SPIRITUALITÉ « Etre Libre » N° 19-20 (Juin-Juillet 1946)

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    N 19

    9'"' Ann e Juin-Juillet 1946 N 20

    SPIRITUALIT(revue mensuelle de culture humaine,

    fonde en 1936, sous le titre Etre Libre ")

    Science, Religion, PhilosophieDirecteur-Fondateur : RAM LINSSEN

    Rda ctrice en chef : Adm inistration pour la FranceMa rguerite BANGERTER. et ses Colon ies :

    Correspon dance et manuscrits Editions ADYAR71, rue de la Victoire, Bruxelles

    4, Squa re Rapp, PARIS 7mPaiements au C. C. P. 6204

    de lInstitut SuprieurCh qu es po stau x Paris : 4207.47de Scien ces et Pnilosophies _

    a. s. b. 1. TeL : Segu r 74 48

    SOMMAIRE

    Le Yoga comme cessation de la souffrance .........................................................

    Quelques rflexions sur la vie infrieure

    L'acie complet .................................

    Narada, avatar da Vishnou .

    Ncessit d'une synthse ...

    En coutantle swami Siddheswrananda

    Pomes .........................................

    Publications sur l'Inde .

    Invocation de la Lumire ...

    Universalisme .........................

    Le Nirvana et le problme de Dieu

    Histoire pour petits et grands

    Swami SiddheswranandaSerge BrisyRen FourJean Herbert Charles Franois

    Villy ScaffKazem IranschhrVishvabandhuR. Dayalshanti-GhseMarg. BangerterRam LinssenSuzanne de Ruyier.

    PRIX : 25 fr. belges - 53 fr. franais - 3 fr. suisses

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    Le Yogacomme la cessation de la souffrance

    Connais cet tat appel YogaQui est la fin du contact avec la douleur.

    (La Bhagavad-Gita ch. 6-v. 23.)

    Le plus vital de tous les problmes humains est celui que nous pro

    pose la souffrance. Lorsque devant ce problme, brlant au cur de cha-cun de nous, la philosophie reste muette et, lorsque la religion se tait, lapremire apparat alors comme pure coquetterie intellectuelle et la secondeperd son sens. En ralit, religion et philosophie sont nes pour essayerdaider l'homme dans son effort pour se dbarrasser de la souffrance.

    Toute vraie philosophie tient compte de la totalit de lexprience.Un besoin de synthse nat devant les contradictions de la vie, contradictions dont les plus flagrantes sont celles de la vie et de la mort, de lexistence et du nant.

    La Religion essaie de rsoudre les conflits soulevs par la destine delhomme avec lassurance d'un au-del dans lequel le Souverain Bien

    se trouve dgag des contradictions rendant douloureuse lexistence dici-bas.

    Perspective philosophique et perspective religieuse se rejoignent aucours du dveloppement de la pense indienne. Tatvanirnaya est la recherche ou dtermination de la Vrit, Tatvajnna sa ralisation. M ata dsigne le point de vue religieux. La parole des Upanishads : Quest ceci,qui, tant connu, fait que tout le reste est connu , dsigne ce tte V rit.C'est elle qui constitue la note fondamentale de toutes les activits religieuses : la religion devant tre daccord avec la Vrit.

    Le Yoga (Union) a pour but de raliser cette harmonie. Lorsque cette

    union est ralise, lhomme atteint un tat do il ne retombe plus.La vie actuelle telle qu elle es t vcue par nous . ne nous sa tis

    fait pas; ce mcontentement prouve que la vrit rencontre dans unesatisfaction provisoire nest pas cette Vrit Suprme dont l'atteinte constitue la fin de la destine humaine.

    De cette insatisfaction qui caractrise notre existence quotidiennenat la souffran ce : nous allons, sans cesse c hangean t lhorizon de nosdsirs et dcouvrant que la vrit cherche que nous essayons de vivren'apporte aucune solution au problme de la souffrance dans lequel noussommes plongs.

    Traduit par Mademoiselle Colette Chauderat Luzy du texte spcialement compos pour Spiritualit .

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    La science du Yoga repose sur lexprience. La qualit dune conviction philosophique obtenue par un difice dides et celle d'une foi re

    ligieuse porteuse de consolation, sont soumises dans lexprience yogique, un rigoureux contrle.

    Parmi les dfinitions que la Bhagavad-Gita donna du yoga, il en estune qui le dfinit comme la cessation de la souffra nce . A u siximechapitre, Sri Krishna en parle en ces termes : Connais cet tat appelY og a qui est la fin du con tact avec la douleur. (ch . 6 v. 2 3 ).

    Dukha ou la souffrance nat lorsque lquilibre dans lequel se trouvait la nature primordiale (prakriti) est rompu. Pour faire cesser cettesouffrance, lindividu cherche alors un nouvel tat dquilibre, un nouveau moyen de raliser l'harmonie avec la Totalit (sarva).

    Aussi longtemps que les individus se distingueront de la Totalit,aussi longtemps la souffrance rgnera parmi nous.

    Y a-t -il un moyen de raliser cet quilibre sur le plan matriel? Lamatire, on le sait, nest jamais au repos. Lon peut dire delle quil estaussi difficile de larrter que d'essayer d'attraper de lair avec des pincettes.

    Cependant, au-del de la portion matrielle de notre individu, lexprience nous apprend quil se trouve un autre centre dexistence, conscient du mouvement incessant qui caractrise la matire mais permanentet inaffect.

    Telle est la Conscience qui joue le rle de Tmoin. Nulle tude psy

    chologique ne parviendra faire de ce Tmoin un objet pour un sujet.Au del de tout processus de pense, celle-ci demeure comme lternelspectateur. A l'indivisibilit de son unit s'oppose la divisibilit de tout cequ'elle contemple : chaque objet vu tant, en effet, compos. Or, chacunede ces compositions constitue une rupture dans lquilibre de prakriti. Etrien de ce qui est compos ne saurait tre de l'ordre de lUltime Ralit.Celle-ci contemple en Tmoin impassible lternel devenir qui constitue lanature s'exprimant sous forme matrielle. On appelle Atman ou Purushacet ternel Tmoin. Lobjet quil contemple : la matire, est, en elle-mmeun champ de forces en tat de dsquilibre perptuel. Telle la goutted'eau, paisible en apparence qui, au microscope, devient un champ de

    lutte sans cesse renouvel par des changements dnergie.Cette prakriti se prsente sous deux formes : lune grossire, lautre

    subtile. La premire constitue la nature extrieure, la seconde le mondemental avec ses modifications (manas). L'une et lautre appartiennent lamme substance originelle, la dualit apparente nest qu'illusoire. Espritet corps font parties intgrantes de la mme et singulire Unit que constitue prakriti.

    La mconnaissance de cette Unit, telle est la cause de lidentification du Soi avec les modifications mentales, de lorigine de ce sentimentque nous avons, d'tre des tres particulariss. Lhomme commence penser : C est moi qui agis . A lors que, comme le dit la Gita : C e sont

    les gunas (modes) de prakriti qui accomplissent les uvres. Abus parson gosme l homme pense : C 'est moi lauteur. (ch. 3 v. 2 7 ). Mais, le Connaisseur de Vrit, centr dans le Soi doit penser : je ne faisrien moi-mme. Pourtant il voit, entend, touche, sent, mange, dort, res

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    pire, parle, laisse aller, retient, ouvre et ferme les yeux. Cependant il resteconvaincu que ce sont l les sens se mouvant travers le monde des objets . (ch. 5 v. 8 et 9 ) . L'homme priv de la vis ion de l unit connatalors toutes les misres. Le moi qui nest qu'un fragment qui se croit dtach, sapproprie une jouissance qui rsulte en ralit du contact desdiffrentes parties de la nature. Et rien nautorise en celle-ci la distinctionen units spares !

    Ces units sont autant dillusions. Lextinction de la souffrance doitdonc provenir de la sparation entre la prakriti et le Purusha, de la cessation de cette identification entre le Purusha et les multiples formes de lamatire.

    Qu el moyen donne la Gta pour produire cette sparation? D abordcomprendre comme il a t dit, que le Soi reste non affect par les mou

    vements qui ont lieu au sein de prakriti. Ces mouvements sont le rsultatdes attractions et des rpulsions (rga et dwesha) qui se jouent entre lessens et leurs objets, ces derniers excitant es sens qui sefforcent alors deles envelopper pour en extraire le maximum de jouissance. La Gita nousdit : Naturel est l'attachement des sens leurs objets respectifs, et naturelle aussi leur aversion. Mais que personne ne tombe sous leur domination. (ch. 3 v. 34). Les tres, ordinairement privs de discriminations, neconnaissent mme pas l'existence de cette identification trompeuse entrele Soi et les modifications naturelles. En prendre conscience constitue lepremier pas dans la voie de l'extinction de la douleur. Avertis, nous devenons capables de prciser la cause de notre souffrance.

    Lorsque celle-ci est un degr infrieur nous ne nous doutons mmepas de son existence. Nous sommes dans un tat dapathie dont il nousfaut nous dlivrer en amenant pour ainsi dire la surface de la conscience es lments qui sont les causes du dsquilibre.

    Tel est le cas, par exemple, d'une maladie dont le malade est inconscient, ignorant de ce qui se passe en lui. Le rle du docteur est damener au jour les causes du conflit interne et de les rendre ainsi susceptiblesdtre traites. Tout traitement est impossible tant que lobjet sur lequelon doit oprer ne peut tre lobjet dobservation.

    Une personne jouissant dune sant parfaite ne sait mme pas si elle

    possde un coeur ou un estomac. Ce nest que lorsquelle en souffre quellese rend compte de la prsence de ces organes.

    De la mme manire l'homme ignore quil possde et entretient unsens de lgo. Mais ds quil sen aperoit, il connat la manire dont cesens agit. Or, savoir que notre go joue un rle dans nos joies commedans nos souffrances, cest tre mi-chemin de comprendre ce quil est.

    Pour connatre lexistence du moi, nous devons nous efforcer de connatre pleinement tous ses processus. Mais comment cela pourrait-il sefaire si nous narrivons pas le saisir dans son intgralit? Le moi ouaham-kra constitue une infime partie de prakriti. Pour le saisir et l'amener tre cest la Totalit de la nature que nous devons envisager : le pa

    norama entier de l'existence.Mais, dira-t-on. comment le moi qui n'est qu'une fraction du Tout

    peut-il arriver concentrer en lui le Tout ?

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    Nous avons remarqu dans chacune de nos expriences sensibles laprsenc e de deux facteu rs : le spectate ur et le spec tacle. E n tant queConscience contemplative et Une, le spectateur enregistre non seulement

    ce qui se droule dans le courant de pense mais encore tout ce qui constitue le non-moi; il devient donc, au cours de cette exprience tmoin dela Totalit de la vie qui lui apparat alors comme une seule pulsation dela matire.

