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Initiation à la linguistique de terrain Laboratoire LLACAN 12 - 16 janvier 2015 Syntaxe mardi 13 janvier 15h45 – 17h45 Denis Creissels Université Lumière (Lyon 2) [email protected] http://deniscreissels.fr Plan 1. Introduction 2. Les notions fondamentales de la syntaxe 2.1. La notion de phrase 2.2. Classes de mots 2.3. Mots pleins et mots grammaticaux 2.4. La structure en constituant de la phrase 2.5. La structure interne des constituants 2.5.1. Têtes et dépendants 2.5.2. Types de dépendants 2.6. La coordination 2.7. L’accord 3. Types majeurs de mots et de constituants 3.1. Nom et constituant nominal 3.2. La notion de verbe 3.3. Nom, verbe et prédicativité 3.4. Types de mots pleins en syntaxe générale et classes morphosyntaxiques des langues particulières 3.5. Types majeurs de constituants : remarques générales 3.6. Constituants nominaux et adpositionnels 3.7. Constituants phrastiques 3.8. La notion de groupe verbal 3.9. Constituants adjectivaux et adverbiaux 4. Syntaxe, description des langues et enquête de terrain 4.1. Description syntaxique et théories : la théorie linguistique de base 4.2. Description syntaxique de langues peu documentées et typologie 4.3. Les domaines de la syntaxe et l’organisation d’une grammaire descriptive 4.4. L’utilisation de questionnaires dans l’enquête syntaxique 4.5. Le démarrage de l’enquête syntaxique 1. Introduction La syntaxe, au sens couramment donné à ce terme en linguistique, étudie les régularités que manifestent les combinaisons d’unités dont le rang est compris entre celui du mot et celui de la phrase. L’objectif de cet exposé est une présentation élémentaire de la syntaxe qui ne se limite pas a priori à une langue particulière ou à un groupe de langues particulier, et surtout qui se place systématiquement dans la perspective de la linguistique de terrain : à partir de données collectées par le linguiste auprès de locuteurs de la langue, décrire la syntaxe d’une langue peu documentée ou pas documentée du tout.

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Initiation à la linguistique de terrain Laboratoire LLACAN 12 - 16 janvier 2015

Syntaxe mardi 13 janvier 15h45 – 17h45

Denis Creissels

Université Lumière (Lyon 2) [email protected]

http://deniscreissels.fr Plan 1. Introduction 2. Les notions fondamentales de la syntaxe 2.1. La notion de phrase 2.2. Classes de mots 2.3. Mots pleins et mots grammaticaux 2.4. La structure en constituant de la phrase 2.5. La structure interne des constituants 2.5.1. Têtes et dépendants 2.5.2. Types de dépendants 2.6. La coordination 2.7. L’accord 3. Types majeurs de mots et de constituants 3.1. Nom et constituant nominal 3.2. La notion de verbe 3.3. Nom, verbe et prédicativité 3.4. Types de mots pleins en syntaxe générale et classes morphosyntaxiques des langues particulières 3.5. Types majeurs de constituants : remarques générales 3.6. Constituants nominaux et adpositionnels 3.7. Constituants phrastiques 3.8. La notion de groupe verbal 3.9. Constituants adjectivaux et adverbiaux 4. Syntaxe, description des langues et enquête de terrain 4.1. Description syntaxique et théories : la théorie linguistique de base 4.2. Description syntaxique de langues peu documentées et typologie 4.3. Les domaines de la syntaxe et l’organisation d’une grammaire descriptive 4.4. L’utilisation de questionnaires dans l’enquête syntaxique 4.5. Le démarrage de l’enquête syntaxique 1. Introduction La syntaxe, au sens couramment donné à ce terme en linguistique, étudie les régularités que manifestent les combinaisons d’unités dont le rang est compris entre celui du mot et celui de la phrase. L’objectif de cet exposé est une présentation élémentaire de la syntaxe qui ne se limite pas a priori à une langue particulière ou à un groupe de langues particulier, et surtout qui se place systématiquement dans la perspective de la linguistique de terrain : à partir de données collectées par le linguiste auprès de locuteurs de la langue, décrire la syntaxe d’une langue peu documentée ou pas documentée du tout.

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sur l’articulation entre morphologie et syntaxe, cf. le cours de morphologie

2. Les notions fondamentales de la syntaxe 2.1. La notion de phrase En dépit de la définition traditionnelle qui caractérise la phrase comme ‘l’expression d’un sens complet’, il n’est pas possible de définir la phrase de façon satisfaisante comme unité significative maximale (c’est-à-dire en termes de complétude sémantique ou d’autonomie sémantique). Selon une telle définition, seuls seraient réellement reconnaissables comme phrases les énoncés exprimant des vérités universellement valables, dans lesquels les noms sont pris en valeur générique (L’homme est mortel, Le chat est un mammifère, etc.). Sémantiquement parlant, les phrases ordinaires sont toujours plus ou moins dépendantes du contexte. C’est en fait un autre type de complétude qui caractérise la phrase. Si on ne veut pas se contenter d’une approche intuitive, on doit s’appuyer sur les notions de contenu propositionnel et d’opération énonciative. Un contenu propositionnel (terme qui renvoie à la notion de proposition telle que l’a élaborée la tradition logique), est la représentation d’un état possible du monde (événement, situation) au moyen des lexèmes d’une langue. Quant à la notion d’opération énonciative, elle englobe notamment les notions sur lesquelles se base le classement traditionnel des phrases en déclaratives (ou assertives), interrogatives et injonctives (ou impératives) :

– les phrases déclaratives affirment l’adéquation (assertion positive) ou l’inadéquation (assertion négative) d’un contenu propositionnel à la description d’une situation de référence ;

– les phrases interrogatives sont de deux types : ou bien l’allocutaire doit assumer l’assertion d’un contenu propositionnel que lui fournit l’énonciateur (questions appelant une réponse par oui ou par non), ou bien l’énonciateur fournit un contenu propositionnel incomplet que l’allocutaire doit compléter (questions à proformes interrogatives) ;

– les phrases injonctives signifient que l’énonciateur exprime la volonté que la réalité devienne conforme à un certain contenu propositionnel.

Le propre du langage est de fournir aux locuteurs la possibilité de construire une variété illimitée de contenus propositionnels et d’expliciter les opérations qu’ils effectuent en les manipulant dans l’interaction communicative, et la phrase est le cadre dans lequel se manifestent systématiquement ces possibilités. Par exemple, étant donné un événement conceptualisé comme réparer mettant en jeu deux entités désignées respectivement comme Jean et la voiture :

– Jean a réparé la voiture asserte positivement ce contenu propositionnel, et Jean n’a pas réparé la voiture l’asserte négativement ;

– Que Jean répare la voiture ! est une phrase indépendante de type injonctif ;

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– Qui est-ce qui a réparé la voiture ?, Qu’est-ce que Jean a réparé ?, Est-ce que Jean a réparé la voiture ? sont des phrases indépendantes de type interrogatif ;

– des phrases comme C’est Jean qui a réparé la voiture (… moi, j’en aurais été incapable), ou C’est la voiture que Jean a réparée (... pas la moto), sont des phrases assertives qui apportent le même contenu informatif que Jean a réparé la voiture, mais qui le présentent différemment, et de ce fait impliquent des contextes discursifs différents ;

– enfin, dans des phrases comme Je crois [que Jean a réparé la voiture], Je ne sais pas [si Jean a réparé la voiture], J’ai demandé à Jean [de réparer la voiture], Jean a promis [de réparer la voiture], Tu peux partir avec la voiture [que Jean a réparée], les groupes de mots entre crochets renvoient au même contenu propositionnel, mais sont des subordonnées, dont le statut énonciatif dépend de la façon dont elles participent à la construction de la principale.

La phrase est donc une combinaison de mots dont la structuration permet l’expression systématique de l’élaboration énonciative d’un contenu propositionnel ; autrement dit, le propre d’une unité phrastique est de participer à un jeu de correspondances régulières avec d’autres unités phrastiques qui expriment une élaboration énonciative différente d’un même contenu propositionnel1. 2.2.Classes de mots Une répartition des mots en classes est nécessaire pour pouvoir formuler les règles selon lesquelles, dans une langue, certaines combinaisons de mots sont des phrases possibles, et d’autres pas. Parmi les systèmes de classement qu’on peut a priori imaginer, il faut dans la perspective syntaxique s’efforcer d’établir celui qui permet de formuler le plus simplement possible des règles de syntaxe ayant un maximum de généralité. Du point de vue typologique, l’existence ou non de langues qui ignoreraient totalement la notion de classes de mots reste un sujet controversé. D’une part la plupart des cas qui ont été évoqués ne résistent pas à un examen sérieux, mais d’autre part il est évident qu’il y a d’une langue à l’autre des variations considérables quant à la flexibilité des classes de mots. Pour certaines langues au moins, il n’est clairement pas possible de procéder à un classement qui aurait pour principe que les types de comportement qui définissent les différentes classes de mots devraient être exclusifs les uns des autres. Par exemple, en mandinka, à très peu d’exceptions près, les lexèmes verbaux, en plus du comportement qui permet de les identifier comme verbes, peuvent fonctionner comme noms d’événement sans avoir à subir une 1 La grammaire transformationnelle des années 60-70 a eu le mérite de mettre pour la première fois

l’accent sur cet aspect de l’organisation des langues, et sur la nécessité d’en donner une description aussi précise et exhaustive que possible. Cette option a largement conditionné le développement ultérieur des recherches en syntaxe, indépendamment des positions que peuvent avoir les théories actuelles sur les présupposés théoriques de la grammaire transformationnelle et sur le type de formalisation à utiliser pour décrire les phénomènes dont cette théorie a proposé une première systématisation.

