Swami Prajnanpad Et Les Lyings

download Swami Prajnanpad Et Les Lyings

of 235

Transcript of Swami Prajnanpad Et Les Lyings

  • A A

    1 ~WAMI PRA: NANPAD 1 1 ET LES LYINGS 1

    ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ PM ~ ~ ~ ~ ~ 1 RIC EDELMANN 1 ~ ~ 1 OLIVIER HUMBERT 1 ~ ~ ~ & ~ ~ ~ ~ ~ ~ Dr CHRISTOPHE MASSIN ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ 1 Introduction 1 ~ ~ 1 d'Arnaud Desjardins 1

    ~ ~ ~ ~ mm

    LA TABLE RONDE

  • Collection Les Chemins de la Sagesse dirige par Vronique Loiseleur

  • Swmi Prajnnpad et les lyings

  • Swmi Pra;nnpad et les lyings

    par

    RIC EDELMANN OLIVIER HUMBERT

    Dr CHRISTOPHE MASSIN

    Introduction d'Arnaud Desjardins

    La Table Ronde 7, rue Corneille, Paris 6e

  • ditions de La Table Ronde, Paris, 2000. ISBN: 2-7103-0975-0.

  • SOMMAIRE

    INTRODUCTION 9 Arnaud Desjardins

    LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 23 ric Ede/mann

    LE POINT DE VUE DU PSYCHOTHRAPEUTE 87 Olivier Humbert

    LE POINT DE VUE DU PSYCHIATRE 135 Dr Christophe Massin

    CONCLUSION 227

  • INTRODUCTION

    ARNAUD DESJARDINS

  • Introduit en France il y a quelque vingt-cinq ans, le mot anglais lying s'est peu peu rpandu sinon dans le grand public, du moins dans un certain public concern soit par les proccupations spirituelles soit par les diffrentes mthodes de psychothrapie.

    n s'agit d'une pratique particulire, mais en vrit trs simple, intgre dans son enseignement par un matre hindou tradi-tionnel et non pas d'une innovation destine se rpandre lar-gement comme ce fut le cas par exemple de la mditation transcendantale de Maharishi Mahesh Yogi. Swmi Prajnnpad, par sa naissance Yogeshvar Chattopodhyaya, tait un brahmane bengali qui avait reu une double formation, vedantique classique et scientifique moderne. Aprs avoir enseign les mathmatiques et la physique au Kashi Vidyapith, un collge hindou de Bnars, Yogeshvar Chattopadhyaya, devenu Swmi Prajnnpad la mort de son propre gourou Nirlamba Swmi, s'tait install dans le petit ashram de celui-ci Channa prs de Burdwan au Bengale. Swmi Prajnnpad, Daniel Roumanoff a consacr une thse univer-sitaire sous la direction de l'indianiste Michel Hulin (rvise et publie sous le titre Svmi Prajnnpad, La Table Ronde), lequel a bien voulu prfacer un tome de la traduction fran-aise des lettres du Swmi ses lves indiens ou franais (La Vrit du bonheur, d. l'Originel). Swmi Prajnnpad, Swmiji

  • 12 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    pour ses familiers, a galement suscit l'intrt du philosophe Andr Comte-Sponville qui, aprs avoir prfac un autre tome des lettres en question (Les Yeux ouverts, d. l'Originel), a crit lui-mme un petit ouvrage sur ce sage qu'il admire, mme sans l'avoir personnellement rencontr (De l'autre ct du dsespoir, d. l'Originel).

    Swmi Prajnnpad n'a jamais eu un trs grand nombre de disciples mais un Franais, Daniel Roumanoff, l'a rencon-tr en 1959 et a peu peu introduit auprs de lui quelques amis. J'ai moi-mme sjourn pour la premire fois auprs de Swmiji l'ashram Channa au printemps de 1965.

    C'tait la fois un aboutissement et un nouveau dpart. L'aboutissement de seize annes de recherche qui avaient

    commenc en 1949 avec les Groupes Gurdjieff anims, juste aprs la mort de M. Gudjiefflui-mme, par quelques-uns de ses plus proches disciples. Pendant dix ans, ma pre-mire pouse Denise Desjardins et moi-mme avons assi-dment suivi cet enseignement pour lequel j'exprime au passage une dette de gratitude sincre. J'ai appris pendant ces annes beaucoup de vrits prcieuses concernant la pr-sence soi-mme, la connaissance de soi, la possibilit d'in-troduire une conscience nouvelle dans la mcanicit des jeux d'actions et de ractions de nos diffrentes fonctions. Et je n'ai rien vu dans ces Groupes de choquant ou de scandaleux contrairement certaines rumeurs qui ont abondamment circul.

    Si, pendant onze mois de sjour au Sanatorium des tu-diants, en 1949-19 50, je m'tais beaucoup intress, sous l'influence de certains malades mdecins internes des hpi-taux psychiatriques, aux littratures psychologique et psy-chanalytique, tous mes intrts s'taient par la suite centrs sur ce qu'on appelle parfois spiritualit parfois sotrisme et

  • INTRODUCTION IJ

    toutes mes lectures en franais ou en anglais taient consa-cres ce type d'ouvrage.

    En 1958, un sjour prolong dans une abbaye de Trappistes m'avait fait dcouvrir un aspect du christianisme qui tait rest pour moi jusque-l peu connu et, en 1959, Denise et moi avons rencontr pour la premire fois la clbre sainte bengalie M Anandamayi. Cette rencontre fut la fois bou-leversante et dcisive. Notre intrt volua peu peu de l'en-seignement de Gurdjieff vers la sagesse hindoue tradition-nelle. Nous fimes en Inde, anne aprs anne, de nombreuses rencontres jusqu' un nouveau sjour en 1965, l'occasion du tournage pour la tlvision franaise de films sur les matres tibtains, au cours duquel Swmi Prajnnpad est entr dans notre existence o il devait jouer le rle dcisif.

    Certes, j'ai compris assez vite auprs de Swmi Prajnnpad que le pass dont tous les enseignements spirituels nous appellent tre libre ne pouvait pas tre une vague entit opposer au futur mais mon propre pass individuel intime, ma propre enfance, ma propre petite enfance, rejoignant par l toute une part de la recherche psychologique contempo-raine. Mais quel ne fut pas mon tonnement lorsqu'en 1966, Swmi Prajnnpad ayant bien voulu accepter l'invitation de ses lves franais et sjourner six mois dans une maison avec jardin Bourg-La-Reine, j'entendis un matin de trs bonne heure des pleurs et des gmissements maner de la chambre o celui-ci rsidait et o il donnait ses entretiens. Je n'obtins d'abord que quelques explications succinctes, Swmiji m'ayant seulement dit qu'il avait aid Denise exprimer des mo-tions infantiles refoules (to express repressed childish emo-tions). Swmiji veilla ensuite ce que ces sances d'expres-

  • I4 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    sion aient lieu lorsque personne ne pouvait en avoir un cho. C'est peu peu que je compris que Swmi Prajnnpad avait propos autrefois ses lves indiens et aujourd'hui cer-tains des Franais de s'allonger auprs de lui comme on s'al-longe sur le divan chez le psychanalyste, cette diffrence qu'il s'agissait d'un petit matelas pos mme le sol, et d'es-sayer d'entrer en contact avec les mcanismes profonds, plus ou moins refouls, du psychisme. Il s'agissait de ce que la tradition hindoue appelle les empreintes, samskra, et les dynamismes latents, vsana. La terminologie habituelle des indianistes utilise plutt le terme subconscient qu'incons-cient, bien que le mondialement clbre indianiste Mircea Eliade n'ait pas hsit crire dans son imposant ouvrage sur le yoga : Les yogis connaissaient la psychanalyse deux mille ans avant Freud.

    Si l'enseignement de Swmi Prajnnpad pouvait tre consi-dr comme trs complet, trs labor, nourri la fois de sa formation scientifique moderne et de sa culture de brahmane rudit, sans parler mme de son propre accomplissement personnel, la thorie des lyings tait on ne peut plus simple. Elle reposait sur ce que Freud, dans les premiers temps de la psychanalyse, dnommait ce que nous traduisons en fran-ais par abraction, raction loigne, ragir aujourd'hui un vnement ancien. Les dveloppements ultrieurs de la psychanalyse n'ont gure jou de rle dans mon propre che-minement auprs de Swmiji. Nanmoins, il interprtait, par exemple, la pulsion de mort comme tendance de retour l'quilibre. Swmiji employait des termes comme expres-sion des motions et passage l'acte ( la diffrence du vcu conscient des motions dans la mditation classique o l'im-mobilit de la posture est primordiale) mais il ramenait tou-jours l'motion la reprsentation, la vision objective. L'origine de l'motion (depuis la tentative de nier ce qui est

  • INTRODUCTION rs

    jusqu' la fascination) est une reprsentation fausse, errone de la ralit ( penser , thinking, au lieu de voir ). L'motion est un aspect de chitta, le psychisme incluant l'in-conscient. Le lying avait pour but d'exprimer l'motion latente, de la faire sortir, de lui faire prendre forme. Seule la forme permet de voir . Seule la connaissance libre et la connaissance vient du fait de voir.

    C'est pourquoi le lying, expression d'motion, est inspa-rable de la connaissance qu'il permet de provoquer et, en aucun cas, ne se rsume une expression simple, une abrac-tion pure, isole de la comprhension du processus. Lying et connaissance forment une unit insparable et isoler le lying de la connaissance n'aurait plus rien voir avec le lying. Le danger est de ne considrer le lying que comme une exploration de l'inconscient , un voyage exotique travers des vies antrieures , une catharsis . L'abraction des affects soulage pour un temps car la pression interne est rel-che mais elle ne libre pas et la difficult demeure la mme, irrsolue. Il en est ainsi pour tout lying qui n'aboutirait pas une connaissance. En d'autres termes, le lying est une tech-nique qui permet, par l'expression des motions, de donner une forme aux reprsentations errones que nous nous fai-sons du monde. Et sur cette forme il est possible de travailler. Un lying russi est une reprsentation qui est dissoute. C'est l que Swmi Prajnnpad rejoint Freud. Mais celui-ci craignait les abractions violentes (notamment les femmes qui lui tombaient dans les bras !) et, en consquence, il a assez vite ramen la cure la parole, au dtriment de toute forme d'expression par l'action. Swmiji encourageait l'expression sans restriction dans le cadre de la sance de lying et du lieu o elle se droulait, insistant par contre sur la tentative de contrle lorsque les circonstances le demandent. Le trans-fert et les projections du pass sur Swmiji, parfois mme

  • 16 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    des gestes agressifs son gard, taient admis dans le contexte strict du lying lui-mme.

    Une fois pass l'tonnement de dcouvrir qu'un matre traditionnel hindou pouvait aider des disciples pleurer, si ce n'est pas crier, en revivant des souvenirs enfouis, j'ai fini par accepter une proposition que Swmiji m'avait faite et j'ai pass prs de lui trois mois d'affile, en 1967, consacrs ce travail parfois laborieux et ingrat de plonge dans la mmoire lointaine pour retrouver la fois l'intensit des motions et la vivacit de souvenirs parfois compltement oublis la surface de la conscience. Mais, et je n'insisterai jamais trop, pour moi-mme, comme pour les Indiens et Franais que Swmi Prajnnpad avait bien voulu prendre en charge, cette expression des motions refoules tait totalement associe et intgre l'ensemble de la dmarche qu'il nous proposait et insparable de celui-ci.

