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SUR LA VIE DE MON SEIN Voyage à bord d’un cancer Sophie BUREAU 61 rus Georges APPAY 92150 SURESNES 06 22 46 62 74 - 01 47 28 93 75 1

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SUR LA VIE DE MON SEIN

Voyage à bord d’un cancer

Sophie BUREAU

61 rus Georges APPAY 92150 SURESNES

06 22 46 62 74 - 01 47 28 93 75 1

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Parcours personnel

À 51 ans et j’ai été atteinte d’un cancer du sein pris à temps.

Comment faire “quelque chose” de positif à partir de ces mauvaises

cellules ?

Comment agir pour ne pas subir complètement la maladie ?

Écrire s’est imposé comme une réponse constructive.

Ce manuscrit témoigne ainsi d’un parcours, le mien. Mais il croise sans

aucun doute celui d’autres femmes atteintes ou l’ayant été.

Parcours professionnel

Je travaille depuis 9 ans à l’éducation nationale mais espère quitter à

terme cette institution.

Je suis diplômée en psychologie sociale et clinique (dess et dea)

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CONSENTEMENT17 mai 2011

“Consentement”, ce mot écrit en lettres noires sur ce vilain dossier bleu

pisseux sonne comme une condamnation, un consentement pour la mort, la mienne.

En signant en bas du document, j’autorise l’hôpital à se servir de ma biologie

personnelle pour en soigner d’autres, les veinardes. Même s’il est prématuré de

dire qu’il est pour moi trop tard pour guérir, je suis quand même sûre d’une chose:

j’entre de plein pieds en zone de puissantes turbulences, sensation confuse,

assurément désagréable. Madame Bidule m’avait-on dit, il faut faire les examens

complémentaires, pousser les investigations. Une mammo, contrôle de routine, une

écho, c’est juste que vos seins sont difficiles à lire, un IRM, il y a un petit truc

qui est tout petit mais ce n’est rien Madame, nevousinquiétépas, une relecture,

mais non rien du tout et puis là, enfoncée dans ce siège d’une couleur aussi

vaseuse que le dossier des condamnées, j’attends qu’on investigue en moi. Encore

plus poussé et toujours plus intrusif, je vais subir un examen au nom réjouissant

de biopsie. BI-HOP-PSIE, un mot qui rebondit comme une joyeuse et hypocrite

petite balle de ping-pong dont on ne sait dans quel sens elle va décider d’aller.

Mon destin c’était un drôle de destin. Ma vie était ponctuée de tuiles plus ou

moins grosses qui me tombaient dessus assez régulièrement. Le soleil osait

briller un peu fort, je touchais du bout du doigt un bonheur, et hop, le

thermomètre descendait de plusieurs degrés. Il faut quand même avouer qu’une

tuile après l’autre, c’était mieux que plusieurs en même temps. J’avais peut-être

de la chance finalement.

Et là, voilà, c’était reparti pour une bataille. Une guerre d’un genre nouveau

allait commencer. Je ne savais pas de quelles armes me munir, l’ennemi venait de

l’intérieur, fallait faire attention à ne pas trop tirer n’importe où !

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Ce n’était rien... On m’avait dit que ce n’était rien qu’un petit rien de rien

du tout et j’étais là. Je cochais la case du oui. Oui, je consentais à ce que ce que

les cellules qu’on allait me retirer puissent faire avancer la science et servir

tous les progrès du monde. Oui, qu’ils les prennent, toutes ! Ça tombait bien

justement, je cherchais à m’en débarrasser.

Dans cette salle mal éclairée, cul de sac de l’attente, des femmes, rien que des

femmes. Le gémissement de la porte battante qui séparait la vie normale de

l’entrée au pays du potentiel pathos, égrénait la danse macabre des blouses

blanches. Leurs têtes sortaient du large interstice d’un des battants entrouverts

et annonçaient d’une voix lasse un des noms de la longue liste des rendez-vous.

C’était la fin de matinée, les appelées rayaient les heures et vidaient petit à

petit la salle. Le temps ressemblait à une peau de chagrin. Ils étaient en retard.

De toutes façons, j’avais tout le temps de me faire zigouiller, je n’étais pas

pressée pour un rond, car malgré les tuiles j’avais fini, à force de travail

personnel et compagnie, par apprécier de vivre. Je n’avais qu’à profiter des

derniers instants de paix avant le grand plongeon dans le monde du minuscule

cellulaire. Je n’avais qu’à regarder les jolies affiches pour “bien se laver les

mains” collées sur les murs. Je tentais de me rassurer, après tout, on était tous

des morts en sursis, non ? Non ?

Non..., pas tout de suite. Je n’avais pas envie de mourir, encore un peu de temps

pour vivre, je n’avais pas fini. J’avais encore des choses à faire. Dans cette

salle, j’étais entrain de perdre à petit feu une paix gagnée de haute lutte.

Ici, toutes les femmes étaient couronnée de cheveux blancs. L’heure le

voulait, en matinée les plus jeunes travaillaient (sauf moi et une autre là-bas,

enfoncé dans son fauteuil défoncé). Ménages, éducation, eau de cologne, bigoudis

et j’imaginais assis silencieux près d’elles, des maris René ou Robert (décidément

celui-là !). J’imaginais leurs vies lourdes et banales qui, en y regardant de plus

près étaient entourées comme d’un halo de douceur, belle illusion que l’attente

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m’aidait à inventer.

J’aurais aimé que les soignants laissent mon sein tranquille, qu’ils

disparaissent du décor, qu’ils se brisent en d’infinis petits morceaux ridicules qui

le soir même seraient balayés par le personnel de nettoyage de l’hôpital.

La porte grince encore, un nom encore et je suis seule à présent dans la salle qui

parait plus sombre, n’ayons pas peur de le dire. Non, n’ayons pas peur. Pas peur du

tout. Plus d’une heure que j’attends et mon nom à moi n’a pas encore franchi la

frontière du malheur. J’ai envie d’un café mais si je me lève on va m’appeler,

croire que je suis partie, le service va fermer et ...

Je suis la dernière dans la salle et l’angoisse monte car en plus de la trouille de

ce qui m’attend s’ajoute celle, plus primaire et solide encore, d’être oubliée entre

cette salle d’attente et le néant. Je sens que je vais me lever et que je vais hur...

“Madame Bidule” appelle une blouse.

Madame Bidule, c’est moi. Consentante, je me lève et passe au ralenti, tête basse,

du royaume de l’attente à celui des mots compliqués, des écrans muets et des

objets tranchants.

DIGÉRER

31 mai 2011

Je me sens fragile, calme, salement calme et très fragile.

Mon sein m’en fait une bonne ! Décidément, je n’ai de cesse de couper les chaînes

qui me relient aux femmes de cette foutue famille.

- Un cancer du sein ? Non, pas que je sache, je dois être la première mais en ce

qui concerne le cancer, il a déjà frappé dans la famille.

J’avais reçu un courrier pour m’apprendre que le rendez-vous opératoire

était fixé, que j’avais rendez-vous à telle date avec la chirurgienne. J’avais

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appelé et on m’avait confirmé la nouvelle par téléphone. Que de maladresses,

quelle déshumanisation du mal ! Un courier, un coup de téléphone !

Bref, je digérais. Fallait encaisser le coup pour commencer le bricolage du soin.

Comment faire avec ça. Il fallait que l’idée s’installe et il fallait que je mesure

les conséquences, toutes les conséquences. Trouver la bonne distance avec les

parts abîmées de moi je savais à peu près faire, mais avec mes cellules, ça...?

Oui, en effet, je vous ai envoyé ce courrier blablabla m’avait dit la chirurgienne

au téléphone, on a trouvé des cellules cancéreuses.

- Ah ! je lui avais répondu. C’est un cancer...

- Rendez-vous dans une semaine. Je vous en dirai plus. Pas agressives les cellules.

Opération la semaine prochaine. Rayons dans quelques mois.

Un coup de téléphone. Un cancer. Une semaine d’attente pour en savoir plus.

Exactement le temps nécessaire pour digérer la nouvelle, ou pour qu’elle mette à

plat !

L’annoncer aux autres, je n’avais pas envie. Je n’avais pas envie d’être prise en

pitié, ni en malade. JE n’étais pas malade, seules quelques cellules dans mon sein

droit l’étaient, nuance ! D’abord m’en convaincre, excuser MON corps, le

ressaisir.

Aux premiers jours de l’annonce je m’isolais, me taisais, terrée et muette comme

une tombe et je poussais, le souffle court, l’idée de ma mort jusqu’aux frontières

du possible. Saisir pourquoi l’idée faisait mal, gênait aux entournures. Pourquoi ?

Accepter, accepter, accepter, accepter de sortir du monde. Accepter de n’avoir

rien été de plus qu’un minuscule point, une virgule de passage. Mais je n’avais pas

toutes les données du problème. Se calmer.

