Solitude Et Destin - Cioran, E. M

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Cioran, E. M

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  • CIORAN

    SOLITUDE ET DESTINTraduit du roumain

    par Alain Paruit

    GALLIMARD

  • Titre original :

    SINGURATATE SI DESTIN

    E.M. Cioran, 1991. ditions Gallimard, 2004,pour la traduction franaise.

  • Est-ce moi ? Nest-ce pas moi ? Je reste perplexe devant les annes, lesvnements et tant de mots ayant un sens ou nen ayant pas. Comment ne serais-jepas contamin par un inpuisable orgueil, par la foi en moi et par la victoire surla peur du ridicule ? la vrit, je croyais en moi, je mtais arrog un destin etma tension intrieure tait entretenue par un tourbillon la fois raffin etsauvage. Mon secret tait simple : je navais pas le sens de la mesure. Au fond,cest la cl de toute vitalit.

    EMIL CIORANParis, le 16 juillet 1990

  • La volont de croire

    Les grandes illusions qui accompagnaient le mouvement religieux contemporain ont disparu pour laplupart. Non pas quil ft compltement artificiel et donc artificiellement amplifi. Mais ce qui ledterminait et qui relevait beaucoup dun certain formalisme a ruin la confiance dans la sincritdu vcu religieux.

    Quel sens peut avoir le mouvement religieux pour la culture contemporaine ? Il peut signifier soitun puisement intrieur de son fond productif, soit une rupture avec ses prsuppositions. Dans un cascomme dans lautre, il en symbolisera la structure et les possibilits intimes. Lpuisement de laculture moderne est assez vident pour ceux qui comprennent le processus latent des cultures,processus que nous connaissons grce au caractre symbolique des valeurs quelles produisent.

    Limpossibilit den produire de nouvelles, de crer spontanment et librement, lorientation versle perspectivisme historique et lclectisme, voil ce qui dvoile le sens du moment final dans la viedune culture. Si elle est peu religieuse, son attirance pour la religion tmoigne de sa dchance, deson rapprochement de la mort, de la rupture de son quilibre intrieur ou, comme je le dis ci-dessus,de la rupture avec ses prsuppositions.

    La culture moderne, individualiste et rationaliste, est dpourvue de ce qui constitue lessence de lasensibilit religieuse : lesprit contemplatif. De son absence, et de celle dune orientation verslessentiel, drive aussi labsence totale du sens de lternit. Lhomme moderne, minemment actifet optimiste, est intgr dans le devenir, il le vit effectivement, et cest probablement pourquoi il nyrflchit plus. Il nest pas tonnant que Hegel soit le seul philosophe moderne avoir manifest uneprofonde comprhension pour le devenir. Do le culte quil vouait Hraclite.

    Dans la culture moderne, la religion a t adapte et transfigure de telle sorte quelle a perdu cequi fait sa spcificit. Aussi le mouvement religieux contemporain ne reprsente-t-il pas une formeorganique du vcu ; il rsulte surtout de limpossibilit de produire dsormais des valeurs nouvelles,impossibilit manifeste dans lorientation vers des valeurs religieuses non pas parce quellespourraient tre cres et vcues, mais parce quelles constitueraient une rgion, une sphre de valeursauxquelles nous aspirerions. Lorsquon ne peut plus crer, lorsquon ne peut plus rien produire, ondoit fatalement changer dorientation. Ce qui ne se fait pas de manire artificielle, mais pas non plusde manire organique formelle.

    En dautres termes, ce ne sont pas le fond de la vie, le contenu proprement dit qui changent, mais ladirection, les tendances gnrales et les aspirations, ce qui compose le caractre formel et gnral dela vie spirituelle. Le mouvement religieux contemporain ne part pas dun fond organique et irrationnelde la vie, mais il nest pas non plus artificiel ; il est lexpression dune volont de croire, de natureformelle. Cette volont de croire est spcifique et constitutive des intellectuels contemporainsorients vers la religion. Il y a l un dsir dabsolu, un dsir de sarrter dans lillimit, de briserlordre accablant des cadres troits de la vie, de dpasser le relatif et lhistorique.

    Le mouvement religieux, tel quil sest prsent ces deux dernires dcennies, est caractris parune raction aux catgories de comprhension de la vie que la culture moderne a produites tout aulong de son processus de formation. Pour que cette raction acquire la signification dune tapeimportante, il faudrait quelle parte dune structure irrationnelle de vie et quelle reprsente uneformule organique. Mais cest prcisment ce qui lui manque.

  • La volont de croire signifie en fait une sparation entre les valeurs et leurs crateurs, unedissension entre des lments quil aurait fallu primitivement unifier. Les crateurs de valeurs en ontici la perspective, mais non le vcu. La volont de croire est lexpression de cette orientationperspectiviste, qui nest nullement cratrice. Le mouvement religieux contemporain est une tentativede rompre avec la culture moderne en voie dpuisement, mais il na rien dun commencement de vie(notamment parce que, au lieu de produire des valeurs nouvelles, il se dirige vers les valeursreligieuses comme vers quelque chose qui lui est extrieur). Lextriorit et la transcendance desvaleurs qui marquent la volont de croire de la conscience contemporaine expliquent, qui est unfamilier de la thorie de la culture ou de laxiologie, la strilit de ce mouvement. Sil a suscitdextraordinaires illusions, elles taient dues labsence de perspective des enthousiastes qui,fascins par lambiance trop tapageuse dans laquelle il est apparu, nont pas su le jauger. Si lon necomprend pas lvolution dune culture dans son intgralit, on ne peut pas comprendre le sens de sesmoments particuliers.

  • Lintellectuel roumain

    I

    Ces lignes, o je vais essayer desquisser la physionomie spirituelle de lintellectuel roumain,dissiperont chez certains bien des illusions, notamment celles qui flattent lenthousiasme futile et maltay du public roumain. Il faut dtruire toutes les illusions et tous les espoirs qui ne reposent pas surdes donnes positives. Sillusionner, cest troubler loptique relle, tenter de substituer lobservation objective un monde dont la validit est subjective, parce quil est issu des exigences denotre conscience et non pas de notre adaptation aux ralits concrtes. Voil pourquoi jaborderailtat des choses sans nulle prsupposition lie notre orgueil national, notre fiert ethnique, pourprsenter une simple esquisse du sujet quiconque est dou de courage et dobjectivit trouvera dansla vie quotidienne lillustration de mon propos. Mais la plupart de nos compatriotes sont incapablesde renoncer aux illusions et aux prjugs qui leur ont t inculqus dans les coles, lesquelles il enest ainsi en Roumanie ne cultivent aucunement la libert de lesprit ni lindpendance de lindividu.lev dans un pareil milieu, qui osera regarder les ralits en face ? Fort peu de gens. Bien que nousnous vantions tous de notre esprit critique et de notre indpendance spirituelle, un trs petit nombrerussit saffranchir des anciens cadres de vie qui obscurcissent notre conscience. Notreindividualisme nen est pas un proprement parler, il est une atomisation des consciencesindividuelles. Lindividualisme authentique suppose un style de vie intrieure profond, dont noussommes incapables. Que ce soit un mal, personne ne le conteste ; mais que ce soit une ralit que nepourra redresser aucune mesure artificielle, aucun effort national, personne ou presque ne leconcdera. Et ce, en raison dun restant dillusion, en raison dune comprhension de la ncessit, dela logique interne des choses qui peuvent tre constates, mais non redresses.

    Lintellectuel vritable est celui qui se tourmente, qui souffre, qui a dfinitivement renonc laquite existence bourgeoise. La vie bourgeoise est une vie sans conflits intrieurs, une vie tale, sansperspectives. Dans un cadre pareil, lintellectuel est une caricature. Ce qui doit le caractriser, cestla peur de lquilibre, de la tranquillit, la peur dentrer dans des formes, dans des moulesimmuables, qui constituent une mort prcoce.

    Tout homme ayant une vie intrieure veut que la mort le trouve vivant, et non moiti mort. Lesgens qui nont plus rien dire, qui ne peuvent pas dpasser les formes dans lesquelles ils sont entrs,doivent se suicider.

    Il y a la base de la vie intrieure un tragique des plus douloureux, qui rside dans lantagonismeentre les tendances se figer dans des moules, accomplir son destin intrieur, ce qui quivaut lamort, et les aspirations renouveler sans cesse sa vie spirituelle, se maintenir dans une fluiditpermanente, fuir la mort. Ce tragique est essentiel pour la vie intrieure et il doit constituer lesupport qui en expliquera toute la problmatique.

    Lintellectuel roumain est caractris par labsence dune vie intrieure profonde, par labsencedun style intrieur. Il na pas de conflits intrieurs ; ou, si jamais il en a, ils sont rsolus sifacilement que, par l mme, ils sannulent et perdent leur caractre tragique et douloureux. Onvoudrait voir un intellectuel peu importe qui faire un clat. Mais non, pas un geste de rvolte, pas

  • une tentative pour briser la monotonie de la vie et, enfin, pas une page de sincrit totale, danslaquelle lhomme se regarderait en face. Cest l un signe de dficience de la vie intrieure, demanque de proccupations profondes ; et cette dficience trouve une expression vidente dans le faitque presque aucun de nos intellectuels nose juger librement des choses, telles quelles se prsentent lui, prfrant se renseigner sur ce que dautres en ont dit. Pour cette raison, on ne voit paratreen Roumanie que des livres dinterprtation ou, pour tre prcis, de compilation. Quelle ironie dusort que de mourir conscient de navoir jamais rien pens, de stre content de rsumerprosaquement les ides dautrui !

    Un professeur bucarestois sest pos un jour cette question : O sont ceux qui, ces dernierscinquante ans, sont alls ltranger pour tudier, par exemple, la philosophie ?

    Lexplication de cette situation est la suivante : nous sommes dpourvus de lnergie intrieuresans laquelle rien doriginal ne peut tre cr et dont labsence explique pourquoi lintellectuelroumain se contente dexposer la pense des autres. Labsence de cette nergie intrieure, que nousne pouvons pas produire artificiellement, puisquelle est le rsultat dun dynamisme interne dans lavie des cultures, fondement de tout processus de cration, cette absence conduit une conclusionpnible que je me dois de formuler, quitte nobtenir laccord de personne : nous serons obligs dene faire que des compromis en matire de culture.

    II

    Laffirmation selon laquelle nous ne crerons jamais une culture originale, dont les valeurstireraient leur unit organique dune communion avec les prsuppositions et les lments essentielsfondant toute culture importante, paratra tmraire beaucoup, car elle concerne les donnes delavenir, sur lesquelles nous ne pouvons faire dautres considrations que problmatiques. Dans lecas qui nous occupe, cette critique ne joue pas ; en effet, il ne faut pas confondre le destin dunindividu, flexible et ayant de multiples possibilits de transformation, avec celui dune culture, dontle dveloppement se ralise toujours de manire ncessaire, selon un agencement interne immuable.

