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NRP Lycée novembre 2017 1 La Princesse de Montpensier, de la nouvelle classique au film contemporain Séquence T le Par Marie-Hélène Dumaître L’évolution des idées esthétiques et morales au XVII e siècle I. L'évolution du goût au tournant des années 1660 : une recherche de formules littéraires différentes Les écrivains et littérateurs cherchent de nouveaux modèles. Charles Sorel, dans La Bibliothèque française (1664-1667), vante les contes de Marguerite de Navarre, de Boccace et surtout les Nouvelles de Miguel de Cervantès, parce qu'on y lit des « petites histoires » comparables aux « histoires véritables » de la vie des hommes, « pleines de naïvetés (= de naturel) et d'agréments ». Jean Regnault de Segrais, dès 1657, s'inspire de L'Heptaméron de Marguerite de Navarre pour composer ses Nouvelles françaises ou les Divertissements de la Princesse Aurélie, dans lesquelles six dames de la cour devisent durant six jours consécutifs. Après chacune des « histoires véritables » qu'elles racontent à tour de rôle, elles exposent leurs goûts en matière de roman, discutent de vraisemblance, analysent le cœur humain et les mœurs. D'autres nouvelles paraissent isolément, parmi lesquelles La Princesse de Montpensier (1662) fut particulièrement remarquée. Publiée sans nom d'auteur, comme tous les ouvrages de Mme de Lafayette, elle fut travaillée par la comtesse en collaboration avec le grammairien Gilles Ménage, qui en améliorait l'expression. Elle doit cependant beaucoup à Segrais, dont elle reprend certains des principes esthétiques : « La Nouvelle doit un peu davantage tenir compte de l'Histoire et s'attacher plutôt à donner une image des choses comme d'ordinaire nous les voyons arriver, que comme notre imagination se les figure », dit la princesse Aurélie, personnage central des Nouvelles françaises (1657). La Princesse de Montpensier est un récit bref, écrit dans un style modeste, dont le sujet est tiré de l'histoire de France, mettant en scène des hommes « ordinaires », et non plus forcément des rois. On considère généralement cette nouvelle comme un premier crayon du chef-d'œuvre de Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves. Paru en 1678, cet ouvrage remporta un succès considérable et constitue encore aujourd'hui le modèle du roman classique. II. Le « roman nouveau » et l'esthétique classique a. La « doctrine » classique : quelques rappels Bien des éléments rapprochent l'évolution de la littérature romanesque de celle que connaissent les autres genres littéraires, et notamment le théâtre. Cette évolution se manifeste dans les œuvres et les préfaces que rédigent les auteurs eux-mêmes. Boileau, dans son Art Poétique (1674), donnera sa formulation la plus claire à la « doctrine » ultérieurement désignée comme classique, qui regarde aussi bien l'esthétique qu'une vision de l'homme et du monde. En voici les points essentiels : l'artiste doit avoir pour but d'« imiter la nature ». Cela signifie qu'il doit extraire de la réalité confuse ce qui fait l'essence, la nature propre de ce qu'il veut représenter : un caractère humain, un sentiment... Le travail du créateur implique une démarche intellectuelle et rationnelle. la création artistique, dans sa forme, doit être soumise à des règles, qu'il lui faut respecter pour atteindre la beauté. la beauté artistique repose sur le principe de perfection. Une œuvre parfaite est harmonieuse, équilibrée, mesurée. Elle satisfait tant les sens que l'intellect : elle plaît parce qu'elle est intelligible. Si on valorise l'intelligibilité d'une œuvre d'art, c'est parce qu'on estime que la raison est la faculté suprême de l'homme. La forme de l'œuvre doit être subordonnée à l'idée qu'elle doit exprimer, et la manifester avec la plus grande clarté possible.

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La Princesse de Montpensier, de la nouvelle classique au film contemporain Séquence Tle

