. Les bons jugementsintuitifs viennent alors à l’esprit avec la même immédia-teté que le « chienchien ! » de l’enfant.

Malheureusement, les intuitions des professionnels nerelèvent pas toutes d’une véritable expertise. Il y a desannées de cela, j’ai rendu visite au principal responsable

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des investissements d’un grand cabinet financier, qui m’adit qu’il venait tout juste d’investir quelques dizaines demillions de dollars dans les actions de Ford. Quand jelui ai demandé comment il avait pris sa décision, il m’arépondu qu’il avait, peu de temps auparavant, assisté àun salon de l’automobile et qu’il en avait été impres-sionné. « C’est sûr, ils savent faire des voitures ! » m’a-t-ildit en guise d’explication. Il ne m’a pas caché qu’il enavait l’intime conviction, et qu’il était satisfait de lui-même et de sa décision. Ce que j’ai trouvé remarquable,c’est qu’il n’avait apparemment pas pris en compte laseule question qu’un économiste devrait se poser :l’action de Ford est-elle actuellement sous-évaluée ? Aulieu de cela, il avait fait confiance à son intuition ; ilaimait cette voiture, il aimait l’entreprise, et il aimaitl’idée d’en détenir des actions. Pour ce que l’on sait dela précision qu’exige le choix des actions, on peut se diresans craindre de se tromper qu’il ne savait pas ce qu’ilfaisait.

L’heuristique spécifique qu’Amos et moi avons étudiéene nous aide guère à comprendre comment ce décideuren est venu à investir dans les actions de Ford, mais ilexiste aujourd’hui une conception plus vaste de l’heuris-tique qui, elle, nous le permet. L’émotion, et c’est ungrand progrès, joue désormais un rôle beaucoup plusimportant dans notre compréhension des choix et desjugements intuitifs que par le passé. La décision du res-ponsable serait aujourd’hui décrite comme un exemplede l’heuristique de l’affect 11, où les jugements et les déci-sions sont directement fonction de ce que l’on a le senti-ment d’aimer ou de ne pas aimer, et qui laisse peu deplace à la délibération ou au raisonnement.

Confronté à un problème – le choix d’un coup auxéchecs ou la décision d’investir dans des actions –, lemécanisme de la pensée intuitive fait du mieux qu’ilpeut. Si l’individu dispose de l’expertise adéquate, il va

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identifier la situation, et la solution intuitive qui lui vien-dra à l’esprit a de fortes chances d’être correcte. C’est cequi se passe quand un maître d’échecs observe une posi-tion complexe : les quelques coups qui lui apparaissentimmédiatement sont tous forts. Quand la question estdifficile et qu’une solution experte n’est pas accessible,cela n’empêche pas l’intuition de prendre le risque : uneréponse peut alors rapidement venir à l’esprit – mais cen’est pas une réponse à la question d’origine. La questionà laquelle le décideur faisait face (dois-je investir dans lesactions de Ford ?) était difficile, mais c’est la réponse àune question facile, et malgré tout liée à la première (est-ce que j’aime les Ford ?), qui lui est aussitôt venue eta déterminé son choix. C’est l’essence de l’heuristiqueintuitive : face à une question ardue, nous penchons sou-vent pour une réponse à une question facile, générale-ment sans prendre conscience de la substitution 12.

Il arrive que la quête spontanée d’une solution intui-tive échoue – ce n’est ni une solution d’expert, ni uneréponse heuristique qui nous vient à l’esprit. Dans detels cas, nous passons alors souvent à un mode de penséeplus lent, plus délibéré et qui nécessite plus d’effort. Onpeut parler de pensée lente. La pensée rapide englobeles deux variantes de la pensée intuitive – l’experte etl’heuristique –, ainsi que les activités mentales entière-ment automatiques que sont la perception et la mémoire,ces opérations qui vous permettent de savoir qu’unelampe se trouve sur votre bureau ou de retrouver le nomde la capitale de la Russie.

Depuis vingt-cinq ans, de nombreux psychologues ontexploré la distinction entre la pensée rapide et la penséelente. Pour des raisons que j’aborde plus en détail dansle prochain chapitre, je décris la vie mentale grâce à lamétaphore de deux agents, le Système 1 et le Système 2,chacun se chargeant respectivement de la pensée rapideet de la pensée lente. J’évoque les caractéristiques de la

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pensée intuitive et de la pensée délibérée comme si ellesétaient les traits et les dispositions de deux personnagesdans votre esprit. D’après ce qu’il ressort des recherchesles plus récentes, le Système 1 intuitif est plus influentque votre expérience ne vous le laisse croire, et il estl’auteur secret de beaucoup de vos choix et avis. Pourl’essentiel, ce livre traite des agissements du Système 1,et des influences réciproques entre le Système 2 et lui.

Ce livre est divisé en cinq parties. La première partieprésente les éléments fondamentaux d’une approche dujugement et du choix fondée sur ces deux systèmes. Elles’attarde sur la distinction entre les opérations automa-tiques du Système 1 et les opérations contrôlées du Sys-tème 2, et montre comment la mémoire associative, quiest au cœur du Système 1, construit constamment uneinterprétation cohérente de ce qui se passe en perma-nence dans notre monde. Je m’efforce de donner unaperçu de la complexité et de la richesse des processusautomatiques et souvent inconscients qui sous-tendentla pensée intuitive et de la façon dont ces processus auto-matiques expliquent l’heuristique du jugement. Le butest de fournir un lexique permettant de penser et deparler de l’esprit.

La deuxième partie approfondit l’étude du jugementheuristique et explore une grande énigme : pourquoiavons-nous tant de mal à penser de façon statistique ?Nous pensons facilement par association, par métaphore,par causalité, mais les statistiques nécessitent que l’onpense à beaucoup de choses en même temps, ce quele Système 1 n’est pas conçu pour faire.

La difficulté de la pensée statistique est l’ossature dela troisième partie, qui dépeint une autre limite intri-gante de notre esprit : notre confiance excessive dans ceque nous croyons savoir, et notre incapacité apparente à

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INTRODUCTION 27

reconnaître l’étendue de notre ignorance et l’incertitudedu monde dans lequel nous vivons. Nous sommesenclins à surestimer la compréhension que nous avonsdu monde et à sous-estimer le rôle du hasard dans lesévénements. Cette trop grande confiance en soi est ali-mentée par la certitude illusoire de la sagesse rétrospec-tive. Mon opinion à ce sujet a été influencée par NassimTaleb, l’auteur du Cygne noir 13. Je rêve de conversationsà la machine à café qui exploreront avec intelligence lesleçons que l’on peut tirer du passé tout en sachant résis-ter aux sirènes de la sagesse rétrospective et aux illusionsde la certitude.

La quatrième partie est une sorte de conversation avecla discipline de l’économie sur la nature de la prise dedécision et sur l’idée qui veut que les agents économiquessoient rationnels. Cette partie revient, en s’appuyant surle modèle à deux systèmes, sur les concepts clés de lathéorie des perspectives, ce modèle de choix qu’Amos etmoi avons élaboré en 1979. Les chapitres suivants s’inté-ressent aux diverses façons qu’ont les choix humains dedévier des règles de la rationalité. J’y aborde la tendancemalheureuse à traiter les problèmes séparément les unsdes autres, ainsi que les effets de cadrage, à cause desquelsl’on prend des décisions en fonction de critères superfi-ciels. Ces phénomènes, aisément explicables par la naturepropre du Système 1, sont une redoutable remise enquestion de l’idée de rationalité privilégiée en économieclassique.

La cinquième partie décrit les recherches récentes quiont abouti à une distinction entre deux soi, le soi expéri-mentant et le soi mémoriel. Imaginons par exemple quel’on soumette des gens à deux expériences douloureuses.L’une des deux est effectivement pire que l’autre dans lamesure où elle dure plus longtemps. Mais la formationautomatique de la mémoire – une caractéristique du Sys-tème 1 – a ses règles propres, qui expliquent pourquoi

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le pire épisode laissera finalement un meilleur souvenir.Par la suite, quand les gens doivent choisir quel épisoderépéter, ils sont naturellement guidés par leur soi mémo-riel, et s’exposent donc eux-mêmes (leur soi expérimen-tant) à une douleur inutile. Cette distinction entre deuxsoi est applicable à l’évaluation du bien-être, où l’ons’aperçoit de nouveau que ce qui rend heureux le soiexpérimentant n’est pas tout à fait la même chose que cequi satisfait le soi mémoriel. Comment ces deux soiréunis en un même corps peuvent conduire au bonheur ?La question est épineuse, tant à l’échelle des individusqu’à celle des sociétés, qui font du bien-être de la popula-tion un objectif politique.

En conclusion, nous explorerons, en ordre inversé, lesimplications de trois distinctions établies dans ce livre :entre les soi expérimentant et mémoriel, entre la concep-tion des agents en économie classique et en économiecomportementale (qui emprunte à la psychologie), etentre le Système 1 automatique et le laborieux Sys-tème 2. Je reviendrai enfin aux vertus des potins et à ceque les institutions et les entreprises pourraient fairepour améliorer la qualité des jugements et des décisionsprises en leur nom.

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Première partie

DEUX SYSTÈMES DE PENSÉE

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1

LES PERSONNAGES DE L’HISTOIRE

Pour observer votre esprit en mode automatique, jetezun coup d’œil à l’image ci-dessous.

Figure 1

Votre expérience, quand vous considérez le visage decette femme, associe l’air de rien ce que l’on appelled’habitude la vision et la pensée intuitive. Aussi sûrementet rapidement que vous avez vu que ses cheveux étaientnoirs, vous avez su qu’elle était en colère. De plus, ceque vous avez vu a des ramifications dans le futur. Vous

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avez senti que cette femme est sur le point de prononcerquelques mots peu amènes, probablement d’une voixforte et stridente. Une prémonition de ce qu’elle va faireensuite vous est venue à l’esprit, automatiquement etsans effort. Vous n’aviez pas l’intention d’évaluer sonhumeur ni d’anticiper ce qu’elle risque de faire, et votreréaction à la photographie ne vous a pas laissé l’impres-sion que vous aviez fait quelque chose de particulier.C’est plutôt comme si ça vous était arrivé malgré vous.C’est un exemple de pensée rapide.

