Sur Les Mystères d'Eleusis - Pierre Boyancé

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Pierre Boyancé Sur les mystères d'Éleusis In: Revue des Études Grecques, tome 75, fascicule 356-358, Juillet-décembre 1962. pp. 460-482. Résumé Trois études ont été suggérées par les nombreuses lacunes du livre récent de M. Mylonas sur Eleusis : — 1) Les philosophes, depuis le Banquet et le Phèdre, n'ont cessé de se référer à l'époptie éleusinienne pour y puiser des comparaisons entre elle et la philosophie. Une brève esquisse de cette longue histoire (de Platon à Proclus !) doit montrer que les exégètes des mystères ne peuvent arbitrairement retenir tel texte (Théon) et ignorer les autres. — 2) Il n'y a pas lieu d'établir entre l'orphisme et Eleusis de coupure trop tranchée, en particulier pour la peinture de l'au-delà, de ses supplices et de ses récompenses ; certaines négations de M. Mylonas sont contestées. — 3) Une inscription découverte sur l'Agora d'Athènes et publiée en 1935 restée inconnue de M. Mylonas, atteste anciennement à Eleusis la présence de deux figures divines, Archégétès et Thémis, sur lesquelles des remarques sont données : on peut ainsi notamment souligner la valeur du témoignage de Clément d'Alexandrie pour Thémis. Citer ce document / Cite this document : Boyancé Pierre. Sur les mystères d'Éleusis. In: Revue des Études Grecques, tome 75, fascicule 356-358, Juillet-décembre 1962. pp. 460-482. doi : 10.3406/reg.1962.3714 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1962_num_75_356_3714

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Pierre Boyancé

Sur les mystères d'ÉleusisIn: Revue des Études Grecques, tome 75, fascicule 356-358, Juillet-décembre 1962. pp. 460-482.

RésuméTrois études ont été suggérées par les nombreuses lacunes du livre récent de M. Mylonas sur Eleusis :— 1) Les philosophes, depuis le Banquet et le Phèdre, n'ont cessé de se référer à l'époptie éleusinienne pour y puiser descomparaisons entre elle et la philosophie. Une brève esquisse de cette longue histoire (de Platon à Proclus !) doit montrer queles exégètes des mystères ne peuvent arbitrairement retenir tel texte (Théon) et ignorer les autres.— 2) Il n'y a pas lieu d'établir entre l'orphisme et Eleusis de coupure trop tranchée, en particulier pour la peinture de l'au-delà, deses supplices et de ses récompenses ; certaines négations de M. Mylonas sont contestées.— 3) Une inscription découverte sur l'Agora d'Athènes et publiée en 1935 restée inconnue de M. Mylonas, atteste anciennementà Eleusis la présence de deux figures divines, Archégétès et Thémis, sur lesquelles des remarques sont données : on peut ainsinotamment souligner la valeur du témoignage de Clément d'Alexandrie pour Thémis.

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Boyancé Pierre. Sur les mystères d'Éleusis. In: Revue des Études Grecques, tome 75, fascicule 356-358, Juillet-décembre1962. pp. 460-482.

doi : 10.3406/reg.1962.3714

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1962_num_75_356_3714

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SUR LES MYSTÈRES D'ELEUSIS

A propos d'un livre récent

M. Mylonas, dont on sait l'activité archéologique déployée à Eleusis, — activité qui a, conjointement à celle de M. Kourouniotis, fourni la preuve d'une continuité reliant l'époque helladique tardive non seulement à la fin des temps mycéniens, mais à l'époque géométrique et aux temps historiques, — vient de publier un ouvrage d'ensemble sur «Eleusis et les mystères éleusiniens » (1).

C'est le plus important depuis le livre, ancien, de Paul Foucart (2). Gomme on pouvait s'y attendre, l'étude archéologique est particulièrement approfondie et occupe huit chapitres sur neuf. Elle déborde largement le cadre des mystères. Par contre il faut bien signaler dans ce qui est dit du culte, et qui est beaucoup plus succinct, des omissions qui me semblent assez graves et sur lesquelles je veux attirer l'attention.

I. L'ÉPOPTIE ÉLEUSINIENNE ET LES PHI1 OSOPHES

Les conclusions de M. Mylonas sur le degré suprême de l'initiation, sur l'époptie, sont plus négatives que celles d'aucun de ses devanciers : « We are absolutely in the dark as to what constituted the rites of the epopteia (3). » II écarte résolument, et à bon droit,

(1) George E. Mylonas, Eleusis and the Eleusinian Mysteries, Princeton, 1961. (2) Paul Foucart, Les Mystères d'Eleusis, Paris, 1914. L'exposé le plus

important paru depuis est celui d'Otto Kern dans l'article Mysterien de la Real-Encyclopàdie de Pauly-Wissowa, t. XVI, 1935, col. 1211-1263 (omis par M. Mylonas dans sa «selected bibliographie » des pp. 321-324).

(3) P. 275. Cf. p. 278 : « What the ritual of the epopteia was we cannot known, nor what its substance and meaning. Certain sacred objects were revealed to the epoptai who perhaps were supposed to observe them in silence and meditation, but what these were we cannot known. »

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l'idée présentée par Foucart et Magnien d'un rôle capital joué en la matière par Dionysos, mais il conteste aussi — et cela est nouveau — l'intérêt du célèbre passage de saint Hippolyte sur l'épi moissonné qui aurait été l'objet d'une contemplation silencieuse des mystes (1), parce que, selon lui, l'auteur chrétien mêlerait indûment aux réalités éleusiniennes les réalités phrygiennes, où c'est Attis qui est appelé par lui l'épi moissonné : « It would be very strange, indeed, if the Athenians had adopted for their Eleusinian Mysteries the symbolic representations of the Phrygian Attis. » II n'est pas sûr que cette critique doive rallier tous les suffrages. Rapprochement n'implique pas confusion et identité, et M. Mylonas lui-même n'exclut pas la possibilité d'une coïncidence fortuite, qui serait assez naturelle dans deux cultes fondés tous deux sur la végétation. Il ne serait peut-être pas impossible non plus qu'un des cultes ait influé sur l'autre. Il ne faut pas oublier que nous voyons de mieux en mieux que ce qu'on appelle les mystères orientaux s'est constitué à l'époque hellénistique et même romaine. Il n'est nullement inconcevable a priori qu'on ait fait bénéficier le phrygien Attis de rites éleusiniens. C'est un Eumolpide, Timothée, qu'Arnobe donne comme l'auteur d'un écrit sur la légende de la Grande Mère (2) et F. Gumont, tout en rejetant l'idée, que Zielinski avait essayé d'accréditer, de l'activité de ce personnage, admet qu'« il n'est pas improbable que sa théologie ait influencé la religion de Cybèle, de même que celle de Sérapis (3) ».

Mais quels que soient les rites précis et l'objet de la contemplation impliquée par le mot même à'epopteia (ainsi que plus généralement par toute une série de textes concernant les mystères d'Eleusis, sans spécification du moment de cette contemplation, mais que l'idée de vision engage assez impérativement à y rapporter) (4), il est un témoignage essentiel sur l'effet produit par les mystères, ou plutôt

(1) Bef. haer., Y, 8, 39, p. 96 W. (2) Arnobe, V, 5. (3) Les religions orientales dans le paganisme romain, 4e éd., Paris, 1929,

p. 223. Cf. R. Pettazzoni, / misteri. Saggio cli una sloria storico-religiosa, Rome, 1923, p. 119; Th. Zielinski, La Sibylle, Paris, 1924, p. 83 et suiv.

(4) Hymne homérique à Démêler, v. 480 : όλβιος, δς τάδ' ό'πωπεν έπιχθονίων ανθρώπων. — Sophocle, frag. 753 Nauck2 : ώς τρις όλβιοι κείνοι βροτών οι ταύτα δερχθέντες τέλη μόλωσ' εις "Αιδου... — Pindare, frag. 137 Bergk4 : όλβιος, όστις ίδών κεΐν' εϊσ' υπό χθο·/ ... (référé à Eleusis par Clém. Alex., Stromales,

REG, LXXV, 1962, n° 356-358. 7

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il en est deux, et c'est là la première des graves omissions de M. Mylonas. Le second précise et complète le premier et oblige de le rapporter à la contemplation, c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, à l'époptie. L'un est celui d'Aristote, cité par Synésius, et il est mentionné par M. Mylonas. « Aristote est d'avis que ceux que l'on initie ne doivent pas apprendre quelque chose, mais éprouver des émotions et être mis dans certaines dispositions, évidemment après être devenus aptes à les recevoir (1). » Bien qu'Eleusis ne fût pas nommée dans ces lignes, il ne s'était point montré d'hyper- critique pour les lui refuser. Bien en avait pris aux hypercritiques, car est venu le second texte, ignoré de M. Mylonas et découvert par Joseph Bidez dans Psellus (2). Il se réfère manifestement au même passage d'Aristote, mais avec un vocabulaire quelque peu différent et des détails supplémentaires, dont l'un, déjà fort important, est qu'Eleusis est cette fois nommée : « En effet voici les deux éléments que comprend toute littérature, aussi bien celle qui est inspirée de Dieu que la partie restante, j'entends la profane : l'élément didactique et l'élément initiatoire. Or donc, le premier, c'est par l'ouïe qu'il parvient aux hommes, tandis que le second, c'est quand l'esprit lui-même a éprouvé l'illumination. C'est ce dernier qu'Aristote a appelé « du type des mystères » et semblable (à ce qui se passait) aux Éleusinies, car dans ces fêtes celui qui était initié recevait de? impressions, mais non un enseignement (3). »

III, 17, p. 518 P.). Mylonas (p. 298-299) commente heureusement le sens de ces textes, les utilisant contre la thèse qui veut que l'essentiel de l'initiation consiste dans la manipulation des objets sacrés et reprenant ainsi, sans y renvoyer, l'argumentation de M. P. Nilsson, Geschichie der griechischen Religion, Munich, t. I, 2e éd., p. 661. Il faut ajouter Euripide, Here, fur., V, 613: τα μυστών δέ δργι' εύτύχησ' ίδών.