    C est ainsi que le Soi ralise en cette vision unique la plnitude delexprience. La souffrance venait de labsence de cette plnitude. La Gitanous dit dans le 3' verset du 13e chapitre : Connais-Moi, descendantde Bharata, comme le connaisseur du champ (c'est--dire le Purusha, leSpectateur ternel) dans tous les champs (c'est--dire dans tous ies spectacles) cest la connaissance du champ et de son Connaisseur qui estconsidre par Moi comme la vraie sagesse. Seule cette connaissancepeut nous apporter la plnitude de lexprience, et avec cette plnitudenotre souffrance prend fin.

    Car l seulement se ralise la rupture entre les deux facteurs delassociation desquels naissait la souffrance.

    Lorsque le Soi retrouve comme champ de vision (kshetra) le spectacle entier du cosmos et non plus seulement le monde limit que le moicapture dans le champ rtrci de sa sensibilit il voit alors lhomognitet lindivisibilit de tout ce qui est. Tout ce qui est, lui apparat comme Un.

    Ce qui jusquici bifurquait devant son regard en champ et connaisseur du champ (kshetra et kshetrajna) lui apparat maintenant, la dualit

    disparue, comme le Soi seul partout prsent.Voil ce quexprime la Bhagavad-Gita lorsquelle dit : Aprs bien

    des naissances lhomme de sagesse se rfugie en Moi ayant compris quetout cela est Vsudva (le Soi le plus intime). Trs rare est cette me. (ch. 7 v. 19). Ou encore dans le chapitre 13 verset 13 : Avec des mainset des pieds partout, des yeux, des ttes et des bouches partout, avec desoreilles dans tout l'univers, Cela existe imprgnant tout.

    Pour raliser cet tat, le yoga propose deux mthodes : la premiren tant quune prparation la seconde. D abord provoquer la rvlationde lgo, lamener confirmer son tre, puis faire de cet go. ainsi stabi

    lis, un objet dinvestigation. Dans la plupart des cas, en effet, le moi setrouve un niveau infrieur dvolution; il faut lamener se rvler puisle mettre en tat dalerte. En termes de philosophie smkhya le moi doittre extirp de la fange de tamas (inertie) dans lequel il senlise, puis devenir actif. Mais dans ce mouvement dvolution qui le fait passer delinertie au dynamisme (du tamas au rajas) , lgo doit suivre une lignede vie commande par des lois dfinies. La mconnaissance de ces lois entranerait des erreurs et des dsordres graves, qui, finalement conduiraientlindividu des souffrances plus grandes encore. Voil pourquoi chacunde nous doit sefforcer de dcouvrir laide de la discrimination la naturede son propre dharma (devoir propre) et doit se garder de ne pas, par in

    attention emprunter le dharma dun autre car, selon la Gita. une telle existence s'coulerait dans la crainte et il nest pas de vie plus douloureuseque celle domine par la peur. Seule lillusion (mha) peut amener lhomme changer sa ligne daction pour se conformer lexemple d'un autre.

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    Si donc outre lignorance naturelle dans laquelle il est plong lemoi se trouve encore submerg par mha, il verra reculer indfiniment lapossibilit dexaminer par lui-mme son cas. Au contraire, que lhomme

    devienne capable dacclrer le dveloppement de son moi selon ses propres lois, un riche panouissement de son individualit s'ensuivra. Finalement, par la purification progressive de son esprit (manas) passant duplan tamasique au plan rajasique, il parviendra ainsi atteindre le plande sattva (chittashuddhi) .

    Cela demande chacun une comprhension directe de sa propre condition. De mme que sur un sentier couvert de brume nul nest capable dedire o il en est, de mme, inconscients de notre condition, nous gisonsenvelopps dans les voiles de lignorance.

    Nous comprenons pourquoi a Gita insiste sur la ncessit urgente denous en dlivrer. Mais cette dlivrance nest possible qu'avec laide desconseils judicieux dun Guru. La fonction du Guru est, en effet, de rendrele disciple capable de comprendre la Vrit. Cela nest ni un dogme auquelnous devrions aveuglment croire ni un article de foi irrationnel. Le Guruaide le discipe affermir sa volont et son intelligence (budhi) . LillusiondArjuna et le dsir quil avait de svader de son devoir taient le rsultatdirect de lobscurcissement de cette budhi. Mais, ds qu'il eut reu lenseignement de Krishna , notons ses propres paroles : Dtru it est mon garement et jai retrouv lusage de la mmoire, par Ta Grce, Atchynta,je suis ferme; mes doutes sen sont alls, je ferai selon T a Paro le . (ch.18 v. 73. Ainsi A rjuna grc e laction de la budhi a retrouv sammoire. La budhi, souille par ignorance, le moi sapproprie alors le

    fruit des actions, il voit la multiplicit l o ne rgne, en ralit, que laseule unit. C est cette perte de mmoire et labsence de discrimination quis'en suit qui iui font adopter momentanment dans sa vie une attitude quin'est pas la sienne, aband onner ses armes et se retirer dcourag. C est chaque instant que dans notre vie nous pouvons dcouvrir un paralllismeentre notre situation et celle dArjuna, et cest pourquoi lanalyse que faitle Seigneur et les directions quil donne ont une porte universelle.

    J'ai dj eu l occasion de vous parler de l exp rience in tgrale d'anu-bhava prsente par la Gita comme la solution dfinitive au problme dela souffrance.

    L, le je simmerge dans le Tout, et le Tout se reflte dans le

    Soi : Celui qui Me voit en toutes choses et qui voit toutes les choses enMoi, celui-l nest jamais spar de Moi et Moi je ne serai jamais sparde iui. (ch. 6 v. 30), dit la Gita. Et encore : Celui qui, tabli en l'Unit,M'adore, Moi qui habite en tous les tres, ce yogi quelque soit son modede vie, rside en M oi. (ch. 6 v. 31 ). La voie qui conduit ce tte exp rience intgrale nest pas une voie facile. Le moi infrieur avec lequel nousavons jusqu'ici valu toutes choses doit apprendre lusage dune plushaute valeur d'estimation et cela non plus en demeurant la surface d'unmoi, limit quelques fragments de la nature mais en plongeant au plusintime de lui-mme et en connaissant le Soi intrieur qui y habite : le Soidont la projection claire le petit moi. A cette profondeur le contact sta

    blit avec la Totalit des tres.Mais avant que ne soit faite cette purification dont la Gita parle

    comme du moi qui slve au-dessus de lui-mme (ch. 6 v. 5) nul ne

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    peut songer renoncer au moi. Trs souvent nous nous trouvons incapables de comprendre le sens des hautes vrits spirituelles que contiennent toutes les religions au sujet de ltat de renonciation au soi. Com

    ment renoncer une chose si lon ne la possde dabord en entier? Chezla plupart dentre nous lgo immerg dans ltat de tamas na mme past form; la religion nous demande de l'offrir aux Pieds du Seigneur,mais, nous ne pouvons jamais offrir une chose que lorsquelle est pure;nul dvot noffre un fruit souill au Seigneur, or, tele quelle se trouveactuellement, notre volont est encore ltat embryonnaire. Lide dyrenoncer avant de lavoir forme est encore une cause de souffrance. Nousavons lu dans des textes sacrs que cette renonciation est lidal. Mais siavant dtre devenus des candidats capables de le faire nous privons nosvolonts encore faibles de ces chances de sexprimer nous ferons ncessairement fausse route et cela produira un crasant conflit didals (dhar-

    masankata) . Langoisse et lagonie qui natront de ce conflit plongerontlhomme dans la plus profonde misre.

    Quelle est la seconde mthode du yoga? Pour librer le Soi de lasouffrance ne de lignorance aprs lui avoir donn pleine chance de s'exprimer sur le plan du dharma (pravrilti-mrga) il faut maintenant lui faireraliser sa nature essentielle. Ce que la plnitude de son volution lui avaitapport sur le plan rajasique, ctait l'expression de son individualit, maisla vraie individualit il ne la trouvera que dans la ralisation de sa proprepersonnalit; or, dans lindividu, la personne est Purusha, qui est l'Atman,et cet Atman est Sarvabhoottmabhttm : lAtman qui est en toutes manifestations. Maintenant, individu est mr pour atteindre l'tat qui se

    trouve au del de tous les conditionnements, et cet tat est le non-mani-fest que la Gita dcrit comme le But Suprme : Cet tat, appel non-manifest et immuable, on en parle comme du But Suprme. Telle est masuprme demeure, d'o l'on ne revient plus lorsquon l'a atteinte. (ch.8 v. 21). La mthode du rja-yoga, tele quelle est expose dans la Gitanous donne la technique ncessaire pour raliser cet tat.

    Trs souvent, lorsquun homme a dpass le premier stage, celui de laformation de lindividualit, lorsquil commence pratiquer la mthodedu dernier stage, il arrive que, confondant les valeurs, il se trouve de nouveau devant la souffrance; la cause en est soit un dsquilibre physique etmental, soit une erreur qui lentrane confondre des tats de torpeur avec

    le samadhi. Il arrive aussi quun homme essayant dattendre ltat du non-manifest tout en demeurant dans le monde sensible s'efforce daugmenterlintensit des vibrations que lui procure la vie et ralise ainsi un tat doubli momentan du moi. Cette plonge dans le non-manifest est juste auxantipodes de lexprience spirituelle. Nous entendons souvent dire quilfaut vivre avec plnitude lternit de linstant mais si lon ne comprendpas la porte mtaphysique de cette ralisation du non-manifest, ralisation qui ne peut se produire que lorsque l'esprit est purifi de tout conditionnement, si lternit de linstant repose sur des sensations procurespar la vie et sur la volont de vivre ces sensations intensment, lhommetombe alors dans une souffrance de plus en plus profonde. Le fait de porter linfini lintensit dune exprience sensible (que ce soit sur le planphysique ou sur le plan psychologique) naide personne comprendre lacourbe dvolution de l'go. Le rsultat de cet effort est toujours une catastrophe. Les samskaras, cest--dire ces tendances qui nous portent

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    nous identifier avec des modifications extrieures, sintensifient, et les rflexes ainsi forms ne permettront jamais lhomme de rechercher cettat suprme non-manifest qui a t dcrit dans la Gita comme le But de

    lexistence.Au contraire, celui qui, par une longue discipline est arriv au But

    Suprme, devient capable dune vision synoptique de la vie. Ses ractionsenvers la vie sont alors telles que la seule prsence de cette personne apporte une aide aux autres dans leur plerinage vers le But et dans leureffort pour dpasser la misre et la souffrance. Dans le 6' chapitre de laGi ta, verset 32, le Se igneur s exprime en ces termes : Celui qui partoutjuge du plaisir et de la peine avec les mmes rgles qu il applique lui-mme, ce yogi, Arjuna doit tre regard comme le plus grand des yogis.

    S w a m i S I D D H E S W A R A N A N D A .de l'ordre de Ramakrishna.

    Quelques rflexions sur la vie intrieure

    Ce qui manque le plus notre poque, o tout semble fait pour disperser la pense autant que les nergies, cest la vie intrieure, au curmme des activits multiples exiges de chacun.