Intéressez-vous maintenant au problème suivant :

17 × 24

Vous avez vu immédiatement qu’il s’agissait d’unemultiplication, et vous avez probablement su que vouspouviez la résoudre, avec du papier et un crayon, voiresans. Vous avez aussi eu vaguement conscience de l’éven-tail des résultats possibles. Vous ne mettriez pas long-temps à admettre que 12 609 et 123 sont l’un et l’autrepeu plausibles. En revanche, à moins de consacrer dutemps au problème, vous ne seriez pas certain que laréponse n’est pas 568. Une solution précise ne vous estpas venue à l’esprit, et vous avez eu le sentiment que vouspouviez choisir ou non de vous lancer dans le calcul ; sivous ne l’avez pas encore fait, vous devriez vous y essayermaintenant, au moins commencer.

En passant par une succession d’étapes, vous venez defaire l’expérience de la pensée lente. Vous êtes d’abordallé chercher dans votre mémoire le programme cognitifde la multiplication que vous avez appris à l’école, puisvous l’avez mis en œuvre. Le fait d’effectuer le calcullui-même a représenté une tension. Vous avez ressenticombien il est laborieux de préserver une grande quantitéd’informations en mémoire, sans oublier ni où vous enétiez ni où vous alliez, et en vous accrochant au résultat

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LES PERSONNAGES DE L’HISTOIRE 33

intermédiaire. Ce processus est un travail mental : déli-béré, ordonné, qui nécessite un effort – un prototype dela pensée lente. Le calcul ne s’est pas déroulé seulementdans votre esprit ; votre organisme a participé lui aussi.Vos muscles se sont tendus, votre tension artérielle a aug-menté, de même que votre rythme cardiaque. En regar-dant vos yeux de près au moment où vous vous attaquiezà ce problème, on aurait pu voir vos pupilles se dilater.Vos pupilles ont repris leur dimension normale dès quevous avez terminé le travail, dès que vous avez trouvéla réponse (408, soit dit en passant) ou que vous avezjeté l’éponge.

LES PROTAGONISTES : SYSTÈME 1 / SYSTÈME 2

Depuis des décennies, les psychologues se passionnentpour les deux modes de pensée évoqués par le cliché dela femme en colère et le problème de multiplication, etont proposé diverses façons de les nommer 1. J’adoptedes termes suggérés à l’origine par les psychologues KeithStanovich et Richard West, et me référerai à deux sys-tèmes de l’esprit, le Système 1 et le Système 2.

◆ Le Système 1 fonctionne automatiquement et rapi-dement, avec peu ou pas d’effort et aucune sensa-tion de contrôle délibéré.

◆ Le Système 2 accorde de l’attention aux activitésmentales contraignantes qui le nécessitent, ycompris des calculs complexes. Le fonctionnementdu Système 2 est souvent associé à l’expérience sub-jective de l’action, du choix, et de la concentra-tion 2.

Les noms de Système 1 et Système 2 sont très souventutilisés en psychologie, mais je vais plus loin que d’autres

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DEUX SYSTÈMES DE PENSÉE34

dans ce livre, que vous pouvez lire comme un psycho-drame à deux personnages.

Quand nous pensons à nous-mêmes, nous nous iden-tifions au Système 2, le soi conscient, qui raisonne, quia des convictions, fait des choix et décide que penser etque faire. Bien que le Système 2 croie être au cœur del’action, c’est le Système 1 automatique qui est le hérosdu livre. Pour moi, le Système 1 produit sans effort lesimpressions et les sentiments qui sont les sources princi-pales des convictions explicites et des choix délibérés duSystème 2. Les opérations automatiques du Système 1engendrent des enchaînements d’idées étonnammentcomplexes, mais seul le Système 2, plus lent, peut élabo-rer des pensées en une série ordonnée d’étapes. Je décriségalement les circonstances dans lesquelles le Système 2prend les commandes, surmontant les impulsions et lesassociations en roue libre du Système 1. Je vous invite àconsidérer ces deux systèmes comme des agents dispo-sant de leurs propres capacités, limites et fonctions.

Voici, dans un ordre de complexité sommaire,quelques exemples des activités automatiques attribuéesau Système 1 :

◆ détecter qu’un objet est plus éloigné qu’un autre ;◆ s’orienter vers la source d’un bruit soudain ;◆ compléter la phrase « du pain et… » ;◆ faire une grimace de dégoût face à une image

horrible ;◆ détecter de l’hostilité dans une voix ;◆ résoudre 2 + 2 = ? ;◆ lire des mots sur un grand panneau d’affichage ;◆ conduire une voiture sur une route déserte ;◆ trouver un coup fort aux échecs (si vous êtes un

maître) ;◆ comprendre des phrases simples ;

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◆ reconnaître qu’une « personnalité docile et méticu-leuse qui se passionne pour les détails » ressemble àtel stéréotype professionnel.

Tous ces événements mentaux ont un rapport avec lafemme en colère – ils se produisent automatiquement etne nécessitent que peu ou pas d’effort. Les capacités duSystème 1 comprennent des compétences innées quenous avons en commun avec d’autres animaux. Noussommes nés prêts à percevoir le monde qui nous entoure,à reconnaître des objets, orienter notre attention, éviterles pertes et avoir peur des araignées. D’autres activitésdeviennent rapides et automatiques à l’issue d’unelongue pratique. Le Système 1 a appris à associer cer-taines idées (quelle est la capitale de la France ?) ; il a parailleurs acquis des compétences comme la lecture et lacompréhension des nuances dans des situations sociales.Certains talents, comme celui de trouver des coups fortsaux échecs, ne sont acquis que par des experts spéciali-sés ; d’autres sont très courants. Pour percevoir la simili-tude entre la description d’une personnalité et unstéréotype professionnel, il faut disposer d’une connais-sance étendue de la langue et de la culture, ce que pos-sèdent la plupart d’entre nous. La connaissance eststockée dans la mémoire, et l’on y accède sans intentionni effort.

Plusieurs actions mentales de la liste ci-dessus sontcomplètement involontaires. Vous ne pouvez pas vousempêcher de comprendre des phrases simples dans votrepropre langue, ou de vous orienter vers un bruit fort etinattendu, pas plus que vous ne pouvez vous empêcherde savoir que 2 + 2 = 4 ou de penser à Paris quand onparle de la capitale de la France. D’autres activités,comme la mastication, peuvent être soumises à uncontrôle délibéré, mais fonctionnent normalement enpilote automatique. Le contrôle de l’attention est

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DEUX SYSTÈMES DE PENSÉE36

commun aux deux systèmes. L’orientation vers un sonfort est d’ordinaire une opération involontaire du Sys-tème 1, qui mobilise immédiatement l’attention volon-taire du Système 2. Vous pouvez peut-être résister àl’envie de vous tourner vers la source d’un commentairebruyant et insultant dans une fête bondée, mais mêmesi votre tête ne pivote pas, votre attention, au départ, estaxée dessus, pendant un moment du moins. Toutefois,il est possible de détourner son attention d’une cibleindésirable, avant tout en la concentrant intensément surune autre.

Les fonctions très diverses du Système 2 ont un traitcommun : toutes nécessitent de l’attention et sont inter-rompues si cette attention est attirée ailleurs. En voiciquelques exemples :

◆ se préparer au top-départ d’une course ;◆ concentrer son attention sur les clowns d’un

cirque ;◆ se concentrer sur la voix d’une personne particulière

dans une salle comble et bruyante ;◆ rechercher une femme aux cheveux blancs ;◆ fouiller dans sa mémoire pour identifier un son

surprenant ;◆ marcher plus vite qu’il ne vous est naturel ;◆ veiller à ce que votre comportement soit adapté à

la situation sociale dans laquelle vous vous trouvez ;◆ compter le nombre de fois où la lettre A apparaît

dans un texte ;◆ donner votre numéro de téléphone à quelqu’un ;◆ se garer sur une place exiguë (pour presque tout le

monde sauf les garagistes) ;◆ remplir sa déclaration d’impôts ;◆ vérifier la validité d’un argument logique complexe.

Ce sont autant de situations qui nécessitent votreattention, et dont vous vous tirerez moins bien, ou pas

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LES PERSONNAGES DE L’HISTOIRE 37

du tout, si vous n’êtes pas prêt ou si votre attention n’estpas orientée comme il convient. Le Système 2 est enpartie capable de modifier la façon de fonctionner duSystème 1, en programmant les fonctions normalementautomatiques de l’attention et de la mémoire. En atten-dant un proche dans une gare bondée, par exemple, vouspouvez à volonté décider de chercher une femme auxcheveux blancs ou un homme portant la barbe, et ainsiaugmenter la probabilité de repérer de loin l’arrivée devotre parent. Vous pouvez demander à votre mémoire detrouver des capitales dont le nom commence par N oudes romans existentialistes français. Et quand vous louezune voiture à l’aéroport de Heathrow, la personne aucomptoir ne manquera probablement pas de vous rappe-ler que « nous conduisons à gauche, ici ». Dans tous cescas, on vous demande de faire quelque chose qui ne vousvient pas naturellement, et vous allez vous apercevoir quecette activité nécessite de votre part un effort relatifmais continu.