(1) Synésius, Oral., 48 (cité p. 262) : Τους τετελεσμένους ού μαθεΐν τι δει, άλλα παθεΐν και διατεθηναι, γενομένους δηλονότι επιτηδείους.

(2) Catalogue des manuscrits alchimiques grecs, t. VI, 1928, p. 171 : εις δύο γαρ ταϋτα πασά γραφή διήρηται ή τε θεόπνευστος και τό λοιπόν μέρος της θύραθεν " εις τε το διδακτικόν και τό τελεστικόν. Τό μεν οδν πρώτον άκοη τοις άνθρώποις παραγίνεται, τό δέ δεύτερον αύτοϋ παθόντος του νου την ελλαμψιν ' ο δη και μυστηριώδες 'Αριστοτέλης ώνόμασε και έοικός ταις Έλευσινίαις ' εν έκείναις γαρ τυπούμενος ό τελούμενος τας θεωρίας ήν, άλλ' ού διδασκόμενος. Il me semble qu'il faut rapprocher aussi Clément d'Alexandrie, Strom. V, 11, texte incomplètement cité par Foucart, p. 298 (et avec une confusion et des références fausses par Mylonas, p. 240) ; Clément parle plus spécialement des grands mystères et introduit une antithèse entre μανθάνειν et έποπτεύειν, μανθάνειν étant propre aux petits, έποπτεύειν aux grands.

(3) Je reproduis la traduction de Mlle Croissant, op. infra laud., p. 145-146.

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Ce fragment découvert par Joseph Bidez, et qui vaut pour l'historien certes autant que des tonnes de pierre muette, a suscité tout un livre fort remarquable d'un savant belge, Mlle Jeanne Croissant. Arislole el les mystères, Paris, 1932, ouvrage qui attira mon attention sur ce texte nouveau et capital (Le culte des Muses chez les philosophes grecs, Paris, 1937, p. 55 et suiv. ; Mystères et cultes mystiques dans V Antiquité grecque, dans Association Guillaume Budè. Congrès de Strasbourg. Acles du Congrès, Paris, 1939, p. 190-191). Gomme je l'écrivais en 1939 : « Le nouveau fragment montre surtout le rapport entre la contemplation et l'émotion propre aux mystères. C'est cela qu'il ajoute à l'ancien et qui est capital. » M. Mylonas signale bien (p. 262) le rapport du premier texte avec la fameuse théorie de la catharsis, mais d'un mot, faute d'avoir utilisé l'ouvrage de Mlle Croissant, où ce rapport est approfondi. Je rappelle, ce que je disais en 1939, que le second fragment se rapproche de façon très intéressante d'un passage de la Politique (p. 1341 a, 21-22) où, à propos de la flûte, il était question de la θεωρία d'une façon apparentée et de ces occasions « dans lesquelles la contemplation réalise plutôt une purification qu'un enseignement» (1). Comme il arrive, l'Aristote conservé fait écho à l'Aristote perdu.

Ce rôle reconnu par le Stagirite aux rites de la θεωρία est, disons le en passant, essentiel pour comprendre certains mythes de Platon. C'est à tort, je crois, que pour ressaisir ce que Platon dit de la contemplation et de la vie contemplative, on s'en est tenu aux spectacles ordinaires de la religion grecque (2). Peut-être y avait-il lieu de réagir contre l'abus du recours aux mystères. Mais la réaction est excessive, si elle prétend rendre compte du Banquet et, plus encore, du Phèdre, en faisant abstraction de ce qui est emprunté dans ces dialogues au vocabulaire et aux images des mystères. En fait, si on se reporte au livre auquel nous faisons allusion, on verra que cela n'a été possible qu'en laissant pratiquement de côté

(1) Politique, 1341 a, 21-22 : Ούκ εστίν ό αύλος ηθικόν άλλα μάλλον οργιασ- τικόν ώστε προς τους τοιούτους αύτω καιρούς χρηστεον έν οΐς ή θεωρία κάθαρσιν δύναται μάλλον ή μάθησιν. La purification, telle que l'entend ici Aristote, n'est évidemment pas celle de rites préliminaires et préparatoires à la cérémonie, mais il en étend la notion à tout son ensemble.

(2) A.-.J. Festugière, Contemplai ion et vie contemplative chez Platon, thèse, Paris, 1936. Je vise ici spécialement le premier chapitre. Mais il me paraît certain que l'attention en ce qui concerne les réalités transposées (selon la

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le mythe du Phèdre — le mythe essentiel, celui qui était destiné dans tout le cours de l'Antiquité à avoir la plus grande influence sur la phraséologie et l'imagination religieuses (1).

Il y avait une autre nouveauté dans le second fragment d'Aristote, nouveauté sur laquelle j'avais attiré l'attention (2). C'est le trait de l'illumination, de Γελλαμψις. C'est le rôle essentiel de la lumière dans l'époptie éleusinienne. Il donnait raison à ceux qui, comme Diels et Kern, alors qu'on ignorait encore ce texte, avaient d'eux- mêmes, et sur d'autres indices, donné dans l'époptie un rôle décisif aux rites visuels, à la contemplation. Diels avait suggéré « un dévoilement de statues qui apparaissent dans l'éblouissante clarté de la lumière » (3). Kern avait fait une comparaison très suggestive avec certains rites lumineux qu'il avait eu occasion de voir dans la Grèce moderne, au Mont Athos (4).

Mais l'emploi du mot ελλαμψις dans le fragment offre encore un autre et grand intérêt. Aristote l'emploie dans une comparaison. Ce qui se passe à Eleusis sert à faire comprendre la manière dont l'intellect en certaines circonstances reçoit la vérité. Il y a une analogie certaine avec la façon dont Platon, dans le mythe du Banquet et le discours de Diotime, rapproche de l'époptie la connaissance parfaite acquise au terme de la dialectique de l'amour, quand de la vision des belles choses, on arrive à celle du beau en soi (5). L'analogie est probablement plus qu'une analogie et l'Aristote des débuts se souvient une fois de plus de son maître

formule de Mgr Diès) s'étant détournée des éléments des mystères, les expressions mystiques de Platon, quand elles sont rencontrées, risquent d'être appliquées à une expérience religieuse de l'auteur lui-même. Je crois que c'est le cas dans cet ouvrage, du reste si séduisant par l'étendue et la précision de ses analyses.

(1) Cf. La religion astrale de Platon à Cicéron, dans cette Revue, 65, 1952, pp. 312-350.

(2) Culte des Muses, p. 57. (3) Neue Jahrbûcher fur das klassische Alterlum, 1922, I, p. 244. Mais, comme

je l'avais noté Culte des Muses, p. 58, n. 1, c'était déjà la thèse de bons esprits comme Lobeck et comme Rohde.

(4) O. Kern, art. Myslerien, col. 1243-1244. (5) Banquet, p. 209e-210a : Ταΰτα μεν ούν τα ερωτικά ϊσως, ώ Σώκρατες, καν

συ μυηθείης, τα δε τέλεα και εποπτικά, ών ένεκα και ταΰτα εστίν, εάν τις ορθώς μετίη, ούκ οϊδ' ει οΐός τ' αν είης... p. 210e : δς γαρ αν μέχρι ενταύθα προς τα ερωτικά παιδαγωγηθη, θεώμενος εφεξής τε και ορθώς τα καλά, προς τέλος ήδη ιών τών ερωτικών εξαίφνης κατόψεταί τι θαυμαστόν την φύσιν καλόν κτλ.