Par Marie-Hélène Dumaître

L’évolution des idées esthétiques et morales au XVIIe siècle

I. L'évolution du goût au tournant des années 1660 : une recherche de formules littéraires différentes Les écrivains et littérateurs cherchent de nouveaux modèles. Charles Sorel, dans La Bibliothèque française (1664-1667), vante les contes de Marguerite de Navarre, de Boccace et surtout les Nouvelles de Miguel de Cervantès, parce qu'on y lit des « petites histoires » comparables aux « histoires véritables » de la vie des hommes, « pleines de naïvetés (= de naturel) et d'agréments ». Jean Regnault de Segrais, dès 1657, s'inspire de L'Heptaméron de Marguerite de Navarre pour composer ses Nouvelles françaises ou les Divertissements de la Princesse Aurélie, dans lesquelles six dames de la cour devisent durant six jours consécutifs. Après chacune des « histoires véritables » qu'elles racontent à tour de rôle, elles exposent leurs goûts en matière de roman, discutent de vraisemblance, analysent le cœur humain et les mœurs. D'autres nouvelles paraissent isolément, parmi lesquelles La Princesse de Montpensier (1662) fut particulièrement remarquée. Publiée sans nom d'auteur, comme tous les ouvrages de Mme de Lafayette, elle fut travaillée par la comtesse en collaboration avec le grammairien Gilles Ménage, qui en améliorait l'expression. Elle doit cependant beaucoup à Segrais, dont elle reprend certains des principes esthétiques : « La Nouvelle doit un peu davantage tenir compte de l'Histoire et s'attacher plutôt à donner une image des choses comme d'ordinaire nous les voyons arriver, que comme notre imagination se les figure », dit la princesse Aurélie, personnage central des Nouvelles françaises (1657). La Princesse de Montpensier est un récit bref, écrit dans un style modeste, dont le sujet est tiré de l'histoire de France, mettant en scène des hommes « ordinaires », et non plus forcément des rois. On considère généralement cette nouvelle comme un premier crayon du chef-d'œuvre de Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves. Paru en 1678, cet ouvrage remporta un succès considérable et constitue encore aujourd'hui le modèle du roman classique. II. Le « roman nouveau » et l'esthétique classique

a. La « doctrine » classique : quelques rappels

Bien des éléments rapprochent l'évolution de la littérature romanesque de celle que connaissent les autres genres littéraires, et notamment le théâtre. Cette évolution se manifeste dans les œuvres et les préfaces que rédigent les auteurs eux-mêmes. Boileau, dans son Art Poétique (1674), donnera sa formulation la plus claire à la « doctrine » ultérieurement désignée comme classique, qui regarde aussi bien l'esthétique qu'une vision de l'homme et du monde. En voici les points essentiels : • l'artiste doit avoir pour but d'« imiter la nature ». Cela signifie qu'il doit extraire de la réalité confuse ce qui fait l'essence, la nature propre de ce qu'il veut représenter : un caractère humain, un sentiment... Le travail du créateur implique une démarche intellectuelle et rationnelle. • la création artistique, dans sa forme, doit être soumise à des règles, qu'il lui faut respecter pour atteindre la beauté. • la beauté artistique repose sur le principe de perfection. Une œuvre parfaite est harmonieuse, équilibrée, mesurée. Elle satisfait tant les sens que l'intellect : elle plaît parce qu'elle est intelligible. • Si on valorise l'intelligibilité d'une œuvre d'art, c'est parce qu'on estime que la raison est la faculté suprême de l'homme. La forme de l'œuvre doit être subordonnée à l'idée qu'elle doit exprimer, et la manifester avec la plus grande clarté possible.

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b. Le « roman nouveau » et les autres genres littéraires : points de convergences