    Deux ans avant la mort de Swmi Prajnnpad, envisageant avec lui l'volution de mon activit, nous avons prvu que j'allais mettre fin ma profession de producteur et de rali-sateur la tlvision et, la demande insistante de quelques lecteurs de mes premiers livres, fonder en France un lieu o je transmettrais ce que j'avais moi-mme reu travers mes propres annes de recherche et de rencontres et, avant tout, auprs de lui.

    Dans un endroit recul de l'Auvergne, au lieudit Le Bost ,je me suis donc install fin 1974, un mois avant que Swmi Prajnnpad ri abandonne son corps physique , selon l'expression hindoue classique. Je n'envisageais pas de faire faire rapidement des lyings aux uns et aux autres, jusqu'au moment o une personne sjournant en ce lieu et sevre de

  • INTRODUCTION

    ses points d'appuis et de ses distractions habituelles, com-mena tre submerge, chaque fois qu'elle demeurait seule dans sa chambre, par les souvenirs dchirants de son enfance pendant la dernire guerre. Et c'est ainsi que commena au Bost le premier lying.

    Nous avons en France utilis ce terme anglais qui signifie tout simplement tre couch, tre allong. Pendant des annes, aucun des Indiens proches de Swmiji n'avait utilis ce mot mais, comme les Franais avaient constat que Swmiji utilisait le mot sitting, tre assis, pour dsigner les rencontres en tte--tte avec lui, nous avons tout naturel-lement utilis le mot lying pour ces sances o nous tions allongs. Au Bost, Denise et moi-mme avons donc guid dans cette dmarche un certain nombre de personnes, d'ge, de sexe, de formation diffrents. Pour elle comme pour moi, le lying tait une part prcieuse de notre chemin auprs de Swmi Prajnnpad et indissolublement associ notre rela-tion avec lui, au souvenir si vivant que nous conservions de ces annes de sjours rpts au Bengale. Certaines personnes n'ont pas eu la discrtion que Swmiji exigeait de nous et le bouche oreille a commenc faire circuler l'information que, chez Arnaud Desjardins, on pratiquait une sorte de psychanalyse sauvage et bon march. Pire encore, il tait non seulement question de retrouver des souvenirs d'en-fance mais aussi d'tranges souvenirs, revcus avec un got surprenant de certitude et que pourtant rien ne pouvait expli-quer dans l'existence actuelle- autrement dit ce qu'un hindou aurait interprt comme une rminiscence d'existence ant-rieure. Ces lyings, au Bost, des psychiatres et des psycho-logues en ont vcu, retrouvant, dans le contexte particuli-rement intense d'un petit ashram isol dans le centre de l'Auvergne, des souvenirs que leur propre analyse didactique n'avait jamais ramens la surface. Nous persistions alors

  • 18 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    considrer le lying uniquement comme un aspect particulier d'une voie traditionnelle transmis par un matre hindou. L'origine de la technique est l'application de ce que Swmiji avait dcouvert des thories freudiennes, alors que, dans la pratique orientale habituelle, l'accent est mis avant tout sur la mditation , sur l'assise silencieuse. Les mo-tions latentes se manifestent sous forme de sensations lors de sances de mditations, sans acting out , sans expres-sion extrieure. Qyelle ne fut pas ma surprise lorsque, dans un dernier ouvrage sur Les nouvelles thrapies du clbre auteur belge Pierre Daco, aprs ses deux best-sellers sur la psychologie et la psychanalyse, j'ai dcouvert deux pages, tout fait amicales d'ailleurs, sur le lying. Ainsi, selon cet auteur, ce fragment d'une dmarche indissociable pour nous de l'enseignement gnral de Swmi Prajnnpad apparais-sait comme pouvant tre extrait de cet engagement dans ce que Swmiji lui-mme dnommait l' adhyatma yoga rattach l' advata vednta et pouvait tre interprt comme une psy-chothrapie part entire. Personnellement, je me suis expli-qu en partie sur cette approche particulire dans le tome II de la Recherche du soi, Le Vedanta et 11nconscient, au cha-pitre Chitta shuddhi, la purification du psychisme , et Denise Desjardins a publi plusieurs ouvrages tmoignant de sa propre exprience acquise auprs de Swmiji puis tra-vers l'aide qu'elle apporte d'autres depuis plus de vingt ans.

    Peu peu, le terme lying s'est rpandu hors du petit groupe qui frquentait le Bost. Il est mme revenu nos oreilles que certaines personnes, sans aucune relation directe ou indirecte avec Swmi Prajnnpad, utilisaient ce terme pour satisfaire leurs patients. Nous avons donc cru ncessaire de dposer

  • INTRODUCTION 19

    l'appellation lying afin d'viter des confusions et les risques inhrents une pratique srieuse, grave, o l'amateurisme comporterait certainement des dangers. Ce terme doit demeurer consacr une transmission relevant de Swmi Prajnnpad et faisant partie de l'ensemble de son enseigne-ment. Au fil des annes, des personnes de plus en plus nom-breuses s'tant intresses nos activits, j'ai t amen, ne serait-ce que pour dissiper certains malentendus, crire des textes qui pouvaient servir de rfrence, publier d'autres ouvrages. Une demande s'est accrue et, aprs des annes de pratique, certains familiers du Bost ont t en mesure de prendre la responsabilit de faire faire eux-mmes des lyings. Ceux-ci taient rservs des personnes engages sur la voie proposs par Denise et par moi-mme et dont tmoignaient les livres que publiait de son ct Daniel Roumanoff(Svmi Prajnnpad, tomes I, II et III, d. de La Table Ronde ; Psychanalyse et sagesse orientale, une lecture indienne de l'in-conscient, d. L'Originel). Depuis 1974, les dbuts de l'ash-ram du Bost et la mort de Swmi Prajnnpad, vingt-six ans se sont couls apportant invitablement des changements, une volution. O!Ielques centres se sont crs en relation intime avec le Bost (qui est aujourd'hui l'ashram d'Hauteville en Basse-Ardche) o des lyings peuvent tre accomplis en situation rsidentielle, c'est--dire au fil de sjours d'une semaine un mois suivant les cas.

    Chacun apporte cette pratique son exprience, sa sensi-bilit, sa spcificit. Peu peu le lying prend son indpen-dance par rapport aux souvenirs intimes et intensment vivants que Denise et moi-mme avions conservs de nos sjours au fin fond du Bengale, dans un cadre de total dpay-sement et un contexte vedantique. Mais tous ceux qui, lon-guement forms dans cette ligne, assument cette responsa-bilit, sont imprgns des paroles de Swmi Prajnnpad et

  • 20 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    de l'esprit de son enseignement. Afin que les personnes int-resses puissent se faire une ide, non pas seulement du lying auprs de Swmi Prajnnpad mais de ce qu'est devenue aujourd'hui cette pratique, j'ai demand trois d'entre eux de porter leur propre tmoignage. Certaines diffrences dans l'approche s'y rvlent clairement mme si l'esprit fonda-mental est le mme. D'une manire gnrale, certains rap-prochements superficiels peuvent tre faits avec telle ou telle cole de psychothrapie contemporaine, thrapie primale de Janov, bionergie, rebirth, Gestalt. l'origine, la pratique du lying n'tait certes pas destine des personnes psychique-ment fragiles mais au contraire des candidats pouvant s'ap-puyer sur une structure intrieure et dsireux de poursuivre plus profondment la dmarche de connaissance de soi. Le fait de revivre avec toute l'intensit de leur charge affective des situations traumatiques de la petite enfance n'a en soi rien d'original. Ce qui est original c'est l'insertion d'une telle pratique dans une voie qui se prsente comme traditionnelle et qu'incarnait un matre du nom de Swmi Prajnnpad, lui-mme disciple de Nirlamba Swmi, lui-mme disciple d'un certain Soham Swmi. Compte tenu de la spcificit et de la puissance de cette dmarche, il importe que le terme mme de lying ne soit pas abusivement utilis par des personnes qui n'auraient pas, pendant des annes, approfondi la dmarche propose par Swmi Prajnnpad avec tout ce qu'elle comporte d'exigences radicales et tout ce qu'elle demande d'engagement, de courage et de persvrance. Le lying ri tant pas une thrapie moderne parmi d'autres beaucoup plus clbres, il n'y a pas d'cole de formation au lying, avec un cursus formalis et un diplme. Ce qui rend un pratiquant qualifi pour exercer cette activit, c'est sa maturit person-nelle, les preuves existentielles intimes qu'il a traverses, sa comprhension et son exprience de la voie spirituelle dans

  • INTRODUCTION 2!

    son ensemble, quitte pour lui inventer de nouvelles formes ou les modifier tout en restant dans le cadre gn-ral, en ne perdant jamais de vue le but poursuivi : la lib-ration des reprsentations mentales. Nous nous trouvons dans le cadre traditionnel de la relation matre-disciple, de la filiation, de la transmission, thmes qui ont travers les sicles et que j'ai moi-mme abords dans L'Ami spirituel. Les rgles ne sont pas celles qui rgissent la pratique de la psychanalyse et de la psychothrapie individuelle ou en groupe. Mais la voie a elle aussi sa rigueur, son thique, ses impratifs. Et, surtout, son anciennet, ses deux trois mil-lnaires d'exprience. Elle constitue un tout organique et cohrent dont aucun aspect ne peut tre isol du contexte sans que l'essentiel soit perdu.

    Il est grave d'employer la lgre des termes aussi impor-tants qu' veil ou libration. Swmi Prajnnpad mon-trait le chemin de la non-dualit (advata}, impliquant l'ef-facement progressif de l'gocentrisme, de la conscience individuelle limite, spare et sparante. Demeurent une vision mais il n'y a plus un ego spar qui voit, une coute mais il n'y a plus quelqu'un qui coute, une compassion mais il n'y a plus un sujet qui aime un objet. Nous rejoignons l l'ide bouddhiste de l'absence (et pas seulement de la pr-sence) ou de l'observation sans un observateur. C'est dans ce contexte non dualiste qu'est n, en Inde, le lying. Et ce contexte est bien tranger la mentalit moderne, mme religieuse, donnant souvent lieu des incomprhensions et des jugements critiques faute d'une ralisation personnelle de cette rosion de l'ego au profit de la communion.

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE

    RIC EDELMANN

  • ric Edelmann est n le 6 mai 1952 Paris. Docteur en philosophie avec une thse sur le sujet : l'homme intrieur en Orient et en Occident " diri-ge par le professeur Guy Bugault. au dpartement de sciences des reli-gions l'universit Sorbonne Paris IV. Il a rencontr Arnaud Desjardins en 1974 et s'est engag auprs de lui comme lve sur la voie de l'adhyatma yoga. Une dmarche personnelle de lyings. sous forme de nombreuses retraites chelonnes sur six annes. l'a conduit partir de 1984 accom-pagner lui-mme d'autres personnes dans ce travail d'introspection. Il anime actuellement au Qubec un centre dans la ligne de l'enseignement qui lui a t transmis. celle d'une voie de croissance intrieure. de connais-sance de soi et d'ouverture la vie spirituelle. ric Edelmann est l'auteur de plusieurs ouvrages: L'Homme et sa Ralisation (Beauchesne. 1980) et aux ditions de La Table Ronde : Mtaphysique pour un passant ( 1982) ; tclairs d'ternit ( 1990) ; Plus on est de sages. plus on rit ( 1990).

