Sur l'Origine Des Mots Designant Le Droit

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Sur l'Origine des mots désignant le droit et la loi en latin (par Michel Bréal) Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Sur l'origine des mots designant le droit

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Sur l'Origine des motsdésignant le droit et laloi en latin (par Michel

Bréal)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Bréal, Michel (1832-1915). Sur l'Origine des mots désignant le droit et la loi en latin (par Michel Bréal). 1884.

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Se me propose'd'examiner les,plus anciens termes de droit'

usités chez les Romains : cette.étude est importante, parce

qu'elle nous montre que la plupart de ces termes, de droit

remontent à une époque beaucoup plus reculée qu'on, ne le

suppose généralement. Quand les Italiotes et les Hellènes

deviennent visibles aux yeux de l'histoire,- une grande et

longue portion de leur existence', et non la' moins féconde,est déjà écoulée. Gé que nous avons l'habitude/d'âppelër l'en-

fance de ces peuples est en réalité leur âge'mûr : tout ce quia fait la force et la sève de ces nations, religion, droit,

famille, institutions, coutumes, s'est formé en un temps quise dérobe à nos regards. Ainsi s'explique ce fait surprenant,

que les races aryennes ont l'air d'entrer toutes civilisées dans

la vie. Mais c'est là une pure illusion : une longue série de

générations les a préparées à leur rôle. Aucun nom propre

appartenant à cette période n'a survécu. Les vrais grands

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2 L ORIGINE DES MOTS DESIGNANT LE DROIT

hommes, les vrais fondateurs, ceux qui ont jeté les bases

de la puissance future de ces peuples, nous ne connaissons

ni leur nom, ni leur patrie, ni l'époque précise où ils ont vécu.

Il existe cependant un moyen, sinon d'éclairer pleinementces régions perdues de l'histoire, du moins d'y faire pénétrerun rayon de lumière et d'établir dans ce passé anté-historiqueune chronologie relative. Ce moyen nous est fourni par la

linguistique. Quand un terme désignant une idée de droit ou

de morale se retrouve non-seulement à Rome, mais chez les

peuples italiotes et chez les Grecs, on doit supposer quel'idée qu'il représente était déjà acquise avant la fondation

de Rome et qu'elle appartient à toute la race helléno-italique.

Quand, de plus, le même terme existe chez les autres nations

indo-européennes, il a dû précéder la séparation des diffé-

rents rameaux de la race. Il est vrai qu'il faut toujours faire

une part à la possibilité des emprunts : mais lorsqu'il s'agit,

par exemple, de deux peuples aussi éloignés l'un de l'autre

que les Italiotes et les Indous, l'hypothèse de l'emprunt de-

vient si invraisemblable pour ces temps primitifs qu'on peutl'écarter sans crainte. On sait d'ailleurs que la linguistiquen'est pas dépourvue d'instruments pour distinguer les mots

empruntés des mots faisant partie du fonds primitif d'une

langue. On peut donc dire, sans crainte de se tromper, que

quand une notion se trouve marquée du même nom dans les

Védas et dans la loi des XII Tables, elle n'a pas été trans-

portée de l'Inde en Italie, ni de l'Italie dans l'Inde, mais

qu'elle appartient, de toute antiquité, à la race qui, grâce à

des circonstances mal connues de nous, et à une époque im-

possible à déterminer exactement, s'est répandue d'une parten Europe, de l'autre en Asie.

Nous allons examiner, à ce point de vue, trois mots qui

désignent l'idée de loi, savoir : jus, fas et lex.

Jus, en ancien latin jous, désigne chez les Romains la jus-tice et le droit. Entre jus et fas il y a cette différence que le

premier terme s'applique plus spécialement à la justice hu-

maine, tandis que fas est le droit établi par les dieux. Ce-

pendant le mot jus lui-même n'est pas dépourvu d'une cou-

leur religieuse : c'est ce que nous voyons, entre autres

preuves, par le dérivé juro. En effet, jurer, c'est solennelle-

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ET LA LOI EN LATIN. û

ment affirmer la vérité d'une chose passée, la réalité d'unechose présente, la sûreté d'une chose à venir, en invoquantun témoin regardé comme sacré. Ce n'est pas l'idée abstraitedu droit qui aurait donné naissance à un tel verbe. A Bantia,le terme usité pour prêter serment, c'est deivo, qui est un

dérivé de deivus, divus, et qui veut dire prendre les dieux à

témoin. Ce verbe deivo s'emploie exactement comme juro,c'est-à-dire qu'il peut se mettre au participe passé (deivatus),pour marquer un homme qui, par son serment, s'est misentre les mains des dieux : en latin, vir juratus exprime lamême idée.