Les jours qui suivirent je continuais de ne faire aucun signe, à personne. Ça, je

savais faire et je n’avais besoin d’aucun entrainement spécial.

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N’empêche, le dimanche au marché, je rencontrais une voisine. Impossible de

l’éviter, coucou c’est moi ! Je la trouvais molle, bête, sans saveur, aucun plaisir à

la voir, à lui parler mais la secouer par les épaules, ça oui, j’aurais aimé. Ma

patience pour les “lents”, ma patience tout court allait mal. Cette voisine

m’énervait : aller à l’essentiel n’était pourtant pas compliqué, qu’elle arrête de

tergiverser, de rire bêtement, ah, ah, ah, quand c’est la gêne qui était invitée. Et

puis d’ailleurs, de quoi était-elle gênée, elle n’était au courant de rien. Je

reprenais ma respiration, rien y faisait je ne la supportais pas, alors plutôt de

projetter mon mauvais film sur son innocence paisible, je la quittais : allez salut,

je dois y aller, une urgence.

La fragilité m’avait gagnée toute entière. Mon calme avait taillé la route. Aucun

doute, fallait encore que je m’isole.

ATTENDRE

6 juin 2011

Ce voyage qui m’est réservé est des moins réjouissants. Je suis en terre

inconnue. Enfin inconnue..., disons que déjà j’ai “goûté” avec feu mes géniteurs

les étapes implacables de la maladie : combats, attente, souffrances, attente,

déchéances, attente, morphine, attente, délires, attente, et les yeux clos et la

peau devient bleutée et cireuse et le corps devient rigide et froid. C’est la fin.

C’est ça la mort, quand on est mort, on attend plus, j’avais déjà vécu ce goût de

l’inexorable.

Souvenirs à vif, d’un coup, qui me revenaient en pleine poire, à la seule différence

que là, c’est moi qui aurait la vedette. Merde.

Le cancer. On ne se sort pas de ce truc. On ne peut pas s’en sortir. Il prend

possession, enserre, tue et c’est tout.

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Attendre.

Alors j’écris. Je l’écris. Quoi faire d’autre ?

Plus d’une semaine que nous vivons mon nouveau compagnon et moi dans une

intimité inégalée. Une vraie relation fusionnelle !

Le rendez-vous avec la chirurgienne était dans deux jours. C’est encore long deux

jours. J’en profitais pour m’inventer des histoires de cancers qui viendraient

s’attaquer à d’autres organes, je faisais de mon corps une grosse farce aux

multiples cancers. Et si la douleur que je ressentais parfois à droite, à gauche,

c’était ÇA ? Et si j’allais mourir vite, plus vite que prévu ?

“Il est petit Madame”, me ditla chirurgienne. D’accord mais vas savoir tant que

les analyses ne sont pas faites. On peut s’attendre à tout. Je peux m’attendre à

tout. On m’avait dit que ce n’était rien et ce n’est pas rien, alors “petit”, ça veut

dire quoi ? Je peux m’attendre à tout, non, si les mots ne répondent plus de leurs

sens initiaux ?

Attendre.

L’attente, un aromate ajouté à cet épais ragoût, subtile et délicate perversité.

Bientôt attendre aussi au réveil après l’opération pour savoir combien de

ganglions ont été retirés. Attendre encore des jours entiers après l’opération,

savoir ce qu’on a trouvé dans ce ganglion. Rien ou quelque chose ?

Rien ou quelque chose. Rien ? Quelque chose ? Rien ?

Attendre.

Attendre.

LE TRAVAIL

8 Juin 2011

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Les onze coups de sonnerie explosent dans ma tête avant d’aller s’écraser

sur les murs de cet établissement vide et fou. Je déteste ce lieu, ce boulot, ces

années qui s’entassent, 9 ans déjà. Trop. Tout ça aussi parce que les “chefs” sont

souvent déplacés. Déplacé, quand je dis déplacé je veux dire : pas à leur place

mais aussi “dérangé”. Du coup, les sous-fifres payent et la note est salée.

Je le savais, m’appesentir sur eux, sur leur pouvoir ridicule, c’était déjà

trop leur donner de poids à ces légers, à ces pas subtiles pour un rond. N’empêche

qu’en cette fin d’année montait en moi l’envie irrépressible, furieuse, de les

vomir. J’avais besoin de rendre ce quatre heures avalé de force (faut bien

travailler) pour partir l’esprit léger, l’estomac vide, pour m’éloigner tranquille

des jets acides dont ces cons sur talonnettes tiraient prestige. Vides et creux

oui ! Tristes poupées de chiffon molles, fantômes glissant le long des murs

graphités (Bidule salope, Truc PD, Bidule putain) qu’ils contribuaient à tout salir

un peu plus chaque jour, laissant à l’éternité le soin de laver ces souillures, où

les pendules s’étaient arrêtées, où il était à parier qu’elles ne prendraient jamais

plus le goût du temps car c’est à la destruction que les onze coups de sonnerie

s’adressaient.

Pourquoi laisser sonner quand il n’y a plus d’heures, ni de mots, quand plus rien

n’arrive puisque le même survient toujours, parfois en pire. Une zone de grande

violence gouvernée par des gnomes sans envergures, c’est encore plus violent. Je

détestais ce boulot. Sans intérêt, épuisant.

Un des chefs, le plus mieux payé des deux, me demandait durant cette indélicate

journée parmi d’autres, s’il pouvait me parler ?

- “Madame Bidule, je peux vous parler ?”

- “Non”, je lui répondais. “Non, je suis désolée, tout à l’heure peut-être, mais là,

non. Je ne peux pas.”

Piteux petit garçon tête baissée, pantalons courts et pieds en canard. Il n’a pu

sortir de sa bouche molle qu’un “bon, bon” sans tenu quand je lui disais non.

Pourquoi parler quand il avait brûlé, tout au long de l’année, le champs des mots

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par ces oublis, ses fuites, ses mensonges et compagnie ? Entre nous s’étendait à

présent l’espace incultivable sur lequel de rares brindilles déjà mortes

finissaient rapidement de se consumer.

Voilà s’en étaient fini des quelques heures supplémentaires promises, fini du

beurre sur la tartine de mon petit salaire. Je m’en foutais. Mieux, j’appréciais à

sa juste valeur le prix de ma relative liberté de “remplaçante à l’année” et de mon

amour vivant des mots justes et vrais.

J’en avais fini, bien qu’encore physiquement présente mon esprit avait déjà

tourné les talons.

Avec eux, j’en avais fini.

Je ne reviendrai pas dans ce lieu, ne reverai plus ces êtres que je n’estimais pas,

car j’apprenais le jour même que l’arrêt maladie m’amènerait jusqu’aux grandes

vacances. Ça tombait bien.

Je m’en allais avec comme seul souvenir de ce lieu maudit un bon ami et les mots

d’assistantes : “Vous étiez notre oasis”, merci les filles, bonne route.

PENSÉES DIVERSES

Pourquoi je pense à Lyon en ce moment ? Cette ville où j’ai passé quelques

week-ends avec un homme qui disait m’aimer, que je croyais aimer (parce qu’il

disait m’aimer ?) mais que je n’aimais pas. Lui non plus d’ailleurs, ne m’aimait pas.

Miroir de tout petits oiseaux aux plumes d’illusions. Pourquoi je pense à Lyon ?

Je ne sais pas.

Seuls quelques uns de mes amis hommes savent la mauvaise nouvelle. Je le dirai

plus tard à mes amies, e.

Mon fils lui passe des oraux importants pour la suite de son parcours. Silence,

chut, pas déranger petit amour.

Souvent mon horizon se voile. Il me faut respirer plusieurs fois à fond pour

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reprendre le cours normal de l’air et de mes pensées.

J’ai de la chance. Ce cancer, c’est une découverte fortuite, j’ai de la chance. Je

vais en faire quelque chose, l’écrire peut-être, profiter du temps libre que l’arrêt

me propose pour continuer à faire ce que j’aime. J’ai envie d’aller à la mer aussi.

Prendre des photos. Respirer.

J’ai de la chance.

RDV pré-opératoires

10 juin 2011

Je rends à l’infirmière à blouse blanche, aux savates traînantes et à la prise

de sang ses non-regards. À ses questions minimes, mes réponses le sont aussi, oui,

non...

La femme de l’élèctrocardiogramme est plus attentive elle, mais n’empêche, avant

d’entrer dans la salle et de m’allonger sur le lit étroit, je me retrouve dans une

cabine, lieu parfait de l’entre-deux. J’y suis à moitié nue à attendre que la porte

qui tarde à s’ouvrir s’entrouvre enfin. Confusément honteuse d’être là, debout à

attendre dans cette tenue, sans savoir où mettre mes mains. Une honte

inexplicable et régressive me fait retourner petite aux temps des punitions d’où

la honte surgissait toute habillée du rouge, sur mes joues.