  • Telle est la ruse d'une imagination vive que, si elle conoit quelque joie, elle cre aussitt un tre porteur de cette joie ; ou si, dans la nuit, elle suscite quelque frayeur, on aura vite fait de prendre un buisson pour un ours.

    SHAKESPEARE, Le Songe d'une nuit d't, V, 1.

    " Accordez une attention entire ce qui chez vous est l'tat brut, primitif, draisonnable, peu aimable, tota-lement infantile, et vous mrirez. La maturit de l'esprit et du cur est essentielle. Elle vient sans effort quand on a supprim le principal obstacle -l'inattention, le manque de vigilance ; dans la conscience, vous vous dveloppez. ,.

    NIRSARGADATTA MAHARAJ.

    Si l'on regarde de prs les diffrentes voies traditionnelles de transformation, on peut constater qu'elles proposent tou-jours, d'une faon ou d'une autre, un travail de purification du psychisme ou de l'inconscient. En effet, en tant que sciences de l'tre, ces voies incluent ncessairement une dmarche de connaissance de soi. Dans l' adhyatma yoga propos par Swmi Prajnnpad et Arnaud Desjardins, il est en particulier ques-tion du lying , une approche directe de l'inconscient. Cette approche peut tre l'objet de nombreux malentendus, que l'on s'intresse la spiritualit en gnral ou que l'on se considre comme engag dans cette voie spcifique.

    Il existe dj un matriel important consacr au lying dans les ouvrages publis par des disciples directs de Swmiji mais

  • 26 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    pour aborder ce thme je vais surtout m'appuyer sur mon exprience du lying, d'abord en tant que pratiquant, puis en tant qu'accompagnateur.

    Sur le plan thorique autant que pratique, les choses sont tonnamment simples. Lying est un terme anglais choisi par les disciples de Swmi Prajnnpad et qui signifie : tre allong ( la diffrence de l'entretien assis ou sitting). L'instruction donne par Swmiji est la suivante : Exprimez ce qui a t rprim. Ces quelques mots laisseront sur leur faim ceux qui sont friands de mthodes sophistiques ou de grandes constructions intellectuelles.

    Les termes dans lesquels je m'exprime pour parler du lying pourront paratre certains gards trop logieux. La raison en est qu'il s'agit tout simplement d'une pratique qui m'mer-veille encore aujourd'hui. Les lyings m'ont t trs utiles un moment donn de mon parcours et je leur dois beaucoup. Ils ont eu comme premier mrite de me mettre en face de ma ralit brute, commencer par la peur. Les lyings sont en effet une tude dans le vif, pour ne pas dire une tude vif. Leur aspect abrupt et radical interdit de se complaire bien longtemps dans les illusions et les mensonges. C'est un avantage apprciable.

    Il ne s'agit pas cependant de faire ici la promotion du lying et de laisser entendre que celui-ci est la panace universelle (la mthode efficace que tout le monde attendait pour enfin se dbarrasser de la souffrance) ni mme qu'il est un passage oblig sur la voie. Il est important de souligner que dans les trois tomes des Chemins de la Sagesse rdigs par Arnaud Desjardins partir de ses notes d'entretiens avec son matre entre 1968 et 1972 et rcemment rdits en un volume, il n'est fait allusion au lying que sur une page dans un ouvrage qui en comporte cinq cent vingt-cinq !

    Le premier danger consiste se laisser fasciner par ce que

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 27

    le lying peut ventuellement comporter de spectaculaire en oubliant que c'est la pratique seule qui est le vritable garant du progrs. La parole de Swmiji : Vous ne pouvez bondir de l'anormal au supranormal est parfois utilise, sous le couvert d'une fausse humilit, comme un prtexte pour accorder la priorit la dimension psychologique l'exclu-sion d'une dmarche vers l'veil. Le raisonnement est le sui-vant: Je suis anormal, nvros, mal dans ma peau, et, tant que les lyings ne m'ont pas libr de ce qui me drange, ce n'est mme pas la peine de tenter d'aborder quoi que ce soit d'autre. Ceux qui mettent le lying en pralable toute pra-tique ont recours l'argument selon lequel leurs blocages leur interdisent d'appliquer l'enseignement spirituel pro-prement dit. Cette attitude revient vouloir mettre la char-rue avant les bufs: la comprhension de l'enseignement et son application concrte dans le prsent sont relgues au second plan. Bien souvent cette attitude est un subter-fuge pour esquiver un effort rel dans le prsent et le lying est considr tort comme une solution de facilit. De toute faon, il n'est pas souhaitable que les lyings interviennent trop tt. Il faut du temps pour cerner avec prcision les points d'achoppement et pour constater qu'ils rsistent notre tentative de pratique. Il faut aussi un minimum de structure intrieure pour supporter l'exprience elle-mme et pour tre capable ensuite de la mettre profit. J'ai dj vu des personnes non prpares considrer leur exprience de lying comme traumatisante. Loin d'tre aides s'ouvrir et s'abandonner, elles envisagent alors la voie avant tout comme une menace et restent partir de l sur leurs gardes, de peur d'tre nouveau confrontes une exprience aussi brutale.

  • 28 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    UN GESTE INTRIEUR, PAS UNE TECHNIQUE

    Faisant partie d'une voie totale, le lying ne peut pas tre considr comme un objet isol que l'on pourrait ramener une manipulation technique applicable en dehors de son contexte d'origine. Il est mme plutt une non-technique, ce qui apparat bien mystrieux du point de vue de la men-talit moderne. L'entendement ordinaire est l'aise avec des catgories fixes et une mthodologie bien dfinie, or avec le lying, il est plutt question de fluidit, de souplesse int-rieure, de non-rsistance, de non-mental. C'est une approche fminine caractrise par la rceptivit plutt qu'une approche fonde uniquement sur l'action ou une attitude volontariste.

    Qyand il s'agit d'aborder une attitude intrieure, un geste subtil accomplir, il est plus ais de le dsigner par une image ou une mtaphore que de se lancer dans de longues des-criptions. Ainsi on peut dire par exemple que le lying est une opration chirurgicale sans anesthsie. Sans anesthsie parce qu'il rclame de s'exposer ce que l'on considre comme douloureux et dplaisant. La souffrance est sa matire pre-mire et il convient de l'accueillir dans un tat de vulnra-bilit consciente et dlibre. l'oppos, l'anesthsie signifie l'absence de toute ouverture, de tout ressenti. Comme une opration chirurgicale, le lying est direct et incisif. Il va droit la source d'un dysfonctionnement. Cette interven-tion, si elle est approprie, mne la restauration d'un qui-libre et contribue une nouvelle circulation de l'nergie qui nous anime. La mtaphore s'arrte l en ce sens qu'une inter-vention chirurgicale est hautement technique alors que le lying ri est pas une technique applicable de l'extrieur. L'tre mme du chirurgien n'est pas impliqu dans l'acte chirurgi-cal alors qu'il en est tout autrement dans le cas du lying. D'autre part, la personne qui fait un lying ri est pas un patient

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 29

    mais contribue au contraire activement au processus. Loin d'tre endormi, il est la fine pointe de la vigilance.

    LE LYING INTGR LA SADHANA )>)> (ASCSE)

    Le lying n'tant pas un objet part et ne pouvant pas tre considr comme une simple technique de rgression ou une catharsis, il est important de le resituer dans une perspective plus large. L'emprunt deux autres traditions spirituelles peut nous aider, par analogie, nous orienter vers cette vision largie. Si l'on examine tout d'abord la tradition du yoga, le yoga en tant que voie complte de transformation tel qu'il peut encore tre pratiqu en Inde, et non pas comme un exer-cice adapt pour des Occidentaux, on constate qu'avant mme la pratique des postures (asanas}, une srie de conditions pralables sont requises. Ces conditions, d'une exigence extrme, sont regroupes sous le nom de yama et niyama, c'est--dire les rfrnements et les disciplines. Les rfrne-ments correspondent au code thique qui se trouve la base de toutes les grandes religions. Ils correspondent une morale universelle. Les disciplines comprennent la purification ext-rieure et intrieure, le contentement et l'quanimit, l'ascse ou l'austrit, l'tude des critures sacres (rptition de for-mules et approfondissement de la mtaphysique) et enfin l'abandon complet Dieu! Selon Patanjali, il ne s'agit l que des deux premires tapes.

    Dans le Vajrayana, le bouddhisme dans sa forme tibtaine, on peut remarquer que la retraite traditionnelle exige aussi de la part du postulant des pratiques prliminaires : cent mille prosternations compltes accompagnes de la rptition du mantra de prise de refuge (une marque de confiance envers

  • 30 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    les matres de la ligne remontant jusqu'au Bouddha), cent mille offrandes du mandala de l'univers, cent mille rpti-tions du mantra de Vajrasattva titre de purification et cent mille rptitions du texte du guru-yoga (pour favoriser la dvotion et l'abandon au guide spirituel).

    Ceci tant pos, il peut paratre incongru de vouloir abor-der directement les exercices du yoga ou les visualisations de divinits tantriques en supprimant les tapes prparatoires. De la mme faon, vouloir aborder le lying brle-pour-point sans tenir compte de l'ensemble de la voie adhyatma yoga est dnu de sens. Il faut dj une bonne comprhen-sion des principes de l'enseignement et une certaine vrification personnelle pour tre en mesure d'aborder sai-nement la question du lying et envisager de le pratiquer. En mme temps - et cela peut sembler contradictoire -le recours aux deux traditions du yoga et du Vajrayana ne veut aucu-nement illustrer le fait que le lying soit une pratique sot-rique rserve quelques disciples particulirement dous. C'est mme le contraire. Le lying est en quelque sorte rserv ceux qui sont incapables de mettre l'enseignement en pra-tique parce qu'ils sont freins par des voiles motionnels gros-siers. Avant de proposer un de ses disciples de faire des lyings, Swmi Prajnnpad lui avait dit : Prenant votre fai-blesse en considration, Swmiji fera quelque chose pour vous. Le lying n'est pas un must, il intervient du fait de la prise en compte des faiblesses propres chacun.

    TRE ANIM PAR LE FEU SACR

    Afin de resituer le lying dans son contexte, un autre point essentiel doit tre mentionn. premire vue il peut paratre trs loign du sujet mais il est pourtant ncessaire de remon-

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE JI

    ter nettement en amont pour traiter du lying dans sa juste perspective.

