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1 Serge Martin Rythmes amoureux Corps, langage, poème

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Serge Martin

Rythmes amoureux

Corps, langage, poème

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Rythmes amoureux

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La poésie est le plus fort système de liens.

Henri Meschonnic

Cet ouvrage vient à la suite de L’Amour en fragments et de Langage et relation1. Ces deux ouvrages observaient les théories relationnelles. Ils constataient qu’il ne suffit pas de prendre en compte le langage et que les « tournants linguistiques » s’achèvent généralement hors langage. Le test majeur de ces « rebroussements » consistait à observer ce que les théories critiques relationnelles font de la relation dans les œuvres de langage. Il s’avère que le plus souvent la critique littéraire, la linguistique, la phénoménologie, l’esthétique et bien d’autres approches qui se disent attentives au langage, proposent une relation critique sans une critique de la relation dans et par le langage.

Aussi, il semble qu’en cherchant au plus près l’articulation d’une critique de la relation et d’une critique des œuvres qui font le plus la relation – en l’occurrence les poèmes dits d’amour –, il soit possible d’éviter de tels rebroussements. Ce qui demande de reconsidérer les meilleures théories relationnelles, du moins de ne pas perdre l’attention que toutes les théories relationnelles disent porter au langage. Le gain d’une telle approche critique serait double. Elle donnerait à l’ambition relationnelle des théories critiques soucieuses du langage, une perspective anthropologique qui confère au langage comme activité de subjectivation le rôle d’interprétant qui lui revient. Elle sortirait l’intérêt pour les œuvres de langage des catégories réductrices et séparatrices traditionnelles (œuvres vs. documents) pour les considérer comme les plus puissants opérateurs de transformation de formes de vie en formes de langage et de formes de langage en formes de vie. Avec un peu d’humour, on ne parlera donc plus de « poèmes d’amour » mais de poèmes qui font l’amour, plus qu’ils ne le disent puisqu’ils l’inventent.

Après avoir opéré la critique des pensées substantialistes qui entretiennent le dualisme (le même et l’autre, la présence et l’absence, l’ordinaire et la fête, etc.), cet ouvrage engage la réflexion critique dans les mouvements des rythmes relationnels subjectifs dans et par le langage. Des « signifiants relation » toujours spécifiques sont mis en mouvement par les poèmes-relations. Ils font toute la valeur d’un sujet relation qui passe dans et par du corps-langage. C’est à ce critère d’une physique voire d’une érotique qu’on peut non seulement mesurer l’intensité amoureuse et donc relationnelle, mais également, et c’est décisif, engager la définition et la valeur de ce qui est toujours en cours, toujours en relation puisque le langage et l’amour ne s’arrêtent jamais en chemin.

L’ouvrage prend appui sur un corpus importants de textes dits poétiques de ces trente dernières années. Connus et inconnus, majeurs et mineurs, poètes et œuvres permettent de mettre à jour des subjectivations toujours singulières (individuelles et/ou collectives ; culturelles et/ou personnelles) de ce qu’on a l’habitude de désigner comme de l’amour, c’est-à-dire de la relation au plus haut point. Alors peuvent être reconsidérées des dichotomies comme celles du lyrisme et du formalisme, de la poésie et de la chanson, de la vie et de la littérature aujourd’hui, au cœur des vies et des expériences c’est-à-dire au cœur du langage. Non seulement ce qui s’y dit mais surtout ce qui s’y fait. Parce que c’est ce dernier point de vue qui intéresse la poétique comme critique de l’individu et de la société par la critique du langage. L’enjeu est bien celui du défi que fait le sujet amoureux à une théorie du langage. Ce sujet amoureux qui ne cesse de faire la une des magazines, de jouer le premier rôle dans les romans et, dit-on, mais l’ouvrage le conteste fortement, de répondre absent dans les poèmes… On peut alors considérer que le défi du sujet amoureux c’est aussi le défi du sujet du langage : penser la relation dans et par le langage. En fin de compte, cet ouvrage aurait-il seulement contribué à une anthropologie radicalement historique du langage qu’il aurait par là-même indiqué la condition d’une pensée de la relation et donc de la relation amoureuse, de ses rythmes infinis.

1 L’Amour en fragments. De la relation critique à la critique de la relation (2004, Artois Presses Université, collection « Manières de critiquer ») et Langage et relation, Poétique de l’amour (2005, L’Harmattan, collection « Anthropologie du monde occidental »)

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Cet ouvrage comme les deux livres qui le précèdent ont été engagés avec l’aventure des poèmes, de Ta Résonance à Ma Retenue2.

2 Le premier aux éditions Océanes en 2003 et le second aux éditions Comp’act/La Polygraphe en 2005, sous le nom de Serge Ritman, donc. Il faut depuis lors adjoindre à ces deux livres de poèmes, en 2007, Eclairs d’œil aux éditions Tarabuste et A l’heure de tes naissances à l’Atelier du grand tétras, ainsi que Claire la nuit chez ce dernier éditeur en 2011, et encore Ton nom dans mon oui chez publie.net en 2010. Un plus gros livre vient clore ce cycle en 2013 chez Tarabuste : Tu pars, je vacille.

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CHAPITRE 1

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CHAPITRE 1 - INTRODUCTION : L’AMOUR PAR LES POEMES 1. Vers le récitatif amoureux du corps-langage

Cette recherche vise une théorie du langage. Elle ne peut se faire dans un premier temps que très empiriquement dans le cadre d’une théorie de l’art et de la société : une poétique de la relation amoureuse en lisant la poésie contemporaine. Ce qui demande de rendre explicites les éléments d’une théorie du langage dont toute la systématicité ne peut s’envisager qu’anthropologiquement. Auparavant il faut chercher à montrer comment « la poésie est le plus fort système de liens », pour reprendre la remarque d’Henri Meschonnic3 réagissant aux représentations qui mettent souvent le poème dans la juxtaposition quand la prose serait dans la concaténation. Aussi, il faut mettre l’accent sur la théorie critique de la poésie en ouvrant progressivement celle-ci à la critique de la société par la critique de la relation amoureuse. C’est pourquoi la dimension active des discours amoureux qu’engagent les poèmes doit être privilégiée afin justement de ne pas dissocier ce qui est indissociable : manières de dire et de faire l’amour. Cette activité des poèmes est forcément multiple puisque la diversité des poèmes et des expériences qu’ils constituent s’ajoute à la multiplicité interne des formes de vie et des formes de langage qu’ils offrent parce qu’ils s’affichent relation et donc dialogue, échange, passage. Une telle progression ne pourra être qu’artificielle puisque les cinq modes d’activités retenus seront à considérer dans leur congruence même.

Énoncer, incorporer, se rapprocher, correspondre et emmêler constitueront, pour cette recherche, les mouvements emblématiques de la relation dans et par le langage que les poèmes lancent et relancent dans tout le langage et dans le tout du langage. Cela permettra de reconnaître ce qui compte le plus pour augmenter cette attention à l’activité relationnelle : non l’exhibition d’unités formelles, thématiques ou procédurales qui initieraient une grammaire poétique de la relation amoureuse, voire une rhétorique de la poésie amoureuse contemporaine, mais plutôt la tenue, dans la lecture des textes poétiques et au-delà, de l’écoute du langage par la recherche du continu discursif de l’activité relationnelle qui est à son principe. La relation amoureuse dans et par le langage serait justement l’activité de ce continu discursif dont aucune unité ne peut rendre compte. Cela demande de chercher ce qui maximalise la relation amoureuse dans et par le poème : cette maximalisation de la relation faisant l’intensification du poème et inversement. De ce point de vue, les cinq modes d’activités mis en valeur constituent plus des opérateurs de cette maximalisation que des cadres normatifs ou régulateurs dont on pourrait déduire des effets attendus intégrables dans des modèles de compréhension. Ces opérateurs seront alors les leviers d’une critique des notions généralement convoquées pour une interaction mêlant l’approche poétique et l’étude de la relation amoureuse : personnes, corps, phrasés, mouvements et voix. Ces cinq domaines notionnels permettront de reconsidérer la subjectivation à l’œuvre dans la relation poétique amoureuse. L’intersubjectivité, l’érotisme, le phrasé amoureux, les mouvements de l’amour et la nudité vocale constitueront cinq approches du discours amoureux des poèmes afin d’entendre ce qui cherche à s’y faire entendre : le passage d’un sujet qui est entièrement passage et intensément subjectif, un sujet du « faire l’amour » dans et par le langage.

Il n’y a pas à établir une nouvelle grammaire du poème et de l’amour mais à chercher une critique de la relation qui aiguise le plus possible l’attention au corps-langage. Tout ce qui du corps ne se constitue que dans et par le langage, tout ce qui dans et par le langage permet de constituer un corps. Ce corps ici et maintenant. Il ne s’agit pas de métaphoriser, de traduire la relation en métaphores corporelles. Il s’agit de saisir, au plus près de l’activité discursive, ce que fait un corps dans et par le langage. Pour repartir précisément de Spinoza comme pensée-écriture. Une activité érotique non par essence mais par l’érotisation de tout le langage. Parce que justement le langage n’est alors plus que du corps : une saisie amoureuse de la relation, une incorporation relationnelle, un corps-relation. Prendre comme hypothèse le constat que ni la biologie, ni la psychologie, ni la sociologie, ni la philosophie n’ont à ce jour rendu compte de

3. H. Meschonnic, Pour la poétique, II, Gallimard, 1974, p. 401.

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INTRODUCTION

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cette activité dans sa pluralité et dans sa dimension constitutive d’activité de part en part langagière. Un tel corps est un continent inconnu, une terra incognita. Il ne s’agit pas de la déchiffrer, de la cartographier, de la coloniser, mais seulement d’en faire un orient, une utopie et de partir de en dehors de ce que quiconque connaît bien par les poèmes, par la relation langagière devenant poème,

Sans plus attendre, on peut percevoir avec un poème ce que je tente difficilement pour l’instant de suggérer. Je tente de lire un poème qui d’emblée affiche cette incorporation relationnelle sans pour autant dire qu’il s’agit d’amour, même si l’inscription dans la grande tradition du poème amoureux y est toutefois explicitée. C’est justement la manière dont celle-ci apparaît qui permettra de montrer que l’enjeu est bien plus important que cette seule inscription. Inventer un poème amoureux c’est trouver sa voix qui est peut-être la voix de la relation elle-même, c’est-à-dire l’histoire de cette voix, de sa tenue qui ne peut-être qu’unique dans le travail d’une spécificité. S’y engagent une historicité et une oralité sans cesse actives. Le récitatif de cette voix rejoue à chaque diction cette incomparabilité même. Une allégorie de ma propre recherche. La relation : une voix dans l’intervalle

Il y aurait un paradoxe à lire les poèmes de Jacques Réda (né en 1929) en ouverture à ce livre consacré à « la poésie amoureuse », ainsi qu’il est convenu de la dénommer parce qu’elle parlerait d’amour. Mais, l’intérêt va plus ici à ce qui fait l’amour dans et par le langage qu’à ce qui le dit voire le proclame : si la poétique peut partir de ce que disent les poèmes, elle doit surtout s’obliger à suivre ce qu’ils font. En cela il n’y a pas de poème avant le poème, pas plus qu’il n’y a d’amour avant l’amour, ou alors cela ne concerne pas vraiment ce qu’ils font au moment où ils le font. De ce point de vue, Réda nous fait participer à une « lente approche du ciel » et possiblement du septième ciel… Je reprends ici le titre de la troisième partie sur les quatre que comporte le premier livre de Réda, Amen4. « Lente approche du ciel » est aussi le titre d’un poème dont voici les derniers vers :

Ô juste courbure du ciel, tu réponds à nos cœurs Qui parfois sont limpides. Alors, Celle qui marche à pas légers derrière chaque haie S’approche ; elle est l’approche incessante de l’étendue, Et sa douceur va nous saisir. Mais nous pouvons attendre, Ici, dans la clarté qui déjà nous unit, enveloppés De notre vie ainsi que d’une éblouissante fourrure. (p. 48) Ces sept vers concentrent exemplairement les valeurs de ce livre de Réda. On y lit la

première occurrence d’une formule qui donnera le titre d’un livre, Celle qui vient à pas légers5 : cette allégorie de la poésie est beaucoup plus qu’une figure constituée ou, ici, en cours de constitution, c’est une manière très singulière de suggérer que la fin du poème est son moyen, le meilleur de ses moyens, celui qui fait la relation. De la réponse à l’appel, c’est bien une « approche » qui entretient une attente dans une union toujours en cours : saisissement et enveloppement. La lenteur est certainement la première valeur de la relation chez Réda : valeur qui se décline doublement par le ralentissement et par le prolongement. Le poème de Réda est une écoute au plus près de la venue de ce qui est le plus léger, le plus imperceptible, au plus près de ce qu’on a pu hâtivement taxer de réalisme alors même qu’il s’agit de « notre vie ». Réda, nous le verrons, s’il approche de plus près le réel pour certainement rendre plus modestes les prétentions de certains poètes quant à la poésie, leur poésie, n’abandonne pas l’ambition démesurée d’une telle expérience de vie : un incessant travail sur soi, sur son langage afin que les deux se fondent « ainsi qu’une éblouissante fourrure » que seule la lenteur peut faire voir ou sentir.

Cette lenteur est un rythme de la relation qui cherche à entendre « la voix dans l’intervalle » :

4. J. Réda, Amen (1968), Récitatif (1970), La tourne (1975), Gallimard, « Poésie », 1988. Dorénavant les références vont à ce livre. 5. J. Réda, Celle qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1985.

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CHAPITRE 1

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LA VOIX DANS L’INTERVALLE Peut-être devons-nous parler encore un peu plus bas, De sorte que nos voix soient un abri pour le silence ; Ne rien dire de plus que l’herbe en sa croissance Et la ruche du sable sous le vent. L’intervalle qui reste à nommer s’enténèbre, ainsi Que le gué traversé par les rayons du soir, quand le courant Monte jusqu’à la face en extase des arbres. (Et déjà dans le bois l’obscur a tendu ses collets, Les chemins égarés qui reviennent s’étranglent.) Parler plus bas, sous la mélancolie et la colère, Et même sans espoir d’être mieux entendus, si vraiment Avec l’herbe et le vent nos voix peuvent donner asile Au silence qui les consacre à son tour, imitant Ce retrait du couchant comme un long baiser sur nos lèvres. (p. 19) Ce poème qui clôt la première section, « Langue étrangère », du premier livre, Amen, est

peut-être un sonnet : un quatrain initial propose un univers de pensée en posant une hypothèse qui s’inscrit dans une « petite cosmogonie » aux dimensions pourtant infinies. L’hypothèse s’inscrit dans une pensée ininterrompue : dialogue intérieur sur le langage et, plus précisément, visant une éthique du langage qui associerait une éthique de la parole (« parler encore un peu plus bas ») et une éthique de l’altérité (« que nos voix soient un abri pour le silence »). Cette éthique ne viendrait que dans un rapport à l’univers où s’entendrait certainement l’écho d’une conception phénoménologique de la relation langagière : de « l’abri » à « l’asile », les éléments du monde ici réduits à « l’herbe » et au « vent », seront « consacrés » par une parole emplie de silence, par un sujet comme en retrait, par une défection du langage à laquelle nous ont accoutumé bien des philosophes et des poètes. Mais nous aurions alors abandonné ce mouvement qui fait plus la suggestion que la nomination, alors même que celle-ci est plus moralement qu’éthiquement exigée conformément au programme phénoménologique. Ce qui, chez Réda, fait échouer et même abandonner ce programme d’une phénoménologie de la nomination et de la défection langagière, c’est justement l’égarement dans l’écoute du poème et donc dans l’approfondissement de la relation par le langage.

Le sonnet fait seulement deux parties égales que la coordination (« Et déjà ») relance de l’autre côté du « gué » : cet « intervalle » vers lequel d’abord il « monte » puis redescend pour « parler plus bas » en perdant tout « espoir d’être mieux entendus ». La relance est aussi la lancée du poème dans le registre de la modestie, du retrait de toute maîtrise : la parenthèse réitère le « peut-être » initial. C’est qu’il s’agit d’écouter, sous les passions qu’on entend toujours d’abord (« la mélancolie et la colère »), la relation que ne cesse de faire « la voix dans l’intervalle ». Le syntagme « retrait du couchant » fait doublement valeur : le « couchant » est déjà retrait, du jour, du soleil, de ses « rayons », aussi le « retrait du couchant » conteste la vieille imitation de tout retrait qu’est le coucher du soleil pour ainsi perdre tout critère du retrait, tout poétisme dans le poème même. Ce retrait du retrait est peut-être, c’est mon hypothèse, une réponse du poème à l’assignation phénoménologique qui oblige à placer l’éthique du langage dans une réduction du sujet à son site (« bois obscur » ou « chemins égarés ») : l’expansion infinie très baudelairienne du « baiser sur nos lèvres » viendrait signaler une nouvelle affection plus qu’une affectation, un silence plein de langage, une voix amoureuse. Alors ce « parler plus bas » qui faisait l’hypothèse n’est pas une défection langagière mais un « encore » qui tient « comme un long baiser sur nos lèvres », comme une relation prolongée, une voix tenue. Le récitatif : une relation en acte

Je ne peux me contenter de ce qui apparaît, pour l’instant, extrêmement conjectural. Il me faut montrer ce qui certainement est décisif dans l’engagement relationnel des poèmes de Réda : la tenue dans le poème long d’une voix toute entière tendue pour rejoindre « celle qui marche à pas légers ». Ce poème vient dans le second livre de Réda comme sa quatrième section–la cinquième et dernière section ne comporte qu’un poème, « Transfert », dont le dernier vers fait

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INTRODUCTION

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significativement une leçon de l’expérience d’Orphée : « je m’en vais sans tourner la tête, car on m’attend » (p. 145)–et lui donne son titre : Récitatif6.

Lisons d’abord ce titre au sens le plus courant du terme, en empruntant par exemple au Petit Larousse (1995) :

RÉCITATIF n.m. MUS. Dans l’opéra, l’oratorio ou la cantate, fragment narratif dont la déclamation chantée se rapproche du langage parlé, et qui est soutenu par un accompagnement très léger. SYN. (VX) : récit.

Si la déclamation est forcément emphatique, dans le « récitatif » elle fait preuve d’une sorte de « véhémence » ne serait-ce que dans la tonalité insistante des appels répétés à l’écoute de l’interlocuteur. Je me propose de montrer les tensions qui font advenir ce « récitatif » comme tenue d’une voix sur tout l’intervalle de la relation : tenue qui est à la fois une poétique et une éthique de la relation.

Ce chant en trois parties s’inscrit dans la tradition orphique. De ce point de vue, le titre est une évocation de l’Orfeo de Monteverdi. Il s’inscrit dans la longue tradition poétique qui prolonge le mythe d’Orphée, et plus précisément il emprunte au mythe tel que le lit Maurice Blanchot7 :

Quand Orphée descend vers Eurydice, l’art est la puissance par laquelle s’ouvre la nuit. La nuit, par la force de l’art, l’accueille, devient l’intimité accueillante, l’entente et l’accord de la première nuit. Mais c’est vers Eurydice qu’Orphée est descendu : Eurydice est, pour lui, l’extrême que l’art puisse atteindre, elle est, sous un nom qui la dissimule et sous un voile qui la couvre, le point profondément obscur vers lequel l’art, le désir et la mort, la nuit semblent tendre. Elle est l’instant où l’essence de la nuit s’approche comme l’autre nuit.

Ce « point », l’œuvre d’Orphée ne consiste pas cependant à en assurer l’approche en descendant vers la profondeur. Son œuvre c’est de le ramener au jour et de lui donner, dans le jour, forme, figure et réalité. […]

La profondeur ne se livre pas en face, elle ne se révèle qu’en se dissimulant dans l’œuvre. Réponse capitale, inexorable. Mais le mythe ne montre pas moins que le destin d’Orphée est aussi de ne pas se soumettre à cette loi dernière,–et, certes, en se tournant vers Eurydice, Orphée ruine l’œuvre, l’œuvre immédiatement se défait, et Eurydice se retourne en l’ombre ; l’essence de la nuit sous son regard, se révèle comme l’inessentiel. Ainsi trahit-il l’œuvre et Eurydice et la nuit. Mais ne pas se tourner vers Eurydice, ce ne serait pas moins trahir, être infidèle à la force sans mesure et sans prudence de son mouvement, qui ne veut pas Eurydice dans sa vérité diurne et dans son agrément quotidien, qui la veut dans son obscurité nocturne, dans son éloignement, avec son corps fermé et son visage scellé, qui veut la voir, non quand elle est invisible, et non comme l’intimité d’une vie familière, mais comme l’étrangeté de ce qui exclut toute intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de sa mort.

Nous pourrions nous contenter de cette lecture du mythe et considérer le poème de Réda comme une écriture de cette lecture de Blanchot. Mais nous n’entendrions plus le récitatif et en resterions au seul récit. Le lamento a aussi des accents nervaliens dont on trouvera séparée l’attaque dans la troisième partie (p. 140) : « Je suis le Ténébreux,–le Veuf,–l’Inconsolé, / Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie » devient « le Séparé, l’Obscur, le Lourd, l’Inerte, le Tué, le Doux qui s’abandonne et se clôt froidement dans l’espace de la muette » (p. 133). Cette dispersion des membra disjecta d’Orphée ne concerne pas seulement son identité nominale, elle est physique (« poignets », « genoux » et « yeux », p. 136) et met « la voix » en « débris » (p. 137). Cependant cette expérience de la séparation, de la dispersion, de la disparition même, constitue le passage obligé, blanchotien dirais-je, pour que le chant se fasse récitatif, le poème résonance.

Cette « autopsychographie », comme dit André Guyaux de l’œuvre de Rimbaud8, remonte le fleuve de l’oubli ou descend celui de la mémoire : voix-« navire » (p. 139) dont la « soufflerie » (ibid.) ne tient qu’à un fil : son récitatif. Ce fil importe plus que l’origine ou le destin qui le tendent, plus que les références obligées, les lectures d’époque–celle de Blanchot venant ici organiser le paysage intellectuel et imaginaire du poète. C’est un appel qui est un dernier appel : « adieu ». Quel est le sens de cet abandon ?