• l'élaboration de « règles » Les littérateurs cherchent à assurer au roman le statut de genre littéraire noble qu'on lui refuse encore. C'est pourquoi ils entreprennent de le réformer en réfléchissant aussi bien à la forme qu'il doit adopter qu'au sujet sur lequel il doit porter. On peut ainsi dégager du Traité de l'origine des romans rédigé par Pierre-Daniel Huet en préface au roman Zaïde de Mme de Lafayette, un certain nombre de « règles », tout comme cela avait été fait pour la poésie et pour le théâtre. Le roman nouveau doit choisir des sujets puisés dans le monde réel, se resserrer sur une seule aventure précise, privilégier la brièveté et adopter un style d'écriture « modeste ». • peindre la « nature » Rejeter le merveilleux des romans baroques au profit d'une représentation fidèle de la réalité où se situe l'action participe de ce souci de peindre la « nature ». Grâce à la description sociale et morale d'une époque proche dans le temps et dont les mœurs sont encore familières, le roman nouveau invite le lecteur à reconnaître sa propre réalité et à se reconnaître lui-même. C'est la voie qu'ont empruntée les grandes pièces de Molière – Le Misanthrope, Tartuffe..., et qui a valu au genre de la comédie sa dignité. En outre, prenant pour objet une époque récente et des personnages que n'auréolent pas le double prestige de l'antiquité et de la grandeur sociale, la nouvelle fait évoluer le héros romanesque. Ce n'est plus un être idéal, héroïque et galant, mais un représentant de l'humanité véritable : sa nature comporte des faiblesses, et les passions peuvent le dominer. On rapprochera cette évolution de celle que connaît le héros tragique. En effet, le héros de tragédie racinien, quoi qu'il demeure un grand prince de l'antiquité ou de la mythologie, devient « imparfait », et il n'est ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant. Dans la préface d'Andromaque (1667), Racine revendique l'imperfection de ses personnages et la justifie en recourant aux règles poétiques issues des penseurs anciens : le personnage, selon Horace, doit ressembler à son modèle – et Racine affirme que les personnages d'Andromaque sont parfaitement conformes à ce que véhicule la tradition littéraire à leur sujet ; selon Aristote, la « vertu médiocre » est constitutive du personnage de tragédie. • plaire et instruire Toute la littérature, à l'époque classique, a pour ambition de plaire aux honnêtes gens et de les instruire. Chaque auteur fait valoir, à sa manière, que le divertissement doit être subordonné à l'instruction. Molière justifie la comédie par le principe d'Horace : « Castigat ridendo mores » (Elle [la comédie] châtie les mœurs en riant) ; pour Racine, il est regrettable que les auteurs ne songent pas « autant à instruire les spectateurs qu'à les divertir » ; La Fontaine affirme qu'« il faut instruire et plaire, et conter pour conter me semble peu d'affaire » ; La Bruyère enfin, dans la préface de ses Caractères, rappelle qu' « On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction ; et s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire ». Les auteurs de romans et les lettrés qui veulent lui faire gagner une légitimité ne dérogent pas à cet objectif. Selon Huet : « Le divertissement du lecteur que le romancier habile semble se proposer pour but n'est qu'une fin subordonnée à la principale, qui est l'instruction de l'esprit par la correction des mœurs. » C'est pourquoi : « Il faut toujours faire voir la vertu couronnée et le vice châtié. » La fin édifiante de La Princesse de Montpensier l'illustre bien. Encore faut-il expliquer pourquoi le roman y parvient, et peut-être mieux qu'un autre genre : c'est ce que tente Huet en avançant que « Rien ne dérouille tant un esprit que la lecture des bons romans ». Ainsi, si le roman est si utile à l'instruction morale, c'est qu'il sert l'instruction intellectuelle, en assouplissant et affinant l'esprit.

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III. Les idées morales au XVII

e siècle

a. L'héritage humaniste et cartésien : une vision optimiste de la nature humaine

La première partie du XVIIe est l'héritière de l'optimisme humaniste du siècle précédent. La conception que

se fait Descartes de la nature humaine marque profondément cette époque et trouve son illustration dans les premières œuvres de Corneille. La primauté de la raison assure la grandeur de l'homme, à la fois sur le plan intellectuel et sur le plan moral : c'est ce que Descartes explique dans le Discours de la méthode (1637) et dans le Traité des Passions de l'âme (1649). Grâce à la seule lumière de la raison naturelle, l'homme peut s'affranchir de toute autorité étrangère, de toute pensée imposée par la tradition, et distinguer par lui-même le vrai du faux et acquérir la connaissance du monde et de lui-même s'il suit une bonne méthode de raisonnement, et acquiert les bonnes « règles pour la direction de l'esprit ». Dans le domaine moral, l'âme humaine éprouve certes des passions, comme l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse... Ces passions ne dépendent pas d'elle et ont une origine physiologique, c'est pourquoi elle les « subit ». Cependant, l'âme peut ne pas rester passive face aux passions. Tout d'abord, elle dispose de la raison qui lui permet de distinguer parmi les passions celles qui sont mauvaises, c'est-à-dire déraisonnables, et celles qui sont bonnes, autrement dit conformes à la raison. En outre, elle peut les combattre grâce à la volonté, qui ne dépend que d'elle. En effet, bien que la volonté ne puisse pas directement supprimer les passions, elle peut cependant en refuser les effets : l'homme peut décider de suspendre les actes que telle passion lui dicte. Elle peut encore les affaiblir en suscitant des passions contraires qui la seconderont dans son combat, et même faire naître des passions raisonnables. Les célèbres stances du Cid de Corneille, dans lesquelles Rodrigue cherche à résoudre son dilemme, illustrent bien cette démarche par lesquelles la raison et la volonté restituent à l'âme sa souveraineté sur elle-même.