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quelconque opération morphologique. Par conséquent, il est prudent de ne caractériser l’appartenance des mots à une classe donnée qu’au moyen de propriétés formulées positivement, et qui ne soient pas contradictoires de celles considérées comme définitoires d’une autre classe de mots. Les mots peuvent être classés selon leur distribution, c’est-à-dire en observant le fait que seuls certains mots peuvent occuper une position donnée dans une séquence dont les autres éléments restent constants – ex. (1). (1) Cet homme — Cet homme est — dort médecin *médecin intelligent *intelligent *dort Les mots peuvent aussi être classés selon les possibilités de faire varier leur structure interne, et certaines au moins des caractéristiques morphologiques du mot ont un lien direct avec son comportement syntaxique. Par exemple, en français, la différence de distribution entre dort et intelligent est corrélée au fait que dort peut varier en personne (dort / dormons) ou en temps (dort / dormait), alors que intelligent n’a pas ces possibilités, tandis qu’inversement, intelligent peut varier en genre (intelligent / intelligente), mais pas dort. Les définitions traditionnelles suggèrent aussi la possibilité d’utiliser des critères sémantiques, mais la relation entre classes grammaticales de mots et types de significations est à étudier une fois le classement grammatical des mots établi selon des critères formels, car il n’y a pas une relation nécessaire entre le comportement grammatical et le sens dénotatif des mots pris individuellement, même si au niveau du lexique pris globalement on peut reconnaître des relations entre les classes de mots et certains prototypes sémantiques. Par exemple, il est banal qu’une même notion puisse apparaître à la fois sous forme de nom et sous forme de verbe, le nom et le verbe qui signifient une même notion pouvant selon les cas être formellement apparentés, comme dans le cas de aimer / amour ou pleuvoir / pluie, ou totalement différents, comme dans le cas de tomber / chute ou tuer / meurtre. Le critère morphologique n’est jamais suffisant à lui seul pour reconnaître toutes les classes de mots qu’il est nécessaire de distinguer du point de vue syntaxique. Il est notamment impossible de justifier sur la base du seul critère morphologique la répartition des mots invariables en plusieurs classes différentes (cf. par exemple la distinction entre conjonctions et prépositions en français). En français, le critère morphologique est aussi mis en défaut en ce qui concerne la distinction entre noms et adjectifs, car noms et adjectifs varient également en nombre, il y a des adjectifs qui ne varient pas en genre, et beaucoup de noms vont par couples (par exemple boulanger / boulangère) dont les deux membres se distinguent par le genre2. Par ailleurs, seule une partie de la structure interne des mots est directement pertinente pour la syntaxe : si la morphologie flexionnelle est par définition même à

2 L’argument traditionnel selon lequel les variations en genre sont de nature flexionnelle pour les

adjectifs et dérivationnelle pour les noms est passablement circulaire, car formellement les variations en genre des noms, lorsqu’elles sont possibles, ne sont pas différentes de celles des adjectifs.

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prendre en considération dans un classement des mots orienté vers la possibilité de formuler le plus simplement possible les règles syntaxiques, par contre la prise en compte de la morphologie dérivationnelle dans l’établissement des classes de mots ne ferait qu’introduire des complications inutiles. En ce qui concerne maintenant le critère distributionnel, il ne peut fonctionner de manière satisfaisante qu’en faisant abstraction des limitations aux combinaisons de mots qui tiennent à des incompatibilités sémantiques (par exemple, n’importe quel adjectif ne peut pas qualifier n’importe quel nom). Mais surtout, l’analyse distributionnelle se situe au niveau des mots-formes, alors que lorsqu’on dit qu’un mot est un nom ou un verbe, on se réfère au mot en tant que lexème. Appliquée brutalement sans aucune hypothèse sur le regroupement des mots-formes en paradigmes, l’analyse distributionnelle ne peut que mener à des impasses. En résumé, le critère distributionnel est donc indispensable pour tester des hypothèses de classement (au sens où on doit rejeter toute hypothèse de classement des mots qui serait incompatible avec les observations sur leur distribution), mais il serait illusoire de penser pouvoir établir le classement des mots d’une langue en appliquant brutalement, sans aucune hypothèse préalable ni interprétation, le principe selon lequel deux mots ne pouvant pas commuter entre eux dans au moins un contexte devraient appartenir à deux classes différentes. Une application mécanique de la méthode distributionnelle est notamment difficilement compatible avec le fait que les formes grammaticales d’un nom (par exemple les formes casuelles, dans les langues où les noms varient en cas, ou les formes de singulier et de pluriel du nom, dans les langues qui connaissent l’accord en nombre) peuvent avoir des distributions différentes, et aussi avec le fait que dans les langues qui ont un système de genre, le test de commutation à contexte identique ne peut pas justifier de réunir en une même classe des noms de genre différent. Les formes verbales peuvent de même avoir des distribution différentes selon le TAM ou la négation, et l’analyse distributionnelle est en réalité plus utile pour dégager une partition de l’ensemble des verbes en classes de valence que pour délimiter la classe des verbes. Un autre aspect du classement des mots qui échappe à une application mécanique de la méthode distributionnelle est la décision de ranger deux mots dans deux classes différentes ou dans deux sous-classes d’une même grande classe. Beaucoup de désaccords entre linguistes s’expliquent par le fait qu’on n’a pas réussi jusqu’ici à dégager des principes généraux sur lesquels on pourrait s’appuyer pour introduire un peu de cohérence dans la façon dont les descriptions de langues règlent cette question. En conclusion, il n’existe pas de méthode pour régler de façon satisfaisante la question de la répartition des mots en classes sur la seule base de l’observation des variations morphologiques des mots et de leurs possibilités de commutation. On doit nécessairement se fonder sur des hypothèses générales sur la façon dont le système des langues peut codifier l’organisation de la phrase, et chercher pour chaque langue la façon dont ces hypothèses générales sur l’organisation de la phrase peuvent être mises en cohérence avec l’observation des caractéristiques morphologiques et distributionnelles des mots.

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2.3. Mots pleins et mots grammaticaux

cf. le cours de morphologie 2.4. La structure en constituants de la phrase La phrase se présente comme une suite de mots, mais les locuteurs ont l’intuition de l’existence de ‘groupes de mots’ fonctionnant comme un seul bloc à un certain niveau de structure. Cette intuition peut être précisée par différents tests, notamment en observant des modifications de l’unité phrastique qui impliquent la présence de mots ou groupes de mots en une position différente de leur position canonique (c’est-à-dire différente de celle qu’ils occuperaient dans une phrase indépendante de type assertif minimalement marquée du point de vue discursif). Par exemple, en français, l’observation des possibilités de placer un groupe de mots en position non canonique dans une construction clivée justifie de reconnaître comme constituants les groupes de mots mis entre crochets dans Jean a parlé [de son projet de thèse] [au directeur du département], mais ne permet pas d’en faire autant pour les séquences de mots au directeur, de son projet, ou de thèse au directeur ; en effet :

– C’est [de son projet de thèse] que Jean a parlé […] au directeur du département et C’est [au directeur du département] que Jean a parlé de son projet de thèse […] sont des phrases possibles ;

– *C’est [au directeur] que Jean a parlé de son projet de thèse […] du département, *C’est [de son projet] que Jean a parlé […] de thèse au directeur du département ou *C’est [de thèse au directeur] que Jean a parlé de son projet […] du département ne sont par contre pas des phrases possibles.

En dehors des tests reposant sur la possibilité de déplacer en bloc les groupes de mots qui forment des constituants, les manipulations suivantes sont généralement considérées comme susceptibles de fournir des indices de l’existence de constituants syntaxiques :

– possibilité / impossibilité de ne pas répéter certains mots ou groupes de mots sans perte d’information : Si Jean veut [venir avec nous au cinéma], il peut […] ;

– possibilité / impossibilité de substituer à un groupe de mots une proforme : Jean m’[en] a déjà parlé, [de son projet de thèse] ;

– possibilité de coordonner un constituant avec d’autres constituants du même type : Jean veut [vendre sa vieille voiture] et [acheter une moto].