    Lunit intrieure caractrise les grandes cultures, les cultures originales ; elle nous permet deprsumer leurs virtualits. Bien que les conjectures sur lavenir soient moins justifies propos despetites cultures, issues dun amalgame dlments htrognes, il serait erron dy renoncer. Certes,nous ne saurions affirmer que les intellectuels roumains ne creront pas de valeurs, mais seulementque celles-ci ne slveront jamais au rang des crations profondes et originales. tant donn quenous ne traitons ici que de la physionomie spirituelle de lintellectuel roumain, nous nedvelopperons pas davantage le problme de la structure des cultures.

    Une question, cependant, doit trouver sa rponse : Comment pouvons-nous parler dune culture delavenir alors que nous vivons dans les courants de dcadence de lOccident ?

    Plus personne, ou presque, na de doute sur la faillite de la culture moderne, individualiste etrationaliste, sur lpuisement du fond de productivit spontane, sur le remplacement du vcu naf parle perspectivisme historique, sur limpossibilit de produire des valeurs nouvelles, sur la ncessitde se rsigner au compromis le plus simple. Qui pourrait supposer que nous saurons crer une cultureoriginale, alors que ce qui devrait en constituer les lments originels et essentiels est entirementemprunt une culture en dcadence ? La raction traditionaliste de laprs-guerre nest aucunementjustifie. Garder la tradition lgard de quoi ? Serait-ce lgard dune culture que nous navonsjamais eue ? Ou bien, comme laffirment certains milieux traditionalistes, lgard du caractre

  • spcifique de notre nation, seul crateur, le reste tant artificiel, tranger ? Ce caractre spcifiqueest-il vritablement crateur ? Personne ne se demande pourquoi nos intellectuels sont tellementstriles ; ne seraient-ils pas issus de cette paysannerie sur le compte de laquelle nous nous faisonstrop dillusions ? Pour constituer un lment de la totalit des biens dune culture, chaque crationdoit tre le fruit dune mditation personnelle. Or, lintellectuel roumain est dpourvu mme de cetteproccupation. La mditation personnelle est un signe dinquitude, laquelle est la source et lemobile de la cration.

    Pourtant, me dira-t-on, il y a des exceptions. Certes ; mais on na pas les considrer quand onesquisse les grandes lignes dun type. On ne trouve pas en Roumanie dintrt pour le savoir en soi,pour les joies quil peut engendrer. Il est tenu pour un moyen de parvenir et mme, autant quepossible, de parvenir au plus vite. Chose trs intressante, lintellectuel roumain lit jusque vers savingt-cinquime anne, pour ensuite exploiter ses lectures, faites selon une slection fort discutable.Cela prouve que nous navons pas organiquement tendance nous informer, assimiler un maximumde culture. Mme chez ceux qui continuent tudier toute leur vie, on ne rencontre pas la curiositclectique qui fait lire avec une joie gale un livre de philosophie, dart ou de science. Laspcialisation au paroxysme est un signe de strilit. Chez nous, elle est le rsultat de limpossibilitde vivre plusieurs units de valeur.

    Il y a parmi les caractristiques de lintellectuel roumain une certaine finesse dobservation et unecapacit de saisir vite, capacit remarque et apprcie par les trangers, qui la citent en premierquand ils nous adressent des louanges.

    Cette capacit, qui fait des Roumains dexcellents moralistes (dans le sens que les Franaisdonnent gnralement ce mot), a son revers : en se contentant de saisir immdiatement le rel,lintellectuel roumain abandonne lanalyse et lapprofondissement. Il y a l un dfaut organique :presque personne ne suit rien jusque dans ses lments ultimes. Aucune ide nest analyse,dcompose selon ses parties constitutives, en remontant tout son processus de formation, niconfronte dautres afin de prciser sa structure ou de dterminer son point de dpart. Alors, saisirintuitivement et directement, chose superficielle chez les Roumains, les dispenserait donc danalyseret dapprofondir ? Personne ne trouve significatif que nous ne puissions rien crer doriginal et deprofond dans la mtaphysique ni dans la musique, les domaines qui illustrent de la manire la plusvivante et la plus concluante le caractre dune nation et son style intime ?

    Nous devons nous affranchir des illusions et des chimres, qui sont toujours des signes defaiblesse, dmasculation. La physionomie de lintellectuel roumain telle quelle est prsente iciprovoquera les regrets des uns, la dfiance des autres. Ils nauront que partiellement raison, carpersonne nest responsable : notre vie spirituelle, dont la nature part dune substructure irrationnelle,qui ne peut pas tre modifie, explique toutes les anomalies que jai voques propos delintellectuel roumain. Pour celui qui comprend le dterminisme inluctable de la vie des cultures,des petites comme des grandes, les regrets ne sont pas moins vains que les condamnations.

  • La psychologie du chmeur intellectuel

    Selon les perspectives de la vie bourgeoise, la psychologie du chmeur apparat sous un jour desplus tranges.

    Le chmage intellectuel est jug anormal.Il en rsulte une scandaleuse incomprhension de ce qui est la note intime du chmeur intellectuel,

    de ce qui forme sa structure profonde, insaisissable de loin.Le problme de la psychologie du chmeur intellectuel est beaucoup plus important quon ne le

    pense. Cest une illusion de croire quil se pose seulement pour un certain laps de temps, quil est d la conjoncture, quil ne relve pas de lintrt gnral.

    En vrit, la mobilit et linconscience de la vie contemporaine, rvles aussi bien par lescrations spirituelles que par les attitudes quotidiennes, sont exprimes on ne saurait mieux par lechmeur intellectuel, par la complexit des tourments et des incertitudes qui lui sont propres.

    Aujourdhui, la vie de lindividu est beaucoup plus complique et incertaine quauparavant. Lechmeur nest pas seulement celui qui ne trouve pas demploi, mais galement celui qui nest pas srdu sien. Dun point de vue strictement matriel, ce dernier nest pas un chmeur proprement parler,mais, si lon considre lincertitude dans laquelle il vit, le supplice que lui infligent des perspectivesalatoires, il est caractristique et rvlateur de la psychologie du chmeur.

    Contrairement lhomme des gnrations prcdentes, lhomme contemporain illustre un style devie imprgn, dans ses lments essentiels, de la psychologie du chmeur. Jadis, lindividu tait biologiquement autant que socialement intgr organiquement dans la vie. Il tait en quelque sortelhomme substantiel, dont la consistance intrieure atteignait la fixit, lhomme ferm aux voies dudevenir comme celles de la dissolution, lhomme pour lequel le temps nimportait nullement, car onnimaginait pas quil y et des obstacles la ralisation de ses possibilits latentes. Lintgrationorganique conduit un sentiment intime de ltre, qui nest autre chose que la source de lattitudecontemplative. Lindividu est en accord avec lui-mme.

    Il ne connat le sentiment dune anarchie personnelle quau moment o les chemins de la vie surlesquels il sest engag sont contraires sa destination originelle, sa particularit subjective.Lanarchie a pour source le processus de dsintgration, qui dfinit la vie du chmeur Lhommesubstantiel demeure dans un seul et mme cadre de vie. Do son homognit intrieure. Dogalement le fait quil est consquent dans ses gestes et ses attitudes, ce quon ne rencontre plusaujourdhui que chez peu de gens, et pas chez les meilleurs. tre consquent signifie dune certainefaon se fermer la multiplicit des aspects de la vie, leur opposer des ractions identiques. Maiscela signifie autre chose aussi : une pauvret intrieure. Or, ce qui caractrise le chmeurintellectuel, en tant quexpression typique de notre poque, cest la plnitude intrieure rsultant descontradictions dans lesquelles il vit. Comme il ne se meut pas dans un seul cadre de vie, comme il estcontraint de passer par toutes sortes dexpriences, dassimiler des contenus de vie sans rapporttroit entre eux, son axe intrieur se dplace sans cesse. Nest-ce pas l la source du dsquilibre ?Celui-ci nest-il pas tout simplement la rupture de laxe intrieur ?! Certes, cest un pas en directionde la limite ; mais, quand on sintresse aux lments spcifiques et fondamentaux, ce procd estncessaire.

    Ce qui constitue le caractre douloureux et impressionnant de la psychologie du chmeur, cest son

  • mcontentement envers lui-mme, mcontentement qui a son origine dans le fait que, la vie dressanttrop dobstacles devant lui et lobligeant sadapter des ambiances varies, il dvie de sa ligneintrieure, de sa destination dorigine. Lorsque lhomme agit dans un sens oppos celui qui lui estpropre, le mcontentement est son comble. La libert est illusoire si lindividu nest plus lui-mme.Lesprit eschatologique de la culture contemporaine a t engendr par lpuisement du fondproductif de la culture moderne, mais galement, en grande partie, par lexaltation des intellectuelschmeurs. Il y a, dans leur esprit anxieux et tourment, de tristes pressentiments, des pressentimentsde fin. Lesprit eschatologique apparat toujours dans les cultures finissantes, qui ont entam leprocessus de leur puisement. Mais tandis que, chez dautres, le pressentiment de la fin prend lesformes mlancoliques du regret, chez les intellectuels chmeurs il prend celle, trange etdmoniaque, de lamour de la fin, dans lattente exalte, joyeuse, dun effondrement prochain.

    De quel droit pourrions-nous exiger des chmeurs intellectuels quils soient solidaires des valeurstraditionnelles, dune culture quils ont dpasse ? Une prtention pareille naurait aucunejustification. En dfinitive, nous devons envisager les choses telles quelles sont, sans nousencombrer des prjugs de ceux qui recherchent des solutions. Il ny a pas au monde dhommes plusgars et plus tromps que ceux qui courent aprs des solutions. La vie a son sens ; les solutions sontjuste bonnes pour les moralistes. Et ce nest certainement pas un hasard si lesprit de notre temps estrebelle toutes les tentatives normatives en matire de morale. Car on ne veut plus vivreconformment des normes, on ne veut plus sengoncer dans des cadres transcendant la vie. Face aucaractre national et imprialiste de la vie, le systme des normes na plus aucune valeur. Chercher leur soumettre lintellectuel chmeur serait une illusion. Il possde une psychologie trop compliquepour que les valeurs traditionnelles conservent ses yeux la moindre validit.