    Au point de dpart de toute dmarche, il y a une demande. A priori, cette demande est de nature spirituelle dans la mesure o l'on s'adresse un guide lui-mme initi dans une voie traditionnelle de sagesse. La nature de cette demande est fondamentale car elle donne tout son sens la recherche entreprise. Son sens, cela veut dire autant la signification relle de cette recherche que son orientation concrte. Pour avancer, il faut qu'il y ait non seulement un moteur mais aussi un carburant, une aspiration, une moti-vation. Cette intention intime est de l'ordre du feu, de la flamme. Au risque d'noncer un truisme, on peut dire que les chemins de la sagesse sont pour ceux qui ont en eux la fibre mystique. La transformation intrieure est une affaire de passion et de combustion. L'ascse, la sadhana a d'ailleurs souvent t compare l'intensit du feu qui la fois chauffe, claire et dtruit. Le mot sanscrit tapas, aust-rit, renvoie aussi la notion d'chauffement. Irina Tweedie a racont son cheminement auprs d'un matre soufi. en Inde et elle a intitul son rcit L'Abme de Feu. Aprs avoir ren-contr son matre Shams de Tabriz, le grand mystique soufi Djalal-ud-dn Rm a dclar :J'tais cru, puis je fus cuit et enfin consum. Shams veut dire soleil. Shunryu Suzuki Roshi a affirm que le zen de Dogen consiste vivre chaque moment dans une combustion totale et Ramana Maharshi a pu comparer les disciples des bches de bois, du char-bon ou de la poudre canon. La maturit du disciple est donc proportionnelle sa capacit se laisser consumer. Cette maturation implique bien entendu le facteur temps, de telle sorte qu'il est possible que la vritable demande soit enfouie dans la profondeur, cache derrire d'autres demandes, relatives et conditionnelles.

  • 32 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    Sa Baba de Shirdi, un saint rput pour ses miracles, avait coutume de dire en parlant de ceux qui venaient le trouver : Je leur donne ce qu'ils me demandent en attendant qu'ils me demandent ce que j'ai leur donner. En ce qui concerne le lying, il faut se garder des compromis car cela dsamorce la base son efficacit. L'ego ne peut pas faire de lying et le lying n'est pas au service de l'ego. En approchant une voie comme l' adhyatma yoga qui tient compte de la dimension psychologique et qui propose ventuellement une possibi-lit d'investigation directe de l'inconscient, il est ais de se mprendre sur l'enjeu de la voie, car celle-ci n'a pas pour fonction premire de redresser ce qui est tordu. Tout en accompagnant en lying certains lves, Swmi Prajnnpad a affirm clairement qu'il n'tait pas un psychanalyste pour des patients : Swmiji is not a psychoanalist for the patients. Et, toute proportion garde, la personne qui entreprend des lyings ne le fait pas auprs d'un psychothrapeute mais auprs d'un responsable lui-mme engag depuis longtemps sur la VOle.

    Pour que les lyings soient fructueux, il faut que le prati-quant soit rellement engag un autre niveau, qu'il soit anim par une ardeur relle. Sa motivation trouve alors un point d'appui dans le sentiment et il est prt rpondre aux exigences qu'impose son cheminement. La question n'est plus dans ce cas de faire ou de ne pas faire de lyings mais bien plutt de savoir si l'on est engag ou pas. L'efficacit des lyings - si ceux-ci sont entrepris -dpend beaucoup de cette toile de fond car l'engagement est plus un tat int-rieur qu'une dcision ponctuelle. tre engag est un tat comparable l'tat amoureux, condition, bien sr, d'en-tendre cette expression comme dnue de tout sentimenta-lisme ou romantisme spirituel.

    Le candidat au lying est avant tout un amoureux de la

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 33

    vrit, du matre et de l'enseignement, les trois formant un tout indissociable.

    LE TEST DE CONFIANCE

    Si la question de la confiance et de l'abandon est centrale en ce qui concerne la relation au matre, elle l'est tout autant en ce qui concerne la pratique du lying. La confiance et l'abandon sont lis :il ne peut pas y avoir d'abandon sans confiance et lorsque la confiance est l, elle appelle automa-tiquement l'abandon. cet gard, le lying a le mrite de nous mettre au pied du mur. Il constitue un test implacable de notre capacit faire confiance et nous abandonner. Cette double capacit peut tre illustre par un incident rel sur-venu au milieu du Pacifique pendant la Seconde Guerre mon-diale. Un matelot tait tomb la mer sans que l'quipage du navire s'en aperoive. Neuf heures aprs sa disparition, la marin est port manquant. Le commandant dcide alors de faire demi-tour pour tenter de le retrouver. Et ils ont russi le retrouver: au bout de dix-huit heures, le matelot tait toujours au milieu de l'Ocan en train de faire la planche !

    Remettre le lying dans son contexte implique aussi de rap-peler que la sadhana est une stratgie consciente qui vise roder les stratgies mcaniques de dfense et de protection. Le lying, dans ce cas, participe activement au dmantle-ment du mental parce qu'il oblige une entire soumis-sion aux normes du vrai. Il nous apprend reconnatre que l'on ne peut jamais tre plus fort que la Vrit. Truth (vrit) tait un mot important dans le vocabulaire de Swmi Prajnnpad et Platon mentionnait quant lui la beaut du vrai . Dans le cadre du lying, une motion, aussi ngative et intense soit-elle, est toujours belle si elle est vcue authen-

  • 34 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    tiquement. La pratique du lying se situe alors dans l'axe de la voie. ~and on pratique, affirme Daniel Morin, on est dans l'axe du cur du matre. Tout est ainsi align :le matre, la voie, la pratique. En un sens, le lying n'est qu'un cas d'espce, une parenthse par rapport au cours normal de l'existence mais certainement pas une parenthse par rap-port la pratique elle-mme.

    UNE LUCIDIT SANS COMPROMISSION

    Vadhyatma yoga est une voie de connaissance, c'est--dire qu'elle accorde une place prpondrante la vision ( com-mencer par la vision de nos mcanismes), la vigilance, la conscience, la comprhension, la discrimination. V accent est mis sur ce que Swmiji appelait : Sa Majest la Lucidit. La dmarche est d'une prcision extrme et c'est sans doute ce que souligne le Christ quand il parle de la porte troite ou quand les Upanishads comparent la voie au fil du rasoir . Le troisime patriarche du Tch'an, Seng-T'san, crit dans le Sin-sin-ming: S'en loigne-t-on de l'paisseur d'un cheveu, c'est comme un gouffre profond qui spare le ciel et la terre.

    Le film Apollo 13 pourrait nous en donner une version moderne: les cosmonautes cherchent rintgrer l'atmo-sphre terrestre. Si l'angle d'approche de la capsule est trop ouvert, ils vont tre satelliss par la Terre sans espoir de retour, et si l'angle est trop ferm, ils vont exploser sous le choc de l'impact. La marge de manuvre est donc extrmement rduite. Les proportions, nous est-il expliqu, correspondent celles-ci : si la Terre a la taille d'un ballon de basket-hall, et cinq mtres de l, la Lune est reprsente par une balle de tennis, l'angle d'approche adquat ne correspond qu' l'paisseur d'une feuille de papier. Il faut, on s'en doute, une

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 35

    grande prcision pour entrer dans un tel couloir ! Et il est aussi difficile, appliqu notre cas concret, de comprendre quoi peut bien correspondre une telle prcision.

    L'un des mrites du lying est de nous pousser dans le pas-sage oblig car s'il y a mille faons de dire non , il n'y en a qu'une de dire oui! L'ego cherche toujours un com-promis et est sans cesse la recherche d'alternatives or le lying nous place dans une situation qui nous dit: pas d'es-quive ! Pas d'autre option !

    Notre situation n'est pas sans rappeler Mulla Nasrudin qui, perdu dans le dsert, tombe dans un prcipice mais par-vient s'agripper l'extrmit d'une branche dpassant de la paroi abrupte. Suspendu au-dessus du vide, il appelle au secours et implore Dieu quand soudain une voix venue de nulle part se fait entendre et lui dit: Lche prise ! Et Nasrudin se met alors crier : Y aurait pas quelqu'un d'autre?

    LA PURIFICATION PAR LE TOURBILLON

    Le lying correspond chitta shuddi, la purification de chitta, le psychisme incluant la mmoire inconsciente. Ce travail est un fragment de la voie qui comprend galement vedanta vijnana, la science du vedanta, manonasha, la destruction du mental et vasanakshaya, l'rosion des propensions et des dsirs. Ces quatre piliers ne sont cependant pas tanches les uns par rapport aux autres de telle sorte que les lyings, tout en n'tant qu'un aspect de la voie, ont aussi une incidence sur les trois autres domaines.

    Qgoi qu'il en soit, quand on entre dans le concret de l'ex-primentation, on s'aperoit que la connaissance de soi est bien souvent une srie de mauvaises nouvelles ! Mme si la

  • 36 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    dmarche est fondamentalement lumineuse, il n'en reste pas moins que la voie est aussi ressentie comme une source d'ir-ritation parce que l'ego prfre souffrir que disparatre en tant qu'entit spare. L'enjeu du lying est, entre autres, celui de la remise en cause de l'ego, l'instar de la remise en cause de l'lve par le guru. Swmiji se proposait d'arracher les masques et Socrate se comparait un poisson-torpille prt foncer sur l'lve pour lui enlever ses opinions. Dans son livre Socrate et le sage indien. Cheminement vers la sagesse, le Dr Roger Gode!, grand connaisseur de la civilisation hellnique et lui-mme disciple de Sri Krishna Menon (Atmananda) crit : On attend naturellement du sage qu'il communique par la parole, par son attitude, par sa simple prsence, tous ceux qui l'entourent, la paix et l'amour dsintress qu'il porte en lui. Mais, en fait, les effets bnfiques dont il est la source inductrice se manifestent rarement par des changements ext-rieurs d'un caractre spectaculaire. Une transformation- une orientation nouvelle- est opre d'abord dans les champs profonds de la vie intrieure. Seul celui qui la subit dans l'in-tensit de son tre ralise la puissance, la durabilit, l'ampleur de cette transformation dcisive. Alentour de ce foyer et en consquence de ses stimulations actives, des tendances en germe dans l'inconscient de la psych croissent, s'exaltent et puisent ainsi leur virulence. [ ... ]

    L'entourage d'un libr-vivant est bien autre chose qu'un paradis terrestre. Le jardin o il rgne dans le silence et par la parole ressemble plutt une fort des tropiques o pros-prent, entre l'ombre pleine de prils et le soleil, de vigou-reuses et parfois intoxicantes floraisons. On aurait tort de s'y laisser couler dans une lthargique quitude. Il y faut tra-vailler sans relche, solliciter avec constance la lumire, arra-cher les vgtations pernicieuses. Plongs dans le champ d'nergie qui mane d'un homme libr, les individus subis-

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 37

    sent donc un renforcement gnral de leurs complexes psy-chiques, ils peuvent, dans ce lieu de cure, dgorger leurs tares avec leurs erreurs, prparant ainsi l'affranchissement final. Ces phnomnes s'apparentent aux drames qu'entrane le processus d'abraction, mais ils revtent un caractre beau-coup moins spasmodique ; leur action s'tend parfois sur des annes.

    Tandis que le sage offre tous, quitablement, la pos-sibilit de s'affranchir par la dcouverte de l'intriorit ultime, c'est chacun de ses auditeurs qu'il revient de procder au dpouillement ncessaire; il sarclera avec soin le jardin de sa psych qu'illumine un soleil trop ardent, les herbes toxiques seront arraches ds leur apparition et les pousses favorables entretenues, stimules (Les Belles Lettres, 1972, pages 31-32).