La phrase « Faites attention », souvent utilisée, estalors parfaitement adaptée : vous disposez d’un capitald’attention limité que vous pouvez répartir entre diversesactivités, et si vous essayez de dépasser votre budget, vouséchouerez. Les activités qui impliquent des efforts inter-fèrent les unes avec les autres, c’est une de leurs caracté-ristiques. C’est pourquoi il est difficile, voire impossible,d’en mener plusieurs de front. Vous ne pourriez pas cal-culer le produit 17 × 24 tout en tournant à gauche dansun trafic dense, et du reste, je vous déconseille d’essayer.Vous pouvez faire plusieurs choses à la fois, mais seule-ment si elles sont faciles et n’exigent pas trop de vous.Vous ne risquez probablement rien à discuter avec unpassager en conduisant sur une autoroute déserte, et biendes parents se sont aperçus, peut-être avec un certainsentiment de culpabilité, qu’ils pouvaient lire une his-toire à un enfant tout en pensant à autre chose.

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Tout le monde est à peu près conscient des limites denotre capacité d’attention, et notre comportement socials’adapte à ces limites. Quand le conducteur d’une voituredépasse un camion sur une route étroite, par exemple,les passagers adultes, fort raisonnablement, cessent deparler. Ils savent que ce ne serait pas une bonne idéede distraire le chauffeur, et ils se doutent aussi qu’il esttemporairement sourd et qu’il n’entendra pas ce qu’ilsdisent.

Le fait de se concentrer intensément sur une tâchepeut rendre les gens littéralement insensibles, même àdes stimuli qui, d’ordinaire, attirent l’attention. Christo-pher Chabris et Daniel Simons, dans leur livre, The Invi-sible Gorilla (Le Gorille invisible), en ont sans douteoffert la démonstration la plus frappante. Ils ont réaliséun petit film où l’on voit deux équipes se passer uneballe, l’une portant des tee-shirts blancs, l’autre des noirs.Il est demandé aux spectateurs de compter le nombre depasses effectuées par l’équipe blanche, sans s’intéresseraux joueurs en noir. Une tâche difficile et très absor-bante. Vers le milieu de la vidéo, une femme en costumede gorille apparaît, traverse le terrain et se frappe la poi-trine avant de poursuivre son chemin. Le gorille estvisible pendant neuf secondes. Des milliers de gens ontvu la vidéo, et près de la moitié, en règle générale, neremarque rien d’inhabituel. C’est le calcul – et surtoutl’ordre d’ignorer l’une des deux équipes – qui provoquecette cécité. Voir et orienter son regard sont des fonctionsautomatiques du Système 1, mais elles dépendent del’attribution d’une certaine attention au stimulus appro-prié. Les auteurs soulignent que l’observation la plusremarquable de leur étude est que les gens sont très sur-pris par ses résultats. En effet, les spectateurs qui nevoient pas le gorille sont sûrs, au départ, qu’il n’a jamaisexisté – ils n’imaginent pas être passés à côté d’un événe-ment aussi frappant. Cette étude illustre deux faits

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importants quant au fonctionnement de notre esprit :nous pouvons être aveugles aux évidences, et incons-cients de notre propre cécité.

L’INTRIGUE

L’interaction entre les deux systèmes est un thèmerécurrent de ce livre, aussi un bref résumé me semble-t-il s’imposer. Dans l’histoire que je vais vous raconter,les systèmes 1 et 2 sont tous les deux actifs dès que noussommes éveillés. Le Système 1 fonctionne automatique-ment et le Système 2 est normalement installé dans unconfortable mode mineur, qui n’implique qu’une frac-tion de ses capacités. Le Système 1 émet constammentdes suggestions pour le Système 2 : des impressions, desintuitions, des intentions et des sentiments. Si elles sontapprouvées par le Système 2, les impressions et les intui-tions se transforment en convictions, et les impulsionsen actions délibérées. Quand tout se passe bien, le Sys-tème 2 adopte les suggestions du Système 1 avec peu demodifications ou presque. Vous avez généralement foidans vos impressions et agissez en fonction de vos désirs,et c’est pour le mieux – la plupart du temps.

Quand le Système 1 se heurte à des difficultés, il faitappel au Système 2 pour se livrer à une gestion plusdétaillée et adaptée qui peut résoudre le problème dumoment. Le Système 2 est mobilisé quand une questionse pose à laquelle le Système 1 n’a pas de réponse, ce quia dû vous arriver quand vous avez vu la multiplication17 x 24. Vous pouvez également ressentir une montéed’attention consciente quand vous êtes surpris. Le Sys-tème 2 entre en action quand un événement est détectéqui rompt avec le modèle du monde que gère le Sys-tème 1. Dans ce monde, les lampes de bureau ne sautentpas, les chats n’aboient pas, et les gorilles ne traversent

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pas les terrains de basket. L’expérience du gorilledémontre qu’il faut une certaine attention pour que cestimulus surprenant soit détecté. La surprise actionnealors votre attention et l’oriente : vous allez vous mettreà scruter la scène et à fouiller dans votre mémoire pourtrouver une histoire capable de donner du sens à l’événe-ment qui vous surprend. C’est encore le Système 2 quise charge de la surveillance constante de votre proprecomportement – ce contrôle qui fait que vous restez poliquand vous êtes en colère, et que vous êtes sur vos gardesquand vous conduisez la nuit. Le Système 2 se mobiliseencore plus quand il détecte une erreur sur le point d’êtrecommise. Souvenez-vous de la fois où vous avez faillibredouiller une réflexion insultante, et voyez commevous avez lutté pour reprendre le contrôle. Pour résumer,l’essentiel de ce que vous (votre Système 2) pensez etfaites provient de votre Système 1, mais le Système 2prend les choses en main quand elles se compliquent, etc’est normalement lui qui a le dernier mot.

La répartition des tâches entre le Système 1 et le Sys-tème 2 est extrêmement efficace : elle minimise les effortset optimise la performance. Cet arrangement fonctionnetrès bien la plupart du temps parce que le Système 1 estgénéralement doué pour ce qu’il fait : il établit desmodèles de situations familières qui sont justes, il setrompe aussi rarement dans ses prédictions à courtterme, et ses premières réactions aux défis sont rapideset d’ordinaire appropriées. Le Système 1 a des défauts,cependant, ces erreurs systématiques qu’il a tendance àcommettre dans certaines circonstances. Comme nous leverrons, il répond parfois à des questions plus faciles quecelle qui était posée, et il comprend mal la logique et lesstatistiques. Autre point faible du Système 1, il ne peutpas être débranché. Que l’on vous montre un mot dansune langue que vous connaissez, et vous le lirez, à moins

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que votre attention ne soit complètement occupéeailleurs 3.

LE CONFLIT

La figure 2 est une variante d’une expérience classiquequi engendre un conflit entre les deux systèmes 4. Je vousinvite à faire l’exercice avant de poursuivre.

Pour commencer, il vous faut lire les deux colonnes de hauten bas en disant à voix haute si le mot est imprimé enmajuscules ou en minuscules. Ensuite, relisez les deuxcolonnes, en déclarant si chaque mot est imprimé à gaucheou à droite de la colonne : dites (ou murmurez) « GAUCHE »ou « DROITE ».

GAUCHE majusculegauche minuscule

droite MINUSCULEDROITE majuscule

DROITE MAJUSCULEGauche minuscule

GAUCHE MINUSCULEDroite majuscule

Figure 2

Vous avez sans aucun doute réussi à accomplir cesdeux tâches, et vous vous êtes sûrement aperçu que cer-taines parties étaient plus faciles que d’autres. Quandvous avez identifié les majuscules et les minuscules, vousn’avez eu aucun mal à lire la colonne de gauche, mais lacolonne de droite vous a obligé à ralentir et vous a peut-être fait hésiter ou buter. Quand il s’est agi d’indiquerl’emplacement des mots, vous avez peiné avec la colonnede gauche et la colonne de droite s’est avérée beaucoupplus facile.

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Ce sont des tâches qui impliquent l’intervention duSystème 2, parce que dire « majuscule/minuscule » ou« droite/gauche » n’est pas ce que vous faites d’habitudequand vous lisez des colonnes de mots. Une des chosesque vous avez faites, pour vous préparer à l’exercice, aété de programmer votre mémoire de façon à ce que lesmots appropriés (majuscule et minuscule pour la premièrepartie) se trouvent « sur le bout de votre langue ». Lapriorité accordée à ces mots a été efficace, et il vous a étéassez facile de résister à la faible tentation de lire d’autresmots quand vous vous êtes occupé de la premièrecolonne. Ce qui n’a pas été le cas de la seconde, parcequ’elle contenait des mots semblables à ceux pour les-quels vous vous étiez préparé, et que vous ne pouviez pasles ignorer. Dans l’ensemble, vous avez pu réagir commeil le fallait, mais vous avez dû accomplir un effort poursurmonter l’envie de répondre autrement, ce qui vous aralenti. Vous avez fait l’expérience d’un conflit entre unetâche dont vous comptiez vous acquitter et une réactionautomatique qui interférait avec elle.

Dans nos vies, ce conflit entre une réaction automa-tique et l’intention de la maîtriser est courant. Nousavons tous vécu des expériences de ce genre, quand nousessayons par exemple de ne pas regarder fixement lecouple bizarrement fagoté à la table voisine dans un res-taurant. Nous savons aussi ce que c’est que decontraindre son attention à se focaliser sur un livreennuyeux, quand nous revenons constamment au pointà partir duquel nous avons perdu le fil de la lecture.Quand l’hiver est rude, nombre de conducteurs perdentle contrôle de leur véhicule sur le verglas, et luttent pourappliquer des instructions souvent répétées mais contre-intuitives : « Braquez dans le sens du dérapage et surtout,ne freinez pas ! » Et tout le monde a dû au moins unefois s’efforcer de ne pas dire à quelqu’un d’aller au diable.Une des missions du Système 2 est de surmonter les

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impulsions du Système 1. En d’autres termes, c’est leSystème 2 qui est responsable du contrôle de soi.

LES ILLUSIONS

Pour prendre la mesure de l’autonomie du Système 1,ainsi que de la distinction entre les impressions et lesconvictions, regardez bien la figure 3.