Il serait inutile de chercher en latin des secours pour expli-quer l'origine du mot jus : en effet, si jus a donné de nom-

breux dérivés et composés, tels que justus, judex, jurgo, in-

juria, il est le chef de la famille et il n'a lui-même aucun

ancêtre. Les étymologistes qui font venir jus de jubeo (quodjussum est a populo), ont le tort d'expliquer l'antécédent parle conséquent, car jubeo, en dépit de sa voyelle brève (1) et

de la différence de conjugaison, est composé de jus habeo :

ainsi s'expliquent, pour le dire en passant, les locutions jubere

legem, foedus, pacem, et la formule Velitis, jubeatis, Quirites.

Voyons donc si ce mot se retrouve dans d'autres langues.Dans le sanscrit le plus ancien, ainsi qu'en zend, il y a

un substantif neutre jaus qui correspond lettre pour lettre

au latin jous. C'est un terme très archaïque, car il ne fait plus

partie de la langue courante, et s'emploie seulement en cer-

taines locutions toutes faites. Dans les Védas, jos est toujoursassocié au mot çam, qui marque l'idée de bénédiction. Çamjosou çam cajos ca, est une formule qu'on emploie pour appelersur quelqu'un le pouvoir et la protection des dieux. Le mot

n'a point passé dans le sanscrit classique. Aussi a-t-il em-

barrassé les commentateurs indiens du Véda. Ils l'expliquenttantôt par la racine ju « éloigner, » et ils voient dans jos

l'éloignement des dangers (javanam bhajânâm) : c'est l'expli-cation de Yaska ; tantôt ils ont recours à la racine ju « unir, »

et ils supposent que ce terme marque le secours et l'alliance

(1) Cette voyelle était originairement longue : on trouve IOVBEOdans les

inscriptions.

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4 L'ORIGINE DES MOTS DESIGNANT LE DROIT

des dieux. Mais je répéterai ici ce que j'ai dit ailleurs de cer-

tains mots qui, déjà tout formés dès l'époque la plus an-

cienne, font partie de la langue comme un .legs des tempsantérieurs : c'est une entreprise bien risquée d'en chercher

l'étymologie, puisque, pour les expliquer, il faudrait posséderla langue qui a précédé (1). Contentons-nous donc de consta-

ter que jos existe avec une signification religieuse, telle que« salut » ou « protection divine, » dans les Védas.

D'autre part, dans l'Avesta, l'on a jaes, qui est très fré-

quemment employé. Mais là aussi, c'est un vocable qui ne fait

plus partie de la langue courante, et qui est seulement usité

en compagnie du verbe dâ « faire : » jaoz-dâ ou jaoz-datk est

une expression consacrée pour marquer l'idée de « purifier. »

C'est un terme-de liturgie. Mais la plupart des mots litur-

giques ainsi employés dans l'Avesta avaient, dans le prin-

cipe , une signification moins matérielle, et quelquefois assez

éloignée de l'acception qui leur a été définitivement imposée.Ce que nous pouvons conclure de l'expression jaos-dâ, c'est

que jaos était dans la religion de la Perse un terme marquantune idée d'un caractère religieux et moral.

Ainsi, chez les trois peuples de l'Italie, de la Perse et de

l'Inde, nous trouvons un mot jaus oujous qui est identique-ment le même et qui exprime une idée correspondant aux

notions les plus élevées que puisse concevoir l'esprit de

l'homme. La pensée anciennement renfermée dans ce mot,autant qu'on en peut juger par le sens des trois termes quiont survécu, est celle de la volonté ou de la puissance divine.

Comment jus s'est-il dégagé à Rome de ses origines

religieuses? Comment est-il devenu la désignation du droit

civil? Nous en avons fait pressentir la cause en commençant.Un autre mot, fas, dont nous allons maintenant nous occuper,a prévalu pour désigner le droit considéré au point de vue de

la religion.

(1) Il faut donc regarder comme un simple jeu d'esprit la tentative dePott [Wurzel-lexicon, I, 1232), qui cherche à ramener à une même originejus « le droit, » et jus « la sauce, » en supposant que l'idée commune estcelle de « lier, unir. » Cette fantaisie est entrée dans le grave ouvrage d'I-

hering, lequel, pour le dire en passant, fait des étymologies un usage sin-

gulièrement aventuré,

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ET LA LOI EN LATIN. S

On explique ordinairement fas par le verbe fari : cette in-

terprétation est déjà donnée par les anciens. Fas a fando, ditPaul Diacre (p. 88). Il est certain, en effet, qu'il s'est opéréune confusion dans l'esprit des Romains entre les dérivés de

fari, tels que infandus, nefandus, et les dérivés de fas, tels

que nefastus, nefarius. La confusion était d'autant plus facile

que le verbe fari a quelquefois lui-même un sens religieux.Ainsi il signifie « parler d'une manière prophétique, » et il adonné en ce sens fatum « ce qui a été prononcé, le destin. »

Mais ces mélanges de deux familles de mots, mélanges dusà une ressemblance de son, ne sont pas sans exemple. Il ap-

partient, en pareil cas, à la linguistique de séparer les élé-ments hétérogènes que le sentiment populaire a confondus.