b. Une modification profonde dans la conception de l'homme au milieu du siècle

Cette vision optimiste de la nature humaine cède la place à des conceptions moins valorisantes, parfois même très pessimistes, à partir du milieu du siècle. La Fontaine ou Molière sont sceptiques sur la raison humaine, sur sa capacité à dominer l'âme et les mœurs, tant au niveau individuel que social. Si Molière espère que ses comédies guériront le public des vices qu'elles représentent, c'est en piquant son amour-propre et sa crainte du ridicule, plutôt qu'en convainquant sa raison et en le motivant à la vertu. D'ailleurs, aucun des « fous » qu'il met en scène (l'avare, le misanthrope, le malade imaginaire...) ne guérit de sa folie à la fin de la pièce : simplement, d'autres personnages plus raisonnables (Le Malade imaginaire), le pouvoir royal (Tartuffe), ou même une puissance surnaturelle (Dom Juan) sont parvenus à l'empêcher de nuire. Les fables dépeignent tout ce qui fait la misère humaine : les vices, les passions, la déraison. Certes l'homme est faible, mais il n'est pas irrémédiablement corrompu : La Fontaine montre aussi qu'une sagesse modeste est possible, et qu'un bonheur simple ici-bas est accessible, pourvu qu'on sache vivre libre, dominer son égoïsme, se tenir éloigné de tout excès. Un courant de pensée religieux, le courant janséniste, va profondément marquer les esprits, bien que le pouvoir royal et les jésuites l'aient combattu. Il véhicule une conception radicalement pessimiste de la nature humaine : l'homme est corrompu et s'aveugle sur lui-même ; il ne peut espérer trouver le bonheur sur terre, ni faire son salut dans l'au-delà, sans l'aide de Dieu. Or ce Dieu reste caché : le croyant même fervent, l'homme à la vertu la plus scrupuleuse et la plus austère, ne sauraient être certains d'agir et de penser comme Dieu l'exige. Pascal est le plus représentatif de ce courant, mais beaucoup d'autres auteurs en témoignent également. Racine, éduqué à Port-Royal, le célèbre monastère janséniste que Louis XIV fera raser en 1709, laisse ses héros se débattre sans espoir dans leur solitude intérieure : le plus souvent, ils s'aveuglent sur eux-mêmes,

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et lorsque leur raison leur permet un peu de lucidité, c'est pour constater la défaillance de leur volonté face aux passions dont ils sont la proie, et qui sont par nature mauvaises. La Rochefoucauld place à l'origine de tous les comportements humains l'amour-propre, c'est-à-dire une sorte d'instinct vital qui pousse l'homme à faire triompher en toute occasion son intérêt, à établir sur autrui sa supériorité, par la force, ou le plus souvent, par la ruse, et qui est la négation de ce que commandent l'amour de dieu et l'amour du prochain. On est rarement conscient de cette prééminence de l'amour-propre en soi-même et chez autrui : sa puissance s'exerce subtilement, et prend souvent le masque de vertus, car « le nom de vertu sert à l'intérêt aussi utilement que les vices » (maxime 187).

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La Princesse de Montpensier, de la nouvelle classique au film contemporain Séquence Tle

Par Marie-Hélène Dumaître

Questions du BAC

Quels échanges se produisent entre histoire et fiction, dans la nouvelle de Mme de Lafayette ? Dans La Princesse de Montpensier, la narration de l'Histoire peut paraître sèche : aucun pittoresque, aucune anecdote, aucun tableau d'ensemble comme on en trouvera plus tard dans La Princesse de Clèves, lorsque Mme de Lafayette s'emploiera à décrire les mœurs de la cour de Henri II. Avec cette première nouvelle, Mme de Lafayette ne cherche pas encore à restituer la vie d'une époque. Elle livre plutôt une chronique rapide des événements, sans jamais évoquer les raisons profondes du conflit religieux, sur un ton qui reste neutre sauf lorsqu'elle évoque la Saint-Barthélemy : « cet horrible massacre, si renommé dans toute l'Europe ». Cependant, elle s'applique à entrecroiser histoire et fiction pour « tisser » son récit, de la même façon qu'on produit un tissu en entrelaçant fil de trame et fil de chaîne. L'histoire au service de la fiction La narratrice prend soin de justifier les rebondissements de la fiction par les événements historiques. C'est le cas par exemple des va-et-vient entre Paris et Champigny, près de Chinon, qui sont expliqués par les soubresauts de la guerre. Le second conflit commence en 1567, alors que les protestants, sous le commandement du prince de Condé, bloquent Paris : c'est pourquoi le prince de Montpensier choisit d'éloigner sa femme à Champigny, alors qu'ils viennent à peine de se marier, et la confie au comte de Chabannes pour toute la durée des combats. Quand au contraire le champ d'opérations se déplace dans l'ouest de la France, trop près de Champigny, comme c'est le cas entre avril 1569 et août 1570 lors du troisième conflit, Montpensier fait conduire la princesse à Paris. De même, la rencontre fortuite, et totalement fictive, entre Anjou, Guise et la princesse au bord de la rivière, est soigneusement située au sein des événements historiques. Après la mort du chef du parti huguenot Condé, à Jarnac le 13 mars 1569, une courte trêve d'un mois permet aux protestants de se replier sur La Rochelle et au duc d'Anjou de se retirer à Loches, d'où il visite diverses places fortes qui pourraient ultérieurement subir les assauts du parti adverse. C'est au cours d'un de ces déplacements qu'Anjou et Guise, s'étant égarés, aperçoivent la princesse de Montpensier. Bien souvent donc, l'Histoire est utilisée au service de la fiction, de façon particulièrement saillante lorsque la narratrice nourrit sa fiction amoureuse grâce aux éléments que fournit la réalité historique. Ainsi, la valeur que montre le duc de Guise dans les combats, soulignée par l'historien Davila, est rappelée plusieurs fois dans la nouvelle, notamment lorsqu'il s'agit de suggérer l'inclination que la princesse conserve pour le duc : « la renommée commençant alors à publier les grandes qualités qui paraissaient en ce prince, elle lui (à Chabannes) avoua qu'elle en sentait de la joie et qu'elle était bien aise de voir qu'il méritait les sentiments qu'elle avait eus pour lui. ». C'est le cas aussi lorsque la narratrice utilise les contraintes et les pièges de la vie de Cour pour alimenter la progression des sentiments des personnages. Histoire et fiction : le brouillage des frontières La narratrice motive parfois diversement certaines circonstances de l'intrigue. Le fait de renvoyer la princesse à Champigny se justifie tantôt par les aléas de la guerre (justification historique), tantôt par la jalousie du prince de Montpensier (justification psychologique inventée) : la causalité historique et la causalité instaurée par la logique de la fiction narrative sont ainsi placées sur le même plan, toutes deux pouvant également contribuer à la marche de l'intrigue.