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Platon. On notera en passant que le texte du Banquet, qui fait allusion à la distinction de la μύησις préalable et de l'époptie, comme cela est généralement reconnu, est négligé par M. Mylonas. M. Mylonas n'a pas moins omis le passage apparenté et encore plus explicite du Phèdre où il est question des spectacles, des ολόκληρα και άπλα και άτρεμή και εύδαίμονα φάσματα que nous découvrons dans la plus parfaite des initiations qui est la contemplation des idées (1). Le fragment d 'Aristote fait écho au Phèdre et au Banquet et a l'avantage de confirmer, ce dont on s'était bien douté, que ces dialogues font allusion à l'époptie éleusinienne (2).

Le mot même d'έλλαμμις employé par Aristote n'est pas indifférent. Car on le retrouvera dans des emplois apparentés — métaphore pour désigner des opérations intellectuelles en relation avec la contemplation du divin — dans toute la philosophie à partir de Philon d'Alexandrie (3). Quand on sait la façon dont s'est constituée la phraséologie de cette philosophie, en répétant à satiété certains termes, certaines images caractéristiques de Platon et, à un moindre degré, d'Aristote — à cet égard, les recherches actuelles d'un Pierre Courcelle, parti des Pères de l'Église mais invitant à remonter et remontant bien au-delà, sont significatives, — il devient hautement vraisemblable que la métaphore de Γελλαμψις dérive très précisément de notre fragment d'Aristote (4).

Mais elle participe elle-même d'une autre comparaison plus générale qui est amorcée et plus qu'amorcée par les textes du

(1) Phèdre, p. 250 b-c : έτελοϋντο των τελετών ην θέμις λέγειν μακαριωτάτην, ην ώργιάζομεν, ολόκληροι μεν αυτοί δντες και απαθείς κακών, δσα ήμας εν ύστέρω χρόνω ύπέμενεν, ολόκληρα δε και άπλα και άτρεμή και εύδαίμονα φάσματα μυούμενοί τε και εποπτεύοντες εν αύγη καθαρά...

(2) Pour l'Antiquité, cf. Hermias, Comm. du Phèdre, p. 178, 25-26, Couvreur (τό δέ μυούμενοί και εποπτεύοντες ώς άπο των τελετών τών εν Έλευσίνι λέγει).

(3) Et non, comme je me contentais de le dire dans mon Culte des Muses, p. 57, chez les seuls néoplatoniciens. Pour Philon, cf. les textes cités par É. Bréhier, Les idées philosophiques de Philon d'Alexandrie, thèse, Paris, 3e éd., 1950, p. 200, n. 3 et voir l'index de Leisegang s.v. Une étape ultérieure est marquée par les écrits hermétistes. Il y aurait lieu de préciser l'évolution du sens dans une étude détaillée.

(4) R. Bultmann, Zur Geschichte der Lichtsymbolik im Altertum, Philologus, 97, 1948, p. 1 et suiv., ignore le fragment d'Aristote et n'a pas posé le problème de Γ^λλαμψις, signalé par moi dès 1936 dans mon Culte des Muses. Mais il a d'intéressantes indications sur la lumière dans les religions à mystères et, p. 31-36, une étude assez détaillée de Plotin de ce point de vue.

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Banquet et du Phèdre, et par le fragment lui-même, celle de la philosophie avec les mystères. Attestée à partir de Cléanthe et de Chrysippe, elle a une fortune qui se poursuit dans toute l'Antiquité. Elle est d'une très grande importance pour les mystères d'Eleusis, car c'est ceux-ci qui sont visés. Les historiens de ceux-ci ont d'autant moins le droit de la négliger qu'en fait ils en retiennent tel spécimen, d'époque tardive, celui de Théon de Smyrne, sans avoir l'air de se douter de ce qu'il est exactement : un maillon dans une longue chaîne (1). Qu'il s'agisse d'Eleusis dans cette série de textes n'a pas seulement pour soi cette vraisemblance générale que la philosophie grecque est un fait essentiellement et à toutes les époques athénien, mais est évident à des indices, dont certains ont du reste été déjà reconnus. Pour Sénèque et pour Plotin cela a été vu et n'aurait pas dû être ignoré de M. Mylonas.

La comparaison se trouve d'abord chez Cléanthe cité par Épiphane (2). Je l'ai souligné dans mes Éludes sur le Songe de Scipion (3). Karl Reinhardt, qui ne connaissait pas encore ce texte, quand il étudiait celui de Sénèque dans Poseidonios ùber Ursprung und Entartung, p. 77, l'a depuis utilisé dans le même sens que moi — je ne sais si c'est d'après moi (4). Nous y trouvons ce qui se passe dans le monde — objet de la physique — comparé aux mystères et à ce qui se passe dans les mystères. Gléanthe doit se souvenir du Phèdre, mais il introduit de façon pédantesque des assimilations précises, dont celle du soleil (qui joue dans son système du monde un rôle essentiel) avec le dadouque. Le détail montre bien que nous sommes à Eleusis (5). D'autres traits sont plus obscurs et nous n'y viendrons qu'après avoir rappelé un singulier texte de Porphyre signalant qu'à Eleusis le dadouque était habillé en soleil, l'hiérophante en démiurge (sic), Γέπί. βωμω en Sélénè, l'hiérokéryx en

(1) Mylonas, p. 238-239. Même remarque à faire pour Clément d'Alexandrie, Slrom., V, 11, p. 374-1 Stâhlin. Cf. supra, p. 462, n. 2.

(2) Frag. 538 Von Arnim (= Épiphane, adu. her., Ill, 2, 9) : Κλεάνθης το αγαθόν καί καλόν λέγει είναι τας ήδονας, και άνθρωπον έκάλει μόνην τήν ψυχήν, και τους θεούς μυστικά σχήματα έλεγεν είναι καί κλήσεις ιεράς, καί δαδοϋχον εφασκεν είναι τον ήλιον, καί τον κόσμον μυστήριον καί τους κατόχους των θείων τελεστας έλεγε.

(3) Limoges, 1936, ρ. 117. (4) Article Poseidonios, du P\V (1953), col. 809, 1. 25. (5) Cf., sur le dadouque, Mylonas, p. 232.

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Hermès (1). M. Mylonas n'a pas retenu ce texte, soit qu'il l'ait ignoré, soit qu'il en ait jugé fantaisistes les tardives indications. M. Nilsson, avec un sens plus juste des choses religieuses, l'évoquerait comme l'indice possible de la pénétration à Eleusis d'idées cosmiques courantes à l'époque impériale dans les mystères (2). Mais il ne connaît pas le texte de Cléanthe, dont celui de Porphyre apparaît comme une sorte de curieux renversement. Tout suggère en effet que le résumé déconcertant et maladroit d'Épiphane a dû laisser tomber, en dehors de celle du dadouque, les autres assimilations, mais que Gléanthe ne les avait pas négligées. Pourquoi l'hiérophante est-il comparé au démiurge (emprunté au Timée de Platon) ? Serait-ce parce que le démiurge pour Cléanthe est le logos stoïcien façonnant le monde et que de son côté l'hiérophante prononçait à Eleusis les paroles mystiques, comme le montre l'histoire contée par Sopatros (et rappelée par M. Mylonas, p. 272) (3) ?

Le renversement de la comparaison de Cléanthe chez Porphyre peut s'expliquer de deux façons. Par une méprise sur le sens des équations établies par le penseur stoïcien, où l'on aurait cru qu'il s'agissait de donner une signification cosmique aux prêtrises et aux cérémonies éleusiennes? Ou par une pénétration réelle dans les mystères des significations cosmiques suggérées par le philosophe? L'une et l'autre me semblent également possibles, mais j'incline à croire, avec M. Nilsson, à la seconde. Quand nous voyons dans l'Antiquité finissante des défenseurs plus ou moins néoplatoniciens

(1) Ap. Eusèbe, Praep. evang., III, 12, 3. Selon Athénée, I, 21e les costumes des hiérophantes et des dadouques rivalisent avec les costumes donnés par Eschyle aux acteurs (Mylonas, p. 87, n. 24).

(2) Geschichte der griechischen Religion, Munich, t. II, 2e éd. 1961, p. 352. Remarquons, sans vouloir rien en déduire, que le Soleil joue un rôle dans l' Hymne homérique à Démêler: c'est lui qui, au dixième jour de son deuil, révèle à la déesse la vérité sur l'enlèvement de sa fille.

(3) D'après saint Hippolyte, Y, 8, 40, 96, 14 Wendland, l'hiérophante faisait entendre solennellement le cri qui saluait la naissance de Brimos. Mylonas (p. 306 et suiv.) prétend que là aussi l'auteur se réfère à tort à Eleusis. Selon lui, Brimo mère de Brimos est Rhéa et non Déméter. Hippolyte imaginerait à l'aide de Plutarque et d'autres auteurs l'hiérophante assistant au milieu d'une grande lumière et montrant les hiéra. Il y ajouterait de son cru des combinaisons arbitraires avec des éléments hétérogènes. Cette critique convaincra-t-elle ? — On se référera aussi pour l'importance des paroles de l'hiérophante aux inscriptions d'époque impériale commentées par Foucart, p. 419, et par moi-même, Culte des Muses, p. 52, n. 4.