6. J. Réda, op. cit., p. 129 à 142 [j’indique plus bas les changements de page dans l’édition utilisée]. 7. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955. 8. Voir l’article « Rimbaud » dans M. Jarrety (éd.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2001, p. 694. Il s’agit d’ « Une Saison en enfer ». La même thèse est défendue dans Poétique du fragment. Essai sur les « Illuminations » de Rimbaud, Neuchâtel, La Baconnière, 1985.

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CHAPITRE 1

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Cet abandon est en premier lieu une non-maîtrise : « je voudrais que vous m’écoutiez–sans savoir si je parle. / Aucune certitude. Aucun contrôle. » (p. 129). C’est le mouvement de la parole qui se fait accueil de l’inconnu, du nouveau, de l’inédit jusque dans « la langue » : « quelque chose qui n’a pas de nom dans la langue que j’ai connue » (ibid.). Henri Meschonnic a signalé que l’objet de la poétique est justement chez Aristote ce qui est « sans nom jusqu’à maintenant »–anônumos tunkhanei ousa mekhri tou nun9. Il y a au principe de ce mouvement une désidentification (« ce n’est presque plus moi qui parle », p. 130), voire une « exténuation » (ibid.). Parce que justement le mouvement est de subjectivation totale, il peut tout perdre, même « la solitude » pour (re)trouver non une présence, un absolu aussi statique que l’absence, mais « rien / qu’un nom, sous le vôtre affaibli » (p. 132). Il ne s’agit pas seulement de nommer mais d’appeler, d’insister, pas seulement de dire mais de faire la relation : « Et ce nom je pouvais l’épeler comme on insiste au téléphone quand personne ne répond plus » (p. 133). Cette « exténuation » qui pourrait achever la relation est au contraire un moyen de la relance : « Écoutez-moi pourtant ». Relance d’une subjectivation explicite qui demande la lenteur d’une énonciation entièrement dans son énonciation : « quelqu’un doucement en chemin vers le plus-personne dit je » (p. 134). Ce délaissement (trois fois le verbe « laisser » à la ligne suivante) est un abandon au mouvement même du récitatif se constituant récitatif : parole en mouvement relationnel.

Aussi, avant tout, ce récitatif est une « recherche » de la deuxième personne : « ces mots qui vous recherchent » (p. 130). S’agit-il d’une remémoration ? Peut-être, puisqu’il y a bien eu un « passage » de « l’autre côté » (ibid.). Du Léthé ? Le « récitatif » est un « passage » : s’il y a mort, elle est prise dans la vie. Cri vital, par exemple quand les trois « si » qui en fin de ligne lancent des suppositions vitales s’accumulant pour faire un pari sur un corps de vie emprunté à l’autre (« chaleur de votre corps » ; « amalgame de glandes » ; « réalité organique de votre cœur »).

Ou si je vous aimais encore ; si tant soit peu j’avais autrefois poussé dans la chaleur de votre corps quelques racines ; si j’avais pu acquérir le savoir qu’enseigne la limite de l’autre illimité soudain dans son amalgame de glandes ; si j’avais fait mon creux dans la réalité organique de votre cœur où le sang pompé noir jaillit avec l’allégresse du pourpre–(p. 131) L’adresse est réitérée et toujours adresse à l’adresse même : incertitude sur l’interlocuteur

ou plutôt refus d’identifier, dans l’arrêt d’un nom, celle qui est sommée d’écouter, de répondre. Et si la nomination peut être envisagée c’est « en grand tremblement de tout l’être » (p. 135).

Le récitatif est une constante relance qui ne cesse de travailler à sa perpétuation : les « et » lançants, à la manière biblique, s’accompagnent d’un « encore » qui non seulement demande que cela continue mais aussi que cela ne cesse. Le récitatif fait alors un recommencement proche de la reprise au sens de Kierkegaard. Le préfixe de la répétition se diffuse afin qu’on l’entende partout : « quand tout l’obscur remue / et remonte pour respirer » (p. 136, je souligne).

Cette relance est au bord du psittacisme ainsi que le début de la troisième section le montrerait :

On m’appelle. On me tire. Adieu. N’écoutez plus. Ma voix […] (p. 138) La « voix » se reprend comme un disque éraillé. Une possible raucité de la voix qui la

rendrait encore plus fragile, au bord de l’extinction, fait surtout entendre une voix sous la voix, un enroulement de voix autant qu’un enrouement. Le passage ouvre justement à l’évocation d’une des trois Parques –certainement Morta : « la fileuse qui défile / et retrame le fil » (p. 139).

9. H. Meschonnic, « Le sujet comme récitatif ou le continu du langage » dans D. Rabaté et alii (dir.), Le Sujet lyrique en question, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, Modernités 8, 1996, p. 15.

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INTRODUCTION

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Le psittacisme se poursuit dans la partie suivante quand, sur quatre lignes, la reprise du dernier mot de la ligne comme premier de la ligne suivante est systématique (« des barques par l’extrémité du fil qui vibre encore / un peu vers la harpe du jour tirées / tirées entre les berges / les berges englouties / engloutis les roseaux et la face de l’estuaire », p. 139) : va-et-vient du mouvement qui, dans son ressassement même, dessine un « sourire pincé sur sa pauvre énigme » (ibid.).

La répétition est au bord d’un « emportement mécanique » (p. 140) mais, comme dans le cinéma dont la dernière séquence fait le comparant de tout le récitatif, elle produit le rythme d’un sujet (Je suis, ibid.) qui ne cesse de réapparaître « comme en boucle au ralenti » (p. 140)–l’expression prise elle-même dans une réitération des réitérations (« se figent de nouveau hors des cercles de cercles où / toujours de nouveau » et « Dante / reçoit le reçoit le premier salut de Béatrice », ibid.) où le geste et la geste dantesques sont repris en tant que commencements absolus, s’il était possible. C’est justement là que le récitatif apporte une solution non logique puisque de ce point de vue il n’y en aurait pas, mais poétique et éthique à la fois : le ralentissement en boucle est un creusement de l’écoute qui la fait toujours neuve, toujours première. Le salut de Béatrice est alors toujours premier parce que le poème est l’accueil de « celle qui vient à pas légers » dans et par son récitatif même.

Le récitatif est un prolongement de l’hésitation, du doute, de la recherche qui creuse son problème, son écoute : les « peut-être » ne cessent de modaliser les affirmations pour que l’incertitude maintienne le fil tendu du récitatif. Les reprises sont des recherches qui cherchent autant à tenir l’écoute qu’à mieux dire : le narrateur avoue sa demande : « égarez-moi ». S’il égare son interlocutrice, il est autant égaré par elle : n’est-elle pas « l’égareuse » (p. 136). Cette incertitude est surtout tenue par les déplacements d’accents que les lignes viennent opérer dans la syntaxe argumentative : les rejets ou contre-rejets ne défont pas les liens logiques mais en ajoutent, du moins font entendre plusieurs logiques qui tressent le discours : le contre-rejet de la première ligne pose que l’exigence éthique (« Je dois / vous parler », p. 129) est la contrepartie de la demande insistante (« Écoutez-moi. », ibid.) ; le rejet de la cinquième ligne (« Essayez, si je crie, / de comprendre : celui qui parle », ibid.) permet de donner une valeur transitive au comprendre qui syntaxiquement se présente comme intransitif : et cette transitivité est toute relationnelle car il ne s’agit pas de comprendre quelque chose mais quelqu’un (« celui qui ») ; page suivante (p. 130), relevons, pour l’exemple, ce rejet (« ce que je vous disais. Ah oui, ») qui permet de lire aussi avec la valeur intransitive la ligne précédente (« je ne sais plus ») lui conférant la valeur d’une déclaration absolue de non-savoir très proche d’un Jean de la Croix ; de la même façon, le contre rejet exclamatif peut être lu comme un contenu du dire qui alors est entièrement dans ce cri d’accueil de l’acquiescement (« Ah oui »), là encore non sans évoquer celui des mystiques dans l’extase–les trois lignes suivantes confirment cette suggestion puisqu’elles ajoutent à la souffrance (« si je souffrais ») et à la peur (« si j’avais peur »), l’amour (« si je vous aimais encore ») comme recherche dans et par le langage, devenu éperdu (« ces mots qui vous recherchent, / qui rôdent jour et nuit »).

Le récitatif est parole donnée. Celle-ci est, justement parce que la parole engage, une subjectivation complète, don absolu : « je serai la nourriture insubstantielle de ses lèvres » (p. 135). Cette parole qui appelle est une demande de transsubstantiation : elle est le sujet même puis, réénoncée, nourriture et donc trans-sujet, passage d’un sujet à l’autre. La relation apparaît alors comme une incorporation double : la subjectivation langagière transforme un sujet en parole puis cette parole en nourriture. Le récitatif est, de ce point de vue et en reprenant le titre d’un film de Jean-Luc Moulet, Anatomie d’un repas. Si l’évocation religieuse est explicite (« je priais », p. 136) c’est en mêlant la célébration et la profanation (« en jurant contre la même armoire », p. 134), la ferveur et le dépit (« sanglotant comme un con », p. 135). Ce qui trouve son prolongement dans la tenue d’équivalences inhabituelles, du moins renouvelées, entre les grandes et les petites « choses » : « des choses de Dieu, d’enfance » (p. 134) ; entre les œuvres d’aujourd’hui et celles de la tradition, entre le cinéma–même s’il s’agit de « vieux films » (p. 140), et Dante.

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CHAPITRE 1

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Le récitatif est renversif. L’incessant appel à l’écoute se renverse dans l’attaque de la troisième section : « On m’appelle. On me tire. » (p . 138). Le renversement des catégories dualistes passe par l’inversion du dedans en dehors : « mes yeux devenus le dehors invisible de leurs paupières » (p. 136). Si le récitatif ne renverse pas, il annule : « Non seulement de la surface[…] / mais de la profondeur […] j’ai disparu » (p. 137). Il est aussi une recherche de la confusion de la voix et du cœur : parce que le second est le siège de l’amour et qu’il éclate « sous l’absence d’amour » (p. 137), la première peut de la même façon se vider, s’emplir de vide : «–au sac / les derniers débris de la voix, du cœur qu’on évacue » (ibid., je souligne ). Ce dernier verbe (« évacuer ») qui conjoint les deux consonnes ( /v/ et /k/) comme « débris » mis ensemble, vient clore une ligne qui fait entendre une des valeurs de cette épopée de la voix : aux trois /d/ répondent symétriquement les trois /k/ tout en laissant affleurer trois /r/ d’une voix sous la voix.

Ce que nous pouvons lire encore avec la dernière ligne : « toujours plus loin de vous, de moi, de tout pour vous rejoindre » (p. 142). Construction équilibrée de part et d’autre du syntagme individuant (« moi ») posant une équivalence de valeur entre un « toujours » et un « rejoindre » : l’adverbe prenant valeur de verbe et le verbe final devenant presque le nom de « celle qui vient à pas légers ». Équivalence gagnée par les reprises consonantiques et vocaliques et leur emmêlement dans cette distance relationnelle que le récitatif fait autant que la proposition ne le dit. Si pour se rejoindre il faut une certaine distance, un certain champ de résonance (6-2-6), c’est surtout parce que « joindre » rime avec « loin » et « re » avec « toujours », et encore tous les /u/ ensemble : « toujours », « tout pour vous »… La relation est ce récitatif en acte. Celui que font aussi ces vers d’un poème de La Tourne – si ce titre signale le passage d’un vers à l’autre, il est aussi l’évocation du regard arrière d’Orphée –, qui ne demandent pas de commentaires :

Et je revois Janine au bout de cette barque étroite Et laissant comme dans un film sa main filer sur l’eau Son profil se pencher quand les fleuves pouvaient descendre Et l’automne venir aussi ma liquide saison Puisque les jours ne relisaient encore aucune trace Et peu d’histoire dans le ciel d’été, retentissant D’oiseaux et de bombardiers lourds souvent comme des brèmes, Où mourir n’aurait eu de sens que pour d’autres, ce mot Parmi d’autres parmi des fleurs et l’éclair des groseilles. Et ma rame troublait à peine l’éternel le blanc Non plus le blanc absolument de lis de sa culotte Et de son cœur en sorte que tout seul la nuit venant J’aimais l’absolu contre un mur entre l’œil froid de l’Ourse Et la sourde consolation de l’eau nous emportant. (p. 169) Cet ouvrage aura donc pour objectif de chercher le récitatif des poèmes afin de tenter une

conceptualisation à l’inverse des pratiques dominantes régies par le seul discontinu. Cela ne sera possible qu’en observant le rapport interne entre une langue et une culture, entre une langue et une littérature et plus précisément, dans notre recherche, entre l’historicité de formes de langage et l’historicité de formes de vie, celles du poème et celles de la relation amoureuse. Cette interaction est l’invention d’un sujet amoureux dans et par le langage. Cette invention est à reconnaître : c’est le travail de la poétique, d’une poétique de la relation. Ce qui ne va pas sans un enchaînement de transformations : de la lecture des poèmes et de la conception des rapports amoureux. Ce sujet s’il est justement ce récitatif dont le poème de Réda a suggéré la force et qu’analogiquement j’aimerais préciser, étendre, mieux comprendre avec d’autres poèmes, c’est aussi tout simplement pour retrouver ce dont Aristote parlait, dans le De Interpretatione : des « choses qui sont dans la voix–ta en tê phonê », ainsi que le rappelle aussi Meschonnic10 qui définit ainsi clairement cette notion à placer au cœur de ma recherche sur la relation dans et par le langage : « Le récitatif est le sujet dans le poème. Son activité est une parabole du continu

10. H. Meschonnic, « Le sujet comme récitatif ou le continu du langage », op. cit., p. 17.

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INTRODUCTION

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dans le langage » (ibid.). Il s’agit maintenant de montrer le mieux possible les aspects de cette matière proprement épique, de ce corps-langage amoureux.

Auparavant il est nécessaire de mesurer l’enjeu décisif que constitue le maintien d’une problématique discursive. Je commencerai par m’interroger sur le sujet de la relation en testant rapidement les théories énonciatives de ces dernières années telles que les envisage un de ses meilleurs observateurs puis je m’attacherai à une lecture philosophique qui a su intégrer une pensée de la subjectivation extrêmement attentive au langage. Nous n’en aurons pas fini avec la réflexion sur le sujet de la relation mais nous aurons pu établir les prémisses indispensables à sa problématisation discursive. Ce que je poursuivrai avec une œuvre exemplairement placée sous le signe de la relation dont la lecture nous conduira à dessiner ce que j’entends par poème-relation. Enfin, je considérerai les recherches attentives au langage qui visent une pensée de la différence sexuelle dans une critique du féminisme américain des gender studies : cette critique m’apparaît trop faible pour vraiment penser une inséparabilité du corps et du langage, de l’affect et du concept ainsi que Spinoza la suggérait avec force, ainsi que Breton l’écrivait dans son Amour fou.

2. Sujet de la relation ou sujet-relation ?

Je l’ai dit mais je n’ai établi pour le moment qu’une hypothèse : pas d’amour sans discours, sachant bien que ma conception du discours n’est pas celle d’une transparence thématique ou notionnelle. Il ne s’agit pas de mesurer l’amour à la teneur du propos sur l’amour de tel ou tel discours. Il s’agit de rendre compte de ce que fait tel discours, donc telle forme de langage faite forme de vie et l’inverse. Mon raisonnement ne peut s’arrêter là et devra même sur cette proposition montrer dans mes lectures empiriques et dans mes propositions théoriques les modalités de ces transformations. Cependant, la première condition de telles transformations réside dans la conception du discours que je vais essayer de maintenir tout au long de cette recherche. Car on ne saurait concevoir une pensée du discours sans une pensée du sujet. Discours et sujet se constituent réciproquement et selon le point de vue que nous prendrons sur l’un, nous engagerons un point de vue sur l’autre, sachant également que le rapport que nous entretiendrons de l’une à l’autre notion constituera également un critère décisif de nos conceptions et surtout de nos conceptualisations. Toute subordination de la pensée du discours à une « question du sujet » constituera presque automatiquement le signe d’une sortie du langage et donc une impossibilité de penser la relation dans et par le langage. Nous ne faisons ici qu’aborder une pensée du sujet discursif et donc du sujet de la relation. Tous les chapitres qui vont suivre tiendront ce fil de la pensée, décisif pour une poétique de la relation. Aussi, je me contenterai dans un premier temps d’une rapide incursion dans les théories de l’énonciation et d’un exposé plus précis de la réflexion des philosophes de l’esprit à travers l’œuvre de Vincent Descombes. Deux enjeux premiers me paraissent devoir être mis en avant : rapport ou support, subjectivation ou agentivité ? Telles seraient les premiers choix conceptuels décisifs qu’une pensée discursive relationnelle se devrait d’opérer. Sujet-support ou sujet-rapport ?

À l’issue d’un article de synthèse intitulé « Du sujet en linguistique », Robert Vion11 conclut ainsi :

La question du sujet est donc à la fois complexe et incontournable. Elle est complexe parce que le sujet ne se définit pas par sa singularité ou une quelconque substance qui lui serait propre, mais implique l’ordre discursif, celui de l’interaction et celui d’un social plus globalisant. Dans ses activités de production discursive il intègre aussi bien l’autre (le partenaire) que les autres, de sorte qu’il est au moins autant parlé que parleur. Les sujets sont par ailleurs complexes en ce sens qu’ils sont à la fois « libres » et « contraints », soumis à une dynamique à laquelle ils participent, conscients et inconscients. Ils relèvent donc d’une logique de la complexité par laquelle les éléments contradictoires ou paradoxaux sont également nécessaires pour en

11. R. Vion « Du sujet en linguistique », dans R. Vion (éd.), Les Sujets et leurs discours, Énonciation et interaction, Aix-en-Provence, Publications de l’Université d’Aix-en-Povence, 1998. Je renvoie dorénavant à cet article.

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CHAPITRE 1

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rendre compte. Enfin, la question du sujet est incontournable du fait que c’est par lui que le langage et le social existent, se manifestent et se transforment. (p. 201)

Ce résumé apparaît mesuré, ferme et, je pourrais dire, presque évident pour qui a été attentif aux meilleures études en linguistique de l’énonciation et de l’interaction. Cependant notons deux interrogations de première lecture. Le passage dans l’argumentation très serrée du sujet aux sujets, du singulier au pluriel. Au moment même où le sujet générique vient de se voir attribuer une pluralité interne, pour le moins une dualité interne (parlé et parleur), nous le retrouvons pris dans un point de vue holiste, « soumis à une dynamique ». La seconde interrogation concerne justement le paradoxe du maintien d’une « question du sujet », syntagme qui fait l’objet du propos, alors même que ce dernier vise une désubstantialisation du sujet : n’y a-t-il pas de meilleure substantialisation que celle qui en ferait une question philosophique et donc très rapidement un concept ?

Mais il me faut reprendre la présentation de Vion afin d’examiner de plus près, avec son aide, comment la linguistique, « affranchie des approches structurale et générative » (p. 190), a problématisé « les aspects du sujet en relation avec la production langagière » (ibid.). Notons d’emblée que, si Vion veut « dissocier les concepts linguistiques, destinés à penser les rapports du sujet au langage, de la question générale et philosophique du sujet » (ibid.), cette présentation présuppose toujours « une certaine conception "philosophique" du sujet », ainsi que Vion le dit lui-même pour « toute problématisation du langage ou de l’action », « même lorsqu’on prétend ne pas aborder cette question dans sa généralité » (ibid.). Cette présupposition m’apparaît rédhibitoire et place l’ensemble de la présentation sous une tutelle, en dernier ressort irrecevable. Nous allons voir pourquoi.

Intention et inscription sont les deux entrées incontournables qui ont marqué un retour du sujet avec la pragmatique et l’approche énonciative de Benveniste. Cependant l’une et l’autre n’auraient pas à proprement parler engagé une théorisation du sujet en général mais seulement proposé « des concepts linguistiques destinés à penser le rapport du sujet à l’énonciation » : « le sujet parlant, le locuteur, l’énonciateur, l’allocutaire, le destinataire » (ibid.). Aussi « le sujet parlant » des premières approches resterait-il rivé à une conception très classique du sujet : « l’acteur autonome », « au centre du procès d’énonciation et seul comptable de ses dires » (p. 191). Les travaux de Mikhaïl Bakhtine vont alors obliger à le repenser en interaction et permettre, par exemple chez Antoine Culioli, l’apparition de la notion de co-énonciateurs. Mais Vion reconnaît le rôle essentiel d’un philosophe comme Francis Jacques – j’y reviendrai – dans ce qu’il semble plus judicieux d’appeler une co-action dont l’essence relationnelle fait que « quand le locuteur parle on entend aussi, d’une certaine façon, son allocutaire » (p. 194). Cette pluralisation interne du sujet de l’énonciation va permettre d’introduire la notion de « sujet polyphonique » dont « la parole est traversée par d’autres voix que la sienne » (p. 195). Aussi apparaît-il nécessaire de distinguer locuteur et énonciateur. C’est Oswald Ducrot qui propose ce qui va permettre de décliner « un ensemble de types de mises en scène énonciatives » (p. 196) : « le locuteur, responsable de l’énoncé, donne existence, au moyen de celui-ci, à des énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes12 ». D’une à plusieurs positions d’énonciateur, le locuteur peut construire, choisir, refuser les modalités de la scène énonciative. Vion note que l’intérêt doit surtout se porter sur le dynamisme de telle « mise en scène particulière » (p. 199) :

Nous postulons que le sujet se réapproprie périodiquement l’acte d’énonciation et qu’à tout moment il peut poursuivre ou changer les éléments constitutifs de sa mise en scène énonciative. (ibid.)

Nous pouvons maintenant interroger cette synthèse en reprenant nos interrogations initiales. Il semble que le « modèle général des places » auquel aboutit Vion et que nous ne discuterons pas dans le détail ici, s’il cherche à éviter un individualisme méthodologique qui se confinerait « dans la problématique du sujet générique » d’une part et, d’autre part, un holisme soumis aux déterminations « des normes sociales et à des règles systémiques » (p. 200), reproduit le dispositif dualiste traditionnel et fait reposer in fine la pensée du sujet sur le sujet

12. O. Ducrot, « Esquisse d’une théorie poyphonique de l’énonciation », dans Le Dire et le dit, Minuit, 1984, p. 171-233 [cité par Vion, p. 196].