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Mieux encore, il arrive que la fiction soit fournie comme l'explication d'un fait historique futur. C'est le cas lorsque la rivalité amoureuse prêtée à Anjou et Guise est avancée comme l'origine des différends politiques qui les opposeront ultérieurement, au-delà de la période contée dans la nouvelle mais bien présents à la mémoire du lecteur. Lorsqu'Anjou – ayant appris lors du bal à la cour grâce à la méprise de la princesse qu'elle lui préfère le duc – menace celui-ci (« souvenez-vous que la perte de votre vie sera peut-être la moindre chose dont je punirai quelque jour votre témérité ») et qu'en retour le duc, blessé par ces menaces, en conçoit « un désir de vengeance qu'il travailla toute sa vie à satisfaire », le lecteur saisit immanquablement l'allusion : Guise fomentera une fronde contre Henri III, qui le fera assassiner en 1588. Conclusion Si l'histoire est utilisée pour crédibiliser la fiction, la fiction, dotée de sa propre cohérence, finit par acquérir autant de poids que la réalité historique, qu'elle contribue parfois à justifier. De plus, en organisant la montée parallèle du drame historique et du drame romanesque, Mme de Lafayette fait fusionner Histoire et fiction dans une même vision tragique de l'homme et du monde.

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La Princesse de Montpensier, de la nouvelle classique au film contemporain Séquence Tle

Par Marie-Hélène Dumaître

Questions du BAC

La Princesse de Montpensier contient de nombreux effets de redoublement et de miroir, entre les personnages et entre certaines scènes. Comment ce procédé enrichit-il l'analyse de l'amour ?