    Dans ce passage, Roger Godel souligne bien sr l'aspect invitable d'une purification de notre psychisme. Il men-tionne en particulier les drames qu'entrane le processus d'abraction, c'est--dire les grandes crises motionnelles, les remous intrieurs inhrents la dmarche elle-mme. Or le lying intervient prcisment pour ractualiser et intensifier un tel processus. Il densifie et acclre la purification. la diffrence d'autres mthodes traditionnelles de purification qui s'apparentent une lente dcantation, le lying procde l'oppos en ramenant brusquement la surface tout ce qui est latent. Pour obtenir une eau claire dans un aquarium, on peut laisser reposer toutes les particules au fond du bocal. On peut aussi crer dans l'eau un tourbillon central et finale-ment en extirper toutes les impurets.

    Le lying nous permet de voir la loupe ce que l'on ne veut pas voir, il nous ramne aux faits. Par cette exploration on peut se rendre compte que non seulement les faits sont nis, mais que le refus lui-mme est refus. C'est dj une pre-

  • 38 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    mire tape importante que de parvenir contacter cette immense nergie de refus. Tant que le refus reste cach, toute autre tentative de pratique correspond vouloir enjamber notre ralit du moment, l o l'on est rellement situ. Je vois souvent des personnes pleines de bonne volont qui s'vertuent vouloir badigeonner une couche de oui sur un norme paquet de non . Selon une image emprunte au zen, un tas de fumier recouvert de neige reste toujours un tas de fumier.

    LE LYING NE RPOND PAS AUX EXIGENCES DE L'EGO

    La distinction que faisait Swmiji entre le disciple et le patient s'applique l'attitude gnrale par rapport la voie mais elle est particulirement significative en ce qui concerne le lying. Arnaud complte cette distinction en ajoutant la notion de client, avec ses exigences, ce qui souligne un degr supplmentaire de confusion dans la manire dont nous abor-dons la voie, le matre ou mme le lying. Il est trs ais de se considrer comme un lve plutt que comme un patient ou un client. Mais lorsqu'on aborde concrtement la pratique du lying, on s'aperoit qu'il est au contraire trs facile de tomber, un moment ou un autre, dans le pige d'une mentalit de patient, ou mme de client. La tentation peut tre grande de vouloir tre simplement rconfort, de chercher se laisser porter et de compter sur l'exprience de l'accompagnateur en lui laissant le soin de faire le travail notre place. O!Ii n'a pas connu de tels moments de paresse ou de lchet ?

    La mentalit du client est un autre type d'obstacle. Elle est fonde sur une attitude de revendication, voire d'agres-sivit qui s'exprime non seulement par : O!I' est-ce que le

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 39

    lying va m'apporter ? mais aussi par : 0.11' est-ce que le lying doit m'apporter ? Il est alors plus question d'obtenir que de perdre - et d'obtenir ce que l'ego exige - ce qui est la garantie de grandes dconvenues. En effet, ce n'est pas l'ego de poser ses exigences, d'imposer sa loi. Ce genre d'at-tentes entrane des frustrations qui ne favorisent pas l'ou-verture et place le pratiquant dans une position de conflit. Il en vient s'en vouloir, se condamner en ayant une impres-sion d'chec et d'incapacit. Ou alors il s'en prend l'ac-compagnateur, l'accusant d'incomptence, ou la mthode qu'il met en doute quand ce n'est pas la voie elle-mme.

    Tout cela rsulte d'une incomprhension de dpart car la question n'est pas de savoir ce que le lying va m'apporter mais bien plutt de savoir ce que je suis prt apporter, livrer dans le lying. C'est donc une attitude totalement inverse qui est requise. Le lying ne peut pas rpondre nos exi-gences ; c'est nous de rpondre aux siennes. En d'autres termes, il ne faut pas chercher gagner mais perdre ( Il faut enlever tout ce qui n'est pas vous , disait Swmi Prajnnpad). Cela suppose d'aller consciemment au-devant de grands drangements, c'est--dire de ne pas se figer dans une recherche de buts tablis par le mental ni de fixer l'avance l'itinraire par lequel on doit passer.

    LE CADRE PROPICE AUX LYINCiS

    La mentalit du client peut dborder du processus de lying lui-mme en essayant de marchander les conditions dans lesquelles les lyings doivent se drouler, en discutant ou en cherchant amnager la rgle du centre ou de l'ash-ram. Le cadre idal du lying est un centre, un ashram, lieux de retraite propices au recueillement et aux prises de

  • 40 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    conscience. En effet, lorsque les lyings se droulent dans le cadre trs particulier d'un lieu de retraite, un ensemble de dispositions propres au recueillement et aux prises de conscience peut gnrer des ractions. Il est pour certains difficile de raliser quel point tout est reli. Dans le cadre d'un sjour de lyings, une absence de soumission certaines conditions simples {ne serait-ce que les horaires ou des cir-constances matrielles particulires) est prjudiciable un autre abandon pourtant beaucoup plus dlicat oprer. Si l'on refuse qu'un inconfort lger vienne perturber nos habi-tudes, comment serait-on en mesure d'affronter les grands inconforts qu'engendre momentanment une remise en cause radicale.

    Une personne qui considre que tout lui est d ou qui traite les objets avec ngligence va certainement aborder le lying avec la mme attitude d'esprit, c'est--dire, par exemple, avec une certaine avidit quant aux rsultats ou au contraire avec dsinvolture.

    En ce domaine, on peut constater quel point les prju-gs prvalants dans notre socit ne nous prdisposent pas aborder de manire juste un travail sur soi tel que le lying et il faut dployer la fois une grande vigilance et une grande nergie pour ne pas se laisser contaminer subrepticement par la mentalit ambiante. Il est pour cela important de souli-gner le cadre traditionnel dans lequel s'insre le lying et de rappeler qu'il appartient une voie vedantique enseigne et transmise dans des conditions qui appartiennent plus l'Inde ternelle qu' une mode particulire. Le lying ne s'insre en aucun cas dans ce qu'Yvan Amar a pu appeler la course la stagesse .

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE

    sALLONGER DANS UNE PERSPECTIVE VERTICALE !

    Pour prciser la nature du lying, il est ncessaire d' abor-der un thme qui est la source de nombreuses confusions et qui concerne la distinction entre le psychologique et le spirituel . De nos jours, il devient difficile de s'y retrou-ver : des enseignants de mditation ou des disciples d'une voie traditionnelle sont en mme temps psychologues ou psychothrapeutes, certains psychothrapeutes font appel des pratiques qui relvent de mthodes traditionnelles sans tre pour autant eux-mmes engags auprs d'un matre ... De plus, certains livres de haute qualit se situent la fron-tire entre les deux approches ; je pense en particulier celui de Jack Kornfield, Prils et Promesses de la vie spirituelle (d. de La Table Ronde, 1998). Jack Kornfield a reu une for-mation de moine bouddhiste en Thalande, en Birmanie et en Inde. Il est par ailleurs titulaire d'un doctorat de psycho-logie clinique et coanime des sminaires de mditation avec Stanislas Grof, l'un des fondateurs de la psychologie trans-personnelle.

    On pourrait citer aussi Mark Epstein, psychothrapeute New York et bouddhiste. Il est l'auteur de Penses sans pen-seur: une psychothrapie dans une perspective bouddhique (d. Calmann-Lvy) ; ouvrage comportant un avant-propos du Dala Lama et de cet autre ouvrage au titre vocateur Going to pieces without falling apart, Tomber en morceaux sans s'effondrer. Le livre du psychiatre Jacques Vigne, Le Matre et le thrapeute, est aussi trs instructif cet gard {d. Albin Michel, 1991).

    Qyant au lying, qui entre progressivement dans le domaine public, il a parfois t class dans le registre des nouvelles thrapies ce qui est bien videmment la marque d'une incom-

  • 42 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    prhension. Il y a bien des annes de cela, Arnaud Desjardins nous avait mis en garde en dclarant : Si vous retirez le cri primai la thrapie primale, que reste-t-il ? Rien. Si vous retirez le lying la voie propose par Swmi Prajnnpad, que reste-t-il? Tout. (Voir Le Cri prima!, d'Arthur Janov, d. Flammarion, 1975. La thrapie primale est fonde sur le revcu motionnel d'une scne majeure de l'enfance.)

    Au ~bec par exemple, quatre-vingts diffrentes sortes de psychothrapies sont officiellement rpertories et il est clair que le lying ne peut pas en constituer la quatre-vingt-unime. Tout en tant trs large, l'histoire de la psychologie concerne essentiellement la psukh, le psychisme. De la psy-chologie analytique, synthtique, humaniste (le Mouvement du Potentiel humain) la psychologie holistique, transper-sonnelle, il n'y a, en essence, aucun changement qualitatif, ou en d'autres termes, de passage au pneuma, l'Esprit. En dpit des apparences, il n'y a pas ici de fondu-enchan qui partirait du psychologique pour aboutir au spirituel. D'un point de vue radical, psukh relve toujours du monde des formes (les formes que prend la conscience) alors que pneuma relve du sans-forme, de la conscience inaffecte. Il y a ici rupture qualitative totale. Du point de vue de la dmarche concrte, il est vident qu'il n'est pas question de faire abs-traction de la dimension psychologique mais la faon dont elle est aborde est diffrente. Pour rsumer, on peut dire que la psychologie consiste rsoudre les problmes alors que la dmarche intrieure consiste plutt cesser d'en crer. Le mental est lui-mme le problme. partir de l, il ne fait que vaporiser des problmes.

    La dmarche ne consiste donc pas tenter de supprimer au coup par coup chaque difficult existentielle. L'histoire suivante illustre cette erreur courante. Au sicle dernier en Russie, il y avait un lieu spirituel rput, l'ermitage d'Optimo.

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 43

    Un starets y rsidait, un directeur spirituel d'une grande envergure. Beaucoup de monde venait le voir pour recevoir des conseils ou des instructions. Il y avait en particlier parmi les visiteurs, une paysanne qui venait rgulirement le consul-ter au sujet de ses dindons. Comment s'en occuper ? Comment les soigner ? ... Il rpondait toutes ses questions avec une grande patience mais son entourage tait intrigu et on finit par lui demander de quoi il retournait. Il rpon-dit : Toute sa vie est dans les dindons.

    Il est trs facile d'tre polaris par ses dindons et de perdre de vue l'essentiel.

    Aucune dmarche psychologique, quelle qu'elle soit, ne cherche radiquer le mental alors que le lying fait partie d'une stratgie visant trs prcisment cet objectif.

    Le lying peut grandement contribuer nous faire raliser que le problme est un artefact, une construction mentale. En un sens, on peut dire que le lying - au moment o il se droule - ne pulvrise pas le problme mais l'ego !

    Le lying aborde les choses dans une perspective verticale mais il ne propose pas exclusivement la stricte rsolution horizontale d'une problmatique. Denise Desjardins a cou-tume de dire que le lying n'est pas fait pour voir votre peur des souris et des araignes 7 ce que Gurdjieff aurait nomm nos piqres de puces . Mme si ces effets thrapeutiques sont vidents, le lying nous introduit tout autre chose.