Ces tests ne donnent malheureusement pas toujours des résultats dont l’interprétation est évidente, et des tests différents appliqués au même groupe de mots peuvent donner des indications contradictoires. Il faut notamment être très prudent dans l’utilisation des tests de coordination, qui en réalité sont très peu

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probants. En effet, la coordination peut s’accompagner de phénomènes d’ellipse qui font que souvent, cela n’a pas de sens de vouloir comparer directement les deux termes d’une coordination. Par exemple, la possibilité d’ellipse qu’indiquent les parenthèses dans des phrases comme Jean [a posé le journal sur la table] et [(a posé) le colis sur la chaise] ou [Jean est parti en voiture] et [Marie (est partie) à pied] a pour effet de faire apparaître comme deuxième terme d’une coordination les groupes de mots le colis sur la chaise et Marie à pied, qui sont respectivement la forme elliptique d’un groupe verbal et d’une phrase, et ne sont donc pas comparables à des constituants de la partie de la phrase qui précède et. 2.5. La structure interne des constituants 2.5.1. Tête et dépendants Parmi les mots qui forment un constituant, la tête est celui qui détermine les propriétés syntaxiques du constituant pris en bloc. Les autres mots ou groupes de mots qui entrent dans la formation du constituant peuvent être désignés du terme générique de dépendants. On utilise parfois avec le même sens modifieurs, mais ce terme est souvent utilisé avec un sens plus restreint, ou avec un contenu sémantique plutôt que syntaxique. La notion de tête est le corrélat syntaxique du fait que, sémantiquement, les dépendants précisent un sens dénotatif qui est donné par la tête : le nouveau directeur du département dénote un individu catégorisé comme directeur, et Jean m’a parlé de toi se réfère à un événement catégorisé comme parler. Dans les cas simples, le contraste entre tête et dépendants se manifeste par le fait qu’on peut librement ajouter ou supprimer des dépendants sans modifier la façon dont le constituant pris en bloc peut intervenir dans la construction d’une phrase. Autrement dit, la reconnaissance d’un mot comme tête d’un constituant va de soi lorsque ce mot a toujours la même distribution syntaxique que les constituants dont il est la tête : lorsque le constituant nominal peut se réduire à un nom quel que soit son rôle syntaxique et la nature du nom tête, et lorsqu’une forme verbale est de manière générale apte à constituer une phrase à elle seule, il n’y a pas de difficulté à reconnaître le nom comme tête du constituant nominal, et le verbe comme tête de la phrase. Mais le caractère obligatoire de certains dépendants peut poser problème à la reconnaissance d’une relation tête-dépendant. Par exemple, dans beaucoup de langues, le sujet est un terme obligatoire de la phrase, ce qui explique que la reconnaissance du verbe comme tête de la phrase et du sujet comme dépendant du verbe a mis longtemps à s’imposer, et ne fait toujours pas l’unanimité. La reconnaissance d’une relation tête-dépendants est particulièrement problématique dans les langues où le nom ou le verbe sont nécessairement associés à des mots grammaticaux (déterminants pour le nom, auxiliaires pour le verbe) avec lesquels ils partagent les propriétés grammaticales communément considérées comme caractéristiques des têtes de constituants3.

3 C’est ce qui a conduit les linguistes de l’école chomskyenne à une révision radicale de la notion de

tête, selon laquelle le constituant nominal et la phrase sont la projection de ‘têtes fonctionnelles’

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Les phénomènes d’ellipse sont une autre raison pour n’utiliser que de façon prudente le trait obligatoire / facultatif comme critère de reconnaissance du contraste tête / dépendant. Les termes d’une construction réellement facultatifs, dont l’absence n’est soumise à aucune condition particulière, ne doivent pas être confondus avec d’autres dont l’absence est conditionnée par le contexte discursif. Il arrive en effet que l’absence d’un terme dans une construction oblige à considérer la construction en question comme elliptique, c’est-à-dire à l’interpréter de la même façon que si la place laissée vacante était occupée par un terme dont le contexte rend l’identité évidente. Les possibilités d’ellipse sont codifiées de façon différente à la fois selon les langues et selon les types de constituants4, mais de manière générale l’ellipse est susceptible de concerner des têtes aussi bien que des dépendants. Cette question est cruciale pour l’analyse de la structure des constituants nominaux, dans lesquels la règle générale est que l’ellipse peut concerner la tête, mais pas les dépendants. Parmi les autres critères envisageables, on peut a priori être tenté de poser comme principe qu’une tête peut conditionner la mise en forme de ses dépendants, mais pas l’inverse. Mais il s’avère en fait que les marques morphologiques d’une relation tête-dépendant, lorsqu’elles existent, peuvent aussi bien apparaître sur la tête que sur le dépendant, ou même sur les deux à la fois, comme dans la construction génitivale du turc : dans ev-in kapı-sı ‘la porte de la maison’, le dépendant ev ‘maison’ est au cas génitif, et la tête kapı ‘porte’ porte un suffixe qui, en l’absence de dépendant, signifierait ‘possession de 3ème personne’. On considère d’ailleurs que la tendance variable selon les langues à marquer les relations syntaxiques sur les têtes ou sur les dépendants constitue un paramètre typologique majeur. 2.5.2. Types de dépendants Une distinction très générale peut être faite entre dépendants fortement régis et faiblement régis. Les dépendants fortement régis, ou compléments5, obéissent à des contraintes de sélection qui constituent des propriétés lexicales de la tête dont ils dépendent, et la nature précise de leur relation sémantique à la tête du constituant dont ils font partie dépend aussi de propriétés lexicales de la tête. Par exemple en français, seuls certains verbes peuvent avoir pour dépendant un complément d’objet direct, et c’est du verbe que dépend le fait que la personne représentée par le complément d’objet direct est reconnue comme à l’origine du sentiment éprouvé par une autre personne dans Jean aime Marie, et comme subissant l’action exercée par une autre personne dans Jean bouscule Marie. Les dépendants faiblement régis, quant à eux, doivent respecter certaines compatibilités sémantiques pour que la

abstraites, qui ne sont pas nécessairement apparentes dans la phrase réalisée, et qui lorsqu’elles se manifestent peuvent prendre la forme d’affixes flexionnels.

4 Ce point mériterait d’ailleurs d’être développé dans la perspective d’un examen critique de l’hypothèse d’un isomorphisme entre constituants de divers types, qui sous des formes plus ou moins radicales est admise par la plupart des théories syntaxiques actuelles.

5 Cet usage du terme de complément, qui est à peu près général dans les théories syntaxiques récentes, s’écarte de la pratique traditionnelle de la grammaire scolaire, selon laquelle le terme de complément sans autre précision s’applique aux termes de la construction du verbe autres que le sujet : les ‘compléments circonstanciels’ de la grammaire scolaire ne sont généralement pas des compléments au sens que donnent à ce terme la plupart des théories syntaxiques récentes.

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construction soit interprétable, et peuvent selon les constructions et selon les langues être dans une relation d’accord avec la tête dont ils dépendent, mais ils ne subissent pas à proprement parler de contraintes de sélection comparables à celles que subissent les compléments, et ils gardent leur autonomie sémantique relativement à la tête dont ils dépendent. Par exemple, dans Les enfants jouent dans la cour, la signification de localisation d’un événement que l’on reconnaît au groupe prépositionnel dans la cour est indépendante du choix d’un verbe particulier. On désigne comme valence d’un mot l’ensemble de ses propriétés quant à la sélection de compléments auxquels il assigne des rôles sémantiques. 6 2.6. La coordination La coordination est traditionnellement définie comme relation entre deux unités de même nature qui partagent un même rôle dans la construction d’une unité de rang supérieur. Cette notion transcende les distinctions de niveaux de structure et de types d’unités : on peut coordonner des mots, des constituants ou des phrases, à la seule condition que les deux termes d’une coordination soient de même nature. La notion traditionnelle de coordination repose largement sur l’observation de mots (comme en français et, ou, et dans une moindre mesure mais) aptes à relier des unités de rang et de nature variables, et qui au moins dans la plupart de leurs emplois n’instaurent pas une relation de dépendance entre les unités qu’ils relient. Mais les données typologiques conduisent d’une part à s’interroger sur l’homogénéité des phénomènes traditionnellement décrits sous le terme de coordination (car les coordinatifs opérant à différents niveaux de structure et sur des types différents d’unités n’existent que dans certaines langues), et d’autre part à accepter l’idée qu’il n’y a pas forcément dans les langues une distinction tranchée entre les constructions qui coordonnent deux termes et celles qui instaurent une relation de dépendance entre deux termes. Par exemple, en mandinka, selon le contexte, on peut interpréter la construction ‘associative’ N₁ níŋ N₂ comme impliquant ou non un partage de rôle entre N₁ et N₂, et il n’existe aucun test syntaxique qui sépare l’emploi de cette construction qu’on aurait envie de désigner comme coordinatif de celui où on aurait envie de reconnaître N₂ comme un circonstanciel d’accompagnement ou de manière.

6 Certaines théories syntaxiques postulent l’existence d’un troisième grand type de dépendants

échappant à la dichotomie ±régi, les spécifieurs. Initialement, on regroupait sous ce terme essentiellement le sujet des verbes et le déterminant des noms, sans d’ailleurs que ceci soit réellement justifié par des propriétés communes indépendantes de la façon particulière dont l’anglais et quelques autres langues relativement bien connues organisent la structure des constituants. Par la suite, au fur et à mesure qu’évoluaient les hypothèses sur l’architecture des constituants, l’extension du terme de spécifieur a varié d’une façon qui ne permet de dégager aucune signification à la fois relativement stable et relativement indépendante des théories particulières. Bref, il ne s’agit pas d’une notion exploitable dans une introduction à la syntaxe orientée vers la typologie et/ou la linguistique de terrain.