Fas est, comme jus, chef de souche en latin, c'est-à-dire

qu'il a donné des dérivés, mais qu'il ne s'explique point lui-même par les ressources de la langue latine. C'est un subs-tantif neutre devenu indéclinable, et ne s'employant plus

guère qu'au nominatif et à l'accusatif. Il se présente surtoutdans la locution fas est, qui correspond exactement au grec

6sfxtçè<rzl, de même que nef as correspond à où ÔÉ^IÇ.Cicéron,dans le pro Murena (chap. 37), parlant de citoyens qui com-

plotent la ruine de leur patrie, dit : Cives, si eos hoc nomine

appellari fas est. De cette acception la locution a passé au

sens : « il est possible. » Ovide, dans son Art d'aimer (III,

151), déclare qu'il est impossible d'énumérer tous les genresde coiffure qui peuvent embellir une femme : Nec mihi tôt

positus numéro comprendere fas est. Mais c'est là un emploirécent, et, en quelque sorte, affaibli, d'une expression quiavait à l'origine la signification la plus relevée.

Fas marque le droit établi par les dieux. Cic, Verr., VII,

13, s. fine. Contra fas, contra auspicia, contra omnes divinas

atque humanas religiones. Virgile (Georg., I, 268), parlant des

occupations du laboureur aux jours de fête : Quippe etiam

festis qusedam exercere diebus Fas et jura sinunt : rivos dedu-

cere nulla Religio vetuit, etc.

Fas est quelquefois personnifié. Tite-Live (1, 32) donne les

formules usitées chez les Fétiaux quand ils déclarent la

guerre : Audi, Jupiter; aridité, fines (cujuscumque gentis sunt,

nominat) ; audiat Fas. Ego sum publicus nuntius populi Romani,

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6 L'ORIGINE DES MOTS DÉSIGNANT LE DROIT

juste pieque legatus venio, verbisque meis fides sit. Sénèque le

Tragique, dans son Hercule furieux (v. 658), commence une

invocation solennelle aux dieux du ciel et des enfers par ces

mots : Fas omne mundi. Il est probable que Sénèque imite ici

un modèle grec : les invocations à Thémis, fille d'Ouranos et

de la Terre, femme de Zeus, mère de Dikè, ne sont pas rares

chez les tragiques. Enfin Ausone identifie purement et simple-ment Fas et Themis (Technopoegn., EdyU., 12) : Prima Deum

Fas, Quse Themis est Grsecis.

Sans qu'il s'en doutât, Ausone était tombé. sur la vraie

étymologie : non-seulement Fas joue chez les Romains un

rôle analogue à celui de Thémis, mais les deux noms sont

originairement apparentés, et probablement identiques (1). A

côté du substantif féminin, nous avons le neutre ÔÉJJU;,fré-

quemment employé dans la locution 8é[tiç stvai. C'est ce neutre

qui a donné les dérivés ôéjjuaTo;« juste, » ÔÉJAIO-TE;« lois. »

La voyelle longue de fas vient de la nasale qui se trouvait

anciennement devant Ys : c'est ainsi que dens, mens, gens,

fons, frons, toties, quoties, au témoignage des anciens , ont la

voyelle longue (2), et que potens, sapiens sont transcrits en

grec TOTÏ)V;,<7âmY)vç.Il est vrai qu'en regard de ÔSJJU;on se serait plutôt attendu

à une forme fems, fes. Mais la nasale favorise en latin le son

a : c'est ce qu'on peut observer en comparant les mots comme

famulus, anser, canis, maneo aux mots grecs de même ori-

gine. Cette nasale contenue dans fas a peu à peu disparu de

la prononciation, en sorte que dans le dérivé nefarius le s a

subi la loi du rhotacisme. Pareille chose est arrivée pour les

comparatifs meliorem, majorent, qui viennent d'anciennes

formes melionsem, majonsem.La présence en grec du mot correspondant à fas fait re-

culer l'un et l'autre de plusieurs siècles, et les reporte à l'é-

poque où Italiotes et Hellènes ne formaient encore qu'uneseule et même population : dès cette période, l'idée du droit

établi par les dieux était nommée de ce nom ; dès cette pé-

(1) La lettre latine f correspond, au commencement des mots, tantôt à un

y grec, tantôt à un 8. Rapprochez, par exemple, fera et (Mp, formus et

6tp|io'ç, etc.