  • Une forme de la vie intrieure

    La profondeur de la vie intrieure ne se mesure pas selon les critres quantitatifs dune richeinformation en extension, mais selon le critre qualitatif dun vcu intense des problmes. Unecaractristique du fait culturel en gnral, cest que son lment crateur et productif dpend devaleurs dont la qualit baisse quand elles gagnent en extension. Aussi y a-t-il presque contradictionquand on parle de culture dmocratique. Lorsque lextension les universalise, les valeurs sont vcuessuperficiellement et non organiquement ; elles se maintiennent sur un plan extrieur lhomme. Pource qui concerne la vie intrieure, la quantit des problmes nest pas significative ; seule comptelintensit avec laquelle on vit certains dentre eux. Or, lincapacit de les vivre tmoigne, chez laplupart des gens, dune dficience fondamentale de la vie intrieure, galement prsente chez ceuxqui ont fait des tudes. Ctoyer le savoir ne les a pas conduits au contact intime dune ide pourlaquelle ils vivraient et dont lillustration deviendrait une sorte de justification de leur existence. Ilne sagit pas l de lidalisme pratique dont on parle tant. Idaliste est un qualificatif applicableaux nafs, aux vellitaires qui ne mritent que le mpris, parce quils ne savent pas ce quils veulent.Celui qui nous intresse ici, cest lintellectuel pour lequel il est vital de rsoudre un problme, celuiqui en intgre les lments dans le quotidien et qui, de ce fait mme, limine le faux dualismestructurel opposant les exigences de lhomme problmatique celles de lindividu biologique. Untrait essentiel de lhomme problmatique rside dans sa tendance objectiver dans les aspects de lavie quotidienne le tissu intime des ides qui le proccupent, de sorte que telle ou telle parcelle deralit, indiffrente pour lhomme ordinaire, acquiert ses yeux un caractre symbolique. LorsqueGoethe dit que tout ce qui est passager nest que symbole, il nexprime rien dautre que lanxit delhomme problmatique devant les multiples facettes de la vie. Lhomme commun les voit en tant quetelles, dtaches de toute participation mtaphysique ou fonctionnelle une totalit qui le dpasse.

    Les contenus particuliers de la vie sont maintenus dans leur individualit. La mentalit nave a pourcaractristique de ne pouvoir aller au-del de lindividualisation de la chose donne. Du coup, ellene se pose pas de problmes. Par contre, lhomme que ce genre de choses tourmente a une tout autreperspective ; do le caractre tragique de son existence. Le substrat de lesprit problmatique est untragique dont la valeur se manifeste dans le renoncement au pathtique, qui signifie toujourslimpossibilit dassigner une limite ce qui nous rpugne.

    La ncessit dun problme central se justifie galement dune autre faon dans une vie voue ltude. Si lon se penche sur plusieurs problmes appartenant des domaines varis, sans quil y enait un de central, il sera impossible de les faire converger vers un sens commun et valable.

    Ceci explique la dissipation prcoce de certains intellectuels. La source intime, et non pasextrieure, de lchec se trouve dans limpossibilit dunifier les lments disparates, de lesrassembler autour dun point de convergence. Rien de paradoxal cela : ces intellectuels sont deshommes dtruits par les problmes. Les exemples fournis cet gard par la vie sont tragiques etimpressionnants. Cependant, leur destruction a pour origine une dficience intime.

    Au fond, ce qui nous rpugne et ceci explique que nous nayons aucun souvenir de nos contactsavec les hommes de savoir , cest labsence de passion pour les problmes centraux, tandis que lesproblmes secondaires sy rapportent par une sorte de participation. Il y a des gens qui ont crit detrs nombreux livres, mais dont on ne peut rien dire. Alors, plutt que dajouter aux fiches dune

  • bibliothque des mentions sans aucun intrt, mieux vaut rien. Il y a des gens qui ne saiment vraimentpas, puisquils ne savent pas apprcier lunicit de chaque tre humain. Ou bien seraient-ils trop peuuniques pour sapprcier eux-mmes ?

    Seul le retour vers soi-mme confre une valeur la vie intrieure. Se passionner pour desproblmes centraux signifie se retrouver dans les formes objectives de la pense. Voil comment onrencontre la subjectivit au-del de laspect formel de la pense.

  • Du succs

    Un homme sincre ma confi que, nayant eu que des succs dans sa vie, il na pas pu acqurir laconscience de sa valeur personnelle, de ses possibilits et de leurs limites. Cet aveu contenaitimplicitement laffirmation que le succs est une voie des illusions, quil obscurcit le processus delanalyse intrieure, du dpouillement intime, en crant au-dessus des ralits un monde fictifdaspirations non fondes. Sillusionner joue un rle essentiel dans la psychologie du succs. Oninterprte les opinions objectives issues de sources douteuses parce quelles sont le plus souventintresses comme des ralits subjectives, indpendamment de leur valorisation extrieure.Lorsquon sillusionne, les opinions dautrui sont interprtes de manire existentielle. Aussi leshommes combls de succs nont-ils jamais une juste perspective de lordre des valeurs. Ignorant lavaleur extrieure, ils ignorent galement la valeur intrieure ; ils ne connaissent pas les autres et ilsne se connaissent pas eux-mmes. De sorte quils senthousiasment pour tous les aspects de la vie.Lenthousiasme caractrise les gens superficiels, pour lesquels il ny a pas de limites objectives laction ni de barrires leur extravagance de rformateurs. Nayant pas le sens des ralits, delordre objectif des choses, de la ncessit, ils sillusionnent en permanence, ce qui signifie au fondquils sont infatus de leur personne. Labsence dune conscience de la valeur personnelle est lasource de toutes les anomalies que prsente la vie sociale. En effet, leur origine ne doit pas trerecherche seulement dans la structure objective de la vie sociale, qui nest que laspect extrieur etobjectif de raisons dordre intrieur relevant dune structure psychique. Il ne faut jamais oublier laconnexion entre le fait psychologique et ses objectivations. Il est impossible de connatre la viesociale sans de profondes intuitions anthropologiques. La thorie matrialiste de lhistoire a le dfautde ngliger ltude de lhomme tel quil se prsente objectivement.

    Les menus succs de la vie mnent lhomme un tat artificiel o lexistence est considre commeun agrable bercement, sans obstacles et sans renoncements. Lhomme nourri de succs a ceci decaractristique quil ne souhaite pas sa ralisation intrieure, quil naspire pas se rapprocher dufonds intime et originel qui constitue la spcificit de son individualit particulire.

    Tandis que les insuccs sont dune fcondit impressionnante dans la vie. Ils ne dtruisent que lestres dnus de consistance, les tres qui nont pas une vie intense, qui ne peuvent pas renatre. Cest--dire la grande catgorie des rats, qui, nayant pas suffisamment de vitalit pour surmonter unedchance temporaire, la rendent permanente. Labsence dun noyau interne conduit une mortprcoce.

    Les insuccs dveloppent lambition de la ralisation personnelle, du dpassement de soi. Cestpourquoi ils sont un moyen que peu de gens dsirent de se connatre et de produire quelque chose.Le moyen le plus sr de russir honorablement dans la vie, cest de savoir veiller en soi de grandesambitions ; les succs nen veillent pas. Au contraire, ils paralysent quand ils se suivent sansdiscontinuer. Ceci explique pourquoi les grands favoris de la vie sont des figures antipathiques.Nayant pas eu opposer de rsistance personnelle aux vnements, ils nont ncessairement pas euloccasion de prendre la mesure de leurs forces. Ce sont des gens qui donnent des conseils et qui font de la morale , ce qui tmoigne dune profonde incomprhension de la vie.

    Pour le commun des mortels, pour lhomme de la rue, le succs est le seul critre de la valeur.Cest apprcier uniquement la fonction sociale de laction, qui nest certes pas insignifiante ; mais

  • qui nest pas essentielle. Il convient de considrer galement le facteur intime, car il se trouve lorigine de laction. Le succs peut tre pour lui un chec, dont il ne se rend pas compte. Les critresne constituent pas des talons immuables, des cadres de rfrence transcendantaux : ils sont aussirelatifs que les actions quils veulent encadrer dans des catgories ou, tout simplement, juger.

  • Oskar Kokoschka

    Si Picasso est caractristique de notre poque (nous entendons par l les dernires dcennies) parsa mobilit et son esprit protiforme, par les nombreux courants auxquels il a particip sans trecapable de trouver une consistance spirituelle, Kokoschka nen est pas moins reprsentatif parlanxit et leffervescence auxquelles il a donn une expression hautement dramatique. Il y a danstoute son uvre une insatisfaction permanente, une peur du monde et de lavenir qui font penser que,dans sa vision, lhomme nest pas issu du monde, quil est tomb, dsorient, dans une existencetrangre sa nature. Son anxit est si forte quelle devient significative en elle-mme, commeexpression autonome, lindividu qui lprouve se transformant en simple symbole dun tat dmeessentiel. Si lon parle dart abstrait chez Kokoschka, cest seulement dans ce sens quon peut lefaire, propos de labsolu confr lexpression, et non de la puret formelle ou du schmatismelinaire. Car lart abstrait a pour caractristique de rduire le linaire jusqu le nier. Celui-ci nestprsent que l o une expression ou un vcu acceptent la forme, l o il y a adquation entre lesdlimitations formelles et le contenu objectiv. La prsence du linaire indique presque toujours unquilibre intrieur, une matrise de soi et une harmonie possible. Cest une existence close, qui trouvedes rserves et des possibilits en elle-mme. Les poques classiques ont toujours connu unpanouissement du linaire. Lorsque les lignes disparaissent et que le contour se fait illusoire, toutidal de type classique devient impossible. La conscience anarchisante de Kokoschka (nous neconsidrons ici que le peintre, et non lauteur dramatique) a dtruit la consistance psychique delhomme en nous le montrant prisonnier dans le tourbillon dun chaos. Le tourment et les remousintrieurs deviennent constitutifs du monde extrieur. Il ne sagit pas seulement dun chaos intrieur,mais galement dun chaos extrieur. cet gard, Kokoschka nest pas un isol. Je ne puis parler deces choses sans revoir un tableau fascinant de Ludwig Meidner, Paysage apocalyptique, qui prsentela vision dun monde o les objets, anims dun lan absurde, ont quitt leurs cadres normaux, dunmonde o le chaos est la norme et dont lintention est la folie. Cette apocalypse nest pas religieuse,elle na pas pour objet le salut, elle est au contraire le fruit du dsespoir. Aucune lueur napparatdans les tnbres que rvle cette vision, ni aucun espoir de rdemption dans lme livre ladsolation. Lart de Kokoschka est une expression de la dsagrgation psychique. Labsence dulinaire ne trouve-t-elle pas l une plus profonde justification ? La dsagrgation psychique refuse laconsistance formelle et annule le contour. Cela implique la fluidit picturale et linterpntration deslments dans la continuit et la mobilit qualitatives. Mais, ici, la peinture est porte au paroxysme.Jusque-l, elle tait un moyen de remarquer les nuances, et lindividuel participait une totalitqualitative sans reprsenter un isolement au sein de cette totalit. Chez Kokoschka, elle est unervolte, une expansion de tous les lments dans une tension dmente, une explosion qualitative detout un continent. quoi pourrait encore servir lquilibre des nuances ? rien. Cest pourquoi lonpeut parler dun naufrage de lart pictural dans la peinture de ces dernires dcennies, ce qui rendrapossible un retour du linaire, dailleurs visible dans les nouvelles tendances de larchitecturefonctionnelle.