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(2) Mandinka7 a. I futa-ta [Fúládûu níŋ Kaabú] naanéw-o to. 3PL parvenir-ACP Fouladou avec Kabou frontière-D LOC ‘Ils parvinrent à la frontière entre le Fouladou et le Kabou.’ b. [Kambaan-ôo níŋ bor-ôo] naa-ta. garçon-D avec course-D venir-ACP ‘Le garçon est venu en courant.’ 2.7. L’accord Certaines langues (par exemple le bambara) n’ont que très peu ou pas du tout de phénomènes grammaticaux du type traditionnellement décrit en termes d’accord, alors que dans d’autres langues (par exemple les langues bantoues) ces phénomènes interviennent massivement dans la construction de la phrase et du constituant nominal. En outre certaines familles de langues (notamment les langues caucasiques de l’est, ou les langues australiennes) attestent des types d’accord peu courants à l’échelle des langues du monde. Il semble difficile sinon impossible de donner une définition générale de l’accord qui s’applique exactement aux phénomènes couramment rangés à cette rubrique : toutes les définitions qui viennent à l’esprit s’avèrent, ou trop larges, ou trop restrictives. Une solution prudente est de considérer que le terme d’accord regroupe un certain nombre de mécanismes grammaticaux distincts bien que relevant tous de la notion très générale de co-variation, dont les plus répandus sont les trois suivants8 :

(a) l’accord entre le nom et ses dépendants dans le cadre du constituant nominal, (b) l’accord entre le constituant nominal et des mots appartenant à la même

phrase qui sont avec le constituant nominal dans une relation syntaxique particulière,

(c) l’accord des pronoms avec un constituant nominal susceptible de représenter le même référent, phénomène fondamentalement discursif qui n’implique aucune relation syntaxique particulière et qui n’implique même pas que le constituant nominal avec lequel le pronom s’accorde soit effectivement présent dans le discours.

L’accord entre le nom et ses dépendants consiste en ce que plusieurs mots parmi ceux qui entrent dans la formation du constituant nominal varient conjointement

7 abréviations utilisées dans les gloses : ACP = accompli, D = marqueur de détermination nominale,

LOC = locatif, PL = pluriel. 8 Ces trois mécanismes ont en commun de mettre en jeu des constituants nominaux. Mais il y a aussi

des langues où on peut parler d’un accord en temps entre le verbe et certains adverbes ou groupes adpositionnels qui font partie de sa construction, et on parle couramment d’accord négatif pour caractériser un certain type de comportement des indéfinis dans les phrases négatives.

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pour exprimer des caractéristiques grammaticales ou sémantiques du constituant nominal ou de son référent (nombre, cas, genre). L’accord entre le constituant nominal et un mot qui lui est extérieur (par exemple en français l’accord entre sujet et verbe, ou l’accord entre sujet et adjectif attribut) consiste en ce que ce mot présente des variations qui reflètent certaines caractéristiques grammaticales du constituant nominal qui gouverne l’accord ou certaines caractéristiques sémantiques de son référent. Le plus souvent, l’accord entre le constituant nominal et un mot qui lui est extérieur concerne des mots avec lesquels le constituant nominal est dans une relation de dépendance directe, mais ce n’est pas toujours le cas. A l’exemple (3), le verbe d’une subordonnée circonstancielle s’accorde en genre et en nombre à la fois avec un nom faisant partie de sa construction et avec un nom faisant partie de la construction du verbe principal. (3) Akhvakh9 a. Ĩk’a ri-da-la m-īʟ-ō hugu ek’wa-la w-uʟ’-u-wudi. long moment-INT-ADD N-aller.NEG-M DEM homme-ADD M-mourir-M-ACP ‘Peu après (litt. un long moment n’étant pas passé) l’homme mourut.’ b. Zama-da-la m-īʟ-īhi ʕoloq a-di armijaɬ i-ga žab-i-wudi. temps-INT-ADD N-aller.NEG-HPL jeune-HPL armée-ALL appeler-HPL-ACP ‘Peu après (litt. le temps n’ayant pas passé) les jeunes furent appelés à l’armée.’ 3. Types majeurs de mots et de constituants 3.1. Nom et constituant nominal Il est impossible de définir en termes strictement formels une notion de nom applicable à toutes les langues et rendant compte de l’usage traditionnel que font les linguistes du terme de nom. Il n’est pas non plus possible d’accepter telle quelle la définition ‘notionnelle’ des grammaires traditionnelles, car elle présuppose une homogénéité sémantique de l’ensemble des noms qui de toute évidence ne correspond pas à la réalité. Mais pour résoudre cette apparente contradiction, il suffit d’abandonner l’idée de définir les noms par référence à une propriété (formelle ou sémantique) qui serait la condition nécessaire et suffisante pour qu’un mot soit reconnu comme nom, et de définir la notion de nom par référence à un prototype. De manière précise, on peut considérer que les noms propres de personnes constituent universellement le prototype de la notion grammaticale de nom :

(a) Les noms propres de personnes ont par définition le statut de nom. (b) Le statut de nom s’étend à des mots qui ont pour signifié lexical une catégorie

de personnes et qui peuvent être la tête de constituants syntaxiques 9 abréviations utilisées dans les gloses : ACP = accompli, ADD = particule additive, ALL = allatif,

DEM = démonstratif, HPL = humain pluriel, INT = particule intensive, M = masculin, N = non humain, NEG = négation.

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équivalents à des noms propres de personne du double point de vue référentiel et syntaxique. Par exemple, dans Je vais te présenter [cette fille], ou Je vais te présenter [l’autre fille], ou encore Je vais te présenter [la fille dont je t’ai parlé hier], le mot fille est la tête de constituants syntaxiquement équivalents à [Marie] dans Je vais te présenter [Marie], et utilisables en fonction du contexte discursif pour viser le même référent.

(c) Sont enfin reconnus comme noms, quelle que soit la nature de leur signifié, les mots pouvant servir de tête de constituants syntaxiques avec les mêmes propriétés que ceux reconnus comme noms selon le point (b) ; ceci s’applique par exemple à projet dans des phrases comme Je vais te présenter [ce projet], ou Je vais te présenter [l’autre projet], ou encore Je vais te présenter [le projet dont je t’ai parlé hier].

Les constituants syntaxiques dont la tête est un nom sont désignés comme constituants nominaux. L’essentiel dans cette démarche est que, tout en reconnaissant à la catégorie du nom un ancrage notionnel difficilement contestable, elle n’implique pas l’existence de propriétés sémantiques évidentes qui seraient communes à la totalité des constituants nominaux. En effet, la distinction noms vs. verbes ne reproduit pas de façon simple et directe une distinction êtres ou objets vs. actions ou états. Il y a certainement une base cognitive à la catégorisation syntaxique des lexèmes, mais catégories cognitives et catégories syntaxiques ne coïncident pas de façon simple. Une approche en termes de prototypes permet de résoudre cette difficulté, contrairement aux définitions notionnelles traditionnelles, formulées d’une façon qui en toute rigueur les rend incompatibles avec le simple fait qu’une même notion puisse parfois se lexicaliser aussi bien comme nom que comme verbe. Par exemple, il est difficile de soutenir que chute s’identifie comme nom par son signifié lexical, puisque le lexème verbal tomber renvoie à la même notion. Mais à condition d’accepter l’idée que les espèces de mots des langues se structurent autour de prototypes cognitifs, il n’y a aucun cercle vicieux à dire que chute (à la différence de tomber) s’identifie comme nom par son aptitude à fonctionner comme tête de constituants syntaxiques dont la structure interne est identique à celle de constituants ayant pour référents des personnes humaines, comme ceux formés à partir de lexèmes comme homme ou garçon. 3.2. La notion de verbe Pour dégager une notion de verbe aussi générale que possible, on peut d’abord définir comme formes verbales prototypiques les mots qui participent à la construction de phrases indépendantes (notamment assertives) de la façon illustrée par chante dans Marie chante ou réparera dans Jean réparera la voiture :

(a) Ils manifestent dans la construction considérée des possibilités de varier et de se combiner avec divers types de dépendants différentes de celles qui caractérisent un nom en fonction de tête d’un constituant nominal.

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(b) Ils ont pour signifié lexical un type de situation ou d’événement impliquant la participation d’une ou plusieurs entités concrètes qui ont une existence indépendamment de la situation ou de l’événement en question.

(c) Les constituants nominaux avec lesquels ils se combinent ont pour référents des entités concrètes impliquées dans la situation ou l’événement en question.

Dans une deuxième étape, seront reconnus par extension comme formes verbales indépendantes tous les mots, quelle que puisse être la nature de leur signifié, qui formellement se combinent comme des formes verbales prototypiques avec des constituants nominaux pour donner des phrases indépendantes ; ceci s’applique par exemple aux mots soulignés dans des phrases comme Marie éprouve bien des difficultés ou L’opération durera trois heures, qui ont une construction semblable à celle des verbes prototypiques mais dans laquelle on ne peut pas reconnaître sémantiquement les termes de la construction comme participants à un événement signifié par le verbe. Dans une troisième étape, sont reconnus comme formes verbales dépendantes des mots qui ne peuvent pas être la tête de phrases indépendantes, mais qui ont une relation morphologique régulière avec des formes verbales indépendantes et peuvent être la tête de constituants ayant une structure semblable à celle de phrases dont la tête est une forme verbale indépendante, sauf éventuellement en ce qui concerne l’expression de l’un des participants (couramment désigné comme sujet), ce qui est le cas des mots soulignés dans des phrases comme Marie s’attend à [éprouver des difficultés] ou Jean s’est sali [en réparant la voiture]. Parmi les verbes qui s’écartent sémantiquement du prototype, les verbes support (ou verbes légers) comme faire dans faire peur ou faire envie, méritent une mention spéciale Un verbe support constitue avec un nom une combinaison lexicalisée dans laquelle le nom ne désigne pas un participant, mais contribue à la définition d’une situation ou événement dont d’autres termes nominaux de la construction représentent les participants. Les constructions à verbe support sont particulièrement productives dans certaines langues, qui de ce fait n’ont qu’un nombre limité de lexèmes verbaux (de l’ordre d’une centaine ou même moins), l’équivalent de la plupart des verbes des autres langues étant constitué par des locutions à verbe support. 3.3. Nom, verbe et prédicativité En logique, un prédicat est une expression simple ou complexe qui donne naissance à des énoncés assertifs (susceptibles d’être jugés vrais ou faux selon la situation de référence à laquelle on les applique) en se combinant avec des arguments qui représentent des entités : un prédicat à un argument (par exemple court rapidement, est intelligent, est un garçon) signifie une propriété que chaque entité peut posséder ou ne pas posséder10, un prédicat à deux arguments (par

10 Le terme de propriété est pris ici au sens large qu’il a en logique : tout ce qui permet de délimiter un

sous-ensemble à l’intérieur d’un ensemble. Dans l’usage des linguistes, propriété est souvent implicitement restreint au type de propriétés que les langues tendent à encoder par des lexèmes adjectivaux.