(2) Corssen, Aussprache (2° édition), I, 258.

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ET LA LOI EN LATIN. 7

riode, la locution fas est, OÉJJU;ISTI, faisait partie de la langue-courante. Le latin fastus a son pendant exact dans le grec-

OsfjuaToç.Mais ce n'est pas encore porter assez loin les origines-de cette conception.

Dans toute la famille indo-européenne, l'idée de la loi est

marquée à l'aide de noms qui dérivent de la racine dhâ « po-

ser, établir. » Dans les Védas, dhâman exprime la loi, et par-ticulièrement la loi fondée par Mitra-Varuna. Le mot a déjàdans la langue védique quelque chose de solennel et de sacré i

il est souvent accompagné de l'épithète pûrvjam « la loi an-

tique. » La colère divine menace celui qui ébranle cet ancien

ordre de l'univers. C'est un mot essentiellement religieux : il

désigne en particulier la loi qui préside au sacrifice.

En zend, on a de la même racine le substantif neutre

dâtem « la loi. » Ce substantif est ordinairement accompagnéde l'adjectif zarathustrya « la loi zoroastrienne. » Le nom

bien connu Vendidad renferme dans sa dernière syllabe le

même mot : « la loi contre les démons. »

Dans les langues germaniques on retrouve le même terme.

Le gothique dôms « jugement,» l'anglais doom sont de même

origine : en allemand, tum ou thum, qui correspond au vieux

haut-allemand tuom, est sorti de l'usage comme mot indépen-

dant, mais il subsiste comme second membre de beaucoupde composés , où il est devenu synonyme de « état, .manière

d'être, » et où il joue le rôle d'un simple suffixe : priester-thum « prêtrise, » heiden-thum « paganisme, » alter-thum

« antiquité. »

Le latin fas est donc un terme non moins ancien, et plusriche encore en congénères que jus. Il s'est plus spécialementlimité chez les Romains au sens religieux, ou plutôt il est

resté renfermé dans cette acception qui était l'acception pri-

mitive, parce que jus s'est chargé d'exprimer le droit établi

par les hommes, le droit civil. Quand deux mots à peu près

synonymes coexistent dans une langue, ils agissent à distance

l'un sur l'autre, et si l'un des deux étend sa signification,l'autre se maintient d'autant plus étroitement dans son do-

maine héréditaire. Le chemin parcouru par le mot jus se voit

bien si l'on considère d'une part le dérivé justus, qui se dit

des choses, des actes, des,événements, des hommes; et d'au-

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8 L'ORIGINE DES MOTS DÉSIGNANT LE DROIT

tre part, le dérivé fastus, qui appartient au droit pontifical,et n'est guère qu'un terme du calendrier. Mais à l'origine juset fas avaient à peu près la même extension : ils appartiennenttous deux au fond primitif des langues indo-européennes, et

tous deux expriment à peu près la même conception, d'un

caractère essentiellement sacré.

Je viens maintenant à un troisième mot latin, qui appar-tient au même ordre d'idées : c'est le mot lex. A la différence

des deux précédents, lex ne se trouve qu'en Italie. On a

voulu en rapprocher le suédois lag « loi, » en anglais law.

Mais cette étymologie, proposée par Pott (1), et adoptée par

Ihering, ne nous paraît pas possible. Lex est avec légère dans

le même rapport que rex avec regere : et il ne faut pas voir

ici le verbe légère dans le sens d'assembler, recueillir, mais le

verbe légère « lire. » Lex est la Lecture, comme chez les

peuples sémitiques, la loi, c'est l'Écriture. On comprend dès

lors pourquoi le mot ne se retrouve pas chez les autres

peuples de la race ; il est d'introduction relativement récente,

puisqu'il est postérieur à l'usage de l'alphabet. Mais, d'un

autre côté, il prouve combien l'usage de l'alphabet remonte

haut chez les peuples italiotes, puisque ce terme non-seule-

ment désigne la loi des XII Tables et les leges regise, mais a

donné quantité de dérivés, tels que legare, collegium(1). Il

est intéressant de trouver dans la langue des locutions con-

sacrées qui sont les témoins de cette origine du mot lex, ausens de loi écrite ou gravée. Legem flgere est un terme tech-

nique qui nous montre la loi, gravée sur le bronze ou le

marbre, et affichée au forum. Virg., Mn., VI, 622.

