Sonbre-meschonnic

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Palimpsestes 23 (2010) Traduire la cohérence ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Jean-Pierre Richard L’épreuve du rythme : le « poème » d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’il dit ? ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Jean-Pierre Richard, « L’épreuve du rythme : le « poème » d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’il dit ? », Palimpsestes [En ligne], 23 | 2010, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 05 juillet 2015. URL : http:// palimpsestes.revues.org/441 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.441 Éditeur : Presses Sorbonne Nouvelle http://palimpsestes.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://palimpsestes.revues.org/441 Document généré automatiquement le 05 juillet 2015. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés

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Palimpsestes23  (2010)Traduire la cohérence

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Jean-Pierre Richard

L’épreuve du rythme : le « poème »d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’il dit ?................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueJean-Pierre Richard, « L’épreuve du rythme : le « poème » d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’il dit ? »,Palimpsestes [En ligne], 23 | 2010, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 05 juillet 2015. URL : http://palimpsestes.revues.org/441 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.441

Éditeur : Presses Sorbonne Nouvellehttp://palimpsestes.revues.orghttp://www.revues.org

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L’épreuve du rythme : le « poème » d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’il dit ? 2

Palimpsestes, 23 | 2010

Jean-Pierre Richard

L’épreuve du rythme : le « poème » d’HenriMeschonnic fait-il ce qu’il dit ?Pagination de l’édition papier : p. 17-39

1 La poétique du traduire élaborée par Henri Meschonnic à partir des années soixante-dix aredéfini en termes contemporains la tâche des traducteurs. Cet indispensable aggiornamenton’a pas changé du jour au lendemain les pratiques traductives en France, mais il prolongeet étend enfin au domaine de la traduction la réflexion menée dès les années cinquante,notamment par Roland Barthes, sur le discours littéraire. Dès lors qu’un texte littéraire n’estplus perçu comme tirant son sens de l’extérieur (manifestation de la vérité1, accès à la réalitédes choses ou expression d’une subjectivité), c’est sa cohérence interne qui seule vient àcompter.

2 La cohérence n’est pas une donnée du texte ; elle advient, dans cette relance du sens plurielqu’est une lecture critique ou une traduction, par l’intégration à une seule et même dynamiqued’un maximum de composantes textuelles. Elle n’est pas non plus un résultat, une somme :le sens étant illimité, toute totalisation est impossible. La cohérence est une activité du texte :c’est ce qu’il fait.

3 Si l’on s’en tient à certaines formulations de Meschonnic, telles que : « Ce que fait le poèmen’est pas ce qu’il dit. Le poème ne dit pas. Il fait » (M, 2000 : 47)2, la cohérence ne sauraitêtre absente d’un texte littéraire. Mais si, au lieu de considérer ce que le texte dit et ce qu’ilfait comme extérieurs l’un à l’autre, on tient ce qu’il dit comme inclus dans ce qu’il fait3, lacohérence ne peut-elle être alors prise en défaut, et ne peut-il y avoir conflit entre ce que lepoème dit et ce qu’il fait ? C’est d’ailleurs ce que l’auteur de Critique du rythme montre àpropos de Saint-John Perse dont le poème« ne fait pas ce qu’il dit » (C : 379). Il y voit « unecontradiction majeure » (C  : 361) entre l’appel explicite au renouveau de la poésie et uneécriture qui n’est qu’une rhétorique, « un moulin à métrique » passéiste (C : 388) ; selon lui,nul sujet ne s’invente, ne s’écrit ici dans et par son discours, qui n’a, « tragiquement » (C :389), d’autre systématicité que son incohérence.

4 Qu’en est-il chez Henri Meschonnic ? L’ironie veut que le signifié, ou sens lexical, ait souventété le seul pris en compte dans l’étude de ses essais ; ce qu’ils font par ailleurs reste largementinexploré, notamment pour ce qui est d’Éthique et politique du traduire, l’ultime ouvragepublié du vivant de l’auteur, un « poème de la pensée » (28)4 qui marque le dernier état deson écriture. Or, examiner ce qu’il en est de la cohérence du discours meschonnicien, c’est enmême temps se donner une chance d’entendre son discours sur la cohérence, qui est la viséemême du traduire aujourd’hui.

Cohérence et activité du langage

Un théâtre de forces5 «  Je défrançaiscourantise  » peut-on lire à la fin d’un paragraphe d’Éthique et politique

du traduire (115). L’énoncé semble immobile sur la page. En fait, il n’en est rien. Ilfaut retrouver le regard du Tarzan d’Edgar Rice Burroughs découvrant un livre pour lapremière fois de sa vie  : les « petits gribouillis » qu’il voit, il les prend pour des « petitsinsectes  »  ; «  c’est merveilleusement juste  », commente Peter Brook, qui revient sur cetépisode pour nous rappeler que, même posés sur une étagère, les livres ne sont pas « des objetsstatiques » ; intérieurement ils sont « toujours en mouvement » (Brook : 1992, 128-129). Etc’est précisément ce mouvement qui fait le sens. Toute phrase est à saisir comme un agir, etune poétique doit pouvoir rendre compte de chacune dans son fonctionnement, à la façon dontProust décrit l’effet qu’a Gilberte sur son narrateur : « Ce nom de Gilberte passa près de moi

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[…] ; il passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait lacourbe de son jet et l’approche de son but » (Proust, 1954 [1913] : 394).

6 Le sens de « Je défrançaiscourantise » vient donc des forces qui le traversent. En l’occurrence,la syntaxe s’y voit (dis)tendue, presque jusqu’au point de rupture  : l’ordinaire liaisonsyntaxique du sujet et du verbe est soumise à rude épreuve par la morphologie d’un verbequi se compose lui-même d’un nom et d’un adjectif, et par sa quantité syllabique horsnorme. Ainsi promu agent principal dans la production du sens, le rythme est valorisé audétriment de la grammaire. Un sujet très court, un verbe très long : le « cortège syllabique5 »tourne puissamment la phrase vers l’action. Et le suffixe verbal amplifie ce qu’emportait déjàd’agir l’organisation syntaxique (sujet puis verbe), confirmant ainsi le sens de la phrase. Lasémantique de position ne joue pas uniquement d’un mot à l’autre (du sujet au verbe) ; elleagit aussi dans le verbe, d’un affixe à l’autre : lancé par le préfixe dé-, le verbe prend un autretour avec son suffixe, qui retourne le défaire en faire. Un éventuel traducteur de Meschonnicdevra ne pas faire ici de « contresens dans la sémantique de position » (P : 285).

7 Mais celle-ci n’est pas seule à l’œuvre dans « Je défrançaiscourantise ». Des forces verbalesen apparence extérieures à l’énoncé y opèrent également. Il ne prend son sens que dansla continuité du discours, «  un discours réel […], non pas une phrase isolée, qui n’estqu’un produit factice » (C : 411). Isoler un énoncé, c’est le désactiver. Or la suite du textevient inscrire celui-là dans une série distribuée d’un bout à l’autre du livre : les verbes à préfixedé-. Ils fourmillent6, d’autant plus voyants qu’ils ouvrent souvent un paragraphe, ainsi porteursd’un rythme d’attaque, qui se renforce encore d’être récurrent  : «  Je déthéologise  » (59),«  Déstabiliser le signe  » (92), «  Déthéologiser l’éthique  » (128), «  Déthéologiser, c’estdésémiotiser » (139). Et ils s’attirent : « Je désarchéologise, je déthéologise, je débondieuse,je déchristianise, je déshellénise, je délatinise, je défrançaiscourantise » (154) !

