Sur la théorie modale de Q.Meillassoux

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La théorie modale absolue de Quentin Meillassoux

Pierrot Seban

16 janvier 2012

Résumé

Cet article se propose de dégager la théorie de la modalité qui anime la pensée et l'÷uvre,

en cours d'élaboration, de Quentin Meillassoux, en mettant l'accent sur la singularité de la

méthode "absolutiste" appliquée à la seule modalité, et de donner quelques exemples de

l'application de cette méthode à la réfutation de systèmes métaphysiques.

Table des matières

1 Comment pouvons-nous limiter le possible ? 2

2 La modalité absolue 3

3 Quelques caractéristiques 5

4 Deux applications : l'inconsistance du discours kantien ; l'intenabilité du réa-

lisme modal de David Lewis 7

4.1 Kant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74.2 David Lewis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8

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La philosophie de Quentin Meillassoux, si elle n'est pas simplement une théorie de la moda-lité, et si à vrai dire elle ne contient pas à proprement parler de "théorie modale" au sens oùl'entendent les métaphysiciens analytiques contemporains, repose néanmoins tout entière sur unebase modale. Meillassoux cherche à tirer des conséquences de tous ordres (logiques, ontologiques,éthiques...), du "principe de factualité", principe qui énonce qu' � il n'y a que cela de nécessaire,que tout soit contingent �.

Pour l'exprimer autrement, il s'agit de dire qu'il est de la nature même de tout étant (objet,conscience, loi physique, événement, dieu...) de ne pas avoir de raison ultime d'exister plutôt quede ne pas exister, et de pouvoir à ce titre, disparaître, se transformer, ou apparaitre sans raisonaucune ; et que ce fait même n'est pas à proprement parler un fait, n'est pas factuel, mais estune nécessité absolue.

Ou pour le formuler encore autrement, il s'agit fondamentalement d'a�rmer que ce queMeillassoux appelle la nécessité réelle (nécessité d'une res, d'une chose, d'un étant) est 1) fonda-mentalement irrationnelle (religieuse), 2) absolument impossible.

1 Comment pouvons-nous limiter le possible ?

La thèse de Meillassoux, telle que j'aurais tendance à la reconstituer, est que nous pouvons,à partir d'une simple analyse des conditions d'énonciation des catégories modales, obtenir unsavoir absolu 1.

Comment cela se passe-t-il ?

Nous percevons, nous intuitionnons les étants du monde, et ils nous apparaissent tous commefactuels. Nous ne voyons pas de nécessité à ce qu'ils soient tels qu'ils sont, c'est-à-dire, parsimple inversion, qu'il nous parait possible qu'ils ne soient pas ou que le monde soit autrement.Qu'en est-il des étants inexistants (des "n'étant-pas") ? A priori, toute entité pensable (et non-contradictoire, j'y reviendrai) est pour nous aussi factuelle dans son inexistence qu'elle peut l'êtredans son existence. De toute réalité inexistante, c'est pour nous un fait qu'elle ne soit pas, il nousparait a priori possible qu'elle ait été plutôt que pas. Comment limitons-nous alors le possible ?Nous nous réfèrerons aux sciences, notamment aux sciences de la nature, qui font état de lois.Ces lois, déterministes ou probabilistes, ne se contentent pas de permettre des prédictions, ellesdéterminent avant tout un ensemble de cas possibles, toujours limité et dé�ni, au sein duquel lesprédictions peuvent s'opérer 2. Maintenant, qu'en est-il de ces lois et des ensembles de cas qui lesaccompagnent ? Eh bien, il est clair que ce sont eux aussi des étants du monde. À ce titre, ils sonttout autant factuels, et nous ne voyons pas a priori pourquoi il devrait y avoir ces lois-là plutôtque d'autres, ou plutôt que pas de lois du tout. Mais nous comprenons alors que nous ne pouvonspas renouveler l'opération de limitation du possible en posant une "loi des lois", car ce serait ànouveau un simple étant. La seule manière de limiter le possible serait alors de poser l'existenced'une entité nécessaire, non factuelle. Par exemple, un dieu qui, comme le Dieu de Descartes oucelui de Leibniz, choisit quel sera le monde réel parmi l'in�nité des possibles concevables. Il faudraqu'il échappe au jugement de facticité, et donc par exemple qu'il soit logiquement nécessaire deposer son existence. Meillassoux rejette une telle nécessité rationnelle de l'existence de Dieu 3. Il

1. Il faut prendre "absolu", ici, dans son sens traditionnel, post-kantien : non-limité, non-relatif à moi ni àmon énonciation ni à ma pensée. Mais à rebours de l'absolu Fichtéen, qui bannit toute doctrine de l'être au pro�td'une seule doctrine de la science, l'absolu de Meillassoux est résolument ontologique.