    Emerson a dit : Il est facile, dans le monde, de vivre daprs l'opiniondu monde; il est facile de vivre daprs la ntre dans la solitude. Mais legrand homme est celui qui garde, dans le monde, lindpendance de lasolitude.

    Cette indpendance de la solitude , en quelquendroit quon setrouve, est la clef dun quilibre que rien ne peut troubler. Mais pourla dcouvrir, il faut apprendre tre seul, vraiment seul en apprciant divinement ces instants de solitude dont on cherche presque toujours s vader. Les heures de recueillement et de silence son t trop rarespour qu'on n'en retire le meilleur. Et ce n'est gure alors qu'il sagit, pours'en distraire, de lire une littrature incertaine, des romans quelconques,

    ou de laisser aller sa pense la drive. La solitude rclame une utilisationconsciente de toutes ses forces mentales et ces forces demandent la rflexion.

    La vie intrieure est celle qui donne. La vie extrieure est celle quireoit. Ccmme le fait de donner implique l'change, celui qui donne nepeut manquer de recevoir aussi. Pourtant, il ne demande rien. Et cesten cela que rside la diffrence entre celui qui donne librement de lui-mme et celui qui, sans cesse, attend le don.

    Se tourner vers lintrieur, c'est remonter la source de la vie. Et lasource de la vie ne cesse de jaillir, alimentant tout ce qui existe de seseaux limpides.

    Remonter cette source et s'y abreuver, cest devenir soi-mme lecalice qui rpand les eaux de lesprit dans tout cur ouvert. Cela ne se

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    peut que lorsque la vie intrieure, rveille, est devenue naturellementconsciente, cest--dire harmonieuse, sans brisures, semblable, dans sonexpression coutumire, l'eau du fleuve que rien narrte, leau de la

    rivire qui bondit de rocher en rocher, mais qui coule sans jamais se tarir, l'eau du ruisseau qui chante entre les herbes et trouve se forer un chemin, malgr tous les obstacles sems sur sa route.

    Tant dtres se contentent daspirer cette source, sans avoir le courage d'y atteindre, sinon aux rares moments dextase, imprvisibles ettrop vite oublis. La vie intrieure sy tablit dune faon permanente,parce que lextrieur ne lattire plus. Eile devient un appel constant audivin par une expression continuelle du divin. Rien ne lui rsiste, carson cur est ternellement ouvert.

    C est l vivre une vie magique, parce que pleine de rvlations. Dansle droulement infini de ce qui est reu et de ce qui peut tre donn,ltre se sent vivre intensment et dcouvre des richesses inpuisables,puisque toujours renouveles. La solitude lui devient chre. S il ne la recherche pas, c'est parce quil sait qu elle est en lui, toute heure et que,parmi le brouhaha de la foule, il peut toucher au roc inbranlable doja il li t la source sacre auquel son c ur es t jamais an cr. Il y puise sanscesse le rayonnement qu'il irradie sur les autres. Il devient ce rayonnement. son insu. E t 1' indpendance de la solitude le rend de plusen plus comprhensif 1 isolement des autres, qui nest que vide etangoisse, tristesse et dpression. Alors, son besoin de donner, de partager savre si grand, qu'il cherche atteindre ceux qui souffrent et pleurent, ceux qui ignorent combien aride est leur voie. Par un sourire, par

    une parole, par un mot exprim avec joie ou avec compassion, par unsilence vivant o sa pense travaille, o son cur rpand ses trsors, ildsaltre les mes assoiffes de ralit tangible.

    Nous ne vivons pas assez en nous, c'est--dire en Dieu. Nous laissons les trsors ensevelis dans les profondeurs o se cache notre vrai nous-mmes . Et nous craignons le silence, car nous ny apportons quenotre sensation d'esseulement. Mais la vie, inlassablement, nous rapproche des plus grands silences pour nous apprendre les comprendre et les ressentir. Et un jour arrive o nous nous agenouillons devant eux,comme devant des amis retrouvs, o nous communions avec eux, o nousles absorbons en nous, dans un lan de reconnaissance. Heures suprmes

    dveil ! La source a jailli, le cur est lumire. Et la vie spanche travers soi en flots tumultueux, balayant sur son passage les petitesses et lescraintes, incapables de lui faire encore obstacle.

    Oui, vraiment, ce qui manque le plus notre poque, cest la vie intrieure, au cur mme des activits multiples exiges de chacun.

    Se r g e BRISY .

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    De l'acie complet envisag statiquement

    C est par suite d'une regrettable erreur, dont nous nous excusons, que le texte De l'acte complet envisag dialectiquement paru dansle numro 18 de Spiritualit a t publi en premier lieu. Ce texte, eneffet, faisant logiquement suite on le verra sans peine celui dontnous commenons, dans le prsent numro, la publication.

    Dans ce qui va suivre nous entendrons par acte non pas simplement un geste, un mouvement physique ou mental isol, mais aussi bientout ensemble doprations matrielles ou psychologiques .ralisant unchangement caractrisable et signigificatif, un changement exprimable eu

    termes dintention ou de fin particulire.Cela dit, nous appellerons actes complets des actes qui se suffisent eux-mmes, qui sont complets en soi. Ce sont des actes achevs,pareils une phrase mlodique parvenue son terme. Cest pourquoi onpeut encore les appeler parfaits au sens o les Grecs entendaient laperfection. Pendant toute leur dure, il y a coincidence rigoureuse entreltre et le vouloir-tre ou, du moins entre ce qui, de ltre et du vouloir-tre peut se manifester dans linstant.

    On peut considrer des actes qui, bien quextrieurement achevs,laissent chez leur auteur une conscience dinachvement. Les actes complets que nous avons en vue sont au-del de cette distinction. Dans lex

    pression actes complets , le mot acte est pris au sens dacte total,dacte envisag la fois de lextrieur et de lintrieur, dans son doubleaspect psychologique et matriel. Les actes complets sont donc des actesdoublement achevs et dire quils se suffisent eux-mmes, cest direquils suffisent pleinement leur auteur.

    En consquence, aucune conscience de dsir ne peut trouver placeen eux. Tout dsir est dsir dune satisfaction et l o existe une satisfaction plnire aucun dsir nest concevable : on ne peut dsirer ce que lonpossde, dans linstant mme o on le possde.

    Les actes complets sont donc des actes essentiellement satisfaisants,des actes heureux.

    Qui les accomplit s y exprime pleinement et adquatement, se reconnat en eux sans rserve. Ils ne peuvent donc laisser dans la mmoire dusujet aucun remords ou regre t, aucun rsidu effec tif dp laisant. S ils laissaient, en effet, un tel rsidu, si lon prouvait le dsir de revenir sur cesactes pour les retoucher ou les complter, ce serait la preuve que quelquechose manquait leur plnitude, quils ne constituaient pas une expressionauthentique de la volont ou de lintention profondes de leur auteur.

    Laspect intime de lacte complet rsulte de sa dfinition mme. De cequil constitue un acte plein, ne laissant rien dsirer tant quil dure, ilsensuit quil est caractris par labsence de contradiction intrieure. Unetelle contradiction implique, en effet, lexistence simultane de deux ou

    plusieurs tendances, de deux ou plusieurs vouloirs incompatibles. Dslors la ralisation plnire de ces tendances, de ces vouloirs, devientimpossible. Quoi quil fasse, quelque parti quil prenne, le sujet ne peut

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    s'exprimer en entier. Lun des vouloirs antagonistes reste inaccompli, ily a conscience dinachvement, dsir, insatisfaction. En consquence, unacte ne peut tre complet que sil est produit par un sujet chez qui toutecontradiction intrieure a cess. En dautres termes, l'acte complet suppose, ralise une concentration totale de l'nergie du sujet, un rassemblement dans linstant de toutes ses puissances.

    Dire que lacte complet ne peut avoir pour auteur quun sujet chezlequel toute contradiction intrieure a cess, cest dire que pendant toutela dure d'un tel acte le sujet qui sy trouve engag perd toute consciencede soi.

    En effet, pour que le sujet, invitablement intrieur lui-mme,puisse se connatre en tant que sujet externe, s'objectiver son propreregard, il faut cesser en quelque manire de concider avec lui-mme.C'estna-dire que la conscience de soi suppose la formation dun pseudo-sujet, latral, pour ainsi parler, au sujet rel et qui lui est sur ajout. Cepseudo-sujet est videmment virtuel, pareil un mirage optique, maisil implique une apparente dissociation de lunique centre conscient et agissant. Cette dissociation cre deux ples au sein de la conscience, laquellesidentifie lun de ces ples (dont le contenu devient alors inconscient),prend appui sur lui, pour observer et apprcier lautre, les fonctions dechacun de ces ples tant permutables dans la dure.

    Toute conscience de soi est donc le produit, l'expression dune contradiction interne, latente ou manifeste, donnant naissance aux deux termes indispensables : lobservateur et lobserv.

    Si toute contradiction cessait, si le sujet concidait constamment aveclui-mme, il cesserait de sapercevoir, puisque, encore une fois, toute connaissance distincte suppose un cart pralable entre ce qui connat et cequi est connu.

    Lacte complet, pendant lequel toute contradiction intrieure se trouveabolie, est par suite incompatible avec la conscience de soi. Celle-ci ne traduit-elle pas dailleurs lattitude d'un tre qui se regarde vivre, qui ne vitpas pleinement, qui nest pas entirement engag dans sa propre action ?Le sujet de lacte complet est trop intensment occup vivre pour avoirle temps de se regarder vivre, trop concentr sur son acte pour sintresser lui-mme en tant quacteur. E n dautres termes, lacte complet est

    lacte dans lequel selon lexpression familire et si juste on soublie .Nous avons indiqu dj que cest aussi lacte dans lequel on estsoi-mme. Ainsi donc, se raliser pleinement, devenir compltement soi-mme, cest perdre toute conscience de soi en tant que sujet. Et lhomme qui se pense comme un moi reprsentable, qui ne veut pas renoncer son propre spectacle, au spectacle de sa propre entit, cet panouissement, cet accomplissement suprme, ds lors quon les suppose indfiniment maintenus, apparaissent comme quivalents l'anantissement,comme je l'ai crit ailleurs. Vue du dehors, la plnitude semble un videet lindividu effray s'accroche perdument la conscience qu'il a de lui-mme, cest--dire sa propre et douloureuse contradiction. Cette pou

    vante au seuil de la ralisation ultime est le drame de lhumanit.Si, avec Bergson, on entend par acte libre un acte qui mane denotre personnalit tout entire et prsente avec elle cette indfinissableressemblance que lon trouve parfois entre lceuvre et lartisan , l'acte

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    complet, qui ramasse toutes les puissances de ltre et en lequel l'tre sereconnat, est un acte libre. La libert ainsi envisage, dfinie comme labsence de toute contradiction intrieure, est dailleurs la seule qui soit exp

    rimentalement vrifiable, la seule dont nous puissions avoir la notion directe, le sentiment vcu, tant du moins, que, ntant pas tablie en permanence mais surgissant dune manire intermittente, elle peut apparatre, chaque nouvelle manifestation, comme la rupture dune contrainte pralable. Si elle devient continue, indfiniment persistante, elle cesse dtreperue, et le sujet se trouve dans un tat de pure existence qui constitueun dpassement de lantinomie contrainte-libert.