Je suis debout dans ce lieu minuscule, à moitié nue, les bras ballants. Je croise

mon regard dans la glace collée au mur, difficile d’éviter, et je me dis l’espace

d’un éclair qu’il va falloir que je la garde ma dignité, qu’il va falloir que je m’en

charge seule, que je la tienne ferme de mes deux mains par le col, que je la fasse

tenir coûte que coûte debout, droite malgré les postures à venir, les trous dans

la chair, les regards de traviole, les silences, la fatigue, les annonces et j’en

passe.

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Et puis enfin l’anesthésiste. Elle résume les résultats : c’est bon, tout va bien

me dit-elle. Elle rit nerveusement : oui, enfin..., tout va bien, sauf ça !

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SUR LA VIE DE MON SEIN. 2ÈME PARTIE.

Arrivée à l’hosto

Le 15.06.2011

13H30

Je le sens dans les transports qui mènent à l’hôpital, ma tendance à entendre

l’autre a décuplé. Du coup, le moindre bruit me surprend, la moindre dissonance

m’effraie et fait monter en moi une puissante envie de fuir.

14H

À peine franchie l’entrée automatique de l’hôpital, une seule pensée en tête :

Allez, finissons-en !

Oui, mais non, il faut traverser l’épreuve ma vieille, y passer. Virée aux

admissions, indications, ascenseur, pour débouler enfin dans un long couloir. Côté

gauche, bureau des soins, côté droit :

- Votre chambre, la 13.

Et merde, la 13 !

Ce couloir..., ce couloir comme un utérus et ma chambre comme un ventre. On va

m’y nourrir, m’y soigner, savoir pour moi, décider pour moi pendant deux jours.

Pour couronner le tout, on m’accroche un bracelet au poignet, dessus mon nom et

ma date de naissance. Joli bébé, pouponette, tout enfermée dans son petit

bracelet.

Aujourd’hui j’ai des examens, demain c’est l’opération, tout semble très très bien

rodé.

Allez, vite, vite, vite, finissons-en !

15H

Un voile enserre mes paroles, une sourdine agit sur ma voix. Je me force à parler

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clair, en vain.

16H

Ici, tout me dégoûte, les poignets de portes, le sol, la couverture du lit, tout,

multiples projections de mes cellules cancéreuses. Envie de tout faire

disparaître.

17H

Je fugue de l’hosto, mon bracelet au poignet. La fuite est accordée, les sont

examens sont bouclés. Escapade au thé citron.

Assise en terrasse, j’écrase minutieusement la rondelle de citron avec le bout

arrondi et tranchant de ma petite cuillère. Un vrai massacre : des îlots jaunes

flottent à la surface orange du thé que je finis, lassée, par abandonner. Des

voitures passent. Des enfants sortent de l’école. Des femmes fument. Des

hommes boivent, se tapent sur l’épaule, rient ensemble, des frères d’alcool. Le

vent souffle, un peu.

Le temps est allongé, comme il est lent, comme il est long.

Je finis mon thé d’une seule traite. L’acidité me fait plisser les yeux puis les

fermer. Fin de l’escapade.

Rideau.

SORTIE

Le 17 mai 2011

Toutes ces femmes, tous ces seins, tous ces cancers, ça fait beaucoup. Je

relativise, on ne peut pas toutes mourir, c’est pas possible, ça ferait trop.

Deux jours que j’ai mal au crâne, sûrement le manque de café, mais ce matin jour

de sortie, enfin, enfin, je peux en boire. Je sors de ma chambre pour aller

m’offrir encore un gobelet d’excitant au distributeur du rez de chaussée quand un

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“guide-brancardier”, qui conduit tous les jours que le bon dieu fait des groupes de

femmes aux seins malades vers les salles d’examens de l’hopital, m’épingle comme

une brebis égarée et me dit en panique :

- C’est pas par là Madame, c’est pas par là, me désignant la direction des salles

de radios.

- Oui, pas grave, je lui réponds calmement avec un sourire en coin, histoire de

semer la surprise dans sa tête enkistée, et avant qu’il ne m’embarque par le col de

ma chemisette avec ses grosses paluches, je disparais vite fait dans les

escaliers.

Ce matin, c’est la quille mais je dois être apparemment la seule à le savoir car

partout où je pose le pied en dehors de ma chambre, on veut me renvoyer au bloc.

Tout à l’heure encore, en sortant de la douche, habillée normalement, une

serviette mouillée posée sur l’avant-bras, un infirmier m’a rudement interpellée :

- Oh, oh, oh, oh la la, hè, hè, faut pas s’rhabiller quand on a pris sa douche...

Une de ses collègues le rassure :

- C’est déjà fait..., la dame est opérée !

J’ai intérêt à retourner à ma place, sur mon lit. Oui, j’ai gravement intérêt à

attendre sagement l’heure de la sortie.

Mais même là, assise en tailleur, café et livre en main dans l’attente de la visite

de clôture d’un grand chef qui se fait désirer, ça déraille. Un infirmier entre

dans la chambre, énervé :

- Votre migraine ? me demande-t-il.

- J’ai bu du café, je n’ai plus mal.

- Faut éteindre les lumières quand on a une migraine !

Il ferme toutes les loupiotes de la chambre et s’en va.

J’attends qu’il aille passer ses nerfs ailleurs, que la porte soit bien refermée

pour me lever et aller sur la pointe des pieds rallumer toutes les loupiotes.

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Deux minutes plus tard, sa tête apparaît par l’espace de la porte qu’il vient à

nouveau d’entrouvrir, il tend son index vers moi :

- Et vous, ne partez pas tant que je vous ai pas refait le pansement, hein !

Bon, je sais pas ce qu’ils ont tous ce matin. Sans doute rien de plus que tous ces

autres matins de brumes usineuses.

C’est peut-être moi qui je bouge trop. Ça doit détourner le sens habituel des

choses.

Avant le départ, le grand patron a ramené sa science jusqu’au pied de mon lit :

- L’opération s’est bien passée. Un seul ganglion retiré. La deuxième série de

résultats, le 4 juillet, en rendez-vous, avec votre chirurgienne.

Je le savais, tout ça, on me l’avait déjà dit, mais comment priver cet homme du

plaisir d’annoncer une (plutôt) bonne nouvelle ?

Chaussée de deux petits nuages d’un ciel de traîne anesthésique, je quittais

l’hôpital.

18 Juin 2011

CONGÉS MALADIE

Suis en arrêt maladie. C’est confirmé. Jusqu’au 4 juillet, je suis en arrêt maladie.

Au moins, je ne les reverrai plus, au travail. Plus. Plus jamais.

PENSÉES DIVERSES

Avec mon fils, nous devenons plus proches, plus dégagés, plus libres, plus éloignés,

tout ça en même temps.

Mon bras me tire et mon sein me lance parfois mais rien de bien grave. Non, pour

l’heure le plus important est dans la tête, et ma tête elle, tient la route.

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C’est bien, le corps médical a réagi vite, droit, sans bavure, le corps médical a

bien tranché dans la chair. La chirurgienne a été énergique, franche, sans aucune

délicatesse. Les cicatrices sont nettes.

L’ambivalence me tire d’un côté puis de l’autre, danse étrange sur les bords de

mes plaies.

J’espère que feu mon ganglion sentinelle n’est pas atteint de ces sales petites

saloperies. Il y a de bonnes chances qu’on le découvre sain en deuxième analyse,

mais...

Elles sortent d’où d’ailleurs, ces sales petites saloperies ? Pourquoi là ? Pourquoi

maintenant ? Quel sens à tout ça ?

Aucun sens. Aucun.

Les auteurs de l’absurde, profiter que j’ai du temps pour les lire ou les relire

avec le sentiment qu’à mon âge, de toutes façons, je pourrais replonger dans tous

les livres déjà lus sans y voir les mêmes choses. Ai-je oublié ou ai-je intégré mes

lectures ?

Je les ai oubliées je crois, vaguement.

20 juin 2011

Les hirondelles se sont tues. Est-ce pour ça qu’une sale impression me guette ?

Ce doit être que, comme elles, je ne sais pas trop sur quel temps chanter : j’ai un

cancer, j’ai eu un cancer, je n’ai plus de cancer, je n’en n’aurais plus ?

Je marche sur des oeufs, un fil à la patte.

21 juin 2011

Pensées diverses.

Aujourd’hui, c’est l’été, le jour le plus long de l’année. Youpi.

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Et puis non, décidément quand j’y pense, ce n’est pas "pourquoi" le premier

“terme” de la question. Non, ce n’est pas "pourquoi." C’est "comment". Comment

vit-on ce genre de situations, et puis comment ça fait devenir ?

C’est ça la question : qui on devient.