Figure 3

Une image apparemment banale : deux lignes hori-zontales de longueur différente, avec des appendicespointant dans des directions opposées. Celle du bas estmanifestement plus longue que celle du haut. C’est ceque nous voyons tous, et nous croyons naturellement ceque nous voyons. Cependant, si vous avez déjà croisécette image, vous avez reconnu la célèbre illusion deMüller-Lyer. Comme vous pourrez le confirmer sans dif-ficulté à l’aide d’une règle, en réalité, les lignes horizon-tales sont de même longueur.

Maintenant que vous les avez mesurées, vous – votreSystème 2, l’être conscient que vous appelez « je » – avez

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une nouvelle conviction : vous savez que les lignes sontde même longueur. Si on vous interroge à ce sujet, vousdirez ce que vous savez. Or, vous continuez à voir que laligne du bas est plus longue. Vous avez choisi de croirela mesure prise avec la règle, mais vous ne pouvez pasempêcher le Système 1 de faire ce qu’il fait ; vous nepouvez pas vous décider à voir que les lignes sont égales,tout en sachant qu’elles le sont. Pour résister à l’illusion,il n’y a qu’une seule chose que vous puissiez faire : ilvous faut apprendre à vous méfier de vos impressionsquant à la longueur des lignes quand on y attache desappendices. Pour mettre en œuvre cette règle, vous devezêtre capable de reconnaître le caractère illusoire du dessinet vous souvenir de ce que vous savez à son propos. Sivous y parvenez, vous ne serez plus jamais berné parl’illusion de Müller-Lyer. Mais vous continuerez quandmême à voir qu’une ligne est plus longue que l’autre.

Toutes les illusions ne sont pas visuelles. Il existe desillusions de la pensée, les illusions cognitives. Quandj’étais étudiant, j’ai suivi des cours sur l’art et la sciencede la psychothérapie. Durant un de ces cours, notre pro-fesseur nous a confié un peu de sagesse clinique. Voicice qu’il nous a dit : « De temps à autre, vous rencontrerezun patient qui vous fera le récit troublant des nom-breuses erreurs commises lors de son traitement précé-dent. Il a déjà vu plusieurs cliniciens, et tous ont échoué.Il peut, en toute lucidité, décrire dans quelle mesure sesthérapeutes ne l’ont pas compris, mais il a rapidementsenti que vous étiez différent. Sentiment que vous parta-gez. Vous êtes convaincu que vous le comprenez, et quevous allez pouvoir l’aider. » Et là, notre professeur a sou-dain haussé le ton : « N’imaginez même pas accepter cepatient ! Flanquez-le à la porte de votre cabinet ! C’estpresque à coup sûr un psychopathe et vous ne pourrezpas l’aider. »

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Des années plus tard, j’ai appris que notre professeurnous avait là mis en garde contre le charme psychopatho-logique 5, et le plus grand spécialiste de l’étude de lapsychopathologie m’a confirmé la justesse de ses conseils.Ce cas présente une analogie étroite avec l’illusion deMüller-Lyer. Notre professeur n’avait pas cherché à nousapprendre ce que nous devions ressentir vis-à-vis de cepatient. Il partait du principe que la sympathie que nouséprouverions ne dépendrait pas de nous ; elle viendraitdu Système 1. Pas plus qu’il ne nous enseignait à nousméfier de manière générale de nos sentiments face à nospatients. Il nous a fait comprendre qu’une forte attirancepour un patient dont les traitements passés ont régulière-ment échoué est un signe de danger – comme les appen-dices sur des droites parallèles. C’est une illusion – uneillusion cognitive –, j’ai (le Système 2 a) appris à l’identi-fier et il m’a été conseillé de ne pas y croire et de ne pasagir en conséquence.

La question que l’on pose le plus souvent au sujet desillusions cognitives est de savoir si l’on peut les surmon-ter. Les exemples précédents n’ont rien d’encourageant.Comme le Système 1 fonctionne automatiquement et nepeut pas être mis hors circuit, il est souvent difficiled’éviter les erreurs de la pensée intuitive. On ne peut pastoujours échapper aux biais, parce que le Système 2 n’apeut-être pas repéré l’erreur. Même quand nous dispo-sons d’indices, ce n’est qu’en renforçant son contrôle quele Système 2, non sans effort, peut éviter les erreurs.Toutefois, il n’est pas forcément bon de vivre constam-ment sur le qui-vive, et c’est assurément peu pratique.La constante remise en question de vos propres réflexionsserait incroyablement pénible, et le Système 2 est beau-coup trop lent et inefficace pour pouvoir remplacer leSystème 1 dans la prise de décisions de routine. Le mieuxque nous puissions faire, c’est de trouver un compromis :il faut apprendre à reconnaître les situations propices aux

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erreurs, et mieux veiller à éviter les grosses erreurs quandles enjeux sont importants. Ce livre part du principe qu’ilest plus facile de repérer les erreurs des autres que lessiennes.

UTILITÉ DE LA FICTION

Je vous ai invité à penser aux deux systèmes comme àdes agents de l’esprit, avec leurs propres personnalités,capacités et limites. J’aurai souvent recours à des phrasesdont les systèmes seront le sujet, comme : « Le Système 2calcule les produits. »

Dans les cercles professionnels que je fréquente, l’utili-sation d’un tel langage est considérée comme une faute,car il donne l’impression d’expliquer les pensées et lesactes d’une personne comme s’ils étaient les pensées etles actes de petits personnages dans sa tête 6. Sur le plangrammatical, la phrase sur le Système 2 est comparable àcelle-ci : « Le majordome vole la monnaie. » Mes collèguesvous feront remarquer que l’action du majordomeexplique effectivement la disparition de la monnaie, etils se demandent, non sans raison, si la phrase à proposdu Système 2 explique comment les produits sont calcu-lés. Je répondrai que cette courte phrase à la forme activequi attribue l’action du calcul au Système 2 est conçuecomme une description, non comme une explication.Elle n’a de sens que parce que vous êtes déjà au courantde l’existence du Système 2. C’est un raccourci pour direceci : « L’arithmétique mentale est une activité délibéréequi nécessite un effort, qui ne devrait pas être tentéquand on effectue en même temps un virage à gauche,et est associée à la dilatation des pupilles et à une accélé-ration du rythme cardiaque. »

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De même, quand je dis que « la conduite sur auto-route dans des conditions normales est confiée au Sys-tème 1 », je veux dire que c’est une activité automatiqueet ne nécessitant presque aucun effort. Cela impliqueégalement qu’un conducteur expérimenté est capable deconduire sur une autoroute dégagée tout en entretenantune conversation. Enfin, « le Système 2 a empêché Jamesde réagir de façon idiote à l’insulte » signifie que Jamesaurait eu une réaction plus agressive si sa capacité decontrôle délibéré avait été perturbée (s’il avait été saoul,par exemple).

Le Système 1 et le Système 2 jouent un rôle tellementessentiel dans l’histoire que je raconte dans ce livre queje me dois de souligner clairement qu’il s’agit de person-nages fictifs. Les systèmes 1 et 2 ne sont pas des systèmesau sens habituel, des entités dont des aspects ou des com-posants entrent en interaction. Et il n’y a aucune régiondu cerveau que l’un ou l’autre pourrait considérercomme son chez-soi. Vous êtes donc en droit de vousdire : à quoi bon inventer des personnages de fictionavec des noms aussi moches dans un livre sérieux ? Laréponse est que ces personnages sont utiles à cause decertaines bizarreries de nos esprits, le vôtre et le mien.Une phrase sera mieux comprise si elle décrit ce que faitun agent (le Système 2) plutôt que ce qu’est une choseet quelles sont ses propriétés. En d’autres termes, « le Sys-tème 2 » est un meilleur sujet pour une phrase que« l’arithmétique mentale ». L’esprit – en particulier leSystème 1 – est, semble-t-il, tout à fait apte à la construc-tion et à l’interprétation d’histoires réalisées par desagents actifs, dotés de personnalités, d’habitudes et decompétences. Vous vous êtes rapidement fait une opi-nion négative sur le majordome voleur, vous vous atten-dez à ce qu’il commette d’autres délits et vous nel’oublierez pas de sitôt. C’est aussi, je l’espère, ce qui sepassera avec le langage des systèmes.

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Pourquoi les appeler Système 1 et Système 2, au lieud’expressions plus descriptives comme « système automa-tique » et « système de contrainte » ? Pour une raisontoute simple : il faut plus de temps pour dire « systèmeautomatique » que « Système 1 », ce qui prend donc plusd’espaces dans votre mémoire fonctionnelle 7. C’estimportant, car tout ce qui occupe votre mémoire fonc-tionnelle réduit votre capacité à penser. Considérez « Sys-tème 1 » et « Système 2 » comme des surnoms (commeBob et Joe), dont sont affublés des personnages que vousallez apprendre à connaître au fil de ces pages. Grâceà ces systèmes fictifs, il m’est plus facile de penser aufonctionnement des jugements et des choix, et vouscomprendrez aussi plus facilement ce que je dis.

*

LE SYSTÈME 1 ET LE SYSTÈME 2 EN BREF

« Il avait une impression, mais parfois, sesimpressions sont des illusions. »

« C’est une réaction typique du Système 1.Elle a réagi à la menace avant même de l’avoiridentifiée. »

« Là, c’est ton Système 1 qui parle. Calme-toiet laisse ton Système 2 prendre les commandes. »

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2

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Dans le cas, bien improbable, où ce livre serait unjour adapté à l’écran, le Système 2 serait un second rôlepersuadé d’être le héros. Sa caractéristique principale,dans cette histoire, c’est que son fonctionnement néces-site un effort, alors qu’un de ses traits dominants est laparesse, la réticence à investir plus d’efforts qu’il n’estnécessaire. Par conséquent, les pensées et les actes que leSystème 2 croit avoir choisis sont souvent guidés par lepersonnage au centre de l’histoire, le Système 1. Toute-fois, certaines tâches vitales ne peuvent être accompliesque par le Système 2, parce qu’elles requièrent un effortet un contrôle de soi qui dépassent les intuitions et lesimpulsions du Système 1.