    Bien qu'on puisse le tenir pour objectivement limit, dans son tendue comme dans ses rsultats, l'acte complet est, psychologiquement etvitalement, infini. Si l'infini mathmatique est ce, au-del de quoi on nepeut aller, l'infini psychologique est ce au-del de quoi on ne dsire pas

    aller. Quand un acte ou une prsence nous remplit, absorbe toutes nosforces dmotion et de pense, quand aucun mouvement, aucun dsir nepeut tre, ni tre conu, qui nous entranerait hors de ltat o nous sommes, dont il nous dcouvrirait les insuffisances, cet tat est vritablement sans bornes. Car il ne peut y avoir de bornes ressenties que l oexiste un dsir de les dpasser. On peut mme dire que le dsir nest quele fait de reconnatre consciemment ces bornes. Ainsi donc, lacte completest infini. Non pas sous les espces dune accumulation, non pas la manire dun espace ou dune grandeur, mais en tant quil est intrieurementnon-born, qu'il exclut toute conscience de finitude.

    Cette absence de bornes ou, ce qui revient au mme, de toute contra

    diction. de toute rsistance intime, entrane cette consquence quau jugement de son auteur, lacte complet est totalement acte, sans aucun mlangede puissance, si lon entend le mot puissance comme l'entendaient lesscolastiques. L'acte complet est donc, en parlant toujours le langage delEcole, un acte pur.

    Mais il nest pas seulement un acte pur sous ce biais, il l'est encoreau sens o lon entend par acte pur un acte qui est accompli pour ui-mme, qui nest souill d'aucun calcul, qui contient sa propre fin. Si, eneffet, lacte complet n'tait, dans l'intention de son auteur, que le moyend'un acte plus vaste, si on poursuivait travers lui un rsultat lointainet d'importance majeure, il ne pourrait se suffire lui-mme, il ne serait

    pas complet en soi. Il laisserait subsister aprs lui, et mme pendant sonaccomplissement, une sourde conscience dinachvement, une impatience.Il ne serait que partie ou commencement d'un acte encore inachev, quiconstituerait le vritable objet du dsir et qui, seul, pourrait tre complet.

    Lacte complet, contenant sa fin propre, est lui-mme sa proprertribution. Il nest achet au prix d'aucune rcompense, ni arrach paraucune contrainte. C'est donc un acte gratuit. Il nest pas sollicit parl'attrait dune reprsentation du futur, par la fascination dun idal dontil serait distinct. Il nest dirig vers aucun but qui lui serait extrieur.Il surgit de lui-mme, spontanment. Chacun de ses moments rsulted'une impulsion non-provoque et toujours ralisable. Ce nest pas un

    acte sans raison, cest un acte qui contient sa propre raison, et qui ralise son o bjet dans l'insta nt mme o il le conoit. S il en tait autrement,si lacte restait, en quelque sorte, en suspens, la force vive contenue en

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    lui deviendrait dsir, comme devient pression la force vive dun mobiledont le mouvement est entrav. Il y aurait la fois conscience d'obstacleet conscience de dsir, contradiction intime : perception dun temps qui,

    mesurant lpaisseur de l'obstacle, viendrait remplir lintervalle entre ledsir et sa ralisation. Enfin, leffort du dsir contre l'obstacle rvleraitun moi se connaissant comme l'auteur de cet effort.

    Prcisment parce quil se suffit lui-mme, tout moment de sadure, lacte complet, considr par une conscience qui se placerait aucur mme de limpulsion dont ii drive, est indpendant de tout ce quile prcde et de tout ce qui le suit. Il ne saurait donc apparatre ni commeun moment, intermdiaire ou final, dun acte dj commenc, ni commelamorce dun acte qui sachverait dans le futur. En d'autres termes, tantferm sur soi, il nest pas plus contraint de se rattacher au pass que denvisager l'avenir. Quand Faction est complte aujourdhui, il ny a pas

    de demain . (Krishnamurti). Lacte complet est donc hors du temps, ence sens que pendant quil dure, son auteur ne peut se sentir limit par letemps, envisag dans sa dcomposition commune en pass, prsent et avenir. Il na mme pas besoin de penser ce temps divis, sauf si cette penseconstitue prcisment lobjet, le contenu de lacte complet. Mais alors,dans ce dernier cas, la considration du temps nintervient pas proposdautre chose que le temps mme, et nous retrouvons, l encore, cette ideque l'acte complet est ferm sur lui-mme, intrieur soi, contient sa propre fin.

    Cette intemporalit de lacte complet ne signifie pas quen le considrant logiquement et de lextrieur on ne puisse y dcouvrir des lments du

    pass, ni prvoir sa contribution la gense de dveloppements futurs.Mais ce qui est vrai objectivement et discursivement. du point de vued'une logique externe, nest pas psychologiquement ou subjectivement ressenti, ne constitue pas une donne intuitive de lacte saisi dans la vivacitde son accomplissement, une condition exprimente consciemment.

    Si l'on veut voir ce point clairement, que lon se mette en esprit dansla condition dun homme attach un travail qui absorbe entirement sonintrt. Ce travail dont nous pouvons imaginer, par exemple, qu'il consiste remonter un mcanisme dlicat, comporte, nen pas douter, des moments successifs si telle pice doit tre mise en place avant telle autre, unecertaine distribution des oprations dans le temps est impose. Mais lon

    peut dire que le temps qui intervient ici est plutt dans les gestes que dansla pense. Il fait partie en quelque sorte de laction. Il nest pas un obstacledfini que cette action aurait vaincre. On fait l'opration prsente : onn'est pas accabl par la connaissance pralable des oprations qui devrontle suivre, du temps que prendront ces oprations. On ne souffre pas den'avoir pas dj atteint le terme du travail entrepris, on n'attend pas ceterme comme une sorte de rcompense de ieffort actuel. Laction parfaitedans laquelle on est engag apparat comme un quilibre dlicat entre l'impatience dobtenir un rsultat et la conscience des inconvnients ou prilsinhrents une hte excessive, une prcipitation aveugle. On arriveainsi un rythme naturel de laction, on fait tout ce que l'on est capable

    de faire en le faisant bien. Ds lors, on nest affect motionnelement nipar la considration du futur ni par celle du pass.Le mcanisme, une fois remis en tat de fonctionnement, peut avoir

    une utilit. Cette utilit n'est pas envisage. On remonte le mcanisme

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    pour la satisfaction mme de le remonter, de le voir surgir peu peucomme un difice qui deviendrait progressivement complet. Il y a activitde jeu, activit gratuite au sens o nous lavons dfinie plus haut. Cette

    activit ludique ne tend pas vers une joie qui lui serait extrieure, quilfaudrait attendre dun avenir. L'acte n'est pas distinct de la joie quilprocure.

    Il faut faire la diffrence la plus expresse entre des motions qui sedveloppent dans le temps et un temps dont la considration susciteraitdes motions de dsir ou de regret, un temps qui se dresserait comme unobstacle en soi devant lindividu agissant. Cette sorte de temps, ce tempsmouvant ne peut trouver place dans la conscience de qui agit compltement. Pour un tel agent, :a considration du pass ou du futur noffrepas plus d'intrt que celle du prsent. Il n'prouve pas le besoin de quitterl'un de ces temps pour sen aller vivre dans un autre. Le temps se rduit

    pour lui la conception dun ordre successif des choses, il dfinit un cadrede laction mais non un moteur ou un frein pour celle-ci. Un temps ainsiconu nengendre ni hte ni paresse chez qui en prend conscience. Il nestplus que schma intellectuel, instrument de classification ou de prvision,trace ou prolongement systmatique de trace. Cessant de solliciter laction,de la conditionner du dehors au regard de l'acteur, il apparat dans soncontenu formel, comme la cration, le produit de cette action mme. N est-elle pas l'origine des vnements qui peuplent et soutiennent la dure?Les vnements du pass ne sont qu'actes accomplis et ceux du futur,quactes prsums. Et c'est encore un acte prsent qui les prsume.

    Vu de l'intrieur de l'acte complet, le temps apparat donc non comme un principe mais comme une consquence non comme un ralit contraignant lacte mais comme une ralit pose par lacte et qui en explicitela nature (3). Un tel temps se trouve ds lors dnu sinon d'importancedu moins dintrt. Il cesse d'tre une chose dsirable ou insupportable,une chose que lon veuille tour tour accumuler ou dtruire. Il seffacecomme objet de proccupation distinct. Et le sujet vit dans le prsent, non dans un prsent qui fait partie du temps mais dans le prsent quiest action (Krishnamurti).

    Ainsi donc, bien que lacte complet laisse voir, qui l'observe du dehors et d'un point de vue analytique, comme une solidarit une organisa

    tion dynamique des moments distincts, extrieurs les uns aux autres et serpartissant dans les catgories de la temporalit, la division du temps quecette vision suppose nest pas effectivement ressentie, ni rellement etpleinement pense par lauteur de l'acte, durant cet acte mme.

    La distinction entre le pass, le prsent et lavenir subsiste encorephysiquement la vie pratique deviendrait sans cela impossible etmme comme notion intellectuelle, mais elle est dpouille de la qualit,de la coloration, de lefficacit motionnelles qu'elle possde lordinaire.On pourrait dire quelle devient purement opratoire, instrumentale ; que,s'incorporant invisiblertient aux actes, faisant partie de leur structure intime, de leur essence, les articulant en quelque sorte, elle est agie pluttque vritablement, vitalement ressentie (4). La cohrence matrielle, lacoordination dans le temps, des gestes ou des intiatives ne cesse pas dtreassure et correspond bien un discernement implicite des moments, un

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    respect informul de lordre successif qui est insparable de toute action.Mais cette coordination, cet ordre ne sont plus, en gnral, reprsents etaucun temps nest vu dans une lumire spcialement et irrsistiblement

    sductrice.