8 Et cette série, à son tour, ne prend sa valeur que de co-exister dans le livre avec une autre,composée de verbes à préfixe en-/em- ou re-/ré-7. Moins abondante et moins ostentatoire,elle renforce la première, en ce qu’elle donne à voir, en très gros, le fonctionnementsériel du poème mais surtout du fait qu’elle peut se combiner avec elle  : «  Et aussi,déthéologiser, en rerythmisant, c’est désarchéologiser ce texte  » (139), «  Embibler, c’estdonc aussi, paradoxalement, déthéologiser, c’est-à-dire désémiotiser, défrançaiscourantiser celangage » (148). Il se crée alors des rapports de force significatifs. Les verbes du (re)faire,moins nombreux et généralement moins longs, compensent leur relative faiblesse par desopérations (pouvant aussi conjuguer leurs effets) telles qu’une position initiale, une mise enitalique, une équivalence qui s’établit entre l’un d’entre eux et plusieurs verbes du défaire– dont le poids, pour chacun, se trouve ainsi réduit – ou telles encore que la répétition  :« C’est-à-dire que j’enrythme le français, j’enrythme le traduire, j’enrythme toute la penséedu langage » (155)8. L’interaction des deux séries, leur jeu contraire, contribue fortement àl’activité du discours.

9 Qu’on lise ou qu’on traduise, il faut donc entendre ou « faire entendre la force du langage[…] non plus seulement défranciser comme disait déjà Pierre-Jean Jouve dans sa préface à satraduction des sonnets de Shakespeare, mais plus précisément défrançaiscourantiser » (75) :

Traduire-écrire, c’est traduire la force. Et la force ne s’oppose pas au sens, comme, dans le signe,la forme s’oppose au contenu, mais la force est ce qui porte et emporte le sens. C’est le mouvementdu sens. Il n’y a pas plus simple. (80)

10 Dans ce qui est devenu le dernier de ses articles publiés de son vivant, Henri Meschonnicnous renvoie une fois de plus à l’expression latine vis verborum, qu’il convient, insiste-t-il,de traduire par « la force des mots », alors que « toutes les éditions Budé traduisent ces deuxmots de Cicéron […] le sens des mots » ; « c’est cela à quoi je mesure la perte du sens de laforce dans le langage », ajoute-t-il, « chez des exégètes tout ce qu’il y a de plus savants » (M,2008 : 204). Mais peut-être, sous la plume des traducteurs incriminés, le mot « sens » veut-il dire, comme chez lui9, « rythmique sémantique du continu » (127). Quoi qu’il en soit, lepoint de vue de la force et celui du sens ne font qu’un, celui de l’« activité continuée d’untexte » (M, 1990 : 10).

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11 Chez Meschonnic la mise en avant théorique de «  la force du dire  » (149) s’accompagned’une théâtralisation du discours : « J’enrythme le français. » Et son poème fait ce qu’il dit :chaque phrase, chaque paragraphe sont autant de petits théâtres où se voit et s’entend « l’agirdu langage » (P : 140), où se produit le drame du sens. C’est d’ailleurs ce même « théâtre deforces » (Novarina, 2006 : 45) qu’est le langage aux yeux du dramaturge Valère Novarina10.Les textes sont « des drames qui respirent » (id. : 159).

12 À la dramatisation de l’écriture contribue l’usage des verbes « entendre » et « appeler », qui,lexicalement, renvoient tous deux à de l’oralité. Utilisés à la première personne du singulier,au présent de l’indicatif et à la voix active, et le plus souvent placés en position initiale, ils sontporteurs d’un rythme d’attaque qui lance ou relance fréquemment le propos dans Éthique etpolitique du traduire : « J’appelle poème la transformation […] » (26), « J’entends par poèmela transformation […] » (53). La récurrence du substantif écoute11 va dans le même sens  :« l’écoute de la signifiance » (80), « l’écoute de la force du langage » (159). L’oralisation dupoème passe aussi par l’irruption de formules toutes faites, dans une prose qui les fuit. Et celase produit, s’affiche, jusque dans le titre d’un chapitre tel que : « Fidèle, infidèle, c’est toutcomme, merci mon signe ». Des clichés et des citations se retrouvent adaptés, tels le coup depoing ou de balai qui donne son titre à un autre chapitre (« Pourquoi un coup de Bible dans laphilosophie12 »), ou cet « Élémentaire, docteur Bonsens » qui est répété (166, 177). La premièrefois, il est aussitôt suivi d’« Écoutez voir »  ; l’adresse au lecteur s’effectue par l’impératifou par un vous qui, étant la réciproque d’un datif éthique, nous renvoie au je – souvent avecmajuscule – omniprésent dans le discours de Meschonnic ; ainsi peut-on lire, coup sur coup :« Le paradoxe est que cela vous embible » (148), « en français le poème est du français qu’ilvous invente », « [La voix] Vous fait du sujet » (149). L’impératif s’accompagne aussi parfoisd’un vous explicite, en fin de paragraphe : « Crachez. Pour vous éclaircir la voix » (155), ouen fin d’article : « Rythmez la traduction : le rythme vous en donne plus » (M, 2001 : 25).

13 Mais comme est relativement rare le vous, de même sur l’impératif prévaut une «  formeactivée13  » de l’infinitif, quand, sans aucun liant syntaxique, il s’impose en début deproposition, comme mot d’ordre, identique – à l’oreille – à l’impératif : « Laisser le poèmeactif, sinon traduire c’est détruire » (35), « Déstabiliser le signe » (90), « Déthéologiser aussil’éthique » (128), « Entendre le poème […] » (158). En apparence, c’est l’infinitif des recettesde cuisine, qui sous-entend un tour introductif du type il convient de, il faut. Mais seul lesystème de discours spécifique à Meschonnic donne leur valeur à ces infinitifs : il en fait cequ’on pourrait appeler des « infinactifs ». La tournure qui les porte le plus fréquemment14,d’une phrase à la suivante, d’un paragraphe à l’autre, c’est il s’agit de, qui lance à son tour,lexicalement, l’agir  ; placée en tête de phrase, voire de paragraphe, comme elle l’est dansl’exemple qui suit, elle prend une majuscule qui, par un effet graphique, comme pour leGilberte de Proust, accroît l’impulsion, le jet :

Il s’agit de reconnaître un universel masqué par la méconnaissance, et une cohérence jusqu’iciinaperçue.Il s’agit d’affoler le signe, cette folie du langage. Et, socialement, cette folie de l’affoler. Enmontrer la […]Déstabiliser le signe. Sans répéter […] Non, montrer la force, et les faiblesses, du signe. Donnerun coup de Bible dans le signe. (91-92)

14 Il s’agit lance deux phrases, coup sur coup. Dans cette suite d’infinitifs : reconnaître, affoler,affoler, montrer, Déstabiliser, répéter, montrer, Donner, l’effacement de la particule aprèsil s’agit active l’infinitif, en une opération souvent favorisée et amplifiée par d’autres forcesd’oralisation du discours, comme l’emploi de l’impératif et d’un lexique d’action (notammenttravailler) :

Élémentaire, docteur Bonsens. Écoutez voir.Le premier coup passé, il faut réfléchir. Donner de l’oreille. Pourquoi la question comporte aussison comment. Il s’agit de déthéologiser l’éthique et le politique, de déthéologiser le langage,travailler à partir du poème sur l’interaction langage-poème-éthique-politique, dénoncer le pactede la philosophie avec le signe. (166)

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15 Avec tous les infinitifs colorés par l’impératif de départ (Écoutez), des énergies se mobilisent,jusqu’à la cible visée, en fin de proposition : le signe.