Le roman baroque multipliait les épisodes intercalés et les personnages. L'objectif n'était pas seulement de divertir ou compliquer par plaisir, mais visait à déployer toutes les sortes d'amour possible (amour d'estime, amour d'inclination, amour de vanité...), tous les cas de figure envisageables (la fidélité, l'inconstance, la jalousie, le désespoir...), toutes les situations (la rencontre, les commencements de l'amour, la séparation, les retrouvailles...). Mme de Lafayette, sans recourir à ce procédé dont le public s'impatientait, réussit néanmoins à enclore dans les bornes étroites de sa nouvelle et en un petit nombre de personnages, différents cas de figure qui, entrant en résonance les uns avec les autres, enrichissent l'intrigue et l'analyse du sentiment amoureux. Le moyen utilisé est celui du redoublement et du dédoublement des rôles attribués aux personnages, de certaines situations et de certains événements. Nous proposons ci-dessous quelques exemples, sans souci d'exhaustivité. Rôles des personnages Mme de Montpensier suscite de l'amour chez quatre hommes simultanément. Chacun est placé dans une situation initiale différente : le prince de Montpensier est le mari qui épouse sans amour, et seulement pour des raisons sociales (il obéit aux exigences de sa « maison ») ; le comte de Chabannes, par son statut social d'infériorité et de subordination, par son âge également, est a priori « hors jeu » ; le duc d'Anjou, inversement, est un prince royal à qui tout réussit (la guerre et la galanterie) et devrait donc réussir ; le duc de Guise est l'ancien amoureux auquel la princesse a dû renoncer et dont elle s'est détachée. Tous les quatre cependant vont éprouver une passion pour la princesse, et de façon évolutive et fluctuante, jouer un rôle que chacun partagera avec un ou plusieurs autres personnages. Ainsi, l'inclination d'Anjou et de Guise naît ou renaît à la faveur du même hasard et du même éblouissement et les place immédiatement dans une situation de rivalité qu'Anjou essaie d'annuler par avance dès leur départ de Champigny, tandis que Guise cherche à la dissimuler. Ces deux jeunes hommes suscitent une double jalousie : celle, légitime mais aveugle, de Montpensier, en tant que mari encore étranger à son épouse, et celle, illégitime mais plus clairvoyante, de Chabannes, en tant qu'amant désespéré mais confident ami. On a donc bien à travers ces quatre personnages l'étude d'un sentiment (l'amour) que l'on peut retracer à partir de cette question : comment tombe-t-on amoureux ? Anjou et Guise sont « surpris » par la beauté de la princesse, puis par « les charmes de (l')esprit » dont elle fait montre en société : leur inclination irréfléchie est suscitée par l'apparence, soutenue par les talents sociaux, « la classe » dirait-on aujourd'hui. La passion de Chabannes en revanche a des racines plus profondes : quoique rapide, elle s'est développée au cours d'une fréquentation soutenue qui lui a permis de mesurer les qualités de la princesse, et même de les cultiver. Son amour naît de « l'admiration (devant) tant de beauté, d'esprit et de vertu » et contient donc de l'estime ; peut-être aussi ressemble-t-il à celui d'un modeste Pygmalion pour sa créature ; enfin il est aussi celui d'un inférieur (sur le plan social, et sur le plan individuel – il est plus âgé) envers une « dame ». Le sentiment qu'éprouve Montpensier pour sa femme surgit seulement à l'occasion de son retour de la guerre, à retardement donc, à la deuxième vue : « il fut surpris de voir la beauté de cette

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princesse dans une si grande perfection ». Guise est dans ce cas aussi, mais cette deuxième vue ranime un sentiment et une intimité anciennes, au lieu que chez le prince, elle nourrit sa « jalousie naturelle » qui lui fait regarder sa femme comme une inconnue à travers les yeux d'autrui : « par le sentiment d'une jalousie qui lui était naturelle, il en eut quelque chagrin, prévoyant bien qu'il ne serait pas le seul à la trouver belle ». Situations et scènes On remarquera la récurrence de certaines situations significatives, notamment celle du mariage. À travers le mariage de Mademoiselle de Mézières (qui aime Guise mais que l'on veut marier au duc du Maine puis au prince de Montpensier), puis celui de Madame (qui a de l'inclination pour Guise mais qu'on veut marier à Henri de Navarre), apparaît clairement sa fonction, qui est de satisfaire un enjeu social et politique. Est-ce à dire que l'amour n'a rien à faire avec le mariage, et qu'il ne peut que venir contester l'ordre établi ? Le redoublement de certaines scènes est également instructif : on l'a déjà vu en étudiant les deux rencontres à Champigny (au bord de la rivière puis du château), auxquelles succède le double récit de leurs effets (mise en place de la rivalité entre Anjou et Guise ; détérioration des relations entre les époux). Le redoublement est aussi utilisé au service de la progression de l'action. Dans la scène du bal à la Cour, Guise glisse un mot à la princesse, puis celle-ci, croyant lui répondre, s'adresse en réalité à Anjou : quiproquo dont on a analysé les conséquences plus haut. Conclusion On voit donc combien Mme de Lafayette œuvre avec un art étonnamment concerté pour un premier essai. La brièveté de la nouvelle ne grève en rien sa richesse car un agencement habile permet de multiplier les effets de sens.

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La Princesse de Montpensier, de la nouvelle classique au film contemporain Séquence Tle

Par Marie-Hélène Dumaître

Une construction savante

La nouvelle de Mme de Lafayette contient certains hasards romanesques contraires à l’exigence de vraisemblance qui s’affirme à l’époque où elle écrit. Identifiez-les et dites quel parti elle sait en tirer. On ne reprochait pas seulement aux romans baroques leur longueur. On jugeait que la conduite de l'intrigue, trop lâche, en faisait perdre l'enjeu ; que le recours excessif au hasard ruinait la vraisemblance et suspendait l'adhésion ; que leur dispersion (digressions et histoires intercalées) nuisait à la cohérence et fatiguait l'intérêt du lecteur. Nous allons étudier comment la nouvelle de Mme de Lafayette se distingue des romans baroques sur le plan de la construction du récit, quand bien même elle en reprend certains des procédés.