Si vous voulez savoir à quoi ressemble votre Système 2quand il tourne à plein régime, l’exercice suivant devraitsuffire ; il devrait vous pousser jusqu’aux limites de voscapacités cognitives, le tout en cinq secondes. Pour com-mencer, composez plusieurs séries de quatre chiffres,toutes différentes, et notez chaque série sur une fiche.Placez une carte vierge au sommet de la pile. Ce petitjeu s’appelle l’Add-1. Voilà comment ça marche :

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Commencez par suivre une pulsation constante (mieuxencore, réglez un métronome sur 1/s). Retirez la cartevierge et lisez les quatre chiffres à voix haute. Laissezpasser deux pulsations, puis, sans plus regarder la carte,inscrivez une série où chacun des chiffres de départ estaugmenté de 1. Si les chiffres sur la carte étaient 5294, labonne réponse est 6305. Il est essentiel de rester enrythme.

Peu de gens sont capables de gérer plus de quatre chiffresavec le jeu de l’Add-1, mais si vous souhaitez corser la diffi-culté, essayez donc l’Add-3.

Si vous voulez savoir ce que fait votre organisme pen-dant que votre cerveau s’escrime, placez deux piles delivres sur une table, posez une caméra vidéo sur une desdeux piles et votre menton sur l’autre, laissez la vidéotourner et fixez l’objectif pendant que vous effectuez vosexercices d’Add-1 ou Add-3. La dilatation de vos pupillessera la preuve indéniable de votre dur labeur.

Personnellement, je connais l’Add-1 depuis long-temps. Au début de ma carrière, j’ai passé un an à l’uni-versité du Michigan, dans un laboratoire qui étudiaitl’hypnose. En quête d’un sujet de recherche utile, j’avaistrouvé un article du Scientific American où le psycho-logue Eckhard Hess affirmait que la pupille était lafenêtre de l’âme 2. Je l’ai relu il y a peu, et y ai de nou-veau trouvé matière à inspiration. Au début, Hessraconte que son épouse avait remarqué que ses pupilless’agrandissaient quand il contemplait de belles images denature. L’article se conclut par deux superbes portraitsd’une même jolie femme qui, curieusement, sembleencore plus séduisante sur un des deux clichés. Il n’y apourtant qu’une différence entre eux : ses pupilles sontdilatées sur la photo où elle paraît plus attirante, etcontractées sur l’autre. Hess parle également de la bella-done, substance qui dilatait la pupille et était utiliséecomme cosmétique, ou encore des clients sur les bazars

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qui portent des lunettes pour dissimuler aux commer-çants l’intérêt que suscitent en eux leurs marchandises.

Une des découvertes de Hess m’avait plus particulière-ment intéressé. Il avait remarqué que les pupilles sont desindicateurs sensibles de l’effort mental. Elles se dilatentsubstantiellement quand les gens effectuent des multipli-cations à deux chiffres, et s’agrandissent encore plus siles problèmes sont difficiles. Ses observations montraientque la réaction à l’effort mental est distincte de l’excita-tion émotionnelle. Les travaux de Hess n’avaient pasgrand-chose à voir avec l’hypnose, mais j’en déduisis quel’idée d’une indication visible de l’effort mental consti-tuait un sujet de recherche prometteur. Jackson Beatty,un étudiant du laboratoire, partageant mon enthou-siasme, nous nous mîmes au travail.

Beatty et moi avions mis au point un environnementcomparable à une salle d’examen chez un opticien. Lecobaye posait sa tête sur une mentonnière et fixait unobjectif en écoutant des informations enregistrées aupréalable et en répondant à des questions en rythme avecla pulsation d’un métronome. Les pulsations déclen-chaient un flash infrarouge toutes les secondes, et l’appa-reil prenait des photos. À la fin de chaque séance, nousnous précipitions pour faire développer le film, puis nousprojetions les images de la pupille sur un écran et nousmettions à l’œuvre, une règle à la main. C’était uneméthode idéale pour de jeunes chercheurs impatients :nous obtenions presque immédiatement des résultats quiétaient toujours sans ambiguïté.

Beatty et moi nous concentrions sur des exercicesrythmés, comme l’Add-1, qui nous permettaient desavoir avec précision ce que le sujet 3 avait à l’esprit àn’importe quel moment. Nous enregistrions des séries dechiffres sur les pulsations du métronome et demandionsau sujet de répéter ou de modifier les chiffres un par unen respectant le même rythme. Nous n’avons pas tardé à

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nous apercevoir que la pupille changeait d’une secondeà l’autre, reflet des exigences fluctuantes de l’exercice. Lerésultat prit la forme d’un V inversé. Comme vous avezdû en faire l’expérience si vous avez tenté de jouer àl’Add-1 ou à l’Add-3, l’effort s’intensifie à chaque chiffrenouveau que vous entendez, atteint un pic presque into-lérable alors que vous vous dépêchez de produire unenouvelle série de chiffres pendant et immédiatementaprès la pause, et se relâche quand vous « déchargez »votre mémoire à court terme. Les données sur lespupilles correspondaient précisément à l’expérience sub-jective : des séries plus longues provoquaient des dilata-tions plus importantes, l’effort était encore accru aumoment de la transformation des chiffres, et le pic de lataille de la pupille correspondait au maximum de l’effort.L’Add-1 avec quatre chiffres causait une dilatation plusimportante que la simple répétition de sept chiffres.L’Add-3, qui est beaucoup plus difficile, est l’exercice leplus exigeant que j’aie jamais observé. Pendant les cinqpremières secondes, la pupille se dilate d’environ 50 %et le rythme cardiaque augmente d’environ sept pulsa-tions par minute 4. C’est le maximum que peuvent four-nir les gens – si on leur en demande plus, ilsabandonnent. Quand nous avons exposé nos sujets àplus de chiffres qu’ils ne pouvaient se rappeler, leurspupilles ont cessé de se dilater, quand elles ne se sont pastout simplement contractées.

Pendant quelques mois, nous avons travaillé dans unlaboratoire spacieux en sous-sol où nous avions installéun système de caméra en circuit fermé qui projetaitl’image de la pupille du cobaye sur un écran dans lecouloir. Nous pouvions également entendre ce qui sepassait dans la salle. Le diamètre de la pupille projetéeétait d’une trentaine de centimètres ; c’était un spectaclefascinant que de la voir se dilater et se contracter alorsque notre sujet travaillait. Nous nous amusions, ce qui

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impressionnait nos invités de passage, à deviner quandle participant allait jeter l’éponge. Lors d’une multiplica-tion mentale, la pupille se dilatait normalement pouratteindre une grande taille en quelques secondes, et res-tait ainsi tant que la personne s’efforçait de résoudrel’opération ; elle se contractait dès qu’elle parvenait à lasolution ou abandonnait. Depuis notre couloir, il nousarrivait parfois de surprendre tant le propriétaire de lapupille que nos hôtes en demandant : « Pourquoi venez-vous d’abandonner ? » « Comment vous le savez ? » nousrépondait souvent le sujet. À quoi nous rétorquions :« Nous avons une fenêtre ouverte sur votre âme. »

Les observations fortuites que nous effectuions depuisle couloir étaient parfois aussi riches en informations queles expériences elles-mêmes. Je fis une découverte impor-tante alors que je regardais la pupille d’une femme aucours d’une pause entre deux exercices. Elle n’avait pasquitté l’appui-tête et discutait à bâtons rompus avec leresponsable de l’expérience, ce qui me permettait de voirl’image de son œil. Je fus surpris de constater que sapupille restait contractée, qu’elle ne se dilatait pas parti-culièrement alors qu’elle parlait et écoutait. Contraire-ment aux exercices que nous étudiions, cetteconversation banale ne requérait que peu ou pas d’effort– pas plus que le fait de retenir deux ou trois chiffres.Ce fut un tournant : je compris que les exercices quenous avions sélectionnés étaient exceptionnellement dif-ficiles. Une image me vint à l’esprit : la vie mentale– aujourd’hui, je dirais la vie du Système 2 – se déroulenormalement au rythme d’une promenade paisible, par-fois interrompue par des courses au petit trot, et plusrarement encore par un sprint frénétique. Les exercicesd’Add-1 et d’Add-3 sont des sprints, alors que le bavar-dage, lui, est une promenade.

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Nous nous sommes aperçus que les gens, quand ilssont lancés dans un sprint mental, peuvent devenir litté-ralement aveugles. Les auteurs du Gorille invisible ontrendu la femme déguisée impossible à distinguer enveillant à ce que les spectateurs soient intensément occu-pés à compter les passes. Nous avons vécu un exempleun peu moins spectaculaire de cécité pendant un Add-1.Nos sujets étaient soumis à une série de lettres qui s’affi-chaient rapidement tandis qu’ils suivaient leurs chiffres,mais on leur avait également demandé de dire, une foisl’exercice avec les chiffres terminé, s’ils avaient vu la lettreK pendant l’épreuve 5. Ce que nous avons découvert,c’est que la capacité à détecter et signaler la lettre viséese modifiait pendant les dix secondes que durait l’exer-cice. Les sujets ne rataient presque jamais le K qui appa-raissait au début ou à la fin de l’Add-1, mais passaient àcôté presque la moitié du temps quand leur effort mentalétait à son comble, alors que, nos images le prouvaient,ils l’avaient littéralement sous leurs pupilles dilatées.Cette incapacité à la détection suivait le même tracé enV inversé que la dilatation. Une similarité rassurantepour nous : la pupille était donc un témoin fiable del’excitation physique qui accompagne l’effort mental, etnous pouvions nous en servir pour comprendre le fonc-tionnement de l’esprit.