3ème partie22 juin 2011

Surdités

Suis encore un peu bronzée de la canicule du printemps, ça m’empêche de virer

complètement au vert quand j’entends la réponse de l’infirmière au téléphone :

- Si ça grossit encore ou que vous avez de la fièvre, vous passez voir un

chirurgien demain, entre 9H et 10H... Vous n’avez qu’à surveiller !

Demain, entre 9H et 10H..., pas de problèmes. Bien sûr, bien sûr. Je vais donc

rester en compagnie de mon enflure sous le bras, sans aucune explication. Il est

midi. Bon.

Cherche-t-elle à être rassurante quand elle rajoute en fin de conversation :

- À mon avis ce n’est rien !

Mais qu’en sait-elle au juste ? Qu’en sait-elle ? Rien. Elle n’en sait rien ! Moi, je

vois bien que c’est quelque chose.

Alors c’est ça : sous effectif, trop de travail et on botte en touche ? Il n’y a

rien parce qu’on a pas le temps ou pas envie de s’occuper d’un grain de sable dans

la machine ? On renvoie les inopportuns à eux-mêmes. On me renvoie à ma

responsabilité, inquiétude en bandoulière, je n’ai qu’à gérer !

C’est fou comme cette cécité bien ficelée, cette surdité adroitement cadenassée,

peut m’agacer. 18

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Je déteste le déni. Ça fait crever les dénis. Ça me met en colère plus sûrement

encore qu’une boule à l’aisselle qui grossit, me gêne et m’inquiète depuis plusieurs

jours.

Je vais d’ailleurs moi aussi faire preuve de surdité, je vais accompagner ma boule

à l’hosto, quelle que soit l’heure et quels que soient les mots-barrage d’une

experte de pacotille.

TRILOGUE

Je ne suis pas seule. Assises côte à côte sur des sièges alignés le long du

couloir, nous attendons le chirurgien de garde et nous parlons ensemble, sans

préambule. À croire que c’était urgent. Des brides d’histoire s’échangent, des

peurs crues, toutes crues, se parlent. Trois femmes, trois âges, trois

différences. Mots sans apparats qui disent l’atteinte de ce même mal à des

stades divers. La plus âgées ressemble à ma mère, une belle femme abîmée par

l’angoisse, freinée par une peur suintante que j’ai senti (peut-être à tord)

antérieure à la maladie. L’angoisse se nourrit de tous malheurs qui, quand ils

s’avèrent réels, prennent un relief qui me ferait vomir (j’en ai trop goûté), qui me

dégoûtent. Cette femme cherche à nous embarquer dans sa glue. Elle attend de la

pitié, elle attend qu’on tombe avec elle dans sa plainte, elle veut de la

commissération, voilà exactement ce dans quoi je ne tomberai pas, (j’en suis

sortie) et je lui parle et lui réponds normalement. L’autre femme est plus jeune

et parait plus solide : elle nous dit ses hauts et ses bas. Une qualité d’attention

s’installe.

- Vous écrivez comme une thérapie, pour vous débarrasser de la maladie, me dit-

elle.

- Non, je lui réponds. L’écrit ne guérit pas du cancer. Non. Si j’écris, c’est pour

en faire quelque chose plutôt que rien. En faire quelque chose.

Je sors de l’hôpital et je suis heureuse. C’est idiot comme je suis heureuse. Je

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n’ai plus rien sous le bras, le liquide de la boule est passée dans le petit flacon.

- Le “système limbique” a été perturbé ?

- Le système limbique..., le système limbique, m’a répondu le chirurgien en

esquissant un léger sourire, “lapsus Freudien” Madame, “lapsus Freudien”.

Oui, en effet. Il s’agissait du système lymphatique. C’est sans doute que pour

moi, en ce lieu, les limbes ne sont pas loin.

Alors maintenant, sortie de cet enfer grimé de blanc, je regarde les gens dehors.

Ils sont beaux. La rue toute entière baigne dans une musique de happy end. Enfin

libérée de cette main de fer enserrant mon bras, je suis heureuse. Les cloches

sonnent, franches, réelles. Il est midi. Je respire à fond cette ambiance de

village du sud. Ne manque en fait que le village du sud.

N’empêche que je le sens. Je sens que ce temps m’est offert et qu’il circule dans

mes veines, je le savoure, je goûte sa douceur.

Pourtant, rien ne me dit je ne devrais pas accélérer le cours de la vie, chopper

dans le creux du poing toutes les secondes prêtes à éclore, histoire de vivre plus

fort, plus vite.

Allez, je laisse filer la question. Je ne suis pas douée pour ce genre de question.

Je ne maitrise rien de rien.

Mais j’y pense, ces femmes à l’hôpital... Ce ne serait pas aussi leurs malheurs qui

me rendraient heureuse ? Elles sont plus malades que moi, leur cancer est plus

grave, leur mort est plus proche.

Je n’aime pas penser ça...

25 juin 2011

Sens.

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Un nouvel oiseau s’est installé depuis peu dans le quartier. Il babille, il

chantonne, il parlote, il discutaille, de sa branche il tient la dragée haute aux

martinets hurleurs. Il s’appelle Tataouine et Tataouine..., c’est fou ce que je

l’aime.

29 juin 2011

Pensées diverses.

Trouver cet état de subtil équilibre. Arriver à tout faire passer par dessus

l’épaule sans que tout ne bascule complètement de l’autre côté. Oui, je voudrais

pouvoir me foutre de tout et garder la ligne.

Le 4 juillet 2011

Le jour J

C’est l’heure du rendez-vous. Encore une salle d’attente, bondée de femmes et

cette fois, beaucoup d’hommes sont présents. Ont-elles de la chance ces femmes

d’avoir leurs hommes à côté d’elles ? Peut-être. Ça dépend de l’homme.

Une salle d’attente. Jamais je n’ai senti aussi précisément le sens du mot

“attente” qui devient chose épaisse : “salle d’attente”. Suspendue à un “on vous

opère encore demain” ou pire encore. J’attends. Attendre devient un acte solide,

le seul acte possible.

J’entre. Je m’assieds :

- Comment allez-vous, me demande la chirurgienne.

Et je ne peux que lui répondre :

- J’attends.

Elle comprend.

- Je n’ai que des bonnes nouvelles pour vous.

Pas de chimiothérapie, pas de nouvelle opération, que des rayons. Une lampée de

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Beaujolais frais glisse à travers mon gosier. Joie.

- Ça ne fait pas mal, juste des risques de brûlures, me dit-elle, mais vous semblez

bronzer vite. Ça ne devrait pas trop vous abîmer la peau.

Elle est drôlement sympathique cette chirurgienne, elle se garde bien de dire les

effets négatifs qu’ont les rayons sur le corps.

C’est donc en septembre que le bronzage intensif de mon sein droit commencera.

Partie 4

Pensées diverses le 24 août 2011

En fait, un cancer ça peut prendre n’importe où et n’importe quand.

N’importe qui aussi. C’est d’ailleurs ce qui fait son succès.

Une femme sur huit a le cancer du sein. C’est un chiffre qui fait drôlement

monter les statistiques de la trouille.

D’ailleurs, en matière de cancer il n’existe ni réponse aux questions de fond, ni

justice : on ne sait pas pourquoi c’est vous, ni pourquoi il y en a tant. Il n’existe

pas de réponses en lieu et place de cette question.

Rien que du vide.

Pensées diverses le 23 août 2011

Grâce à lui, grâce au cancer je veux dire, je me suis offert un deuxième

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départ en vacances. Je l’ai mérité. Enfin “mérité”, c’est une façon de parler que

je déteste mais quand je pense à cette année professionnelle de folie, à cette

opération..., oui cette semaine, je vais la prendre et partir.

Après la Méditerranée, j’ai eu envie d’air, de vent et d’Océan. Et voilà, j’y suis et

je suis heureuse. Je goûte chaque moment. J’ai l’impression de vivre. Non, ce

n’est pas une impression, je vis.

Je vis !

Et puis d’ici, je continue d’écrire mes nouvelles. Elles ne seront jamais éditées

car vous Madame, m’a-t-on dit, vous n’écrivez pas bien. Je m’en fous, quoiqu’il en

soit, j’écris.

J’écris.

Je continue, têtue, obstinée, tant que je vis, que j’en ai envie : j’écris. Malgré

tout, malgré eux, sans qu’on me lise, tant pis : j’écris et je goûte la liberté.

Pensées diverses le 31 août 2011

Les autres ont repris le travail aujourd’hui. Ils déambulent dans cet endroit

d’une violence insensée, d’une laideur inouïe, et moi, je pense à eux.

La mer est là, endiammentée de mouettes bleues et d’autres divins ailés qui rient

dans le vent, jouent avec lui et moi, j’en profite. Et je pense à eux. Le sable est

chaud, le vent juste assez frais pour m’empêcher de bouillir. Je m’emplis du sac et

du ressac des vagues. Je goûte l’air, le beau, le calme, je me gave des ouvertures

du ciel. Un sourire aux lèvres sans le vouloir, je pense à eux.