1. Des hasards romanesques…

Premier constat paradoxal : la conduite de l'intrigue de La Princesse de Montpensier ne renonce pas à certains artifices que l'on reprochait au roman. Les surprises qu'agence le hasard, ou plutôt la main de l'auteur, bien pratiques pour relancer l'action, ne sont pas absentes de la nouvelle. Ainsi en va-t-il de certains « coups de théâtre » convenus : la rencontre fortuite sur la rivière, à l'origine des retrouvailles entre les deux amoureux ; le quiproquo au bal à cause duquel la princesse révèle à Anjou ce qu'il ne devait pas savoir, et qui engendre toute une suite de conséquences (animosité du futur Henri III envers le duc, sacrifice, pour le duc, du mariage espéré avec Madame, et donc de son ambition sociale, insistance du duc auprès de la princesse pour obtenir quelque compensation...) ; le rendez-vous amoureux interrompu par le prince et donnant lieu à une autre méprise funeste (Chabannes passant pour l'amant, est chassé du château ce qui entraînera sa mort). On dira que ces hasards heureux ou malheureux font aussi le charme du roman. Ce n'était pas l'avis du public à l'époque : dire d'une aventure qu'elle « sentait le roman » signifiait qu'on lui retirait la créance qu'on ne peut accorder qu'à ce qui est vraisemblable, et tout le plaisir était gâché ! Mais Mme de Lafayette sait déjouer la critique qu'on aurait pu lui faire.

2. mais justifiés

Si l'on relit la page qui conte « l'aventure » par laquelle Anjou et Guise rencontrent fortuitement la princesse sur la rivière, on note que la narratrice fait souligner par ses personnages eux-mêmes le caractère invraisemblable de la scène : elle leur paraît « une chose de roman » tandis que la beauté de Mme de Montpensier, rehaussée par son trouble, leur semble « surnaturelle ». Or ce procédé est un moyen paradoxal de crédibiliser la scène aux yeux du lecteur, dont l'éventuelle surprise sceptique et ironique est comme effacée par celle, « réelle », des personnages. Mais Mme de Lafayette ne se contente pas de cette pirouette qu'on pourrait juger facile. Elle prend soin de motiver la présence auprès de cette rivière des ducs d'une part (le duc d'Anjou revenant à Loches où il est établi, a pris un chemin peu connu et s'est égaré), et de la princesse d'autre part (suivant son mari à la chasse, lassée de cette occupation, elle a préféré s'arrêter pour assister à la capture d'un saumon) : les deux séries d'événements, si leur conjonction reste fortuite, s'enchaînent avec logique et vraisemblance. Mais surtout, Mme de Lafayette sait tirer un parti extraordinaire d'un motif convenu.

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3. Le hasard au service d'une nécessité supérieure

Tout d'abord, la rencontre fortuite est chargée d'une symbolique non dénuée d'humour parfois. Elle se situe au bord d'une rivière, dont les miroitements préparent l'éblouissement que causera la beauté de la princesse aux deux jeunes gens. Ce cadre naturel, le seul que l'on trouve dans la nouvelle, sert d'écrin à une rencontre d'où surgira le désir, et s'oppose aux espaces artificiels et clos (le château, la Cour) comme les passions à la discipline sociale et morale. Notons que l'eau symbolise la mouvance perpétuelle, et à ce titre, annonce la mobilité des sentiments et de la passion amoureuse. Enfin, on peut s'amuser du fait que cette rencontre résulte de la conjonction d'une errance et d'un caprice. Anjou et Guise se sont égarés de leur chemin : difficile de ne pas lire dans cet égarement un sens figuré s'ajoutant au sens propre. Quant à la princesse, elle s'est lassée de suivre à la chasse son mari, et a préféré regarder des pêcheurs prendre dans leurs filets un saumon... Ne va-t-elle pas elle-même bientôt les supplanter à la pêche, pour ainsi dire ? Enfin, ce hasard est l'occasion de déclencher une évolution que plus rien ne pourra arrêter ni modifier. La première rencontre au bord de la rivière est redoublée par une deuxième qui a lieu au château, et qui réunit pour la première et dernière fois tous les personnages de l'histoire. L'intrigue se noue : qui, d'Anjou ou de Guise, plaira à la princesse ? La jalousie du prince de Montpensier, pour l'instant immotivée, deviendra-t-elle légitime ? Le comte de Chabannes voit-il juste quand il interprète ce « commencement de roman » comme un signe du destin ? En même temps, la narratrice tisse entre ses personnages des relations « vraies », grâce à tout un jeu d'attitudes, de regards, de paroles et d'arrière-pensées par lesquelles ils tentent de se masquer, ou se révèlent, comme par exemple la princesse qui, marquant plus de froideur pour Guise, signale paradoxalement qu'elle le distingue. Mme de Lafayette place ainsi la princesse de Montpensier au centre des regards de quatre « amants », prise dans un réseau de désirs et de jalousies. Désormais, tous les éléments du piège sont en place, et quelles que soient les surprises ultérieures, tout paraîtra se dérouler avec une nécessité rigoureuse et contraignante.