2. Cet espace nomologique des possibles, est nommé par Meillassoux l'ensemble des potentialités d'un monde.3. Dans ses textes actuels, il le fait en suivant tout bonnement la réfutation kantienne de la preuve ontologique,

ou plus généralement le refus Humien d'une propriété si "extraordinaire" d'un concept qu'il puisse logiquementnous garantir de l'existence de son objet. Il n'y a pas dans les de Meillassoux de discussion rigoureuse de cettequestion, qui mériterait pourtant d'être posée, mais j'admettrai aussi cette solution dans le cadre de cette étude.

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apparait alors que nous sommes incapables de penser une nécessité réelle, quelle qu'elle soit 4.Nous ne pouvons pas penser qu'une chose soit nécessaire ; toute chose pour nous doit être

contingente. Et nous voyons que cela n'est pas une caractéristique des choses de ce monde (nousne pouvons pas concevoir un autre monde dont les étants seraient nécessaires). Et surtout,que la contingence n'est pas une propriété des choses parmi d'autres propriétés, comme le faitd'être rouge, d'être étendu, d'être pensant etc., puisque justement ce sont ces propriétés qui sontcontingentes. Les choses sont donc contingentes par la structure même de leur être 5.

Cette conclusion permet à Quentin Meillassoux d'a�rmer que la croyance en la nécessitéréelle est précisément une croyance, et une croyance purement irrationnelle (puisqu'aucun fait,aucune loi, et aucun raisonnement ne peut la justi�er), qui dé�e la pensée même (car nous nepouvons penser une telle nécessité) et ne peut donc reposer que sur une dévaluation de la raison,une limitation de ces pouvoirs, comme nous pouvons le voir en examinant le principal argumentpossible contre sa thèse.

2 La modalité absolue

Qu'est-ce qui peut donc nous permettre encore de limiter le possible ?

La voie qui semble s'imposer, pour cela, est d'opérer une limitation du raisonnement précé-dent. Il y a plusieurs manières de formuler cette limitation : dire que la pensée ne peut opérer quesur du donné, dans un cadre limité. Dire que le seul possible auquel on parvient, c'est du possibleépistémique, jamais du possible réel. Dans tous les cas, l'argument revient à nier, par principe,toute portée absolue au raisonnement : on n'a jamais a�aire qu'à ce qui nous est donné dansun cadre dé�ni, et donc on ne peut conclure de la simple analyse de nos conditions de pensée,des vérités éternelles s'appliquant à ce qui pourrait advenir dans un tout autre monde. On nepeut poser aucune possibilité réelle qui ne nous est pas donnée d'une manière ou d'une autredans l'expérience. L'argument est donc fondamentalement kantien, du Kant de la Critique de laRaison pure, tel qu'ont pu, en un sens, en hériter aussi bien Heidegger et la phénoménologie,que Wittgenstein et le cercle de Vienne, et ceux des philosophes analytiques qui se réclamentd'eux. Meillassoux appelle ce principe de pensée désabsolutisant le "corrélationnisme", c'est-à-dire : toute pensée qui pose que nous n'avons jamais a�aire qu'à un "dedans" de la pensée, soitphénoménal, soit langagier, et que nous ne pouvons jamais penser en dehors de ce cadre �ni.

Dès lors, l'objectif de Meillassoux est le suivant : il faut montrer que la pensée modale est unepensée absolue, procure un savoir absolu, qui déborde le carcan kantien, pour ainsi dire, et qued'une certaine manière cette pensée est la seule à pouvoir l'être. Pour cela, il emploie une méthodepeirastique : trouver ce qui fait la vérité de l'argument "corrélationniste", et montrer qu'en fait le"corrélationniste" ne peut soutenir sa réfutation qu'en a�rmant lui-même la thèse qu'il chercheà combattre. Par là il veut dévoiler chez tout opposant une contradiction pragmatique, dansl'héritage d'Aristote, Descartes et Fichte.