    Les insuffisances techniques formelles constates dans luvre de Kokoschka ne sont pas dues,comme on la affirm tort, une incapacit artistique ; elles sont conditionnes par une vision axesur les origines du monde, elles en sont le rsultat. Le saut dans le chaos et le nant, essentiel pour

  • cette perspective, limine toute problmatique du formel. Der irrende Ritter(1) annule du point devue thmatique le souci de la forme. Le balancement dans le chaos, qui est la substance de ce tableau,nous dvoile une volupt dans le dsespoir, un ravissement fou dans la chute, une extase du nant.

    Un masochisme mtaphysique mle la volupt au phnomne de la dsagrgation et trouve duplaisir dans le chaos cosmique. Lorsque le nant est vcu dans lart, cest que lquilibre vital estgravement branl. Tout ce qua cr Kokoschka rvle une dsintgration de la vie, tourmente,supplicie jusquau point o se fondent tragdie et caricature, terreur et grotesque. Lanxitcontinuelle est le chemin le plus sr vers le chaos et le nant.

  • Lucian Blaga : Lon dogmatique (ditions Cartea romneasc, Bucarest, 1931)

    Disons-le demble : cet ouvrage de Lucian Blaga(2) fait partie des quelques bons livres crits enroumain qui mriteraient dtre traduits ltranger. Pour notre culture, il constitue un vnement.Apporte-t-il son dveloppement une contribution de valeur ou est-il une simple manifestationexotique ? Voil ce quoi nous allons tcher de rpondre. Il est de notre devoir dexaminer toutouvrage dans lequel se ralise le travail dun penseur dlite.

    Lucian Blaga tudie le dogme dans sa structure interne, dans sa charpente logique, et non commesymbole religieux, avec des sens provenant de la foi et de lactivit religieuse. Il convient dliminergalement les connexions avec une quelconque collectivit, avec les lments qui ne conduisent pas un jugement purement intellectuel. Ce procd dlimination rsulte de limpossibilit de dfinir ledogme par un fait lui tant extrieur. Lapparition des dogmes est un signe de crise de lintellect, derenonciation lintellect, sans quil soit renonc pour autant aux formulations sur un plan intellectuel.Le dogme est une formule intellectuelle qui transcende la logique. Lorsque Philon affirmait que lesexistences secondaires, en manant de la substance primaire, ne provoquaient aucune diminution decelle-ci, il exprimait brillamment cette transcendance.

    ce dpassement par le dogme correspond une tendance ragir contre lexcs de rationalisationde lesprit humain, qui anantit la sphre du mystre force de la rduire. Les dogmes tendent maintenir le mystre mtaphysique.

    Puisque Blaga se penche sur la constitution formelle du dogme, le problme du mystremtaphysique ne reprsente pas un domaine de dtermination plus proche. Ce quil parat entendrepar mystre mtaphysique nest, me semble-t-il, rien dautre quun fond dirrationalit de lexistence.Lirrationnel nest pas accessible au vcu intuitif qui, sil ne nous donne pas de certitudesgnralement valables, nous offre cependant le fondement, le centre originel et vivant de touteactivit voue la construction de la mtaphysique. Lucian Blaga a tendance se cantonner sur unplan de rduction abstraite des lments vivants, ce qui me fait penser quil ncrira jamais unephilosophie de la vie ; opinion conforte par son amour tout intellectuel du mystre mtaphysique.Cest peut-tre la raison pour laquelle son uvre potique plat mais nimpressionne pas.

    Revenons au dogme. Il est engendr par la superposition de deux procds : le premier estltablissement dune antinomie et le second sa transfiguration. Dieu est, sous le rapport de sonessence, un et multiple en mme temps , voil une antinomie.

    Le dogme provoque la scission des termes solidaires. La solidarit logique immanente lastructure des concepts est attaque dans son mcanisme intime. Le dogme ne modifie pas le sensmme des notions, mais leurs rapports, de sorte quelles paraissent, en dehors de leur fonctionlogique, tendre un je-ne-sais-quoi transcendant. Pour lidation, pour la formule dogmatique, lascission des termes solidaires, qui est lexpression de lantinomie transfigure, constitue llment ladiffrenciant de lantinomie dialectique. Pour prciser le sens de lantinomie dogmatique et celui de

  • lantinomie dialectique, il est ncessaire de connatre leur faon de se rapporter au concret.Lantinomie dogmatique nest pas vrifie dans le concret : toute la structure de celui-ci refuse leparadoxisme dogmatique. Dans le cas de lantinomie dialectique, le concret est la justificationsuprme. Inexistence existence devenir se conoit dans le concret ; au contraire, la synthsedogmatique : une substance peut perdre de la substance et garder pourtant son intgrit est rejetepar le concret. Les paradoxismes dogmatiques sont des paradoxismes tant sur le plan logique que surle plan concret ; les paradoxismes dialectiques, seulement sur le plan logique. Lantinomiedialectique (par exemple : existence inexistence) se synthtise dans le devenir . Le conceptsynthtique nexiste pas dans lantinomie dogmatique. La solution de lantinomie dogmatique estralise en postulant une sphre transcendant la logique et elle se manifeste dans la transfiguration .

    Ce qui distingue le dogme des analogies mathmatiques de la dogmatique, cest quil inclut desconcepts de connaissance dirigs objectivement, intentionnellement ontologiques, alors que lesanalogies demeurent dans le pur domaine du quantitatif. Le dogme est un produit de lintellectextatique. Que peut-on dire de cet intellect ? Il a pour caractristique de transcender le concret, cequi dtermine un enrichissement dialectique permettant de formuler un je-ne-sais-quoi transcendant.

    la diffrence de lintellect extatique, lintellect enstatique se maintient dans le cadre de sesfonctions logiques normales ; il en organise les antinomies latentes et peut mme admettre untranscendant non catgoriel. Lintellect enstatique a produit la mtaphysique de ces derniers sicles.Celle de lavenir aura recours aux mthodes de lintellect extatique, le rtablissant ainsi dans sesdroits. On pourrait trouver certaines analogies entre lintellect extatique et lintuition intellectuelledont parlaient les romantiques. tant donn que llimination du catgoriel en tant que tel nexiste nidans lintellect extatique ni dans lintuition intellectuelle, lobjection portant sur le caractreinexprimable de lintuition devient illusoire. Et puis, Lucian Blaga a tudi Schelling, comme lemontrent ses prcdents ouvrages.

    Il est intressant de voir quelle est la position adopte par la pense dogmatique lgard duproblme du transcendant. Selon elle, il ne peut tre ni rationalis ni construit, mais il est formulable.Sa formulation dans le dogmatisme nenlve pas au transcendant son caractre de mystre. Dans lecadre de lhyperconnaissance, lesprit humain rduit au minimum le mystre cosmique ; dans le cadrede lhypoconnaissance, il tend le fixer sa profondeur maximale.

    Selon Lucian Blaga, on voit se manifester notre poque tous les signes avant-coureurs dunerecrudescence et dun dveloppement de la pense et de lesprit dogmatiques. Les affinits entrenotre poque et lpoque hellnistique, o lesprit dogmatique commenait crotre, sont prsentespar lauteur sous un jour intressant, qui rappelle les recherches de morphologie de la culture. Cestun mrite essentiel de Blaga davoir introduit en Roumanie les problmes de philosophie de laculture tels quils sont conus en Allemagne.

    Il apparat cependant ncessaire de renoncer dans une certaine mesure la prtention de considrerla dogmatique au-del de toute rflexion anthropologique ou culturelle et historique. Dans cetteperspective, la dogmatique me semble rsulter dune crise et dun dsquilibre intrieurs ; il y a unacte de dcision tragique dans lessence de lacceptation de la dogmatique (considre dans un sensun peu plus troit). Si Lucian Blaga avait crit un chapitre sur Kierkegaard, nous aurions eugalement limage de cette attitude dogmatique intime. Nous pensons que, dun point de vuehistorique, lattitude dogmatique nest pas propre seulement un monde qui nat, mais tout aussi bien un monde en dcadence. Alors, est-il encore ncessaire de prciser que ltude de Lucian Blaga estindispensable pour qui veut comprendre certains aspects de la problmatique du prsent ?

  • Simon Frank : Gestalt und Freiheitin der griechischen Orthodoxie(3)

    (Dans le volume Protestantismus als Kritik und Gestaltung, herausgegeben von Paul Tillich.Zweites Buch des Kairos-Kreises. Darmstadt, 1929, Otto Reichl)

    Le philosophe russe Simon Frank est connu dans le monde occidental grce sa brochure Dierussische Weltanschauung et aux tudes publies dans la revue allemande de philosophie de laculture Logos, o il a rsum ses principes de thorie de la connaissance prcdemment exposs enrusse.

    Ses considrations sur lorthodoxie sont assez intressantes pour qui veut pntrer la visionphilosophique qui la sous-tend et son contenu spcifique, doctrinal et confessionnel, qui ne se rvleque dans une perspective philosophique.

    Lune des particularits historiques de lorthodoxie est de ne pas avoir de thologie sanctionnepar lglise. Et ce, en raison de la prdominance de llment mystique dans la religion. Bien plus, lechristianisme orthodoxe ne possde pas de doctrine sanctionne par lglise sur lessence de lgliseelle-mme. De l drive labsence dune instance empirique qui dcrterait les dcisions immuablessur les questions controverses. On a affirm que les conseils cumniques taient pour lesorthodoxes lquivalent de la papaut pour les catholiques. Frank le conteste et prcise quel opinion publique constitue lautorit suprme dans lglise orthodoxe ; seuls sont infaillibles lecorps de lglise, son unit supratemporelle. Il ny a pas dinfaillibilit dans les expressionstemporelles et dtermines.

    Lide de libert chez les orthodoxes ne peut tre prcise quen la rapportant celle descatholiques et des protestants. Dans le catholicisme, lindividu est assimil, par les structures supra-individuelles, par lorganisation objective, une totalit qui le transcende. Cette assimilation nestpas organique, elle vient du dehors et annihile la libert intrieure. Une totalit abstraite et homogneprovoque un appauvrissement du riche contenu de lindividualit. Dans le protestantisme, la libertindividuelle prime ; les structures supra-individuelles et objectives sont rduites linconsistance etextriorises par rapport au fond subjectif de la vie. Lorthodoxie ralise la libert dans la synthsede lindividuel et du gnral, dans une unit substantielle et interne avec la racine ontologique delesprit. Dans lontologie orthodoxe, la valeur et lexistence ne constituent pas une dualitirrductible comme dans les conceptions de lidalisme axiologique, elles sont au contraireidentiques. La vrit et la rdemption sont identiques lexistence vritable. Pour la philosophieidaliste de lOccident, laspiration la valeur ou Dieu est essentielle ; pour lontologie orthodoxe,exister en Dieu constitue la seule possibilit de ralisation. Lhomme considr comme spar deDieu, des racines et de la structure ontologique de lexistence, na aucun sens ni aucune valeur. (Cestpourquoi une anthropologie pure est impossible dans le cadre de la religion.) Lhomme ne se ralisequen accdant la divinit, en tant en rapport avec elle. Der Begrijf Mensch ist der Begrijf einesWesens, das von vomherein schon in Beziehung zu Gott gedacht wird (p. 337) Lhomme isol, quine participe pas de manire vivante et intrieure la ralit ontologique, est une existence suspendue,prive de finalit transcendante. Loin de perdre si peu que ce soit de ses forces en sintgrant danslglise, lindividualit, entendue dans son sens religieux-ontologique, y gagne en intensit. Simon

  • Frank cite ces mots du philosophe Komiakov : Lglise cest--dire aussi les aptres et le Christlui-mme nest pas pour lorthodoxe une autorit extrieure, mais sa vie.