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du paganisme, comme Vettius Agorius Praetextatus, accumuler les prêtrises et les initiations (1), il est impossible de ne pas croire qu'ils ont pu, avec la meilleure foi du monde, réformer ou déformer celles-ci dans le sens de leurs convictions.

Après Gléanthe, son successeur immédiat Ghrysippe a repris, mais, semble-t-il, avec plus de sobriété dans l'imagination, le rapprochement de la science du monde avec les mystères. Son génie, plus scolastique et moins propre aux effusions mystiques que celui de l'auteur de l'Hymne à Zeus, s'est contenté, si l'on en croit le fragment 42 Von Arnim, d'assimiler la partie la plus haute de la physique, la théologie, le « discours sur les dieux », aux rites de l'initiation (τελεταί) (2).

Chez Philon d'Alexandrie, fort nombreuses sont les allusions aux mystères. Si nombreuses qu'elles ont donné lieu à ce qui me semble un contre-sens : un de ses plus éminents commentateurs, M. Goodenough, a consacré tout un livre à établir que Philon visait des mystères alexandrins pratiqués tout près de lui, qui même auraient influé sur de prétendus mystères juifs (3). L'origine livresque lui a échappé, parce qu'il a omis de replacer Philon dans la tradition dont nous rappelons les grandes lignes. Cependant il eût pu être guidé sur la bonne voie par le rôle que Philon fait jouer à la distinction des Petits et des Grands Mystères (4). Cette distinction est d'une part caractéristique d'Eleusis. D'autre part, dès le

(1) CIL, VI, 1779. (2) Cité par K. Reinhardt, Poseidonios ûber Ursprung und Eniartung, p. 77 :

Τών δε φυσικών έσχατος είναι ό περί των θεών λόγος, διό και τελετας ήγόρευσαν τας τούτου παραδόσεις.

(3) By light light, The mystic gospel of Hellenistic Judaism, New-Haven, 1935. Cf. les justes réserves d'A. D. Nock, dans Gnomon, XIII, 1957, notamment p. 161 et suiv.

(4) Cf. les références données par Bréhier, op. laud., p. 245. En peu de mots, Bréhier avait bien vu le rapport avec Chrysippe (p. 243) et Eleusis (p. 244). K. Reinhardt, art. Poseidonios, rapproche avec raison Philon de Sénèque. Il est singulier de constater que sur cette distinction les historiens (Foucart, p. 298, Mylonas, p. 240) se contentent de citer une scholie au Plutus, et Clément d'Alexandrie (Mylonas attribue du reste à Clément le texte de la scholie et donne pour lui des références erronées). Le texte de Clément paraît contaminer les notices d'Aristote et de Cléanthe et de Chrysippe.

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SUR LES MYSTÈRES d'ÉLEUSIS 469

Gorgias de Platon (p. 497 c), on voit un philosophe y faire une allusion très précise pour en tirer une comparaison (1).

Nous y trouvons aussi une allusion chez Sénèque, dans une formule d'un tour un peu énigmatique : « Eleusis, dit-il dans les Questions Naturelles, conserve quelque chose à montrer à ceux qui reviennent la voir ; la nature des choses ne livre pas d'un seul coup ses mystères (sacra sua) (2). » (Ce texte aussi est ignoré de M. Mylonas). Toutefois Sénèque semble ignorer que les petits mystères, initiation incomplète et préalable, étaient célébrés non à Eleusis, mais à Agra près d'Athènes. Un autre passage de Sénèque est encore plus important pour notre dessein, et celui que nous venons de citer confirme qu'il y s'agit d'Eleusis. « Telles sont, dit-il dans les Lettres à Lucilius, les rites d'initiation de celle-ci (la Sagesse) (en latin initiamenia correspondant certainement au grec τελεταί), par lesquels ce n'est pas un sanctuaire municipal, mais l'immense temple de tous les dieux, le monde lui-même, qui ouvre ses portes, dont elle (la philosophie) a présenté à la contemplation des esprits les vraies statues et les apparitions véritables (3). » Ce texte a d'abord été rapproché (4) d'un passage de Dion Chrysostome que voici : « C'est à peu près comme si quelqu'un plaçait pour l'initiation un Grec ou un Barbare dans quelque antre mystique, d'une beauté et d'une grandeur exceptionnelles, découvrant beaucoup de visions mystiques, entendant beaucoup de sons ayant cette valeur, l'ombre et la lumière se manifestant tour à tour à lui, et encore s'il advenait comme quand, dans ce qu'on appelle le « thronismos », les initiateurs faisant asseoir ceux qu'on initie dansent en cercle autour d'eux... » Puis Dion envisage le cas de l'humanité qui « est initiée

(1) Gorgias, p. 497 c : ευδαίμων ει, ώ Καλλίκλεις, δτι τα μεγάλα μεμύησαι πριν τα σμικρά . εγώ δ' ούκ ώιμην θεμιτον είναι.

(2) Eleusis seruat quod oslendal reuisentibus : rerum nalura sacra sua non semel Iradil. On remarquera le terme d'oslendat.

(3) 90, 28 : Haec eius (id est : philosophiae) initiamenta sunt, per quae non solum municipale sacrum, sed ingens deorum omnium templum, mundus ipse, reseratur, cuius uera simulacra uerasque fades cernendas mentibus praebet. Haec, d'après la phrase précédente (connaissance des dieux et de la démonologie), s'applique à la théologie comme chez Ghrysippe.

(4) Notamment par Samuel Blankert, Seneca Episl. 90 over Naluur un Cultur en Posidonius als zijn Bron, Amsterdam, 1940. La source était pensée être l'inévitable Posidonius (ainsi déjà Binder, Dio Chrysostomos und Posei- donios, Berne-Leipzig, 1905).

REG, LXXV, 1962, n» 356-358. 7—1

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470 PIERRE BOYANCÉ

à l'initiation véritablement parfaite et intégrale, non point dans un petit édifice ménagé par des Athéniens, pour la réception d'une petite foule, mais dans le monde que voici, ouvrage varié et savant, où ce sont les dieux immortels eux-mêmes qui initient, tournant nuit et jour en rond sans trêve avec la lumière et les astres... ». Mais, pour Sénèque, on avait pensé à une allusion aux mystères orientaux (1). Pour Dion, le rite du thronismos fait allusion, semble-t-il, à l'initiation des Corybantes dont Platon parle dans Γ Eulhydème (2). Mais, comme l'a noté Karl Reinhardt, pour Sénèque municipale ne convient pas à des mystères orientaux sans caractère officiel et n'ayant pas de lien avec la cité (3). Pour Dion la mention des Athéniens correspond exactement pour le ton et l'intention au municipale de Sénèque (4) : il s'agit de déprécier les initiations des mystères en comparaison de celle de la philosophie, dont le sanctuaire n'est pas moins que le monde. Il paraît quasi certain que Dion et Sénèque songent à Eleusis. Il paraît évident aussi que Dion fait allusion au passage du Phèdre (5). La mention du Ihronismos, appelée par le chœur des astres, représente seulement une sorte de contamination avec un autre culte mystique dont Platon aussi avait parlé.

Il n'est pas impossible qu'au souvenir du Phèdre s'ajoutent ceux de Cléanthe et de Chrysippe traitant le même thème ; cela est vraisemblable en particulier chez le stoïcien Sénèque. En tout cas il convient de rapprocher maintenant de celui-ci des expressions d'Épiphane résumant Gléanthe, et que nous avions laissées de côté. Les dieux, c'est-à-dire d'après la structure de la phrase les vrais dieux, ceux de la philosophie, correspondent aux μυστικά σχήματα et aux κλήσεις ίεραί. Qu'est-ce à dire? Que sont ces «figures mystiques» et ces

(1) Ainsi R. Reitzenstein, Die hellenislischen Myslerienreligionen, 3e éd., 1927, p. 134-135.

(2) P. 227 d. Cf. Paul Foucart, Les mystères d'Eleusis, p. 384, qui en tire à tort une conclusion pour l'ensemble du texte.

(3) Poseidonios ùber Ursprung und Entartung, p. 77. (4) Depuis Isocrate, il est de tradition de vanter les mystères comme un

des principaux titres de gloire d'Athènes. Cf. M. P. Nilsson, Geschichle..., t. I, 2e éd., p. 665 ; t. II, 2e éd. p. 93.

(5) Qu'on rapproche notamment Phèdre, p. 250 bc : έτελοϋντο των τελετών ήν θέμις λέγειν μακαριότατη ν, ην ώργιάζομεν ολόκληροι μέν αυτοί οντες et Dion, 34 την όλόκληρον και τω οντι τελείαν τελετήν μυούμενον.