La guerre16 Jusque-là dans une parfaite cohérence entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, le poème de Meschonnic

affiche son fonctionnement : il fait tout pour nous donner à voir et à entendre la dramaturgiedu sens. La force verbale le constitue ; le jeu de cette force est ce qu’il exhibe. Or, par cetteconcentration sur la force, il se produit une concentration de la force. Ce « théâtre [ordinaire]d’un champ de forces  » qu’est le langage tourne alors au champ de bataille et l’activitéinévitable du langage, assidûment théâtralisée, à la suractivité d’un discours polémique. Dela crise (« Il y a […] à provoquer une crise de signe » [91]), on passe au combat (« C’estun combat, un combat du poème contre ce qu’on appelle le signe » [133]) pour en venir àla guerre :

(A)

J’avais pris comme épigraphe à Critique du rythme, en 1982, les mots de Mandelstam, « dans lapoésie c’est toujours la guerre », je crois qu’on peut étendre cette proposition et dire que dans lelangage c’est toujours la guerre, dans la traduction c’est toujours la guerre.Ce qui implique aussitôt que la critique n’est pas destructrice, mais constructive, au contraire. Enfait le contre est l’envers du pour. Ceux qui ne voient que le contre montrent sans le savoir, pourqui ils sont.Et la guerre, c’est toujours celle du signe et du poème. Le poème contre le maintien de l’ordre.(72)15

17 Appliqué au jeu des forces verbales, guerre est un abus de langage, une sur-traduction devis verborum. Mais cette guerre métaphorique s’extériorise, gagne le domaine des savoirs, etl’on voit bien dans ce passage le glissement qui s’opère de l’activité verbale constitutive d’unpoème à la guerre épistémologique du (point de vue du) poème contre le (point de vue du)signe. Et là, ce n’est plus une métaphore.

18 Pourtant l’auteur nie que sa critique ait rien de polémique :

C’est ce qui fait que ma critique est vue comme une polémique, alors qu’elle est unereconnaissance des fonctionnements et des historicités, pas une lutte pour le pouvoir sur la pensée.(167-168)

19 C’est ce qui fait renvoie ici à la situation actuelle d’une philosophie, et du culturel en général,trop friands, selon Meschonnic, des « petits essentialismes dérivés de Heidegger » (167). Maisest-ce bien là tout ce qui fait le malentendu ? Il y a à examiner si ce que fait le poème n’entrepas également dans ce qui fait qu’il est vu comme une polémique. En l’occurrence, le poèmene fait-il pas la guerre ?

20 Quelques lignes seulement avant le démenti qui vient d’être cité, l’exercice ordinaire de laforce verbale prend déjà un tour nettement guerrier (c’est le sens étymologique de polémique) :«  Et la théorie du langage est nécessaire pour penser l’éthique. Contre le théologico-politique  » (167)  : le double adjectif nominalisé aux quatre [o], immanquable ici en finde paragraphe, agit comme la flèche du Parthe, décochée sans préambule syntaxique, dansl’explosion d’un Contre dont le [k] initial, et majuscule, nous pousse à accentuer le mot,le charge d’un «  sens d’intonation  » (C  : 222) et se répercute, de dentale [t] en bilabiale[p], jusqu’au [k] final : le rythme prosodique de ces occlusives sourdes fait aussi du rythmed’attaque le rythme de finale. Et partout le mot contre vient et revient16 mettre le poèmesous tension. En tant que particule, sa force varie, selon qu’il est ou non précédé d’un signede ponctuation  ; qu’il se répète plus ou moins vite  ; qu’il ouvre ou clôt un chapitre, unparagraphe17, une phrase, ou s’y glisse au milieu  : «  C’est pourquoi c’est un combat, uncombat du poème contre ce qu’on appelle le signe » (133). C’est un combat que dramatisesouvent la présence des prépositions contre et pour dans une même proposition ou dans deuxphrases successives : « Ainsi le combat pour le rythme est un combat contre une, ou contre la,

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théologie » (99), « […] pour penser l’éthique. Contre le théologico-politique » (167). Pousséplus avant, le duel oppose deux formes nominalisées : « Ce n’est pas du contre qui est en jeu,c’est du pour » (133).

21 [C]’est du pour  : voilà ce que dit et redit18 le poème. Mais, sur ce point, il fait autrement.L’affrontement entre (le) pour et (le) contre tourne le plus souvent à l’avantage de celui-ci.Soit il l’emporte en quantité sur son rival : « C’est pourquoi le pour est aussi contre tout cequi est contre l’unité du dire et du vivre » (134) ; soit il l’écrase d’une majuscule : « Contre lesigne, pour le poème » (150) ; soit il a le dernier mot, comme dans l’exemple (A) cité plus haut,où s’opposent deux pour et trois contre, dans un ordre d’apparition (contre pour contre pourcontre) qui fait prévaloir le contre ; de plus, le contraire qui suit l’adjectif constructive le détruitplus qu’il ne l’appuie, en l’incluant aussitôt dans la même série prosodique que contraire etcontre. Tout cela, qui commence par la guerre, se termine aussi par la guerre. Le poème ditla construction, il fait la guerre. Meschonnic a beau démentir, lexicalement, que sa critique dusigne soit « une attitude destructrice », elle qui « apparaît comme l’acte même de construireune pensée du multiple et de l’infini du sens » (128), le poème dément ce démenti, et il fait celajusque dans les moments de dénégation, comme on le voit encore dans l’exemple suivant où lecontre va jusqu’à envahir le territoire du construire : « construire, contre la cohérence du signe,la contre-cohérence du continu » (93). C’est la même force polémique qui produit la grandesérie des verbes du défaire. Et quand l’un d’eux se voit défini, ce qui prévaut, encore une foisc’est le contre : « “déthéologiser” […] ce que j’entends par là […], c’est d’abord réagir contre,ne plus permettre la christianisation multi-séculaire du texte biblique » (138). Bien au-delàdu verbe concerné, ce réagir, cet « agir contre », nous paraît caractériser le fonctionnementdu poème. « La force du dire » ne suffit pas à son auteur  : il force le langage à faire uneguerre qui lui est étrangère. Loin de le laisser seulement jouer le drame qui lui est ordinaire,celui de l’avènement du sens, le jeu de la signifiance, il l’enrôle dans sa croisade contre lareprésentation dualiste des pratiques humaines :

Aussitôt, ce penser-pour, penser pour vivre, est un penser-contre. Contre les savoirs. Pas contre lanécessité de savoir, mais contre l’organisation culturelle des savoirs. Penser est un combat. (21)

22 Comme Novarina, Meschonnic déplore que ne soient pas assez étudiées19 «  la physiquedu langage  » (143), «  oubliée par le rationalisme du XIXe  siècle et les formalismes duXXe » (Dessons et M, 2003 [1998] : 61), et la poétique, qui est « l’écoute du comment desforces du langage » (M, 2004 : 11). Mais quand des linguistes tels que Georges Curtius etCharles Bally nous affirment que «  l’esprit français […] accorde une valeur plus grande àl’équilibre qu’à la force » (M, 1997 : 123, qui cite Curtius) et que le français est l’« instrumentunique d’une pensée faite de raison, de goût, de grâce et de mesure20 », comment s’étonner dela résistance que peut opposer au point de vue de la force du langage une France du goût dansune Europe du signe21 ? « Contre la régie mondialisée du signe » (149), la guerre du « corps-poème » (143) elle aussi se veut mondiale.