4. Meillassoux ne présente jamais exactement ainsi, sauf erreur de ma part, le principe de factualité. Dans sestextes publiés, il procède généralement en partant du problème de Hume, qui montre également que la penséeest incapable de garantir par les deux seuls moyens qui sont à sa disposition, le principe de non-contradictionet l'expérience, que demain sera tel qu'aujourd'hui, et donc est incapable de limiter le possible. Il propose uneinterprétation plus simple que celles qui ont été données avant lui de ce dit probléme de Hume : si la pensée nepeut rien trouver d'autre que le principe de non-contradiction pour limiter le possible, c'est que rien d'autre nele limite.

5. En 1997, dans sa thèse de doctorat, L'inexistence divine, Meillassoux reprenait à ce propos la distinctionHeideggerienne de l'être et de l'étant, qu'il considérait pertinente, en disant que l'être des étants, c'est leurcontingence, qu'être, c'est être contingent.

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Il serait bien trop long d'exposer ici tout le raisonnement, je le résumerai ainsi : le corrélation-niste, celui qui veut interdire la spéculation et bloquer l'absolu, se retrouve en réalité coincé entredeux absolus : "l'idéalisme spéculatif", d'un côté, et la philosophie factuale de l'autre (c'est-à-direla philosophie de Meillassoux, qui dérive du principe de factualité). En e�et, le corrélationniste,s'il se veut rationnel, doit s'appuyer sur des arguments. Le premier argument contre toute méta-physique et toute pensée de l'en-soi, consiste à dire : il est contradictoire de prétendre parler del'en-soi, penser l'en-soi, parce que du fait même qu'il s'agit d'un objet de pensée, nous voyons quece n'est qu'un pour-nous 6. Chaque fois que je prétends penser l'en-soi je ne pense qu'un corrélatde ma pensée (un noème), et il serait absurde d'envisager un discours sur l'en-soi. Contradictionpragmatique. Mais alors, survient l'idéalisme spéculatif, à savoir Fichte, Schelling, et surtoutHegel. Cet idéalisme accepte absolument l'argument kantien, mais transforme ce que le kantienprenait pour une limitation des prétentions de la raison, en une vérité absolue : en réalité lekantien a démontré qu'il est une nécessité éternelle que tout soit un pour-soi, puisque l'en-soi estimpensable, apparait à la pensée comme quelque chose de contradictoire.

Selon Meillassoux cet argument est très fort, mais néanmoins faux. Et en particulier, il consi-dère que le corrélationniste, s'il veut opposer une réponse rationnelle à l'idéaliste, peut formulerl'objection suivante : nous ne pouvons penser un en-soi, mais cela est un fait. Notre pensée estsoumise à des contraintes (qui, élucidées, produisent aussi bien le système de l'esprit objectif, chezHegel, que la Doctrine de la science chez Fichte) mais ces contraintes sont factuelles. C'est-à-direque, du fait que ce sont, éventuellement, des contraintes pour nous, nous ne pouvons y voir lamoindre nécessité en soi. Et donc nous ne pouvons pas fonder un système, notre philosophie nepourra être que descriptive et non fondationnelle. Husserl, Heidegger, Wittgenstein. Le principede non-contradiction lui-même est conventionnel et n'a pas valeur absolue. Il ne peut pas êtreexclu, il est tout à fait possible, et pensable comme possible (même si cela est irreprésentable),qu'il y ait un en-soi, qu'il y ait un Dieu transcendant, qu'il y ait un être contradictoire, mais,aussi bien, qu'il n'y ait pas d'en-soi du tout, etc.

Pour refonder la spéculation, Meillassoux se propose alors de renouveler l'opération de l'idéa-liste : il faut dévoiler la vérité de l'argument corrélationniste et transformer une ignorance ensavoir absolu 7. Or, selon Meillassoux, dire que les formes de la représentation, les lois logiques,etc., sont factuelles, et tirer de cela une interdiction de les poser comme nécessaires, c'est enréalité penser qu'il est possible qu'autre chose soit, et donc les penser comme contingentes. C'estdonc dire que, non seulement tous les objets individuels du monde, mais les structures même duphénomène, les structures mêmes du monde, le fait même qu'il y ait de la pensée, tout cela estcontingent, n'a aucune nécessité et pourrait très bien être autre. Meillassoux renouvelle alors sona�rmation du principe de factualité, ravi de voir que même le corrélationniste le plus radicalest d'accord : tout pourrait être autre qu'il n'est, rien n'a de nécessité, et cela même est d'unenécessité absolue.