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philosophique « classique ». En effet, pour Vion, la « stratégie » du co-acteur est « un comportement communicatif constaté et analysé une fois l’interaction terminée, enregistrée et transcrite » (ibid.) : ces « lignes d’action » posent donc un sujet conscient postérieurement à l’action–ce qui constitue, quoiqu’on en dise, un maintien, certes avec report temporel, du « sujet conscient, volontaire, homogène », d’autant plus que Vion conclut en postulant qu’« il ne saurait être question d’affirmer que son intégration à l’interaction conduit le sujet à n’avoir aucune conscience quant à sa manière de se comporter » (p. 200-201).

En conclusion, il me semble que, malgré l’importance de l’apport du point de vue relationnel et pluraliste, le sujet en linguistique comme l’envisage Vion à l’issue de sa synthèse reste, pour l’essentiel, encore soumis à un principe transcendant, certes aménagé. Le « sujet générique », comme dit Vion, mis en communication, reste le support de conventions qu’il peut transformer voire rejeter au gré d’une conscience bigarrée mais toujours transcendante. Quoiqu’il en soit, elle est partagée entre une conscience individuelle et les « institutions du sens » dont nous allons voir l’importance pour les philosophes de l’esprit. Il reste qu’entre individualisme et holisme, nous avons perdu le sujet du discours. Agent des institutions du sens ?

Les réflexions auxquelles ont conduit les philosophies de l’esprit nous obligent à préciser nos hypothèses. Certains des problèmes soulevés par Vincent Descombes dans son maître-ouvrage, Les Disputes de l’esprit13, demandent notre attention. Reconsidérant l’héritage structuraliste lévi-straussien, il constate que les promesses n’ont pas été tenues : la première d’entre elles consistait dans « le dépassement du dualisme herméneutique » (p. 90). Ce dépassement devait combiner « l’explication causale » et « l’expérience de comprendre » afin d’anthropologiser l’explication physique et de donner à l’explication anthropologique le même mode d’intelligibilité qu’à l’explication physique. Ce dépassement devait donc surmonter le dualisme de la nature et de l’esprit, de l’expliquer et du comprendre. Pour Descombes, ce ratage du dépassement provient tout simplement d’une méprise sur cette dualité même :

Toute science vise à expliquer, et toute explication vise à faire comprendre ou à rendre intelligible ce qui ne l’était pas. Certaines explications font comprendre en montrant quels sont les mécanismes responsables de la production d’un phénomène. D’autres formes d’explication font comprendre en identifiant les représentations et les règles des gens qui agissent dans un sens. La dualité est donc celle des mécanismes et des représentations. Vouloir dépasser cette dualité, c’est annoncer qu’on a trouvé le moyen de réduire les représentations à des mécanismes ou de leur attribuer une causalité physique. Du point de vue philosophique, on peut dire que le cognitivisme occupe le même terrain que le structuralisme compris comme une théorie de l’activité inconsciente de l’esprit, justement parce qu’il prétend lui aussi avoir mis la main sur le bon procédé de la réduction. (p. 93)

Cette analyse de Descombes est remarquable. Cependant nous discuterons plus loin les termes qu’utilise Descombes pour le second pôle du dualisme, c’est-à-dire pour désigner l’objet des sciences de l’esprit ou de l’anthropologie de l’esprit. Désignation double, au demeurant, qui constitue une hésitation singulière qu’il nous faut relever même si Descombes rapporte rapidement le second terme, « règles », au premier, « représentations ». Aussi nous faut-il aller le plus rapidement possible aux propositions les plus fortes de Descombes concernant sa proposition d’un « concept de l’esprit objectif » ou « concept de l’esprit impersonnel » (p. 93). Ce qui revient à demander à « toute philosophie de l’esprit » de « trouver un statut pour ce qu’on appelle la "connaissance tacite" » (ibid.) :

Les gens suivent des règles et agissent en fonction de représentations, sans pour autant que ces règles et que ces représentations soient forcément présentes, sous la forme d’une expression explicite, dans leur conscience. (ibid.)

Pour paraphraser Descombes, je pourrais dire dans les termes qui concernent notre sujet : pas de sujet amoureux sans esprit amoureux objectif. Mais cela demande quelques explications. Commençons par ce qui me paraît le plus simple à considérer chez Descombes : sa référence constante aux Éléments de syntaxe structurale de Lucien Tesnière. C’est encore à l’occasion

13. Cet ouvrage, Les Disputes de l’esprit n’existe pas autrement que sous la forme des deux livres suivants (voir les avertissements de chaque ouvrage, p. 7) : V. Descombes, La Denrée mentale, Minuit, 1995 ; V. Descombes, Les Institutions du sens, Minuit, 1996 [Je renvoie dorénavant au premier et préviendrai quand nous lirons le second].

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d’un reproche fait au structuralisme lévi-straussien et lacanien qu’il introduit Tesnière : l’intérêt du structuralisme pour la linguistique, « authentique science de l’esprit », limite celle-ci à « une théorie de la composition » réduisant ainsi la « structure linguistique » à « une simple morphologie » alors même que, comme « l’indique Tesnière, l’objet d’une syntaxe structurale n’est pas d’étudier les mots, mais des phrases, c’est-à-dire des connexions » (p. 141-142). Descombes étend alors le reproche fait au structuralisme, « à la théorie dite computationnelle des procès cognitifs de l’esprit » (p. 141) :

Toute l’habileté du structuralisme d’inspiration phonologique aura justement consistée à dissoudre les connexions, les liens syntaxiques, de façon à n’avoir affaire qu’aux mots, tels qu’ils figurent dans le dictionnaire, avec l’ensemble de leurs acceptions et emplois. […]. Certains théoriciens ont même essayé de descendre jusqu’au niveau du signifiant phonologique. Mais toutes ces tentatives ont supposé trop vite qu’en séparant le sémantique du syntaxique on séparait en quelque sorte le mental-intentionnel (le sens) du mental-physique (de la « matière physique »). C’était là confondre, comme dirait Tesnière, la syntaxe et la morphologie. Il y a bien en effet une autonomie de la syntaxe, mais cela ne veut pas dire que le point de vue syntaxique soit étranger à l’esprit, au sens d’une intelligence des connexions. (p. 143)

Si je reprends longuement ce passage c’est qu’il constitue le fondement de la théorie de l’esprit que Descombes va ensuite présenter. Notons au passage qu’il fait reproche à Tesnière de « mettre la connexion sur le même plan que les deux mots » dans la phrase du premier stemma de Tesnière (« Alfred parle »)14. Mais Descombes fait fi de paragraphes importants qui précisent, entre autres, que « la connexion est indispensable à l’expression de la pensée », elle « donne à la phrase son caractère organique et vivant », elle « en est comme le principe vital »15, etc. On aura compris que l’objection de Descombes ne tient pas ; elle vient toutefois signaler l’absence délibérée d’une quelconque évocation des références de Tesnière à Humboldt, lequel est totalement ignoré par le philosophe de « l’esprit objectif ».

Je l’ai suggéré : c’est vers un holisme anthropologique que Descombes se dirige, c’est-à-dire vers une description du « contenu mental du sujet », « autrement dit de son équipement intellectuel », sans qu’il puisse être fait abstraction « du monde dans lequel ce sujet est appelé à l’exercer dans la variété de ses pratiques » (p. 302). Aussi empressons-nous de donner la proposition directrice de Descombes16 :

Lorsqu’on demande si deux personnes pensent la même chose, on demande plutôt s’il y a une différence discernable entre ce que l’une pense et ce que l’autre pense. Tant que cette différence n’est pas apparue, elles pensent de même. Comment une telle différence peut-elle apparaître (s’il y en a une) ? Il faut qu’elle puisse apparaître aux intéressés eux-mêmes, dans une discussion entre eux, par la voie dialogique. Cela n’est concevable que dans le contexte d’institutions communes qui permettent d’assigner le sens. (p. 94)

Afin d’examiner les attendus d’une telle proposition, tout en laissant de côté nombre de développements et de questions adjacentes au demeurant toujours intéressants, nous retrouvons Tesnière cité par Descombes. Il s’agit d’une proposition majeure de Tesnière, à laquelle Descombes retire toutefois le gras typographique et l’adverbe –je rajoute les deux sachant bien que Descombes voulait éviter une répétition puisqu’il introduit cette proposition en la paraphrasant (« L’ordre intelligible consiste à partir de la phrase ») : « [Car] la notion de phrase est [logiquement] antérieure à celle de mot »17. C’est en effet cette proposition qui constitue la matrice de la philosophie de l’esprit de Descombes puisque c’est en dissociant le point de vue formel du point de vue matériel de l’identification, en dissociant le syntaxique du morphologique, comme faisait Tesnière, que Descombes atteint « l’esprit objectif ».

« Mais alors comment tenir le primat du tout sur les parties alors que "les éléments sont par définition indépendants" (p. 188) ? », se demande Descombes. De longs développements le conduisent à conclure que c’est seulement quand « la relation est fondée sur le fait que les termes relatifs (paternité, filiation) sont inséparables, non seulement dans notre représentation, mais

14. L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale (1959), Klincksieck, 1988, p. 11 [Descombes cite des fragments du chapitre 1 qui s’appuient sur ce stemma, p. 142. C’est Tesnière qui souligne]. 15. L. Tesnière, ibid., p. 12 [signalons que Descombes omet les gras de Tesnière qui sont des indicateurs de sa pensée et de son écriture didactiques]. 16. Dorénavant je renvoie à V. Descombes, Les Institutions du sens, op. cit.. 17. L. Tesnière, ibid., p. 25 [cité par Descombes, p. 181].

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dans la réalité des choses (relations réelles) […] que nous avons la connexion réelle permettant d’attribuer à chacun des termes reliés un caractère réel qui dépende de la relation. Ce caractère réel peut s’exprimer dans un terme d’apparence absolue, mais de réalité relationnelle (comme "père", "époux", etc.) » (p. 210). Cette solution logique se retrouve dans un théorème relationnel que Descombes formule ainsi : « On dira donc que les fondements d’une relation réelle s’expriment par des prédicats monadiques qui sont en fait des prédicats dyadiques dérelativisés » (p. 215).

C’est alors que Descombes reprend à son compte « une des grandes idées de Peirce », l’irréductibilité généralisée du tout à la somme de ses parties (« il en va de même du polyadique au dyadique », p. 219), et l’ensemble de sa logique des relations dont je retiens les principes suivants reformulés par Descombes : une dyade est une « paire ordonnée », un « système » (p. 225), et dans une « triade », le tiers n’est pas l’arbitre mais « l’attributaire » (p. 228) (notion reprise à Tesnière une fois de plus).

Suit alors une revue des « essais sur le don » – outre une longue analyse de celui de Mauss et plus précisément de sa lecture par Lévi-Strauss, Descombes, une fois de plus commence par donner la liste des verbes de don selon Tesnière (p. 237) – qui permet de comprendre en quoi la triade que constitue le phénomène social du don est un modèle pertinent (« paradigme », ibid.) pour penser la notion d’esprit objectif, ce qui permet alors de résoudre la question de l’identification des pensées. Dans ce modèle, « nous sommes d’emblée dans le triadique », sachant que l’action donatrice (« l’objet est donné ») et les liens (« de personne à personne » et « de personne à chose ») sont « inséparables » :

La médiation signifie ici qu’il faut concevoir la relation triadique comme comportant des relations réelles (c’est cette chose qui est donnée à cette personne) et des relations intentionnelles (gouvernées par des règles). (p. 245)

La solution résiderait alors dans le fait que « le tout doit en effet être donné avant ses parties, mais à la façon d’une règle plutôt que d’un fait » (p. 256). Il y a une relation d’ordre, précellence des relations intentionnelles sur les relations réelles et subordination de ces dernières aux premières –c’est le reproche fondamental fait à Lévi-Strauss par Descombes (« Tout se passe comme si Lévi-Strauss voulait éviter d’avoir à écrire les mots : relation d’ordre », p. 264) : « sans la règle, il n’y a pas de don, donc pas non plus de recevoir et de rendre » (p. 257).

Tout tiendrait donc à la régie des relations intentionnelles, à « l’institution d’un sens commun » (p. 275). Descombes reprend alors un débat entre Brice Parain et Jean-Paul Sartre d’un côté, Jean Paulhan de l’autre18. Le débat est orienté par les premiers, « les philosophes », vers celui de l’origine du langage : Parain posant successivement une immanence puis une transcendance pendant que Sartre fait alors « dériver l’esprit objectif (le langage) de l’esprit subjectif des interlocuteurs » (p. 269). Mais, ce qui est essentiel, c’est que les deux philosophes « sont d’accord sur un point au moins : le langage nous est extérieur » (p. 280). Et Descombes signale en passant –ce qui nous paraît tout à fait judicieux, à la condition qu’on n’y mêle pas Benveniste –qu’on aurait là « l’amorce de cette "extériorité du signifiant au sujet" dont il sera tant question chez les structuralistes ». Aux philosophes, Paulhan reproche justement de viser de telles « significations communes » (ibid.) en oubliant le langage, du moins « un niveau où les mots […] veulent dire la même chose pour le locuteur et pour l’auditeur » (ibid.).

Rappelant la critique que Merleau-Ponty fait à Sartre sur ces questions et en particulier sur son dualisme (« parole expressive » / « institution de la langue », p. 271), Descombes propose de se situer dans le prolongement critique d’une généalogie de « la famille » de l’esprit objectif (Montesquieu et son « esprit des lois d’un peuple » ; Dilthey, Durkheim, l’anthropologie américaine puis structuraliste, voir p. 287). Cela permet en effet une réponse au

18. L’article de Sartre, intitulé « Aller et retour » (d’abord paru dans les cahiers du Sud en 1944), porte sur les Recherches sur la nature et les fonctions du langage (1942) [de B. Parain (réédition dans la collection « idées » en 1972)]. Il a été repris dans le premier volume des Situations [voir J.-P. Sartre, « Aller et retour », dans Critiques littéraires (Situations, I) (1947), Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1993, p. 175-225]. Les commentaires de Paulhan figurent dans Petite préface à toute critique. [note de Descombes, p. 268, j’ajoute les références des ouvrages].

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CHAPITRE 1

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dualisme traditionnel (individualisme méthodologique et holisme) en affinant considérablement les réponses antérieures ou plus récentes comme celle de Charles Taylor19. Reprenant la distinction, opérée par ce dernier, « entre les significations intersubjectives et les significations communes », il propose alors la triade suivante : « Ma thèse est qu’il y a, à côté des pensées impersonnelles et des pensées personnelles réfléchies, une classe des pensées sociales » (p. 327).

Mais il a fallu passer par une critique de la « notion d’intersubjectivité [qui] ne nous mène pas au-delà d’un dialogisme, c’est-à-dire de l’idée d’une relation entre soi (à présent) et soi (à venir) », dialogisme « mis en avant par les philosophes allemands qui ont voulu renouveler la philosophie critique par un apport pragmatique » (p. 295), précise Descombes. Et il a fallu proposer un « sujet des institutions » (p. 299) qui n’est « ni la personne individuelle, ni une personne qui serait supérieure aux individus (l’individu collectif, le "système" pris pour une grosse substance) », mais « l’agent dont l’action trouve dans l’institution son modèle et sa règle » (p. 307). Ce sujet n’advient que parce qu’« il y a des institutions qui sont sociales dans leur source, mais non dans leur destination » : « ce sont les institutions spirituelles » qui ne sont pas des « institutions intersubjectives » mais « des conventions » (p. 307-308). Descombes donne alors comme exemple la situation pédagogique :

Quiconque accomplit une action sociale manifeste à la fois un esprit subjectif (une capacité à l’action individuelle, une visée relevant du quant-à-soi) et un esprit objectif (une capacité, définie dans le système, à coordonner son action à celle d’un partenaire). Le professeur peut présenter une idée qui lui est propre dans son enseignement et faire ainsi preuve d’originalité. Mais cet enseignement, et quel qu’en soit le contenu, s’il a été donné, a dû être reçu : comme tel, il est la manifestation d’un esprit objectif. (p. 308)

C’est en reprenant cet exemple que je vais discuter la thèse de Descombes tout en suivant la fin de son exposé. Cet exemple pose bien le primat de la relation d’intention : le discours professoral, quel qu’en soit « le contenu », appartient à la communauté discursive de l’enseignement et, en général, est disciplinarisé, c’est-à-dire qu’il se soumet aux partages des champs de savoirs et aux modes d’exposition qu’offrent historiquement les disciplines20. Mais Descombes n’aperçoit pas les effets possibles de l’interaction pédagogique sur les « contenus » si ce n’est qu’il réitère une distinction qu’il condamne lui-même chez Sartre, par exemple, entre expressivité ou originalité et conformisme ou conventionnalisme. C’est que Descombes opère une sortie de l’activité, ce qu’il revendique explicitement puisque pour lui, « le concept même d’esprit objectivé est nécessairement celui d’un résultat » (p. 316) sachant bien qu’il est le produit d’un « sujet social » : « c’est chacun de nous en tant qu’unité dyadique » (p. 329). Le modèle donné par Descombes, après une élégante relecture du motif des couvre-chefs de Bouvard et Pécuchet à l’occasion de leur première rencontre, étant celui des carnets de rendez-vous. Exemple qui « a montré comment les pensées de deux sujets différents étaient identifiables dans le contexte d’un système commun » (ibid.). Nous voyons bien l’intérêt de ces propositions dans une critique des philosophies individualistes qui « ne parviennent pas à saisir la part de l’impersonnel dans le personnel » puisqu’« elles conçoivent l’impersonnel comme l’abstraction d’une ressemblance entre deux actes personnels » (p. 333), donc comme une disparition de tout sujet. Aussi :

Pour comprendre l’autorité de l’esprit objectif sur les sujets, il convient de concevoir tout à fait autrement la fonction du sens institué (impersonnel) dans la formation et la communication des pensées. La priorité de l’impersonnel sur le personnel n’est pas du tout comme la priorité du texte sur le lecteur ou le copiste. Elle est plutôt la priorité d’une règle sur l’activité qu’elle gouverne. (ibid.)

Ne retrouve-t-on pas une dichotomie, que Descombes dit vouloir éviter par ailleurs, quand, par exemple, il affirme que « les individus sont certainement les auteurs des phrases qu’ils construisent, mais [qu’]ils ne sont pas les auteurs du sens de ces phrases » (ibid.) ? Et son

19. Descombes fait référence à C. Taylor, « Interpretation and the Sciences Man » (1971) inclus dans Philosophy and the Human Sciences, Cambridge Université Press, 1985. 20. Sur cette question voir, parmi beaucoup d’autres, en premier lieu : M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; également : Y. Chevallard, La Transposition didactique, La Pensée sauvage, 1984 ; J.-L. Chiss et Ch. Puech, Le langage et ses disciplines, XIXe-XXe siècles, Duculot, 1999 ; D. Jacobi, Diffusion et vulgarisation : itinéraire du texte scientifique, Les Belles Lettres, « Annales littéraires de l’Université de Besançon », 1986.

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paragraphe clausule montre que la dichotomie (forme/contenu) et donc le dualisme étaient au principe de tout son combat contre d’autres dualismes, ne serait-ce que dès le titre :

Ces usages établis permettent de décider de ce qui est dit, et donc de ce qui est pensé, quand quelqu’un se fait entendre de quelqu’un. Ce sont donc bien des institutions du sens. (p. 334)

Aussi Descombes réduit-il considérablement l’ambition initiale qui était la sienne : son « sujet social », s’il donne l’impression de rendre compte d’une activité langagière complexe où les institutions tiennent discours en laissant aux personnes des marges d’initiative considérable, est rabattu sur une grammaire de « la langue commune » (p. 317) et n’approche que de très loin ce qui aurait pu être construit du côté d’un sujet discursif. Aurait-on découvert après Alan Gardiner21, ainsi que Descombes semble vouloir le rappeler fortement, qu’un acte de parole non collectif n’en est pas moins social (p. 306), on aurait fait un petit pas qui nous ramène à des poncifs philosophiques que Descombes avoue lui-même :

Nous avons ainsi mis en lumière, sous une forme évidemment élémentaire, comment il y avait dans un acte social un rapport de deux libertés. Ce faisant nous accordons à l’analyse existentialiste du langage ce qu’elle avait justement fait ressortir : la structure que nous décrivons n’est une structure de langage que si elle appartient finalement à une relation qui s’instaure entre deux libertés, entre deux partenaires libres de leurs actes. (p. 307)

Descombes n’a obtenu, au mieux, qu’une « structure » relationnelle qui présuppose un sujet philosophique pris à la philosophie existentialiste et à la philosophie de l’action. Il fait alors du langage, non l’interprétant de la société ou, pour le moins, de l’activité concernée, mais un instrument de cette activité. Cette dernière est vite abandonnée au profit de sa « structure » qui, elle-même, réalise une grammaire : grammaire logique qui, sur le modèle de toutes les grammaires logiques, reproduit les catégories et les relations de la philosophie. La « priorité d’une règle sur l’activité », c’est effectivement la priorité de la langue sur le discours, de la grammaire sur le rythme, du résultat sur l’activité, des termes sur la relation. Reprenons l’exemple scolaire de la relation pédagogique : le professeur « présente une idée », l’enseignement (un « contenu » auquel il faut certainement ajouter, Descombes en conviendrait, des « règles » d’emploi) est « donné » ou « reçu », etc. Propositions qui présupposent que « l’idée » peut s’extraire de la situation relationnelle, qu’elle soit institutionnelle ou personnelle, reproduction ou invention : extraction par le motif ou le résultat de l’activité, mais toujours extraction, c’est-à-dire séparation et non pensée de l’interaction.

Nous allons voir maintenant comment certains poèmes font tout le contraire en ne craignant pas de tenir le discours dans son incertitude discursive alors que le philosophe semble vouloir raisonner de certitude en certitude. C’est que le poème met le sujet dans et par le langage d’emblée en relation.

3. Le poème-relation : passage du sujet amoureux

Si Guillaume Apollinaire est l’inventeur des poèmes-conversation, on peut dire que James Sacré est celui des poèmes-relation : ainsi, donne-t-il significativement ce titre à un ensemble de poèmes dédiés à « J.-G., Y.-G., C.-G., S.-B. », dans son premier livre de poèmes publié, Relation22(p. 32-38).