J’ai tout fait pour que cette horreur de maladie ait du bon.

J’ai réussi.

Pensées diverses le 1er septembre 2011

J’ai fait un rêve. Un sale rêve. Je rencontrais un nouveau “chef” que je

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trouvais laid à tomber. Et il l’était. Je lui disais : “Je ne pourrai venir travailler

que dans 2 mois. Voilà mon dossier médical.”

Ces formalités accomplies, j’allais à la piscine et déposais mes affaires dans un

casier. Pourquoi j’allais à la piscine, je ne sais pas mais maintenant que j’y étais,

j’allais me baigner puis je sortais de l’eau. Quand je voulais me rhabiller pour

m’en aller, je ne trouvais plus mes affaires. Elles avaient disparues du casier,

volées. Je cherchais quelqu’un pour m’aider mais personne ne pouvait m’aider car

quelque chose de plus important venait d’arriver. La police était à l’entrée, en

uniforme et en civile, et veillait sur je ne sais quoi tandis que moi j’étais là, en

maillot de bain.

J’étais volée, démunie et personne ne bougeait. Ça me rendait malade. Malade.

Et voilà que je me réveille.

L’idée que mon dossier médical se trouve dans mon sac qui a disparu du casier me

saute à l’esprit. Il faut absolument que je le retrouve ! Un court moment je suis

prise de panique et puis je sors complètement du rêve. Tout me revient.

Dans ce rêve, j’étais démunie, seule et ça me rendait malade ? Bon, ce n’est pas un

scoup, telle fût mon enfance.

Aujourd’hui je prends le train, je rentre chez moi. Je dois faire ma valise. Mon

sac est là, je le vois. Demain je commence les rayons.

Oui, il est possible que cette année la violence au travail ait ouvert en partie la

voie à la maladie. Ma fatigue lui aura déroulé le tapis rouge et le cancer aura pu

monter tranquillement les marches.

Scanner.

1 septembre 2011

Dans l’ascenseur du rez de chaussée, pour arriver au service, il faut appuyer

sur le bouton du 1er sous sol, sous lequel est inscrit : “Service de radiothérapie,

service de médecine nucléaire”.

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En sortant, je m’attends à voir des têtes de morts un peu partout entourées de

symboles comme dans une centrale mais non, pas des têtes de morts, juste des

femmes en perruque, beaucoup de femmes en perruque.

Une télé est accrochée au mur. Le son est baissé. C’est étrange la présence de

cette télé.

Quelques femmes portent des turbans aussi. Celles qui n’aiment pas les perruques

sans doute. Je les comprends.

Mon regard est happé par les images d’un clip fluo à la télé. Moins il y a de son

plus l’image est débile.

J’entends la secrétaire de l’accueil qui cancane avec d’autres collègues. Ça fait

passer le temps les cancans. Et puis des techniciens en bleus les rejoignent au

guichet. Un jeu de séduction s’installe. Le manège est rodé. Ça passe le temps les

manèges.

Une patiente arrive. Elle en reconnaît une autre. Elles parlent ensemble. Tout le

monde entend.

La télé me capte à nouveau. À présent il y a des requins sur l’écran mais je

résiste à l’avalanche incessante d’images qui bougent et sans cesse changent de

couleurs.

J’ai du mal à comprendre où je suis au juste.

Ce qui est fatiguant dans les rayons, me dit-on dit à ce rendez-vous, ce sont aussi

les allers et retours.

- Ah, je réponds, mais quand on travaille on fait ausi des allers retours, non ?

- Oui, mais ce n’est pas pareil. Dans le travail on a des satisfactions. Vous

faites quoi ?

- Aucun intérêt, je réponds en bottant en touche. Aucune envie de lui expliquer

cette fonction à la gomme, d’ailleurs inexplicable tant elle ne ressemble à rien.

- Moi j’ai beaucoup de satisfactions dans mon travail.

Cette homme a des satisafactions à travailler dans le noir, sans air, proche de

zones dangereuses, à répéter toujours la même chose ? Il doit adorer les

rotoplos, c’est sûr.

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Aujourd’hui, finalement ce n’est pas le jour des rayons mais la dernière mise au

point pour attaquer le fameux lieu dit, petit village occupé de mon intimité. Je ne

suis plus dans un rêve. J’ai eu le cancer.

Le cauchemar c’est la récidive, il faut en retirer toute trace, m’apprend-on.

Ça y est, je peux enfin parler de mon état : j’ai eu une tumeur cancéreuse que je

n’ai plus mais dont les “traces” se font encore entendre. Il resterait des cellules

cancéreuses que les rayons arrangereraient tout ça en supprimant toutes les

cellules de la zone ciblée, les bonnes y compris, celles d’un bout de poumon y

compris.

Plus de cancer mais encore la cancer. C’est en effet beaucoup plus clair comme ça.

2 septembre 2011

2ème sous sol

Premier jour des rayons. Je descends au premier sous sol, attention la porte

de cet ascenseur est automatique. Tout à l’heure en repartant, il faudra bien

rester derrière la ligne rouge marquée au sol si je ne veux pas me faire emporter

par la violence de l’ouverture, aller me faire écraser le dos contre le mur et le

nez contre cette monstrueuse porte. Cette porte automatique s’ouvre en effet

avec une force et une rapidité insoupçonnées pour un ascenseur d’une telle

importance. Tu parles oui que je vais faire attention. Je descends du monstre

pour prendre un autre ascenseur, plus petit qui va encore plus bas, jusqu’au 3ème

sous sol. Même si je m’arrête au 2ème sous sol, ce matin, j’ai l’impression de

flirter avec les portes de l’enfer !

Arrivée à destination, je vois deux femmes, des grosses cernes sous les yeux et

sans perruques. Elles sont chauves. Elles sont courageuses de se promener sans

cheveux. En plus des rayons, elles ont droit à la chimio c’est sûr et bon sang,

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elles n’ont peut-être plus qu’un seul sein. Un élan me porte vers elle, mais

évidemmentje ne bouge pas.

Puisque plus rien n’est impossible, si j’attrape un nouveau cancer, je ne pourrai

pas dire que je ne suis pas au courant des conséquences possibles, au moins de

celles qui sont visibles.

3 septembre

Pensées diverses

Assise davant la salle des rayons à attendre je me dis qu’ici, ce sont les

femmes sans cancers qui sont anormales.

4 septembre

Témoignage courageux ?

Un homme de ma connaissance, Yves, a lu une partie de ce texte. “Sacré

témoignage courageux que tu nous fais là...”, m’a-t-il écrit.

Cette phrase m’a surprise. Je ne m’attendais pas à ce mot de “courage”.

Quel courage ? Je n’ai aucun courage. Je ne suis pas active dans cette aventure

déplaisante. Je subis le cancer, je subis les soins. Cela ne requiert aucun courage,

aucun dépassement de soi.

Puis monte doucement en moi le sens probable de ces propos. Dévoiler, se dire et

décrire ce que je ressens face au cancer, ce serait ça le courage ?

Pourquoi, cela fait peur ?

Oui.

Et à moi aussi ça fait peur. Je tente d’affronter la trouille. Mais j’ai plus de

chance que certaines autres, c’est sans doute plus facile.

5 septembre

Le champ du désir

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Avec ce cancer qui me colle à la peau, j’ai peur de ne plus plaire et pire de

faire peur, de faire fuir.

J’ai envie d’être jolie, jolie.

5ème PARTIE

6 septembre 2011

Home cinéma...

Dans la salle des rayons, on ne voit que les rayons verts. Ils quadrillent. Ils

partent de plusieurs points de la grande pièce pour venir former sur mon sein, le

marquage précis pour l’envoi d’autres rayons ceux-ci, les rayons X, des anonymes

qu’on ne voit pas.

Un des rayons verts vient frapper régulièrement mon œil gauche, mais ne vous

inquiétez pas Madame, lui est inoffensif. Bien, tant mieux.

Durant l’envoi des rayons X, quand la machine CLINAC ( c’est son nom Clinac)

s’ébranle et que mon cœur s’emballe sans raison apparente, j’imagine un drôle de

scénario. Un groupe de rayons X sort de la route toute tracée qu’on leur impose.

Une sorte de Jonathan Livingston le Goéland en moins naturel et plus nombreux !

Une fois leur route détournée, ils viennent rejoindre le rayon vert qui plonge

dans mon œil et ils se mettent activement à en détruire toutes les cellules. Je

deviens aveugle de l’œil gauche. Je tente à mon tour de dévier cette fin pitoyable

en fermant les yeux mais me dis que cela ne sert à rien puisque de toutes façons,

la peau est traversée de part en part par la puissance des rayons et qu’en plus,

celle des paupières est aussi fine qu’une feuille de cigarette.