    Hujwiri, un soufi afghan du XIe sicle, a crit : Si un saint ermite, un habitu des cavernes, se rend dans une taverne, il transforme cette taverne en caverne. Si un habitu des tavernes se rend dans une caverne, il transforme cette caverne en taverne ! De faon identique, si notre approche du lying est de l'ordre de la psychologie linaire, toute possibilit de dimension verticale est ramene une horizontale (et les rsultats sont alors quelconques). Mais si la perspective est

  • 44 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    verticale, alors chaque point de l'horizontale est transcend et se transforme lui-mme en verticale.

    Aligne avec la voie, tout en tant un fragment de celle-ci, l'essence du lying n'est donc pas de rorganiser le dessin qui figure sur le chandail mais de contribuer en effilocher la trame en tirant sur les mailles les unes aprs les autres.

    Il y a en dfinitive deux aspects essentiels qui distinguent le lying de toute forme de psychothrapie. Le premier est que l'intention initiale est totalement diffrente. D'emble, le propos est de gurir d'une maladie appele l'ego. Aucune approche psychologique ou thrapeutique n'a pour but une telle remise en cause. Mme avec des expressions comme psychologie de l'tre, expriences paroxystiques ou ralisation de soi, Abraham Maslow ne parle pas de la mme ralit.

    Le second pont doit tre abord avec beaucoup de prudence et de pudeur. Il est fondamental. Ce travail particulier sur l'in-conscient s'inscrit, au sein de la voie, dans un courant subtil, une nergie spirituelle qui, bien qu'tant une influence invi-sible, produit des effets nanmoins tangibles. Les mystiques musulmans la nomment baraka, d'autres emploieraient peut-tre le terme de bndiction >>. Olroi qu'il en soit, cette influence est au cur d'une filiation qui ne s'improvise pas et qui rpond des critres extrmement prcis. Il est fort pro-bable qu'en l'absence de cette aide subtile les rsultats obte-nus par les lyings seraient rduits et les chances d'en venir un jour une radication du mental quasiment nulles.

    NOS POURQUOI ~~ SONT BIEN SOUVENT DES REFUS DGUISS

    En dfinitive, il n'est pas question d'aboutir une sorte de querelle d'cole entre les tenants de la psychologie et ceux de

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 45

    la mtapsychologie (ce dernier terme est le titre d'un ouvrage de Freud mais il ne se rfre videmment pas la conscience absolue, l'tman en tant qu' au-del de la psych).

    Il faut se garder de tomber dans deux attitudes extrmes. Tout d'abord celle qui consiste ne prendre le lying que comme une mthode visant dmonter des mcanismes psy-chologiques, exprimer des motions et dcouvrir des trau-matismes infantiles. On risque alors de s'enliser dans une pente psychologisante qui conduit trop souvent couper les cheveux en quatre.

    Le lying ne rpond pas une recherche effrne du pour-quoi . Si le pourquoi est lgitime un moment donn -lorsqu'il mane de la buddhi, c'est--dire de l'intelligence objective, en revanche l'obsession du pourquoi n'est qu'un refus dguis. Sous les apparences d'une juste cause (la connaissance, la conscience, etc.), cette obsession rpond une exigence du mental et comporte un sous-entendu per-nicieux : lorsque je saurai pourquoi, je ne souffrirai plus . L'intention relle n'est plus alors la recherche de ce qui est et sa reconnaissance mais bien plutt seulement de faire dis-paratre ce que l'on n'aime pas. Le lying ne peut pas tre au service de ce genre de subterfuge ou de manipulation.

    L'autre extrme consiste aborder d'une manire toute thorique le vedanta qui est l'un des grands systmes de l'Inde classique traitant de la connaissance suprme. On pourrait appeler cela un vedanta pur et dur mais il ne faut pas confondre le vedanta hindou traditionnel et le vedantisme de certains puristes occidentaux. Dans ce cas, les lyings ne sont vus qu'avec beaucoup de condescendance. Il y a l une mode - et aussi une grande prtention - ne vouloir abor-der les choses que du point de vue ultime et ddaigner ce que M Anandamayi a crment appel le rcurage de la mare . Cette attitude correspond la plupart du temps une

  • 46 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    coupure, une protection qui consiste se rfugier dans une stratosphre philosophique. Il convient cet gard de ne pas oublier cet avertissement de Karfield GrafDrckheim: Si on ne travaille pas sur notre ombre, c'est notre ombre qui nous travaille ! ~

    En ralit ces deux attitudes antagonistes ont un point commun. Elles procdent d'une domination de l'intellect ou de l'intellectualisme sur le cur. I.:intellect est entendu ici dans un sens pjoratif car ce terme n'est pas synonyme d'intelligence -loin de l. Il n'est pas intelligent de tourner sans fin dans les mandres labyrinthiques de la psych et il n'est pas intelligent non plus de jongler avec des concepts pour ne pas tre en contact avec nos affects, ainsi qu'avec une ralit plus profonde.

    Lorsqu'elle est aborde d'une manire juste, l'exprience du lying remet naturellement les choses en place. Elle nous prmunit des ruses de l'intellect en cdant la place l'intel-ligence du cur. Dans le lying, il est question d'tre, de connatre et non pas d'analyser ni d'interprter. On parvient un face face avec les faits dans leur vrit. En effet, l' vi-dence n'a besoin d'aucune laboration. I.:expression popu-laire ni vu ni connu voque ce qui nous chappe. Avec le lying, l'inverse, on voit et on connat.

    Cette connaissance ne concerne pas seulement la vision de faits passs, ni mme de certains mcanismes psycholo-giques mais aussi d'un autre ordre de ralit. On pourra y revenir plus loin.

    LE LYINCi NE sAUTOPRESCRIT PAS

    Avant d'aborder avec plus de prcisions le processus lui-mme, il faut encore souligner deux points importants. D'un point de vue concret, il n'est pas possible de s'auto-prescrire

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 47

    le lying. Celui-ci doit tre recommand par une personne autorise car il est trs difficile d'avoir, par soi-mme, les bons critres d'apprciation. Souvent la personne qui prouve un malaise motionnel ou une difficult dans sa vie pense que c'est une indication suffisante pour entreprendre un tel travail. En ralit la question doit tre examine plus fond. Il est aussi commun de considrer que si notre pratique de l'enseignement rencontre un obstacle, il faut automatique-ment se tourner vers le lying pour le dissiper. Mais il se peut que cet obstacle dans la pratique soit d une comprhen-sion insuffisante de l'enseignement lui-mme et, par voie de consquence, une mise en application inadquate de ce dernier.

    D'autre part, certaines motions tenaces et perturbantes ne justifient pas ncessairement une plonge dans les pro-fondeurs de l'inconscient. Elles peuvent relever d'une couche plus superficielle qui peut tre examine avec une intelli-gence acre.

    Le lying n'est pas une mthode qui s'offre ceux qui ont simplement le dsir de la pratiquer. Il faut pouvoir rpondre des conditions prcises.

    SACRIFIER LA SOUFFRANCE

    Dans un tout autre registre, le second point important considrer est que le lying relve du domaine du sacr, sans qu'il faille pour autant l'entourer d'une aura. Il n'est pas non plus question de s'enorgueillir au sujet d'une pratique qui concernerait quelques privilgis. Le lying est avant tout sacr parce que l'on entre dans le sanctuaire intrieur pour aller la rencontre de sa vrit. C'est dans un esprit religieux

  • 48 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    qu'il faut donc l'aborder et non pas comme s'il s'agissait d'une quelconque activit profane.

    On sait qu'il y a un lien entre les termes sacr et sacrifice . Il va falloir sacrifier beaucoup : l'image que l'on se fait de soi-mme, les tabous et les valeurs morales derrire lesquels on se rfugie. Et finalement, il va falloir sacrifier la souffrance elle-mme, ce qui est d'une grande difficult contrairement ce que l'on pourrait croire.

    L'ide admise est qu'on ne veut pas de la souffrance et que l'on est prt tout pour s'en dbarrasser. Il est surprenant de constater quel point il n'en est pas ainsi. Gurdjieff a dj insist sur cet aspect que rsume trs prcisment l'anecdote suivante. Andr Rochette, form lui aussi par Arnaud et Denise Desjardins et qui a accompagn des personnes en lying, a eu un jour l'intuition, pendant une sance, d'annon-cer la personne qui travaillait avec lui: Voil, j'ai en quelque sorte un pouvoir miraculeux. Il suffit que vous disiez imm-diatement "oui" votre souffrance pour qu'elle disparaisse totalement. La personne a cri un immense non , comme si sa survie en dpendait. Le lendemain, Andr a renouvel l'exprience avec quelqu'un d'autre. Il lui a t rpondu cette fois: Bon, d'accord, mais pas tout tout de suite!

    diffrents degrs, cette attitude est commune tous. Andrew Cohen remarque que Pour dcouvrir en quoi cela consiste de cesser de lutter, il faut tre prt examiner en premier lieu, de trs prs, les raisons qui font qu'on ne cesse de lutter. Non seulement on lutte pour empcher des senti-ments de flicit, des souvenirs heureux et des expriences agrables de disparatre, mais on lutte aussi pour maintenir la peur, et tel ou tel tat morbide ou malheureux. On lutte pour retenir ce qui est agrable tout comme on lutte pour retenir ce qui est douloureux. C'est une faon aveugle, mca-nique et trs conditionne de s'accrocher ce qui nous est

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 49

    familier. (La libert n'a pas d'histoire, d. Altess, 1998, pages 52-53.)

    Le lying est un sacrifice en ce sens qu'il faut donner beau-coup un niveau pour commencer recevoir un autre. Le premier geste consiste donc payer le prix fort, le reste arrive par surcrot. En mme temps, cela n'a rien voir avec une attitude mercantile, un marchandage. Ce qui est sacrifi en premier lieu reprsente videmment ce qui compte le plus nos propres yeux mais il ne s'agit pas d'un sacrifice tel qu'on le conoit d'habitude puisque cela nous permet d'accder un bienfait d'un ordre suprieur. D'un point de vue, le lying consiste perdre : perdre nos illusions, nos prjugs, nos identifications, nos souffrances. Sous un autre angle, on peut dire aussi l'exact oppos: il n'y a au contraire rien perdre et tout gagner.

    Le lying tant sacr il convient de l'aborder avec une atti-tude de respect et d'humilit. Jadis, il tait naturel de faire une gnuflexion lorsqu'on entrait dans une glise. Au risque de choquer, je considre que la situation est identique. Il est appropri d'tre dans une attitude intrieure de soumission et de le manifester symboliquement par un geste concret tel qu'une prosternation, un pranam. Il est souhaitable que ce geste ne rponde pas une rgle dicte de l'extrieur mais soit plutt la rponse un sentiment profond devant la gran-deur et la gravit de l'enjeu. Certains considrent peut-tre que ce point particulier est une question de sensibilit per-sonnelle. J'y vois plutt une question de maturit.