Cohérence et continuité

La force du discontinu23 C’est ainsi qu’ont lieu des batailles morphologiques, comme celle qui se livre autour de la

théologisation, l’une des figures du signe ennemi. On se retrouve avec une grande famillelexicale divisée en deux camps opposés : d’un côté, les sans-préfixe22, de l’autre, les préfixés23.Et quand les deux camps font l’objet d’une mobilisation de masse, le conflit se voit,graphiquement, sous forme de combats rapprochés, de corps-à-corps verbaux :

Car l’écoute du poème déthéologise trois fois. Elle déthéologise la christianisation – toute unethéologie de la préfiguration qui, se voulant le Verus Israël, décline le théologico-politique enthéologico-philologique et en théologico-poétique. […] C’est la première déthéologisation.

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Et cette théologisation encatholiquée refusait d’admettre la notation rythmique parce qu’elle étaittardive. (157)

24 Quant aux phrases et à leurs regroupements, ils sont souvent le théâtre de grandes bataillessyntaxiques, comme dans l’exemple suivant où, indépendamment du thème abordé (la forceverbale porteuse du sens), les forces verbales, justement, s’affrontent à coups d’offensives et dereplis élastiques articulés autour de connecteurs logiques (et, mais) en une série de manœuvresostensiblement commandées, d’emblée, par la force, qui va se répétant :

Le signifiant, dans sa sémantique sérielle, est la force. Traduire-écrire, c’est traduire la force.Et la force ne s’oppose pas au sens, comme, dans le signe, la forme s’oppose au contenu, mais laforce est ce qui porte et emporte le sens. C’est le mouvement du sens. Il n’y a pas plus simple. Lacohérence du continu, contre la cohérence du signe. (80)

25 La dernière phrase n’a nul besoin de verbe pour prolonger l’affrontement : massant ses quatrenoms, deux par deux, de part et d’autre du contre, elle accroît la tension quand elle dresse parla répétition du mot une cohérence contre l’autre.

26 Les batailles rangées entre mots et la tiraillerie de la syntaxe, paragraphe après paragraphe,peuvent rendre une lecture suivie cahotante, comme elle le devient au cours de cet extrait (lesdeux premières phrases sont citées pour leur thème, celui du continu, justement) :

Le point de vue du continu du discours mène à écouter, dans le discours, le lien entre rythme,syntaxe et prosodie, qui court à travers tous les mots, en particulier quand il y a système dediscours. Et le rythme, c’est les rythmes  : rythme de rupture et rythme de continuité, c’est-à-dire rythme de groupe, rythme de position, attaque ou finale, rythme de répétition, rythme deprosodie et rythme d’organisation syntaxique. En prenant l’enchaînement de tous ces élémentsnon plus comme une rhétorique, ni comme une esthétique, non plus que comme une stylistique,mais comme une poétique.Parce que la rhétorique, ou ce qu’elle est devenue, considère tel ou tel de ces éléments commeressortissant à la langue, non au discours, et que le rhétorique est la rhétorique des figures, noncelle d’Aristote qui, elle, avait affaire à l’action par le langage, donc à un tout autre rapport entrele langage et la vie que la taxinomie des figures, qui n’est, de ce point de vue, qu’un formalisme.(110)

27 Parce que […], ou ce qu[e] […], […], non […], et que […], non […] qui, elle, […], donc[…], qui n[e] […], […], qu[e] […] : le deuxième paragraphe renvoie à un plan de batailleaussi complexe que celui mis en œuvre à la fin du premier : […] non plus […], ni […], nonplus que […], mais […]. Mais dans le même temps que syntaxe, cadence et logique hachentmenu la phrase, s’affirme par le thème et le lexique une dynamique inverse, porteuse decontinuité. C’est même dans le cadre d’un dit du continu que le premier paragraphe fait saguerre syntaxique, car la première phrase et la dernière invitent, dès leur commencement, àprendre, l’une [l]e point de vue du continu du discours, et l’autre, l’enchaînement de tous ceséléments comme une poétique. Dans un sens, celui du continu, travaillent le lexique (continu,lien entre, court à travers tous les, système, l’enchaînement de tous ces), les conjonctions decoordination à valeur positive (et et ou), la relation d’équivalence instaurée par c’est (le rythme,c’est les rythmes) et renforcée une ligne plus loin par c’est-à-dire ; la répétition (rythme, 9 fois ;rythme de/d’, 5 fois), une syntaxe qui s’attache à relier (qui court, En prenant, en particulierquand), ainsi que la ponctuation (après les rythmes, plutôt qu’un point final un deux-points,assurant la liaison entre c’est qui le précède et c’est-à-dire qui le suit), sans oublier le jeu duhasard qui fait tomber sur la page imprimée le deuxième c’est d’aplomb sous le premier !En sens inverse, poussant au discontinu, opèrent dans la dernière phrase les éléments négatifs(non, non plus, et ni, qui précisément nie et ou ou, auparavant présents), leur répétition (nonplus, non plus), la disparition du et au profit de mais et de ni et surtout une désorganisationsyntaxique démentant les derniers mots de la phrase précédente (organisation syntaxique) :absence de verbe conjugué ; rupture de construction avec un non plus que qui reprend un nonplus antérieur mais y change la valeur de plus (de temporelle, elle devient logique, au sens de« davantage »). Au total, c’est toute cette séquence de deux paragraphes qui voit s’affrontercontinu et discontinu.

L’épreuve du rythme : le « poème » d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’il dit ? 8

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La force du continu28 Ce conflit de dynamiques est d’autant plus significatif qu’il se déroule dans un ensemble

affichant son unité (du point de vue de la première ligne au point de vue de la dernière) et ayantjustement pour thème le continu du discours mis à l’épreuve des rythmes qui l’animent24  :rythme de rupture et rythme de continuité. C’est que le poème d’Henri Meschonnic dit et reditsans cesse le continu. C’est même là son thème unique, qui touche à l’ensemble des pratiqueshumaines ; l’action par le langage, dont traite le passage, permet de voir un fonctionnementgénéralisable au reste de l’activité humaine. Et le poème ne se contente pas de le dire  ; la« force du continu » (148) s’y exerce en une batterie d’opérations touchant le mot, la phrase,le paragraphe, la page, tel ouvrage, l’œuvre entière.