    On ne retrouve plus, en rapport avec les profondeurs vives du sujet,ce sens du pass qui inclut on ne sait quel regret mouvant, quelle nostalgie mlancolique, et comme la pesanteur inexorable, accablante, dunehistoire infinie dont les moments sont la fois rvolus et irrvocables.Ni ce sens de lavenir qui est lourd de toutes les attentes, de toutes lespeurs et de tous les espoirs. On n'attend plus un futur o lon pourraitenfin vivre compltement. Surtout, il n'y a plus en nous la vision consciente. lvocation de ce personnage identifi nous-mme qui, ainsi que nousle montrerons plus loin, se dgage comme une vapeur des fissures de lac

    tion incomplte et qui se dtourne intentionnellement et dlibrment duprsent pour se plonger dans les gouffres du pass ou du futur, obissant des attirances vertigineuses ou dinsurmontables rpulsions. Cetteprsence fantmale se dissipe en mme temps que la division du tempsdont elle salimentait, et le sujet de lacte complet, chappant l'obsessiondu dsir comme celle du regret, vit dans une dure indivise qui, rassemblant en elle le pass, ,1e prsent et le futur du sens commun, peut treappele un prsent, e n'est pas dire que lacteur soit enferm dans ceprsent, mais plutt que tout devient prsent : pass et futur perdant leurscaractres motionnellement distinctifs se confondent psychologiquementavec le prsent, lequel nest mme plus pens en tant que prsent. En effet,ni le pass, ni le prsent, ni le futur ne peuvent tre conus en eux-mmes.Chacun deux ne se laisse concevoir quau moyen des autres, nest dfinissable que dans ses rapports avec les autres. Supprimer, les divisions dutemps, c'est donc, en un sens, supprimer le temps mme.

    Du fait mme quil unifie toutes les puissances du sujet et ralise uneintense, une suprme concentration de l'nergie, lacte complet revt, dansla conscience quen prend son auteur, une limpidit, une transparence admirables. Il atteint ce point dharmonie o les lments concourant laproduire nentrent plus en conflit et, de ce fait, deviennent vitalement invisibles bien que lon puisse encore, intellectuellement, les distinguer. C est--dire que bien quil soit possible, du dehors ou aprs coup, de discerner

    dans lacte complet des composantes mentales, motionnelles et physiques,ces composantes sont si intimement associes quelles ne peuvent plus tre,de l'intrieur et dans leur donne vive, les objets dune observation distincte. Une sorte d'alignement survient entre l'motion, la pense et laction (5), alignement qui les fait concourir, converger en une synthse organique prsentant une unit propre, une signification originale, constituan t en elle-mme une ralit simple et neuve. C est comme si trois tubesde vise primitivement disjoints venaient semboter pour former ensembleun tube unique dont les sections deviendraient indiscernables, ou commesi les fragments dune lentille brise se ressoudaient avec tant de perfection que la lentille reprit sa transparence premire et redevint capable deraliser son foyer une blouissante concentration de lumire.

    C est cet alignement, cet ajustement, ce concours rciproque des puissances de ltre qui efface les caractres propres, l'existence distinctive de

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    chacune delles. De la mme faon que, sur un disque en rotation, un dosage judicieux des couieurs fondamentales dtruit toute coloration.

    Ces puissances se dsignaient et se dfinnissaient mutuellement par

    leurs dsaccords, leur opposition mme. Ou encore par le fait quelless'veillaient successivement et non simultanment.

    Ren F O U E R E ( suivre).

    Narada, Avatar de Vishnoupar Jean Herbert

    Certains textes prcisent que Nranda termina sa vie de Gandharva la suite dune nouvelle maldiction paternelle. Brahm layant vuincapable de se matriser devant une Apsaras qui dansait dans l'assemble des dieux, il le condamna natre dans la quatrime caste. Quoiquil en soit, les textes ne donnent aucun renseignement sur celui quifut le pre de Nrada dans cette vie humaine. On considre gnralement que la mre de Nrada tait une servante dans une maison brahmane. Sans doute est-il permis de voir dans cette situation de la mre unsymbole la fois de lhumilit dans laquelle elle joua un rle essentielmais accessoire pour lavnement de lavatar et de la puret de lam

    biance dans laquele elle vcut.Nrada raconte lui-mme que tant que vcut sa mre elle s'accro

    cha lui et que lui ntant parvenu lge de discrtion et craignantde briser le coeur de sa mre resta auprs delle . Elle mourut dailleursds quil eut atteint lge de 8 ans. poque laquelle on considre danslInde que le rle de la mre est termin. Les circonstances de sa mortsont remarquables. Un soir quelle sortait de la maison pour aller traireles vaches, elle posa le pied sur un serpent qui la mordit et elle enmourut. Il nest probablement pas tmraire de donner aux vaches et la traite des vaches, le sens quAurobindo leur donne dans son exgsedu mythe vdique des Panis, cest--dire dy voir la source des rayons de

    lumire spirituelle et lobtention de cette lumire ou ladmission dans sonrayonnement. Quand au cobra, il est sans doute ce mme gardien des vrits spirituelles que nous trouvons dans lhistoire de Ganesha ou dans cellede Bhma : il les dfend contre les prsomptueux qui veulent sen emparer sans en tre dignes et il les confre ceux qui les ont mrites.Probablement ce cobra accorde-t-il ces vrits la femme qui les cherchait ainsi dans la nuit .

    C est pendant cette vie comme fils de la servante que lon place lepus gnralement les enseignements successifs que reut Nranda de sesdiffrents matres. Comme tous les avatars il natteint en effet la pleineralisation et la libre et entire expression de sa nature divine quaprs

    stre soumis des disciplines svres et nombreuses. Dans son cas, nousnavons aucune indication scripturale sur lordre dans lequel se succdrent ses instructeurs et peut-tre ce silence est-il un signe de ce que les

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    divers yogas quil suivit peuvent tre pris dans nimporte quel ordre. Atravers la grande diversit des descriptions qui nous sont donnes, il semble que l'on puisse dgager trois enseignements principaux que nous pour

    rions appeler respectivement lasctisme (Rja-yoga), le dualisme (Bhakti-yoga) et le monisme (Jnna-yoga),

    Sa discipline asctique commena alors quil tait trs jeune encore etvivait avec sa mre. Comme le lui avait annonc Brahm, il fut dirig pardes moines errants vishnouites qui lui donnrent la fois son premiermantra de mditation et la technique ncessaire pour lutiliser. C est beaucoup dannes plus tard cependant quil parvint la pleine ralisation laquelle conduit ce yoga. Un jour quil mditait sous un arbre pippala leSeigneur se rvla dans le cur de Nrada et lui donna de prcieusesinstructions sur la faon dadorer Dieu et de servir le prochain.

    Nous avons des descriptions fort dtailles de son yoga dualiste. Il yfut orient tout dabord par une incarnation divine double appele Naraet Nryana qui correspond au rapport idal entre ladorateur et lAdor,entre lhomme et le divin, incarnation dautant plus intressante quellemontre dune part le caractre insparable et lunit foncire des deuxlments qui constituent cette dualit et dautre part la ncessit de lessparer dans le domaine de lapparence et de la vie pratique. Dans la listedes 22 avatars la plus communment adopte, Nara et Nryana suiventimmdiatement Nrada et doivent par consquent tre considrs commecorrespond une tape infrieure de lvolution ; il est nanmoins parfaitement naturel que leffort de Nrada pour parvenir la ralisation parla voie de la dvotion un dieu personnel ait t inspir par une visionde lincarnation double de cette dvotion. En fait, dailleurs, Nara etNryana, lorsque Nrada les dcouvrit dans les Himalayas, se bornrentpratiquement lui dire quil parviendrait au but et que pour y arriver ildevait se rendre dans 1 Ile blanche o il trouverait une race dhomme sages avant lui qui taient parvenus la perfection par la possessionde la pleine foi en lunique seigneur.

    Cette Ile blanche au milieu du grand ocan nous rappelle curieusement plusieurs des images quemploient Rmakrishna et dautres grandssages hindous. Rmakrishna en particulier parle souvent du Dieu personnel comme dun grand iceberg qui se forme dans le vaste ocan de lAbsolu indiffrenci. Il nous dit aussi que Dieu plonge dans ce grand ocan

    et en ressort en diffrents lieux et diffrentes poques sous laspect duneincarnation. Quelle que soit la valeur de ces rapprochements, lle est entout cas le meilleur symbole que nous puissions trouver de ladorateur perdu dans sa dvotion tout en conservant son identit individuelle et lpi-thte blanche peut tre considr comme le symbole de la perfection.

    Sur cette le, Narada poursuivit les exercices yoguiques quil pratiquait depuis longtemps et en fut finalement rcompens par une vision duDieu personnel, Vsudeva, fort semblable celle que Krishna accorde Arjuna dans la Bhagavad-Gt. Cette vision, comme lindique son nomde Vishvarpa, embrasse toutes les formes et toutes les manifestationspossibles du divin. Bien que la description en soit donne en termes vishnouites, il faut sans doute linterprter comme outrepassant les limites detoutes es coles, de toutes les sectes et de tous les dogmes et commesynthtisant toutes les formes du Dieu personnel que lhomme est capa

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    ble de saisir. Lenseignement que Vsudeva donna alors son adorateurdpasse dailleurs largement les bornes de toute philosophie et de toutereligion.

    Pour .son yoga moniste, Nrada fut guid par le grand sage Sanat-Kumra que certaines Ecritures donnent comme son frre, peut-tre pourindiquer que matre et disciple sont originellement un et doivent tre vuscomme tels dans ce yoga particulier. Selon une Upanishad, Nrada numra dabord son matre tout ce quil avait appris, cest dire la totalitdes 18 sciences. Il se rendit compte cependant que tout cela ntait quedes mots. N y ava it-il rien au del ? Ce comm entaire et cette interro gation reviennent avec insistance chaque fois que Nrada essaie de trouverune rponse satisfaisante la question que lui pose son matre. Et chacune des rponses, bien quelle nait pas un caractre final, constitue nanmoins une tape ncessaire par laquelle il faut passer pour arriver ltape

    suivante. Le texte du dialogue peut se lire en cinq minutes, mais sans doutea-t-il dur pendant de longues annes, peut-tre pendant de nombreuxsicles avec de longues priodes de mditation aprs chaque rptition delobsdante question : N 'y a-t -il rien au del ? Da ns le rcit, nousvoyons se constituer une srie de 15 termes diffrents qui, sans tre relislun lautre par un rapport de causalit, sont nanmoins tels que chacundentre eux ne peut tre introduit quaprs lapparition de tous ceux qui leprcdent. Nous apprenons ainsi quau del des mots et derrire eux setrouve la parole au del de la parole, la rflexion ; au del encore lavolont, puis lintelligence, puis la mditation concentre, puis successivement la connaissance, la puissance, la nourriture, l'eau, lair, lther, le

    souvenir, lespoir et la force vitale. Nous sommes ainsi conduits du mondeintrieur au monde extrieur pour tre ensuite ramens des tats mentaux qui nous conduisent finalement lesprit cosmique. Nrada cessealors de demander sil est une autre vrit plus haute ; mais le matre apporte une autre srie de termes puisque la ralisation du souffle vitalimplique la possession de la vrit absolue qui, son tour, implique lacomprhension, puis la pense, puis la foi, la dvotion, le sacrifice, labatitude et finalement lInfini (Bhman) que caractrisent la non-limita-tion et limmortalit. Nous parvenons ainsi un Etre absolu qui est identique lessence mme de ltre humain que les Hindous appellentlAtman.