    J'ai t amen un jour voquer cette possibilit de pranam avec une personne qui entrait dans la pice de lying avec une sorte d'inconscience et de dsinvolture. Je sentais que cela lui aurait dj donn l'occasion de commencer se rassem-bler et se recueillir: autrement dit, d'aborder les choses dans de meilleures dispositions. Elle me rpondit avec le plus

  • 50 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    grand srieux : Mais si je fais un pranam cela va me prendre trente secondes sur mon temps de lying! J'ai les plus grands doutes quant la qualit des lyings que peut effectuer une personne accroche ce genre de point de vue. Bien sr, cette rponse est caricaturale mais elle est en mme temps significative et lourde d'incomprhension.

    La pratique du lying peut tre trs facilement dsacrali-se voire banalise. Cette mentalit est prjudiciable au bon droulement du processus et fait partie des obstructions qu'il est ncessaire de dpasser pour avancer vers des tats de conscience plus profonds.

    PROFONDE DTENTE ET MOBILISATION INTENSE DE L'TRE

    Le lying concerne le psychisme en tant que rceptacle des impressions passes. Pour une grande part, celui-ci est en effet un magasin souvenirs. Chitta en sanscrit inclut la mmoire inconsciente et celle-ci peut tre alors sollicite ad-quatement afin de passer du plan inconscient au plan conscient. Les textes bouddhiques parlent d' alayavijnana que l'on traduit par conscience de trfonds . Cette conscience comporte toutes sortes de dpts qui peuvent tre ramens la surface et fournir ainsi un matriel important.

    Les samsk.ras (qu'on les appelle tendances innes, pro-pensions, racines inconscientes, rsidus subconscients , etc.) sont au cur de ce travail d'anamnse. La force de ces impr-gnations provient tout d'abord d'une cristallisation du fait de la puissance du refus. Le refus produit une sorte de conglation de l'nergie et fixe ainsi la situation refuse au fin fond de la conscience. Un engramme est cr. Paradoxalement, c'est une conscience plus fine de soi qui

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 51

    contribue la formation du samskra. La conscience de soi est par exemple plus aigu si l'on est sur le point d'tre dvor par des lions dans une arne que si l'on est en train de conver-ser amicalement avec des invits lors d'un apritif. Cette conjugaison du refus et d'une conscience de soi momenta-nment renforce forme donc une empreinte, une impr-gnation dont le propre est d'tre toujours active en envoyant sans cesse des messages souterrains d'une redoutable efficacit.

    Il y a deux faons d'tre traumatis (trauma signifie tymologiquement blessure). Soit il s'agit d'un choc brutal et ponctuel, c'est--dire par consquent localis dans le temps d'une manire prcise. Soit on a affaire une addition de petits vnements en eux-mmes insignifiants mais qui, ins-rs dans une ambiance motionnelle pnible et durable, par-ticipent un lent processus de saturation dbouchant un jour sur une cristallisation. Le rsultat est alors identique.

    Pour mettre en uvre le processus de remmoration, une participation active de notre part est ncessaire et cet effort est parfois sous-estim. Le recours aux Yoga-Sutras de Patanjali peut nous aider comprendre comment aborder le lying de faon adquate. Dans la troisime section des Yoga-Sutras, Patanjali mentionne la pratique de samyama sur les samskras . Samyama runit la fois la concentra-tion ( dhran), la mditation ( dhyna) et la supra-conscience {samdhi). Samyama est une manire de rsumer le lying lui-mme en tant qu'adhsion un objet mental particulier et runification de soi. Arnaud Desjardins a pu dfinir le samdhi non pas comme une extase (Mircea Eliade traduit le terme par enstase ) mais comme le fait d'tre un avec. tre un avec est au cur de la pratique du lying.

    L'aspect simultan de la concentration, de la contempla-tion et de la supra-conscience nous claire sur un malen-

  • 52 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    tendu frquent selon lequel, sous prtexte de dtente, on en reste une simple inertie. L'attitude d'abandon ne doit pas tre confondue avec une lthargie, une passivit. Swmiji le formule en disant qu'il faut tre : intrieurement active-ment passif. Cette passivit active demande un effort d'une qualit particulire qui n'a rien voir avec une tension ordi-naire, avec une volont crispe qui part de la tte. Il s'agit d'une mobilisation intense de l'tre, dans une direction pr-cise, certes, mais qui ri est pas contraire un tat de profonde dtente.

    Pour l'entendement, les deux sont difficiles envisager simultanment. Le mental fonctionne en effet d'une manire linaire et la question revient sans cesse de savoir comment concilier la fois l'abandon avec cet effort d'une nature inha-bituelle. La pratique du yoga ou de la mditation peut cepen-dant donner un aperu de la direction suivre. Une tape prparatoire consiste galement en exercices de sensibilisa-tion comme par exemple le rappel et l'vocation de certaines priodes ou vnements de notre enfance, en essayant d'tre le plus ouvert et vulnrable aux ambiances motionnelles qui les imprgnent.

    La puissance de l'oubli est parfois tellement efficace qu'il peut arriver que pour refouler un vnement prcis, on en arrive faire disparatre des pans entiers de notre pass. Il faut dans ce cas dvelopper un effort de concentration pour remonter le courant qui nous propulse en une sorte de fuite en avant, loignant des points sensibles.

    COMMENT LCHER PRISE? LCHEZ !

    Le lying lui-mme exige une certaine intensification com-parable aux rayons du soleil qui se focalisent travers le verre

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 53

    d'une loupe. Sans cette densification, l'chauffement est insuffisant pour enrayer la tendance naturelle l'inertie. La mise en uvre de cet effort de ractualisation rclame donc une concentration, une focalisation de l'nergie, ce qui cor-respond l'adverbe activement utilis par Swmiji. La remmoration demande une participation active et habile ! En ce qui concerne l'aspect d'ouverture, de passivit, d' aban-don, une question revient sans cesse comme un leitmotiv : Comment lcher prise ? Le problme est que la rponse ne pourra jamais provenir du mme espace d'o mane la question. Le comment est bien souvent la marque d'un imprialisme du mental. Tant qu'on rflchit sur le com-ment , on ne se proccupe pas de faire . Le mental ne peut que corrompre tout ce qu'il touche et il arrive ainsi compliquer l'infini les choses les plus simples.

    Ceci n'est pas sans rappeler cette vieille histoire chinoise. T'sai Chunmo avait une barbe remarquable. Un jour une rception impriale, l'empereur lui dit: Votre barbe est vritablement merveilleuse ; quand vous dormez la mettez-vous sous la couverture ou au-dessus ? >>Il rpondit: Je suis dsol, je ne m'en souviens pas, mais je pourrai vous le dire demain matin. >> Lorsque le vieillard retourna voir l'empe-reur le lendemain matin, il lui dclara : Je ne suis pas en mesure de vous dire si ma barbe est sous la couverture ou au-dessus, par contre, ce que je peux vous dire c'est que je n'ai pas ferm l'il de la nuit! Le lcher prise ne peut tre que de l'ordre du non-mental et il est inutile de chercher savoir comment l'effectuer.

    Une relle dcrispation par rapport aux jugements de valeur et aux ides prconues ri est pas aise parce que l'on se heurte une attitude de non-reddition implicite et profondment ancre. On peut tre depuis longtemps familier avec un ensei-gnement spirituel et s'tre dj demand beaucoup d'efforts

  • 54 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    sur la voie sans avoir pour autant commenc entamer srieu-sement un tel postulat. Les rsistances profondes ne bais-sent pas la garde aussi facilement, et j'ai dj entendu, alors que j'accompagnais une personne en lying et que je mettais un peu plus de pression au cours d'une sance, ce cri du cur : Vous ne m'aurez pas! Ce vous ne concerne pas seu-lement l'accompagnateur vis--vis duquel on ne veut pas cder dans une ventuelle relation de pouvoir. Il inclut le matre et l'enseignement lui-mme et s'adresse ainsi au sens large tout ce qui peut constituer une menace pour le mental.

    La difficult pour djouer une telle dfense rside dans le fait que l'attitude fondamentale qui s'exprime sous la forme: Je ne veux pas me faire avoir est ressentie comme essen-tiellement positive. Elle consiste en une volont positive arri-ve, de par son intensit, un stade de cristallisation. Je ne veux pas me faire avoir veut dire je veux ne pas me faire avoir . Cette dcision de l'tre tout entier est en de du seuil de la conscience et elle se propose de jouer le rle de garant pour notre survie. L'enjeu particulier du lying est d'al-ler l'encontre d'un tel handicap. En ce sens, le lying devient un entranement au surrender, la reddition, l'abandon de l'ego, dans la mesure o il contribue roder et inverser la dcision premire.

    LA RETRAITE COMME SUPPORT ET COMME DFI

    Pour surmonter un obstacle de cette ampleur, il est nces-saire que plusieurs conditions soient runies, parmi lesquelles la plus fondamentale est la prsence d'une influence subtile, d'une bndiction. L'individu ne peut en effet accomplir une

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 55

    telle tche par ses propres forces ni mme avec la seule aide d'une autre personne.

    Par ailleurs, la personne doit pouvoir faire preuve d'un minimum de confiance, avoir ensuite une forte dtermina-tion s'en sortir (c'est--dire la fois un sentiment d'ur-gence et une intention assez pure pour ne pas se laisser dis-traire par toutes sortes d'interfrences) et enfin avoir une attitude tmraire devant l'inconnu. En Inde, l'poque du rgne d'Ashoka, cette sorte d'intrpidit tait reprsente par une sculpture en pierre comportant quatre lions orien-ts vers chacun des points cardinaux. Cette sculpture sym-bolisait la vision qui embrasse tout l'horizon, c'est--dire, sur le plan intrieur la capacit faire face avec courage tout aspect de la ralit ou tout tat intrieur. Chaque mo-tion, quelle qu'elle soit, est uvrable et il ne s'agit pas de lui tourner le dos, de faire le dos rond.

    Les conditions extrieures dans lesquelles les lyings se droulent jouent un rle de grande importance car le milieu ambiant exerce une influence sur la nature mme du travail entrepris. Tout d'abord, l'existence d'un lieu consacr offre une aide prcieuse pour entreprendre un sjour dans des conditions de retraite. L'atmosphre peut y tre la fois vigi-lante et intriorise. Mme s'il s'agit de travailler sur la matire brute des motions, l'ambiance gnrale du lieu oriente tou-jours vers l'essentiel. La maison elle-mme, ainsi qu'une vie simple et rgulire, donnent une impression de scurit. Cet ensemble constitue un point d'appui pour oser s'aventurer dans les zones plus troubles de soi-mme. Mme si notre monde intrieur vole en clats, la discipline extrieure nous offre une structure sur laquelle on peut compter. Celle-ci prend le relais en attendant que de nouvelles bases soient trouves et stabilises.

    Le lying est un travail d'introspection spcifique qui peut

  • S6 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    s'apparenter la plonge sous-marine. Subjectivement d'ailleurs, on a l'impression de s'enfoncer, de se laisser couler dans la profondeur. Lorsque l'on remonte la surface, la pnombre de la pice nous aveugle littralement et on prouve la sensation de revenir de loin. Bien entendu, il ne s'agit que d'une analogie car la profondeur dsigne en ralit beaucoup plus une qualit de conscience qu'une distance. Qyoi qu'il en soit, il est ncessaire de passer, au cours du processus, par des paliers de dcompression. Cela implique le facteur temps.

