Souriau p.298

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 Evoquons - la dans l’éclatant dénuement la mystérieuse évidence qu’un Van Gogh expose un peu brutalement dans ses représentations de telle chaise ou de telle table d’une chambrette d’Arles. Il s’agirait bien là de promotions d’existence. L’artiste, e n de tels cas, a charge d’âme vis - à - vis des êtres qui n’en ont pas encore, d’âme, qui n’ont que la simple et plate existence physique. Il découvre ce qui manquait encore à cette chose en ce sens. L’accomplissement qu’il lui confère, c’est bien l’acc omplissement authentique d’un être qui n’occupait pour ainsi dire que la place à lui dévolue dans le mode d’existence physique, mais qui restait encore pauvre à faire dans d’autres modes d’existence. Si bien que si cette table physiquement est faite, p ar le menuisier, elle est encore à faire, en ce qui concerne l’artiste ou le philosophe. Et si quelqu’un de vous avait tendance à penser que cet accomplissement par l’artiste est un peu un luxe, une tâche non nécessaire et que l’objet lui - même n’appel le point, je pense qu’aucun de vous ne voudrait dire que son accomplissement par le philosophe est un luxe et une tâche non nécessaire. Ainsi, par exemple, nous sentons bien qu’entre ces divers accomplissements artistiques que j’ai ébauchés tout à l’h e ure en imagination, il y en a probablement un qui serait sinon plus vrai, tout au moins plus authentique qu’un autre, s’effectuant selon une voie où réellement l’objet appelle, sans pou -  voir se le donner à lui - même, le droit fil de sa destinée existe ntielle. Nous sentons aussi que cet accomplissement intellectuel des significations, dont j’ai parlé d’abord, nous ne pouvons en faire bon marché en ce qui regarde l ’accomplissement philosophique de l’objet. Et serons - nous nous - mêmes authentiquement phi losophes si nous ne nous sentons concernés par l’œuvre que représente la promotion spirituelle d’objets de ce genre ? N’est - ce pas là notre tâche ? Ne nous sentons - nous pas responsables de cette tâche, un peu de la même manière que l’artiste se sent  responsable vis - à - vis du genre d’accomplissement qu’il cherche de son côté ? Quand nous parlions tout à l’heure de la personne ou de l’homme comme œuvres à faire, nous constations simplement que ceux que cette œuvre concerne trouvent aussi en eux, cr oient trouver ou croient sentir un pouvoir répondant à une sorte de devoir. Tandis qu’à présent nous sommes en face d’êtres dont la teneur existentielle, réduite à ce minimum qu’est l’existence physique, ne peut achever de s’accomplir que par le pou voir d’un autre être. Différence assurément profonde, et qui modifie les conditions pratiques du problème, mais sans en modifier l’essence. Ces sortes d’êtres doivent aussi être considérés sous l’aspect de l’œuvre à faire, et d’une œuvre vis - à -vi s de laquelle nous ne sommes pas sans responsabilité. 

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8/12/2019 Souriau p.298

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Evoquons - la dans l’éclatant dénuement la mystérieuse évidence qu’un Van Gogh

expose un peu brutalement dans ses représentations de telle chaise ou de telle table

d’une chambrette d’Arles. Il s’agirait bien là de promotions d’existence. L’artiste, e n

de tels cas, a charge d’âme vis - à - vis des êtres qui n’en ont pas encore, d’âme, qui

n’ont que la simple et plate existence physique. Il découvre ce qui manquait encore à

cette chose en ce sens. L’accomplissement qu’il lui confère, c’est bien

l’acc omplissement authentique d’un être qui n’occupait pour ainsi dire que la place à

lui dévolue dans le mode d’existence physique, mais qui restait encore pauvre à faire

dans d’autres modes d’existence. Si bien que si cette table physiquement est faite,

p ar le menuisier, elle est encore à faire, en ce qui concerne l’artiste ou le philosophe.

Et si quelqu’un de vous avait tendance à penser que cet accomplissement par

l’artiste est un peu un luxe, une tâche non nécessaire et que l’objet lui - même

n’appel le point, je pense qu’aucun de vous ne voudrait dire que son

accomplissement par le philosophe est un luxe et une tâche non nécessaire. Ainsi,

par exemple, nous sentons bien qu’entre ces divers accomplissements artistiques

que j’ai ébauchés tout à l’h e ure en imagination, il y en a probablement un qui serait

sinon plus vrai, tout au moins plus authentique qu’un autre, s’effectuant selon une

voie où réellement l’objet appelle, sans pou -  voir se le donner à lui - même, le droit fil

de sa destinée existe ntielle. Nous sentons aussi que cet accomplissement

intellectuel des significations, dont j’ai parlé d’abord, nous ne pouvons en faire bon

marché en ce qui regarde l’accomplissement philosophique de l’objet. Et serons - 

nous nous - mêmes authentiquement phi losophes si nous ne nous sentons concernés

par l’œuvre que représente la promotion spirituelle d’objets de ce genre ? N’est - ce

pas là notre tâche ? Ne nous sentons - nous pas responsables de cette tâche, un peu

de la même manière que l’artiste se sent  responsable vis - à - vis du genre

d’accomplissement qu’il cherche de son côté ? Quand nous parlions tout à l’heure de

la personne ou de l’homme comme œuvres à faire, nous constations simplement que

ceux que cette œuvre concerne trouvent aussi en eux, cr oient trouver ou croient

sentir un pouvoir répondant à une sorte de devoir. Tandis qu’à présent nous sommes

en face d’êtres dont la teneur existentielle, réduite à ce minimum qu’est l’existence

physique, ne peut achever de s’accomplir que par le pou voir d’un autre être.Différence assurément profonde, et qui modifie les conditions pratiques du problème,

mais sans en modifier l’essence. Ces sortes d’êtres doivent aussi être considérés

sous l’aspect de l’œuvre à faire, et d’une œuvre vis - à -vi s de laquelle nous ne

sommes pas sans responsabilité.