Bon, je le sais, oui je sais, je mets des images folles et catastrophiques sur ce

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qu’on ne m’a pas dit. Parce que je suis sûre qu’on ne nous dit pas tout sur les

dégâts “collatéraux” des rayons.

Sinon, pourquoi y aurait-il des portes “blindées” qui séparent les manipulateurs

des malades, pourquoi les rayons seraient-ils dispensés au sous sol, pourquoi tant

d’instructions écrites un peu partout (zone surveillée, accès réglementé, etc.) aux

abords de cette salle, pourquoi sur le plan de cet endroit, accroché à la porte, la

zone de Clinac est en rouge ?

Pourquoi ?

7 septembre 2011

Des rayons et des plombs

Alors que j’attends, assise sagement devant les cabines de déshabillage que

mon tour arrive, une femme en sort. Elle pose son sac sur le siège près de moi et

finissant d’y ranger je ne sais quoi elle me regarde en coin et me dit :

- “ Bonjour, j’aurais préféré faire votre connaissance dans d’autres

circonstances.”

Puis elle s’en va vaguement souriante.

Je reste pensive et me rappelle ce qu’une amie me racontait il y a peu de “ses”

cancers des seins. Une fois une des séances de rayons finie, me raconte-t-elle,

elle revenait chez elle, au volant de sa voiture. Elle sent subitement une très

forte odeur de brûlé et se dit en panique :

- Cette odeur vient de moi, c’est l’intérieur de mon sein, il brûle.

Bien sûr, elle se rend compte que l’odeur ne provient pas d’elle mais d’une voiture

plus loin qui prend feu.

Et voilà, je viens de saisir un des effets collatéral de ces rayons qui doucement,

de façon inoffensive et isolée, chacune à notre manière, nous brise parfois

l’esprit.

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Au moment où j’en ris, j’entends qu’on m’appelle. Allez, je vais rejoindre mon home

cinéma et “les” Jonathan Livingston.

8 septembre

Irradiée ?

Je sors de l’hôpital et je me jette dans la foule des travailleurs qui sort de

la gare toute proche. Ce n’est pas mon habitude de me jeter dans la foule mais ce

matin, ça me fait du bien. Ça me fait me sentir normale parce que je le sens, je

suis complètement irradiée.

9 septembre

Ce matin, avant même que les rayons ne commencent, j’ai la nausée.

11 septembre

Pensée diverse

Je suis physiquement, viscéralement, biologiquement convaincue que toute

montée d’angoisse et tout stress sont nuisibles à mon corps et je sais intimement

combien le rire et le bonheur lui sont bénéfiques.

Avant ce cancer c’était une opinion. Depuis ce cancer, c’est une conviction.

15 septembre 2011

Présence

Ma vie est organisée autour de ces séances de quelques minutes. Je suis

présente et ponctuelle. Les rayons engloutissent jour après jour toutes marques

temporelles nécessaires à la poursuite de ma journée. J’oublie très souvent quelle

date nous sommes. Je regarde très souvent mon agenda. Je note le jour sur un

calepin. Et j’oublie.

Le traitement me scotche au présent. Je dois lutter pour continuer de projeter.

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Je vis un jour après l’autre, comme si j’avais la mort aux trousses, comme si

j’étais en sursis. Non, je n’ai pas la mort aux trousses, ni ne suis en sursis, pas

plus que les autres.

Je suis en voie de guérison. Je peux prévoir, je peux penser le futur. Je le peux.

Mais une brèche est ouverte et le cancer continue d’agir quand bien même la

tumeur semble avoir disparue. Plus les jours passent, plus les cellules malades du

cancer sont détruites et plus l’idée du cancer elle, se rapproche, jouant l’ombre

au tableau. Oui, j’ai appris qu’il est possible d’avoir le cancer.

16 septembre

Trace

J’attends devant ce monstre d’ascenseur avec un homme dont je ne sais s’il

est vieux ou pas et une vieille femme, dont je ne sais si elle est sa mère ou sa

femme. L’homme s’approche de la porte mais la vieille femme le tire aussi

violemment que possible, en arrière de la ligne rouge. Attention lui dit-elle.

L’homme regarde le discret panneau de mise en garde et la porte s’ouvre et il se

rend compte du danger auquel il a échappé. Avec nous une odeur à vomir entre dans

la cabine. Je ne sais pas si cette odeur vient d’eux ou d’un des deux. Je baisse la

tête et tente de respirer à minima. L’homme parait joyeux et dit.

- Voilà une porte qui doit alimenter les urgences de l’hôpital...

Malgré l’odeur qui me perturbe, je le trouve drôle et gentil. Nous échangeons sur

cette satanée porte et cet étrange ascenseur.

Quand elles seront terminées, j’aimerais oublier les séances de rayons. Mais

cette porte, non, j’aimerais m’en souvenir comme la trace d’un oubli possible.

17 septembre

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Le soin des plantes, vraiment ?

Aujourd’hui, durant une émission de radio, j’ai appris l’existence de produits

“phytosanitaires systémiques” et leurs spécificités. Si une salade a eu affaire à

ce pesticide systémique a expliqué le journaliste, on pourra toujours en laver et

en relaver les feuilles, ça ne servira à rien. Le produit chimique est DANS les

feuilles.

Et quand on boit de l’eau la bouteille en plastique dépose-t-elle de sales petits

trucs en nous ? Quand on étale de la crème sur son visage et sur son corps ,

seraient-ce des responsables du cancer qu’on fait pénétrer délicatement dans sa

peau ? Quand on mange des légumes et des fruits, cinq dans la journée, mange-t-

on des vitamines ou cinq produits chimiques qui rendent nos cellules folles ? Ce

sont les hormones qui donnent leur goût à la viande ?

Oh..., que faire, que faire, que faire ?

19 septembre 2011

Routine

Je me réveille. Je mange. Je me lave et je sors pour filer à la séance de

rayons. Je me gare, je cherche la monnaie pour la parcmètre, cette escroquerie

légale. Je marche. J’arrive à l’hôpital. Pour me diriger vers l’ascenseur qui me

mène au niveau -1, celui de la télé, je traverse des couloirs. La porte s’ouvre, elle

est toujours automatique mais de ce côté-là elle n’est pas dangereuse. Je tends

ma carte d’abonnée à l’accueil et, entre deux blablablas de filles ou une drague

(veinarde) avec les techniciens, on me lance un vague bonjour et on me remet mon

planning. Je file vers l’autre ascenseur. Je poursuis la descente : niveau -2. Je

dépose le planning dans le fente de la porte qui donne sur le lieu de l’irradiation.

Je vais m’asseoir sur l’un des trois sièges devant les cabines. J’attends. On crie

mon nom de loin. Je me lève en murmurant un : “elle arrive” qui me fait “sortir de

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mon corps”. Ainsi je conjure le petit choc de mon nom crié de loin, comme ça, sans

égards. Un jour je vais le crier aussi ce “Elle arrive”, ils verront l’effet que ça

fait. Mais je comprends, tant d’allées et venues dans la journée pour venir

chercher tant de personnes, à chaque fois, ce serait trop.

Bref, de toutes façons je m’en fous. En plus on s’habitue.

J’entre dans la cabine. Je me déshabille. J’attends debout, c’est rapide. On dit

mon nom encore, mais en moins fort. Je sors de la cabine, traverse la salle des

commande, me dirige vers Clinac. Le ou la professionnel(le) de service m’y attend.

Bonjour. Bonjour je réponds. Vous allez bien ? Et vous ? Je ne réponds pas à

cette question, jamais. Je renvoie contre celle l’autre, toujours. Pourquoi ? Une

façon de garder le contrôle ? Une façon de ne pas laisser place aux plaintes ? Je

ne sais pas, mais je déteste cette question.

Je m’allonge, toujours exactement au même endroit, dans le quadrillage

précis des rayons verts, la tête tournée vers la gauche, le bras droit levé et un

des rayons verts dans l’œil gauche. Le ou la professionnel(le) disparaît derrière

les commandes de Clinac. Ne bougez pas. Il y a de la musique. Pourquoi pas. Ça

n’empêche toujours pas mon cœur d’accélérer la cadence. Les voyants au mur

passent du vert au rouge.

Puis Clinac fait son travail de demi cercle de décharge invisible en émettant de

petits bruits. Ça claquette, ça tambourine, ça pétouille et ça traficote. Les

rayons indépendantistes continuent de me détruire l’œil gauche. Une fois le

travail finit le ou la professionnel(le) réapparaît dans la salle. Vous pouvez

baisser le bras. Je descends de l’espèce de lit. Je vais me rhabiller. Je reprends

l’ascenseur, laisse mon planning au -1. Parfois on m’adresse un vague “à demain”,

alors je réponds un vague “à demain”. J’attends que la porte de l’autre monstre

s’ouvre. Je reste bien derrière la ligne rouge, en souriant car j’imagine toutes

sortes d’aventures possibles avec cette porte. Au R.d.C, je passe par les couloirs

pour sortir et je me jette dans la foule, sauf quand il est un peu plus tard et

qu’il n’y a plus de foule. Là je me contente simplement de sortir, sinon j’aurais

l’air d’une bille.