    Lorthodoxe ajoute lintriorit du protestant lunit de lglise, maintenant ainsi lquilibre desa vie dans ce quelle a de plus profond.

    Lintimit vivante qui unit lorthodoxe la ralit transcendante explique labsence duneproblmatique particulire du rapport entre la grce et la libert. Si cette problmatique a connu leriche dveloppement que lon sait en Occident, cela provient du dualisme et de la tension existantentre lhomme et la divinit, tension qui a revtu dans le catholicisme un aspect tragique d limpossibilit de se rapprocher intimement de la divinit. Le tragique de linaccessibilit de Dieunexiste pas dans lontologie orthodoxe.

  • Erwin Reisneret la conception religieuse de lhistoire

    Une uvre est importante non seulement en raison des solutions quelle apporte la cristallisationdune attitude ou au dpassement dun dsquilibre, mais galement en raison de sa manire de poserles problmes, de trouver des connexions ou dtablir des affinits. Dans ce cas, le contenu quirvle un sens intresse moins que la perspective selon laquelle ce contenu est envisag. Ceprocessus de scission, qui spare llment concret et substantiel de llment formel et schmatique,est ralis la lecture des livres avec lesquels on a peu daffinits, mais qui ne nous laissent pasindiffrents, car ils sont essentiels pour une attitude dont lextriorit par rapport un vcu subjectifet spcifique nexclut pas quon reconnaisse leur valeur. Les considrations dordre historique etpsychologique napparaissent qu cette occasion ; elles ne proviennent jamais dune participationvivante et immanente un contenu de vie ou un livre, comme objectivation dun vcu, cetteparticipation constituant, par ailleurs, un idal dont la ralisation est illusoire.

    Louvrage dErwin Reisner, Die Geschichte als Sndenfall und Weg zum Gericht. Grundlegungeiner christlichen Metaphysik der Geschichk (1929), appartient la catgorie des livrescaractriss ci-dessus, qui sont essentiels pour une attitude et donc intressants en tant que tels.Limportance de Reisner rside avant tout dans le fait quil a vcu intensment et tragiquement lesincertitudes de notre temps, quil a eu recours des convictions extrmes afin dviter lescompromis. Le courage dans les ides mne des limites ; seul peut rsister celui qui a despossibilits en soi. Lclectisme est toujours le signe dune dficience intrieure, dun manque deproductivit vivante, remplace par un entendement vaste, mais strile du point de vue de la cration.Reisner a tir toutes les conclusions de lanti-intellectualisme. Dans un prcdent ouvrage, DasSelbstopfer der Erkenntnis(4) (1927), il indique que lintellect est lorgane de la problmatique et dela mort, quil ny a quun problme, celui de la mort, qui est aussi le seul objet de la pense. La viene connat aucun problme, car il nexiste rien en dehors delle. Dans son nouveau livre, ErwinReisner affirme que ce qui dfinit la pense philosophique, cest le fait dattribuer labsence decaractre immdiat et originel des choses au moi intellectuel, lequel se rend compte, de la sorte, quela dprciation de lobjectivit rside en lui-mme. La pense scientifique enlve leurs qualits auxchoses pour les rendre intelligibles ; la pense philosophique, en mditant sur le sujet, y trouvelorigine de la ngation et le nie, comme auparavant il a lui-mme ni les objets. La consciencephilosophique doit soccuper de ce moi qui nie et qui se nie lui-mme, sans reconnatre par l unevaleur extrieure.

    De ce fait, toute philosophie de la valeur devient impossible. La philosophie doit se borner montrer que tout ce qui est ngatif, dnu dlment vivant, est d laperception intellectuelle et elledoit tablir de cette manire la phnomnalit des lois catgorielles de la nature. Lacte dauto-affirmation du moi dans la rflexion provoque une diminution de la valeur du toi, du monde, cest--dire lobjectivation dun lment non moins justifi, originel. Ltat primordial suppose un quilibreentre le moi et le toi, qui est possible uniquement en amour. La sparation du sujet et de lobjetentrane le conditionnement et le conditionn, la destruction de la spcificit de llment objectif. Lse trouve lillusion du moi, que la philosophie doit dmontrer. Lattitude philosophique na dautre

  • sens que de renoncer sillusionner et croire limpossibilit du fait existentiel. Lhistoire rsultedune rupture de lquilibre initial, dun processus de divergence des lments primitivement unis.Elle nest quune voie du dsquilibre. Lhistoire, comme le dit Reisner, est le huitime jour, celuiqui a suivi la chute dans le pch. Ltat paradisiaque impliquait lharmonie avec Dieu et avec le toi,diffrente de la froide objectivit transcendante et qui gardait avec le moi une communion immanentefonde sur une identit de structures.

    Cette perspective historique est contraire la perspective habituelle. Lhistorien part lui aussi,ncessairement, de la conception dune homognit et dune indiffrenciation primitives ; ladivergence entre la vision religieuse et la vision courante apparat quand se pose le problme de lavalorisation. Car si, dans la conception religieuse, ltat initial est un tat de perfection, dunitaccomplie, dharmonie paradisiaque, dans la conception historique proprement dite, ce sont deslments qui se dveloppent seulement au cours de la vie historique. La libert, par exemple, na desens dans la conception usuelle que si elle se ralise dans un processus progressif. Pour Reisner, quirsume la conception qua de lhistoire la mtaphysique religieuse du christianisme, tous lesconcepts, les idaux et les valeurs que nous projetons dans le pass historique ou dans lavenir sonttirs hors du cadre historique et dplacs vers le phnomne ayant prcd lhistoire. Lorigine decelle-ci se trouve dans le pch. Cest pourquoi elle a la signification dune expiation. Le pchdAdam nest pas celui dune seule personne : nous sommes tous Adam. Au moment de son pchcomme celui de sa mort, il ne sapparat pas lui-mme comme une personne isole, il se sentparpill dans lespace et le temps, dans la multiplicit des individus mortels. La chute dans le pchentrane la perte de lternit et la plonge dans le courant du temps. Le passage de la phnomnalitau phnomnalisme de lhistoire est louvrage du temps. Comme tout homme religieux, Reisner atendance dpasser le temps, aller au-del. Lhomme religieux naime pas le devenir en tant quetel, sa fluidit irrationnelle, le processus immanent du droulement continuel, laspect dmoniaque dela cration et de la destruction sans finalit transcendante. Vivre dans le prsent, condition que sastructure noumnale soit intemporelle, voil le but de lhomme religieux. La contemplation religieusevit la valeur pour elle-mme, au-del de la relativit. Vivre dans le temps, dans lhistoire, cest vivredans le relatif. La religion na de sens que si elle se trouve au-del de lhistoricit. Cette opinion deKarl Barth repose notamment sur le fait que vivre la religion en la pensant situe dans lhistoire, donccomme une donne temporelle, cest dnaturer son essence et son sens mtaphysique. La sparationfaite par Reisner dailleurs propre la thologie dialectique (Barth, Gogarten, Brunner) entrereligion et civilisation est trs suggestive. Il rfute la conception de Spengler sur une oppositionpolaire entre culture et civilisation. La culture est un compromis. Elle est moiti religion, moiticivilisation. Au sein dun monde technique, elle cre des valeurs comme une sorte deddommagement, de compensation pour quelque chose de perdu, dont la reconqute et lertablissement exigent un sacrifice plus grand et plus radical. La culture nat au moment o lhommeprouve le besoin de faire un sacrifice ; mais elle ne ralise pas le sacrifice intgral. Le degr dechute de lhumanit indique le degr de culture. La civilisation et la religion se situent cependant dansun dualisme irrductible. Si la religion vise lternit, la civilisation est pure temporalit. Lareligion suppose servir, la culture crer, la civilisation travailler.

    Reisner distingue dans le processus historique trois poques classiques, quil caractrise selon leurrapport Dieu, au toi et au moi.

    Ltat paradisiaque originel est suivi de la premire poque classique (lAntiquit), soit le pchcontre Dieu, de la deuxime (le Moyen ge), soit le pch contre le toi, et de la troisime(lidalisme allemand), soit le pch contre le moi.

  • Ladmiration et le ravissement devant le mythe promthen caractrisent lattitude de lAntiquitenvers Dieu. Promthe reprsente la premire raction illusionnelle contre la divinit. Lorientationcollectiviste vers la communaut, vers le toi, dtruisait chez lhomme la perspective de latranscendance. Mais alors, comment expliquer lesclavage ? Il nest possible que l o il ny a pasdopposition entre le moi et le toi, l o la relation avec son prochain est dpourvue duneproblmatique profonde. Lesclave de lAntiquit nest pas lopprim que nous imaginons ; il leserait seulement sil tait notre esclave.

    Au Moyen ge, la communaut perd son sens dintermdiaire permettant lindividu de sleverjusqu Dieu. L o la communaut commence se considrer comme une pure institution terrestre,elle ne place plus sa finalit en elle-mme, elle la reporte sur les individus.

    Dans le monde moderne, la prminence de la musique, le protestantisme, la philosophie kantienneont men un individualisme excessif, qui implique au fond la ngation de lindividu.

    Nous nentrerons pas dans le dtail des analyses de Reisner, trs subtiles et originales, car elles nenous clairent pas de faon essentielle sur le sens quil donne au processus historique.

    Celui-ci a-t-il la convergence dont parle lauteur ? Est-il justifi de se rapporter quelqueslments seulement ? Il est ncessaire, pour prciser cette question, de dterminer la conceptionanthropologique de la religion. Selon elle, la valeur de lhomme historique ne rside pas dans le faitquil est historique, mais dans sa relation avec un principe mtaphysique, relation qui peut treralise soit individuellement, soit par le processus de lhumanit. Cependant, ce processus,puisquil indique une finalit, doit dpasser lhistoire en tant que telle. Lhomme na de sens que silva plus loin que lui-mme, sil nest plus lui-mme. Dans lanthropologie religieuse, la ngation delhomme cest le nier, nier son essence concrte.