Vient alors le point nodal, celui qui fonde tout : le corrélationniste est pris en tenaille entreles deux absolus.

Soit il répète le premier argument : il dit que la "possibilité" que perçoit Meillassoux n'estpas une possibilité réelle, mais un possible d'ignorance, donc le corrélat d'un savoir. Mais alorsil n'a plus aucun argument pour contrer l'idéaliste subjectif. Bien plus, il lui donne radicalementraison : tous les possibles que l'on pourrait objecter à l'idéalisme ne seraient que les corrélats

6. Meillassoux aime à citer la parole "plaisante" de Hegel, dans l'introduction de la Phénoménologie de l'Esprit,qui dit que nous ne pouvons jamais � surprendre l'objet par-derrière � pour voir ce qu'il est en lui-même.

7. On pourrait que considérer que cette opération, transformer une ignorance en savoir absolu, et ainsi rendretoute sa glorieuse puissance à la pensée, est l'opération capitale pour notre auteur.

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d'un savoir, et donc présupposeraient l'existence de l'esprit 8. Donc toute prétendue pensée d'unpossiblement autre que l'esprit est contradictoire, et nous ne pouvons pas réellement penser untel possible, pas plus que nous ne pouvons penser une chose en soi. Donc l'esprit est nécessaire,éternel et absolu. Mais cette position est intenable, car nous savons que l'esprit n'a pas un telcaractère de nécessité.

Soit il répète le second argument : si Meillassoux dévoile bien que nous sommes contraintsde penser la possibilité comme réelle, cette contrainte pour nous ne vaut pas dévoilement d'unenécessité en soi. Mais qu'est-ce que que cela signi�e, sinon dire que l'en-soi peut réellement êtreautre que ce qui nous est donné ? En fait, soit le corrélationniste donne raison à l'idéaliste subjectifen niant l'absoluité de la pensée modale, soit il est contraint de poser un possible qui soit plusque le corrélat d'un savoir, contraint donc, en voulant contredire le principe de factualité, de lerepenser à nouveau. C'est-à-dire que la pensée modale, qui est pensée de la nécessaire contingencede tous les étants du monde, se pose immédiatement comme absolue, c'est-à-dire comme devant,pour avoir un sens, ne pas être simplement le corrélat d'un savoir mais être vraie que nous lapensions ou non.

Nous voyons donc que pour Meillassoux, la pensée ne peut réellement pas aboutir à un absolupremier, quel qu'il soit, pas même logique (du moins dans un premier temps 9), sauf l'absolumodal. La pensée modale est ainsi la seule, en un premier temps, qui se présente comme devant,pour simplement avoir un sens, être absolue 10.

Pour le dire en une phrase : il ne sert à rien de dire que le principe de factualité, même s'ilest vrai, n'est tout de même qu'un fait, et qu'on ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas en êtreautrement, car c'est précisément cette possibilité là qui est prise en charge par le principe defactualité : possibilité, pour tout ce qui est, d'être autrement.

3 Quelques caractéristiques

En ayant conscience du caractère abrupt de l'exposé précédent, il s'agit à présent de présenterquelques caractéristiques du "possible" selon Quentin Meillassoux, sans trop nous aventurer(faute de place) dans les développements qui soutiennent les thèses suivantes 11.

Première caractéristique : Le possible est intotalisable. Il n'y a pas un tout, une somme,ou un ensemble du possible. C'est là une thèse forte, à mon sens très singularisante dans lepaysage philosophique contemporain. J'en veux pour indice l'article de Frédéric Ferro dans lelivre collectif du MENS sur la question Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? 12 Pourle dire en une phrase, cette thèse consiste à donner une portée ontologique au théorème de Cantor,

8. Si la possibilité que le monde soit autre qu'il nous apparait, si donc la non-nécessité du fait que nouspensions, n'était et ne pouvait être qu'un corrélat de notre pensée, alors cette possibilité serait tout simplementdépourvue de tout sens.