    ** *

    On a donn du nom de Nrada beaucoup dtymologies diffrentes.Les savants occidentaux, toujours dsireux de rattacher les plus anciennesdivinits ce quils appellent le mythe solaire , prtendent que le nomde Nrada signifie nuage et plus particulirement nuage de pluie et quil a usurp la place dune divinit plus ancienne encore qui donnait lhomme les nuages et la pluie. Ils relvent, ce sujet, que dans leRigveda et dans dautres textes. Nrada est parfois associ Parvata qui, leurs yeux, est aussi un Dieu de la pluie. Nous trouvons une explicationmoins superficielle et plus satisfaisante dans ltymologie qui interprte

    N rad a comme signifian t celui qui donne la connaissance de Dieu .Mais celle qui semble le mieux convenir au caractre du grand sage estcelle selon laquelle son nom signifie celui qui divise les hommes . Comme nous le verrons plus loin, lorsquon tudie la vie et lactivit de Nrada,

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    on est frapp par le fait qu'il semble souvent semer la discorde et celajustem en t parce que son principal ca ra ctre est de sans cesse maintenir

    et parfaire la multiplicit et la diffrenciation qui sont une ncessit vitale,tant pour le jeu harmonieux de la cration que pour son existence elle-mme. 11 ny a dailleurs pour les Hindous aucun inconvnient acceptersimultanment beaucoup de ces explications en apparence contradictoires,mais qui peuvent, les unes et les autres, tres vues suivant le plan sur lequel on considre laction du sage.

    Aussi bien dans les Ecritures sacres que dans liconographie, Nra-da est gnralement reprsent sous les traits d'un adolescent duneblouissante beaut. Une tude rcente faite sur lui le dcrit fort bien

    dans les termes suivants il possde un calm incommensurable ; sa personnalit toute entire respire la douceur de lamour divin : il est gravede la sagesse acquise en quittant My comme un oiseau quitte son nid ;il est badin car il sait que toutes choses ne sont que le jeu du Crateur.Et ainsi il erre dans toute la cration en jouant de sa vn dont la musiqueest infiniment suave et en chantant les louanges du Seigneur . Pour ledcrire, on emploie volontiers des images ayant trait au feu. Un textenous informe que son teint est comme un flamboiement, ses yeux commele soleil levant. Un autre le compare un feu sacr dans lequel on versedes libations de beurre fondu. Un autre encore nous dit quil est aussiblouissant que le soleil et que pareil au soleil il traverse les trois mondes.

    Nous avons dj dit qu'il apparat toutes les priodes de lhistoireet dans ce sens on peut dire quil est ternel. Bien que le mythe en fasseun des premiers avatars, antrieur mme au poisson et la tortue, on nousdit parfois quil prit naissance lpoque vdique, parfois quil ft contemporain de Rma, et parfois qu'il existait l'poque de la grandeguerre de Kurukshetra. A son sujet, un grand sage, Shankara, commentant le verset : pour ceux qui ont une mission remplir, l'existence seprolonge tant que la mission n'est pas remplie . crit Nrada reprendnaissa nce , ce q uil ne faut d ailleurs pas interprter dans un senslittral et matriel, puisque la mission de Nrada semble devoir durerautant que lexistence mme de la cration et des dualits, il est normalque jusqu nos jours le grand rishi divin ait continu de se rvler ceux qui sont dignes de recevoir la plus haute sagesse.

    Les Occidentaux, habitus la hirarchie fixe et fige du Panthongrco-romain, sont toujours tents de chercher une ordonnance analoguedans les autres mythologies. Rien n'est plus dcevant en ce qui concernelInde o chacun des aspects de la divinit reprsente une force en relations troites mais variables et multiples avec toutes les autres forces eto, par consquent, les rapports familiaux et autres entre les diffrentsdieux sont susceptibles de revtir les aspects les plus contradictoires. DeNrada, nanmoins, on peut constater que, tout avatar de Vishnou qu ilsoit, il est le plus souvent considr comme le premier des sages ou rishis.Dans le Mahbhrata, nous le voyons la tte de toute leur troupe, lorsquils viennent assister une crmonie ou un sacrifice particulirementimportant ; nous le voyons parler en leur nom tous pour raco nter Krishna ce quils ont vu dans les Himaayas ; nous le voyons encore trele porte-parole non seulement de tous les sages mais mme de tous les

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    dieux pour interdire Arjuna de se servir de ses armes divines sansncessit absolue. Dans la Gt, Krishna le dfinit sans aucune ambiguitcomme le plus grand de tous les sages divins lorsquil dit Parmi les sa

    ges divins, je suis Nrada . Ii n'est pas sans intrt de citer aussi le dbutd'une Upanishad qui montre la fois le respect quont les autres sagespour Nrada et la faon dont il se prsente : Un jour, Nrada, le joyaudes asctes, aprs avoir parcouru tous les mondes et les avoir purifis rienquen regardant les lieux de plerinage o lon puise de saints mrites, observa, dun esprit qui avait atteint la puret, sans haine, calme et patient,indiffrent tous objets, la fort de Naimisha que remplissaient des sages occups contempler la Ralit aprs avoir atteint la grandeur dansl'ordre de la batitude. En rcitant lhistoire de Hari et en saccompagnantd'accords mlodieux, capables dinspirer lindiffrence aux objets et defaire considrer avec une divine dvotion lunivers mental et physique,Nrada entra dans la fort et tous les tres humains et animaux qui la

    peuplaient furent fascins par lui. Les grands sages qui y rcitaient lesVdas depuis douze ans, les omniscients, ceux qui savaient pratiquer lesaustrits, observrent Nrada, fils de Brahm et adorateur du Seigneuret, stant levs, se prosternrent devant lui. Puis, layant respectueusement pri de sasseoir, ils s'assirent leur tour et lui dire : O Seigneur,fils de Brahm , quelle est pour nous la voie du salut ? Il sirait que tunous le dises .

    Mme les plus grands dieux le reoivent avec respect. Un jour quilapparut devant Krishna le Seigneur de gloire se leva aussitt, sagenouilla devant le sage et les mains jointes le pria de sasseoir sur le trne royal,puis, avec une voix pus douce que le nectar, il lui dit : O adorable, quel

    service pu is-je te rendre ? Lui, le Pre suprme de l univers, lava lespieds du sage ,

    Jean H E R B E R T ( suivre).

    Ncessit d'une Synthse

    Il apparat chaque jour davantage que le monde est dsuni. Nous

    savons bien quil na jamais t uni auparavant, mais jusquaux tous derniers sicles, cette absence dunion ntait quignorance rciproque et,mme jusqu 1914 les liens mondiaux navaient pas dautre sens quconomiques, et combien lches ils taient, mme dans ce domaine. Mais, depuis trente ans, le temps a parcouru quelques sicles, sil faut mesurer sonuvre lchelle de nos aeux. Les liens conomiques sont devenus ceuxdune interdpendance sans cesse plus troite. Des liens politiques et sociaux se sont nous en grand nombre et ont pris un sens de plus en pluslourd. Des liens culturels commencent aussi apparatre.

    Mais, est-ce l cette dsunion dont nous parlions ?

    Assurment, car ces liens ne sont pas encore organiques. Lhumanitne forme pas encore un tout ; elle nest jusqu prsent quune collectionde pices dtaches qui cherchent s assembler, mais qu aucun esprit

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    vital n'anime encore. Au contraire, la plupart de ces liens sont encoretrop fragiles, tendent se rompre constamment, car thacun cherche retourner ses vieilles habitudes, ses vieilles ides si profondment trou

    bles par lirruption de forces nouvelles et trangres. Nos dictatures, nosconomies fermes, nos barrires douanires ne sont que les derniers sursauts des systmes particularistes au sein desquels nous avons vcu pendant des millnaires. Mais ces dernires ractions sont irrmdiablementcondamnes lchec, et probablement un chec sanglant et dramatique,cela est invitable, car les habitudes physiques et mentales commencent changer sous la pression croissante des ralits nouvelles.

    Au demeurant, la crise est absolument gnrale et dpasse de beaucoup les plans conomiques ou politiques. Il sagit dune gense spirituelle.Le monde est la recherche de la pierre philosophale qui lui permettra dese mettre daccord avec lui-mme, de faire son unit. Or. nous savons

    auels furent les rves et les illusions des vieux alchimistes, aux temps oils cherchaient le moyen de cha ng er en or le vil plomb . Jam ais ilsnallrent au fond des choses et ne cherchrent pntrer les conditionsfondamentales et ncessaires de cette fameuse transmutation, qui, dailleurs tait une illusion autant morale que scientifique. Pendant des sicles,ils firent ce quon pourrait appeler de lidologie et cherchrent conjurer les forces hostiles par des formules magiques.

    Or, nous aussi faisons de lidoloaie. Tout le monde commence concevoir la ncessit de lunit mondiale, mais chacun se borne aux aspects extrieurs du problme. La Socit des Nations fut une faillite parcequelle resta aux confins du vrai problme et ne dcouvrit jamais ou'on

    ne peut faire la paix ouen faisant lunit et que celle-ci ne peut se faireefficacement autour dune idoloqie. surtout, aussi superficielle et vaineque notre dmocratie parlementaire (oh combien) et ignorante.

    Le fascisme se condamna aux mmes checs parce quon ne peutrien unir ;par la force et la terreur et spcialement pas lorsque lunitcherche est en contradiction absolue avec les impratifs restrictifs dunedoctrine troite et aveugle. Comment faire en effet lunit sur le racismeet lautarcie qui en sont la nqation mme. D ailleurs les uns comme lesautres restrent pratiquement peu prs inconscients de la ncessit primordiale de lunit mondiale et lenvisagrent uniquement comme moyende faire triompher leurs idologies.

    Ds maintenant on peut voir que lO.N.U. sera encore plus impuissante que ses prdcesseurs, puisque dj on y cultive comme plaisirles pires ferments de dsunion et que des idologies opposes sy affrontent.

    Les seuls ralisations qui puissent avoir une certaine efficacit dansce domaine, ce sont les groupements reposant sur des mouvements profonds de la conscience mondiale comme les grands groupements conomiques et syndicaux. Encore cette russite est-elle subordonne un espritvritable de collaboration.

    D ailleurs les vraies sources d une syntse possible commencent seulement se rvler. Le monde nest pas encore tout fait mr pour sonunit.

    Mais il est cependant indispensable de mettre en lumire ds prsent et dans toute la mesure du possible, les conditions, les directions et

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    la nature probable de cette synthse future. Il faut se mettre la recherchedes vrais terrains d'entente et, pour cela, il ny a quun seul moyen, cestla recherche des sources communes de lhomme.