Vendidit hic auro patriam dominumque potentemImposuit ; fixit leges pretio atque vefixit.

Legem delere (3), c'est effacer une loi, et ce terme fait

partie, ainsi que tabulas delere, comme une locution toute

(1) Pott, Étymolog. Forsch. (2» édition), IV, 608. Ihering, I, 216.

(2) Collegium est formé comme consortium, confmium. C'est une réuniond'hommes régis par une loi à part.

(3) Delere est un composé de linere : la parenté est encore visible au par-fait delevi.

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ET LA LOI EN LATIN. 9

faite, de la langue latine. Ce que nous apprennent les histo-

riens est conforme à l'étymologie. Toute proposition de loi

devait être mise par écrit et, avant d'être soumise à l'assem-

blée du peuple, elle restait publiquement affichée pendanttrois semaines. Une fois votée, la loi était gravée sur une

table qui, après avoir été placée pendant un temps au forum,était ensuite déposée aux archives (tabularium).

En grec, la loi est appelée âeapç, pr|Tpa, vojxoç, ce qui ne

prouve pas que l'écriture soit moins ancienne chez les Grecs ,mais simplement que les deux rameaux étaient déjà séparés

1

quand les Italiotes, à côté de jus et de fas, donnèrent placeau mot lex. Entre la période indo-européenne, à laquelleremontent les deux premiers termes, et la période italique à

laquelle appartient le troisième, pouvons-nous distinguer une

période helléno-italique? Il semble que oui. No'|*oç signifie

proprement la distribution : c'est un terme de même famille

que vé[jLe<Ttç.Aristote a justement indiqué le sens du mot :

'O VOJJLOÇTa?[; TIÇ IOTI xal TVJVEÔVOJJUOCVàva^xaiov eùxa^iàv slvài. Cette

famille de mots ne paraît pas avoir été étrangère au latin, si

nous en jugeons par le nom propre Numa « le législateur, »

et par Numitor, qui est la forme latine de vEnÉ-rup.Mais tandis

que les deux mots les plus anciens, jus et fas, ont survécu et

vivent encore aujourd'hui dans les langues sorties du latin,la période intermédiaire n'a point laissé de trace.

Mentionnons, avant de finir, un verbe qui paraît avoir eu

de très bonne heure une signification juridique, et qui, à ce

titre, mérite d'être placé à côté des mots que nous venons

d'examiner. C'est le verbe dico. Nous le voyons associé à jusdans judex et ses nombreux dérivés, tels que judicare, judi-

cium; il se retrouve dans les locutions causant dicere, sen-

tentiam dicere, dicere multam, etc. Il a donné le dérivé dicio,

qui marque la souveraineté légitime (facere dicionis suée, esse

in dicione populi romani) et le composé condicio qui exprimel'entente légale entre deux personnes. Citons aussi la locu-

tion dicis causa, qui veut dire « pour se conformer au rite, à

la légalité. » Le sens primitif de dico paraît avoir été celui de

« montrer, démontrer, » comme on le voit par le grec SEIXVUJXI,le sanscrit diçâmi, «je montre, » et l'allemand zeigen. Mais

ce qui prouve que dès la période indo-européenne, à côté de

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iO L'ORIGINE DES MOTS DÉSIGNANT LE DROIT, ETC.

son acception générale, il a eu des emplois qui le rattachent

à la langue du droit, c'est qu'il a donné le grec 8IXY],avec ses

dérivés comme Si'xaioç,8ixaÇa>,et que nous le retrouvons dans

l'allemand zeihen « accuser, » ver-zeihen « pardonner. »

Pour nous résumer, le droit, qu'on a appelé la création la

plus originale du génie latin , et qui a l'air de sortir de toutes

pièces de la tête des décemvirs, comme la poésie épique de la

tête d'Homère, a ses origines dans le passé le plus lointain :

il est inséparable des premières idées religieuses de la race.

Une longue suite de siècles se laisse entrevoir à l'examen de

ces mots si importants pour l'histoire de l'humanité. Aussi

peut-on justement comparer la civilisation antique à ces grandsfleuves d'Afrique dont nous voyons le majestueux développe-ment et les fertilisantes inondations, mais dont, jusqu'à ces

dernières années, l'on ne savait où placer la sourcejQJLmar-quer sur la carte le parcours. S^'.DÏ'!"'"'*•

MICH|L:::BR$AL.>

BAR-LE-DUC, IMPRIMERIE CONTANT-LAGUERRE.

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Extrait de la Nouvelle Revue historique de Droit français

et étranger.