    Lorsque Reisner parle de la chute de lhomme due la cration du temps et de son lvationimplicite jusqu la subjectivit absolue, cela signifie tout simplement la ngation de lhomme dansson acception usuelle. Pour nous, lhomme na de valeur que parce quil a cr la conscience dans leprocessus historique. Lapparition de la conscience dtermine en mme temps la source de ladouleur. Mais noublions pas que la primaut de lhomme dans lunivers rside dans Y acceptationde la douleur. Lhomme est un animal qui ne peut pas retrouver son quilibre. Lanthropologiereligieuse tombe dans le paradoxe de vouloir affranchir lhomme de lhumanit, de lhistoire, devouloir le sortir de lui-mme, ce qui signifie une apprciation dans la perspective de latranscendance, perspective dont est issue la convergence de lhistoire. videmment, Erwin Reisnerne conoit pas cette convergence comme lexpression dune totalisation, dune sommationprogressive unilinaire, comme dans la vision purement dynamique de lhistoire chez les positivistes,vision fausse parce quelle ne comprend pas les structures culturelles dans leur essence, au-del desconditionnements historiques, cest--dire non encloses dans une progression unilinaire, et quelleconoit la convergence de lhistoire dans un rapport avec le principe mtaphysique et avec leslments toi et moi. La voie du jugement est lexpression de cette ide de la convergence.

    Nous trouvons beaucoup plus juste la conception selon laquelle lhomme vit dans lhistoire et creune somme de valeurs, aprs quoi ils meurent, lui et les valeurs. On ne saurait surmonter ce tragiquede lhomme. Car la voie du salut est une illusion. Le relativisme dfinit le style intrieur de lhommemoderne. Reisner a une conception trs intressante du relativisme historique. Selon lui, il ne seraitpas le dbut dune admiration pour le pass, mais la fin de toute histoire, la fin de la croyance lavaleur de la productivit du temps et de toute la ralit temporelle. Nous trouvons beaucoup plusvidente la conception selon laquelle le relativisme historique nest rien dautre que lexpression dela morale dune poque dcadente, morale qui apparat lagonie des grandes cultures, quand,

  • sceptique et blas, incapable dsormais de crer parce que les valeurs culturelles sont puises,lesprit se cantonne dans un perspectivisme qui exclut lattachement irrationnel un nombre limit devaleurs. Reisner interprte les phnomnes de dcadence dune culture comme des symboles de ladcadence de lhistoire. Les premiers chrtiens croyaient limminence de la fin du monde.

    Leschatologie, parce quelle correspond un profond vcu intrieur et nest pas conue seulementsur un plan abstrait, nest jamais engendre par une considration et une perspective universelles. Untourment intrieur rapproche la fin et le jugement de lenvironnement, immdiat et limit, de lhomme.La froide considration, qui se rend compte du caractre inluctable du devenir historique et de sonnoyau irrationnel qui produit des formes de vie sans consistance, se succdant peu peu et donnant lespectacle dmoniaque de la vie historique, que nous parons tous dillusions, cette considrationenvisage le monde seulement comme un devenir d un quilibre intrieur. Quant la perspective dela fin, elle nexiste pas, parce quil est difficile de trouver un sens transcendant dans lirrationalit.

    Le sentiment eschatologique est troitement li la rvlation. Reisner parle de la rvlation quisurvient la fin. La rvlation intrieure implique la suppression de lhistoire, la disparition delillusion de lindividuation, du temps. Le rtablissement du prsent par le dpassement du passhistorique, la reconqute de lternit par lexpiation du pch ramnent lhomme sa situationoriginelle. Pour lhomme religieux, la vraie vie apparat aux confins de la vie. Alors, quest-ce que lamort ? Lorsquil parle de la culture gyptienne comme dune culture de la mort, Reisner tablit undualisme irrductible entre la vie et la mort. Certes, la vraie vie apparat pour lhomme religieux au-del de ce que nous appelons la seule vie essentielle, mais la mort comme phnomne nest-elle pasincluse dans les prmisses de la vie ? Pour Reisner, comme pour le christianisme, la mort esttranscendante et non immanente la vie. Tout le complexe cultuel de la procession funbre drive aufond de la conception de transcendance de la mort. La mort est quelque chose qui se place entre unevie apparente et la vraie vie et elle se trouve au-del de lune comme de lautre. Si lide de mortnest pas dterminable avec prcision dans le christianisme, cela est d entre autres au fait que lamort dlie, sans quon sache par quelles voies, puisque, outre le paradis, lenfer aussi reprsente lavraie vie. Seule la vie dici-bas nest pas la vraie. On sexplique donc pourquoi lhistoire nest pasplus vraie pour le christianisme. Mais il ne faut pas la juger dans la perspective de la transcendance.La perspective dune anthropologie immanente est la seule pouvoir nous rapprocher de sa structure.

  • Auguste Rodin

    Parmi les grands artistes, Rodin est celui dont lart engage le moins notre fond originel, notrenature intime. Son indpendance lgard des valeurs spcifiques de la subjectivit, lgard duvcu personnel qui se rvle notre vision intrieure, explique pourquoi lart de Rodin se prte plusque tout autre une contemplation objective.

    Le caractre objectif qui sapplique presque toutes les crations de Rodin ne provient pas dunevision superficielle, mais dune tendance les prsenter comme des ralits dont la valeur nest enrien accrue par le regard du spectateur. Celui-ci ressent leur transcendance, qui ne peut pas tredpasse. Du fait quelles ne sont pas intimement lies notre vie intrieure, nous les regardons pluscomme des problmes que comme des formes de vie subjectives et spcifiques. propos de leurcaractre objectif, il est important de signaler que nous ne sentons jamais le crateur derrire ellesquand nous les contemplons. Il y a indiscutablement l, entre autres, une caractristique de lasculpture, qui la diffrencie essentiellement de la peinture, pas seulement sur le plan de la technique,mais galement sur celui de la structure interne.

    La sculpture garde une note dimpersonnalit, mme chez les artistes les plus originaux, parce quilest dans sa nature de reprsenter un aspect, humain ou naturel, indpendant et dtach dun fond danslequel il ne saurait sintgrer organiquement. Le fond nest pas signifiant pour la sculpture.

    Pour cette raison, les lments qui individualisent ont la priorit. Le caractre diffrenciateur est lessentiel. Lillusion de lindividuation assombrit la perspective de la ralit globale, des intgrationsorganiques et des affinits structurelles. Do la pauvret du fond mtaphysique de la sculpture.

    Pour la peinture, le fond est essentiel ; ses connexions avec les objets qui sy encadrent confrent ceux-ci une valeur particulire. Cependant, il serait erron dinstituer, partir de cette diffrencestructurelle, une hirarchie ou un rapport de valeurs favorisant la peinture. Il y a des diffrences quisont organiques : on ne peut pas parler de rapports dinfriorit ou de supriorit entre deux visionsspcifiques. Elles sont toutes deux justifies du moment quelles ont des pralables diffrents. Rodinavait un sens particulier de lindividuation. Le caractre marquant de lindividu est une existencedtache du dterminisme transcendant. Pendant la Renaissance, lindividu justifiait son existence enparticipant une valeur typique ; il navait pas de valeur en soi, il avait une valeur purementsymbolique. Par-del le devenir et la variabilit, il atteignait sa vraie nature en se niant lui-mme. Lesexe passait pour un accident.

    Michel-Ange nous a laiss une image du Sauveur qui nest celle ni dun homme ni dune femme ;une trange combinaison, compltement inintelligible pour nous parce que nous ne pouvons pas laressentir. Rodin est beaucoup plus proche de Rembrandt. Cependant, si lindividu, chez Rembrandt,nous est rvl dans une sorte de succession, en raison dune intriorit inaccessible un regardrapide, chez Rodin il nous est dvoil intgralement. Lindividualit est chez lui dpourvue demystre. Cest pourquoi elle est accessible notre comprhension. Le noyau qui la caractrise nestplus linsaisissable point de convergence de tendances disparates, il est pour ainsi dire parpill,manifest dans toute la sphre de lindividualit, dont la structure intime apparat tout entire notreperception intuitive. Pour ce qui concerne Rembrandt, il ne suffit pas de considrer laspect extrieurpour surprendre la nature intime ; un effort dintriorisation est ncessaire. Avec Rodin, cet effortdevient inutile, car les formes extrieures sont les objectivations les plus authentiques de la vie

  • intrieure. Et si lon na plus faire deffort pour comprendre les symboles, cest parce que la vie semanifeste dans sa plnitude, sans revtir des formes qui lui seraient trangres.

    Dans LHomme au nez cass ou dans Saint Jean-Baptiste, le fond est trs accessible et larptition de lobservation ne fait que confirmer la premire impression. Les Bourgeois de Calaisconstitue un exemple trs intressant de la vision de Rodin. Malgr la perspective torturante de lamort, rien de contradictoire ne vient altrer le caractre propre chacun des bourgeois, que Rodinreprsente tels quen eux-mmes. Lartiste a admirablement saisi limpression que fait la mort quandelle vient non de lintrieur, mais de lextrieur, rsultat de la vengeance dun homme, comme dans lecas tragique des Calaisiens qui se livrrent au roi dAngleterre pour que leur ville soit pargne.

    Dans la vision de Rodin, lindividualit se manifeste par lexubrance et la spontanit.La mort, telle une apparition transcendante, arrte et brise llan de la vie. Do le tragique.Mais il y a galement chez Rodin une autre forme du tragique, lie lensemble de ses conceptions,

    telles quelles se dgagent de son uvre. Cest le tragique de la vie qui ne peut se manifester, sedployer quen acceptant des limites. Lindividualit est la vie enferme dans des limites quelle nepeut dpasser quen se dtruisant. LIllusion, fille dIcare est typique cet gard, mais elle perd savaleur symbolique en raison de son vidence intuitive. Que sont ces figures qui lvent les bras avecnostalgie, pouvantes devant labme, et qui cherchent chapper une insuffisance intrieure,sinon des expressions du tragique de la vie, qui doit accepter des formes pour tre ? Lindividualitest une fatalit ; elle est un destin, un destin enferm dans le noyau de la vie. Rodin en a senti letragique, qui traverse toute son uvre. Le sens de lindividuation a pour fondement la conception dellment tragique dans le fait mme de lindividualit. Cette tension dramatique a pour nous uncaractre objectif parce que nous ne la voyons pas lie au destin de lhomme en gnral, maisseulement un cas particulier. Lart de Rodin ne surprend lhumain que dans ses lignes particulireset isoles. Il y gagne en authenticit, mais il y perd en sens. Il est normal que Rodin, puisquil traitedes aspects particuliers de lhomme, prte une attention spciale au corps. Et ils se trompent, ceuxqui, dans son art, voient le corps comme un obstacle lesprit, comme une rsistance de la matire lascension de la vie spirituelle. Partir de ce dualisme signifie ne pas comprendre la vision artistiquepropre Rodin. Elle ne rside pas dans ce dualisme, mais dans le drame de la vie, insatisfaite de seslimites fatales, des formes dans lesquelles elle est clotre ds lorigine. Schmatiser ce drame dansun dualisme mdival, cest ne pas reconnatre lapproche rsolument moderne de Rodin. On na pasaffaire dans son cas une discordance entre des substances structurellement diffrentes, mais unedisharmonie intime, provoque par une insuffisance fatale qui appartient la vie.