Jean Tortel a repris ce titre en le pluralisant23, signalant certainement les deux verbes auquel correspond le substantif : relater et relier. Nous avons observé ailleurs24 que Tortel alliait une préoccupation ontologique à sa recherche formelle. Sacré, partant du cœur des années soixante, ne ferait pas autre chose s’il ne déplaçait la vieille question philosophique des mots et des choses vers la non moins vieille question poétique du lyrisme amoureux. Façon de ne pas se laisser prendre par l’époque, de lui tourner le dos pour mieux lui faire face ? Manière de prendre au mot la relation dans l’époque : non celle des poètes mais des « hommes ordinaires » comme disent les sociologues, de ces adolescents et grands adolescents qui, au même moment, disent

21. A. Gardiner, The Theory of Speech of Language, Oxford University Press (2e éd.), 1951. 22. J. Sacré, Relation, Bordeaux, Les Nouveaux Cahiers de Jeunesse, 1965. 23. J. Tortel, Relations, Paris, Gallimard, 1968. 24. Voir dans L’Amour en fragments, op. cit., p. 110-116.

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faire la « révolution sexuelle » ? Le poète « ordinaire » s’émanciperait du moralisme de ses pères (pairs) surréalistes ou textualistes ? Mais on ne peut oublier ce que Ponge (le « père »25) dit des « pédés » Desportes, Bertaut et Bellegarde dans son Pour un Malherbe26 publié en 1965.

Il semblerait alors naturel de reprendre telle formulation prise au livre de John E. Jackson, Le Corps amoureux27, à propos de Mallarmé pour l’appliquer à Sacré :

La relation érotique […] met en jeu par excellence le rapport du sujet au réel. Choisir le "drame" du corps érotisé comme figure du langage, c’est dès lors choisir, semble-t-il l’image qui permettra d’articuler de la façon la plus précise les rapports, problématiques on le sait, du langage et surtout du langage poétique avec la réalité. (p. 132)

Si cela était le cas, ce dos tourné à l’époque ne serait alors qu’une posture, choix esthétique, fondamentalement prise au piège du signe. Comme l’est le programme de « ceux qui merdrent », ainsi que Christian Prigent le formule manifestement :

Expérimenter n’est pas rechercher en soi le nouveau, le moderne. Expérimenter, c’est prendre acte de l’échec de la nomination et de l’incompétence du langage communautaire face au chaos insensé du réel. Expérimenter, c’est vivre l’amour de et dans la langue.

[…] Cet emportement, certes, est toujours éperdu et leurré (ce pourquoi au réveil, il y a souvent cette sagesse plus adulte des œuvres « réussies ») ; […]. C’est sans doute pourquoi l’amour, l’érotisme, le sexe, sont le sujet même de la littérature(et surtout de la poésie qui, de ce point de vue au moins, en est l’apex). Non pas l’amour comme idylle romantique. L’amour au contraire comme lieu et formule d’une force qui donne corps à cette fable du désir et du leurre, l’amour comme geste du « rapport » raté, repris, emporté dans un désir ahuri, entre la langue et des choses. Il y a, au moins dans la littérature, un lien entre le désastre désopilant qu’est le malentendu, exalté ou larmoyant, du rapport sexuel (désastre dont seul pourtant l’emportement des langues dans l’exaltation amoureuse peut faire advenir le spectacle) et le malentendu symétrique de la nomination (notre rapport raté au réel).28

Programme qui est bien le revers de la vieille médaille du signe. Car le « spectacle » de la révolte est comme celui du blasphème : il renforce la croyance, maintient le pouvoir du signe. Un malentendu est chanté comme un désastre, la défection du langage comme de l’amour est confiée à la poésie qui n’a pour unique tâche que de répéter, « dans l’excès » ou « malgré tout », la prosopopée de cette angoisse…Programme qui continue, dans une post- ou une trans-modernité, l’idéologie bourgeoise d’une individuation vouée à l’individualisme : « il s’agit alors de décider d’un geste, d’imposer une forme » (p. 132), de « fai[re] signe affirmatif, ascèse et extase : style » (p. 136) pour « tranch[er] dans la volubilité exténuée des langages […], de l’esthétique poétique convenue » (p. 136). Bref, s’écartant de l’ordinaire, vouant l’art à l’esthétique, non seulement le programme rapporte toutes les « décisions » des poètes, à « une décision voisine », à « un même geste », celui qui fixe dans l’écart le discours du poème et son sujet rendant du même coup impossible (ce serait le sens de la déclaration définitive d’un Denis Roche) la poésie comme relation, c’est-à-dire comme subjectivation inventant un trans-sujet de discours à discours, de l’écrire au lire, de l’écrire au vivre et du vivre à l’écrire. Les déclarations de liberté ne font pas les poèmes libres et encore moins les poètes libres !

Ce que Sacré décide peut-être–on pourrait arguer de circonstances, l’éloignement de la scène parisienne et des atavismes hors mode, mais aussi de « la philanthropie de James Sacré » qui est « naturelle, innée » et qui « se manifeste de manière tout à fait sincère et originale dans

25. J.-Cl. Pinson, dans la notice consacré au poète dans le Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours édité par M. Jarrety (op. cit.), note que Sacré « fait très tôt sien, sans pour autant appartenir à l’avant-garde "tel-quélienne", l’héritage pongien et son refus des "poétismes" ». « Héritage » qui se résume aux banalités de service (mallarméisme, pongisme et éclectisme qui sont tous avant Mallarmé, avant Ponge en courant vite derrière les conformismes de l’époque comme de bons élèves bien instruits) dans la réflexion sur la poésie contemporaine : « Il est de ceux qui prennent acte de cette "crise de vers" dont le poète ne peut pas, après Mallarmé, ne pas tenir compte. D’où l’insistance de l’œuvre, ainsi instruite des tenants et aboutissants de la modernité poétique, à réfléchir ses propres conditions de production, sans que jamais pourtant ne soit congédiée l’expérience vécue ni éludée la tentative de dire le réel, le parti pris des mots se faisant toujours, chez James Sacré, compte tenu de la réalité extraverbale du monde » (p. 734). 26. Sur ce sujet voir l’analyse de C. Prigent, Ceux qui merdRent, POL, 1991, p. 104 et suivantes. 27. J. E. Jackson, Le Corps amoureux, Essai sur la représentation poétique de l’éros de Chénier à Mallarmé, Neuchâtel, éd. de la Baconnière, coll. « Langages », 1986. 28. C. Prigent, Ceux qui merdRent, op. cit., p. 125-126.

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ses poèmes »29, mais je laisse aux sociologues ou aux psychologues de la littérature et des auteurs, le soin d’en décider, ne m’essayant qu’à lire ses poèmes –, ce que les poèmes font certainement : devenir des poèmes-relation. Est-ce parce qu’il écrit sur l’amour, l’amitié ? Nous n’en savons rien ! Tout comme rapporter ses poèmes-relation à un rendu, métaphorique ou non, d’autant de vécus qu’il faudrait situer dans une époque qui ne les entendrait pas (version américaine) ou plus (version vendéenne) ou mal parce que de trop loin (version marocaine)30, reviendrait à réduire la relation vers laquelle ces poèmes écrivent à un échange de signes amoureux, amicaux, philanthropes si l’on veut. Alors même que ces poèmes, comme autant d’actes uniques de discours, montrent que tout échange de signes, que tout ce qui se dit aujourd’hui « amour », « amitié », « philanthropie », n’est pas forcément relation. On le sait pourtant bien ! Aussi, ce n’est pas le mime de la relation qu’il faut chercher dans les poèmes. Ces poèmes demandent plutôt qu’on écoute ce qui « relationne » (relie et relate inséparablement) par eux et en eux. Bref, la relation comme visée du poème intéresse plus que ce qui peut l’y manifester, y compris sous le signe de l’authenticité. Ce n’est pas à une psychologie de l’auteur ou du lecteur qu’ouvre le poème mais à une anthropologie du langage et de la relation, avec une autre ambition qui est la tenue ensemble de l’éthique, du politique et du poétique. Des poèmes qui donnent voix à un sujet-relation

Avec les poèmes-relation de Sacré, il y a l’invention d’un sujet qui est un trans-sujet. Ceci dès les premiers poèmes-relation. Tous les poèmes de Sacré, et pas seulement ceux qui portent ce titre, peuvent certainement prendre cette dénomination. Pour au moins deux raisons : une que l’on peut rapporter à une loi générale de la poétique qui stipule que l’œuvre produit toujours les concepts opératoires de sa poétique comme c’est l’acte de langage qui fait sa grammaire et non l’inverse –aussi, la réédition de ce premier recueil31 est-elle hautement significative ; et la seconde que l’on peut tirer de la lecture des livres de Sacré qui, sans exception, ne cessent d’accentuer leur dialogisme constitutif et, donc, d’inscrire explicitement l’activité relationnelle au principe même de l’activité du poème.

POEMES-RELATION Nous serons peut-être des signes seulement, comme les signes que sont les campagnes d’enfance. Passer dans vos sourires et vos rêves c’est découvrir la fragilité de mon être. Souvenez-vous comme les arbres des prés par chez nous sont silencieux quand on s’arrête de marcher,

comme un regard d’animal vert. J’entends que j’ai marché. Vos yeux sont restés ouverts sur ce geste de mes mains qui ont bougé l’herbe de vos rêves… Vous êtes loin, comme une campagne d’enfance. à J.-G. Ton visage penche vers un rêve que je ne perçois plus. Tu ne regardes pas et tes yeux dorment sur un

souvenir fermé. Pour toi, peut-être un souvenir ouvert. […] à Y.G. Tu es dans l’herbe celui qui aime la fille d’eau et de lumière. […]

29. M.-A. Paoli, « La présence de l’autre chez James Sacré », dans Nu(e), Nice, n° 15 (« James Sacré »), 1999, p. 72. 30. J.-Cl. Pinson, dans l’article du Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours édité par M. Jarrety (op. cit.), note que « le paysage fondateur du coin de campagne vendéen est élargi à l’horizon d’une universelle ruralité que l’auteur retrouve sous d’autres latitudes, en Nouvelle-Angleterre, d’abord, où il s’expatrie dès 1965 pour enseigner la littérature française, au Maroc ensuite où il fait, à partir des années 1980, des voyages répétés qui nourriront plusieurs livres ». Relevons le souci de « l’horizon », en opérateur de la phénoménologie de Pinson, actif jusque dans les biographismes. 31. J. Sacré, Relation, Essai de deuxième ancrit (1962-1963 ; 1996), éd. Océanes, 1999 [« ancrit » : « écrit imprimé, en patois poitevin », selon Sacré — note avec une dédicace].

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à C. G. Sans yeux, sans presque de visage dans mon souvenir. Tu as posé un jour ton sourire sur une table de

restaurant. Tu as posé un jour ton sourire dans une après-midi de Vendée, dans un soir frais et bleu de montagne.

[…] à S.B. Tu es davantage un visage, une heure sans crainte, l’heure d’enfance. Visage joueur. […] * Tu rêves et je sais ton rêve posé contre une joue de femme en main attentive. L’amour venu sur ton visage comme en pré de printemps. Tu tiens dans tes mains la joue tendre du monde. Savoir si cette connaissance de ton être est présence de mon être avec toi. Tu marches très loin. J’ai peur d’être un paysage que tu dépasses.

Les « poèmes-relation » s’ouvrent par un « nous » qui s’explicite ensuite en un « je » et

un « vous », lequel se décline dans les quatre poèmes-relation en quatre « tu ». Le « nous » initial n’est toutefois pas arrêté à la somme possible des cinq individus : le « par chez nous » du souvenir des « campagnes d’enfance » pose un continu de ces cinq individus à la collectivité paysanne qui se fond dans cette campagne, s’y voue, y est condamnée… Aussi faudrait-il toujours penser, avec les poèmes de Sacré, l’inséparabilité du « paysage » et de ses « paysans » : il n’y a pas un « descriptif » qui viendrait faire contre-point à un « narratif » ; et encore moins un « monde » auquel un « moi » répondrait. Et le poème liminaire part d’un constat déceptif, celui du pouvoir du signe, des signes, de la toujours possible transformation d’une subjectivation en un souvenir, un éloignement que seul le travail du rapprochement discursif peut empêcher, peut même rendre actif jusqu’à « passer dans vos sourires et vos rêves ». Ce passage construisant, peut-être dans la solitude, dans la déréliction même, dans la « fragilité » certainement, un trans-sujet, un sujet de la relation dans et par le poème.

S’il y a la dédicace, il y a plus : l’énonciation qui aurait pu, les souvenirs aidant, se faire historique, est d’emblée discursive, au sens que Benveniste donne à ces notions :

L’énonciation historique, […], caractérise le récit des événements passés. […] Pour qu’ils puissent être enregistrés comme s’étant produits, ces faits doivent appartenir au passé. Sans doute vaudrait-il mieux dire : dès lors qu’ils sont enregistrés et énoncés dans une expression temporelle historique, ils se trouvent caractérisés comme passés. […] Nous définirons le récit historique comme le mode d’énonciation qui exclut toute forme linguistique « autobiographique ». […] Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. […]

Nous avons par contraste, situé d’avance le plan du discours. Il faut entendre par discours dans sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière. […] bref, tous les genres où quelqu’un s’adresse à quelqu’un, s’énonce comme locuteur et organise ce qu’il dit dans la catégorie de la personne. […]32

Si la plupart des poèmes de Sacré s’offrent comme des relations au sens de « récit d’événements passés », tous sont des relations au sens d’énonciations supposant un locuteur et un auditeur. Quelque chose de mal raconté33, poème épique d’une forte modernité, se présente comme un poème-relation à la première personne. Alors même qu’il s’agit pour son narrateur de ne pas être pris (« qu’ils disaient » et « qu’on me dise ») pour « un propriétaire du passé » (p. 21) avec un « fonds paysan réac » (p. 40), les nombreuses atténuations des marques d’individuation singulière (le « on » ou le « nous ») vont jusqu’à sa disparition dans un sujet collectif auquel est donnée et rendue la parole : « les paysages », (p. 35) ; et surtout ce passage : « avec mon poème

32. E. Benveniste, « Les relations de temps dans le verbe français » (1959), dans Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 237 et suivantes. 33. J. Sacré, Quelque chose de mal raconté, Marseille, Ryôan-ji [André Dimanche], 1981 [Je renvoie à cet ouvrage qui comprend trois « poèmes » : « Quelque chose de mal raconté » (p. 7-43) qui comprend neuf sections ; « Jardin comme (comme un poème) » (p. 45-56) ; « réflexion sur un paysage américain au loin » (p. 57-68)].

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INTRODUCTION

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et toute l’énormité silencieuse de ses mots / […] / qui pensent à des paysans morts, on n’a jamais compté, » (p. 40). La dernière séquence du poème rend explicite cette « disparition élocutoire du poète », qui n’est en rien une disparition du sujet, avec le tutoiement de l’autre du « je ». Double tutoiement, linguistique par l’utilisation du pronom singulier, et discursif par l’emprunt du parlé :

Y m’en vas dans le mot paysan façons d’écrire qu’on maîtrise mal te t’en vas le s’en va comme si t’effeuillais les choux un matin le temps renfourne dans l’insignifiance au loin son froid avec la fatigue ; on a été paysan ça veut dire quoi plus qu’un mot on l’a depuis longtemps quelque part comme un caillou dans sa botte ça gêne un peu aussi te peux jouer avec, o m’arrive en tout cas, o fait comme un cœur sali entre les orteils. (p. 43). Avec un mot (« paysan […] comme un cœur ») qui est le plus vivant : un sujet du poème–

ses pieds et ses orteils… Revenons aux « Poèmes-Relation »34 qui sont bel et bien le travail d’une subjectivation

spécifique où le « tu » mis au cœur du « je », devient lui-même un « je », le « je » du poème, un « je » inconnu et sans adresse, un « je » qui n’a pas de limites, un « je » qui n’est pas un simple locuteur réductible à un « corps propre » ainsi que le suggère Paul Ricœur pour lequel « la signification irréductible du corps propre » constitue la « réalité plus fondamentale » sur laquelle on pourrait « fonder cette assimilation entre la personne de la référence identifiante et le " je" échantillon réflexif »35. C’est à un « je » qui ne fait que passer « comme un vent venu d’ailleurs » (p. 38), que nous avons à faire. Ce qui a déjà lieu dans les premiers poèmes-relation : « Je ne sais jamais où tu vis » (p. 33) et « Tu t’étends plus loin » (p. 34) et « Quand tu parles, je ne sais jamais trop où c’est, ni en quel paysage devant toi, ni en quel intérieur de chair en toi » (p. 35) et encore « Tu marches très loin. J’a peur d’être un paysage que tu dépasses » (p. 37).

C’est ce « je » que tous les poèmes-relation de Sacré voient passer comme le lièvre dans « Un lièvre et des lapins blancs »36 :

[…] ah beau lièvre solitude dans le temps ce qui bondit quand je prononce ton nom m’emporte trop loin dans une enfance défaite et dans l’avenir impossible de la mort […].

Rien à dire avec ces lapins qui bougent […] Rien à dire avec des mots qui bougent […] Quand le lièvre traversera ce poème est-ce que les mots y seront comme des têtes de trèfle rouge qui

bougent ? mais c’est plutôt le poème que je voudrais voir aussi vif et souple que le lièvre, capable de disparaître dans la couleur d’un guéret. […] C’est le lièvre vivant […]- c’est lui qui bondit familier dans mon cœur ; […].

Un style sans costume dans un rythme mis à nu Les dualismes du style (collectif/individuel ; inconscient /volontaire ; etc.37) montrent les

apories de la notion que signalait Laurent Jenny38 : Tantôt le style est donc considéré en tant que manifestation de la culture comme totalité, et il vaut surtout

en tant qu’il est typique d’un ensemble, et susceptible d’une multitude d’applications. C’est le « style d’époque »… Tantôt le style est la marque de l’idiosyncrasie d’un artiste et il renvoie surtout à des valeurs d’exception et de singularité.

Aussi peut-on s’étonner de voir Sacré reprendre cette notion pour, d’un même mouvement, la maintenir comme une question, après avoir renvoyé dos à dos les « costumes actuels » ou « positionnements poétiques » du « moine d’écriture »39 :

34. J. Sacré, Relation, op. cit., p. 32-38. Je renvoie maintenant à ces pages. 35. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, coll. « Points », 1990, p. 71. Sur cette question, voir la critique des thèses de Ricœur par Gérard Dessons dans « Paul Ricœur, l’amour du texte », Europe, n° 849-850, janvier-février 2000. 36. J. Sacré, Des animaux plus ou moins familiers, Marseille, André Dimanche, 1993. Le recueil comprend « Le goret », « Animaux » (dix sections) et « Un lièvre et des lapins blancs » (p. 65-71). 37. Voir sur cette question J.-L. Chiss et C. Puech, Le Langage et ses disciplines, XIXe-XXe siècles, op. cit., pp 145 et suivantes. 38. L. Jenny, « L’objet singulier de la stylistique », Littérature n° 89, Larousse, 1993, p. 115. 39. J. Sacré, « Quand je dis/t je dans le poème », dans Modernités n° 8, op. cit., p. 223-231.

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CHAPITRE 1

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Et si la poésie est la manifestation d’une énonciation qui se marque en tous les éléments du poème et non pas en quelques motifs ou pronoms personnels privilégiés, qui seraient plus particulièrement lyriques, n’est-ce pas cela qui paraît dans l’effort permanent de son texte, mais il s’agit peut-être d’une grâce, de montrer ce qu’on appelle un style ? Un style qui ne privilégie pas une énonciation individuelle. De façon plus complexe il emmêle à celle-ci, en chaque poème, en chaque mot du poème, l’énonciation plus générale de toute la communauté. Un style en effet, même le plus particulier, ne va jamais sans emprunts divers ni profonde innutrition plus ou moins visible. (p. 230-231)

Sacré précisait plus haut ce type bien particulier d’énonciation qu’il visait : Si énonciation il y a, elle traverse aussi bien tous les mots du poème, et c’est peut-être plutôt dans les

façons d’arranger, de mettre ensemble ces mots, que paraît l’énonciation lyrique et le geste d’écriture d’un auteur, dans en somme ce qu’on appelle un style. (p. 230)

Ces propos de Sacré ne sont pas sans rappeler les problèmes lancés par Charles Bally et par Émile Benveniste. Nous ne cherchons pas à dissocier, dans une recherche ancienne, les éléments dépassés des positions de précurseurs. Nous voulons simplement reprendre la dynamique de cette recherche. Aussi, constatons que, pour Bally, il s’agit d’une circulation entre des pôles non exclusifs et d’une inséparabilité conflictuelle, non consensuelle à la Habermas, d’une « vie du langage » qui lie « expression » et pragmatique de l’affect et du concept. Et, complémentairement, pour Benveniste, il s’agit d’une subjectivation dans et par le langage parce que :

le langage propose en quelque sorte des "formes vides" que chaque locuteur en exercice de discours s’approprie et qu’il rapporte à sa "personne", définissant en même temps lui-même comme je et un partenaire comme tu. L’instance de discours est ainsi constitutive de toutes les coordonnées qui définissent le sujet et dont nous n’avons désigné sommairement que les plus apparentes.40

Avec les poèmes, nous aurions très certainement une subjectivation généralisée par l’activité discursive. Pourquoi ? Parce que, comme dit Benveniste, c’est « dans la condition d’intersubjectivité, que seule rend possible la communication linguistique » (p. 266) qu’apparaît « un style », du « sujet », de la relation. Et le poème rendrait « plus visible », selon Sacré, ce « miracle » (p. 231).

Il y aurait des « signes vides »41 de prédilection comme opérateurs de la subjectivation. Tout comme les arrangements, « façons de mettre ensemble les mots », constitueraient également de ces « nœuds rythmiques » dont parlait Mallarmé. Puisque « écrire » est « cette forme particulière du vivre » (p . 230), c’est par cette écriture que le sujet du langage se fait. Un sujet qui conteste les dualismes (individuel/collectif ; conscient/inconscient ; homosexualité/ hétérosexualité ; enfance/adulte ; amour/amitié ; etc.) en allant « vraiment à l’aventure » (p. 231) dans l’interaction toujours la plus forte possible de formes de langage et de formes de vie.

Et le premier opérateur de la subjectivation-relation, chez Sacré, c’est bien le mot « cœur ». On pourrait d’abord comprendre ce « signe vide » ainsi que Gilles Deleuze42 le suggérait :

On répète une œuvre d’art comme singularité sans concept, et ce n’est pas par hasard qu’un poème doit être appris par cœur. La tête est l’organe des échanges, mais le cœur, l’organe amoureux de la répétition.