29 Quand elle traverse les mots, ils tendent vers un type d’organisation pour laquelle Meschonnicemprunte à Spinoza le terme latin concatenatio, « un enchaînement » (157). Alors les motss’agrègent. Au minimum, ils se rapprochent en perdant tout déterminant, comme dans cetteformule qui dit justement le continu du poème : l’écoute du continu rythme et prosodie (131).Poussé un peu plus loin, le rapprochement donne une unité originale, sans connecteur, telsle tout entier prose poème (148) et ce traduire rythme (141) qui s’inscrit dans le titre d’unchapitre. L’espace qui sépare les mots se change parfois en tiret et ces mots qui s’unissent, d’untrait, n’en deviennent que plus visibles ; chez Meschonnic ils composent une série si nombreusequ’elle est comme une marque de fabrique25 : le grec-chrétien (156), le corps-langage (149),un temps-sujet (M, 2000 : 190), une forme-sujet (157), le rythme-sens (C : 304), le penser-pour, le penser-contre (21), et toutes les formations à rallonge qui thématisent le point de vuedu continu, et le généralisent : le continu rythme-syntaxe-prosodie (33), le nœud indémêlablelangue-culture-société-littérature-sujet-histoire (M, 1997 : 146), l’interaction corps-langage-rythme-syntaxe-prosodie (C  : 139), le continu langage-poème-éthique-politique (9). Cetteligature, qui touche aussi les adjectifs (traduit-connu [181]), tend à se répéter dans le cadred’une même séquence : « […] c’est la voix-poème qui entend, qui écoute, qui rencontre, et quipeut donner à entendre le poème-Bible » (150), « Et son écoute transforme le traduire-signe entraduire-poème » (176). Rapprocher ainsi les mots, avec ou sans connecteur, jusqu’à les unir,avec ou sans tiret (i.e., défrançaiscourantiser, les françaiscourantiseurs [115]), c’est aussicombattre « l’indigence qui réduit l’activité du langage au mot linguistique » (C : 179)26. « Lesens du langage, non le sens des mots » : tel est le titre du dernier article d’Henri Meschonnicpublié de son vivant (M, 2008). Puisque « l’unité n’est pas le mot mais le mode d’enchaînementdes mots entre eux  », une écriture produisant de l’enchaînement défera «  l’isolement dumot » (C : 179).

30 Omniprésente, la mise en équivalence par est ou c’est va dans le même sens : « L’Europe, c’estle signe » (175), « Le signe, c’est de la mort » (134), « Le plaisir, c’est le récitatif » (133). Ellese combine parfois avec l’union forcée des mots par le tiret : « Ce traduire-rythme […] C’est àla fois une poétique et une éthique » (142), phrase qui suit deux paragraphes, courant sur unedouzaine de lignes, dont le verbe « être » fait toute l’armature : Il y a les […] Et les […]. Cela,c’est […]. La poétique de la voix, c’est […], c’est […]. Le paradoxe : c’est […], qui est […]Et c’est […]. / C’est […], qui sont […]. C’est […]. Cet « être » est un faire27. Les cascadesrécurrentes de est ou/et de c’est emportent le lecteur dans un tourbillon de sens, comme danscette suite de huit phrases, réduites ici par nous à leur parcours :

(B)

Ce que révèlent les traductions […], d’où l’importance […], c’est que l’interprétation en arrivemême à […]. C’est tout le problème […].Cela, c’est la leçon […].Mais il y en a deux autres. L’une est le déclenchement d’un enchaînement, qui met […]. Car sile poème est […], c’est d’abord un […], et si c’est un […], parce qu’il concerne tous les […], un[…] est un […]. Donc un poème est un […]. D’où une poétique du traduire est une […]. (66)

31 Ce travail intense du verbe « être » produit, à l’échelle de l’œuvre, une porosité entre unedouzaine de termes, tels que poème, rythme, langage, parole, sujet, sens, éthique, politique,poétique, oralité et continu.

L’épreuve du rythme : le « poème » d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’il dit ? 9

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La réaction en chaîne32 La même dynamique du continu qui fait que les mots se rapprochent ou se joignent parcourt

l’organisation syntaxique de la phrase, portée par les relatives et leur multiplication, sur lemodèle de ces quelques paragraphes, dont, pour les plus longs, nous avons dégagé le tracé,ou pour mieux dire, « la dépense28 » :

(C)

C’est ce que j’appelle le récitatif, par quoi j’entends toute la sémantique sérielle dans le continudu discours, et qui court à travers le récit, qui est l’énoncé. (114)

(D)

Ainsi le poème est […], qui implique […], par quoi j’entends […], et cela seul transforme toute[…] qu’on a du langage, donc aussi de ce que c’est que […]. Et ici, soit on […], soit on […].Ce que j’entends par […]. Contre le grec-chrétien qui […] et qui, théologico-politiquement, […],empêche d’entendre ce qu’il […]. (156 ; 11 lignes)

(E)

Toute la différence entre activité et produit. Que je prends à Humboldt. Et qui fait que la modernitéd’une œuvre n’est pas […] mais […], et par là […]. Ce dont je fais aussitôt la définition del’écriture. Rien à voir avec […], qui […]. (81)

33 Le continu du discours, reconnu, cultivé, affiché par le poème de Meschonnic, c’est aussi,simplement, le discours qui continue, qui sans cesse se relance et repousse le point final. Etquand celui-ci arrive, c’est très souvent l’occasion pour la phrase qui s’achève d’en lancer elle-même une nouvelle, si bien que, de rebond en rebond, malgré les points, ou grâce à eux, leparagraphe fait comme une seule et même phrase qui, de point en point, se recharge en énergie.En l’occurrence, le rythme de rupture se met au service du rythme de continuité. Commeil le fait avec le mot, le poème de Meschonnic s’emploie à lier les paragraphes entre eux29.Dans l’exemple (E), les tournures relatives placées en tête de phrase, trois fois de suite, créentun discours lié qui s’inscrit lui-même dans une forte liaison du paragraphe avec le précédentet avec le suivant par deux autres phrases, au verbe introducteur effacé : [ØC’est] Toute ladifférence entre, [ØCela n’a] Rien à voir avec. On note au passage que par deux fois sur lestrois, le verbe principal de la relative est « faire » (Et qui fait, Ce dont je fais), un « faire » trèsprésent aussi dans cet autre paragraphe où l’enchaînement s’effectue par les relatifs venant entête de phrase et par un Et initial de liaison inter-phrases :

(F)

D’où il apparaît que ceux qui […] ne se rendent pas compte qu’ils […], donc qu’ils n’ont qu’unelinguistique de la langue. Ce qui fait […]. Et comme ils ne […], on peut dire qu’ils ne savent pasce qu’ils font. Et continueront longtemps encore. (131)

34 Comme tout paragraphe, celui-là tire une partie de son sens de la place qu’il prend dans lasérie des paragraphes composant le texte dans son « filage » (108). Réinsérons l’exemple (F)dans un ensemble de huit paragraphes, qui courent sur une page et demie de texte imprimé,jusqu’à la fin du chapitre IX. Nous nous contenterons ici d’en retracer la course et d’indiquer,pour chaque paragraphe, entre crochets, le nombre de lignes :

(G)

Parce que de toute façon le mot n’est pas l’unité du discours mais une unité de la langue. […] [3]

D’où il apparaît que […] [7]

Quant à la confusion […], là aussi il y aurait […] [3]

Retraduire ne change, ne transforme et n’est transformé que dans l’écoute du continu […] [6]

Traduire, quand il s’agit de […] [9]

Une traduction de ce qui ressortit à une poétique suppose que […] [5]

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Retraduire alors transforme […] [6]

Et les textes religieux sont […] [6] (130-132)

35 Parce que, D’où, Quant à, Et ; Retraduire, Traduire, Une traduction, Retraduire : une foisperçus sériellement, les débuts de paragraphe montrent la puissance qu’a la force du continudans le poème de Meschonnic, et quand elle traverse et travaille divers éléments du texte(comme c’est ici le cas) tels que le lexique, la syntaxe, l’enchaînement des paragraphes, elles’en trouve démultipliée.