Tout comme le compteur d’électricité de votre maisonou de votre appartement, les pupilles sont un indicateurdu taux de consommation d’énergie mentale 6. C’est uneanalogie qui va loin. Votre consommation d’électricitédépend de ce que vous choisissez de faire, qu’il s’agissed’éclairer une pièce ou de griller une tranche de pain.Quand vous allumez une ampoule ou un grille-pain, ilconsomme l’énergie dont il a besoin, mais pas plus. Demême, nous décidons que faire, mais nous n’exerçonsqu’un contrôle limité sur l’effort que cela implique. Ima-ginez que l’on vous montre quatre chiffres, disons, 9462,

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et que l’on vous assure que votre vie dépend de votrecapacité à les garder en mémoire pendant dix secondes.Vous avez beau avoir une furieuse envie de vivre, vousne pouvez investir dans cet exercice autant d’énergie quece que vous seriez contraint de faire pour boucler unetransformation de ces mêmes chiffres dans le cadre d’unAdd-3.

Le Système 2 et les circuits électriques de votre domi-cile ont une capacité limitée, mais ils réagissent différem-ment quand ils sont menacés de surcharge. Ledisjoncteur saute quand la demande en courant est exces-sive, et tous les appareils branchés sur ce circuits’éteignent aussitôt. La réaction à une surcharge mentaleest, elle, sélective et précise : le Système 2 protège l’acti-vité la plus importante, qui bénéficie ainsi de toutel’attention nécessaire ; seconde après seconde, il attribueune « capacité auxiliaire » aux autres tâches. Dans notreversion de l’expérience du gorille, nous avons demandéà nos sujets d’accorder la priorité aux chiffres. Noussavons qu’ils ont suivi ces instructions, puisque le passagede la cible visuelle n’a eu aucun effet sur leur tâche prin-cipale. Si la lettre critique apparaissait à un moment degrand effort, les sujets ne la voyaient tout simplementpas. Quand l’exercice était moins difficile, la capacité dedétection était plus efficace.

Cette sophistication de la répartition de l’attention estle résultat d’une longue évolution. Le sens des prioritéset la capacité à réagir rapidement aux menaces les plusgraves ou aux opportunités les plus prometteuses ontamélioré les chances de survie, pas seulement pour leshumains d’ailleurs. Même chez l’homme moderne, leSystème 1 prend les commandes en cas d’urgence etaccorde une priorité absolue aux actions de conservation.Imaginez-vous au volant d’une voiture qui dérape sou-dain sur une grande tache d’huile. Vous allez vous aper-cevoir que vous avez réagi à la menace avant même d’enavoir été pleinement conscient.

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Beatty et moi n’avons travaillé ensemble que pendantun an, mais notre collaboration eut un formidableimpact sur nos carrières ultérieures. Il finit par devenirle plus grand spécialiste de la « pupillométrie cognitive »,tandis que je rédigeais un livre intitulé L’Attention etl’Effort, reposant en grande partie sur ce que nous avionsappris et sur des recherches que j’effectuai l’année sui-vante à Harvard. Grâce à nos mesures des pupilles pen-dant toutes sortes d’exercices, nous en avions beaucoupappris sur l’esprit au travail – celui que j’appelle aujour-d’hui le Système 2.

Plus on se familiarise avec une tâche, moins elle estgourmande en énergie. Des études ont montré que l’acti-vité cérébrale associée à une activité évolue quand lacompétence se développe, impliquant au fur et à mesuremoins de régions du cerveau 7. Le talent produit lesmêmes effets. Les gens très intelligents font un effortmoindre pour résoudre les mêmes problèmes, comme entémoigne la mesure simultanée de la taille de la pupille etde l’activité cérébrale 8. En général, une « loi du moindreeffort 9 » s’applique à l’effort, qu’il soit cognitif ou phy-sique. Cette loi stipule que s’il y a plusieurs façons deparvenir à un même but, les gens finiront par suivre lamoins fatigante. Dans l’économie de l’action, l’effort estun coût, et l’acquisition de compétences est motivée parla balance des profits et des coûts 10. La paresse est pro-fondément inscrite dans notre nature.

Les exercices que nous analysions variaient considéra-blement, en termes de dilatation et de contraction de lapupille. À la base, nos sujets étaient éveillés, conscientset prêts à s’engager dans un exercice – se trouvant sansdoute dans un état d’excitation et de préparation cogni-tive supérieure à la normale. À partir de là, le fait degarder en mémoire un ou deux chiffres ou d’apprendreà associer un mot et un chiffre (3 = porte) produisait deseffets certains sur l’excitation momentanée, mais des

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effets somme toute minimes, 5 % seulement d’augmen-tation du diamètre de la pupille liée à l’Add-3. Un exer-cice nécessitant de distinguer des tons de hauteursdifférentes débouchait sur des dilatations nettement plusimportantes. Des recherches récentes ont montré qu’in-hiber la tendance à lire des mots contradictoires avecl’objectif visé (comme dans la figure 2 du chapitre précé-dent) nécessite également un effort modéré 11. Les testsde mémoire à court terme pour six ou sept chiffresrequièrent davantage d’efforts. Comme vous pouvez enfaire l’expérience, le besoin de retrouver et de dire àhaute voix votre numéro de téléphone ou l’anniversairede votre conjoint implique aussi un effort bref maisimportant, parce qu’il faut garder en mémoire toute lasérie de chiffres tandis que l’on prépare la réponse. Lamultiplication mentale de nombres à deux chiffres etl’Add-3 sont à la limite de ce que peuvent accomplir laplupart des gens.

Qu’est-ce qui fait que certaines opérations cognitivessont plus exigeantes que d’autres ? Quels résultats pouvons-nous atteindre en dépensant notre monnaie, l’attention ?Que peut le Système 2 dont le Système 1 est incapable ?Nous disposons désormais d’un début de réponse à cesquestions.

Un effort est nécessaire pour garder simultanément enmémoire plusieurs idées requérant des actions séparées,ou qu’il faut combiner selon une règle – réviser votre listedes commissions quand vous entrez dans le supermarché,choisir entre le veau et le poisson au restaurant, ou asso-cier le résultat surprenant d’un sondage à l’informationque l’échantillon de personnes interrogées était limité,par exemple. Le Système 2 est le seul à pouvoir suivredes règles, comparer des objets en fonction de plusieurscritères et effectuer des choix délibérés entre diverses pos-sibilités. Le Système 1 automatique ne dispose pas detelles capacités. Le Système 1 détecte des relations

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simples (« ils se ressemblent tous », « le fils est beaucoupplus grand que le père ») et excelle quand il s’agit d’inté-grer des informations sur un sujet, mais il ne traite pasplusieurs questions distinctes à la fois, pas plus qu’il n’estapte à utiliser des informations statistiques pures. Le Sys-tème 1 détectera qu’une personne décrite comme« docile et méticuleuse, qui a besoin d’ordre et de struc-ture, et se passionne pour les détails » ressemble à unecaricature de bibliothécaire, mais la conjugaison de cetteintuition avec l’information sur le petit nombre debibliothécaires est une tâche dont seul le Système 2 peutse charger – et encore, s’il sait le faire, ce qui n’est passi répandu.

Une des compétences cruciales du Système 2 est l’adop-tion de « séries de tâches » : il peut programmer la mémoirepour qu’elle suive des instructions court-circuitant des réac-tions habituelles. Considérez par exemple la consigne sui-vante : comptez toutes les apparitions de la lettre f danscette page. Ce n’est pas une tâche que vous avez effectuéeauparavant, et cela ne vous viendra donc pas naturelle-ment, mais votre Système 2 peut s’en charger. Il vousfaudra accomplir un effort pour vous préparer à cet exer-cice, qui nécessitera lui aussi un effort, bien que vouspuissiez sans doute vous améliorer avec de l’entraîne-ment. Les psychologues parlent de « contrôle exécutif »pour décrire l’adoption et l’arrêt de séries de tâches, etles neuroscientifiques ont identifié les principales régionsdu cerveau qui servent à la fonction exécutive. Une deces régions est impliquée chaque fois qu’un conflit doitêtre résolu. Une autre est le cortex préfrontal, une régionnettement plus développée chez l’homme que chez lesautres primates, et qui est impliquée dans des opérationsque l’on associe à l’intelligence 12.

Supposons maintenant qu’en bas de cette page, voustrouviez de nouvelles instructions : comptez toutes lesvirgules de la page suivante. Cela sera plus difficile, parce

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qu’il vous faudra ignorer la tendance, nouvellementacquise, à concentrer votre attention sur la lettre f. Unedes découvertes les plus importantes réalisées dans ledomaine de la psychologie cognitive au cours des der-nières décennies est que le fait de passer d’une tâche àune autre nécessite un effort, surtout dans un tempslimité 13. C’est parce qu’il faut passer rapidement d’unetâche à l’autre que des exercices comme l’Add-3 et lamultiplication mentale sont si difficiles. Pour effectuerl’Add-3, vous devez garder plusieurs chiffres en mêmetemps dans votre mémoire fonctionnelle 14, les associantchacun à une opération particulière : des chiffresattendent d’être transformés, un est en cours de transfor-mation, et d’autres, déjà transformés, doivent êtreconservés avant de pouvoir être énoncés. Les tests demémoire fonctionnelle modernes exigent de l’individuqu’il passe à plusieurs reprises d’une tâche difficile à uneautre, qu’il retienne les résultats d’une opération tout enen accomplissant une autre. Les gens qui se tirent biende ces tests réussissent également haut la main des testsd’intelligence plus généraux 15. Toutefois, la capacité àcontrôler son attention ne permet pas seulement demesurer l’intelligence ; en mesurant par exemple, chezles contrôleurs aériens et les pilotes de chasse, l’efficacitédans le contrôle de l’attention, on peut prédire leurs per-formances, au-delà de la seule considération de leurintelligence 16.