C’est Sacré lui-même43 qui signale ce travail de la répétition dans l’écriture poétique. Répétition qui serait « copie » :

N’importe quels mots c’est bon, tu peux tout recopier Comme fait le peintre Chaissac, c’est Nouvelles du monde et matière À ses lettres qu’il envoie, et que répondre Ça n’a pas d’importance.

40. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 263. 41. Je pars de cette remarque de Benveniste : « Le langage a résolu ce problème [« la communication inter-subjective »] en créant un ensemble de signes "vides", non référentiels par rapport à la "réalité", toujours disponibles, et qui deviennent "pleins" dès qu’un locuteur les assume dans chaque instance de son discours. […] Leur rôle est de fournir l’instrument d’une conversion, qu’on peut appeler la conversion du langage en discours », dans « La nature des pronoms » (1956), Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 254. 42. G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 43. J. Sacré, « Que é o que se viste de poema ? », dans Labrego coma (cinco veces), Santiago de Compostela, Noitarenga, 1999, p. 16. Les deux poèmes qui suivent viennent de ce livre.

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Bout de papier journal pour envelopper un achat, Ou le courant continu de la parole Qui va de l’enfance à la mort En traversant ton corps. C’est toujours de la copie La poésie. Mais jamais qu’un peu : Si on voit rien mieux ? Avec cette remarque in fine qui relativise, voire dénie, toute entreprise mimétique. Car ce

qui concerne le poème, ce n’est pas la représentation, la « copie », mais le « courant continu », la traversée du corps, la relation (y compris épistolaire à la Chaissac44). Et cette précision qui vient dans la séquence suivante du poème (p. 17) : la répétition est aussi celle des poèmes.

À force de penser que sans doute On ne dit rien de ce qu’on voit ni De ce qu’on aime, en poésie, Et qu’aussi l’affaire de rythme et de mise en forme des mots N’est qu’un léger engrenage de l’humeur qu’on a Avec plein d’imprévues contingences, À force, On n’a plus pour écrire Qu’un vague mais persistant souci De proposer un poème. Encore un autre. Un autre et le même. Répétition qui ici se dit plus comme « reprise » au sens de Kierkegaard45 : Reprise et ressouvenir sont le même mouvement, mais en sens opposé ; car ce dont on se ressouvient, a

été ; c’est une reprise en arrière ; la reprise proprement dite, au contraire, est un ressouvenir en avant. Remarque à porter à l’actif de tout le matériau d’enfance, de toute la matière « paysanne »,

comme on dit la matière « Bretagne », mais aussi de la matière « voyage », « paysage », et de la matière « amour », bref, de la matière « relation » de Sacré. Ce « ressouvenir en avant » est ce que signalent les deux séquences suivantes (p. 18-19) :

L’autre et le même, et pourtant pas : À chaque emportement des mots Un léger neuf, ou simplement Qu’écrire est aussi du vivant : Jamais deux fois juste pareil, Et comme en plus un peu qu’on a Le plaisir de s’y reconnaître. Comme on remet du foin propre À l’intérieur de sa galoche. *** Et si le poème a dit Autre chose à ton insu ? S’il t’emporte où t’avais pas prévu ? Parfois quelqu’un te l’écrit : Comme un geste ensemble ; Presque aussitôt tu sais plus. La dénégation (« et pourtant pas ») fait le mouvement des poèmes de Sacré, dénégation qui

fait aussi la répétition, mais qui la fait « en avant », c’est-à-dire au plus « vivant » du langage parce que le faire du poème n’est jamais fait ; et cette précision de Sacré est éclairante pour ne pas confondre « vivant » et vie, qu’elle soit biologique, psychologique ou cosmique. Le « jamais deux fois juste pareil » de Sacré comme une reprise du « Dire bonjour tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention » de Benveniste46. Indication forte d’un vivre et

44. Voir G. Chaissac, Hyppobosque au Bocage, Paris, Gallimard, 1951. Des reproductions de la correspondance de Chaissac sont données dans Triages, n° 10/11, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 1999, p. 4-13 (dossier réalisé par Michel Raimbaud et Annie Chaissac). 45. S. Kierkegaard, “La Reprise”, dans Ou bien... ou bien. La Reprise. Stades sur le chemin de la vie. La maladie à la mort, “Bouquins”, Robert Laffont, 1993, p. 694. 46. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 19.

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donc d’une anthropologie qui ne fait jamais du langage un instrument –que ce soit d’une représentation ou d’une présentation –parce qu’elle considère, ainsi que l’a suggéré fortement Benveniste47, que :

Nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. Nous n’atteignons jamais l’homme réduit à lui-même et s’ingéniant à concevoir l’existence de l’autre. C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme.

Aussi peut-on concevoir les poèmes-relation de Sacré comme autant de discours qui font cette écoute co-naissante, au sens claudélien du terme, jusque dans son refus de savoirs arrêtés, mais au cœur même de sa recherche d’un « geste ensemble ». En quoi la relation que font ces poèmes n’est jamais identifiable, du moins limitable, à ce qu’ils disent : la relation n’est pas leur thématique et encore moins leur référent ou alors leur thème, leur référent ne leur préexistent pas, viennent avec eux. La relation est leur invention qui ne passe que par le mouvement qu’ils lancent (« emportement des mots » et « le poème […] t’emporte ») : « comme un geste ensemble ». La relation est bien ce « geste ensemble » que le poème fait dans le passage d’un sujet : un trans-sujet, un sujet-relation. Et le voilà qui passe partout. D’abord dans le mot « cœur » que nous considérons comme un opérateur de glissement relationnel dans les textes de James Sacré48.

4. Penser l’inséparabilité du corps et du langage

Faut-il attendre pour réfléchir au rapport entre notre recherche et les discussions déjà anciennes sur la « politique des sexes »49 ? La réflexion que j’engage ici doit radicalement se dissocier des considérations généralement présentées sur cette question qui recouvre aujourd’hui la plus ancienne question de la « différence sexuelle ». Sylviane Agacinski fait une synthèse fort utile de tous les débats de ces dernières années :

La plupart des théories de la différence sexuelle ont tenté de réduire la mixité de l’espèce en subordonnant l’autre à l’un, en supprimant le vertige du deux par la référence à un centre unique. On ne peut faire plus que de proposer une nouvelle version théorique de la différence : elle est à la fois philosophique et politique en ce qu’elle s’efforce de rompre la nostalgie de l’un. (p. 78)

Il y a certainement une grande sagesse à vouloir « travailler à faire jouer autrement la différence des sexes dans tous les domaines, plutôt que de croire pouvoir l’effacer » (p. 104) et de ce point de vue la critique des thèses du féminisme « androcentrique » de Simone de Beauvoir sur le modèle lacanien, puis du « féminisme radical » des américaines, ouvre une proposition qui pose une pensée de la relation contre « le séparatisme et l’universalisme » (p. 119). Ce qui permet de :

Penser la mixité, c’est considérer qu’il y a deux versions de l’homme et se représenter l’humanité comme un couple. Politiser la différence implique de traduire politiquement la valeur de la mixité. (p. 120)

Et je ne peux qu’acquiescer à certaines conclusions d’Agacinski qui rappelle, après Nicole Loraux et son syntagme pertinent (« le lien de la division »50), la nécessité de concevoir la division, dans la société, comme aussi « un facteur d’une certaine cohésion » (p. 220). Toutefois, il nous faut revenir à l’opposition princeps de l’argumentation entre « l’un » et le « deux » : il nous semble que cette dichotomie reprend la vieille antinomie philosophique du même et de l’autre et qu’elle risque, une fois de plus, de passer sous silence la pluralité interne, mais également le processus même de constitution permanente dans et par la relation de l’individu comme du « couple », d’un sexe comme des deux considérés ensemble. Or, cette prise en compte de la dynamique relationnelle exige une théorie du langage qui engage la pensée d’un sujet relation. Aussi, est-on forcément réjoui quand dans sa préface à l’édition de poche, Agacinski fait « l’aveu d’une absence impardonnable dans cette Politique des sexes, celle d’une

47. É. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », dans Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 259. 48. Voir exemplairement le livre réédité de James Sacré : Cœur élégie rouge (Seuil, 1972) André Dimanche, 2001. 49. S. Agacinski, Politique des sexes (1998), précédé de Mise au point sur la mixité, Seuil, « Points », 2001. 50. N. Loraux, La Cité divisée, Payot, 1997 (Chapitre IV : « Le lien de la division »).

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question qui, elle aussi, a donné lieu à bien des débats : la place du féminin dans la langue » (p. 25). Nous ne contesterons pas l’intérêt de cette « question » ni ne ménagerons, à l’occasion, la cuistrerie de certains esprits conservateurs n’apercevant pas que les « survivances » ne sont pas toujours grammaticales, toutefois nous sommes obligé de constater que la « question » se réduit à féminiser les noms « des titres et des fonctions » (p. 26), c’est-à-dire à maintenir une conception du langage qui, pour l’essentiel, en fait une nomenclature. Agacinski demande de « travailler » la dualité des sexes, afin qu’elle « ne se laisse ni réduire, ni dépasser » (p. 30) : nous l’approuvons à condition d’étendre ce travail à tout le langage, au tout du langage et en premier lieu à la relation dans et par le langage. Dans cette perspective nous faisons ci-après le point rapidement avec d’autres travaux plus attentifs au langage sur cette « question » de la différence sexuelle mais en cherchant, ensuite, à déplacer fortement ces problématiques vers une pensée de « ce que peut un corps » dans le langage : ce corps que seul le langage peut inventer, rêver, faire vivre pour en concevoir, si nécessaire, une (ou des) différence(s) sexuelle(s). De la différence sexuelle/textuelle…

Les travaux conduits par Mireille Calle-Gruber au Département d’Études françaises de l’Université Queen’s au Canada en 199651, ouvrent un champ d’études interdisciplinaires qu’elle suggère avec beaucoup d’enthousiasme :

Ce vers quoi différence sexuelle et différence textuelle lancent, désormais, les traits d’écriture, cheminent et nous acheminent, ce n’est pas vers une théorie des genres (et surtout pas du « gender ») mais vers une poétique et un théâtre des genres –à tous les sens du terme : grammatical, littéraire et extra-littéraire, humain et non-humain. (p. 19)

Sans nous arrêter aux jeux déjà anciens des signifiants (sexe/texte) ni à l’allusion heideggerienne (« acheminement »52), soulignons l’enjeu de la critique ouverte contre les gender’studies et en particulier, c’est l’objet même de cet ensemble, la lecture critique (« constructive et instruite de l’intérieur », p. 13) des travaux de Luce Irigaray53. L’enjeu est explicitement de refuser la thèse qui en provient : « le genre c’est le sexe et le sexe c’est la personne » (p. 15) et d’en déduire les implications que nous ne pouvons que suivre :

Ce qui revient à postuler qu’on ne parlerait, qu’on n’écrirait que la langue-de-son-sexe. Étrange régression par rapport à l’affirmation de départ « parler n’est jamais neutre », qui promettait d’offrir toute latitude quant aux marques d’énonciation, et qui se révèle réductrice à l’usage, enfermant l’humain dans sa condition biologique. Par contre les analyses ci-après, en restituant à l’énonciation toute la scène de ses manœuvres langagières et narratives, indiquent des perspectives émancipatrices : ce n’est plus en termes d’opposition des sexes (Hommes vs. Femmes) que les questions apparaissent, mais en termes de différence sexuelle. Autrement dit, les déterminants sexuels, Homme, Femme, loin de fonctionner isolément dans la langue et d’imposer ainsi quelque fixité catégorique à la production linguistique, ces déterminants s’inscrivent et se transcrivent en moments de forces qui travaillent tout le spectre de ressemblances et différences dans la bipolarité générique : ce qui, entre masculin et féminin fait métissages, passages de l’un(e) à l’autre, et laisse la place à une véritable dynamique de conjugaison différentielle –des masculins du féminin, des féminins du masculin, des féminins du féminin, des masculins du masculin. (p. 15)

Position relationnelle contre position substantialiste, pourrions-nous dire, et donc une politique du sujet du langage qui ouvre à une dynamique « qui peut nous donner du corps, du corps-en-plus de celui dont nous habille le dressage culturel » (p. 17). Dynamique qui fait sa place à la pluralité et qui écoute plus finement des mouvements traversant « les corpus d’énoncés, les corps d’énonciation et, non moins, indissociables, les discours interprétatifs » (ibid.).

Au premier abord, nous approuvons immédiatement un tel champ d’études, en souhaitant toutefois l’élargir au corpus poétique, sachant bien que, déjà, le « volet proprement littéraire de cette recherche a donné lieu à un autre livre »54, cependant limité à « l’œuvre d’Hélène Cixous »,

51. M. Calle-Gruber (dir.), Scènes de genre ou faire parler, faire entendre la différence sexuelle, Sainte-Foy (Québec), Le Griffon d’argile, 1996. Je renvoie essentiellement à l’introduction de Calle-Gruber. Notons que sa contribution à ces travaux a pour titre : « Quelques états de la relation » (p. 20-39). 52. M. Heidegger, Acheminement vers la parole, trad. F. Fédier, 1976. 53. L. Irigaray, Sexes et genres à travers les langues, Grasset, 1990. Voir également Parler n’est jamais neutre, Minuit, 1985. 54. M. Calle-Gruber et H. Cixous, Photos de Racines, Des Femmes, 1994.

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puisqu’il se consacre aux « discours de la langue quotidienne et, par les protocoles de ces discours, de la mise en scène des genres, masculin et féminin, dans l’activité de nos représentations langagières les plus communes » (p. 10). Relevons, quoiqu’il en soit, la fâcheuse habitude de dissocier toujours les discours entre l’ordinaire et le littéraire, voire d’opposer –certes, ici, cela relève de l’implicite –une langue littéraire voire poétique55 à « la langue quotidienne ». Et notons que si une poétique est souhaitée, c’est plus du côté d’une scénographie (« le théâtre de la langue », et « la langue, dans l’infinité des performances qu’elle peut générer, est le plus inépuisable des théâtres, la scène par excellence de l’être » p. 11) que nous convie Calle-Gruber. Cela demande quelques précisions : quelle différence y aurait-il entre cette visée d’une lecture de la « scène langagière » afin de rendre « lisibles » les « différentiels les plus inouïs » (ibid.) et une poétique ? C’est que la « scène » (« de l’interlocution et de l’interprétation », p. 9) suppose une représentation et une figuration. Ce que Gérard Genette, cité par Calle-Gruber, dit très précisément :

Nous qui sommes, ainsi que le rappelle Gérard Genette, « tous les jours objets de récits sinon héros de roman »56.

Le théoricien signale ainsi la nécessité d’affiner nos catégories de pensée et, loin d’en rester à la dichotomie réalité/fiction, de ne pas oublier que notre réalité est le fait des représentations et des discours qui la constituent et, par suite, des normes qui la sous-tendent ; que notre nature, en somme, est une « seconde nature » toujours. Et qu’il convient donc, bien plutôt, de distinguer entre représentations et fiction. Et à l’endroit de ces figurations, entre les tracés et les protocoles de leur facture. (p. 8)

Nous comprenons alors mieux les conceptions qui président à cette « scénographie » de la « scène de genre » : loin d’être celles qui ouvriraient à une poétique – certes limitée à la problématique générique ou différentielle –, c’est-à-dire à une écoute du rythme-relation dans les discours, ce sont celles qui demandent d’analyser « la langue dans l’exercice communicationnel de sa performativité quotidienne » (p. 10). Ce qui conduit à une conception des processus de subjectivation où « les personnes » se « prêtent au jeu : de la figuration, de la voix, des places, des genres disposant entrées, croisés, déplacements du masculin et du féminin » (p. 11). Dans le prolongement d’une lecture de Genette plus ouverte qu’à l’habitude et selon les vœux mêmes de ce dernier, si l’on peut dire, Calle-Gruber propose, au moyen des « tests indicateurs des scènes de genres » que son équipe utilise, de « lire ce qui se passe – et passe – entre leurs grilles, treillis, seuils, limites : ce qu’on ne cherchait pas, ce qu’on n’attendait pas » (p. 18). Cette critique méthodologique faite à Irigaray permet certainement de tenir le plus grand compte des porosités et disséminations qu’une telle lecture postule. Resterait le fait que les « grilles » sont maintenues et, surtout, que le sujet de la « scène » (l’acteur, le figurant, etc.) est assigné à un « lieu » :

Il est clair, dès lors, que la différence sexuelle c’est : en exercice, toujours ; dans l’exercice des fonction(nement)s des langues et de la différence textuelle. C’est là qu’elle a lieu –un lieu de croisées, de partages et de mitoyennetés où les articulations existantes peuvent jouer, différer, se déboîter, se déplacer, s’altérer, être différées, voilées, faussées ou luxées, constituer un point d’appui pour la composition d’articulations tout autres. (p. 19)

Le sujet est alors assigné à ce qu’on a coutume d’appeler « le corps de la langue » que la métaphore organiciste rend explicite. Elle associe les articulations anatomiques à celles de la phrase ou du discours –en l’occurrence renvoyant à la situation d’interlocution plus qu’à l’énonciation –en vue de dévoiler celles qui peuvent advenir dans le domaine de la différence sexuelle. …à la relation corps-langage

55. M. Aquien qui signe l’article « Langage poétique » dans le Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours édité par M. Jarrety (op. cit.), fait reposer l’essentiel des diverses notions qu’elle utilise (« une langue poétique appropriée » ; « le langage poétique » ; « chaque poète a son langage poétique » ; « le langage de la poésie moderne » ; « le langage poétique moderne ») sur cette dichotomie qu’elle situe exemplairement dans un mallarméisme convenu : « la prise de conscience que le langage poétique avait encore d’autres spécificités, qui le différencient radicalement de la langue ordinaire, s’est faite dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où le vers est mis en question ». 56. G. Genette, Figures III, Seuil, 1972, p. 240 [note de Calle-Gruber].

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Nous nous proposons, maintenant, non seulement de tenir ce pari d’une pluralisation qui demande d’abord une écoute empirique des individus et des réalités singulières, afin d’entendre ce qui s’y « entre-tient » (p. 18) – reprenant ici l’écriture déconstructionniste de Calle-Gruber – mais surtout d’y observer ce qui s’y invente, s’y transforme, ne cesse de passer, non seulement pour « nous parle[r] » (ibid.), mais d’abord pour nous entraîner aussi dans cette invention, cette transformation. Aussi, est-ce certainement du corps qui se produit, si ce n’est du corps, quelque chose qui est du côté de l’affect, de la relation des corps. Ce qu’on peut reprocher aux recherches qui, comme celle conduite par Calle-Gruber, montrent des ambitions remarquables, c’est de nous laisser à mi-chemin : or, il n’y a pas à écouter seulement ce que disent les discours mais ce qu’ils font. Il y a à montrer ce qu’ils font et ce sera le projet que nous allons essayer de tenir, tout au long de cet ouvrage, en faisant le pari que cette invention est celle d’un corps-relation.

Gilles Deleuze57 a fait de la sentence spinoziste, « ce que peut un corps », une « formule incantatoire »58. Redonnons son contexte exact dans l’Éthique III, II, scolie59 :

Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le Corps, c’est-à-dire l’expérience n’a enseigné à personne jusqu’à présent ce que, par les seules lois de la Nature considérée en tant seulement que corporelle le Corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire à moins d’être déterminé par l’Âme.

Comme le rappelle Meschonnic (op. cit., p. 11), nous sommes redevables à Deleuze d’attirer notre attention sur la nécessité de lire « la rencontre du concept et de l’affect » (op. cit., p. 174) et de lire conséquemment ce qui n’« a plus aucune différence entre le concept et la vie » (p. 175). Cependant Deleuze n’en aperçoit pas les implications dans le domaine du langage pas plus qu’il ne considère ce domaine comme le levier même de cette rencontre. Quand Spinoza situe « la majorité des définitions et toutes les principales (cause de soi, substance, attribut, mode, Dieu et l’éternité identifiés à l’existence) » sous la régie du verbe latin intelligo et non sous celle du verbe être, c’est justement parce que « ce que je intelligo, ce que j’entends, est un vaste recueil de connaissances et de pensées tiré de la vie de l’esprit et de la communication avec les autres hommes », ainsi que le rappelle Paolo Cristofolini60. Ce qui lui permet de donner toute sa valeur au nous, à « l’expérience du nous », « relation dynamique entre le sujet et l’objet » (op. cit., p. 106), dans la formule de Spinoza : sentimus experimurque nos aeternos esse, « nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels » (Éthique, V, XXIII, scolie). C’est ce « principe Connaissance » que Meschonnic explicite en partant du commentaire fait par Spinoza sur ce passage des Proverbes : « yirat Adonai vedaat Elohim ». Meschonnic critique Alquié qui ne relève que le double sens de la racine Jadah (« à la fois science et amour ») alors que Spinoza « sait très bien que c’est le verbe utilisé pour dire qu’Adam "connut" Ève ». Et Meschonnic ajoute ce qui pour nous est ici décisif :

Spinoza redonne un sens inattendu à l’ancienne alliance du verbe connaître, en hébreu biblique, ente la joie du corps et la joie de la connaissance. Un seul verbe, yada’, pour unir les deux plus grands affects, l’amour en acte et le connaître. Quand Spinoza le remarque, il ne tire pas cette notion vers l’amour intellectuel de Dieu. Il trouve une notion. Il en fait un concept. C’est la part de l’hébraïsme en lui. (op. cit., p. 90)

Alors nous approchons de « ce que peut un corps » dans notre recherche. Ce « principe Connaissance » est une pensée du corps dans et par le langage. C’est le seul moyen de sortir l’affect de « la vie affective » et de ses déclinaisons psychologiques (émotion, désir, etc.), de sortir également le concept de « la vie raisonnable » et de ses déclinaisons philosophiques (cognition, réflexion, distanciation, etc.). C’est viser ce que Maimonide proposait pour ce que

57. G. Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Minuit, 1981. 58. H. Meschonnic, Spinoza poème de la pensée, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 180. 59. Spinoza, Œuvres, trad. par Charles Appuhn, Garnier-Flammarion, 1966. La traduction de Roland Caillois (L’Éthique, Paris, Gallimard, 1954) : « Personne, en effet, n’a jusqu’ici déterminé ce que peut le corps, c’est-à-dire que l’expérience n’a jusqu’ici enseigné à personne ce que, grâce aux seules lois de la Nature, — en tant qu’elle est uniquement considérée comme corporelle, — le corps peut ou ne peut pas faire, à moins d’être déterminé par l’esprit ». 60. P. Cristofolini, Spinoza, chemins dans l’Éthique, trad. par Lorand Gaspar, PUF, 1996 (2e éd., 1998), p. 14 puis p. 115.