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SUR LES MYSTÈRES D'ELEUSIS 471

« appellations sacrées »? Je pense qu'il faut ici songer à ce que nous trouvons chez les néoplatoniciens. Les figures mystiques, ce sont les statues divines avec leurs ornements et leurs attributs et plus particulièrement avec la valeur que la consécration donnait à ceux-ci. J'ai étudié naguère cette consécration des statues par la télestique (1). J'ai montré que déjà Varron prétend reconnaître aux attributs des statues, sinon une efficace provoquant la venue d'un influx divin, comme le veut la télestique néoplatonicienne, du moins une signification cachée, « mystique », susceptible d'une interprétation symbolique et cosmique (2). Je pense que c'est à cela que font allusion les μυστικά σχήματα attribués à Cléanthe par Épiphane (3). Quant aux « appellations sacrées », il faut songer à )a valeur reconnue aux épithètes des dieux, dans les hymnes qu'on leur adresse. Si elles sont celles qu'ils agréent, qu'eux-mêmes ont révélées, elles exercent sur eux une action énergique, les contraignant ou au moins les invitant à exaucer leurs dévots (4).

On voit tout de suite que Sénèque lui aussi parle des statues des dieux. C'est le temple du inonde qui peut se flatter d'avoir les vraies statues et de dévoiler aux esprits leur véritable aspect. De quoi s'agit-il ? Il n'y a pas à douter qu'il s'agit des dieux astraux. Déjà pour le Timée de Platon, le monde lui-même est comparé à une statue des dieux éternels (5). Dans VÊpinomis, ce sont les astres qui sont les statues divines (6). Pour Philon d'Alexandrie, il en est ainsi (7).

(1) Théurgie et lélestique néoplatoniciennes, dans la Revue de i 'histoire des religions, t. 147, 1955, 1, p. 189 et suiv.

(2) Ap. saint Augustin, Civ, d., VI, 5 : Primum eas interpretationes (scil. physicas) sic Varro commendat, ut dicat antiquos simulacra deorum et insignia ornatusque finxisse, quae cum oculis animaduertissent hi qui adissent doctrinae mysteria possent animam mundi ac parles eius id est deos ueros, animo uidere.

(3) Dion Chrysostome dit par exemple (Or. XII, 52) à propos du Zeus d'Olympie par Phidias : το πρέπον είδος και τήν άξίαν μορφήν της θεοΰ φύσεως έδημιούργησας.... πείσας δτι το οΐκεΐον και το πρέπον έξεΐρες σχήματος τε και μορφής... Un peu plus loin, on lit (54) : άγαλμα δέ μηδέν έξευρεϊν έ-' ονόματι και σχήματι του θεοϋ. Σχήμα s'applique donc à l'allure générale de la statue : disposition, structure.

(4) Liddell-Scott entendent dans notre passage κλήσις = name, appellation. Mais c'est peut-être plutôt le sens qu'on trouve chez Ménandre le Rhéteur, p. 333, Spengel : invocation.

(5) Timée, p. 37 c. (6) Epinomis, p. 983 e : les astres sont dieux ή θεών εικόνας ως αγάλματα. (7) Aux textes que j'indiquais, Éludes sur le Songe de Scipion, p. 116, n. 2, à

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472 PIERRE BOYANCÉ

Velleius l'épicurien se moque de ces comparaisons dans le De nalura deorum de Gicéron (1).

Quelle conclusion en tirer pour Eleusis? Diels avait-il si tort de songer au dévoilement de statues dans la lumière (2) ? En tout cas c'est ainsi que les philosophes paraissent avoir imaginé l'épopteia.

Il ne m'est pas possible ici de suivre en détail jusqu'à la fin de l'Antiquité la fortune de la comparaison de la philosophie aux mystères. Je veux cependant en rappeler encore quelques moments. Pour Plotin, Franz Cumont avait soutenu que ses allusions, nombreuses en ce domaine, s'expliquaient par le culte égyptien (3). Mais, comme le fit remarquer Peterson (4), qui a convaincu aussi bien M. Nilsson (5) que M. Dodds (6), ce culte comportait un cérémonial quotidien de culte des statues, accessible à tous et qui n'avait rien d'un mystère. Il convient pour notre part de noter que Plotin ne fait que reprendre une comparaison traditionnelle, s'insère lui

savoir De opificio mundi, 82 : ούρανόν πολλας έν αύτώ φύσεις αστεροειδείς άγαλμαλτοφοροϋντα. et De Abrahamo, 159 : τα κατ' ούρανόν κάλλη και θεϊα αγάλματα, on joindra encore De specialibus legibus, I, 66 : τα μεν άνωτάτω ιερόν θεοΰ νομίζειν τον σύμπαντα χρή κόσμον είναι, νεώ μεν έχοντα το άγιώτατον της των Οντων ουσίας μέρος ούρανόν, αναθήματα δε τους αστέρας et De opificio mundi, 55 : ... έδημιούργει τους αισθητούς αστέρας, αγάλματα θεια καΐ περικαλλέστατα οΰς ώσπερ έν ίερω καθαρωτάτω της σωματικής ουσίας 'ίδρυε, τω ούρανω, où l'on a de surcroît la comparaison du ciel à un sanctuaire.

(1) I, 22 : Quid autem erat, quod concupisceret deus mundum signis et luminibus tanquam aedilis ornare?

(2) Foucart, p. 411, avait indiqué que Tertullien, Apol. 16 et Ad. nat. I, 12, parle d'un xoanon de Ceres Rharia (sine effigie rudi ligno et informi) et envisagé que cet objet « tenait la première place parmi les objets sacrés ». Mylonas, p. 84, qui ne cite pas ce texte de Tertullien, pourtant relatif à Démèter Éleusinienne, remarque que les hiéra paraissent avoir été de petite dimension et note : « No life-size cult statue, for exemple, is known from the Mycenaean age, but only small figurines » (n. 18). Il n'y aurait pas contradiction. P. Foucart eût pu établir un rapprochement avec l'existence d'un φαιδρυντής τοϊν Θεοΐν connu par une inscription d'époque impériale (p. 206.) Cf. Mylonas, p. 285.

(3) Le culte égyptien et le mysticisme de Plotin dans les MonumentsPiot , XXV, 1921/1922, p. 77 et suiv. Cf. Les religions orientales dans le paganisme romain, p. 245, n. 106.

(4) E. Peterson dans la Theologische Literaturzeitung, L, 1925, p. 485 ; Herkunft und Bedeulung der μόνος προς μόνον Formel bei Plotin, dans le Philo- logus, 88, 1933, p. 30 et suiv.

(5) Geschichte der griechischen Religion, t. II, 2e éd., p. 434, n. 3. (6) E. R. Dodds, Theurgy and its relationship to neoplatonism, dans le Journal

of Roman Studies, XXXVII, 1947, p. 58, n. 33.

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SUR LES MYSTÈRES d'ÉLEUSIS 473

aussi dans une série. Il est impossible dès lors de ne pas relever la force d'un indice noté par Peterson. Une allusion précise de Plotin aux abstinences des mystères est, comme on le voit par un passage analogue de son élève Porphyre, une allusion à Eleusis (1). On a vu dès Gléanthe le rôle joué par les statues dans la comparaison. L'Egypte et Isis n'ont rien à voir en tout cela.

Je n'insisterai pas sur le texte de Théon, le seul que les historiens paraissent connaître, en tout cas le seul qu'ils veulent retenir. S'il fait impression sur eux par le détail qu'il donne sur la succession des degrés de l'initiation, on ne voit pas pourquoi les détails donnés par les autres textes leur paraîtraient négligeables. D'autre partr pourquoi retenir Théon et, comme Paul Foucart et M. Mylonas, écarter Himérius (2)?

L'esquisse que nous venons de faire, si imparfaite et certainement incomplète qu'elle soit, a du moins le mérite de faire ressortir le succès d'une comparaison qui, commençant avec le plus grand des philosophes et forte de toute l'autorité de ses dialogues, s'est poursuivie jusqu'à la fin de l'antiquité. Elle atteste indirectement le prestige des mystères, que certains ont quelquefois tendance à sous-estimer. Bien que ses éléments puissent ne venir souvent que d'une connaissance toute livresque et toute indirecte, ils n'en doivent pas moins être utilisés avec les précautions nécessaires par l'historien. En fait c'est eux particulièrement qui nous renseignent sur la distinction des Petits et des Grands mystères. C'est eux qui font le plus souvent allusion aux grades de l'initiation. Sur l'époptie, ils confirment qu'elle consiste surtout en une contemplation. Pour cette contemplation les effets de lumière sont essentiels. Ils suggèrent que des effigies divines sont l'un au moins des objets de cette contemplation ; ni la manipulation d'objets sacrés, ni la représentation de drames sacrés n'y sont mentionnés, ce qui ne signifie naturellement pas qu'ils sont absents d'Eleusis, mais qu'ils ont paru moins essentiels que le sentiment impressionnant des présences divines.