36 C’est elle qui est nommée, et qui s’exerce, dans cet autre ensemble de huit paragraphes :

(H)

Embibler, c’est donc aussi, paradoxalement, déthéologiser, c’est-à-dire désémiotiser,défrançaiscourantiser ce langage. Qui n’a jamais été du langage courant. Pour retrouver la forcedu continu effacée par le travail des effaçantes, c’est-à-dire des traductions qui courent après lefrançais courant […]. [6]

Il s’agit d’historiciser radicalement le langage […]. [2]

Le problème est un problème poétique, au sens où pour entendre et donner à entendre le faireet la force du dire, et pas seulement le sens de ce qui est dit, il faut retrouver tout le sériel dutexte, l’enchaînement du tout-rythme. La force est porteuse du sens. Le sens, sans la force, c’estle fantôme du langage.

Par la voix, j’entends l’oralité. […] Dans le continu, l’oralité est du corps-langage. […] La voixfait du sujet. Vous fait du sujet. Le sujet se fait dans et par sa voix. [6]

Et cela, assez merveilleusement, […]. [10]

Immédiatement, c’est la théâtralité même de la voix.

Ainsi, le ta‘am est la prophétie du poème dans la voix. […] Au sens où […]. Mettre du poème dansla voix est ce que j’appelle […]. D’où taamiser toutes les langues […]. Embibler, c’est taamiser.[8]

 Et cela, pour tirer […]. C’est-à-dire le discontinu généralisé. [7] (148-150)

37 Les facteurs du continu y sont nombreux. C’est ici la sémantique sérielle des verbes du défaireet de leur interaction avec un Embibler fort de ses italiques et de sa répétition avec majusculequi assure, comme il est écrit dans l’exemple (B), le déclenchement d’un enchaînement. Celui-ci s’effectue aussi à travers une série de quatre adverbes en -ement, polysyllabes voyants endébut de paragraphe (le dernier prend même la majuscule de la phrase) qui, pour « l’œil-oreilledu lecteur30 », font écho au thème de tout ce passage, l’enchaînement (dans l’enchaînementdu tout-rythme). Y jouent encore l’affichage des articulations logiques (notamment doncaussi, Ainsi, Et cela), l’usage (récurrent dans le discours de l’auteur) de la liaison C’est-à-dire, avec majuscule, et, plus généralement, l’abondance des est et des c’est. Le rebond desrelatifs inter-phrases (Qui n’a jamais été, D’où taamiser) et la relance, d’une phrase à l’autre,par une infinitive (Pour retrouver  ; D’où taamiser  ; Et cela, pour tirer) créent égalementdu lien. Notons encore l’emploi du trait d’union (du tout-rythme, du corps-langage) et unerépétition lexicale massive, qui s’appuie parfois sur des jeux de mots (effacées par le travaildes effaçantes, qui courent après le français courant) et qui porte notamment sur le verbe« faire » : La voix fait du sujet. Vous fait du sujet. Le sujet se fait dans et par sa voix. Enfin,la graphie relie l’Embibler initial aux cinq taamiser de l’avant-dernier paragraphe, le derniertaamiser renvoyant explicitement au tout début de l’ensemble : « Embibler, c’est taamiser. »

38 Et ainsi se fait l’ouvrage, par groupes de paragraphes, par zones d’activité textuelle quicorrespondent à autant de « réactions en chaîne », comme le dit lui-même Meschonnic dansune autre réaction en chaîne emblématique du fonctionnement en continu de son poème :

(I)

À partir du moment […]. [2]

Là commence une réaction en chaîne que rien ne peut plus arrêter

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Si la théorie – qui est la réflexion sur l’inconnu – du rythme change, toute la théorie du langagechange. Si la théorie du langage change, toute la vision de la force dans le langage change pourdevenir une écoute. Si l’écoute devient le sens du langage et de la force, alors les pratiques dutraduire aussi changent, ou vont changer, de même que les pratiques de la lecture. Et de l’écriture.

Ainsi […]. [4]

En termes emblématiques, quitte à y revenir, pour penser le langage, il s’agit de passer […], ils’agit de passer […] à la pensée Humboldt, pour qui […]. [6]

Il s’agit donc d’une transformation […] pensée. [2]

Pour mieux reconnaître […]. [3]

De quoi déthéologiser […] la pensée. Déthéologiser aussi […]. Lui reconnaître […]. [3]

Ce travail est un décapage. […] Ici, il s’agit de […]. [3]

Il y a à dénoncer […]. La pratique […]. [4]

Elle détermine […]. [3]

Et j’entends aussi par « défranciser » bousculer […]. [4]

Autrement dit, le travail à penser et à faire est à penser et à faire […], et c’est un travail éthique :mettre […]. [8]

Tout ce décapage […]. [6]

On ne peut pas mieux montrer, sur ce menu exemple, que l’enjeu du poème est […]. [2] (128-129)

39 On retrouve actives ici les mêmes forces de continu que dans l’exemple (H). Notons seulementcomment cette fois la répétition lexicale se combine avec le travail original de la paronomase(notamment dans la suite penser passer passer pensée pensée)  ; comment le détermine oule reconnaître, voire le dénoncer (et le décaper qu’implique Tout ce décapage ?) viennent,entraînés par l’élan sériel, participer à l’interaction des verbes du défaire et du refaire  ;comment « être » et « faire » entrent en équivalence (La voix est du sujet […] La voix fait dusujet). Relevons aussi la présence de « l’infinactif » (Déthéologiser, Lui reconnaître). Et onvoit les tours « activistes », tels que il s’agit de et il y a à, favoriser la continuité par ce qu’ilinjectent d’action supplémentaire dans la réaction en chaîne.

40 Celle-ci court sur quinze paragraphes. Mais le troisième, cité in extenso ci-dessus, en constitueune petite en soi, complète, avec ses trois Si successifs suivis finalement d’un alors prolongéde Et de. Pour celles, très nombreuses, qui courent sur plusieurs paragraphes, c’est la répétitionlexicale qui aide plus que tout à les délimiter dans l’espace-temps du texte. Le rythme derépétition commande en grande partie le découpage en paragraphes, dont la plupart durent,et ne durent que, le temps de se saturer de quelques mots récurrents. Dans l’exemple (H), lesmots les plus répétés, huit fois au moins chacun, sont le verbe entendre31 et les noms voix,langage, sujet, sens ; puis, au moins cinq fois chacun, les verbes dire et faire ainsi que lesnoms français et poème, les mots signe et force étant à égalité, quatre partout. On voit/entendbien sur quoi porte cette réaction en chaîne-là. Tout aussi significative est la distribution desmots répétés ; on s’avise que très souvent c’est la répétition lexicale qui crée les alinéas : deuxfrançais pour le premier ; trois force et quatre sens pour le troisième ; sept sujet, quatre voix ettrois entendre dans le suivant ; trois poème, trois français et cinq taamiser dans le septième,tandis que le huitième et dernier, rassemblant quasiment tous ces mots sans en répéter aucunplus de deux fois, se veut la coda du mouvement, jusqu’au discontinu généralisé auquel aboutitfinalement cette réaction en chaîne qui, elle, a tout fait, avec la force du continu du tout début,pour généraliser le continu. Ainsi fonctionne cet ensemble de paragraphes liés, ce poème dansle poème qui se termine par le discontinu généralisé mais qui produit massivement du continu :c’est d’ailleurs cette production qui en fait le thème, puisqu’il nous y est dit qu’il s’agit deretrouver la force du continu, d’entendre et de donner à entendre le faire et la force du dire,de retrouver le sériel du texte, l’enchaînement du tout-rythme. Et, ici comme ailleurs, la forceest porteuse du sens.