    J'ai accompagn des personnes en lying dans des condi-tions diffrentes : en non rsidentiel o les personnes venaient pour une sance hebdomadaire insre dans leur vie cou-rante, en rsidentiel court sous forme de stages de cinq jours et en rsidentiel long dans le cadre de retraites de trois cinq semaines. Il m'est apparu que les sjours en retraite pour une dure d'un mois ou plus offrent les conditions les plus favo-rables. La dure et la frquence rapproche des sances jouent un rle dterminant pour atteindre des niveaux plus pro-fonds. Il faut en effet une intensification suffisante donc continue pour atteindre le degr de chaleur adquat per-mettant de changer de registre.

    Si l'on veut par exemple amener bullition un rcipient d'eau et que dix minutes sont ncessaires, on ne pourra pas arriver ce rsultat si l'on tente de le chauffer dix fois une minute. En fait, dix fois une minute ou cent fois une minute ri aboutissent pas au mme rsultat que dix minutes d'affile. Cette loi physique opre aussi au niveau plus subtil. L'bullition, dans le cas du lying, correspond un change-ment qualitatif radical- tout aussi radical que le passage de l'tat liquide l'tat gazeux.

    La retraite de longue dure facilite le sevrage des stimu-lations extrieures et des distractions. Elle restreint les pos-sibilits de fuite ou de compensation. La perte des repres

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 57

    habituels joue aussi son rle pour dstabiliser le mental, amenuiser les dfenses et rendre ainsi plus vulnrable. La vie rgulire mene avec discipline et dans le silence permet d'approfondir la qualit de la vigilance et d'affiner l'acuit de vision. Il est possible ainsi de percevoir et d'observer avec plus de prcision ses propres motions, mcanismes et comportements.

    On dcouvre aussi que tout est interdpendant et que le dtail d'une attitude est rvlateur d'un aspect plus profond. Il est fort probable qu'une personne ngligente dans l'ac-complissement d'une tche mnagre le sera aussi dans son approche de la voie; elle s'engagera sans doute d'une faon approximative dans les lyings ou ne poussera pas assez loin le travail d'investigation.

    En mme temps, par une vigilance accrue, une conomie d'nergie est ralise qui peut tre rinvestie dans la mise en pratique de l'enseignement. Les longs sjours en retraite offrent aussi un temps suffisant pour permettre une dcan-tation et une intgration des expriences qui y sont vcues. l'cart des sollicitations ordinaires, il devient possible de mener une rflexion plus pousse quant de telles exp-riences. La comprhension et l'assimilation des vrits dcou-vertes se font de la sorte un rythme naturel. Ce processus dlicat a besoin d'un environnement privilgi de la mme faon que des jeunes pousses encore fragiles doivent, pour fortifier leurs racines, bnficier d'un contexte protecteur.

    La vie commune enfin, partage avec d'autres rsidents, est une grande opportunit pour l'tude de soi. Elle peut complter le travail d'investigation en fournissant des chan-tillons pris sur le vif du fait des relations entre les personnes. Certains aspects particuliers peuvent tre utiliss comme des catalyseurs pour acclrer la dmarche de lying.

  • S8 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    ACCDER AU REVCU

    L'exprience de lying ne consiste pas se souvenir mais revivre, c'est--dire tre.

    Tous les niveaux sont impliqus; la fois les domaines physique, motionnel et mental. On ne souponne pas, par exemple, ce que peut reprsenter pour un nourrisson le visage d'un adulte qui se penche vers lui. La tte de l'adulte est, en taille, presque la moiti du corps du bb ! Pour peu que le visage exprime une motion ngative, l'enfant a littralement l'impression qu'il va tre dvor. Et c'est en tant de tout soi-mme cette impression physique, motionnelle et men-tale, que notre perception est juste, totale : cela ri a rien voir avec le fait de se rappeler.

    La mmoire comporte trois aspects ou, en d'autres termes, on peut dire qu'il y a trois mmoires distinctes : la mmoire physique, la mmoire motionnelle et la mmoire intellec-tuelle. Chacun ayant son propre mode d'accs l'incons-cient, toutes les combinaisons de rminiscence sont possibles. Certains peuvent commencer avoir des sensations phy-siques particulires mais sans aucune image ni motion. D'autres peuvent ressentir une motion sans que celle-ci soit associe un souvenir prcis. D'autres encore s'ouvrent tout d'abord une mmoire intellectuelle. I.:important tant que, peu peu, la premire mmoire qui se rveille entrane les deux autres.

    Le lying ouvre la voie un processus d'une trs grande intelligence. L'habilet consiste faire en sorte que ce pro-cessus puisse suivre son cours naturel et se dployer. On par-vient alors des dcouvertes et des constatations dont les implications sont dj, sur le plan psychologique, essen-tielles. Pour laisser merger la conscience des mcanismes trs puissants relis des vnements refouls, il faut adop-

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 59

    ter une attitude dnue de toute protection. Cela suppose de passer outre bon nombre de concepts prtablis. On peut se rendre compte alors quel point la conscience morale conditionne sert de tampon pour s'isoler de ce que l'on prouve rellement.

    La pratique du lying requiert des qualits fminines d'ou-verture, de rceptivit et de fluidit. En mme temps, la part masculine joue son rle pour maintenir la concentration dont on a dj parl. Celle-ci permet de coller la manifesta-tion prcise qui se rvle dans l'instant. Il s'agit de suivre le mouvement, de seconde en seconde, quel que soit l'endroit o celui-ci nous entrane. En suivant comme une ombre sans laisser s'installer le moindre dcalage, le mental est aplati car on a supprim tout l'espace l'intrieur duquel il pour-rait subsister.

    ACCOMPLIR L'EXPRIENCE PNIBLE

    La nature cherche toujours un tat d'quilibre. On parti-cipe la restauration de cet quilibre en faisant jusqu'au bout l'exprimentation de l'exprience pnible. Pourquoi? Parce que l'exprience dsagrable est incomplte, elle reste inache-ve du fait qu'elle a t vcue sur un fond de ngation. On devrait dire qu'elle a t subie plutt qu'prouve par une conscience lucide et acceptante. L'exprience est inaccom-plie quand elle ri est pas accepte totalement, ce qui est le cas de toute exprience dsagrable ou douloureuse. Elle reste alors dans un tat d'inachvement patent. En revenant sur les samskras ngatifs, le lying va parachever le processus. Il mne l'exprience son terme. Une fois pleinement accom-plie, l'empreinte ne peut plus tre un obstacle. La Chndogya-Upanishad dit : Ce qui est acquiescement est accomplisse-

  • 60 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    ment (I, I, 8). l'inverse, l'ignorance (la non-gnose) est toujours du ct du refus, du dni de la ralit.

    Dans le lying, ce ne sont pas les samskras positifs qui reviennent la mmoire ou bien si c'est le cas ils annoncent un malheur ! Le samskra positif engendre soit une souf-france par le simple fait qu'il a une fin, soit il est une intro-duction autre chose de l'ordre d'une exprience doulou-reuse. Le dynamisme propre du lying nous conduit tout naturellement aborder les points de refus ou, en d'autres termes, les aspects enkysts de notre biographie. Il n'est pas seulement ncessaire de revenir sur les traumatismes les plus significatifs. Aussi faut-il connatre fond les impres-sions qui ont imprgn notre enfance car celles-ci, sans tre traumatisantes en elles-mmes, jouent cependant un rle important dans la construction de notre personnalit et dans la manire dont nous fonctionnons.

    DBUSQUER TOUS NOS ESPACES DE NON-LIBERT

    Au cours des sances, on voit se dvelopper un dynamisme nergtique qui semble dot d'une tte chercheuse se diri-geant inexorablement sur les points stratgiques. D'une manire toute spontane, on en arrive ce qu'Arnaud a pu appeler nos espaces de non-libert . Ces principaux domaines sont les plaques tournantes de notre dpendance et de notre asservissement. Comme les lyings seuls ne par-viendront pas les dcouvrir tous, on peut se rendre compte qu'avec une grande intelligence, c'est la vie elle-mme qui se charge de complter le travail pour les dmasquer ! La tra-dition vedantique parle des nuds du cur qu'il nous

  • LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE 61

    appartient de dnouer. Cette belle expression signale la nces-sit de ce travail de dvoilement, d'puration.

    En dmasquant les espaces de non-libert>> et en com-menant les neutraliser, le lying peut jouer un rle de grande importance pour modifier la dynamique dans le rseau subtil des attractions et des rpulsions. La loi, difficile saisir, selon laquelle notre tre attire notre vie, n'en est pas moins relle. Elle se vrifie immanquablement ds que le lying commence percuter de plein fouet de tels points stratgiques. Mme s'il peut encore rester parfois un long travail de neutralisa-tion sous une autre forme que le lying proprement dit, on peut quand mme considrer qu'il y a un avant et un aprs. La situation intrieure ne sera plus jamais tout fait la mme et les choses pourront alors commencer changer.

    Le revcu de scnes ou de scnarios spcifiques est une manire de commencer introduire de la lucidit l'int-rieur de forces mcaniques qui nous satellisent. li nous permet de reprer en quoi consiste notre pseudo-vision du monde. En dbusquant les distorsions psychologiques et leur ori-gine, il devient alors possible d'en examiner toutes les inci-dences. J'ai t un jour impressionn par une personne qui, au sortir d'un lying, a t en mesure d'tablir une cartogra-phie complte des grands axes de son monde psychique, avec toutes les connexions et les interactions impliques. Cet examen est de toute faon indispensable et il devient pos-sible partir du moment o l'intelligence retrouve ses droits. La mise en pratique de l'enseignement n'est plus entrave et peut faire un bond en avant.

    La rflexion, la discrimination prend le relais partir du moment o le potentiel motionnel reli l'empreinte du pass, au samskra, est dsamorc. Il y a un phnomne d'usure qui nous conduit progressivement vers la neutralit, un peu comme si l'on visionnait plusieurs fois le mme film

  • 62 SWMI PRAJNNPAD ET LES LYINGS

    d'horreur. Celui-ci perd de beaucoup son impact par le fait de la rptition et de la reconnaissance.

    Le stock motionnel est comparable une certaine quan-tit d'air emmagasin dans un ballon. Il y a donc plusieurs facteurs qui entrent en jeu si on veut le vider: tout d'abord la taille du ballon, ensuite la pression et la dimension de l'ou-verture. Dans le cas du lying et pour complter cette analo-gie, il faut tenir compte aussi de l'intensit du dsir de s'en dlivrer. Ce dsir n'est pas de la mme nature que la simple force du rejet pour s'en dbarrasser car dans un cas on est prt payer le prix, dans l'autre non. La premire attitude procde d'un assentiment et la seconde d'un refus. En effet, l'attitude courante consiste vouloir se dbarrasser de toute motion pnible, rejeter au loin ce qui est dplaisant. On adopte dans ce cas une attitude de ngation qui ne peut jamais tre libratrice car il faut au contraire passer travers . L'intention d'tre libre, si elle est relle, ne correspond jamais une tentative d'vitement mais plutt une volont de voir la ralit en face, quoi qu'il en cote.

    VOIR, RECONNATRE, A