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exemple regarde, est devant, est le fils de, est plus grand que) signifie une relation que chaque couple d’entités peut vérifier ou ne pas vérifier, et on peut théoriquement définir de même des prédicats à 3, 4, ..., n arguments. Il y a une similitude évidente entre la combinaison logique d’un prédicat avec ses arguments et la formation d’une unité phrastique par combinaison d’un verbe et d’un certain nombre de constituants nominaux. Par analogie avec la combinatoire logique prédicat-arguments, on désigne couramment comme arguments du verbe les entités dont le sens du verbe implique la participation, avec un rôle déterminé, dans l’événement ou la situation qu’il signifie : de même que le prédicat au sens logique du terme requiert la présence d’un nombre donné d’arguments pour former avec eux un énoncé assertif, de même le verbe détermine les caractéristiques formelles et sémantiques des constituants nominaux avec lesquels il peut se combiner pour former une unité phrastique. Par exemple, le signifié lexical de manger implique un participant ‘mangeur’ et un participant ‘mangé’, respectivement mis en forme comme le sujet et l’objet du verbe manger, et valide la présence d’un terme interprété comme instrument de l’action (avec une fourchette). Toutefois, logiquement parlant, les lexèmes nominaux sont prédicatifs au même titre que les lexèmes verbaux, et la possibilité de servir à construire des expressions se référant à des entités n’est pas réservée aux noms : (est un) garçon signifie une propriété au sens logique du terme, au même titre que court, et c’est la même opération logique qu’on effectue en passant de (est un) garçon à le garçon ou de court à celui qui court ; dans les deux cas, on construit une expression ayant pour référent une entité caractérisée comme la seule, parmi un ensemble donné, qui possède une certaine propriété. En français, il y a un contraste net dans la façon dont les différents types de lexèmes peuvent fournir des expressions prédicatives ou des expressions se référant à des entités : les verbes fournissent directement des expressions prédicatives, alors que les noms ne peuvent le faire qu’en se combinant à une copule (Jean court / est un garçon), et les noms fournissent des expressions se référant à des entités en se combinant avec des déterminants, alors que pour les verbes, on doit passer par la relativisation (le garçon / celui qui court). Dans d’autres langues on n’observe pas un tel contraste dans la manifestation syntaxique des propriétés prédicatives des noms et des verbes – ce qui n’empêche pas que la distinction entre noms et verbes puisse se manifester dans d’autres aspects de leur comportement, notamment dans la possibilité d’un encodage morphologique de distinctions de temps-aspect-mode. Par exemple, en nahuatl, seuls les verbes peuvent exprimer des distinctions de temps-aspect-mode dans leur morphologie, mais noms et verbes manifestent de la même façon leur nature prédicative : la phrase minimale du nahuatl se présente comme un mot unique résultant de la préfixation des mêmes marques de personne, soit à une base nominale, soit à une base verbale, et le même marqueur in (glosé DEF, mais qui a un emploi plus large que les articles définis pour lesquels cette glose est couramment utilisée) s’utilise pour exprimer la signification qu’on peut décrire en première approximation comme ‘l’unique entité dans la situation considérée qui possède une certaine propriété’, que la propriété soit lexicalisée comme verbe ou comme nom – ex. (4).

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(4) a. Ni-pilli. Ti-pilli. Pilli. 1SG-enfant 2SG-enfant enfant ‘Je suis un enfant.’ ‘Tu es un enfant.’ ‘C’est un enfant.’ b. Ni-tzàtzi. Ti-tzàtzi. Tzàtzi. 1SG-crier 2SG-crier crier ‘Je crie.’ ‘Tu cries.’ ‘Il crie.’ c. Tzàtzi in pilli. crier DEF enfant ‘L’enfant crie’ d. Pilli in tzàtzi. enfant DEF crier ‘Celui qui crie est un enfant’ En outre, d’un point de vue logique, on peut reconnaître à chaque phrase d’une langue naturelle plusieurs articulations prédicat-arguments équivalentes en termes de valeur de vérité, et la question de sélectionner celle qui éclairera de façon particulièrement intéressante les fonctionnements syntaxiques et sémantiques d’une langue naturelle est bien plus ouverte que ce que croient généralement les linguistes, qui ont tendance à penser que seuls le verbe ou le groupe verbal sont susceptibles de correspondre au prédicat d’une analyse logique. Par exemple, Jean admire Marie peut s’analyser comme ‘le couple (Jean, Marie) appartient à l’ensemble des couples d’entités (x, y) tels que x admire y’ ou ‘Jean appartient à l’ensemble des entités x vérifiant la propriété x admire Marie’, mais aussi ‘Marie appartient à l’ensemble des entités x vérifiant la propriété Jean admire x’, et on peut encore imaginer des analyses plus sophistiquées susceptibles de s’avérer intéressantes par l’éclairage qu’elles jettent sur certains phénomènes linguistiques11, par exemple ‘admirer Marie appartient à l’ensemble des propriétés P telles que Jean possède P’. 3.4. Types de mots pleins en syntaxe générale et classes morphosyntaxiques des langues particulières Les faits du nahuatl examinés en 3.3 montrent qu’il ne serait pas raisonnable de chercher un critère universel de distinction entre noms et verbes. On observe clairement des tendances parfois très fortes, notamment en ce qui concerne les types de distinctions sémantiques encodés dans les variations morphologiques des noms et des verbes, mais rien de véritablement universel. 11 On fait ici allusion aux développements de la sémantique formelle connus sous le nom de théorie

des quantifieurs généralisés. Le point de départ de cette théorie est la constatation du fait qu’une phrase aussi banale que Tous les enfants crient met en défaut l’analyse courante selon laquelle le sujet représente l’argument d’un prédicat constitué par le groupe verbal. En effet, en logique élémentaire, le contenu propositionnel de cette phrase ne se ramène pas à une relation d’appartenance, mais d’inclusion : {x | enfant(x)} est inclus dans {x | crie(x)}, et seule une représentation logique plus sophistiquée permet de ramener une telle phrase à une relation d’appartenance.

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De manière générale, les lexèmes susceptibles de donner naissance à des formes reconnaissables comme nominales ou verbales selon la démarche exposée ci-dessus peuvent être des lexèmes à orientation nominale (ne pouvant donner naissance à des formes verbales que par dérivation, comme en français flamme), des lexèmes à orientation verbale (ne pouvant donner naissance à des formes nominales que par dérivation), comme en français mang(er)12, ou des lexèmes verbo-nominaux (aptes à donner naissance sans dérivation aussi bien à des formes verbales qu’à des formes nominales), comme en français cri(er). La plupart des langues ont ces trois types de lexèmes13. Mais l’importance numérique relative des lexèmes verbo-nominaux est extrêmement variable d’une langue à l’autre, et il y a des variations considérables en ce qui concerne la régularité de la relation entre emplois nominaux et emplois verbaux des lexèmes verbo-nominaux. A la limite on peut imaginer des langues totalement dépourvues de lexèmes à orientation exclusivement nominale, ou bien totalement dépourvues de lexèmes à orientation purement verbale, ou même des langues dans lesquelles tout mot identifié dans certains contextes comme nom pourrait assumer un rôle de verbe dans d’autres contextes et réciproquement. Les mots pleins autres que noms ou verbes sont généralement répartis en adjectifs, adverbes et adpositions. Une différence importante par rapport aux types majeurs que sont noms et verbes est que, dans la plupart des langues, il n’y a pas de difficulté importante à faire coïncider la notion générale de nom avec un prototype morphosyntaxique unique, et il en va de même pour la notion de verbe ; par contre, il est banal que les mots qui dans une langue donnée répondent a priori à la définition générale d’adjectifs, adpositions ou adverbes constituent des ensembles hétérogènes, qui ne se structurent pas de manière évidente autour de prototypes morphosyntaxiques qui correspondraient chacun de manière exclusive à une espèce de mots définie en termes généraux. En outre, il est fréquent qu’une partie au moins de ces mots soient suffisamment proches du prototype du nom ou du verbe pour qu’il y ait lieu de se demander dans quelle mesure la reconnaissance d’une espèce de mots particulière est bien justifiée. Il y a en outre un problème particulier avec les adpositions, qui constituent très généralement dans les langues des inventaires particulièrement hétérogènes, et qui ont à certains égards un statut ambigu du point de vue de la distinction entre mots pleins et mots grammaticaux.