(1) Enn., 5, 5, 11 = Porphyre, De abstinenlia, 4, 16. (2) Ce rhéteur (Or. 20, p. 288 Dindorf) compare le philosophe au prêtre qui

fait apparaître aux mystères les statues divines. Toutefois, contre ce que je disais Culle des Muses, p. 58, n. 1, les détails (statue de marbre; prophète qui lui enlève ses vêtements et l'oint) ne cadrent guère avec Eleusis, si certaines expressions font songer à Γελλαμψις d'Aristote.

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474 PIERRE BOYANCÉ

II. Eleusis et l'orphisme

M. Mylonas est persuadé, contre Paul Foucart, que ni les rites ni les croyances d'Eleusis ne font de place en ce qui concerne l'au-delà à l'idée de choses effrayantes et redoutables (p. 265 et suiv.). C'est un des points où sa critique se fait plus négative que celle de ses devanciers. A dire vrai, il est presque aussi négatif en ce qui concerne la félicité des élus. Les lecteurs de son livre, s'ils ignoraient tout de la question, n'en retireraient certainement pas l'impression que la pensée de l'au-delà jouait un rôle notable dans les mystères. Il est curieux de relever que, citant p. 269 le mot célèbre d'Isocrate sur ceux-ci, il laisse de côté la partie de la formule qui parle des espérances relatives à l'éternité (1), ce que Cicéron traduit (texte omis par M. Mylonas) cum spe meliore moriendi (2).

Donc, à la félicité réservée aux initiés, ne correspondraient pas des malheurs réservés à des réprouvés. Parce que l'Hymne homérique à Démêler ne mentionne que la première et qu'il est muet sur les seconds, de cet argument ex silentio (argument pourtant si rarement concluant), M. Mylonas déduit que seul l'orphisme serait responsable de l'idée de châtiments. C'est donc l'orphisme seul qu'il retrouve dans les peintures que les Grenouilles font de l'au-delà et les paroles qu'Héraklès y adresse (v. 145 et suiv.) à Dionysos et à Xanthias. C'est l'orphisme qui serait les grands mystères dont parle Théniistius d'après un fragment de Plutarque (3).

A cela il est permis d'objecter d'abord que le silence de l'hymne n'est pas si complet que le pense M. Mylonas. Quand l'hymne dit, l'opposant au sort de l'initié, de celui du non-initié : δς δ'

ατελής ιερών, ος τ' άμμορος, οΰποθ' ομοίων αίσαν ϊγει φθίμενός περ υπό ζόφω εύρώενα (4), il est loisible de voir dans les mots οΰποθ' ομοίων αίσαν une litote menaçante que Kern interprète : die Verdammung des Ungeweihlen (5). La litote apparaît encore mieux, si, au lieu de

(1) Panégyrique, 28. (2) De legibus, II, 35. (3) Fragment du traité sur l'àme ap. Stobée, IV, 52b, 49, p. 1089 Hense. (4) V. 481-482. Au vers 481 ομοίων est le texte de J. Humbert. Kern adopte

ομοίως, Nilsson, όμοίην. (5) Article My sterien (eleusinische Weihen) dans PW, XVI, 1935, col. 1216, 50.

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SUR LES MYSTÈRES d'ÉLEUSIS 47Γ)

traduire avec M. Mylonas never has lot of like good things once he is dead, ou avec M. Jean Humbert « celui qui n'est pas initié aux saints rites et celui qui n'y participe point n'ont pas le semblable destin», on remarque que οΰποτε porte bien plutôt sur όμοιων que sur έχει et que le sens est « a une part qui n'est pas de semblables biens ». Il est évident aussi que, par opposition à la lumière qui est celle du séjour des élus, les mots υπό ζόφω εύρώεντι évoquent la condition sinistre des réprouvés. Pour les Grenouilles l'origine éleusinienne de la description est établie par bien d'autres traits que la mention des châtiments et, généralement admise, ne peut guère être contestée (1). M. Mylonas ne cite nulle part le texte de l' Axiochos (2) qui parle de la descente aux enfers d'Hérak'ès et de Dionysos et de la hardiesse qu'ils avaient puisée dans l'initiation de la déesse d'Eleusis. Quant à Thémistius, lorsqu'il parle des grands mystères (« the great mysteries » écrit M. Mylonas lui-même), même s'il ne spécifie pas les rites qu'il a dans l'esprit, il est certain que ce rhéteur athénien doit songer à Eleusis. Rien n'autorise à écrire : « Certainly the Orphie mysteries were considered to be great mysteries. » Ou plutôt si, à la rigueur, pour Thémistius eux aussi peuvent être « great mysteries », ils ne sont pas « the great mysteries ».

Mais surtout je me permets de regretter que M. Mylonas traite si légèrement et de façon si tranchante le problème délicat des rapports entre Eleusis et l'orphisme. Certes ici Paul Foucart lui donnait l'exemple de cette négation totale (3). Mais depuis les conditions du problème se sont bien transformées. L'idée que nous pouvons nous faire de l'orphisme s'est sensiblement modifiée. Quand on imaginait celui-ci comme une espèce d'Église avant la lettre avec ses dogmes et ses associations, il était aisé de le séparer d'Eleusis. M. Mylonas, qui s'en tient au livre, du reste méritoire, de W. H. C. Guthrie (4) encore quelque peu imbu de cette manière de

(1) Cf. Nilsson, Geschichle der r/riechischeulieligion, I, "2e odit. p. 666, recon- naissantla piété éleusinienne dans le chant des mystes v. 456 et suiv.

(2) Axiochos, p. 371 e : Τους περί Ήρακλέα τε καΙ Διόνυσον κατιόντας εις "Αιδου πρότερον λόγος ένθάδε μυηθηναι καΐ το θάρσος της έκεΐσε πορείας παρά της 'Ελευσίνιας έναύσασΟαι.

(3) Le*· mystères d'Eleusis, p. 252 et suiv. (4) Mylonas cite W. K. G. Guthrie, Orpheus and Greek Religion, dans la

première édition de 1935. Il y a une seconde édition, avec quelques compléments et une bibliographie rajeunie, de 1952.

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476 PIERRE BOYANCÉ

voir, ignore les critiques d'A. Boulanger. A.-J. Festugière, les livres (à mon avis hypercritiques) de L. Moulinier et de I. Linforth (1). Pour ma part, sans aller jusqu'aux négations qui me semblent aussi peu saines que les affirmations excessives qu'elles veulent ruiner, j'ai essayé, surtout à la lumière des textes de la République, de préciser la nature et le caractère de l'activité des cathartes orphiques et du mouvement auquel elle participe. M. Mylonas a utilisé ces textes (2) en ignorant aussi bien mes remarques que celles de mes contradicteurs. Pour les tablettes il s'en tient à l'ouvrage d'Olivieri (1915) sans mentionner celle qui a été découverte récemment en Thessalie et qui, en changeant les perspectives, a ruiné la thèse de ceux qui, comme Boulanger et le P. Festugière, les rattachaient à l'Italie méridionale et au pythagorisme. Elle a suggéré à M. Charles Picard de reprendre l'hypothèse de leur origine éleusinienne, hypothèse que j'avais justement moi-même déjà formulée il y a vingt-cinq ans (3) M. Mylonas ne pouvait guère connaître la thèse de M. Picard ; il aurait pu ne pas ignorer la mienne. Aux arguments invoqués, je me permettrai ici d'en ajouter un, parce qu'il est tiré d'un texte sur Eleusis, que je ne vois cité nulle part. Selon Proclus les promesses faites aux initiés sont relatives à la jouissance de présents auprès de Koré (4). Gela rappelle

(1) A. Boulanger, Le salul selon Vorphisme dans le Mémorial Lagrange, 19 (cf. mes Deux remarques sur le salut selon l'orphisme dans la Bévue des études anciennes, 1941, p. 167) ; A.-J. Festugière, L'orphisme et la légende de Zagreus dans la Revue biblique, 1935, p. 366 et suiv. ; I. A. Linforth, The arts of Orpheus, University of California, 1941 ; L. Moulinier, Orphée et Vorphisme à Vépoque classique, Paris, 1955. En ce qui concerne ces deux derniers ouvrages, il est regrettable que L. Moulinier n'ait visiblement pas lu celui de Linforth (il le cite une fois, il eût dû le citer à chaque page, tant leurs critiques sont apparentées). En ce qui me concerne, L. Moulinier n'a connu qu'une partie, et non toujours la plus significative, de mes travaux : soit dit en toute amitié !

(2) P. 266. (3) Le culte des Muses chez les philosophes grecs, p. 79-80. Je disais (p. 80,

n. 1) : « Que l'on songe en particulier que le frag. 32e Kern provenant de Thurii (iv-me siècle av. J.-G.) s'accorde absolument par le premier et la moitié du second de ses vers avec le frag. 32g Kern, provenant de Rome, ne siècle après Jésus-Christ. Quels mystères — sauf ceux d'Eleusis — ont eu dans l'espace et le temps une telle diffusion ? » Ajoutons aujourd'hui que c'est dans le second de ces vers qu'il est fait mention de l'éleusinien Eubouleus : cf. infra, p. 477.