9. En réalité, le livre Après la �nitude part précisément du constat (pour des raisons qu'il serait trop longde développer) que la science mathématisée ne peut, elle aussi, avoir un sens qu'à être pensée comme absolue,comme parlant de l'en-soi. Et tout l'objectif de sa philosophie en cours d'élaboration est de gagner "le plus d'absolupossible", pour ainsi, dire, et cela passe par une tentative de récupération de la logique et de la mathématique.10. Ici Meillassoux fait une comparaison entre sa démonstration du principe de factualité et la démonstration du

principe de non-contradiction chez Aristote enMétaphysique Γ. Tous deux sont démontrés de façon anypothétique,en ce sens qu'ils sont à la fois démontrés et non-déduits : ils se démontrent par l'impossibilité qu'il y a à les contestersans les réa�rmer. Il y a néanmoins cette di�érence que si le principe de non-contradiction contraint la pensée,la pensée peut néanmoins, en l'employant, se limiter elle-même et prétendre que dans l'en-soi il peut y avoir dela contradiction réelle. Alors que le principe de factualité se pose lui-même nécessairement déjà comme absolu.11. Développements qui, pour la plupart, ne sont en réalité pas encore publiés dans une forme probante.12. Francis Wol� (éd.) Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Paris, Presses universitaires de France

[Ed. Rue d'Ulm], 2007. Aussi bien David Lewis que la plupart de ses adversaires, par exemple, admettent un telensemble du possible, et on le voit aussi bien à l'÷uvre dans les raisonnements qui déduisent l'improbabilité in�nie

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qui veut qu'il n'y ait pas de totalisation ultime du pensable. Elle permet, entre autres choses, deréfuter un contre-argumentaire qui dirait qu'il doit y avoir de la nécessité réelle, car si les loisn'étaient pas nécessaires il serait, mathématiquement, in�niment improbable que les événementsdemeurent néanmoins liés par des constantes. Nier la totalisation du possible revient à nier qu'ily ait un ensemble (fût-il in�ni) au sein duquel opérer un tel raisonnement probabiliste, qui estfoncièrement illégitime parce qu'il identi�e la contingence au hasard.

Deuxième caractéristique : le possible réel s'identi�e (plus au moins) au possible logique 13.Avant d'examiner le contenu de cette thèse, on peut en énoncer un corrélat immédiat : le désintérêtpour la logique modale. En e�et, pour Meillassoux (du moins en était-il ainsi pour lui en 1997),la contingence de toute chose n'est autre que l'existence logique d'un contradictoire à tout entité(A et ¬A sont tous deux pensables et posables en logique, et aucune "nécessité réelle" ne permetde trancher). La nécessité comprend (outre la contingence de toute chose, qui n'est autre quela di�érence d'une chose avec son contradictoire, et ce qui en dérive), la tautologie. Cela nouspermet de poser une in�nité de propositions nécessaires (du type : il est nécessaire que Socrateappartienne au singleton {Socrate}, il est nécessaire que si tous les hommes sont mortels etsi Socrate est un homme alors Socrate est mortel, etc.), et pourtant nous ne posons rien denécessaire. La nécessité et la possibilité étant les propriétés naturelles et logiques des choses sil'on ne leur adjoint pas irrationnellement une nécessité réelle, nous n'avons pas besoin de logiquemodale.

Troisième caractéristique : la modalité est de re, ou bien est indi�érente à la di�érence du dedicto et du de re. Cette thèse n'est pas une thèse de Meillassoux lui-même, mais un commen-taire personnel. On peut le généraliser, par ailleurs, semble-t-il, en disant que la philosophie deMeillassoux, puisque (du moins dans son premier état, de 1997) elle dédaigne la logique modale,est en réalité assez indi�érente aux di�érents formalismes des théories modales, du moment qu'ilsn'ont pas pour résultats de limiter le possible. Ainsi, par exemple, peu importe que l'on pose ounon des mondes possibles, on peut parfaitement en poser si cela est utile, du moment que l'on nepose pas un ensemble de ces mondes. Cela étant posé, on voit dans les textes que Meillassoux faitun usage tout à fait de re de la modalité, quand il dit que les étants du monde sont contingents.