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Le 20 septembre

Grains de sable

En sortant de la salle Clinac aujourd’hui, je me suis trompée de cabine de

déshabillage et suis tombée nez à nez avec une autre irradiée. J’étais vraiment

désolée mais elle m’a dit que non, non, ce n’était pas grave. C’est elle qui avait

raison. La professionnelle aux commandes des ordinateurs en a profité pour se

moquer de moi :

- Alors, on n’est pas bien réveillée aujourd’hui ?

- Je suis dans la lune, je lui réponds en souriant.

- Bon week-end me dit-elle.

- Nous sommes mardi ! Ah ah, on manque de sommeil on dirait...!

Ce n’était pas très drôle mais tout le monde a ri. À croire que dans ce lieu, ce

sont les erreurs qui font parler les gens entre eux et les rendent plus humains.

23 septembre 2011

Les pauvres

Les feuilles de certains arbres sont fripées. Depuis le mois d’Août, elles

sont recroquevillées sur elles-mêmes et portent la couleur rouille de l’automne,

alors que l’automne c’est aujourd’hui.

On les remarque parmi les arbres sains, éclatants encore du vert de l’été. Ce

sont les marronniers m’a dit une amie, ils ont une maladie.

Ça me rend malheureuse pour eux. Et pour nous.

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PARTIE 6

26 septembre

Beurk.

Je déteste ses soutiens gorge en coton et sans armatures que je suis obligée de

porter.

28 Septembre

Le printemps au plafond

Au plafond de la salle où l’on attend pour entrer dans celle des rayons, il y a

des plaques qui imitent le ciel. Quatre plaques de lumière sur lesquelles le soleil

brille sur un ciel bleu pétant. C’est sûr qu’ils n’allaient pas y coller la pluie et le

gris, en plus du reste... C’est gentil comme attention vu que la lumière naturelle

du jour n’entre pas mais ce n’est pas beau.

Mais c’est gentil !

29 Septembre

J’attends devant les portes des cabines. Qu’est-ce que je fais là déjà ?

30 Septembre

La ligne rouge

Ce monstre d’ascenseur provoque toujours des réactions à la vue de sa porte.

Mais sa ligne rouge ne me fait plus sourire. Je sens que ma patience est entrain

de la dépasser. J’entre dans la cabine, j’étouffe.

Une rage commence à m’habiter, pareille à celle d’une enfant impuissante devant

la force supérieure qu’exerce des adultes sur elle, pour son bien.

Penser tranquillement à penser que je vais hurler quand je serai rentrer chez moi

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tout à l’heure.

3 Octobre

Un autre monde

Auourd’hui dans l’ascenceur, je suis descendue avec une femme à turban et un

homme chauve. Moi j’ai le sein brûlé. Je me dis qu’à nous trois, nous sommes un

monde, un monde des mutants.

Une fois entrer chez moi, j’ouvre internet pour me renseigner. J’y lis : “Les

rayons X sont des radiations ionosantes. Une exposition prolongée peut

provoquer des brûlures (radiomes) mais aussi des cancers...”

Bamerdalors.

J’ai refermé internet.

4 octobre

Des armées d’ombres.

Je me suis trainée jusqu’à l’hosto. Un ascenseur puis l’autre, le planning, l’espace

de déshabillage, le bonjour de la jeune fille installée aux commandes

informatiques, la salle de clinac clic clac. Voilà.

Sortie de la salle Clinac, passage par la salle des commandes pour rejoindre la

cabine. Le bonjour de la même jeune fille installée aux commandes informatiques.

- Oh excusez moi, me dit-elle en marquant une légère gêne.

Hé oui, elle s’est trompée, elle n’aurait pas dû me dire “bonjour” mais : “Au revoir

Madame Bidule, à demain !”.

Je souris vaguement et lui lance un regard qui dénoue illico la gêne superficielle

qui aurait pu monter d’un cran si j’avais appuyée dessus.

Depuis plusieurs jours ces échanges réduits à leur plus simple expression ont

perdu le peu de sens qu’ils avaient. Cette jeune fille ou une autre, que l’on crie

mon nom ou qu’on m’appelle, qu’on me dise bonjour ou au revoir, je m’en fous.

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Je ne suis qu’une irradiée parmi d’autres, eux ne sont que des lanceurs de rayons

parmi d’autres, des preneurs de rendez-vous parmi d’autres, des appeleurs de noms

parmi d’autres, une armée d’ombres parmi d’autres armées d’ombres.

Alors un bonjour ou un au revoir..., à présent je m’en fous.

5 octobre

En finir !

Aujourd’hui Clinac est tombée en panne. On ne sait pas le temps que le technicien

va mettre pour réparer notre machine à rayons, nous a-t-on informées. Bien. Nous

avons donc attendues, nous entassant au fur et à mesure que le temps filait. Puis

finalement les scéances ont été annulées. On a préféré nous libérer pour ne pas

risquer de nous faire attentre trop longtemps, ne sachant toujours pas le temps

qu’allait nécessiter la répération. Et chacune de choisir comment rattraper ce

maudit trou dans la trame des rendez-vous si réguliers d’habitude. Avant de

partir, il faut en référer auprès de la professionnelle des rayons qui est désolée.

Nous remontons au compte goute vers la lumière. J’aperçois de loin le monstre

qui s’apprête à entamer son démarrage et de justesse, j’arrive à y monter,

stoppant net la fameuse fermeture automatique des portes. La femme qui est

dedans me sourit et dit :

- On va y arriver.

- Oui, je lui réponds.

L’ascenseur est entrain de refermer ses portes quand de justesse une autre

femme en y montant fait stopper net la fermeture automatique des portes. Elle

nous sourit et dit :

- On va y arriver.

L’autre femme baisse les yeux et moi je réponds :

- Oui.

Puis tout le monde s’est tu, les portes se sont refermées et la montée en surface

s’est s’effectuée.

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À quoi va-t-on arriver au juste ?

6 octobre

Aujourd’hui, c’est pas la saint Sein.

Cette nuit j’ai fait un rêve. J’ai révé que je jouais au ping pong. Quel joli

déplacement parce qu’à dire vrai, c’est plutôt mon sein qui joue au ping pong avec

moi.

Le mi-parcours est dépassé de quelques jours, j’entame la dernière ligne droite et

il semblerait que mon sein en profite pour faire cavalier seul. Il vit une vie

parallèle, fait ce qu’il veut, ignore magistralement le reste de mon corps qui lui,

aimerait tant retrouver son sein d’avant. Pour l’heure, il grossit à vue d’œil

comme un ballon de bauderuche, à la seule différence qu’il est fermement arrimé à

moi. Encore heureux, manquerait plus qu’il s’envole dans le ciel, ce qui ferait

peut-être le plaisir des petits et des hommes.

Non, il est là, omniprésent, lourd, silencieux et douloureux.

Il n’a finalement de points communs avec un ballon de bauderuche que le fond

rouge sur lequel il gonfle.

10 octobre

Train train

Ascenseurs pour descendre. Fiche de signalement. Bonjour, oui bonjour. J’entends

mon nom. Ok. Déshabillage. Ça va, et vous ? Clinac, allongée, clic, clac, rayons et

compagnie. À demain, à demain. Rhabillage. Asenceur, 1er sous sol. Ascenseur.

Je ne vois plus la ligne rouge.

12 octobre

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Je me rends compte en voyant le reflet de mon visage dans la glace de cette

cabine de l’entre deux, je me rends compte que dans ce cas précis, là maintenant :

garder sa dignité, c’est juste ne pas perdre sa patience.

14 octobre

J’ai fait un rêve. Ce n’était pas un rêve à la façon Martin LK, non. J’ai rêvé que

le chat de la maison tombait du 4ème étage et qu’il allait salement mal.

Le 4ème, c’est l’étage de mon enfance. C’est aussi l’étage d’où ma mère est morte

d’une dose léthale de morphine. Son cancer du poumon fût long et douloureux.

15 octobre

Tiens, je pleurerais bien aujourd’hui. Est-ce à cause du rêve d’hier, des rayons

d’aujourd’hui ?

Je n’en sais rien.

19 octobre

Nouveautés

Aujourd’hui changement de registre : autre machine, autre salle, autre étage

moins profond sous la terre : 1er sous sol, c’est donc moins grave, la mort

s’éloigne et la lumière du jour pointe enfin vers l’espoir d’en finir avec ses

rayons d’artifice.