(4) In rempublicam, I, p. 185, 1. 10 et suiv. Kroll : οία και αϊ παναγέσταται τελεται των Ελευσίνιων υπισχνοΰνται τοις μύσταις των παρά τη Κόργ) δώρων άπολαύειν, επειδαν λυθώσι τών σωμάτων. Dans l'apparat Kroll envisage une

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SUR LES MYSTÈRES d'ÉLEUSIS 477

évidemment ce qui est dit dans les tablettes : le mort y salue « la reine des enfers » et il y prononce ces vers célèbres, difficiles à interpréter dans le détail, mais où une chose au moins est claire, le rôle capital de la souveraine des enfers pour la félicité décrite : ίμερτοΰ δ' έπέβαν στεφάνου ποσι καρπαλίμοισι | Δέσποινας δε υπό κόλπον εδυν χθόνιας βασιλείας (1).

Je n'hésite pas à penser que c'est cela précisément que Proclus a dans l'esprit et comment ne pas remarquer accessoirement que Γ όλβιος, qui à deux reprises figure dans cette tablette (2), est l'adjectif qui sert dans V Hymne homérique à qualifier les élus?

Un autre argument doit être tiré de la mention sur les tablettes d'une divinité éleusinienne qui, au jugement de M. Mylonas, reste mystérieuse, Eubouleus (3). Il écarte l'identification avec Dionysos faite par Guthrie pour l'Eubouleus connu à Eleusis (4), parce qu'elle se fonderait sur un document tardif du me siècle de notre ère. Tout ceci est peu exact. L'identification proposée avec Dionysos ne vient pas de la mention du document, la tablette de Rome, dont parle M. Mylonas, datée du 11e ou du me siècle. Eubouleus y est désigné par son seul nom. M. Guthrie se fonde pour y voir Dionysos sur d'autres raisons, qui n'importent pas ici. Mais surtout M. Guthrie ne parle pas seulement de ce monument tardif, mais aussi des trois tablettes de Thurii que je viens de citer et qui sont, elles, du ive siècle avant. Là aussi, là d'abord Eubouleus est nommé après la reine des enfers et après Euclès, troisième personnage d'une triade.

Pour ces données générales du problème, tel qu'il se pose aujourd'hui, il convient de remarquer que nous avons à une époque un peu plus tardive et à une autre très tardive des documents qui nous obligent eux aussi à considérer avec plus d'attention ces rapports de l'orphisme et de l'éleusinisme. Le papyrus de Gurob, dont l'existence même sera ignorée du lecteur de M. Mylonas,

correction της Κόρης qui serait malencontreuse, car elle affaiblirait la portée de la présence de Korè auprès des élus.

(1) Frag. 32 e Kern. (2) V. 3 il est question de γένος ολοιον. V. 9 le mort est interpellé όλβιε. (3) Elle a été identifiée tour à tour à Zeus et à Dionysos. Cf. Mylonas, p. 238. (4) Op. laud., p. 179 et suiv.

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nous montre dans la pratique cultuelle de l'Egypte hellénistique (me s. avant notre ère) un mélange de données dites orphiques et de données dites éleusiniennes (1). On a pour l'expliquer songé à cette filiale d'Eleusis, qui, selon certains, aurait été créée à Alexandrie par les Ptolémées (2). Pour les hymnes orphiques, le mélange n'est pas moins certain ; dans l'hypothèse souvent retenue qui les rattache à Pergame à l'époque impériale, on peine quelque peu à expliquer ce fait (3).

C'est dans ces perspectives qu'il convient de regarder le texte de la République et la mention qui y est faite de Musée et du fils de Musée comme de ceux dont on évoque les descriptions de l'au- delà (4). Ce fils, comme je crois l'avoir établi (5) ou plutôt comme le disent les textes antiques, est l'éleusinien Eumolpe. Platon ne le nomme point parce qu'il s'agit de quelqu'un de fort connu, dont chacun restituait aussitôt le nom. De fait un monument aussi officiel que le Marbre de Paros nous dit que les mystères furent fondés sous le règne d'Érechthée, fils de Pandion. par Eumolpe, fils de Musée (6). J'ajouterai ici que telle est bien aussi l'opinion de Proclus ou plutôt de Porphyre, pour qui c'est à Musée, fils de la Lune, que remonte la famille de ceux qui à Eleusis président aux mystères, c'est-à-dire évidemment les Eumolpides qui fournissent les hiérophantes (7).

S'il en est ainsi, et si d'autre part dans ces passages de la République il est question des plus grandes villes qui croient à l'efficacité des τελετού, c'est-à-dire, dans la bouche de Platon, certainement Athènes (8), il est bien évident qu'Eleusis est visée. Non pas seule

(1) O. Kern, loc. laud., col. 1-251. 1. 66 et suiv. (2) Ibid. (3) Ibid., col. 1251, 1. 23 et suiv. (4) République, p. 363. (5) Le culle des Muses, p. 23. J'ai répondu à une critique qui m'a paru injus

tifiée dans Platon et les calhartes orphiques (dans cette Revue, t. 45, 1942, p. 220). (6) F. Jacoby, Dos M armor Parium, 1904, p. 6-7. Il faut y joindre {Culte des

Muses, p. 23, n. 2) Andron, ap. schol. Soph. Oed. ad v. 1055 = frag. 13 Jacoby ; Suidas ; Diodore de Sicile, IV, 25, 1-4.

(7) In Timaeum, I, p. 165, 20 Dielil : (dans un passage sur Porphyre et les âmes dans la lune ; il faut ranger parmi de telles âmes) των εν Έλευσΐνι μυσ- ταγωγούς, έπείττερ και άπα Μουσαίου τοϋ Σεληνιακού το γένος τοις εν Έλευσΐνι των μυστηρίων ήγουμένοις.

(8) Ρ. 366 a.

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SUR LES MYSTÈRES d'ÉLEUSIS 479

visée. Car Platon s'en prend à tout un mouvement et à toute une littérature. De même ailleurs pour lui Orphée et Musée sont les représentants par excellence des écrits utilisés dans les τελεταί (1). A Eleusis, il est vraisemblable que soit les formules, soit les chants des Eumolpides passaient pour remonter à l'antique fondateur des mystères ; c'est ce que paraît attester cette inscription d'époque impériale relative à un hiérophante, qui nous dit qu'il « répandait la voix pleine de charme d'Eumolpe » (2).

Si l'on admet que les tablettes sont éleusiniennes, c'était sans doute lui le poète inspiré dont on les croyait l'œuvre. Naturellement il n'est guère vraisemblable qu'elles aient pu remonter à la période la plus ancienne des mystères, au moins sous leur forme actuelle. Et c'est ce qui amène à penser qu'elles ont dû être formulées quand, par Musée son père, Eumolpe s'est vu rattacher à celui qui était descendu aux enfers. En ce sens il n'est pas possible de dénouer tout lien entre l'orphisme et ces tablettes. Elles méritent de garder leur épithète d'orphiques, tout en étant appelées éleusiniennes. Les données des faits, telles qu'elles ressortent des textes, sont complexes, et, selon moi, la vraie critique doit respecter cette complexité, même si elle entraîne pour l'instant quelques obscurités ; on se trompe peut-être plus encore en niant et en retranchant qu'en affirmant et en reliant.

Que si on trouve ces textes de la République peu respectueux pour des mystères aussi vénérables, on remarquera que Platon n'y procède qu'avec prudence, par la voie discrète de l'allusion. On remarquera surtout que dans la VIIe Lettre, actuellement jugée authentique par la majorité des critiques, Platon s'exprime sur l'amitié née de la confraternité des mystères (et de l'époptie, donc d'Eleusis) en des termes dépréciateurs (3).

Pour ce qui est des châtiments infernaux et d'Eleusis, on est surpris de voir M. Mylonas ne rien dire de la fameuse Nekyia

(1) Relevé par moi dans Plaion el les calharles orphiques, p. 228 [Protagoras, p. 316 d).

(2) Cité par P. Foucart d'après les IG, III, 713 (= II-III2 3639}, 1. 3-4 : ος τελετας άνέφηνε και οργιά πάννυχα μύσταις | Εύμόλπου προχέων ίμερόεσσαν Οπα.

(3) Ρ. 333 e : εκ της περιτρεχούσης εταιρείας ταύτης της των πλείστων φίλων, ην εκ τοϋ ξενίζειν τε και μυεϊν και έποπτεύειν πραγματεύονται. Ce texte aussi a été omis par M. Mylonas.

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représentée par Polygnote à la Leschè de Delphes (1). On sait qu'y figurait le supplice de personnages versant dans des pithoi, comme le font les Danaïdes, personnages que l'inscription qui y était jointe désignait comme les non-initiés (αμύητοι). Selon Pausanias, c'étaient les non-initiés aux mystères d'Eleusis. Pausanias se trompait-il? Si tel était l'avis de M. Mylonas, encore convenait-il de l'exprimer, car sinon sa discussion des témoignages généralement allégués était incomplète. C'est une omission à ajouter à celles que j'ai dû relever, plus nombreuses qu'il n'eût convenu.

