Spiritualité Et Resistance

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Spiritualité et résistance Un des plus grands espaces de résistance des africains déportés dans la Caraïbe et dans les Amériques a été la spiritualité. Cette spiritualité revêt bien entendu l’aspect immatériel de croyances, de la conception de l’invisible, de la définition d’un panthéon et de la connaissance des pratiques et rituels. Cependant, il est intéressant de remarquer que cette résistance spirituelle s’est accompagnée d’une forme plus concrète et palpable où la spiritualité rejoint l’art et qui se traduit notamment par la création d’autels, dénommés par le chercheur américain Robert Farris Thompson Autels de l’Atlantique noir. En effet, contrairement à toute attente, les africains déportés dans la souffrance et la terreur et qui vécurent dès le ventre du bateau l’enfer des camps de concentration qu’étaient les plantations des Amériques, trouvèrent la force mais aussi la mémoire et la créativité nécessaires pour recréer leur lieu suprême de culte et parfois d’en imaginer de toutes pièces de nouvelles formes vouées à leurs dieux ancestraux, mais aussi à leurs nouveaux dieux de l’atlantique. Dans l’enceinte de la plantation, toute forme de culte importé d’Afrique est strictement interdite. L’homme venu d’Afrique considéré comme une bête n’est pas supposé avoir droit ni même besoin d’une quelconque pratique religieuse. Mais au fur et à mesure des années, décennies, puis siècles, aux prières muettes et apeurées vont se substituer des formes primaires puis progressivement de plus en plus élaborées d’autels. Dans certaines îles où la proximité de la plantation et du regard du maître demeure une menace pressante les autels ne dépasseront jamais la forme d’installation rapide faites de tissu, de calebasses accrochés dans des branches ou d’accumulations de pierres et d’objets hétéroclites. Cependant, dans les espaces plus protégés et parfois même en dépit du danger, dans les carrefours et dans le secret des forêts et des mangroves vont se développer des formes beaucoup plus élaborées d’autels, qui sont aujourd’hui perçues comme autant de manifestations hautement créatives et esthétiques de ces peuples que l’on croyaient incapables de productions artistiques. Dans les nations de l’Afrique originelle, la place de la production artistique est grande : masques, costumes, tambours, autels,

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Spiritualité et résistance

Un des plus grands espaces de résistance des africains déportés dans la Caraïbe et dans les Amériques a été la spiritualité. Cette spiritualité revêt bien entendu l’aspect immatériel de croyances, de la conception de l’invisible, de la définition d’un panthéon et de la connaissance des pratiques et rituels. Cependant, il est intéressant de remarquer que cette résistance spirituelle s’est accompagnée d’une forme plus concrète et palpable où la spiritualité rejoint l’art et qui se traduit notamment par la création d’autels, dénommés par le chercheur américain Robert Farris Thompson Autels de l’Atlantique noir. En effet, contrairement à toute attente, les africains déportés dans la souffrance et la terreur et qui vécurent dès le ventre du bateau l’enfer des camps de concentration qu’étaient les plantations des Amériques, trouvèrent la force mais aussi la mémoire et la créativité nécessaires pour recréer leur lieu suprême de culte et parfois d’en imaginer de toutes pièces de nouvelles formes vouées à leurs dieux ancestraux, mais aussi à leurs nouveaux dieux de l’atlantique.

Dans l’enceinte de la plantation, toute forme de culte importé d’Afrique est strictement interdite. L’homme venu d’Afrique considéré comme une bête n’est pas supposé avoir droit ni même besoin d’une quelconque pratique religieuse. Mais au fur et à mesure des années, décennies, puis siècles, aux prières muettes et apeurées vont se substituer des formes primaires puis progressivement de plus en plus élaborées d’autels. Dans certaines îles où la proximité de la plantation et du regard du maître demeure une menace pressante les autels ne dépasseront jamais la forme d’installation rapide faites de tissu, de calebasses accrochés dans des branches ou d’accumulations de pierres et d’objets hétéroclites.

         Cependant, dans les espaces plus protégés et parfois même en dépit du danger, dans les carrefours et dans le secret des forêts et des mangroves vont se développer des formes beaucoup plus élaborées d’autels, qui sont aujourd’hui perçues comme autant de manifestations hautement créatives et esthétiques de  ces peuples que l’on croyaient incapables de productions artistiques.