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La Princesse de Montpensier, de la nouvelle classique au film contemporain Séquence Tle

Par Marie-Hélène Dumaître

Questions du BAC

Le film propose-t-il une lecture fidèle de la nouvelle ? Dans l'édition regroupant le scénario du film et la nouvelle originale (Flammarion, 2010), Bertrand Tavernier expose dans un avant-propos très instructif pourquoi et comment il a adapté La Princesse de Montpensier. Sa lecture de la nouvelle a curieusement été précédée de celle d'un premier scénario, qu'il a rectifié et retravaillé dans un souci affirmé de fidélité à l'œuvre source, en particulier en ce qui concerne les personnages – psychologie, situation, jeunesse, et passions. De fait, le film respecte l'essentiel de la nouvelle : évolution et progression de l'intrigue amoureuse, rapports entre les personnages, situation historique, alternance entre les violences de la guerre religieuse et le développement de l'histoire privée... Une honnêteté scrupuleuse a conduit le cinéaste à recourir à l'aide d'historiens de l'époque et de la langue, pour « décrypter » un texte « extraordinaire de limpidité, de pureté, de dépouillement », qui masque sous un langage policé, volontiers elliptique, préférant l'euphémisme et la litote à l'exagération, certaines réalités plus crues. Bertrand Tavernier s'est livré à des « explications de texte » pour déplier, ou plutôt creuser le texte écrit jusqu'à son « sous-texte ». Un tel travail était nécessaire pour mieux comprendre les enjeux de l'histoire contée par Mme de Lafayette et bâtir le scénario. Il correspondait aussi à un souci pédagogique de la part du cinéaste : s'adressant à un public contemporain méconnaissant la réalité à laquelle la romancière, vis-à-vis de son propre public, pouvait se référer sur un mode allusif, force lui était d'expliciter les sous-entendus. Enfin, ce travail a tenu compte du goût de notre époque qui ne s'embarrasse pas des mêmes pudeurs et adopte d'autres conventions, esthétiques et morales, que celles du XVII

e. Bertrand Tavernier donne de nombreux exemples de la manière dont le scénario s'est construit en se nourrissant de l'analyse de mots, d'expressions elliptiques. La phrase unique qui dans la nouvelle suggère le processus ayant conduit Mademoiselle de Mézières à accepter le mariage avec Montpensier, donne lieu dans le film à plusieurs scènes, chacune déployant un seul élément. L'expression « tourmentée par ses parents » est concrétisée par l'affrontement entre Marie et son père, à qui elle résiste malgré les menaces et les coups. La subordonnée participiale « connaissant par sa vertu qu'il était dangereux d'avoir pour beau-frère un homme qu'elle souhaitait pour mari » évoque un cheminement intérieur et intime que le cinéma est obligé d'extérioriser, ici grâce à deux scènes : la première, dans laquelle Marie écoute sa mère lui enjoignant de s'en remettre à la « raison » et de rester éloignée de l'amour, « cette chose incommode » (expression empruntée à la correspondance de l'écrivaine) ; la deuxième, dans laquelle Marie formule elle-même ce souci de « vertu » pour dissuader François de Guise de s'opposer au mariage. On relira avec profit les pages 14 à 18 de l'avant-propos dans lesquelles le cinéaste justifie ces scènes, ainsi que les arguments par lesquels Montpensier père convainc M. de Mézières, ou encore la nuit de noces, toutes choses absentes de la nouvelle. On voit ainsi que le souci de fidélité, conjointement avec les nécessités de la transposition d'une forme artistique à une autre, oblige à l'invention. En outre, adapter un texte du XVII

e qui évoque une réalité antérieure, celle du XVI

e, complique la question de la fidélité en la dédoublant : faut-il respecter la seule écriture, qui traite de préoccupations morales et sociales de 1660 en les transposant un siècle auparavant, sans viser une véritable reconstitution historique ? ou au contraire respecter, par-delà le texte, la réalité des années 1566-1572, temps de la fiction ? Enfin, rester fidèle à une œuvre, c'est aussi rendre accessible au public contemporain ce qui en elle lui parle encore, le touche et l'instruit, quitte à délaisser, ou modifier, ce qui est devenu « lettre morte ». Le souci de fidélité conduit nécessairement à son propre dépassement. L'œuvre seconde, malgré et à cause de sa fidélité à l'œuvre source, l'interprète et l'enrichit de significations nouvelles. Elle devient œuvre singulière pour s'adresser au spectateur d'aujourd'hui.