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font les prophètes : l’union de la faculté rationnelle et de la faculté imaginative61. C’est surtout rappeler la première phrase de « L’art philosophique » que Baudelaire écrit en 185962 :

Qu’est-ce que l’art suivant la conception moderne ? C’est créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même.

Cette « magie suggestive » est une des formes que peut prendre l’invention de rapports nouveaux entre affect et concept dans le prolongement de la pensée de Spinoza. Elle tient toute sa force de ce que Meschonnic indique s’agissant du poème de la pensée de Spinoza :

Le rythme, la prosodie sensualisent le discours. Ils en sont à la fois le mouvement, l’activité et l’énergie –l’energeia de Humboldt. Et il y a une énergie stupéfiante dans la pensée, chez Spinoza. Sa pensée est cette énergie. Et par là, c’est aussi une érotisation généralisée du langage. Il y a un érotisme de la pensée. Spinoza est de ceux qui le réalisent.

C’est ce que sentait Nietzsche. D’où prend un sens imprévu avoir du corps. La pensé ici a du corps. Tout autre chose que le motif érotique lui-même, localisé. Comme chez Georges Bataille. Dans Spinoza, c’est l’idée érotique qui devient le corps même de la pensée. (op. cit., p. 193-194)

Nous tirerons de ce « poème de la pensée », l’hypothèse suivante : le poème-relation tel que nous avons commencé à le suggérer est le corps même de l’amour dans et par le langage. C’est justement parce qu’il est le maximum d’affect qu’il fait une pensée de la relation en acte. Ce serait alors grâce à cette réalisation maximale de l’interaction de l’affect et du concept dans et par le poème-relation, chaque fois singulièrement dans une sémantique relationnelle sérielle, que nous pourrions éviter l’impasse des dichotomies qui assignent au corps et au langage des fonctions, des rôles, des destins. Nous pourrions également ne pas nous contenter de la critique qui s’arrête aux positions interlocutives et propose au mieux d’en jouer, d’en disposer, obligeant alors la subjectivation dans et par le langage à se soumettre à des rhétoriques communicatives qui séparent le sujet du corps, alors que la subjectivation demande d’opposer aux critères pragmatiques et aux savoirs sociologiques l’inconnu de l’aventure poétique de la relation. « Ce que peut un corps », c’est tout ce que peut un poème, parce qu’il fait l’ouverture maximale à la relation par le travail incessant du continu discursif contre toutes les discontinuités qui, soit oublient le corps, soit l’assignent, par exemple, à la différence sexuelle. Nous ne cesserons d’orienter nos lectures dans cette direction ouverte par le « poème de la pensée Spinoza ».

5. Vers un corps-langage de la relation amoureuse

Nous avons pu donner l’impression d’hésiter entre au moins deux notions : celle de sujet que nous avons essayé d’articuler à celle de discours et celle de continu que nous avons seulement commencé à présenter comme le « principe connaissance » du discours. C’est que ces notions ne peuvent être pensées dans la juxtaposition ou la succession et encore moins dans la séparation. L’enjeu de cette recherche est justement celui-ci : penser l’inséparabilité des couples conceptuels traditionnellement séparateurs.

Nous pourrions reprendre rapidement le fil de nos premiers développements: partant de l’expérience d’un poème, celui de Réda, qui faisait du récitatif une relation en acte dans sa confrontation à l’impasse orphique et à sa lecture de Blanchot, nous avons pu mesurer l’importance d’une réflexion sur le sujet de la relation. Généralement compris dans ses qualités dernières qui le réduisent à un agent (actif ou passif) même chez les meilleurs philosophes de l’esprit, nous postulons avec l’activité de poèmes comme ceux de James Sacré, qu’il n’advient au maximum de ses possibilités qu’en tant que sujet de la relation dans et par le langage, sujet d’un rythme mis à nu. Cette recherche du corps dans le langage n’est pas une application de données substantielles hors langage, telles que celles qu’imposerait la différence des sexes ou même le jeu des places sexuelles dans les rhétoriques communicationnelles, mais la recherche du maximum d’affect dans la pensée, la recherche du continu affect-concept. Nous pourrions alors évoquer une recherche confondant dans une systématicité surréelle la raison et la folie de l’amour. Cette recherche peut constituer analogiquement un opérateur de la modernité de la

61. Voir H. Meschonnic, Spinoza poème de la pensée, op. cit., p. 187. 62. C. Baudelaire, Œuvres complètes, Robert Laffont, 1980, p. 736 [cité dans une autre édition par Meschonnic, op. cit., p. 184].

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INTRODUCTION

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relation pour les textes poétiques et pour la vie sociale du point de vue de l’amour, de la pensée de la relation amoureuse. La rencontre capitale : une recherche du continu

La définition paraphrastique donnée par André Breton dans L’Amour fou63 à ce qu’il appelle « la rencontre capitale » ne peut que nous relancer dans notre recherche :

[…] une certaine espèce de « rencontre » –ici la rencontre capitale, c’est-à-dire par définition la rencontre subjectivée à l’extrême –[…]

Breton raconte que la réflexion sur le « concept de rencontre » qu’il ouvre dans ce second chapitre de L’Amour fou prend son départ dans le dépouillement des réponses à une « enquête » lancée par Paul Éluard et lui-même. Rappelons la question posée par laquelle commence le chapitre :

« Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? –Jusqu’à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l’impression du fortuit ? du nécessaire ? » (p. 27)

Breton rappelle alors l’« équivoque » que les derniers termes (« fortuit » et « nécessaire ») ont suscité dans les réponses et va jusqu’à regretter le fait d’avoir insisté « sur le caractère capital de la rencontre, ce qui devait avoir pour conséquence de l’affecter d’un coefficient émotif étranger au véritable problème et plus ou moins nuisible à l’intelligence de ses données » (p. 37). Car il s’agit bien pour Breton d’aller au cœur du problème, « de ne pas, derrière soi, laisser s’embroussailler les chemins du désir » (p. 38). Cette exigence de l’écoute –cette « chanson du guetteur » (p. 39) –nous semble une visée de la relation dans et par le langage qui ne saurait nous laisser indifférent chez Breton. Aussi aimerions-nous en relever une caractéristique au plus haut point pertinente pour notre recherche au stade où elle en est. Commencer peut-être par cette première remarque de Breton qui situe sa poétique dans la recherche plus que dans la certitude –ce qui ne l’empêche pas par ailleurs d’avoir des positions offensives si ce n’est combatives, puisque la recherche est toujours un combat d’abord contre ses propres certitudes –:

La plus grande faiblesse de la pensée contemporaine me paraît résider dans la surestimation extravagante du connu par rapport à ce qui reste à connaître. (p. 61)

Position qui ne s’arrête pas à un anti-positivisme primaire mais qui demande pour le moins « l’abandon des voies logiques ordinaires » (p. 63) : ce qui ne vaut pas dire un abandon des voies logiques ! En attesterait ne serait-ce que la part dans « le récit » (p. 75) de la réflexion, voire de l’essai si ce n’est de la démonstration (« il s’agira d’établir, comme je me le propose », ibid.). En attesterait surtout le projet de « porter un coup nouveau à la distinction, qui [lui] paraît de plus en plus mal fondée, du subjectif et de l’objectif » (p. 77). Et, plus généralement, c’est à un refus des dualismes de la pensée traditionnelle que Breton veut « porter un coup nouveau ». Il cherche, par exemple, « la mise en évidence du rapport étroit qui lie ces deux termes, le réel, l’imaginatif » (ibid.). L’ensemble de ces refus vient comme se fondre dans l’image forte d’« un feu courant sous la neige » (p. 99). On objecterait facilement qu’il peut s’agir de la répétition de la figure oxymorique de la coïncidence des contraires. Nous ne le pensons pas. Breton cherche plus « dans la vie la continuité parfaite de l’impossible et du possible » (p. 123) que leur conciliation, voire réconciliation. Il s’agit bien pour « l’attitude surréaliste » (p. 122) de refuser « le combat que se livrent les partisans de la méthode de "résolution", comme on dit en langage scientifique, et les partisans de la méthode d’"invention" » (p. 121). La contradiction est à maintenir, non en vue d’une résolution à proprement parler–même si Breton réfère régulièrement à Hegel, son activité artistique l’éloigne considérablement de tout hégélianisme –, mais afin de trouver (« la chance, le bonheur du savant, de l’artiste lorsqu’ils trouvent ne peut être conçu que comme cas particulier du bonheur de l’homme », p. 126) ou de répondre (« Il lui suffira de répondre à la vision la plus insistante, et aussi la plus pénétrante », p. 127). Breton reprend la proposition baudelairienne du Voyage : « Et toujours le désir nous rendait soucieux ! » (cité p. 129).

Ce souci baudelairien n’est-il pas au fond celui que Meschonnic formule ainsi : « L’affect inséparable du concept. La poétique même64. ». Reprenant, de notre point de vue, cette

63. A. Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 29. 64. Henri Meschonnic, Le Rythme et la lumière, Odile Jacob, 2001, p. 134

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CHAPITRE 1

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formidable proposition de Breton concernant la « ressemblance », cet « aspect qu’avait pris pour [lui] l’amour » :

– j’ai voulu encore que tout ce que j’attends du devenir humain, tout ce qui, selon moi, vaut la peine de lutter pour tous et non pour un, cessât d’être une manière formelle de penser, quand elle serait plus noble, pour se confronter à cette réalité en devenir vivant qui est vous. Je veux dire que j’ai craint, à une époque de ma vie, d’être privé du contact nécessaire, du contact humain avec ce qui serait après moi. Après moi, cette idée continue à se perdre mais se retrouve merveilleusement dans un certain tournemain que vous avez comme (et pour moi pas comme) tous les petits enfants. J’ai tant admiré, du premier jour, votre main. Elle voltigeait, le frappant presque d’inanité, autour de tout ce que j’avais tenté d’édifier intellectuellement. Cette main, quelle chose insensée et que je plains ceux qui n’ont pas eu l’occasion d’en étoiler la plus belle page d’un livre ! Indigence, tout à coup, de la fleur. Il n’est que de considérer cette main pour penser que l’homme fait un état risible de ce qu’il croit savoir. Tout ce qu’il comprend d’elle est qu’elle est vraiment faite, en tous les sens, pour le mieux. Cette aspiration aveugle vers le mieux suffirait à justifier l’amour tel que je le conçois, l’amour absolu, comme seul principe de sélection physique et morale qui puisse répondre de la non-vanité du témoignage, du passage humains. (p. 173-174)

Nous cherchions l’amour par le discours au cours de cette introduction : ce que Breton fait dans ce passage. Il vient d’une lettre–ce régime de la correspondance des voix, de leur emmêlement–à « Écusette de Noireuil », disons à sa fille, Aube née en 1935, lettre datée de 1952 (« vous viendrez d’avoir seize ans », p. 165). C’est un discours, au sens rhétorique, entièrement à l’inaccompli : et c’est donc un discours, au sens d’une subjectivation et donc au sens poétique, qui met tout le sujet et toute la relation à l’inaccompli, au futur du présent. L’amour par le discours serait alors ce que Breton suggère : c’est l’écoute du « devenir vivant qui est vous ». C’est l’écoute de la relation comme ce travail de l’inaccompli, travail de petites mains, mains d’enfants parce que pensée en acte le plus remplie d’affect, de don, de relation. Breton, en passant, pose le primat de l’humain et donc de l’historique sur le cosmique, de la main sur la fleur.

Nous voyons combien Breton associe, par « cette main », « étoile » du « livre », affect et concept, poétique et politique, individu et société, unicité et universalité. Mais nous nous aventurerions trop avant dans notre recherche suggérant seulement ce que nous pourrions avancer avec la « poignée de mains » de Paul Celan. Retenons « cette main » de Breton en y ajoutant cette forte déclaration d’avril 1929 qui pourrait à elle seule justifier notre travail : « Il n’est pas de solution hors de l’amour »65.

Il s’agit donc de penser le continu corps-langage : cela demande nécessairement de chercher la relation sans obliger à la fusion, sans obliger à renoncer à la pluralité. Les chapitres qui suivent vont décliner les rythmes de « cette main » : rythmes relationnels du poème qui fait l’amour, du sujet en activité amoureuse dans et par le langage.

65. A. Breton, « Exposition X…, Y… », dans Point du jour (nouvelle édition revue et corrigée), Paris, Gallimard, « Folio », 1970, p. 58.

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CHAPITRE 2

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CHAPITRE 2 - ENONCER : INSCRIPTION OU SUBJECTIVATION ?

1. Qui s’énonce ? Qui énonce ? Qu’énonce-t-on ?

Commençons en rappelant la forte conclusion de Émile Benveniste à son important article de 1969, « Sémiologie de la langue », dans lequel il distingue sémiotique et sémantique66. Cette distinction fondamentale va nous permettre d’opposer sémiotique et sémantique de l’amour de la même manière que Benveniste suggère que les « expressions artistiques », c’est-à-dire les poèmes en ce qui concerne cette recherche, ont une signifiance qui tient à une « sémantique sans sémiotique » (PLG II, p. 65). Elle va également nous permettre de situer l’énonciation amoureuse des poèmes dans une activité relationnelle qui n’a pas à être reconnue mais à être comprise (voir PLG II, p. 64-65). Cette compréhension qui instaure le primat du sémantique est la dimension relationnelle même à laquelle le discours oblige. Ce que nous allons donc observer tout au long de ce chapitre ; et ce qui nous demande de relire de près la conclusion de Benveniste :

En conclusion, il faut dépasser la notion saussurienne du signe comme principe unique, dont dépendraient à la fois la structure et le fonctionnement de la langue. Ce dépassement se fera par deux voies : • dans l’analyse intra-linguistique, par l’ouverture d’une nouvelle dimension de signifiance, celle du

discours, que nous appelons sémantique, désormais distincte de celle qui est liée au signe, et qui sera sémiotique ;

• dans l’analyse translinguistique des textes, des œuvres, par l’élaboration d’une métasémantique qui se construira sur la sémantique de l’énonciation.

Ce sera une sémiologie de « deuxième génération », dont les instruments et la méthode pourront aussi concourir au développement des autres branches de la sémiologie générale. (PLG II, p. 66)

Sans entrer dans la discussion sur les termes pris par Benveniste pour distinguer ce qu’on aurait tort d’appeler disciplines, nous voudrions seulement suggérer que cette « sémantique de l’énonciation » et cette « métasémantique » demandent l’une et l’autre d’ouvrir « une nouvelle dimension de signifiance, celle du discours ». C’est ce que nous avons affirmé fortement dans l’introduction. C’est maintenant cette dimension sémantique du discours, ce qui justement fait définition et valeur dès qu’il y a discours, que nous allons tenter de faire ressortir. Pour ne pas laisser s’installer l’ambiguïté, il importe au préalable de dire nos réserves vis-à-vis d’un ouvrage qui fait référence sur la question, celui de Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage67. L’énonciation entre bathmologie et inscription

Il est étonnant de lire en conclusion de ce livre un éloge de la bathmologie. Rappelons que ce néologisme de Roland Barthes désigne un « jeu »68 :

Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. Un néologisme n’est pas de trop, si l’on en vient à l’idée d’une science nouvelle : celle des échelonnements du langage.

Le « jeu » est-il de pure rhétorique ou l’aveu d’une impasse théorique ? Reprenons les éléments de la « conclusion générale » de Kerbrat-Orecchioni. Partant de l’aveu de Dominique Maingueneau69 concernant l’impossible articulation réelle entre « le système de la langue, l’activité des sujets parlants, la société » dans les essais de mise en relation effectués alors, Kerbrat-Orecchioni suggère qu’on peut toutefois « chercher à déceler les traces, dans les objets verbaux, des fonctionnements sociaux et de l’activité énonciative » (p. 224). Trahison ? Repli ? Eh oui !

66. É. Benveniste, « Sémiologie de la langue », Problèmes de linguistique générale, 2, op. cit. [noté plus loin PLG II suivi de la page]. 67. C. Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation, De la subjectivité dans le langage (1980), Armand Colin, 3e édition, 1997. Les références sans autre indication vont à cet ouvrage. 68. R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975, p. 71. 69. D. Maingueneau, Initiation aux méthodes de l’analyse de discours, Hachette, 1976, p. 182.

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ÉNONCER

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Sans doute trahissons-nous la « vraie nature » de l’énonciation en l’envisageant comme trace, et non comme acte […]. La seule chose que nous puissions alléguer pour notre défense, c’est qu’il n’est pas possible, pour un linguiste toujours, de faire autrement. (p. 225)

Mais heureusement la bathmologie est là pour faire sourire et inclure ces reculades dans un jeu sans fin :

Le sujet qui énonce, c’est (linguistiquement) le sujet qui s’énonce (linguistiquement), mais dès lors qu’il s’énonce comme sujet énonçant, il cesse d’être sujet d’énonciation pour devenir sujet de l’énoncé […].

À peine croit-on l’avoir saisi que le sujet s’esquive en reculant d’un cran en amont. […] (p. 225) D’autre part, cette opération de déchiffrage ne peut se faire qu’au moyen d’énoncés métalinguistiques

formulés en langue naturelle, lesquels sont de ce fait inévitablement marqués énonciativement et idéologiquement, donc appellent à leur tour un méta-discours de troisième degré, lequel se formule lui aussi en langue naturelle, donc exige à son tour une analyse de quatrième degré –et voilà le linguiste une fois de plus prisonnier du mouvement infernal de la bathmologie. (p. 226)

En fait, c’est au cœur de l’ouvrage que la théorie a rebroussé chemin, puisque la réduction de l’énoncé au sens du texte, tout comme la réduction de l’énonciation à l’intention du sujet, y sont explicitement revendiquées : « Un texte veut dire ce que A suppose que L a voulu dire dans (par) ce texte » (p. 181). Et plus avant, dans ses attendus définitionnels, on lit ce qui constitue, bien plus qu’un rebroussement, une conception délibérément non discursive du sujet de l’énonciation :

La problématique de l’énonciation (la nôtre) peut être ainsi définie : c’est la recherche des procédés linguistiques (shifters, modalisateurs, termes évaluatifs, etc.) par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit dans le message (implicitement ou explicitement) et se situe par rapport à lui (problème de la « distance énonciative »). C’est une tentative de repérage et de description des unités, de quelque nature et de quelque niveau qu’elles soient, qui fonctionnent comme des indices de l’inscription dans l’énoncé du sujet d’énonciation. (p. 32)

Il n’est pas difficile de montrer que ce programme ouvert par le cadre définitionnel de Kerbrat-Orecchioni constitue de fait un abandon des éléments les plus décisifs de la théorie de Benveniste. Il suffit dans un premier temps d’observer que, sous couvert de modestie voire de contrainte (« on est méthodologiquement contraint à la problématique des traces », ibid.), Kerbrat-Orecchioni postule que l’énonciation consiste non dans une subjectivation mais dans une reproduction : le « locuteur » est au mieux un agent de l’énonciation mais ne devient pas pour autant un sujet. En effet, ce ne sont pas des « traces » ou des « procédés » qui peuvent constituer un sujet. « Le procès d’appropriation par le locuteur » dont fait état Benveniste70 n’est pas l’impression « de sa marque à l’énoncé » par celui-ci, ni l’inscription de celui-ci « dans le message » et encore moins le fait qu’il « se situe par rapport à lui » (le message), comme dit Kerbrat-Orecchioni. Il faut donc rappeler les attendus de la démonstration de Benveniste :

Quelle est donc la « réalité » à laquelle se réfère je ou tu ? Uniquement une « réalité de discours », qui est chose très singulière. Je ne peut être défini qu’en termes de « locution », non en terme d’objets, comme l’est le signe nominal. […] Il faut donc souligner ce point : je ne peut être identifié que par l’instance de discours qui le contient et par là seulement. Il ne vaut que dans l’instance où il est produit. (op. cit., p. 252)

Ce qu’oublie complètement Kerbrat-Orecchioni. En effet, soit il faut faire du « locuteur » une « réalité de discours », soit il faut postuler une autre « réalité ». L’emploi que la grande majorité des linguistes font justement du terme de locuteur auquel ils réfèrent comme « émetteur » en postulant toujours peu ou prou la situation communicationnelle, ne permet pas de le constituer « comme catégorie du langage » ainsi que Benveniste le fait avec « je et tu » dont il rapporte les définitions « à leur position dans le langage » (ibid.) alors que ceux-là les rapportent à leur position hors langage. Notons, au passage, la distinction qu’il y aurait à faire entre « unités » et « catégories » du langage. S’agissant de l’énonciation, c’est peut-être toute la différence qu’il faut faire entre « instance » et « indice » car si la seconde notion peut appeler la notion corrélative de « marque », la première engage une toute autre vue sur le langage. Celle que justement Benveniste signale, sans effectivement en faire aboutir la théorie, dans le fameux

70. É. Benveniste, « La nature des pronoms » (1956), Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit, p. 255 [noté maintenant PLG I suivi de la page].

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CHAPITRE 2

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article de 1958 donné au Journal de psychologie71, article qui commence par fustiger toute conception instrumentale du langage pour lui opposer une conception anthropologique :

C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme. (PLG I, 259)

La modalisation (« sommairement ») apportée par Benveniste lui-même à sa définition maintes fois reprises du sujet, est essentielle pour apercevoir les limites de cette caractérisation d’« une propriété du langage, peu visible sous l’évidence qui la dissimule, et que nous ne pouvons caractériser que sommairement » :

C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’ « ego ». (ibid.)

Benveniste ne parle pas d’« impression », de « traces », mais, définissant la « subjectivité » qui l’intéresse comme « la capacité du locuteur à se poser comme "sujet" » (ibid.), il renvoie à une détermination « par le statut linguistique de la "personne" » (PLG I, 260). Ce qui semble une tautologie alors qu’il s’agit au contraire de penser ensemble, d’un point de vue anthropologique, sujet et langage puisque « le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans le discours » (ibid.). Ce qui résout l’aporie des linguistes dont parlait Kerbrat-Orecchioni, remettant aux philosophes la responsabilité d’établir la nature de la personne du locuteur en fin de compte, alors que Benveniste pose à la fois un universel (« Unique est la condition de l’homme dans le langage », dit-il plus loin) et un fait toujours singulier dont il faut déterminer la spécificité. Cela demande de renoncer à « une grammaire de l’énonciation » pour toujours lui préférer une anthropologie du langage et du sujet associée à une poétique du discours.