Quatrième caractéristique : le possible est éternellement tel, tout à fait indépendamment duréel. Toute proposition assignable portant sur le possible est éternellement vraie. Il y a doncévidemment des possibles sans nombre (littéralement sans nombre) qui ne sont pas réalisés etne le seront jamais 14. Et le possible est premier par rapport au réel. Néanmoins, si Meillassouxparait ici être un opposant littéral de Bergson, il entend en réalité parvenir au même résultat quelui. Lui aussi considère qu'il est important de lutter contre les philosophies incapables de faire uneplace à la nouveauté pure et radicale, et qui ne parviennent à penser le nouveau que sur le moded'un réarrangement du déjà là. Mais si Bergson procède par une critique du possible qui serttoujours à dire que les moyens du nouveau étaient déjà là dans l'ancien, Meillassoux procède àl'inverse, en posant un possible radical, intotalisable et donc contenu dans nulle matière, dans nulintellect divin, dans nul "réservoir à possibles". Il dit en somme que les virtualités sans nombre,éventuellement insoupçonnables et contenues en aucune façon dans ce qui est déjà là, doiventêtre nettement distinguées des potentialités de ce monde, simples cas possibles attendant d'êtreactualisés.

du rien, comme unique monde vide parmi une in�nité de mondes possibles, mais s'il y a une in�nité de mondespossibles, c'est qu'il y a un cardinal de ces mondes, et donc un ensemble du possible.13. Par un raisonnement, non publié encore dans sa forme dé�nitive et trop complexe même dans les formes

embryonnaires disponibles pour être ici exposé, Quentin Meillassoux considère avoir donné une portée ontologiqueau principe de non-contradiction, ce qui lui permet de récupérer la logique.14. Même si une in�nité de possibles se mettaient à s'actualiser frénétiquement, l'intotalisation du possible

interdit que tout le possible soit jamais actualisé, puisque tout le possible ne signi�e rien.

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4 Deux applications : l'inconsistance du discours kantien ;

l'intenabilité du réalisme modal de David Lewis

Je voudrais maintenant montrer deux applications de la méthode absolutiste de la moda-lité, à la réfutation des systèmes philosophiques. La première est extrêmement classique dansson principe (post-kantienne), et est développée par Meillassoux lui-même, c'est la critique deKant. La seconde m'est personnelle, mais est, à mon avis, parfaitement adéquate à la pensée deMeillassoux, et c'est la réfutation principielle du réalisme modal de David Lewis.

4.1 Kant

Le problème lié à Kant est assez simple. Je dis qu'il est post-kantien en son principe parcequ'il consiste à déceler chez Kant même une trahison du transcendantal, la pensée d'un absolu.Il s'agira de dévoiler cet absolu présupposé par la raison voulant se limiter. Comme nous avonsdéjà vu le principe d'un tel renversement, je me contente de citer deux passages :

La critique transcendantale considère que nous n'avons accès à l'objet qu'au traversdes formes factuelles � en ce qu'infondables en raison � de notre perception et denotre entendement. Ce factum n'a ainsi aucune raison de correspondre aux propriétése�ectives de la chose en soi, qui nous demeure inaccessible. Mais le factual demandeau philosophe critique si la facticité des formes de sa connaissances est elle-même tiréed'une forme factuelle de notre connaissance. La réponse ne peut être sensément quenégative. Car on ne peut fonder la conscience de la contingence des catégories sur unecatégorie supplémentaire qui serait elle-même contingente, auquel cas cette catégoriedemanderait elle-même, pour être perçue en sa contingence une catégorie contingentede la contingence : on perçoit ici encore que la contingence est inconditionable � qu'onne peut conditionner la facticité par une forme du savoir elle-même factuelle sansbuter immédiatement sur un nécessaire auto-conditionnement de la facticité � c'est-à-dire sur son inconditionnalité e�ective. Le savoir de la contingence des catégoriesn'est donc pas un savoir transcendantal, seulement pour nous, de cette contingence.Il est au contraire un savoir de la contingence en soi du Sujet transcendantal � et unsavoir en vérité de l'en soi de tout étant. 15