La pression du temps est un autre moteur de l’effort.Quand vous avez effectué l’Add-3, vous vous êtes sentibousculé en partie par le métronome et en partie par lacharge que cela a imposée à votre mémoire. Comme lejongleur qui a lancé plusieurs balles en l’air, vous nepouvez pas vous offrir le luxe de ralentir ; le rythmeauquel les informations se décomposent dans la mémoirevous oblige à rafraîchir et à répéter l’information avantqu’elle ne soit perdue. Toute tâche qui nécessite que vous

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gardiez plusieurs idées à l’esprit en même temps a cemême côté urgent. À moins d’avoir la chance de disposerd’une mémoire fonctionnelle de grande capacité, vousrisquez d’être obligé de travailler particulièrement dur.Les formes de pensée lente les plus coûteuses en effortssont celles qui exigent que vous pensiez vite.

En effectuant l’Add-3, vous vous êtes sûrement aperçuà quel point votre esprit n’avait pas l’habitude de tra-vailler si dur. Même si vous vivez de votre pensée, raressont les tâches mentales dont vous vous acquittez dansle courant de votre journée de travail qui sont aussi rudesque l’Add-3, ou même que de stocker six chiffres pours’en souvenir immédiatement. Normalement, nous évi-tons la surcharge mentale en subdivisant nos tâches ende multiples étapes faciles, engrangeant les résultatsintermédiaires dans la mémoire à long terme ou lesconsignant sur le papier plutôt dans une mémoire fonc-tionnelle aisément en surcharge. Nous tenons la distanceen prenant notre temps et menons notre existence men-tale selon la règle du moindre effort.

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L’ATTENTION ET L’EFFORT EN BREF

« Je ne vais pas tenter de résoudre ça enconduisant. C’est une tâche à se dilater la pupille.Elle nécessite un effort mental ! »

« C’est la loi du moindre effort qui est àl’œuvre ici. Il va penser aussi peu que possible. »

« Elle n’a pas oublié la réunion. Elle étaitcomplètement concentrée sur autre chose quandl’heure du rendez-vous a été établie et elle nevous a tout simplement pas entendu. »

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« Ce qui m’est venu rapidement à l’esprit étaitune intuition du Système 1. Il va falloir que jerecommence et que je cherche activement dansma mémoire. »

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3

LE CONTRÔLEUR PARESSEUX

Chaque année, je passe quelques mois à Berkeley, oùje me livre à l’un de mes grands plaisirs : une marchequotidienne d’à peu près six kilomètres sur un sentier aumilieu des collines avec une vue magnifique sur la baiede San Francisco. Il est rare que je perde la notion dutemps, ce qui m’a permis d’en apprendre beaucoup surla notion d’effort. J’ai trouvé une vitesse de croisière,d’environ onze minutes pour un kilomètre. J’effectuecertes un effort physique et je brûle davantage de caloriesà ce rythme qu’en étant assis dans une chaise longue,mais je ne ressens aucune contrainte, ne suis tiraillé paraucun conflit et n’ai pas besoin de me forcer à aller plusvite. Je suis également capable de penser et de travaillertout en marchant à cette vitesse. En fait, je soupçonnemême la légère excitation physique de ma promenade deme procurer une plus grande vivacité intellectuelle.

Le Système 2 a lui aussi sa vitesse naturelle. Vousconsacrez une certaine quantité d’énergie mentale à desréflexions aléatoires et à surveiller ce qui se passe autourde vous même quand votre esprit ne fait rien de particu-lier, et la contrainte est limitée. À moins de vous trouverdans une situation qui induit en vous un état inhabituelde veille ou de conscience de soi, surveiller ce qui sepasse dans votre environnement ou dans votre tête exige

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peu d’efforts. Vous prenez beaucoup de petites décisionsen conduisant votre voiture, absorbez quelques informa-tions en lisant le journal, procédez à des échanges d’ama-bilités banals avec votre conjoint ou un collègue, le toutsans effort ni stress. Exactement comme une promenade.

Il est d’ordinaire facile, et très plaisant, en fait, demarcher et de penser en même temps, mais poussées àl’extrême, ces activités semblent entrer en compétitionpour user des ressources limitées du Système 2. Vouspouvez le vérifier grâce à une expérience très simple.Tout en marchant paisiblement avec un ami, demandez-lui de calculer 23 x 78 dans sa tête, sur-le-champ. Il estpresque sûr qu’il s’arrêtera net. En ce qui me concerne,je peux penser en me promenant, mais je ne peux pasm’engager dans un travail mental qui imposerait unelourde charge à ma mémoire à court terme. Si je doisélaborer un argument complexe en un temps limité, jepréfère ne pas bouger, et je préfère d’ailleurs être assisplutôt que debout. Bien sûr, toutes les activités de penséelente ne nécessitent pas cette forme de concentrationintense et de calculs difficiles – c’est lors d’agréables pro-menades avec Amos que j’ai eu les meilleures idées dema vie.

Il suffit que j’accélère mon rythme de marche pourbouleverser complètement cette expérience, car le pas-sage à un pas plus rapide entraîne une détérioration bru-tale de ma capacité à penser de façon cohérente. Quandj’accélère, mon attention est de plus en plus attirée parl’expérience de la marche et le maintien délibéré d’unrythme plus soutenu. À la vitesse maximale que je peuxatteindre dans les collines, environ un kilomètre en septminutes, je ne cherche même plus à penser à autre chose.Outre l’effort physique que nécessite le déplacementrapide de mon corps sur le sentier, un effort mental decontrôle de soi est nécessaire pour résister à l’envie deralentir. Or apparemment, le contrôle de soi et la

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réflexion délibérée puisent dans le même capital d’effortlimité.

Pour la plupart d’entre nous, la majeure partie dutemps, le maintien d’un train de pensée cohérent et lebesoin occasionnel de s’engager dans une pensée contrai-gnante passent également par le contrôle de soi. Bienque n’ayant pas étudié la question de façon systématique,je soupçonne que le fréquent passage d’une tâche à uneautre et le travail mental accéléré ne sont pas intrinsèque-ment sources de plaisir, et que les gens les évitent quandcela est possible. C’est en cela que la loi du moindreeffort devient effectivement une loi. Même quand il n’ya pas urgence, le maintien d’un train de pensée cohérentrequiert de la discipline. Un observateur, me voyant sou-vent consulter mes courriels ou aller fouiller dans le réfri-gérateur au cours d’une heure d’écriture, pourraitraisonnablement en déduire que j’éprouve l’envie dem’évader et en conclure que le maintien de cette activiténécessite davantage de contrôle de soi que ce que je suisà même de fournir.

Heureusement, le travail cognitif ne suscite pas tou-jours l’aversion, et les gens entreprennent parfois desefforts considérables pendant de longues périodes sansavoir à faire preuve d’une volonté héroïque. Le psycho-logue Mihaly Csikszentmihalyi a mieux que personneétudié cette question de la concentration sans effort, etle nom qu’il a proposé pour la définir, le flow, ou flux,fait aujourd’hui partie du langage courant. Les gens quiconnaissent le flux le décrivent comme « un état deconcentration sans effort, si profond qu’ils perdent lanotion du temps, d’eux-mêmes, de leurs problèmes », etla description qu’ils font de la joie que procure cet étatest si séduisante que Csikszentmihalyi a parlé « d’expé-rience optimale ». Beaucoup d’activités peuvent entraînerce sentiment de flux, de la peinture à la course de moto– et pour quelques heureux auteurs de ma connaissance,

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même la rédaction d’un livre est une expérience opti-male. Le flux trace une ligne de séparation nette entreles deux formes d’effort : la concentration sur une tâcheet le contrôle délibéré de l’attention. Piloter une motoà 240 kilomètres/heure et disputer une partie d’échecsnécessitent évidemment beaucoup d’efforts. Mais dansun état de flux, le maintien d’une attention soutenue surces activités absorbantes ne requiert aucune applicationdu contrôle de soi, ce qui libère des ressources, que l’onpeut alors appliquer à la tâche en cours.

L’ÉPUISEMENT DU SYSTÈME 2

Il est désormais communément admis que le contrôlede soi et l’effort cognitif sont l’un et l’autre des formesde travail mental. Plusieurs études psychologiques ontmontré que les gens qui sont simultanément sollicitéspar une tâche cognitive difficile et par une tentation ontplus de chances de céder à la tentation. Imaginez quel’on vous demande de retenir une liste de sept chiffrespendant une ou deux minutes. On vous dit que cela doitêtre votre priorité. Alors que votre attention est concen-trée sur les chiffres, on vous offre le choix entre deuxdesserts : un diabolique gâteau au chocolat et une ver-tueuse salade de fruits. L’expérience tend à prouver quevous risquez fort de choisir le gâteau au chocolat quandvous avez l’esprit encombré de chiffres. Le Système 1 aplus d’influence sur le comportement quand le Sys-tème 2 est occupé, et il raffole des friandises.

Les gens qui sont occupés sur le plan cognitif sontégalement plus susceptibles de faire des choix égoïstes,d’utiliser un langage sexiste, et de donner des avis super-ficiels. La mémorisation et la répétition de chiffresrelâchent l’emprise du Système 2 sur le comportement,mais évidemment, la charge cognitive n’est pas la seule

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cause d’un affaiblissement du contrôle de soi. Quelquesverres ont le même effet, tout comme une nuit sans som-meil. Le soir, le contrôle de soi des gens matinaux estfragilisé ; la réciproque est vraie pour les couche-tard.Une trop grande inquiétude quant à la qualité du travailque l’on est en train de fournir peut parfois perturberla performance en chargeant la mémoire à court termed’angoisses inutiles. La conclusion est simple : le contrôlede soi nécessite de l’attention et des efforts. On peutégalement dire que le contrôle des pensées et des com-portements est une des tâches dont se charge leSystème 2.