    Pour Rodin, ce nest pas seulement le visage, mais le corps tout entier qui est expressif. Il retourne un motif antique consistant couvrir la figure aux moments de tension suprme, lexpressivit ducorps tant charge de dvoiler lagitation intime.

    La vie ne sexprime pas seulement dans les troubles du visage, mais galement, et peut-trebeaucoup plus sincrement, dans ceux du corps. Le visage dissimule quelquefois une ralitauthentique sous des formes conventionnelles. Une physiognomonie totale est ncessaire.

    Le Penseur est tout fait caractristique cet gard. Son corps tout entier est concentr ; ce nestpas seulement la tension du front, mais une convergence gnrale des mouvements de lorganisme endirection du front. Cette capacit dobjectivation propre Rodin nous rend indiffrents au contenu dela pense et nous nous intressons seulement aux formes apparentes, qui, loin dtre vides parce queextrieures, sont des expressions de la vie.

    Nous dcouvrons ainsi le sens du dynamisme qui fonde la conception artistique de Rodin. Ce nestpas un dynamisme interne, cest un dynamisme qui se dploie sur toute la sphre extrieure du corps.

  • Voil qui explique la prfrence de Rodin pour la reprsentation de personnages qui semblentsuspendre momentanment leur mouvement. Ils nont rien de fig, ils donnent concrtement uneimpression de mouvement grce leur tension musculaire, qui indique en quelque sorte uneorientation. Limportance du mouvement chez Rodin est vidente quand nous le rapportons son sensdes aspects concrets et particuliers de la vie. La tendance labstraction de lart de la Renaissancelorientant vers le physique, il devait implicitement ngliger le mouvement, qui na de valeur querattach des donnes concrtes. Pour la Renaissance, qui apprciait lhomme contemplatif (do laconception spectaculaire du monde et lesthtisme), le mouvement faisait partie du domaine de lacontingence et elle le refusait de ce fait. Cette conception nest pas dnue dun fondement rel.

    Chez Rodin, on a limpression que les personnages sont en mouvement cause dune insuffisanceorganique insurmontable. Telle est lexplication de la nostalgie qui marque nombre de ses uvres etqui est dtermine par la structure mme de la nature humaine.

    Un lment moderne dans lart de Rodin : lamour sans signification mtaphysique. LternelleIdole nest gure reprsentative cet gard, alors que Le Baiser lest amplement. Pour lAntiquit etla Renaissance, lamour tait un moyen de raliser une identit, qui tait celle dune participation nonpas cosmique, mais idale. Lros, qui reprsente un processus de dsindividualisation, tait placsur le plan de la transcendance et de lidalit. La philosophie de lamour est caractrise par uneorientation vers la mtaphysique, parce que celle-ci aide comprendre lamour moderne, dpourvude dimension mtaphysique. Rodin a insuffl lamour comme vcu (comme pure sensualit etcomme folle exaltation, motifs typiquement modernes qui donnent lamour le sens immanent dunefusion dans le flux de la vie) une fracheur qui confre un charme particulier sa vision rotique.Dans ses uvres sur ce thme, le visage occupe une place tout fait secondaire, il est parfoiscompltement cach. Le reste du corps est assez expressif pour illustrer le mlange de grce et debrutalit propre la tension rotique.

    Lamour nest plus un mystre inintelligible. Rodin et cest essentiel dans son art exprimelamour dans toute sa plnitude ; la sensualit, qui est lexpression la plus caractristique de la vie,nest pas manifeste par des yeux brlant de passion, mais par lensemble du corps. Aussi, dans cesscnes de grande tension de la vie, la lumire ne vient-elle pas de dehors pour se projeter sur un fondde vie : elle mane de lactivit du corps. Mouvement et lumire sont des parties intgrantes de latotalit de la vie.

    On est souvent tent, pour cette raison, dassimiler lart de Rodin un contenu de vie concret et non une valeur artistique indpendante de la vie. Cela, essentiellement en raison du caractre objectifdont jai dit quil est llment qui impressionne au premier contact avec luvre de Rodin.

  • Rflexions sur la misre

    Certains aspects de la vie expriment une sentimentalit lyrique alors quon sy attendrait le moins.La pense cristallise un contenu qui ne peut pas dpasser ses limites et accepte fatalement ladtermination, tandis que la rvolte est comprime dans des formes. La misre est lun de cesaspects ; devant elle, la pense devient muette, elle nose plus saffirmer, elle perd tout lan.videmment, cette attitude est moins le propre de celui qui endure la misre que de celui qui essaiede la comprendre. Le processus de comprhension ne doit pas tre interprt comme le rsultat dunsouci purement objectif ou des paradoxes bizarres dun quelconque esthtisme. Il exprime uneprofonde perplexit, laquelle on ne trouve pas de solution. Devant la misre, lesthtisme devientune forme de vie inadmissible. Cultiver lesthtique pour elle-mme, cest ngliger la structurecomplexe de la problmatique de la vie, cest passer superficiellement sur les antinomieslmentaires ou sur les irrductibilits qui caractrisent la nature qualitative et multiple delexistence. La misre rend impossible une conception spectaculaire de la vie car, comme la douleurou la maladie, elle exclut les possibilits dobjectivation, elle dpasse toutes les intentions dualistes,elle annule leffort perspectiviste qui maintient une sparation permanente.

    On a envelopp lesthtisme dune illusoire aura aristocratique, mais il sest rvl strile etincompatible avec la comprhension de la vie. Sa fausse aristocratie est le fruit dune stylisation qui,en accordant la primaut llment formel, a cart le noyau dun contenu substantiel et concret.

    La misre a dtruit la croyance la beaut, le culte de la beaut.Lorsque Dostoevski disait que la beaut sauverait le monde, il ne pensait pas au caractre formel

    dun ordre harmonieux, mais la puret dun contenu de vie. propos du moment historique actuel, notons que si lon ne croit plus aux normes de la morale,

    cela est d au phnomne de la misre autant qu des raisons dordre philosophique. Lordre moralna de sens que pour celui qui est encadr organiquement dans la vie biologique et sociale et pourqui le flux irrationnel de lexistence peut avoir du charme. Tandis que la misre entrane unedsintgration de lhomme hors de la vie, une oscillation douloureuse et une instabilit permanentequi excluent la possibilit dun cadre normal.

    Ce qui est impressionnant dans la nature particulire de la misre, cest qu son contact nous nepensons pas des mesures objectives dordre conomique, mais au fait quelle est nglige par leshommes qui en connaissent lexistence et qui pourraient la combattre. Le mme sentiment que devantdes ruines : la mlancolie et les regrets ne sont pas engendrs par les dcombres, mais par le fait quelhomme a abandonn ces murs, les a laisss crouler.

    La pense devient muette, incapable de comprendre la misre, parce que llment anthropologiqueocculte llment conomique. Pour lhomme, la structure conomique reste relativement extrieure ;elle se constitue lors dun processus indpendant qui la fait relever de lobjectivit. Lirrationnel enmatire conomique na pas de fond subjectif. Lefficacit rsulte du conditionnement quune forcequi transcende lhomme, et dont il a besoin, impose sa nature.

    Lorsquon se penche sur la misre, on considre la structure conomique dans sa transcendance, desorte quon attribue presque toutes les responsabilits aux hommes.

    Lexprience de la misre accrdite la thse de la vanit des idaux, de la nullit ou delinsignifiance des valeurs, car elle creuse un foss entre le monde de la vie concrte et la rgion

  • idale de lesprit.Ce dualisme rend la vie impossible parce quil nest jug valable que pour certains. Pour eux, la

    disharmonie intime est catastrophique.La vie ordonne et stabilise est rgie par des critres et des normes, par un systme de validits.

    Tout est permis celui qui vit dans la misre. Le systme rigide qui fixe les limites des validits perddans son cas toute consistance. Cest pourquoi le condamner reprsenterait un actedincomprhension.

    Si le phnomne de la misre se prsentait autrefois isolment, sans quivalents sur les diffrentsplans de lesprit, il est aujourdhui accompagn dun phnomne correspondant sur le plan culturel. Ilse trouve que limmense misre matrielle qui recouvre peu peu le monde concide avec unprocessus de dchance de la culture moderne. Il ne sagit pas dune antriorit qui permettraitdtablir des rapports de succession entre les diverses formes de la vie. La dchance de la culturese serait pareillement produite sans la misre actuelle. Mais la correspondance de plans diffrentsprte leffondrement un aspect beaucoup plus catastrophique que celui des prcdents historiques.Le dsabusement de lhomme daujourdhui trouve son explication et sa justification dans cecomplexe de conditions qui donne notre poque une configuration toute particulire.

    Il nest pas inutile de mentionner linfluence de cette conjoncture sur les jeunes de notre poque. Levieillissement prcoce, le refus blas des anciennes formes de la vie, lincertitude, le pressentimentdun bouleversement tragique, la gravit mlancolique, tout cela a remplac la spontanit nave etllan vers lirrationalit propres la jeunesse authentique. Le problme social se posant tt,lindividu est arrach du cadre habituel de la vie et jet dans le tourbillon et le gouffre. Nagure, lesjeunes ne se posaient mme pas le problme social ; leur insistance le faire aujourdhui est un signede vieillissement.

    Wilhelm Dilthey disait un jour de Hegel quil faisait partie des gens qui nont jamais t jeunes. Tbingen, ses condisciples lappelaient der alte Mann(5). Si, dans son cas, lexplication de cephnomne rside dans des particularits personnelles, il faut la chercher de nos jours dans unedtermination gnrale, dans une structure collective. La culture la plus rcente est le fait dhommesqui nont jamais t jeunes. Pour eux, la misre est un facteur essentiel du vieillissement.

    Linstabilit provoque par la misre a pour effet la peur de lavenir.Il ne peut y avoir dquilibre si on nassume pas le prsent. Dplacer sa conscience vers lavenir

    annule le vcu naf et toutes les chances dquilibre.Ce qui fait le malheur de lhomme daujourdhui, cest quil est incapable de vivre dans le prsent.Lavenir est un lment dincertitude et, en outre, la misre actuelle le dsintgre. Il ny a pas de

    salut en vue pour lhomme daujourdhui.