Au fond, l'intuition dont je suis parti il y a quelques années maintenant est la sui-vante : et si nous posions que la chose en soi, c'était la facticité des formes a priori dela représentation de Kant. Si nous faisions l'hypothèse, en nous plaçant en quelquesorte dans un univers post-kantien, que pour nous extraire de l'interdit kantien del'accès à la chose en soi, nous posions que la chose en soi, c'est ce que Kant doitlui-même poser comme pensable, à savoir la facticité indépassable des formes de lareprésentation. La facticité de l'espace, du temps, et des douze catégories. Facticitéqui fait, comme le dit Kant dans la déduction transcendantale, que nous sommesincapables de démontrer la nécessité qu'il y ait douze catégories et justement ces caté-gories, ou dit-il ailleurs, de démontrer que l'espace doit avoir 3 dimensions et non pasdavantage. (. . .) Kant lui-même devait avoir un concept anté-catégoriel de la contin-gence. Anté-catégoriel parce que vous savez que dans les douze catégories y a descatégories modales, du possible, du nécessaire, du contingent, et du réel, et pourtant

15. L'inexistence divine. Essai sur le dieu virtuel. Université Paris-I Sorbonne, 1997, p. 248 sq. Du fait dela brièveté de la citation et de sa provenance d'un texte non-publié, elle ne devrait pas être considérée commere�étant la pensée dé�nitive de l'auteur.

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il emploie aussi quelquefois le terme de "contingence" (non pas seulement de "facti-cité" mais de "contingence") pour désigner le fait justement qu'on ait ces catégorieset pas d'autres. Et il y a donc à l'horizon, en quelque sorte antérieure aux catégories,une contingence anté-catégorielle qui permet à Kant de fonder le caractère essentiel-lement descriptif de sa démarche, et non pas déductif, ou disons fondationnel, de typeFichtéen, ou bien systématique, de type Hégélien. On ne peut pas déduire les douzecatégories, on peut que les décrire. L'idée que j'essaie de dégager, si je dois m'appuyersur Kant, c'est de dire : est-ce qu'il n'y a pas un horizon du transcendantal lui-même,horizon qu'on doit transformer en un horizon spéculatif, et qui est en réalité le faitque Kant a saisi que ce qui est à l'origine même de toute pensée descriptive, c'est uneposition que l'on peut penser autrement que sur un mode descriptif si l'on s'exemptedes conditions du transcendantal 16.

4.2 David Lewis

Super�ciellement, on peut voir des points communs assez frappants entre Lewis et Meillas-soux : il n'y a pas de nécessité des lois, le possible réel n'est pas limité (mais étendu dans l'espacelogique des mondes). Mais ces points communs accompagnent une opposition radicale sur lesens même de ce qu'est le possible. Et en ce lieu, la critique que pourrait faire Meillassoux re-joindrait la critique adressée à Lewis par "l'abstractionnisme" ou "actualisme" modal : Lewis,loin de prendre, comme il le prétend, les modalités au sérieux (d'être un "réaliste" modal), lesréduit purement et simplement à du réel. Il est utile ici de prendre un point de comparaison avecSpinoza : on peut voir dans le réalisme modal de Lewis la plus grande attaque (métaphysique)jamais menée contre la prise au sérieux des modalités, depuis Spinoza. Il est un nécessitarismemoderne, et plus puissant que celui de Spinoza, puisqu'il se donne pour but de prendre en chargeles contrefactuels.

Qu'est-ce qui caractérise un nécessitarisme comme celui de Spinoza ? L'identi�cation du pos-sible, du réel et du nécessaire. Le raisonnement selon lequel tout ce qui est possible est réel, etpar conséquent, tout ce qui est réel est nécessaire puisque rien d'autre n'est possible. On se donneun ensemble in�ni de ce qui est (la substance, l'in�nité des attributs, et l'in�nité des modes �nis)et on le pose comme nécessairement existant. Or, est-ce que ce n'est pas exactement ce que faitLewis ?

On dé�nit un ensemble des mondes possibles, qui est une concrétisation de l'espace logiquedes possibles, supposé complet.

Le nécessaire est réduit à une extension maximale dans le réel (dans tous les mondes réels).Le possible est réduit à une extension minimale dans le réel (dans au moins un monde réel).L'actuel est trivialisé au sein des possibles (tout possible est par dé�nition � actuel � pour

lui-même, mais d'un point de vue surplombant, ils sont tous réels).En somme, il n'y a que du réel.