Une série d’expériences étonnantes menées par le psy-chologue Roy Baumeister et ses collègues a montré defaçon concluante que toutes les facettes de l’effort volon-taire – cognitif, émotionnel ou physique – puisent aumoins en partie dans un réservoir commun d’énergiementale. Leurs expériences s’appuient sur des tâches suc-cessives plutôt que simultanées.

Le groupe de Baumeister a constaté à plusieurs reprisesqu’un effort de volonté ou de contrôle de soi était fati-gant ; si vous devez vous forcer à faire quelque chose,vous serez moins enclin, ou moins à même d’exercer uncontrôle sur vous quand surviendra le défi suivant. Cephénomène a été baptisé l’épuisement de l’ego. Les partici-pants à qui l’on demande de maîtriser leur réaction émo-tionnelle lors de la projection d’un film riche enémotions se tireront ensuite moins bien d’un test derésistance physique – par exemple serrer le poing le pluslongtemps possible sur un dynamomètre en dépit del’inconfort progressif. L’effort émotionnel de la premièrephase de l’expérience diminue la capacité à résister à ladouleur d’une contraction musculaire soutenue, et lesgens souffrant d’un épuisement de l’ego succombent plusrapidement à l’envie d’abandonner. Dans une autre expé-rience, les gens sont d’abord épuisés par une tâche qui

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consiste à consommer des aliments vertueux comme desradis et du céleri tout en résistant à la tentation demanger du chocolat et des gâteaux. Ensuite, ces mêmespersonnes abandonneront plus tôt que la normale quandelles seront confrontées à une tâche cognitive difficile.

La liste des situations et des tâches dont on saitaujourd’hui qu’elles épuisent le contrôle de soi est aussilongue que diverse. Toutes impliquent un conflit et lebesoin de réprimer une tendance naturelle. Elles com-prennent :

◆ le fait d’éviter de penser à des ours blancs ;◆ l’inhibition de la réaction émotionnelle face à un

film émouvant ;◆ une série de choix impliquant des conflits ;◆ le fait de chercher à impressionner les autres ;◆ le fait de réagir gentiment au mauvais comporte-

ment de son partenaire ;◆ l’interaction avec une personne de race différente

(pour les gens animés de préjugés raciaux).

De même, la liste des symptômes de l’épuisement esttrès variée :

◆ écart par rapport à un régime ;◆ surconsommation et achats compulsifs ;◆ réaction agressive à une provocation ;◆ moindre résistance dans une épreuve de force

physique ;◆ difficulté face à des tâches cognitives et à une prise

de décision logique.

Les preuves sont convaincantes : des activités qui exigentbeaucoup du Système 2 requièrent le contrôle de soi, et lamise en œuvre de ce dernier est épuisante et déplaisante.Contrairement à la charge cognitive, l’épuisement del’ego est au moins en partie une perte de motivation.Après avoir exercé votre contrôle de soi dans une tâche

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donnée, vous n’avez plus envie de faire un effort pourune autre, alors qu’en réalité, vous en seriez capable sicela était nécessaire. Lors de plusieurs expériences, lesgens parvenaient à résister aux effets de l’épuisement del’ego quand on leur donnait une bonne raison de le faire.En revanche, il est hors de question d’augmenter vosefforts quand on vous demande en même temps deconserver six chiffres dans votre mémoire à court termetout en accomplissant une autre tâche. L’épuisement del’ego n’est pas le même état mental que l’occupationcognitive.

La découverte la plus surprenante réalisée par l’équipede Baumeister montre, selon ses propres termes, quel’idée d’énergie mentale est plus qu’une simple méta-phore. Le système nerveux consomme plus de glucoseque les autres organes du corps humain, et apparem-ment, une activité mentale difficile coûte très cher englucose. Quand vous êtes activement impliqué dans unraisonnement cognitif complexe ou engagé dans unetâche qui nécessite le contrôle de soi, votre niveau deglucose dans le sang chute. C’est un effet comparable àcelui d’un coureur qui puise dans le glucose stocké dansses muscles pendant un sprint. Cette idée laisse entendre,ce qui peut paraître audacieux, que les effets de l’épuise-ment de l’ego pourraient être contrés par une ingestionde glucose, ce que Baumeister et ses collègues ontconfirmé lors de plusieurs expériences.

Dans l’une de leurs études, des volontaires ont regardéun court-métrage muet où une femme était interviewée,et il leur a été demandé d’interpréter son langage corpo-rel. Alors qu’ils accomplissaient cette tâche, une série demots défilait lentement sur l’écran. Il avait été spécifi-quement recommandé aux participants d’ignorer cesmots, et s’ils s’apercevaient que leur attention avait étédétournée, ils devaient de nouveau se concentrer sur lecomportement de la femme. Cet acte de contrôle de soi

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était connu pour causer un épuisement de l’ego. Puis,avant de participer à une deuxième tâche, tous les sujetsont bu de la limonade. La limonade avait été sucrée auglucose pour la moitié d’entre eux, et avec un édulcorantpour l’autre moitié. Tous se sont ensuite vu attribuer unetâche au cours de laquelle ils devaient surmonter leurréaction intuitive pour obtenir la bonne réponse. Leserreurs intuitives sont normalement beaucoup plus fré-quentes chez les gens souffrant d’un épuisement de l’ego,effet qui a été constaté chez ceux qui avaient bu del’édulcorant. Les buveurs de glucose, eux, n’ont affichéaucun épuisement. En rétablissant le niveau de sucre dis-ponible dans le cerveau, on avait évité une détériorationde la performance. Il faudra du temps, et beaucoup plusde recherches, pour établir si les tâches qui provoquentla baisse de glucose sont également à l’origine de l’excita-tion momentanée qui se reflète dans la dilatation de lapupille et l’augmentation du rythme cardiaque.

Les Proceedings of the National Academy of Sciences ontrapporté un exemple inquiétant de l’effet de l’épuisementde l’ego sur le jugement. Les participants involontaires àcette étude étaient huit juges des détentions et de laliberté en Israël. Ils passent des journées entières à éplu-cher des demandes de liberté conditionnelle. Les dossierssont présentés dans le désordre, et les juges consacrentpeu de temps à chaque affaire, six minutes en moyenne.(La décision par défaut est le refus ; 35 % seulement desdemandes sont approuvées. La durée exacte de chaquedécision est enregistrée, ainsi que la durée des troispauses de la journée – la pause matinale, le déjeuner, etla pause de l’après-midi.) Les auteurs de l’étude ont com-paré la proportion de demandes acceptées avec le tempsécoulé depuis la plus récente pause. Cette proportionaugmente après chaque pause, où 65 % des demandessont acceptées. Pendant les quelque deux heures quiséparent les juges de leur prochaine pause, le pourcentage

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d’acceptation baisse systématiquement, pour être prochedu zéro juste avant la pause. Comme vous vous endoutez, c’est un résultat embarrassant, et les auteurs ontanalysé de nombreuses explications possibles. Maismême présentées sous leur meilleur jour, ces donnéesbrossent un tableau désolant : quand ils sont fatigués etqu’ils ont faim, les juges ont tendance à prendre la déci-sion par défaut, plus facile, et à rejeter les demandes.

LA PARESSE DU SYSTÈME 2

Une des principales fonctions du Système 2 est desurveiller et de contrôler les pensées et les actes « suggé-rés » par le Système 1, en laissant certains s’exprimerdirectement dans le comportement et en en supprimantou en modifiant d’autres.

Par exemple, voici une énigme simple. N’essayez pasde la résoudre, écoutez plutôt votre intuition :

Une batte et une balle coûtent 1,10 dollar.La batte coûte 1 dollar de plus que la balle.Combien coûte la balle ?

Un chiffre vous est venu à l’esprit. Ce chiffre est, biensûr, 10 : 10 cents. La caractéristique de cette énigmesans difficulté est qu’elle suscite une réponse intuitive,séduisante, et fausse. Faites le calcul, et vous verrez. Si laballe coûte 10 cents, alors le coût total sera 1,20 dollar(10 cents pour la balle et 1,10 pour la batte), et non1,10. La bonne réponse est 5 cents. On peut raisonna-blement estimer que la réponse intuitive est égalementvenue à l’esprit de ceux qui ont trouvé le bon chiffre– mais ils ont réussi à résister à leur intuition.

Shane Frederick et moi avons travaillé ensemble surune théorie du jugement fondée sur deux systèmes, et

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TABLE 705

13. Disponibilité, émotion et risque ..................... 21214. La spécialité de Tom W................................... 22615. Linda : moins, c’est plus ................................. 24016. Quand les causes écrasent les statistiques......... 25617. Régression vers la moyenne ............................ 27018. Apprivoiser les prédictions intuitives .............. 285

Troisième partieL’EXCÈS DE CONFIANCE EN SOI

19. L’illusion de compréhension ............................ 30520. L’illusion de validité ......................................... 32121. Les intuitions contre les formules .................... 34222. L’intuition des experts : quand lui faire

confiance ?........................................................ 36023. La vision externe.............................................. 37824. Le moteur du capitalisme ................................ 394

Quatrième partieFAIRE LE BON CHOIX

25. Les erreurs de Bernoulli ................................... 41326. La théorie des perspectives .............................. 42727. L’effet de dotation ........................................... 44428. Événements négatifs......................................... 46129. Le schéma quadrangulaire................................ 47730. Les événements rares........................................ 49631. Quelle politique en matière de risque ?............ 51632. À l’heure des comptes….................................. 52833. Les renversements de préférence ..................... 54534. Les cadres et la réalité ...................................... 561

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Cinquième partieLES DEUX FACETTES DU MOI

35. Les deux facettes du moi ................................. 58336. La vie est une histoire ..................................... 59737. Le bien-être expérimenté ................................. 60538. Penser à la vie ................................................. 616Conclusion.............................................................. 632

Remerciements .......................................................... 650Notes ....................................................................... 651Index ....................................................................... 693

Mise en page par Meta-systems59100 Roubaix

N° d’édition : L.01EHQN000725.N001Dépôt légal : février 2016