  • Individu et culture

    Il se produit aujourdhui un phnomne qui est pass totalement inaperu, bien quil mette au grandjour une certaine structure psychique de lhomme actuel : ses vcus subjectifs ne sont pas accepts entant que tels et on leur cherche une illustration et une justification dans la culture contemporaine. Cephnomne et cest l quil devient vraiment intressant est ralis prcisment par lhomme quile subit et il est dtermin entre autres par limpossibilit de vivre seul, par labsence duneintriorit consistante, par une dficience du sens de lunicit de chaque individu. Il ressortit auxstructures de la culture dans laquelle nous vivons. Dans une culture domine par une seule tendance,un moment historique survient o, la cristallisation dun style imposant une forme dtermine etsupprimant les divergences et les htrognits, les individualits qui chappent aux moules et senloignent ne peuvent justifier leur dviance quen arguant de dispositions originelles particulires,qui spcifient forcment un contenu et une forme de vie. La rfrence au moment culturel donn nepeut que montrer lindividu son isolement : croire une correspondance entre ses tendances etcelles du milieu est une illusion.

    Lindividu dou ressent la solitude plus intensment dans les formes culturelles homognes quedans les formes complexes, car la spcificit dun fond de vie subjectif lempche de dcouvrir unedirection particulire qui pourrait le mener lintgration.

    Lindividu transcende la solitude en tablissant des relations et des correspondances grceauxquelles il cesse de constituer une irrductibilit, pour devenir une expression symbolique dunetotalit supra-individuelle. Linsertion dans les objectivits idales de lesprit objectif est le rsultatdu besoin de sintgrer dans la culture. Aujourdhui, la multiplicit des tendances offre chacun lapossibilit dune incorporation, dune inclusion dans une forme et une catgorie gnrales. Presqueplus personne ne parle de sa propre exprience, de ses peines et de ses angoisses personnelles,chacun parle des complications dune culture qui ne lui fournit pas de sens prcis ni de formuledquilibre. Ce processus dobjectivation est trs vivace. Il rappelle le phnomne qui, dans lemythe, objective au moyen dexpressions tires du monde naturel les ralits et les problmes lesplus profonds de la vie spirituelle.

    Le besoin de trouver sur le plan culturel des quivalences et des affinits avec ses expriencespersonnelles, de considrer historiquement ses donnes intimes, de transposer son vcu subjectif enobjectivit est d au fait que la majorit des hommes ont conscience aujourdhui de lvolutioninluctable de la culture, de la ncessit de se soumettre un cours fatal et un devenir irrationnel.La seule conception du rapport individu-culture qui me semble acceptable et suffisamment profondeest celle qui situe lide de destin au centre des considrations sur lvolution des cultures. Il y a undestin et un besoin intrieurs face auxquels lhomme est dsarm. Philosopher a pour sens et pourconclusion la comprhension de la ncessit. Le noyau de lexistence en gnral et celui de la cultureen particulier rvlent une ncessit et une ralit du destin que seule peut nous cacher la variationdes formes et des apparences. Lillusion de lhomme moderne, qui a perdu le sens de lternit,consiste croire que leffort individuel change la direction essentielle dun processus, que lactionmodifie la structure irrationnelle de lexistence, que lacte moral a une signification mtaphysique. Lamodernit possde en propre les systmes de philosophie morale qui parlent dune moralisationprogressive du monde, ce qui signifierait tout bonnement le soustraire ses cadres irrationnels et

  • lassimiler la sphre des valeurs thiques par un processus de transcendance cosmique. Cettegrande illusion a dabord provoqu la perplexit de nos contemporains. Mais le renoncement auxillusions sest finalement ralis, au moyen dun acte qui sapparente au cynisme.

    Pour une culture, lindividu na dautre fonction ni dautre valeur que dagir au sein de sescatgories. Petit petit, les valeurs quil produit perdent la marque de leur subjectivit et sintgrentdans la structure autonome de la culture. O apparat la tragdie de lhomme enferm dans leprocessus fatal de la culture ? L o lpuisement et la dcadence de celle-ci entranent desphnomnes similaires en lui. Il suit la courbe dvolution de la culture. Ce qui signifie treprisonnier de lhistoire. tre incorpor dans la ncessit, tre prisonnier du destin immanent de laculture, voil qui exclut toute conception du phnomnalisme de lhistoire, car le destin et lancessit conduisent lexistentiel et lessence. La perspective idaliste de lhistoire conduit aucontraire une illusion inadmissible qui attribue lhomme des valeurs et des capacits positivementinexistantes.

    Lune des causes de la vision pessimiste de lhistoire et de la culture, cest que lhomme se rendcompte un moment donn de lindpendance de leur volution par rapport ses exigences.Lindividu devient conscient alors de la nullit de son effort, de la vanit de tous les efforts visant modifier le sens de lhistoire. Se substituant un activisme gnrateur de toutes sortes dillusions, lacontemplation sereine situe les choses dans leur environnement normal.

  • La structurede la connaissance religieuse

    Il y a quelques dizaines dannes, poser le problme de la connaissance religieuse aurait parudplac, si ce nest injustifi, car on admettait comme valable un seul type de connaissance, dont leslments prcisment dtermins interdisaient de franchir les frontires. La connaissance rationnelle, lorigine de cette manire dapprhender le monde, passait pour valable dans labsolu et excluaittous les autres modes de connaissance ; mais elle avait galement un autre dfaut : elle rtrcissaitexcessivement le concept de rationnel. Ce ne sont donc pas seulement les critiques de ses adversairesqui ont entran le discrdit actuel du rationalisme, mais aussi les limites propres aux conceptions deses partisans.

    Il faut reprocher au rationalisme sous sa forme gnosologique, lintellectualisme, de ne pas avoirmanifest de comprhension pour le problme religieux, pour les possibilits de la connaissancereligieuse. La pense contemporaine a le grand mrite davoir compris que seule une typologie desdiverses formes de connaissance, qui sache en surprendre lessence, peut fournir une conceptionsatisfaisante de la varit du rel. Cette typologie npuise pas la ralit par une connaissanceintgrale ; elle nest quune tentative dexposer comparativement, sur un plan actuel, les formes quiont eu une existence historique. En ce qui concerne notre problme, elle ne justifie que lexistencedune formule gnrale, dun type parmi dautres. Les essais de typologie quelle que soit leurnature montrent que lhomme aspire comprendre la vie spirituelle dans toute sa richesse ; pour laralit elle-mme, ils sont sans importance. La raison essentielle pour laquelle la structure de laconnaissance religieuse intresse tellement aujourdhui est la prminence de lintuitionnisme dans laculture contemporaine. La connaissance religieuse est une forme de la connaissance intuitive engnral. Cette formulation ne vise pas inclure la connaissance religieuse dans une connaissanceplus gnrale, mais simplement situer ses lments distinctifs et spcifiques dans un cadre pluslarge.

    Entre un procd qui gnralise jusqu gommer lindividuel et un autre qui spcifie et diffrencie,le second est prfrable car, sil natteint pas des validits logiques, il sapproche davantage dunecomprhension vivante du concret. Pour les sciences historiques, le procd dindividualisation estle seul fcond et lgitime. Entre deux personnes qui soccupent de lessence de la religion, celle quidtruit la spcificit du vcu religieux (lunique source du sentiment religieux serait la peur, etc.) etcroit aveuglment la vertu universelle de la gntique est moins proche de la vrit que celle quiessaie de comprendre llment spcifique et incomparable de ce vcu, lunicit qui le spare desautres.

    Quest-ce qui spare lintuition religieuse de lintuition tout court ?Dabord, propos de lobjet, lintuition religieuse ne vise pas la simple objectivit telle quelle se

    prsente devant nous ; mme pas le noyau substantiel qui se maintient derrire la diversit des formesphnomnales et qui constitue le centre productif et immanent. Elle vise labsolu qui transcendelobjectivit sensible. videmment, il ne sagit pas l de lexistence ou de linexistence de lobjetenvisag, puisque nous faisons une critique de la connaissance et non de la mtaphysique religieuse.Ce qui nous intresse ici, cest lintentionnalit de lintuition religieuse ; son objet intentionn, et non

  • la structure essentielle ou existentielle de cet objet. Sa ralit peut mme tre remise en question,sans que cela exclue la problmatique de la connaissance religieuse.

    Lintuition tout court sapplique diverses donnes du rel, donnes quelle essaie de comprendrede lintrieur vers lextrieur ; pour lintuition religieuse, la donne de la connaissance estprdtermine. Lune et lautre expriment une sympathie pour lobjet connatre. Quel est le substratde cette sympathie ? Cest la certitude implicite quil y a identit de structure entre celui qui connatet lobjet connatre, par-del la multiplicit des formes de la ralit. Si lintuition tout courtexplique cette identit par un processus dobjectivation psychologique, sur la base duquel lhommeattribue des nergies subjectives la ralit objective, lintuition religieuse a cette mme identitpour prmisse. Je peux connatre Dieu parce que je suis sa crature. Lincarnation du Verbe prouveune identit de structure, sans tre le signe dune unit substantielle dans laquelle il serait impossibledoprer des distinctions. Cependant, la valeur et lefficacit de lintuition religieuse ne semanifestent pas seulement dans lorientation de lhomme vers la divinit ; une orientation active decelle-ci est galement ncessaire. Dans la religion, la polarit ntant concevable quactive,lautonomie en est exclue. Dailleurs, la polarit a pour sens et tendance la diminution delautonomie. Dans la conception religieuse, lintuition vise des ralits ontologiques. Do lacertitude qui caractrise lintuition religieuse et qui napparat que l o lessence de lexistence estsurprise directement.

    Lintuition est un moyen de connaissance direct. Labsolu, la ralit ontologique, lexistence dansson essence ne se prsentent pas dvoils notre intuition ou bien ils ne sont pas connaissables. Il nepeut y avoir l de compromis ni dapproximation.

    Lintuition qui ne sapplique pas la sphre religieuse concerne aussi dautres contenus oudautres objets, en de du domaine de lontologie. Dans ce cas-l, lintuition soriente vers uncertain sens ou une certaine ide. On peut parler, sans tre paradoxal et sans tomber dans leplatonisme, de lintuition dun concept. Cest dune pareille catgorie que fait partie lintuition de lavie dans son flux dynamique et inconsistant, dans son incessante mobilit et dans son irrationalitorganique. Lintellectualisme, avec le concept comme seul moyen dapprhender le rel, sest rvlcompltement incapable de saisir le devenir concret, lirrationnel dans le droulement du rel. Leconcept est une forme qui transcende ce qui est vivant. Lintuition se moule sur llment vivant,dynamique et irrationnel. Lintuition religieuse, quon rencontre chez tous les grands mystiques, estune tentative de dpasser les relativits de la vie et linconsistance des formes. Dans les religions,labsolu nest pas historique, il ne se droule pas dans le processus historique ; de toute faon, ledevenir historique nest pas une catgorie constitutive de labsolu. Les modernes sont tombs dans leparadoxe consistant attribuer labsolu la catgorie du devenir historique (par exemple,lhglianisme). En matire de religion et de mystique, lintuition est une ngation de lhistoricit.

    Le caractre non progressif de lintuition, plus accentu dans lintuition religieuse, vient de l.Comme elle est une saisie directe et immdiate, il est naturel quelle se passe de la progr