12 La convention de citer les verbes à l’infinitif ne doit pas faire oublier que la désinence d’infinitif est

une marque flexionnelle, et que c’est la base obtenue en retranchant cette désinence qui est pertinente pour la discussion en cours.

13 Il n’est pas possible de discuter ici les critères pouvant justifier d’évacuer la notion de lexème verbo-nominal en ayant recours à la notion de dérivation zéro (ou ‘conversion’), comme on le fait souvent en linguistique française. Cette notion est problématique dans une approche typologique, car il est difficile de fixer en termes généraux les conditions qui justifient d’y avoir recours. Il importe en tout cas d’être conscient du fait qu’on peut avoir une vision déformée des choses en oubliant qu’à côté de traditions descriptives qui enregistrent sans l’analyser l’existence de lexèmes verbo-nominaux, d’autres éliminent cette notion par un recours à la notion de dérivation sans marque morphologique.

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3.5. Types majeurs de constituants : remarques générales Il est parfois difficile de prouver la pertinence des divers types constituants postulés par les théories syntaxiques formelles qui font un usage particulièrement systématique de cette notion, et notamment par les théories qui s’en tiennent de façon relativement stricte au principe binariste selon lequel une construction ne peut pas avoir plus de deux constituants immédiats. Par ailleurs, les représentations arborescentes de la structure en constituants des phrases ont l’inconvénient d’obliger à tout instant à prendre position sur des aspects problématiques de la structure en constituants sans relation directe avec les questions discutées (par exemple, pour discuter de questions touchant à la construction d’un verbe, on n’a pas besoin de prendre position sur la structure interne des termes nominaux de la construction). Il n’est donc pas souhaitable d’en faire un usage systématique, et il est prudent de s’en tenir par exemple à l’utilisation de crochets (cf. ci-dessus), qui lors de la discussion de questions particulières permet d’expliciter seulement les aspects pertinents de la structure en constituants. Les théories syntaxiques formelles s’intéressent beaucoup aux principes généraux qui gouvernent la structure interne des constituants syntaxiques indépendamment de leur nature. Elles proposent des hypothèses intéressantes à confronter aux faits de langues dont la description est déjà parvenue à un certain niveau d’élaboration, mais difficilement exploitables dans l’enquête sur des langues mal connues. Dans cette perspective, il faut insister sur le fait que les constituants nominaux et les constituants phrastiques sont à la fois les seuls qui se laissent généralement isoler sans difficulté dans la description d’une langue et les seuls dont il est vraiment crucial de reconnaître l’existence. 3.6. Constituants nominaux et adpositionnels Les constituants nominaux, identifiés comme tels selon la démarche exposée en 3.1, comportent un nom accompagné d’un nombre variable de dépendants de nature diverse. La reconnaissance de constituants adpositionnels (pré- ou postpositionnels) est souvent peu problématique, mais d’un point de vue général, même si on admet l’analyse de l’adposition comme tête de la construction qu’elle forme avec un constituant nominal, on peut voir là des constituants nominaux étendus plutôt qu’un type vraiment différent de constituant. En effet, l’adposition (à la différence du nom et du verbe) n’est pas la tête d’un constituant à la construction duquel participe une variété de dépendants, et se limite pour l’essentiel à prendre pour complément un constituant nominal qu’elle insère à une construction de rang supérieur. Cette conception des constituants adpositionnels a d’ailleurs pour avantage de relativiser le problème posé par le fait que les adpositions ont souvent de manière plus ou moins nette des propriétés de formes liées, ce qui peut rendre problématique la distinction entre adpositions et affixes casuels.

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3.7. Constituants phrastiques Les constituants phrastiques se caractérisent par une structure interne semblable à celle d’une phrase indépendante. Cette notion englobe les ‘propositions subordonnées’ des analyses syntaxiques traditionnelles, mais aussi les constituants ayant pour tête une forme verbale ‘non finie’, dont la parenté avec les constituants phrastiques ayant pour tête une forme verbale finie n’est pas toujours clairement reconnue par la grammaire traditionnelle. Outre le fait qu’elle ne reconnaît pas clairement les formes verbales non finies comme têtes de constituants phrastiques, on peut aussi reprocher à la grammaire traditionnelle de décrire systématiquement les phrases complexes comme des enchaînements de propositions, y compris dans des cas de phrases complexes par subordination où il est évident que la construction est à décrire comme un enchâssement, car la subordonnée a tout d’un constituant de la principale. Par exemple, la grammaire traditionnelle découpe Je vois que vous êtes bien arrivé en une proposition principale je vois et une proposition subordonnée (que) vous êtes bien arrivé et présente la conjonction que comme ‘reliant’ ces deux unités phrastiques. Mais en réalité, cet énoncé constitue globalement une unité phrastique, dont l’un des constituants est lui-même une unité phrastique : que vous êtes bien arrivé dans Je vois que vous êtes bien arrivé est tout aussi intégré à l’unité phrastique qui a pour tête le verbe voir que un enfant dans Je vois [un enfant]. On peut d’ailleurs avoir Ce que je vois, c’est [que [vous êtes bien arrivé]], comparable à Ce que je vois, c’est [un enfant]. En outre, l’impossibilité de construire voir avec un constituant nominal objet dans Je vois que vous êtes bien arrivé montre que le verbe voir peut ainsi prendre un complément phrastique ou un complément nominal, qui par ailleurs n’ont pas exactement les mêmes propriétés syntaxiques14, mais qui sont néanmoins équivalents au sens où ils saturent également l’une des valences du verbe voir. La façon correcte de représenter la structure de Je vois que vous êtes bien arrivé, en utilisant Ph pour ‘unité phrastique’, est donc celle figurée en (5a), selon laquelle la subordonnée (que) vous êtes bien arrivé est un constituant de la phrase matrice Je vois …, et non pas celle figurée en (5b), qui isole Je vois comme ‘proposition principale’. (5) a. [Ph Je vois [que [Ph’ vous êtes bien arrivé Ph’]] Ph] b. *[Ph Je vois Ph] que [Ph’ vous êtes bien arrivé Ph’] La relation entre conjonction de subordination et constituant phrastique présente de manière évidente un certain parallélisme avec la relation entre adposition et constituant nominal. Mais à côté des deux termes de groupe adpositionnel et de

14 Par exemple, si on a dans les deux cas la possibilité d’une construction ‘pseudo-clivée’ (Ce que je

vois, c’est [un enfant] / [que [vous êtes bien arrivé]]), par contre Je vois [un enfant] peut être transformé en construction clivée (C’est [un enfant] que je vois […]), alors que la même transformation est impossible à partir de Je vois [que [vous êtes bien arrivé]] (on ne peut pas dire *C’est [que [vous êtes bien arrivé]] que je vois […]).

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groupe nominal couramment utilisés pour décrire l’emboîtement du constituant nominal restreint dans le constituant nominal étendu (ou constituant adpositionnel), il n’y a dans la terminologie courante aucun couple de termes qui s’appliqueraient de façon analogue au constituant phrastique restreint et au constituant phrastique étendu qui s’emboîtent dans [que [vous êtes bien arrivé]]. 3.8. La notion de groupe verbal Dans beaucoup de langues, la reconnaissance d’un constituant réunissant le verbe et les termes nominaux de la phrase autres que le sujet est indiscutablement utile pour décrire de nombreux mécanismes syntaxiques, et l’usage a consacré le terme de groupe verbal pour désigner un tel constituant. Mais cette notion est aussi par bien des aspects problématique, surtout dans certaines langues. Il est notamment difficile de soutenir l’existence d’un groupe verbal dans les langues qui placent systématiquement le verbe en tête de phrase et le sujet immédiatement après le verbe. Ce problème cesse toutefois d’exister si on admet que, de même que les constituants nominaux ont en principe pour tête un nom, phrases et constituants phrastiques ont pour tête un verbe. Dans cette optique (qui actuellement est très largement acceptée), le terme de groupe verbal tel qu’on l’utilise couramment est un terme impropre, car le constituant maximal ayant pour tête un verbe est la phrase toute entière, et le ‘groupe verbal’ est tout simplement une phrase non saturée, à laquelle il manque un constituant nominal dans le rôle de sujet pour être une unité phrastique complète. Le terme de groupe verbal a été créé dans le cadre d’une conception selon laquelle la phrase ne se ramène pas au schéma tête-dépendants, et le sujet est extérieur à la construction maximale ayant pour tête un verbe. Cette position a notamment été longtemps défendue par le courant chomskyen (cf. la ‘règle de réécriture’ P → GN GV des premières grammaires génératives), mais elle est de plus en plus abandonnée, y compris à l’intérieur de ce courant. Pendant longtemps, le débat sur cette question a été faussé par le fait qu’on raisonnait comme si, en abandonnant la position selon laquelle le sujet est extérieur à la construction maximale ayant pour tête le verbe, on était fatalement conduit à considérer le sujet comme un complément du verbe parmi d’autres. En réalité, rien n’empêche de reconnaître le sujet comme dépendant du verbe tout en lui reconnaissant un statut spécial, par exemple (mais ce n’est pas la seule possibilité) en lui donnant le statut de ‘spécifieur’ dans le cadre des hypothèses sur l’architecture des constituants connues sous le nom de ‘théorie X-barre’. 3.9. Constituants adjectivaux et adverbiaux Dans beaucoup de langues, on peut ajouter aux types de constituants dont la reconnaissance n’est pas problématique les constituants adjectivaux et adverbiaux, formés par un adjectif ou un adverbe accompagné d’un nombre variable de dépendants (comme dans Jean est [très fier de sa nouvelle voiture], Jean court [presque aussi rapidement que Paul].