Dès lors que tout le possible est ainsi réalisé, on en arrive, d'un point de vue surplombant,métaphysique, à un nécessitarisme absolu, que Lewis ne peut véritablement camou�er. Car enréalité, tout ce qui arrive dans chaque monde w, arrive nécessairement dans ce monde. Et laphrase : � a se produit dans w1, mais b aurait aussi pu s'y produire, à la place �, n'a aucun senspensable pour David Lewis. De même que cela n'en a aucun pour Spinoza. Et il en va de mêmepour la phrase : � ce monde wx aurait pu être réel, mais il ne l'est pas �. Bien sûr, Lewis peutreformuler ces phrases. Mais elles n'ont littéralement aucun sens pour lui, et c'est cela qui fondele nécessitarisme radical. Mais c'est précisément ce nécessitarisme qui signe l'échec de sa théorie,

16. Temps et surgissement ex-nihilo. Conférence à l'ENS-Ulm, 24 avril 2006, transcription personnelle.

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Page 9: Sur la théorie modale de Q.Meillassoux

à partir du moment où la philosophie s'engage dans une pensée du modal. En e�et, il aura beaufaire, Lewis est incapable de réduire réellement le possible, qui se présente de lui-même commeinéliminable.

En général, quand j'use de la modalité, je me donne le réel et je statue sur le possible à partirde ce réel : � il existe un seul monde ; il pourrait en exister deux �. Ou bien : � je ne sais combienil en existe, il est peut-être vrai qu'il en existe 2, peut-être vrai qu'il en existe 3, etc., toutes cesoptions se présentent à moi comme possibles.�

Mais que se passe-t-il quand Lewis envisage les di�érentes possibilités quant au nombre desmondes possibles, et qu'il suggère : � peut-être qu'il y a ℵ2 mondes � ? Il doit bien penser qu'ilest possible qu'il en aille autrement. Et pourtant il interdit à la phrase suivante d'avoir un sens :� il se pourrait qu'il y ait ℵ2 mondes, mais même si c'est le cas, il pourrait y en avoir plus, ilpourrait ne pas y en avoir du tout, il pourrait n'y en avoir qu'un, etc. � Où on voit que Lewis sedonne un réel qui évince radicalement la possibilité. Mais en se donnant une telle nécessité réelle,il crée un terrible mystère : qu'est-ce qui au juste rendrait nécessaire cet état de fait ? Commentau juste Lewis pourrait-il nous convaincre que la phrase suivante n'a aucun sens, elle non plus :� On peut admettre que Lewis a raison et que la pluralité des mondes existe concrètement. Maisnéanmoins, il aurait pu en être autrement, je ne vois aucune nécessité à ce qu'il en soit ainsi. � ?Lewis lui-même le reconnaît implicitement quand il dit que si on peut dire qu'il n'existe pas demonde vide, néanmoins ce fait ne nous dit pas pourquoi il y a une pluralité de mondes plutôt quepas de mondes du tout. Le principe de factualité nous permet ainsi d'attaquer toute tentativede réduction des modalités, précisément puisque tout monde réel obtenu par une telle réductionpeut être mis en question dans sa nécessité par la pensée modale absolue. On se rend comptealors que la théorie de Lewis est surplombée, en droit, par une pensée véritable de la modalité,au sein de laquelle l'ensemble des mondes lewissien n'est qu'un monde actuel (peut-être actuel)parmi d'autres possibles. Du même coup, l'hypothèse de Lewis ne permet plus de prendre encharge les modalités réelles et elle devient gratuite et inutile.

Bibliographie :

Meillassoux, Quentin. Après la �nitude : essai sur la nécessité de la contingence. Seuil, 2006.���. � L'inexistence divine. Essai sur le dieu virtuel. � Université Paris-I Sorbonne, 1997.���. � Temps et surgissement ex-nihilo � Conférence donnée à l'ENS-Ulm, le 24 avril 2006.���. � Potentialité et virtualité �. Failles 2, Printemps 2006, p. 112-129.

Wol�, Francis (éd.) Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Les rencontres de NormaleSup'. Paris : Presses universitaires de France (Ed. Rue d'Ulm), 2007.

Lewis, David K. On the plurality of worlds. Wiley-Blackwell, 2001.

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