Seconde remarque qui permet de comprendre pourquoi cet abandon du fondement anthropologique de la notion de discours s’accompagne d’un recours à une grammaire descriptive plus qu’à une grammaire fonctionnelle dans les théories de l’énonciation : les propositions de Benveniste se voient déprises de l’attendu dont elles dépendent justement. Les théories de l’énonciation s’arriment au domaine de la deixis et à celui du verbe. Rappelons l’attendu de Benveniste qui précède ce qu’il appellera ensuite « l’énonciation dans le cadre formel de sa réalisation72 » :

Où sont les titres du langage à fonder la subjectivité ? En fait le langage en répond dans toutes ses parties [je souligne]. Il est marqué si profondément par

l’expression de la subjectivité qu’on se demande si, autrement construit, il pourrait encore fonctionner et s’appeler langage. Nous parlons bien du langage et non de langues particulières. Mais les faits des langues particulières, qui s’accordent, témoignent pour le langage. On se contentera de citer les plus apparents. (PLG I, 261)

Aussi est-il nécessaire de rappeler que l’article de 1970 fait précéder la définition de l’énonciation « dans le cadre formel de sa réalisation » par deux autres aspects possibles pour l’étude de « ce grand procès » (PLG II, 80) : « la réalisation vocale de la langue » (ibid.) et « la sémantisation de la langue » (PLG II, p. 81). C’est certainement un oubli et une erreur de perspective qui a fait que la linguistique de l’énonciation a seulement discuté, augmenté, précisé, développé, au point de le subsumer à la place des deux autres aspects, le « cadre formel de l’énonciation ». La réduction qui s’en est suivie est venu, par son formalisme même, renforcer l’abandon du propos anthropologique de Benveniste et, osons le dire, de la notion même de discours même en tant que « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (PLG II, p. 80).

Concluons cette brève mise en perspective critique en signalant que le sous-titre du livre de Kerbrat-Orecchioni, alors qu’elle l’emprunte à Benveniste lui-même, implique une conception instrumentale du langage : « de la subjectivité dans le langage » n’est pas « de la subjectivité dans et par le langage », ce que Benveniste précise lui-même dans ce fameux article :

Il faut prendre garde à la spécificité de l’énonciation : c’est l’acte même de produire un énoncé et non le texte de l’énoncé qui est notre objet. (PLG II, p. 80)

71. É. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage » (1958), dans Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit. 72. É. Benveniste, « L’appareil formel de l’énonciation » (1970), PLG, II, 81.

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ÉNONCER

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Le souci exclusif des « traces » et autres « procédés » conduit à oublier la subjectivation comme activité dans et par le langage pour lui préférer une subjectivité comme inscription, expression, distanciation, etc., autant d’activités qui ne posent pas un sujet mais le reproduisent.

Nous essayons dans ce chapitre de tenir l’enjeu d’une activité, énoncer, par l’attention que

nous voudrions porter à la subjectivation amoureuse dans et par le langage. Ce serait une manière de continuer les problèmes de Benveniste sans les confier à une bathmologie. Énoncer par la relation c’est poser d’emblée une subjectivation qui rend possible au sujet du langage de gagner le statut de personne en relation.

Nous commencerons par une autre lecture des « problèmes » de Benveniste en discutant au plus près certaines thèses d’Antoine Culioli. Puis nous rappellerons l’importance de la théorie relationnelle de Francis Jacques, son éthique relationnelle d’une très haute tenue n’aboutissant pas toutefois à une poétique de la relation. Nos lectures de poèmes d’Eugène Savitzkaya continueront notre recherche d’un sujet de l’énonciation qui se transforme en un sujet relationnel. Notre conclusion prendra appui sur la lecture d’un récit de Bernard Noël nous permettant d’esquisser un roman du poème de la personne amoureuse dans et par la relation dans le langage.

2. Benveniste au plus près

Ce chapitre consacré à l’énonciation du sujet amoureux voudrait faire porter l’attention sur le processus de subjectivation plus que sur le sujet lui-même. Un linguiste dont nous pouvons louer la discrétion et constater l’importance dans les études en cours, part de ce constat quand il rend compte de l’apport de Benveniste. Mais confirme-t-il, chemin faisant, son accord à poursuivre les « problèmes du théoricien de l’énonciation ? c’est ce que nous allons essayer de voir en continuant notre double enquête : celle qui s’attache à suivre obliquement la modernité des « problèmes » de Benveniste sur cette question de l’énonciation et celle qui vise une pensée de l’énonciation s’intégrant dans une poétique de la relation comme poétique du sujet du langage. Culioli tout contre Benveniste

Participant au Colloque international du CNRS, « Émile Benveniste aujourd’hui », Culioli73, après bien des modalisations, propose de rendre compte de la contribution de Benveniste « à l’avènement de la linguistique théorique , telle qu’elle existe » puis du « rôle de Benveniste dans la transformation de la linguistique, qui de classificatoire, va devenir théorie des procès et des actes […] à l’œuvre dans l’activité du langage ». Ce qui le conduit à constater « combien cette démarche est à la fois novatrice et encore mal dégagée de modes de raisonnement anciens, en contradiction donc avec elle-même, d’où l’impression d’être suspendu à mi-parcours dans un embarras de concepts mal ajustés » (p. 116). Nous aimerions montrer l’intérêt de ces réflexions de Culioli mais également leurs limites.

Culioli note qu’il y a « constance du projet » d’une interaction entre « la théorie des langues » et « la théorie du langage » (PLG I, « Avant-propos »). Ce qui montre, selon Culioli, que « le problème de la généralisation et de l’invariance derrière les variations » et « le problème fondamental de la théorie des observables » (p. 117) sont donc posés par Benveniste, en précisant bien que la recherche passe par une théorie conjointe de l’observation et de la généralisation et pas seulement de la seconde, dans la continuation des remarques de Saussure concernant le fait linguistique comme objet construit et formalisable. On peut s’étonner que Culioli affirme que « théorie du langage » soit un « syntagme qui n’apparaît pas chez Benveniste » (p. 119) alors qu’il l’a justement cité deux pages auparavant !

73. A. Culioli, « Théorie du langage et théorie des langues », dans « Émile Benveniste aujourd’hui », Actes du colloque international du CNRS, La Société pour l’Information grammaticale, 1984 [repris dans A. Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation, Formalisations et repérage, Tome 2, Ophrys, 1999, p. 115-123, auquel il est fait ici référence]

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CHAPITRE 2

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Si Culioli pardonne à Benveniste ses « généralités » (p. 118) en vue de constituer « une linguistique scientifique, théorique et formelle » (p. 119), « car pareille critique ne tiendrait pas compte du simplisme épistémologique des milieux linguistiques de l’époque » (p. 119), il ne lui pardonne pas ses « chassés-croisés » terminologiques entre « langue » et « langage » tout en formulant l’hypothèse explicative : « il semble que chez Benveniste deux attitudes entrent en conflit » (p. 120). La première attitude vise à éviter toute atomisation classificatoire pendant que la seconde réduit le dynamisme envisagée en conservant « une conception strictement hiérarchique de la structure » et donc en tendant « à poser une relation toute constituée », ou du moins « sans règles constitutives » explicites et donc fondatrices de la relation (p. 120).

S’agissant du « domaine crucial » de la subjectivité, Benveniste aurait « des termes en trop, mais un concept en moins, même si, […] il est patent que le problème est perçu » (p. 121). Si Culioli dit avoir trouvé le concept, celui d’« énonciateur » que Benveniste utilise au demeurant74, ce qu’il ne fait justement pas c’est d’historiciser les propositions de Benveniste, c’est-à-dire de distinguer les énonciateurs des textes, voire du texte, de Benveniste ! Ce qui permettrait peut-être d’apercevoir ce qui se maintient sous la valse des « étiquettes » ou ce qui bouge et… se trouve. Par exemple, l’emploi des termes « ego » et « être » (PLG I, p. 259) que pointe Culioli sont évidemment à situer dans le contexte de publication, celui du Journal de Psychologie en juillet-septembre 1958 ; aussi, s’agirait-il certainement de l’être de langage et non de l’être philosophique. Gérard Dessons fait à ce propos la remarque décisive suivante :

Dans la formule –ambiguë, on l’a vu, en ce qu’elle intègre dans la question du sujet la notion métaphysique d’ego –: « Est ‘ego’ qui dit ‘ego’ », ce qui compte, c’est le soulignement du procès de parole, indiquant que le sujet est dans le dire75.

De même, l’étonnement de Culioli face aux « balancements dichotomiques sans assise théorique » (p. 122) de Benveniste est-il étonnant, si l’on peut se permettre ce jeu de miroir, puisque Benveniste ne pose assurément pas « deux cases, l’énonciatif et le non-énonciatif » (p. 122), même dans le passage relevé par Culioli :

Ainsi l’énonciation est directement responsable de certaines classes de signes qu’elle promeut littéralement à l’existence. Car ils ne pourraient prendre naissance ni trouver emploi dans l’usage cognitif de la langue. (PLG II, 84 et Culioli, op. cit, p. 122)

D’une part il faudrait contextualiser en apercevant que Benveniste situe bien cette distinction « dans la langue » et non en discours, ce qui, de fait, constitue une critique des théories non énonciatives (« la description grammaticale »). D’autre part, ce n’est pas parce que certaines classes de signes ne sont pas promues « littéralement à l’existence » par l’énonciation qu’elles ne relèvent pas d’une prise en charge énonciative, ce que suggère la conclusion du même article quand Benveniste signale, entre autres, qu’« il y aurait à considérer les changements lexicaux que l’énonciation détermine, la phraséologie qui est la marque fréquente, peut-être nécessaire, de l’"oralité". Il faudrait aussi […] » (PLG II, 85).

S’agissant du fait que Benveniste « appréhende mal le jeu des contraires, les fantasmes de l’altérité, ou la dénégation » (p. 122), Culioli reproche au linguiste de l’énonciation de ne pas comprendre la négation aussi bien que Rimbaud (« Je est un autre ») et que Freud (la Verneinung). Enfin la critique décisive concerne le fait que pour Benveniste « il n’y a pas de pensée sans langage » et qu’il « ramène l’activité de représentation à un acte de locution » (p. 122).

On pourrait d’abord noter que Culioli ne prend pas vraiment en compte la visée anthropologique de Benveniste, visée qui certainement opère un élargissement dont « le prix », « c’est le brouillage de plus en plus évident des repères, des limites de "l’interne" et de "l’externe", du sens de la notion de "système" au profit d’une conceptualisation certes embryonnaire mais bien présente de la totalité du champ culturel », ainsi que Jean-Louis Chiss et Christian Puech76 le suggèrent dans « ce double mouvement » d’enracinement et d’errance de la

74. Par exemple en PLG II, 84 et plusieurs fois dans « L’appareil formel de l’énonciation » (PLG II, 79-88). 75. G. Dessons, Émile Benveniste, Bertrand-Lacoste, 1993, p. 110. Cet ouvrage a été repris avec quelques modifications chez In’Press, 2006. 76. J.-L. Chiss et C. Puech, Le Langage et ses disciplines, XIXe-XXe siècles, Duculot, 1999, p. 83.

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pensée sémiologique de Benveniste. Mais, cette visée anthropologique (« horizon de pensée », « horizon de projection de la linguistique77 ») est à la fois la reprise de questions et la recherche de nouveaux objets : le « discours » est certainement l’objet que promeuvent les réflexions de Benveniste à partir de la vieille question « des mots et des choses », des idées ou concepts… Il la reprend en posant « que la configuration du langage détermine tous les systèmes sémiotiques » (PLG, I, « Avant-propos »).

L’analyse de la négation (voir PLG II, 84-85) est un test de cette reprise. Benveniste dissocie « l’opération logique » de « l’assertion » (opération énonciative puisque « la manifestation la plus commune de la présence du locuteur dans l’énonciation »). Cela lui permet de distinguer une forme (« ne…pas ») d’autres (les « particules assertives » oui et non, « substitut[s] d’une proposition ») et en même temps de penser qu’une configuration l’emporte sur l’autre. En l’occurrence, la configuration « énonciative » intègre et permet également de comprendre la configuration « logique ». Dans ces conditions, on peut essayer de reprendre autrement les problèmes du rapport de la pensée et du langage et, entre autres, envisager de ne plus séparer « activité de représentation » et « acte de locution »… Formalisation ou problématisation ?

La déconfusion réalisée par Benveniste entre la notion de « personne » linguistique et celle de « sujet » philosophique fait partie également de cette reprise et permet de mieux « appréhender […] les fantasmes de l’altérité » même s’agissant de Rimbaud (voir PLG I, 230). Il faudrait d’abord bien apprécier le fait fondamental que Benveniste se place, quand il parle de subjectivation, non sur le plan de l’énoncé, mais sur celui de l’énonciation. Il distingue donc fortement ce qui ressortit du plan de la représentation de ce qui est exemplaire du fonctionnement du langage. Ainsi n’y a-t-il plus à faire confiance aux mots mais à observer les fonctions subjectives que seul le langage peut leur conférer : « je est un autre » est bien, de ce point de vue, « l’expression typique de ce qui est proprement l’"aliénation" mentale, où le moi est dépossédé de son identité constitutive ». Il s’agit donc en l’occurrence d’une représentation et non d’une fonction. C’est pourquoi, ainsi que Dessons le signale à propos de Ricœur, on peut dire tout aussi bien à propos de Culioli que « ne pas voir pourquoi l’assimilation de la "troisième personne" au fonctionnement du discours ne peut pas tenir, au plan linguistique, rend incompréhensible la question de la subjectivation au plan poétique, où je, forcément, déborde les marques de la langue, et se réalise dans le tout du langage, prosodie et rythme compris78 ».

Le processus de la dénégation demande, selon Benveniste (voir PLG I, 84), de considérer que le discours du sujet psychologique ne peut « abolir la propriété fondamentale du langage qui est d’impliquer que quelque chose correspond à ce qui est énoncé, quelque chose et non par "rien" ». Aussi, on ne voit pas pourquoi Culioli reproche à Benveniste de « ramen[er] l’activité de représentation à un acte de locution », car c’est bien parce que l’activité langagière permet de déduire la fonction référentielle, dans les termes de Jakobson « l’orientation vers le contexte »79, et non l’inverse, que « la négation est d’abord admission », comme dit Benveniste.

C’est pourquoi on ne voit pas vraiment en quoi Benveniste aurait « des difficultés dès qu’il traite d’une relation rétive à se laisser ramener à un jeu de cases » (p. 122) et on préfère, ainsi que Culioli le dit in fine en citant René Char, « les routes qui ne promettent pas le pays de leur destination ». Car Benveniste est certainement celui qui a permis, et qui continue à permettre, que les problèmes ne s’achèvent jamais en formalisations. La trilogie employée par Culioli incidemment n’est pas anodine et mériterait d’être interrogée : science, théorie et formalisation sont-il syntagmatiquement en position d’équivalence paraphrastique (la science c’est la théorie…), d’emboîtement hiérarchisé (la science comprend au moins une théorie qui présuppose au moins une formalisation), de complémentation logique (une science et une théorie s’accomplissent avec une formalisation…) ? Les autres travaux de Culioli suggèrent une précellence de la formalisation, alors que pour Benveniste c’est la théorie qui, d’une certaine

77. Ibid., p. 117. 78. G. Dessons, « Paul Ricœur, l’amour du texte », Europe, n° 849-850, janvier-février 2000, p. 288. 79. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Minuit, 1963, p. 214.

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façon, empêche la possible dérive scientiste de la visée scientifique mais également la possible dérive formaliste de la visée formelle. La théorie cherche à apercevoir les « problèmes » et surtout à les maintenir ouverts contre vents scientistes et marées formalistes.

Ce qui nous ramène finalement à la « clarté » que d’aucuns voient dans l’œuvre, si ce n’est l’écriture, de Benveniste : Roger-Pol Droit évoquait sa « rigoureuse clarté80 » ; Roland Barthes jugeait l’essai sur les système des prépositions en latin, « fascinant de clarté81 » et il poursuivait la métaphore de l’éclaircissement à propos du recueil entier (PLG, II) :

Il y a une beauté, une expérience de l’intellect, qui donne à l’œuvre de certains savants une sorte de clarté inépuisable, dont sont faites aussi les grandes œuvres littéraires. Tout est clair dans le livre de Benveniste, tout peut y être reconnu immédiatement pour vrai ; et cependant aussi tout en lui ne fait que commencer82.

Les remarques de Culioli indiqueraient tout le contraire : à propos des signes diacritiques employés par Benveniste, « on reste avec un surplus morphologique sans signification claire » (p. 116). Mais pour confirmer le mythe de la clarté puisque « la qualité même du style gêne l’analyse, où le vernis des mots (ainsi que l’allusion qui se veut peu appuyée) cache, à l’occasion, la rapidité expéditive d’une réflexion qui reste courte ou n’est pas conduite à son terme » (p. 116). Le confirmer en postulant que le discours « critique », c’est-à-dire scientifique pour Culioli, ne peut pas vraiment mettre la main sur les textes de Benveniste puisque, « on le sait, chaque article est comme une œuvre d’art, régie par sa propre nécessité, lisse et enclose sur elle-même » (p. 116). Et Culioli de postuler pour lui-même, à l’opposé de ce que fait Benveniste, une « méthode modeste [vs. ambitieuse], sans brillant [vs. brillante] » car « c’est la seule voie qui soit aussi objective que possible et qui force le conférencier à s’effacer lui-même » (p. 116) : modestie toute rhétorique qui oublie de penser sa « voix », son énonciation même, et pose une discontinuité du discours à la pensée, de la voix aux idées, de l’énonciation à la relation, puisque chez Benveniste la clarté du style cacherait la confusion des idées alors que chez Culioli l’absence de style (effacement de toute subjectivité ?) répondrait d’une réelle « objectivité ». On entr’aperçoit là une théorie de la littérature qui engage une théorie du langage et une théorie de la critique conforme aux théories traditionnelles : autotélisme de l’œuvre d’art et séparabilité du contenu et de la forme accompagnent toujours une « critique » sans sujet ! Culioli, dans ses remarques sur Benveniste, est tout contre Benveniste, c’est-à-dire que, voulant se l’approprier, il se retrouve à son opposé.

3. L’anthropologie relationnelle : une ontologie ?

Les travaux de Francis Jacques concernent au plus haut point notre recherche. L’œuvre de ce philosophe est de plus en plus connue, même si les références les plus souvent faites vont à Paul Ricœur et à Jurgen Habermas. Un colloque lui a été consacré à Cerisy en 2001. Considérons quelques unes de ses thèses majeures et pour voir si son « anthropologie d’un point de vue relationnel » peut nous aider83. Le primum relationis de Francis Jacques

C’est une recherche philosophique contestant le principe substantiel et transcendantal du moi des philosophies de la conscience. On pourrait dire que Jacques est un des rares philosophes à avoir pris en considération cette proposition de Benveniste : « La condition d’intersubjectivité permet seule la communication linguistique »84. En effet, son « parti neuf et audacieux » consiste à « choisir une approche communicationnelle de la subjectivité » (p. 10). Mais Jacques semble reprocher à Benveniste de ne pas avoir un principe relationnel et interactionnel complet (voir p. 26) : ce que la citation que nous venons de faire infirme pourtant. Cependant la discussion resterait superficielle si le débat se maintenait à ce niveau.

80. Roger-Pol Droit, « L’héritier de Saussure », Le Monde, 9 octobre 1976. 81. R. Barthes, Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Seuil, 1984, p. 192. 82. Ibid., p. 193. 83. Dorénavant, sans autre indication que la page, je renvoie à F. Jacques, Différence et subjectivité, Anthropologie d’un point de vue relationnel, Aubier, 1982. 84. É. Benveniste, « Le langage et l’expérience humaine », Problèmes de linguistique générale, 2, op. cit., p. 77.

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Ce que Jacques appelle le « primum relationis » lui permet de renvoyer dos à dos deux conceptions de même source. Celle de Kant pour lequel « le je aurait charge de se poser dans son autonomie et son "égoïsme logique" », celle de Levinas pour lequel « le moi aurait la charge gracieuse de sortir de lui-même pour rencontrer l’autre ». Aussi, pour Jacques, « l’application du principe de la relation destitue immédiatement ces poses du moi, le narcissicisme philosophique et sa fascination par un autre qui est en fin de compte tenu pour un autre moi. » (p. 360). Refusant de poser le problème traditionnel du solipsisme, Jacques conclut sur l’enjeu de ce primat de la relation dans la pensée de la subjectivité et du langage :

N’existe que l’entrelacs concret, l’entre-deux de la relation interlocutive, les eaux mêlées de la parole pleine. Alors seulement la parole et l’altérité cesseront d’être l’alibi de la bonne conscience éthique. Elles ne seront plus simplement l’événement qui interpelle, facultativement, le sujet pour l’investir de l’extérieur –cette transcendance après tout est tellement condescendante –mais un avènement réel de la relation. (p. 189)

Malgré sa pente métaphorique (que serait une « parole vide » en regard de « la parole pleine » ?) et ses attendus philosophiques encore traditionnels (« l’événement » toujours considéré comme ce dont pâtit le sujet), il y a là une visée critique à l’encontre de l’aporie éthique voire politique des philosophies de la subjectivité, mais également une visée critique par la recherche d’une historicité radicale du discours dans son principe relationnel même.

On suivra également Jacques dans sa critique de Martin Buber85 dont il relève la « conception expressiviste du langage » et la « conception faible du dialogisme dans le discours » (p. 188). Ce qui lui permet de généraliser une remarque de Paul Celan, sans toutefois la mentionner86 :

Il n’y a pas tellement de différence entre une poignée de main et un discours. Je ne dis pas un poème mais un discours : non pas un signe donné à autrui, mais signe entretenu avec lui. On ne parle jamais que par les autres et non pas seulement pour les autres. (ibid.)