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La reconnaissance de constituants adjectivaux ne s’impose toutefois vraiment que dans les langues ayant une classe d’adjectifs dont les membres ont la propriété de pouvoir prendre comme compléments des groupes nominaux ou adpositionnels, ce qui n’est pas universel : dans pas mal de langues (notamment parmi celles parlées en Afrique subsaharienne), les lexèmes qu’il est justifié de regrouper dans des classes d’adjectifs ont des possibilités d’expansion qui se limitent à pouvoir leur adjoindre un mot signifiant l’intensité, et ce sont des lexèmes verbaux qui peuvent servir à traduire les adjectifs des langues européennes susceptibles d’avoir pour dépendants des groupes nominaux ou adpositionnels. On peut faire des remarques analogues sur les constituants adverbiaux. 4. Syntaxe, description des langues en enquête de terrain 4.1. Description syntaxique et théories : la théorie linguistique de base A l’exception de la ‘théorie linguistique de base’ (basic linguistic theory) dont il va être question, les théories syntaxiques n’ont aucune utilité directe pour le linguiste de terrain qui a pour but de décrire la syntaxe d’une langue peu documentée. Ces théories sont faites pour travailler à partir de descriptions déjà établies, pas pour établir des descriptions. Pour un linguiste de terrain, il peut être intéressant à un stade avancé de son travail de confronter sa description à telle ou telle théorie, mais vouloir utiliser directement pour guider l’enquête une théorie autre que la théorie linguistique de base serait une erreur méthodologique grave. Le terme de théorie linguistique de base est apparu il y a une vingtaine d’années. Cette théorie, qui n’est pas toujours reconnue comme telle en dehors du milieu des linguistes pratiquant la description des langues peu documentées, a principalement été développée de manière explicite et systématique par Dixon (2010a, 2010b, 2012). Même s’ils n’utilisent pas le terme même de ‘théorie linguistique de base’, c’est aussi dans ce cadre que se situent implicitement Payne (1997), Creissels (2006a, 2006b) et Shopen (2007a, 2007b, 2007c). Une caractéristique essentielle de la théorie linguistique de base est son caractère cumulatif. Elle a émergé de la pratique de la description des langues de plus en plus nombreuses et diverses, et chaque description d’une nouvelle langue est susceptible de l’enrichir. On insiste souvent sur les querelles théoriques en linguistique, mais si on observe la pratique de la description des langues, ce qui frappe au contraire c’est la convergence remarquable entre des descripteurs qui pourtant dans l’ensemble ne sont pas particulièrement soucieux d’expliquer leur cadre théorique (et qui prétendent même souvent ne pas en avoir). Le mérite de Dixon et de quelques autres théoriciens se situant dans la même perspective a été de tenter d’expliciter cette convergence ainsi que la cohérence théorique qui la sous-tend. Tout en insistant sur la nécessité de décrire chaque langue dans ses propres termes et sans imposer aux langues décrites des concepts forgés initialement pour d’autres langues (ce en quoi elle se distingue à la fois de la grammaire traditionnelle et de beaucoup de cadres théoriques récents), la théorie linguistique de base est attentive à reconnaître des types de phénomènes qui reviennent de manière récurrente à travers les langues. Ainsi à un ensemble de concepts hérités

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principalement de la grammaire traditionnelle et de la grammaire générative des années 60-70 se sont intégrés récemment des concepts discutés dans la littérature typologique, et on peut dire qu’il y a actuellement une interaction particulièrement forte entre la théorie linguistique de base en tant que cadre pour la description de langues peu documentées et la typologie linguistique. Pour une approche de la question qui se veut encore plus radicale, mais dont on peut douter qu’elle soit vraiment tenable dans la pratique, cf. Haspelmath (2007 & 2010)

cf. aussi en annexe What is basic linguistic theory? de Matthew Dryer. 4.2. Description syntaxique de langues peu documentées et typologie Pour le linguiste de terrain qui vise à décrire la syntaxe d’une langue peu documentée, outre la connaissance des concepts grammaticaux dont l’utilité pour la description de langues variées a fait ses preuves, le plus utile est d’avoir une information aussi précise que possible sur la typologie syntaxique : quels sont les phénomènes syntaxiques dont l’existence a été reconnue dans les langues du monde ? Parmi eux, quels sont ceux qui dans les limites de nos connaissances peuvent être considérés comme universels, ou en tout cas dont l’absence dans une langue a un caractère exceptionnel ? Quels sont ceux qui se rencontrent largement dans les langues du monder sans que toutefois leur absence puisse être considérée comme exceptionnelle ? Quels sont ceux que l’on peut qualifier de rares, voire exceptionnels ? C’est là notamment une question de stratégie. En effet, étant donné un ensemble de données à décrire, il est généralement possible d’envisager plusieurs façons d’en rendre compte, et il n’y a aucun procédé qui permettrait de trier infailliblement celle des analyses possibles qui s’avèrera en définitive la plus satisfaisante. Ceci est d’autant plus vrai qu’on se situe à un stade précoce de l’enquête. En effet, plus on avance dans l’enquête et plus l’éventail des analyses possibles est limité par l’exigence de cohérence avec ce qui peut déjà être considéré comme établi. Mais en début d’enquête, il est utopique de s’imaginer qu’on va pouvoir immédiatement trouver la façon correcte d’analyser des données qu’on vient de recueillir. Il y a généralement beaucoup d’analyses compatibles avec les données, et consciemment ou non, le linguiste qui choisit une analyse particulière s’appuie sur deux critères : simplicité et vraisemblance. C’est là que l’information typologique intervient, car on a intérêt à tester en priorité les hypothèses relevant de types d’organisation syntaxique particulièrement répandus dans les langues du monde, et à envisager seulement dans un deuxième temps des analyses impliquant des types d’organisation typologiquement rares. De ce point de vue, il est particulièrement utile d’avoir une information typologique sur les langues génétiquement apparentées à celle qu’on décrit et sur les langues parlées dans la même aire géographique, car la probabilité d’avoir à reconnaître des types semblables d’organisation syntaxique dans des langues génétiquement ou géographiquement proches est élevée, et inversement il est relativement peu probable qu’on ait à reconnaître des phénomènes syntaxiques qui

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n’ont pas déjà été signalés dans des langues apparentées ou géographiquement proches. Il convient toutefois de rester prudent : même si cela n’est pas courant, il arrive parfois qu’on rencontre dans une langue des phénomènes qui n’ont jamais été signalés dans les langues de la même famille ou de la même aire géographique. 4.3. Les domaines de la syntaxe et l’organisation d’une grammaire descriptive La plupart des grammaires descriptives s’organisent selon un plan dont les grandes articulations sont les suivantes :

– la morphologie nominale (en incluant à cette rubrique noms, pronoms et adnominaux de types divers, notamment adjectifs et numéraux)

– la morphologie verbale, – les catégories autres que noms, pronoms, adnominaux et verbes, – la phrase simple, – la phrase complexe.

Ce plan très général est à détailler et à adapter en tenant compte des particularités de la langue décrite. En particulier, dans les langues où la morphologie flexionnelle est extrêmement réduite, on peut envisager un plan beaucoup plus axé sur la syntaxe, notamment en intégrant la description de la flexion nominale à la description de la structure des constituants nominaux, ou encore en intégrant la description de la flexion verbale à la description des constructions prédicatives. Parmi les adaptations possibles, on peut aussi juger intéressant de placer au tout début de la description une présentation succincte des constructions prédicatives, au lieu de procéder à cette présentation beaucoup plus tard, dans le cadre de la syntaxe de la phrase simple. En effet, les constructions prédicatives constituent le cadre général par référence auquel se définissent toutes les autres notions que l’on a à manipuler dans la description grammaticale. Mais quoi qu’il soit, il importe de garder à l’esprit que le plan idéal n’existe pas, et qu’il y a beaucoup de questions que l’on peut hésiter à discuter à différents endroits de la description. Il est très difficile de construire une grammaire descriptive en faisant en sorte que la discussion d’une question donnée ne fasse appel qu’à des notions déjà discutées dans les chapitres précédents. Donc, quels que soient les choix que l’on fasse, ils ne seront jamais totalement satisfaisants, mais l’essentiel est de procéder systématiquement à des renvois, et surtout d’accorder une attention particulière à la constitution d’un index. 4.4. L’utilisation de questionnaires dans l’enquête syntaxique Au début de l’enquête sur une langue inconnue, on ne peut procéder que par élicitation directe : on fait traduire des mots qu’on enregistre et qu’on essaie de transcrire. Les premières phrases qu’on recueille sont généralement obtenues de même, en faisant traduire des phrases simples de la langue utilisée pour communiquer avec l’informateur (un verbe monovalent accompagné d’un nom, ou

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un verbe bivalent accompagné de deux noms). La question est de savoir jusqu’où cela a un sens de poursuivre la collecte de données par élicitation directe. Il y a quelques dizaines l’années, on a pu avoir l’illusion qu’il était possible de collecter rapidement l’essentiel des informations nécessaires pour décrire la syntaxe d’une langue en faisant traduire des listes de phrases judicieusement constituées, mais l’expérience a montré les limites de cette méthode, qui n’offre aucune garantie quant à la fiabilité des informations recueillies, et encore moins quant à leur exhaustivité. En effet :

– la traduction favorise le calque, et l’informateur sollicité à travers une traduction a tendance à produire un mot-à-mot parfois très différent de ce qu’il dirait spontanément, peut-être même à la limite de l’inacceptabilité, et par contre à ne pas penser à des formulations qui seraient beaucoup plus naturelles dans sa langue mais qui s’écartent de la formulation qui a été proposée ;

– en élicitation, l’informateur ne dispose ni de l’intention communicative ni de l’environnement discursif qui sont essentiels dans la production spontanée de phrases, ce qui peut notamment le conduire à juger inacceptables des phrases qu’il produirait spontanément dans des certaines conditions, tout simplement parce qu’il ne pense pas au type de situation qui validerait les phrases en question.