III. Deux divinités éleusiniennes

Une inscription trouvée dans les fouilles américaines de l'Agora et publiée dans Hesperia en 1935 (donc trop tard pour être utilisée par Otto Kern dans son article de la même année) permet d'enrichir notre connaissance des divinités honorées à Eleusis (2). Cette inscription a été, comme un certain nombre de textes, omise par M. Mylonas. Elle ne m'avait pas échappé dans mon Culte des Muses publié un an après (3). Il s'agit d'un sacrifice offert par les Eumol- pides à un certain nombre de héros et de dieux (4). Les éditeurs ont estimé que « le caractère éleusinien marqué et l'élaboration de la fête au cours de laquelle était offert le sacrifice mentionné dans l'inscription, colonne III, permet d'identifier celle-ci avec les Mystères au mois de Boédromion » (5), c'est-à-dire avec les Grands mystères.

J'avais signalé que, parmi les nouveautés de cette inscription, il en était deux au moins qui méritaient d'être relevées. Comme mes observations ont passé inaperçues, il n'est sans doute pas inutile de les réitérer. Parmi les héros mentionnés à la suite d'Eumolpe

(1) Pausanias, X, 31, II. (2) Hesperia, IV, 1935, p. 21 (l'éditeur est James H. Oliver). (3) Culte des Muses, p. 26, n. 3. (4) C'est un fragment du calendrier des sacrifices, complétant IG, II2, 1357,

a et b, loi sacrée de 403-402 environ. On lit, col. III, lignes 60-74 : ΔΗ- Θέμιδι οίς Ι ΔΡ Δα Έρκείωι ο[ΐς] | ΔΙΡ Δήμητρι οΐς | Φερρεφάττη[ι] | ΔΙΤΡΡ κριόςι | ΔΡ Εύμόλπωι ο[Ις] | ΔΡ Δελίχωι ή[ρωϊ οΐς] ΔΡ Άρχηγέτ/)[ι οΐς] | ΔΡ Πολυξέν[ωι οΐς] | Θρεπτώι[ ] | ΔΡΗ-κριτός | ΔΡ Διόκλω[ι οΐς] ΔΡ Κελεώ [οΐς] | Εύμολπ[ίδαι] | ταΰτα [θύοσιν] |

(5) Ρ. 27.

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et de Dolichos (appelé Delichos dans ce texte) (1) figurait un mystérieux Archégètès. Archégètès comme tel n'était pas connu, mais, comme l'avait fait l'éditeur, on ne pouvait pas ne pas songer à ce texte de Strabon, où il indique qu'on donne le nom d'Iakkhos à « l'archégète des mystères», qualifié de « démon de Déméter » (2). Iakkhos comme tel ne figure pas dans l'inscription de l'agora. Aussi bien le texte de Strabon — et je le relevais — fait d'Iakkhos une manière d'épithète qu'on décerne à la fois à Dionysos et à l'archégète des mystères. M. James H. Oliver avait fait l'identification. Il restait à souligner que le texte confirmait qu'Iakkhos d'Eleusis n'avait originellement rien à faire avec Dionysos, mais aussi que le nom officiel, le nom proprement dit, était bien plutôt Archégètès qu'Iakkhos. C'est ce que je fis expressément, et qui reste sans doute valable en 1962 comme en 1936.

En tête de la liste des personnes divines ou héroïques venant d'Eleusis figure Thémis. Sa présence n'avait suscité aucune remarque de l'éditeur de l'inscription. Cependant il était notable qu'elle confirmait, comme je l'ai relevé (3), une notice de basse époque, d'un de ces auteurs chrétiens dont M. Mylonas, après d'autres, déprécie systématiquement le témoignage. Clément d'Alexandrie dans son Prolreplique (4) mentionne divers symboles de Thémis, notamment un kteis, détail sur lequel Kôrte a fondé toute une explication du synlhéma éleusinien, appelée à une fortune diverse qui ne nous intéresse pas ici. M. Mylonas écarte entièrement l'idée que Clément serait bien informé des mystères et pense que ses affirmations sur Eleusis se référeraient plutôt soit aux mystères de Rhéa-Cybèle-Attis, soit aux mystères (éleusiniens?) célébrés à

(1) Sur Dolichos, cf. Mylonas, p. 170, qui, à vrai dire, ne s'intéresse qu'à l'enceinte sacrée dudit héros, telle que Travlos a cru pouvoir l'identifier.

(2) Strabon, X, 10, p. 468 : "Ιακχόν τε καΐ τον Διόνυσον καλοϋσι και τον άρχηγέτην των μυστηρίων, της Δήμητρος δαίμονα. Texte omis par M. Mylonas.

(3) Culte des Muses, p. 53, n. 3. (4) Ch. II, 22 ; p. 17, 1. 9 Stàhlin. Les manuscrits ainsi qu'Eusèbe donnent της

Θέμιδος. Stahlin adopte une correction de της en Γης, correction due à Wilamowitz, Comment, gramm. II (1880), p. 11, qui a eu un brillant succès. Il est évident que l'inscription de l'Agora ne la confirme pas et qu'il faudra sans doute la remiser au magasin des conjectures que l'événement n'a pas vérifiées (elle n'est pas retenue dans le texte du Prolreplique des « Sources chrétiennes », 2e éd. 1949). Il s'ensuit naturellement des conséquences pour l'interprétation de cette divinité et des rites qu'on peut lui rattacher. Gè est connue — d'autre part — ■ comme divinité éleusinienne par IG, I2, 5 et par sa présence sur le célèbre vase de Kertsch.

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Alexandrie (1). Mais voici que l'inscription de l'agora d'Athènes indiquait qu'à la fin du ve siècle avant notre ère Thémis figurait bien dans le Panthéon éleusinien ! On avouera que l'ignorance où est resté M. Mylonas de ce fragment du calendrier des sacrifices publié en 1935 est bien regrettable elle aussi... Mais dans mon livre je ne me bornais pas à signaler ce rapprochement en lui-même précieux. J'indiquais quelle lumière il jette sur un texte de Proclus, où il est question des τελεταί qui nous ont livré certains thèmes sacrés relatifs à Korè. à Déméter et à «la très grande déesse elle-même» (2)· Foucart avait apporté ce texte à l'appui d'une présence isiaque à Eleusis (3). Je ne reviens plus sur ce que cette affirmation avait d'insoutenable. Par contre la lecture de Proclus m'a convaincu plus que jamais que cette très grande déesse n'est autre que Thémis, qu'il identifie à l'Anankè du mythe de la République, qualifiée de της μεγίστης θεοΰ ταύτης (4) comme la divinité anonyme jointe à Korè et à Déméter. Cette position éminente est celle, on l'aura déjà noté, que Thémis occupe dans la liste de l'Agora où elle est en tète. Il reste à se demander pourquoi elle intervient dans les thrènes en même temps que Déméter et que Korè. Gela nous entraînerait loin. Mais on conviendra qu'à la suite de la découverte de l'inscription sa présence à Eleusis est désormais certaine.

Pierre Boyancé.

(1) Mylonas, p. 288 et suiv. ("2) In rempublicam, I, p. 125, 1. 20, Kroll : ...έπεί και Κόρης και Δήμητρος

και αυτής της μεγίστης θεάς ιερούς τινας εν άπορρήτοις θρήνους αϊ τελεταί παραδεδώκασιν. Ces τελεταί s'identifient aux mystères expressément mentionnés plus haut 1. 4 : ...κάν τοις μυστηρίοις τους ιερούς θρήνους μυστικώς παρειλήφα- μεν... suit une interprétation symbolique).

(3Ί Les mystères (Γ Eleusis, p. 462. (4) Ibid., II, p. 344, 1. 29. P. 94, 1. 18, 207, 1. 20. Il est question de Thémis

chez les « theologoi », que Kroll n'a pas identifiés dans son apparat, contre son habitude. Comme c'est un mot qui désigne chez Proclus aussi bien Hésiode et Homère qu'Orphée et que Kroll ne signale aucune allusion aux deux premiers, il faut sans doute songer à un texte orphique. On retrouve l'identification avec Anankè, dans In Timaeum, I, p. 397, 1. 9 Diehl. Pour Proclus, ibid., 1. 22 Thémis est φρουρός των θείων νόμων. C'est à partir d'elle, 1. 1, que άδιαλύτως ή τάξις συνέστη του παντός. Ce rôle en fait vraiment « la plus grande déesse », liée au νους du démiurge et toujours présente auprès de lui (Ibid., p. 398, 1. 2). Elle est vraiment au sommet du panthéon de Proclus (άφ' ης πασά τάξις : In Tim., II, p. 316, 1. 31 Diehl).