41 Et ce n’est pas seulement pour des ensembles de ce type que la répétition joue un rôle moteurdans la production du continu ; elle est active et rectrice dans toutes les unités textuelles, des

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plus petites à la plus grande. Ainsi, un mot tel que théologico-politique dure, lui aussi, le tempsde se saturer des mêmes sons [t], [l], [o], [i], [k] (sur ses huit phonèmes, seuls trois ne se répètentpas) ; et son suffixe -ique, omniprésent dans la prose de Meschonnic, crée une rime généralisée,en résonance avec son patronyme et sur des milliers de pages, à travers des mots-clés de sonlexique, tels que poétique, critique, éthique, politique, historique (tous présents parmi les titresde ses livres), rythmique, prosodique, théorique, pratique, biblique, (a)théologique – un [ik]qui, dès le titre, fait la liaison entre l’Éthique et le politique de son dernier livre publié. Àl’échelle d’un ouvrage, la répétition se fait volontiers ressassage, assumé par l’auteur : « etj’y reviens sans cesse parce qu’il le faut » (133), « Le poème, je le dis et le redis, parce qu’ilfaut le redire » (150). Des énoncés peuvent se répéter, y compris à des dizaines de pagesd’intervalle  : ainsi, l’enjeu du traduire est de transformer toute la théorie du langage, quifait le titre du chapitre IV et la conclusion du chapitre VI, revient mot pour mot au début duchapitre IX (119). Ils peuvent aussi passer d’un livre à l’autre, à l’instar de quelques noms priset repris dans les titres parus au fil des ans : la poétique (présent dans huit titres), le poème, letraduire, la critique, le langage, la vie, la politique (présents dans deux titres chacun). Cetteintense répétition impose à la lecture la longue durée de l’œuvre ; dans la suite des événementstextuels, elle crée du paradigme et les relais qu’elle établit entre phonèmes, syllabes, phrases,paragraphes, chapitres et volumes donne une telle force au continu qu’il pourra prévaloir surtout rythme de rupture.

42 En ce qui ressemble à « une contradiction constante » (C : 388) aussi « insurmontable » (C :379) que celle pointée chez Saint-John Perse par Henri Meschonnic, le poème de ce dernier dit,avec force, le continu (du langage, de la vie humaine), dans le même temps qu’il s’emploie àproduire du discontinu. Une fois constatée la situation, on peut vouloir l’expliquer. Est-elle dueà un débordement incontrôlé de la guerre épistémologique déclarée au signe ? Ou, à l’inverse,au souci de compenser  trop de belligérance par une intense fabrication de continu ? Ou àl’envie de « brouiller un peu les fausses idées claires » (M, 1990 : 3) pour contrarier le mythed’une clarté française également prise pour cible ? Au goût du risque d’un funambule prêt àvoir jusqu’où la tension peut aller avant que le fil casse ? Au désir de produire un maximumde discontinu pour avoir la joie d’en détruire aussi le plus possible ? Au plaisir qu’il y a àreprésenter le discontinu, à redonner le spectacle tragico-comique du signe-roi, à montrer qu’il« est nu » (168), ce qui permet d’entretenir « un érotisme de la pensée » (ibid.) ? À l’espoird’imiter Soulages et de faire du poème, comme lui le fait de sa peinture, « cette merveille […]où le discontinu se fond dans le continu » (M, 2000 : 173) ?

43 Mais s’il est certain que « le signe casse au poème » (35), que le dualisme ne tient pas devantle continu du sens, l’inverse est exclu, puisque le langage a le continu pour principe même defonctionnement. À ce niveau on ne saurait parler de cohérence ou d’incohérence : la notionn’est pas pertinente, même si le poème cultive le discontinu. Si incohérence il y a, elle ne peutêtre que secondaire et locale, comme chez Meschonnic, quand le poème nie explicitement touteaction polémique en même temps qu’il mobilise une autre partie de ses forces verbales pourse faire batailleur. Mais quand il affirme le primat du rythme comme avènement du sens, etenclenche aussi la dynamique inverse, celle du discontinu, il n’y aucun danger d’incohérence :jamais le poème ne cassera au signe. Le signe est mort ; le poème joue à la guerre. Telle est sa« stratégie du sens » (C : 20). C’est ce jeu qui gêne la lecture, quand le texte tire à hue et à dia.Les rythmes épisodiques de la guerre des savoirs viennent parasiter le poème meschonniciendu continu, mais il n’y a là ni contradiction, ni incohérence, juste une difficulté pour le lecteurà accepter le point de vue du « continu rythmique » (164) généralisé. C’est elle qui rend peut-être moins convaincantes, alors qu’elles sont irréfutables, les preuves du rythme.

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PROUST, Marcel, 1954 [1913], Du côté de chez Swann, in À la recherche du temps perdu, t. I, Paris,Gallimard, La Pléiade.

Notes

1 2 Corinthiens 4. 2 : « manifestation of the truth » ; « en publiant la vérité » (trad. Louis Segond).2 Dans le présent article, les chiffres entre parenthèses utilisés seuls renverront à la pagination d’Éthiqueet politique du traduire. M désignera Meschonnic ; P, Poétique du traduire ; C, Critique du rythme. Dansles citations, c’est toujours l’auteur qui souligne.3 « Le sens se fait dans et par tous les éléments du discours » (C : 70). Et cette « organisation du sensdans le discours », qu’il appelle « le rythme », « peut avoir plus de sens que le sens des mots, ou unautre sens » (ibid.).4 « Poème » au sens meschonnicien de « système de discours » propre à un auteur (54), son « mode designifier » (C : 312) : « Il s’agit de voir, on ne le sait jamais à l’avance, ce que fait un texte et commentil le fait, quand il n’y a que lui à le faire » (Dessons et M, 2003 [1998] : 116).5 Expression due à Anne Bergheaud (2003 : 12).6 Citons défrançaiscourantiser, déchristianiser, désécrire, débondieuser, déthéologiser,déthéologicopolitiser, démétaphoriser, désémiotiser, défranciser, désacadémiser, désidéologiser,désarchéologiser, déshelléniser, désécrire, délatiniser, déplatoniser.7 Citons enrythmer, embibler, encatholiquer ; rerythmiser, rejudaïser, réhébraïser.8 Notons qu’au moins un élément dans chaque série la rend hétérogène (désécrire, pour l’une,encatholiquer et rejudaïser, pour l’autre), affecté qu’il est d’une valeur négative dans le dit deMeschonnic : la paire encatholiquer et rejudaïser renvoie à une théologisation que rejette l’auteur et, à sesyeux, il n’est pire traitement pour un texte que de le désécrire, notamment par une mauvaise traduction.9 Bien qu’il utilise le mot sens dans son usage habituel de « sens lexical », tout en combattant cet emploi :« Le “sens” n’est plus dans les mots, lexicalement » (C : 217), « Contre la réduction courante du “sens”au lexical, la signifiance est de tout le discours » (ibid.).10 « Le langage est […] le théâtre d’un champ de forces » (Novarina, 2006 : 147), « pas du tout unoutil à notre service. […] C’est le théâtre de toutes les forces » (id. : 72). « Le verbe est acteur. Le verbeagit » (id. : 27).11 Elle « consiste à entendre ce qu’on ne sait pas qu’on entend » (97).12 Titre du chapitre XIV, qui renvoie au titre d’un ouvrage précédent d’Henri Meschonnic, 2004, Uncoup de Bible dans la philosophie, Paris, Bayard.13 Expression utilisée par Jean Starobinski dans « Leo Spitzer et la lecture stylistique », in Spitzer, Léo,1970, Études de style, Paris, Gallimard, p. 7-39 : Leo Spitzer, écrit-il, « cherche d’instinct les formesactivées du langage, les domaines où la parole se dramatise ».14 Il sont aussi lancés, moins souvent, par il y a à : « Il y a à sortir du binaire fond-forme » (15), « Il y a[…] à provoquer une crise de signe » (91), « […] il y a à reconnaître une distinction […] » (99).