    Il ne faut plus que le Franais se diffrencie par rapport lEspagnolou lAmricain, que le Jaune se diffrencie par rapport au Blanc, maisbien que lhumanit se diffrencie par rapport la vie animale unique-ment vgtative et la matire inerte. De mme que les socits nationales sindividualisaient par leurs langues, leurs structures, leurs cultures,la socit humaine doit mettre en lumire les forces qui l'ont diffrencidu reste du monde, vivant et inanim. Lhumanit une ne pourra tre btieque sur ce qui lui est spcifique. Il faut donc, pour que ldifice soit construit sur des bases solides et selon un plan logique, que ces bases soienttudies avec soin et dtermines avec prcision. Cette tude devra sefaire la lumire des cultures nationales qui deviendront les outils d'un

    monde unifi dans la diversit.Le gnie intellectuel et logique de lOccident devra poursuivre la cri

    tique du monde quil a si brillamment entame depuis une cinquantained'annes. Le biologiste nous fera connatre notre nature physique et seslimites, la mesure dans laquelle nous en sommes les esclaves et celle danslaquelle nous pouvons en devenir les matres. Il devra mettre notre disposition les instruments et les mthodes permettant de parvenir cettematrise. Le gnticien doit nous mettre en possession de notre descendance dans la plus grande mesure possible. Le physicien doit nous montrerles bornes de notre univers, les limites et les moyens de notre puissance.Le chimiste doit nous indiquer la marge dans laquelle nous pouvons mode

    ler la matire nos besoins. L agronome doit nous montrer les moyens demaintenir intact notre milieu vital pour nous mettre labri de lauto-destruction inconciente qui a ananti tant de civilisations. Le mathmaticien doit nous mettre en possession des structures fondamentales de notreesprit, afin que nous puissions nous en servir comme doutils fidles. Lconomiste, le dmographe, le psychologue doivent nous mettre au fait de nosquilibres sociaux optima et de la faon de les maintenir dans un mondemouvant. Nos philosophes, plus quune connaissance prtentions absolues et des systmes arbitraires et borns, doivent nous enseigenr le sensde cette connaissance et son utilit.

    Les techniciens des pays neufs doivent nous donner des techniques

    mieux adaptes et plus compltes et leurs sociologues doivent tudier pournous les moyens dadapter ces techniques la vie de ceux qui devront lesappliquer.

    Les penseurs Orientaux devront ajuster une philosophie complte la vie, susceptible de donner un sens l'effort de chacun et de nous librer de lanarchie spirituelle.

    C est seulement de tous ces efforts que peut natre une synthse co hrente et suffisament gnrale pour tre lchelle de lhumanit. Cettesynthse devient de plus en plus ncessaire parce que les liens qui unissentles nations deviennent de plus en plus rels et organiques. Nous avons

    actuellement de beaux exemples des dsastres qui, dores et dj, rsultent de leur rupture. Maintenant que nous sommes entrs en possession demoyens daction l'chelle plantaire et bientt peut-tre lchelle cos

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    mique, la ncessit devient de plus en plus clatante de dominer cettesynthse et den prendre la responsabilit, plutt que subir passivemenison avnement invitable dans lesdsastres et le dsordre.

    Nous devons tout prix sacrifier ce qui doit ltre, cest--dire, dunefaon gnrale, tout ce qui est restrictif et diminue notre libert dactionet de pense.

    Nous devons faire un effort dsespr pour nous librer de toutes leschanes qui nous paralysent, sans quoi nous marchons au devant de les-c'avage dfinitif et, peut-tre, de lanantissement pur et simple.

    C H A R L E S F R A N O I S .

    En coulantle Swami Siddheswarananda...

    En rdigeant le prsent article, notre intention est de transcrirequelques impressions personnelles et quelques modestes rflexions relatives aux exposs captivants du Swami Siddheswarananda.

    Esquisser le portait physique du Swami est passablement ais. Agdune cinquantaine dannes, i en parat trente peine. Le visage est

    typiquemment celui de sa race : chevelure sombre et drue, nez pat,lvres paisses, nettement ourles d'un trait aux sinuosits accuses. Sonteint est fortement bronz de MaSabarais (il est n dans ltat de Cochin, l'extrme pointe du continent indien), se dtache et tranche vigoureusement sur le rose saumonn de son vtement monastique, dont le drapsimple et noble accentue lallure aise de la silhouette gnrale.

    Le Swami nous apprend que Le fin vtementqui l'enveloppe a ttiss dans 1 ashram mme de Ghandi (pour qui il profe sse une adm iration frquemment rpte) et qu'il est teint l'aide dune terre ccreusede l'Inde, d une nuance triplement symbolique ; en ef fet , elle rappelle la fois le sol ancestral, la couleur du ciel lheure crpusculaire pro-price la mditation et le vu mystique du sannyasin.

    On prouve une grande difficult quand on veut baucher uneimage spirituelle de lhomme. Comment dcrire, en effet, ceux qui neles ont pas vus, ces yeux noirs, trs doux, la flamme mobile et pntrante, ce rire ingnu et spontan, linfinie bont qui mane de ce visagedans lequel il semble que rien nait jamais menti ?

    Le Swami parle avec un fort accent anglais et hindou. L exercicede vingt annes de sacerdoce dans divers monastres de l'Ordre deRamakrishna, auquel il appartient, la forc dapprendre neuf langueset dialectes indiens extrmement dissemblables. Quand son suprieur,

    le Swami Brahmnanda (iui-mme disciple direct de Ramakrishna),la envoy en France, en 1937. pour y reprsenter lOrdre, il sest aussitt assimil le franais.

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    Depuis lors, il a fait de nombreux cycles de confrences publiques.Pendant la guerre, suspect en tant que sujet britannique, troitement

    surveill et mme traqu de ville en ville par l'oppresseur nazi, il napas interrompu son activit, continuant ses cours de philosophie vdan-tique aux Universits de Toulouse et de Montpellier, et refusant de trouver en Espagne une hospitalit facile. En apprenant quil vient dtreappel occuper une chaire en Sorbonne, on se sent rconfort par untel largissement des cadres traditionnels de l'enseignement suprieureuropen.

    On est frapp de l'immobilit rigoureuse (acquise sans doute par lapratique du yoga) , dans laquelle il sait parfois se figer, mais que vivifielinsistance dun regard brlant. Appuyant son discours de gestes rareset mesurs, il parle d'un ton paisible et persuasif, nergique, mais sansclat. Bien que trs douce, sa voix parat un peu gutturale et la pratiquedu sanskrit, o certains sons se scandent avec force, accentue encorecette impression.

    La psalmodie du cantique pieux par lequel dbute chacun de sesexposs tonne dabord par les tranges inflexions d'une voix qui sembleparfois mal pose, et par les rsolutions inusites de phrases musicalesqui semblent ne pas arriver au terme attendu par nos oreilles dOcci-dentaux. Mais tout cela provient autant dune diffrence constitutivefondamentale de lappareil auditif que d'une divergence profonde d'esthtique musicale.

    Quelque soit l'effort initial d'adaptation que l'on doive simposer

    pour la comprendre, la parole du Swami peut tre considre commetrs facile, si lon tient compte du caractre ardu de certaines parties deses confrences. On les suit cependant avec avidit, car l'orateur aune tonnante richesse de vocabulaire : il emploie sans ef for t et sanscontresens des expressions latines, des vocables germaniques, des locutions anglaises. 11 fait des rapprochements, des parallles, des allusionspleines d'une sagacit pntrante. Comment ne pas retenir de saisissantesimages telles que : Les sensations physiques se pres sent aux guichetsde nos sens , ou encore : A l'oppos du mode de vie animale, guidepar l'instinc t, la pratique de lintelligence implique le d iscernem ent ;lhomme, arriv au stade du mental, est sans cesse clou sur ta croix des

    choix. ?Sa connaissance vraiment encyclopdique de la cultue mditerra

    nenne n'a rien de superficiel, de livresque ; on sen aperoit quand, parexemple, il confie en souriant : En lisant Molire, jen ai vraiment eu

    pour mon argen t ! .

    Le Swami cite Shakespeare ou Pascal bon escient, commente lesthories d'Einstein, compare judicieusement le concept de l'intuitionbergsonienne avec celui de lintuition vdantique, rapporte les tmoignagesautoriss quil a recueillis au cours de ses entretiens avec de hautespersonnalits intellectuelles franaises, prouve quil a frquent les mystiques chrtiens avec une rare puissance de pntration, rpond impar

    tialement aux objections qui lui sont faites, sur le terrain philologiqueou historique, en invoquant les arguments de Snart ou de Burnouf, toutautant que ceux des auteurs hindous.

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    On retrouve la saveur incomparable des paroles de Shri Rama-krishna dans les apologues colors dont il rehausse ses propos. Ainsi,

    dans la fable du bouquetin musqu, prouvant un jour la curiosit deconn atre la source du parfum qui semble l'accom pagn er partout ; pourla trouver, lanimal parcourt grands bonds les monts et les valles,ju sq uau jour o, enfin, il dcouvre que cette senteur persistante, c estde lui-mme qu'elle mane ! Pareillement l'homme, s aveuglan t sur sapropre nature, cherche dans les choses extrieures le dieu immanent qu'ilporte en lui-mme...

    Trs suggestives aussi, limage de la sphre de mtal pesant quisenfonce dans la mer, tandis que la balle de caoutchouc flotte lasurface de leau. De mme, cest l'me charge dexprience, de connaissance, du bnfice des bonnes actions ou du fruit de la mditation qui

    seule senfonce sans effort au plus profond de iOcan de l'Absolu...Plus fructueux encore surtout pour le grand public que les hautes

    spculations de la philosophie vdantique nintressent qu titre documentaire se rvle le symbole de l'eau du Gange. Pour puisser leausacre, les plerins descendent les ghts ou degrs pratiqus le long desrives du fleuve ; chacun emprunte celui qui lui convient, sans entraverla marche de son voisin, sans tre troubl par lui. Ainsi, chacun vnrelibrement son dieu et respecte la loi d'autrui.

    Telle est lagrande leon de tolrance que le Swami commente amplement un auditoire conquis par une si admirable largeur d'esprit. Quecette attitude spirituelle, grce quoi l'Inde est assure de la prennit

    de sa mission mondiale, dpasse de loin la mentalit trique, le soucide concurrence mercantile, camoufle en proslytisme pieux, dont nousne voyons que trop souvent laffligeant spectacle !

    Pour le sectateur troitement dogmatique, sa vrit est le seul chemin du salut, la seule voie tolrable... et tolre. Pour le Swami, quien cela ne fait que transmettre le noble enseignement vdique, laVrit est une, mais les sages lui ont donn des noms diffrents. .Puisant l'eau du Gange, chacun lui donne un autre nom, chacun l'emporte dans un rcipient dune autre forme mais c'est toujours leau du Gange !. . . Ekam sad ; vipra bahudha vadanti...

    Cette leon si profonde, le Swami nous la donne avec une souve

    raine autorit naturelle, mais sans le moindre pdantisme. Une telle simplicit souriante et bienveillante, devant les problmes les plus essentielsqui se puissent poser l'tre qui pense, incite, elle aussi, la mditation,tant elle soppose au dogmatisme plein de morgue et de suffisance dontnous accablent tant de faux grands hommes qui font ladmiration servile d'un monde dsax.