La bonne méthode consiste donc, dès qu’on n’est plus au tout début de l’enquête, à éviter au maximum l’élicitation directe (c’est-à-dire la production de phrases sans autre stimulus que des phrases d’une autre langue qu’on demande à l’informateur de traduire), et de pratiquer au maximum l’élicitation à partir de données textuelles : après avoir enregistré et transcrit un texte dont la production n’a pas été guidée, on s’efforce d’obtenir une traduction aussi littérale que possible, et ensuite on reprend phrase par phrase ou fragment de phrase par fragment de phrase en faisant varier des éléments de sens pour voir comment ces variations se répercutent dans la phrase. L’élicitation directe n’est certes pas à proscrire totalement, mais elle est à utiliser essentiellement lorsqu’il n’y a pas d’autre moyen de combler des lacunes dans un corpus de données spontanées . Quant à l’élicitation à partir de stimuli comme images ou vidéos, elle n’offre pas beaucoup plus de garanties que l’élicitation directe, et il faut être extrêmement prudent dans l’interprétation de données obtenues par de tels procédés. 4.5. Le démarrage de l’enquête syntaxique La bonne façon de démarrer une enquête syntaxique consiste à manipuler systématiquement des phrases simples, si possible extraites de textes spontanés, décrivant un événement dans lequel sont impliqués un, deux ou trois participants, en particulier :

– commutations sur les mots ou groupes de mots qui expriment l’événement ou ses participants ;

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– expression des participants lorsque ceux-ci s’identifient aux participants à l’acte de parole ou à une entité contextuellement saillante (pronominalisation) ;

– non-spécification d’un participant ; – variations de type temporel (présent / passé / futur) et aspectuel (accompli /

inaccompli) ; – mention de participants additionnels, de circonstances de l’événement ; – négation ; – questionnement.

On s’efforcera de reproduire ce travail sur un éventail de phrases représentant des événements qui diffèrent par le nombre de participants impliqués et leurs rôles sémantiques, tout en gardant à l’esprit l’importance particulière des observations sur l’expression d’événements transitifs prototypiques, impliquant un agent dont l’action aboutit à transformer l’état d’un patient (‘casser’, etc.). En effet, on a constaté que de manière générale dans les langues, les verbes susceptibles de décrire de tels événements présentent une homogénéité de comportement qu’on ne trouve dans aucune autre classe sémantique de verbes, et c’est par référence aux verbes susceptibles d’encoder des événements transitifs prototypiques qu’on peut identifier la construction transitive de base dont la reconnaissance est cruciale pour décrire la façon particulière dont chaque langue organise les relations entre les verbes et les termes nominaux de leur construction. Références Creissels, Denis. 2006a. Syntaxe générale, une introduction typologique 1 : catégories et

constructions. Paris : Hermès. Creissels, Denis. 2006b. Syntaxe générale, une introduction typologique 2 : la phrase.

Paris : Hermès. Dixon, Robert Malcom Ward. 2010a. Basic Linguistic Theory Volume 1: Methodology.

Oxford: Oxford University Press. Dixon, Robert Malcom Ward. 2010b. Basic Linguistic Theory Volume 2: Grammatical

topics. Oxford: Oxford University Press. Dixon, Robert Malcom Ward. 2012. Basic Linguistic Theory Volume 3: Further

grammatical topics. Oxford: Oxford University Press. Dryer, Matthew S. 2006. ‘Descriptive theories, explanatory theories, and basic

linguistic theory’. In Ameka, Felix, Alan Dench, and Nicholas Evans (eds.), Catching Language: Issues in Grammar Writing. Berlin: Mouton de Gruyter. 207-234.

Haspelmath, Martin. 2007. ‘Pre-established categories don’t exist: Consequences for language description and typology’. Linguistic Typology 11-1. 119-132.

Haspelmath, Martin. 2010. ‘Framework-free grammatical theory’. In Heine, Bernd and Heiko Narrog, The Oxford Handbook of Linguistic Analysis. Oxford: Oxford University Press. 341-365.

Payne, Thomas E. 1997. Describing Morphosyntax: A Guide for Field Linguists. Cambridge: Cambridge University Press.

Shopen, Timothy (ed.) 2007a. Language Typology and Syntactic Description 1: Clause Structure. 2nd edition. Cambridge: Cambridge University Press.

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Shopen, Timothy (ed.) 2007b. Language Typology and Syntactic Description 2: Complex Constructions. 2nd edition. Cambridge: Cambridge University Press.

Shopen, Timothy (ed.) 2007c. Language Typology and Syntactic Description 3: Grammatical Categories and the Lexicon. 2nd edition. Cambridge: Cambridge University Press.

Annexe

What is basic linguistic theory?

Matthew Dryer's Homepage

Copyright © 2001. Department of Linguistics, University at Buffalo.

The expression "basic linguistic theory" (following R. M. W. Dixon) refers to the theoretical framework that is most widely employed in language description, particularly grammatical descriptions of entire languages. It is also the framework assumed by most work in linguistic typology. The status of basic linguistic theory as a theoretical framework is not often recognized. People using basic linguistic theory often characterize their work as atheoretical or theory-neutral or theoretically eclectic. However, there is really no such thing as atheoretical or theory-neutral description, since one cannot describe anything without making some theoretical assumptions. The extent to which most descriptive work shares the same theoretical assumptions is actually rather striking, especially when one considers how much such work has in common in its assumptions compared to other theoretical frameworks. It is probably the most widely used and best known theoretical framework in the field, especially outside the United States. It is particularly popular among linguists who are more interested in languages than in language. Many linguists who are adherents of other theoretical frameworks assume it as a point of departure, as a framework they wish to improve on.

Unlike many theoretical frameworks in linguistics, which are often ephemeral and pass quickly into obsolescence, basic linguistic theory is a cumulative framework that has slowly developed over the past century as linguists have learned how to describe languages better. It is grounded in traditional grammar and can be seen as having evolved out of traditional grammar. It has also been heavily influenced by pre-generative structuralist traditions, particularly in emphasizing the need to describe each language in its own terms, rather than imposing on individual languages concepts whose primary motivation comes from other languages, in contrast to traditional grammar and many recent theoretical frameworks. It has taken analytic techniques from structuralist traditions, particularly in the areas of phonology and morphology. But it also contrasts with work that is more purely structuralist in attempting to describe languages in a more user-friendly fashion, in including semantic considerations in its analyses, and in employing terminology that has been used for similar phenomena in other languages.

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Basic linguistic theory has also been influenced to a certain extent by generative grammar, though the influence has primarily been from early generative grammar (before 1970) and is often indirect. The influence largely reflects the fact that early generative grammar examined many aspects of the syntax of English in great detail, and the insights of that research have influenced how basic linguistic theory looks at the syntax of other languages, especially in terms of how one can argue for particular analyses. The influence of generative grammar can be seen in the way that certain constructions in other languages are identified and characterized in ways reminiscent of constructions in English, from cleft constructions to ‘topicalizations’ to reflexive constructions. More recent work in generative grammar, especially Government-Binding Theory, has had essentially no impact on basic linguistic theory.

In the past 30 years, the primary influence on basic linguistic theory has come from work in linguistic typology. This influence has come primarily from the recognition of recurrent sorts of phenomena cross-linguistically and basic linguistic theory has incorporated many substantive concepts discussed in the typological literature. This includes such notions as split intransitivity, antipassive constructions, internally-headed relative clauses, switch reference, and head-marking. Work in typology has also influenced the way linguists describing languages think about such things as ergativity and relative clauses.

Basic linguistic theory differs from many other theoretical frameworks in that it is not a formal theory but an INformal theory. That is, many grammatical phenomena can generally be characterized with sufficient precision in English (or some other natural language), without the use of formalism.

The above discussion focuses on the morphosyntactic side of basic linguistic theory (or what one might call "basic syntactic theory"), but one can also trace the historical influences on phonology in basic linguistic theory. The concept of the phoneme is probably the most central phonological concept in basic linguistic theory: identifying the phonemes in a language remains the most fundamental task in describing the phonology of a language. But generative phonology has also influenced basic linguistic theory: language descriptions often find the generative notion of phonological rule useful, and the descriptive tools of more recent phonological theories, especially autosegmental phonology, have proven useful for descriptive linguists.