Dans les nations de l’Afrique originelle, la place de la production artistique est grande : masques, costumes, tambours, autels,

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statuettes, tabourets, bijoux tout ou presque dans le quotidien mais plus particulièrement dans la pratique rituelle relève d’une grand complexité esthétique et symbolique et fait appel à la créativité, à l’imaginaire et au sens de l’ingéniosité et de l’articulation des espaces de l’homme. Toutes les surfaces et tous les objets, les bâtons, les murs des cases, les caisses de résonnement des tambours, les visages et les corps eux-mêmes sont des surfaces d’expression ; et l’environnement (grottes, savanes , forêts) offre des nombreuses possibilités de décliner sa foi en création.

         Après la traversée de l’Atlantique et la déportation, c’est un véritable travail de reconstitution mais aussi d’adaptation et d’imagination qui va permettre aux africains du nouveau monde d’allier à nouveau art et spiritualité. Les interdictions et les punitions extrêmes infligées à ceux qui refusent de se plier à la règle et d’oublier leur dieux mais aussi leurs capacités créatives vont, dans ces nouveaux pays, mettre pendant un temps un frein au désir d’expression de la foi et de création qui habitait depuis toujours et de manière aussi ardente les peuples d’Afrique. Toutefois, l’homme étant animé d’une incroyable puissance créative qui n’a cessé de le faire avancer, peu à peu et même très vite, ils seront de plus en plus nombreux à maronner pour quelques heures afin de créer des autels pour prier leurs dieux. Ainsi à la lisière des plantations va se développer toute une cartographie créative et artistique, semée de lieux de cultes bientôt connus de plusieurs où les plus habiles vont chacun à leur tour ou seuls ériger des installations sophistiquées, porteuses d’une symbolique complexe, d’énergie, de vibrations, mais aussi, la créolisation gagnant, d’un style de plus en plus novateur et distinct conduisant aux expressions artistiques caribéennes de la spiritualité.

Après l’abolition de l’esclavage, ceux qui échapperont au lessivage mental de l’assimilation colonisatrice seront aussi ceux, dans les campagnes profondes notamment, qui maintiendront cette production artistique mise à mal par le dénigrement systématique de toute culture d’origine africaine et par un plus grand mal encore le mimétisme vécu comme seule planche de salut pour les peuples dominés. Ainsi, lorsqu’ils ne sont pas détruits par le clergé, brûlés par ceux qui ne comprennent pas encore la grande valeur de ces objets ou installations, les autels gagnant en

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dimension, en complexité, vont prendre au fil des années des formes où l’ingéniosité disputera la place à l’imagination.

Les autels sont érigés dans ou aux abords des maisons individuelles, dans des lieux de culte communs, chapelles etc… mais aussi de manière plus surprenante sur les plages, aux abords des pièces d’eau, sur et autour des arbres, dans les carrefours et sur les trottoirs, au milieu des champs etc… Les tissus, les broderies, les statuettes, les figurines, les poteries, les miroirs, les plantes, les bouteilles, les coquillages sont autant d’exemples des nombreux objets qui viendront prendre place dans ces élaborations hautement esthétiques porteuses de sens, ces installations titanesques où la nature devient à la fois le lieu, l’espace mais aussi une des composantes essentielles de l’installation spirituelle.

Aujourd’hui, un certain nombre d’artistes comme la barbadienne  Jocelyn Gardner s’inspirent de la tradition des autels pour élaborer leurs installations qui se libèrent de la salle, du cadre, du mur pou explorer l’espace libre. Mais l’agencement n’est pas la seule transmission des esclaves créateurs, et des résistants au mimétisme ; en effet pour les artistes caribéens, la spiritualité continue d’avoir une grande importance et se situe encore au centre de leur art et de leurs procédés créatifs. Certains comme le trinidadien Leroy Clarke sont même des pratiquants qui réclament l’origine yoruba ou kongo de leurs pratiques rituelles et de leur art. Au Brésil, comme à Cuba et à Haïti la marge entre art et rituel est souvent étroite et on ne saurait définir une frontière entre les deux.

Bien sûr les modes d’expression ont évolué. La liberté et la réception dont les artistes bénéficient aujourd’hui leur ont permis d’explorer d’autres pistes, d’autres espaces, d’autres systèmes de représentation et d’autres configurations. Ainsi, les média, les écrans, les techniques informatiques ont pénétré des installations qui se dressent parfois au sein des musées. Toutefois la tendance est à une réappropriation des éléments, des énergies, de l’espace vivant pour que reviennent l’énergie et la puissance première.