Je choisis la place la plus confortable de cette longue ligne de fauteuils qui

s’offre à moi dans ce nouveau couloir d’attente et je m’assieds face aux trois

portes des trois cabines. Bon. Combien de temps vais-je attendre ?

Je sors mon livre et je lis, ou du moins j’essaie car d’étranges passages balaient

l’arrière plan de ma lecture. Je tente d’accrocher mon attention aux lignes noires

qui dansent sous mes yeux mais j’entends, à travers un moelleux coton, des pas

survoler le sol et je vois sans les voir des fantômes glisser dans ce couloir qui

semble être, c’est sûr, un haut lieu de circulations.

Oui, ce doit être une autoroute de soignants. Ça défile en silence, sabots de

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plastiques blancs ou semelles de crèpe.

De mon regard reste fixe sur les lignes mais les larmes qui commencent à couler

trouble jusquaux ombres blanches qui suivent leur chemin transparent.

Cette impression que les rayons émiettent chaque cellule de mon être jusqu’à

celles de mon âme. Je me sens fragile, fatiguée et c’est ainsi que j’entends mon

nom hellé du fond d’une salle, derrière les cabines et derrière la salle des

commandes, tout là-bas.

Il faut y aller.

20 octobre

Violences

Je suis dans la cabine entrain de m’habiller, la scéance est terminée.

J’entends à travers la porte les voix des jeunes opérateurs qui, blablabla,

discutent entre eux. Une voix se détache, celle d’une infirmière au fond, elle

appelle une patiente :

- Madame truc, crie-t-elle.

J’entends de beaucoup plus près une autre voix, celle d’un jeune soignant qui

répond à la voix qui a crié le nom, qui lui répond :

- Attends, je viens de la mettre en cabine !

Mon pull à moitié enfilé, je reste le bras en l’air. Je reçois ces mots comme une

claque. Comment l’exercice d’un métier peut-il ainsi aplatir du plat de la main le

respect dû aux autres ?

Comment peut-on parler ainsi à quelq’un : “je viens de la mettre en cabine” ?

Je me raisonne. Quelles fonctions peuvent avoir ces propos réifiants : permettre

de ne pas se sentir concerné par le vivant ? Chosifier la malade pour ainsi la

neutraliser ? Ranger la maladie comme une insignifiante chose dans une cabine,

petite boîte toute étroite et fermée qui ne m’atteindra pas, moi soignant, moi

soignant qui assiste au défilé des malades, toute la journée et le lendemain et

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encore et encore et encore...

Et bien voilà on s’en défend comme on peut, avec les mots qu’on a, parfois très

maladroits.

J’ai fini d’enfiler mon pull, je sors de la cabine. Pour rejoindre le jour j’évite de

prendre l’ascenseur et sa ligne rouge. Je peux même dire que je le fuis quand je

vois dans les parages cet homme de haute taille et d’âge mûr pousser une femme

en fauteuil roulant, l’exibant comme un trophée. Il bombe le torse, sourit, parle

fort et elle toute voutée, enroulée sur elle-même, passive et silencieuse. Ce doit

être sa femme.

Finalement je vais pouvoir rejoindre le même panier que ces jeunes soignants.

Mais moi j’ai cette chance de pouvoir fuir quand je ne supporte plus la vue ni des

malades, ni de la maladie.

25 octobre

Partages

Plus que deux jours de rayons. Je suis fatiguée, je dors mal et me sens de

plus en plus fragile.

Ce matin, en attendant mon tour, j’ai parlé avec une femme. Elle m’a dit sa peur ou

plutôt elle me l’a envoyée comme une série de flèchettes empoisonnées, impossible

pour elle de les contenir. J’ai accepté de les recevoir. Elle a tout eu : ablation,

rayons, chimio, hormonothérapie et m’a-t-elle dit :

- Un médecin m’a annoncé que je mourais du cancer !

- Comment peut-on dire une choses pareille, lui ai-je demandé très étonnée.

- Il faut dire que je lui ai tendu la perche... Je lui ai dit que quand je mourais ce

serait du cancer. Il m’a répondu qu’il y avait de grandes chances en effet.

La prédiction, être en avance sur le mal, sans doute encore une façon de maîtriser

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l’angoisse épaisse et noire qui tourne autour de la mort, pour parfois s'en

rapprocher dangereusement jusqu’à en gouter une certaine jouissance.

Elle continue l'énoncé du malheur, manque de chance, sa mère et sa grand-mère

elles aussi l’ont eu, sa tante et même sa belle-sœur, continue-t-elle à

m’expliquer. Elle est entourée de cancers, cernée de toutes parts.

- Et puis cette femme dans le taxi qui m’a parlé de son cancer du poumon, finit-

elle par me dire.

Elle a beau se retourner, elle a beau avoir envie de vivre, elle a beau posé les

yeux ailleurs, c’est lui qui s’impose comme la star incontestable des cauchemars

de son réel.

Je l’écoute avec attention, que faire d’autre que d’accepter de partager son

angoisse ?

Puis elle ajoute qu’elle espère mourir dans longtemps.

- Oui, je lui ai répondu, je l’espère aussi pour vous.

On m’appelle. J’y vais.

- À bientôt peut-être ?

Je ne connais pas encore toute l’équipe de cette salle du niveau -1. Une jeune

fille m’accueille et me demande comment je vais. Aujourd’hui je ne réponds pas “et

vous ?”, aujourd’hui je lui réponds qu’en fait je ne comprends pas vraiment ce

qu’on me demande quand on me pose cette question et que du coup je ne sais quoi

répondre. Je lui explique :

- Je ne me pose pas la question, je ne me donne pas le choix. Je m’estime heureuse

de ne pas être trop atteinte.

- Mais vous avez le choix de venir, me répond-elle.

En me disant cela, que j’ai le choix (non, je ne l'ai pas), voudrait-elle aussi

partager sa charge, celle d’une violence qu’elle exerce à travers le soin. Car même

si ce soin maltraite moins que le cancer lui-même et que l’issue fatale que le soin

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tente d’éliminer, n’empêche, il abîme le corps et fait violence lui aussi. Partage

d'un paradoxe en somme ?

Et oui, bien sûr, je partage. Oui, j'ai choisi de venir. Oui bien sûr que je partage

cette violence avec cette jeune infirmière. Cinquante-cinquante.

- Bien sûr, vous pouvez avoir des nausées, m’explique-t-elle, être très fatiguée,

ne pas avoir le moral, avoir vos cellules blanches dans les chaussettes, être

brûlée. Là par exemple, vous êtes brûlée. Ça vous gêne ?

Je suis sortie de l’hopital en réprimant mes sensations. Hors de question que je

craque.

26 octobre 2011

Dernière séance.

Dehors l’automne s’installe, les feuilles ont commencé à roussir. C’est beau.

C’est la fin des séances. Aujourd’hui la der des der, du moins je l’espère. Oh oui

je l’espère. Il n’y a aucun doute et le jeune infirmier, celui qui aujourd’hui est à

la commande des rayons, me le confirme immédiatement :

- Alors, aujourd’hui, dernière séance ?

- Oui, la der des der.

À la fin de la séance, l’infirmier me donne l’impression de descendre d’une

première classe d’un avion :

- Y a-t-il encore autre chose que je peux faire pour vous ?

Je le regarde, j’essaie d’arrêter la montée de cette sourde crainte, du nuage

sombre et encore immobile posé au fond de sa question. Mais je crois qu’à présent

le doute est là, ouvert à tous vents.

- Non, je l’espère, plus rien que vous puissiez faire pour moi.

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- Bien, continue-t-il, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une excellente

journée.

Je ne peux m’empêcher de sourire à ce jargon d’hôtesse de l’air.

- Oui, vous aussi, très bonne journée.

- Vous aviez un bon prognostic. Tout s’est bien passé, me dit la jeune médecin à

cette dernière visite.

Dernière ?

Non : rendez-vous dans trois mois, puis encore dans trois mois pour suivre la

chose.

Cette chose, cette tumeur, ce cancer semble avoir disparu de mon corps. Je sors

de l’hopital allégée, bien plus légère et bien plus heureuse que je ne l’avais

imaginé.

Néanmoins s’est installé un nouveau possible. Une porte s’est entrouverte et

l’idée d’un potentiel retour de ces sales petites cellules néfastes s’est immiscée

en moi.

Je ne suis plus la même et il faudra sans doute que j’use une part de mon énergie

à tenir la pensée de cette maladie ni trop près, ni trop éloignée quand d’autres

parts de moi s’occuperont à vivre au plus juste de moi et des autres.

Ici, maintenant, je m’éloigne de l’hôpital, libérée de ces rendez-vous. Je marche

dans la rue et je respire à fond l’air de ce bel automne bleu et roux qui commence

à fraîchir.

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