L’épreuve du rythme : le « poème » d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’il dit ? 14

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15 Le propos est récurrent. On lit aussi, par exemple  : « Mandelstam disait que dans la poésie c’esttoujours la guerre. Il y a aussi, et d’abord, la guerre du langage. D’où la guerre du traduire. Pas seulementà partir du verset biblique. C’est toujours le signe et le poème. Leur guerre » (177).16 Les exemples abondent. Citons, placé à chaque fois en fin de paragraphe : « Contre le grec-chrétienqui pense pour nous » (156), « Contre la régie mondialisée du signe » (149), « La cohérence du continu,contre la cohérence du signe » (80), « C’est là que je situe la guerre du langage, la guerre du signe et dupoème, du continu contre le discontinu » (50).17 Il peut même à la fois ouvrir et fermer un paragraphe, quand celui-ci n’a qu’une phrase : « Contre lerègne actuel et ancien de l’effaçante » (130).18 Par exemple : « En 1970, […] j’appelais mon premier essai Pour la Poétique. / Depuis, sans cesse,j’approfondis ce “pour”. Pour le poème » (133).19 « Je ne comprends pas qu’on ne l’enseigne pas encore dès la maternelle » (P : 141). « On n’a pasencore assez étudié le langage comme théâtre de forces » (Novarina, 2006 : 45).20 Bally, Charles, 1965, Linguistique générale et linguistique française, Berne, Éditions Francke, § 612.21 « L’Europe, c’est le signe » (175). C’est la faute à Platon, explique Meschonnic, notamment dans ledernier chapitre d’Éthique et politique du traduire.22 Tels théologie (67), théologisme (36), théologien (125), théologisation (124), théologiquement (120),le théologico-philologique (157), le théologico-poétique (157), (le) théologico-politique (adjectif, 36 ;nom, 100), théologico-rhétorique (147), théologico-politique (134), théologico-mythologique (105),théologico-politiquement (134).23 Tels déthéologiser (67), déthéologicopolitiser (36), déthéologisation (36), athéologiquement (67),athéologie (68), (l’)athéologique (adjectif, 160 ; nom, 28).24 « La preuve est dans le rythme » (M, 2004 : 17).25 Sur le seul thème de la traduction, on trouve notamment la traduction-rythme et le traduire-rythme(142), le traduire-écrire (80), le traduire-langue et la traduction-signe (177), le traduire-signe et letraduire-poème (176).26 De même, pour Novarina, « les mots n’ont pas de sens à l’arrêt mais seulement par leurs positionsdans un champ de force » (Novarina, 2006 : 68), et le dramaturge britannique Edward Bond regrettequand, chez un traducteur de théâtre, «  les mots viennent se substituer à l’énergie de la réplique : lemot – surtout s’il s’agit du mot-clé de la phrase – domine la structure de la réplique au lieu d’être lerésultat de sa dynamique structurelle » (Bond, 2000 : 105). La remarque nous paraît valoir pour toutetraduction littéraire.27 On ne s’étonne pas de lire à la fois « Le rythme est le sens » (M, 2000 : 173) et « le rythme qui faitle sens » (98).28 Il faut « replacer les mots dans leur dépense, leur marche, leur chemin » (Novarina, 2006 : 26).29 Sur les liaisons entre paragraphes, nous renvoyons à l’étude pionnière de Claude Charreyre, 2008,« Relations prédicatives non saturées et liaisons inter-paragraphes en anglais », Cahiers Charles V n° 44, p. 178-197.30 Expression empruntée à Jacques Roubaud, 2000, « Parler pour les “idiots” : Sébastien Chasteillonet le problème de la traduction », in Seizièmes Assises de la traduction littéraire (Arles 1999), Arles,Actes Sud, p. 33.31 On peut se demander, du point de vue du poème perçu comme dynamique, si entendre n’entre pas,malicieusement, dans la série des verbes à préfixe en-/em- ; c’est dans la mesure où le discours est orientédans un sens, vers lequel il tend, qu’il se fait entendre.

Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Richard, « L’épreuve du rythme : le « poème » d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’il dit ? »,Palimpsestes [En ligne], 23 | 2010, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 05 juillet 2015. URL :http://palimpsestes.revues.org/441 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.441

Référence papier

Jean-Pierre Richard, « L’épreuve du rythme : le « poème » d’Henri Meschonnic fait-il ce qu’ildit ? », Palimpsestes, 23 | 2010, 17-39.

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À propos de l’auteur

Jean-Pierre RichardJean-Pierre Richard a traduit des romanciers de l’Afrique australe (Miriam Tlali, Alex La Guma,Adam Shafi, Chenjerai Hove, Njabulo Ndebele…), ainsi que du théâtre anglophone (Shakespeare,Suzan-Lori Parks, Woody Allen, Sebastian Barry, Kari Mainwaring…). Il a dirigé le n° 44 des CahiersCharles V, La traduction littéraire ou la remise en jeu du sens (Université Paris-Diderot – Paris 7,2008)

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Résumés

 Il arrive qu’un discours (ou « poème », pour reprendre le mot de Meschonnic) ne fasse pasce qu’il dit. C’est le cas chez Saint-John Perse, à en croire Henri Meschonnic. Et chez luiqu’en est-il ? L’écoute de ce que fait son poème (notamment le dernier essai publié de sonvivant, Éthique et politique du traduire) invite à poser doublement la question de sa cohérence.Alors même que la force verbale, dont l’organisation fait le poème, est déplacée sur le terrainépistémologique en appui à une guerre contre le dualisme régnant, il nous est dit que le discoursn’a rien de polémique, ce qui n’est guère cohérent. Et alors que le poème a comme grandthème le continu du sens (tant dans le langage que dans la société), libre cours y est laissé à uneforce du discontinu qui vient contrarier celle du continu. En réalité, la cohérence du poème nesaurait en être menacée, puisque le continu du sens est un principe de fonctionnement, contrelequel aucune discontinuité ne peut rien. Ici la notion de cohérence n’est même plus pertinente.Tout au plus peut-on parler d’une difficulté de lecture, proportionnelle au désir qui traversele poème de jouer ainsi à la guerre. What a literary discourse (a “poem” in Henri Meschonnic’s parlance) does may be at variancewith what it says. Saint-John Perse’s poetry is a case in point, according to Meschonnic.Does his own writing prove more coherent? When examining what it does (especially his lastpublished work, Éthique et politique du traduire), doubts are raised on two counts. First, theword force (Cicero’s vis verborum) at work in the poem is pressed into support of a war againstdualism, even as any polemical dimension to the move is flatly denied; this could indeed beviewed as somewhat incoherent. Also free rein is given to disrupting tactics, even thoughcontinuity both in language and in society at large is its main theme. Here any incoherenceshould be ruled out, though: no amount of disruption will ever endanger continuity (as opposedto dualism) as the one and only principle in the making of meaning. By such conflictingdynamics, reading Meschonnic’s poem is only made more difficult when it plays at war whileall along praising continuity.

Entrées d’index

Mots-clés : traduire, discours, cohérence, continu, discontinu, rythmeKeywords : translate, discourse, coherence, continuous, discontinuous, rhythm