    Si, comme laffirme Viveknanda, lhomme volue, non de lerreur la vrit, mais d'une vrit infrieure une vrit suprieure , lescontacts vivifiants tablis avec le Swami Siddheswarnanda nous aurontpermis (et nous en sommes reconnaissants l'Institut Suprieur de Scien-et de Philosophie) d'accder, pendant des heures uniques et prcieuses,

    des vrits trs hautes et de nous lever dans la voie sereine de l'ineffable.. .

    V i l l y S C A F F .(juin 1946).

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    Laisse-moi, servir, Dieu !

    Kazem Iranschahr

    Avant de me rappeler T O I,Laisse-moi accomplir une oeuvre de salut,O TOI, DIEU de Puissance.

    Avant que mes yeux se ferment pour toujours,Laisse souvrir mes yeux spirituels,Pour T e contempler, O T O I, D IE U de Lumire.

    Avant que sarrtent mes pas.

    Conduis-moi sur le sentier de la Libration.O TOI, DIEU de Providence.

    Avant que senvole mon dernier .souffle,Laisse-moi proclamer Ta Vrit,A ceux qui la cherchent. O T O I, D IE U de Sagesse.

    Avant que cesse de battre mon cur,Purifie-le, afin que dans l'amourIl puisse treindre tous les tres.O TOI, DIEU de Grce Eternelle,

    L E P E L E R I N .

    N'attends plus...

    Plerin, chercheur de Lumire !

    Jusq u quand veux-tu errer sur le rivage de l ocan de la Vri t ?

    Je suis surpris de ton hsitation et de ton at tente ! Car .sur ce rivage,tu ne pourras voir et recevoir autre chose que du sable et des cailloux.

    Apprends nager et parcourir cette eau immense, mouvante etcumante.

    Aie du courage pour te plonger jusquau fond de cet ocan merveilleux.

    Ainsi, pourras-tu ramasser et apporter des perles de la Sagesse divine et des coraux de lAmour divin !

    Enrichi par ces prcieux dons clestes, pose-les avec dvotion profon

    de, comme un bouquet modeste sur lautel du Temple de lHumanit.H. K . IRA NSCHA HR.

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    Publications sur l'Inde pendant la guerrepar Vishvabandhu

    Parmi les nombreux livres qui aspirent priodiquement nous fairetoucher du doigt lme hindoue, une et multiforme, la plaquette rcentede M ati La l D as ( 1 ) a droit une place minente. E lle groupe douzetudes assez ingales dont cinq sont des confrences faites dans diversesuniversits europennes. Celles sur le mysticisme vishnoute. sur leschants populaires bengali, sur Chandidas et sur Chaitanya nous fournissent non seulement un tmoignage vibrant de cet amour de Dieu danslequel baigne toute lInde, mais de prcieux et authentiques claircissements sur une de ses formes les plus rpandues et les plus riches, le cultede Krishna. Il est souhaiter que ces chapitres dune importance capitalepour la comprhension de lhindouisme soient mis prochainement la disposition des lecteurs franais.

    Lauteur de The man India loved , la mme anne, chez le mmediteur, a publi une autre plaquette (2) mme genre qui me parat beaucoup moins bonne, dabord parce quil y manque une figure centraleautour de laquelle sordonnent les notices autobiographiques, et ensuiteparce quon semble y avoir mis systmatiquement en relief ce qui opposeles unes aux autres les communauts indiennes, particulirement le graveproblme des usuriers et des prteurs hypothcaires.

    Dans son ouvrage sur le Cachemire (3), M. Prem Bazaz nousdonne de son pays une tude historique, conomique et politique biendocumente, bien quilibre et bien rdige, o il met particulirement envedette le rle et les problmes particuliers de chacun des groupes religieux de la population. Sans doute ne montre-t-il pas toujours une parfaiteimpartialit et une entire objectivit sur les questions les plus brlantesde l'heure actuelle et nul ne saurait lui en vouloir, mais on doit lui rendrecette justice qui! expose clairement les diffrentes thses en prsence etquil distribue libralement et simultanment blmes et louanges chacundes personnages et des collectivits du Cachemire moderne. Ce livre estun modle que lon aimerait voir imiter pour beaucoup dautres rgions de

    lInde, car il apporte un tmoignage rflchi et souvent original sur biendes problmes o nous ne disposons encore que de sches statistiques,dallgations tendancieuses et de protestations passionnes.

    R. Coupland, auteur de nombreuses monographies sur divers problmes politiques et conomiques de lInde vient de publier une tude en3 volumes sur la question constitutionnelle (4 ). C est probablementlouvrage le plus complet et le plus impartial qui ait paru sur ce sujet. Il

    (1) The Soul of India. Khulna, 1942, 167 p.(2 ) Jo hn S. Hoyland W e who are India, Londres, Luttersworth, 1944 . \

    (3 ) Inside Kashmir (Srinager, Th e Kashmir Publishing Co 1 94 1) 412 pp. Re 3/8.(4) Report on the Constitutional Problem in India. Vol. I The Indian Problem(183 3 1935 ) 1942. 160 pp. Vol . I I Indian Pol it ics (19 36 -19 42 ) 1943. 344 pp. Vol .I l l The Future of India, 1943. 207 pp. London, Oxford University Press.

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    fournit une documentation abondante et varie, admirablement bien choisie pour mettre en valeur les diffrents points de vue, depuis des ordonnances du Vice-roi jusquau chant national indien, Bande Mataram, tra

    duit en anglais par Shri Aurobindo. Sans proposer de solution densemblepour ce vaste problme, il en dgage clairement les donnes et fait dinstructifs rapprochements avec la faon dont des difficults de mme ordreont pu tre surmontes dans dautres pays et dautres poques. Unlivre qui fait honneur l'Angleterre et qui fait bien augurer dune intelligente et fructueuse collaboration entre les deux pays lorsque l'Inde seralibre.

    Un certain nombre de petits manuels de propagande britannique surles problmes de lInde ont vu le jour pendant la guerre. Parmi les mieuxdocuments, citons :

    Notes on India (1 ), publi par l'India-Burma Association, qui affiche de la sympathie et montre une certaine comprhension pour le pointde vue des hindous.

    A Picture of India (2) par Edwin Haward, abondamment illustrde photographies, qui prsente sur l'efficacit et les bienfaits de ladministration britannique un optimisme atteignant parfois le comique. On ylit par exemple que grce aux canaux et aux chemins de fer tout dangerde famine a maintenant disparu du pays. Alors qu'en 1942. entre 2 et 4millions (selon les estimations) dhommes, femmes et enfants sont mortsde faim au seul Bengale et que cette anne on attend beaucoup mieux...

    India at W a r ( 3 ), richement illustr de photographies, sur l'effor t

    demand lInde pendant la guerre. India to-day and to-morrow , par S ir Ge offrey de M ontmo ren

    cy (4) porte-parole du parti conservateur anglais, se flatte de discerner la route le long de laquelle il faut avancer pour parvenir une GrandeBretagne nouvelle et encore meilleure .

    Le Royal Institute of International Affairs de Londres a rcemmentpubli directement ou indirectement toute une srie de livres et debrochures sur diffrents problmes de l'Inde. Rdigs avec une hauteconscience scientifique et un grand dsir d'impartialit, ces ouvrages reprsentent nanmoins naturellement un point de vue essentiellement bri

    tannique qui ne serait la plupart du temps accueilli avec faveur que parune petite minorit dans lInde. En gnral, ils ngligent presque compltement les proccupations autres que matrielles que peuvent avoir lesHindous, et aussi les ides et es dsirs du Congrs pan-indien.

    Citons : A Food Plan for India (5), anonyme, tude conomiquedocumente, approfondie, conduisant des conclusions prcises, exprimes avec concision ;

    (1) London, 1945. 56 pp.(2) Sans nom dditeur, 1945. 52 pp.

    (3 ) s. 1. n, d. 32 pp.(4) London, Signpost Press, 1944. 30 pp.(5) London, Oxford University Press, 1945, 62 pp.

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    India, a Birds Ey e Vie w , par Sir Frederick W h yt e (1 ), quitraite surtout de lvolution du problme politique de 1942 1944.

    Les Quakers dAngleterre ont de leur ct publi, en juillet 1945, uneexcellente brochure (2) dun tout autre genre o ils exposent les problmes indiens et leur volution rcente sous l'angle proprement hindou de lanon-violence et de la morale.

    LInde aussi a publi quelques livres d'histoire. Ils sont forcmentintressants, car ils donnent le point de vue du vaincu sur les guerresde conqute et les occupations militaires qui ont t effectues l-bas pardes armes europennes et sur lesquelles nous ne connaissons gure, engnral, que le point de vue du vainqueur. Signalons tout particulire -rement une nouvelle tude sur Hayd er-A li, par N. K. Sinha (3 ) qui nous devions dj deux volumes sur des sujets connexes. Il y couvre

    la priode de lutte contre les Marathes, en sappuyant sur une riche documentation dont beaucoup de manuscrits indits dans diverses languesde l'Inde, et ouvrage, bien rdig, agrable lire, constitue une additionfort utile et substantielle une littrature dj abondante.

    Dans le domaine des tudes conomiques, citons deux brochuresintressantes (4) o Robindra Lal Roy dfend la thse de 'talon-crales, et montre comment le systme des castes battu en brche parl'industrialisation naissante, pourrait offrir des solutions certains problmes sociaux auxquels se heurte le monde moderne, non seulement dansl'Inde, mais en Occident.

    Le prolifique et sympathique Benoy Kumar Sarkar a encore tir

    profit, dans son dernier ouvrage (5) des vastes horizons que lui ouvresa parfaite connaissance de nombreuses langues europennes pour fairedes comparaisons et des rappochements toujours pittoresques et souvent instructifs. Quelle que soit la valeur des thories quil chaffaudeet des conclusions quil tire, ses notes bibliographiques sont abondanteset prcieuses et ses observations intressantes pour ltude de lOrienten gnral et de lInde en particulier.

    F. Yeats-Brown, lauteur des Trois Lanciers du Bengale , apubli plusieurs intressants ouvrages sur l'Inde en guerre. Le meilleurest probablement Martial India, the story 2.000.000 volunteers (6),o il dcrit la vie dans les villes dont proviennent les soldats, l'organisation militaire et industrielle, les rgiments indiens chez eux et sur lesdivers fronts de bataille, etc. De nombreuses anecdotes et 24 belles photographies rendent ce livre vivant. Tmoignage important sur le rleconsidrable que l'Inde a jou pendant la dernire guerre.

    (1) London, 1944, 84 pp.( 2 ) DoiV>t|hy H og g, Ind iaon the M arch. London.57pp.(3 ) Narendra Krishna Sinha - Haidar Ali , vol. I (1 72 1-1 77 9). 294 pp. 1 carte

    Calcuta, 1941, 5 (ou 6?) roupies, dpositaire Londres Kitabistan.(4) Grain-standard labour-money (1944) 212 pp. et Bases of peace in Hindou

    political economy (s d.) 166 pp. Tous deux publis par l auteur, 18 Ram ratan Lane,

    Adampur,