Mais pour Celan, un poème n’est pas « un signe », un poème qui seulement dit qu’il est poème, beau langage offert à la tribu, mais un poème de l’« entretien », un poème de la relation dans le langage, dans tout le langage. Ce qui nous fait dire que Jacques, pourtant attentif au langage dans toutes ses dimensions, reste dans une conception assez traditionnelle de la séparation de la littérature et du langage ordinaire. Ne dit-il pas que « les écrivains sont des êtres capables d’inscrire une rêverie dans une forme qui la fixe et les en libère à la fois », ajoutant qu’« il faut être un homme de lettres romantique pour soutenir le contraire, ou un phénoménologue de la première heure pour s’en émerveiller en saluant la divergence d’un couple d’intentionnalités ou leur accord miraculeux » (p. 109) ! Mais si « l’amour fait être ceux qui aiment » (ibid.), alors l’activité amoureuse du langage n’est pas une inscription qui fixe et permet de prendre de la distance ni, bien entendu, la réalisation d’intentions mais une activité relationnelle dans et par le langage qui transforme et l’amour et « ceux qui aiment »… sans les libérer du langage puisque c’est le langage qui les libère ! Trois personnes ou un sujet du langage

Certes Jacques introduit la « complexité logique » (p. 361) dans la pensée de la subjectivité mais sa conception de la communication comme « structure tri-personnelle » (p. 95) est le moment d’une divergence fondamentale avec Benveniste :

L’ego ne sera une personne que s’il est capable bien sûr de dire « je » en tant que « moi », mais aussi d’être celui qui est interpellé et également celui dont on parle. (p. 59)

C’est parce que chacun de nous a le pouvoir de se reconnaître concurremment comme je, tu, il, qu’on a celui de s’identifier. (p. 62)

Cette intégration de ce que Benveniste a pourtant défini comme la « non-personne »

s’appuie apparemment sur le fait que « la référence est partie intégrante de l’énonciation » puisqu’elle est toujours « co-référence ». C’est ici que la divergence pointe. Si, pour Jacques,

85. M. Buber, Je et Tu (1923), trad. G. Bianquis, avant-propos G. Marcel, préf. G. Bachelard, Aubier, « Bibliothèque philosophique », 1969. 86. Je donne la référence : P. Celan, « Lettre à Hans Bender » du 18 mai 1960 dans M. Broda, Dans la main de personne, essai sur Paul Celan, Cerf, 1986, p. 111-112 (voir mon commentaire avec la lettre dans la traduction de M. Broda dans Langage et relation, Poétique de l’amour, L’Harmattan, 2005, p. 305-308).

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« le référent fait désormais partie de la situation communicative en venant médiatiser le rapport de réciprocité » (p. 63), la conséquence en est importante puisqu’il fait de la « non-personne » une seconde personne si ce n’est une première potentielle parce qu’elle « est susceptible de parler un jour, i.e. d’être je pour soi » (p. 58). Mais, pour Benveniste, on n’est pas « je pour soi » mais « je » par « tu ».

Tout viendrait, semble-t-il de la confusion qu’opère Jacques entre le pronom (« je ») et l’antonyme (« moi ») avec ses conséquences sur tout l’appareil formel de l’énonciation. Il semble que Jacques fonde plus sa pensée de la subjectivation à partir de l’antonyme (« moi ») qu’à partir de l’indice (« je »), ou du moins qu’il rabatte souvent le second sur le premier, ce qui oblige à identifier le sujet du langage à un sujet transcendantal. Identification que ne fait pas Benveniste quoiqu’on en dise puisqu’il s’agit pour le je d’une « position de transcendance à l’égard de tu87 ». Gérard Dessons88 fait à ce propos la démonstration que « la transcendance de je sur tu est une donnée de l’expérience » et donc qu’elle « ne signifie pas que je soit l’ego transcendantal, entité idéaliste rapportée à "la conscience comme unité synthétisante et unique garantie de l’être" ». Identification que ne cesse d’opérer Jacques, certes dans le cadre relationnel de son anthropologie. Cadre qui nous semble perdre alors de sa force si ce n’est de son caractère, parce que Jacques remet au fondement de son anthropologie une transcendance ontologique qui ne se constitue pas à travers le procès de parole, le procès relationnel par excellence mais qui, au mieux, s’y actualise :

On objectera difficilement que le soi auquel nous parvenons est peu. Sans doute ne détient-il plus l’être. Mais il n’est pas non plus simple phénomène. Car s’il est le siège d’une compétence communicative, il nous apparaît dans sa fonction indéclinable : cette compétence, le sujet parlant peut l’actualiser ou non. Il en porte la décision responsable. Il est requis comme agent d’une communication effective, mais il peut aussi se dérober. (p. 360)

Ce « retour du thème transcendantal » (p. 366) demande alors « une instance relationnel ultime » qui rapporte « le rapport interlocutif » à « une capacité communicative » dont le « siège » est l’individu (p. 369). Jacques refuse certes que le « je pense » soit « l’instance fondatrice » et préfère que ce soit « la relation interlocutive » (p. 370) mais il déshistoricise celle-ci et, par conséquent, la relation intersubjective quand il affirme :

L’homme existe transcendantalement, mais aussi anthropologiquement, non point dans l’isolement d’un moi subjectif, mais dans l’intégralité du rapport de l’un à l’autre. Que si l’on revient au mode d’être des personnes, on aperçoit qu’il faut d’abord qu’une personne soit inscrite dans un univers de communication pour qu’elle soit reconnue comme telle, quitte à prendre ensuite un contenu empirique. (p. 371)

L’empirique et donc l’historique sont ainsi mis à la remorque d’une condition ontologique. Le primus relationis est alors séparé de son fonctionnement dans et par le langage : définition et valeur sont dissociées.

Jacques ne peut s’empêcher, tout en contestant la tradition bien établie en philosophie, d’y revenir. En particulier, il ne peut s’empêcher de conclure par cette remarque qui fait s’effondrer les attendus pourtant remarquables de son anthropologie :

La personne en son identité propre est en fin de compte autant relation à soi que relation à l’autre. Il lui est essentiel de maintenir pour soi, indépendamment du recours à l’autre, le groupe d’opérations qui la définit comme libre. (p. 374)

Et il dit bien qu’« il faut finir par le soi » (ibid.) un ouvrage qui semblait pouvoir fonder les « différences », et donc l’ensemble des processus de subjectivation dans l’énonciation, dans la relation intersubjective que pose tout acte de langage. Jacques ne s’en est pas tenu assez fermement au « statut linguistique de la personne » comme opérateur premier du fondement de la subjectivité, il lui a préféré un autre opérateur qui regarde vers l’ontologie plus que vers l’anthropologie : « le primat ontologique de la relation » (p. 287) qui consiste en « un espace logique de l’interlocution » (p. 369). C’est cet « espace logique » qui lui fait abandonner le

87. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 260. Voir également « L’antonyme et le pronom en français moderne » (1965) dans Problèmes de linguistique générale, 2, op. cit., 197-214. 88. G. Dessons, Émile Benveniste, op. cit., p. 102-103. Dessons fait référence à un ouvrage et un article de Julia Kristeva : La Révolution du langage poétique, Seuil, 1974 (p. 18, 20, 84) et « La musique parlée », dans Langue et langage de Leibniz à l’Encyclopédie, 10/18, 1977 (p. 223).

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modèle à deux termes de l’énonciation de Benveniste (la personne-« je/tu » vs. la non-personne-« il ») et réintégrer il dans un schéma ternaire de l’interlocution. Cet abandon conduit tout droit à confier à la nomination le critère décisif pour l’acquisition du statut de personne. La triple variété des termes singuliers (« indicateurs, descriptions, noms propres », p. 273) rend alors le « statut de personne plus fondamental que le statut personnel » (p. 277) alors même que « la dénomination à l’aide de noms propres, ou les descriptions qui interviennent pour préciser […] le statut personnel, sont nécessairement secondes » (p. 278). Ce qui entraîne une politique du sujet qui s’écarte dangereusement de ses promesses :

La disposition à la personnalité est plus ou moins forte chez les individus. Je suis commis à la définir par l’aptitude à ressentir le respect de la légalité communicationnelle, en tant que le respect serait un motif suffisant de mon action et de ma parole. Certains hommes ont plus fort que les autres la faculté de surmonter l’individu en soi. (p. 279)

Cette dérive nietzschéenne nous convainc de réaffirmer la nécessité de partir de Benveniste afin de maintenir sa proposition forte qui permet une toute autre politique du sujet, et par exemple du sujet amoureux. Reprenons la conclusion de Dessons :

Cette définition du sujet, qui le rend contemporain de son énonciation, fait du phénomène de subjectivation l’historicité même de la personne, actualisée, au plan de la langue, par le morphème je : « C’est un terme qui ne peut être identifié que dans […] une instance de discours, et qui n’a de référence qu’actuelle » (p. 262). En résumé, la permanence d’un soi-même dépend avant tout de l’exercice individuel –et individuant –du langage, lequel, par l’usage des pronoms personnels, fonde différentiellement l’idée de personne89.

L’incise de Dessons rappelle que cette activité d’individuation est une subjectivation généralisée –aucune unité du discours ne peut y échapper –sachant bien que le critère fondamental de cette individuation personnelle est « l’usage des pronoms personnels » : « je/tu ». C’est le critère même de toute énonciation et donc de tout processus personnel en cours. Reste qu’il faut passer d’une linguistique de l’énonciation à une poétique de l’énonciation pour sortir des seules catégories de la langue : avec les fortes propositions de Henri Meschonnic concernant le rythme du discours, nous aimerions poser que la relation dans et par le langage permet cette considération du discours, donc de l’activité d’énonciation, dans son entier.

La tentative de Jacques est certainement la version la plus avancée en philosophie qui à la fois veuille tenir le principe de la relation et l’attention au langage. Elle échoue toutefois à continuer vraiment ce que Benveniste visait : « Une autre linguistique pourrait s’établir sur les termes de ce trinôme : langue, culture, personnalité »90. Il faudrait certainement l’appeler anthropologie du langage. Nous l’appellerons poétique de la relation dans et par le langage parce que c’est avec elle qu’une politique de la personne est possible sans être soumise à une condition qui exclurait certains individus, qu’ils soient ordinaires ou littéraires : pensons à certains poèmes dont les sujets de l’énonciation ne « respectent pas la légalité communicationnelle ». Ce que nous allons lire maintenant en essayant de tenir la continuité promise de l’énonciation et de la relation.

4. Un « je » comme « un cochon farci » (Eugène Savitzkaya)

Le Cochon farci d’Eugène Savitzkaya91 (né en 1955) est l’écriture épique de l’amour, d’autant d’amour(s) qu’une vie peut en vivre en y incluant la mort, le remords et la farce… Notre lecture ne corrobore pas le fait qu’« il s’agit non seulement de dire la pulsion vitale, et surtout sexuelle, mais aussi de remonter aux origines enfouies et de participer à une cosmogonie, grâce à une matérialité épaisse qui trouve à se figurer dans les motifs de la boue, de la pourriture ou des odeurs entêtantes92 ». Précisons toutefois que la « pulsion » ne se dit pas, elle fait le dire de

89. G. Dessons, Émile Benveniste, op. cit., p. 110 [la citation de Benveniste vient de Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit.]. 90. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 16. 91. E. Savitzkaya, Cochon farci, Minuit, 1996. 92. J.-M. Klinkenberg, notice sur Savitzkaya dans le Dictionnaire de la poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2001.

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CHAPITRE 2

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Savitzkaya. Aussi nous ne lisons pas « l’indétermination des instances énonciatrices, et la confusion des sujets et des objets, contestant leur identité et suggérant le retour à un magma primordial » (ibid.) mais, tout au contraire, une forte détermination à sortir du « magma primordial » et social –de ce point de vue, il y a contestation des « identités » –dans un mouvement du sujet de la parole qui emporte toute la « confusion » qui l’entoure dans la lumière d’une subjectivation inouïe. Celle que suggère ce passage à la toute fin de En Vie :

Le dragon, mon contemporain, m’a dit que les phrases agissent comme des formules magiques. On les compose vaille que vaille et on les range en pensant qu’elles pourront servir un jour. Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire93.

Ce que Cochon farci nous oblige à lire, c’est d’abord « le grand combat »94 d’une énonciation : un énoncer qui ne cesse de se travailler au corps, de travailler sa relation jusqu’à son « envers ». Le cosmos sexualisé

La relation est d’emblée fabuleuse, dès l’incipit : J’étais une montagne, dans le charbon jusqu’au cou (p. 7) Mais le fabuleux est d’abord celui de l’énonciation. Celle d’un « je » qui peut

s’animaliser : tiens-moi disait l’animal et vois mon trésor (p. 10) ou du moins entretenir l’animal en soi : tu entreras dans ma bouche, le scarabée y dort déjà comme un triton dans la fange, seule sa queue s’agite, mal avalée, agaçant la luette, il arpente ma place, pond dans mon gouffre, je suis un vase (p. 11) pour faire parler tout autre chose qu’un « soi » : tu laisseras tomber des perles, tu parleras mon doux micocoulier. (p. 11) Et le fabuleux de l’énonciation est comme un « grand combat » : […] la couleur du fer dissout de la bouche qui a mangé l’ange musicien, le gypaète, l’autour, le faisan à crécelle, de la gueule d’où jaillissent les semences et qui crie, avec moi, dépouillée ma sœur me ressemble, […] (p. 13) Mais ce sont tous les éléments convoqués qui ont la parole : […] vint un jour un large pétale ondulé qui en cachait un autre plus mignon et festonné, libre comme une langue, pas plus lié que la luette. (p. 15) […] le paprika tira les langues, langues qui purent courir et virevolter. (p. 15) Il n’y a même plus à proprement parler de « sujet » de l’énonciation puisque ce sont les

organes de la parole, les « langues » qui parlent à toute vitesse comme pour mieux ne pas se fier, ne pas se loger dans un lieu d’énonciation. Et si le « je » reprends du poil de la bête (p. 18), c’est pour aussitôt disparaître dans un « dit-il » rabaissé plus bas que terre :

Je n’ai peur de personne, ni de ma mère ni de mon père, dit-il en s’accroupissant pour déféquer là où les hommes chient, […] (p. 19) Et le fabuleux identifie ce « je » à un « il » qui rencontre « la jeune fille nerveuse » pour

qu’une fin advienne : elle sera morte et moi mort. (p. 21) Alors le « je » refait son histoire : petite épopée dans la grande. Elle est entièrement

relation puisque : J’épouse deux lèvres jointes, […] (p. 22) Et si l’autobiographie semble remonter à la surface de l’énonciation, c’est en sachant bien

ce qu’il peut en coûter :

93. E. Savitzkaya, En Vie, Minuit, 1994, p. 122. 94. H. Michaux, « Le Grand Combat » dans Qui je fus (1927), Œuvres complètes, 1, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1998, p. 118.

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je fus leur chien, leur chat, colombe et brin de mousse, ayant eu cinq ans, douze ans, et puis brusquement trente-neuf, et outrepassé mes droits. (p. 22) D’outrepassé à trépassé, il n’y a qu’un préfixe qui montre que l’énonciation ne peut se

reposer d’une identité certaine : Quand je bouge je suis en toi, mes pieds dans tes chaussures, mes hanches dans ta robe Et mon doigt dans ta fourrure d’écureuil, (p. 25) Le fabuleux n’est pas la description d’un univers mais le mouvement d’une énonciation qui

bouge et déplace sans cesse sa propre identité. Et ce sont la multiplicité et la réversibilité qui font ce mouvement d’expansion et de relais infinis :

A la femme qui se donne à l’homme, aux dents qui ont croqué la laitue et les fèves vertes, au poing […] à l’homme qui se donne à la femme, aux lèvres qui ont gercé en mangeant des châtaignes en plein air, […] (p. 26) Aussi le mouvement énonciatif est-il la recherche d’un « je » après avoir éliminé, laminé,

tué même celui qu’on attendait trop, désirait d’avance. La naissance est une « reconnais[sance] parmi les femmes » :

Au bonheur que la mer éclaire ira le sang par longues périodes, je me suis délié, je me suis délié de l’arbre, à la moindre toux suis sorti du ventre doux et aigre, sans avoir choisi ni ma mère ni ma vie, me reconnais parmi les femmes. Par conséquent, a fable épique invente une genèse qui inclut le cosmique (« après le

bourgeon la fleur, après la fleur les graines, et le fruit », p. 28) en le sexualisant, en l’humanisant :

je le sais, que le paon ment et que la poule mange des asticots sur le chemin qui mène au ciel où toutes les étoiles sont des clous, que ce qui reluit est la vulve posée en losange sur la voie lactée, […] (p. 29) Elle est aussi la recherche de l’interaction constante de la naissance et de la mort pour une

phrase qui vit : Comment vais-je mourir demain, […] né et mort au même instant, dans l’articulation de la phrase ? (p. 31)

« Mon doux micocoulier » ou la relation « à l’envers » Et tous les contraires (« si mouillé et si sec, / perfide sucé amer », p. 32) ne sont plus

contradictoires dans ce « je » nouveau-né qui accompagne une expansion rimbaldienne : D’étoile en étoile je trace mon chemin, je persévère, je perds ma peau et je m’essouffle, la truie est farcie et le verrat rôti, le poème est écrit, à l’envers. (p. 36) Ce dernier quatrain claudique un rythme envers et contre tout pour voir l’inconnu(e)

qu’une devinette dé-crie (p. 37). Alors que tant de choses peuvent « guérir de la vie », cet « enfant du tonnerre » (p. 39), non personne puis « je », se demande :

Qu’est-ce qui grandit quand tout a disparu et que rien n’existe ? (p. 41) Sauf dans les songes ! même si « celui auquel je songe / […]/ papa […]/ ne se réveillera

plus / comme l’olivier hors de sa souche ni ne crachera / le nom de Dieu, épouvantail du cerisier. » (p. 42). Car ce qui fait le fabuleux c’est la confusion :

Outré, hors de mon pantalon,

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CHAPITRE 2

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je confonds ma langue maternelle avec mon foutre paternel et je bégaie gaiement et douloureusement, en guerre avec mon souffle dont je me croyais le maître, […] (p. 43) Fable d’une outrance qui libère un ton prophétique dressant un état du monde et du ciel et

conclut : […] vivez bien. Ou languissez. (p. 44) C’est que même l’amour est à l’envers. L’énonciation fabuleuse renverse le performatif, du

moins le sépare dans la rupture du vers, continuant ce renversement sur tous les registres, à l’endroit et à l’envers, affirmatif et interrogatif :

Pas d’amour mon amour, où va le sang qui coule ? vers toi ou vers moi ? et l’amont et l’aval ? et la couleur rousse en ton ventre bombé, le pinceau triangulaire et l’encre de Chine, le grain de la vulve, la gaine du gland enguirlandé d’amarante, pas d’amour mon amour, que le recommencement, mouvement opinant, la sévère douceur des sourcils, ainsi toi aussi est poilue et rugueuse, et lisse à l’envers comme la fleur du chardon, bleuie aux yeux et noircie aux pieds ? (p. 45) Suivent des personnages tantôt adjoints au « je » (« le Grec rêveur » participe au « nous »,

p. 46), tantôt tutoyé (« Anne Marie […] es-tu […] ? », p. 47), ou alors c’est une allégorie (« Pierre est une pierre », p. 48), ce sont des dédicataires (« A l’Etrusque […] ») qui viendraient accompagner un « on » collectif (l’humanité ? ou plus certainement un « je » multiple qui s’anonyme) : « et que l’on meurt de concert, accoudés et alignés / en devisant du jaune limon et du vert lumineux / de l’écriture. » (p. 49). La fable s’achève longuement dans ces dédicaces (« À l’inconnue », p. 51 ; « À l’Arménienne », p. 53 ; « À l’inconnu », p. 54) qui élargissent le passage des voix implorantes, suppliantes (« Que la couleur jaune soit d’une flaque d’urine », p. 50). Le fabuleux prend la voix des enfantines, comptines ou « rimbaldines » :

Combien de porcs sous les chênes, combien de chênes dans la forêt, quelle forêt, qui tient la hache et par quel bout, où, où, où, où, mon coucou ? en mon sternum entre les seins se fiche la corne et de mon cul coule le sang, je suis vierge et perdue, liée à l’horloge, licorne sans tête têtue, mon index sur les plis de ma bouche, silence, (p. 55) Le « je » est alors féminin mais aussi animal et encore voix silencieuse. Aussi le fabuleux

reprend à Villon ses litanies (« Il n’est de roi qu’entre les serpents et / de reine que […] », p. 56) et étend les renversements « à l’homme qui se donne à l’homme, du pareil / au même […] » car tout ne serait que « mirage » (p. 57) sauf le mouvement de la parole qui énumère, rythme son amour, ou son désamour –c’est « du pareil / au même » :

Ceci et puis ça, le cœur qui bat, la verge dure à scier et à rompre, aimer et redire qu’aimer une femme de la taille d’un micocoulier enjambant le ruisseau qui emporte l’or de son urine et le sang dans l’or comme en l’œuf couvi la virgule, mon doux micocoulier, ma cane à tirebouchonner en canard piteux violeur alors que tout son corps est à prendre : les ongles, la morve, les larmes, les cheveux, les yeux cil par cil et paillette par paillette, méticuleusement comme un prêt avant de tout rendre n’ayant pu tout avaler, je suis le crapaud de ton cœur, désordonné et sot, mon doux micocoulier. (p. 58) Le conte est renversé comme le prince « de ton cœur », « en canard piteux violeur ». C’est

que l’amour d’une géante (p. 59) – Baudelaire ? – passe par « l’ouverture / de la montagne » au

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risque que « tout y dispara[isse] » (p. 59). C’est pourquoi le fabuleux maintient les contraires à vif (« douce aigreur encore ») et achève les années d’amour qu’on a prises de ses « dix-sept ans » à ses « trente-cinq » (p. 59). Et le fabuleux raconte les vieilles fables scolaires : la chèvre de Monsieur Seguin laisse des traces : « Que ferais-je des cornes vivantes de ma sœur / chèvre ? » (p. 60). Si la « dépouille d’une femelle » (ibid.) exige que la question soit posée (« Qui est mort cet été de malheur ? », p. 61), c’est tout le corps énonciateur qui s’en suit jusqu’à « la tête / est devenue pastèque qui roule hors de ma / vie » (p. 61). La « vie » est bien seule et l’envoi (« Mes amies […] / mes amis […] », p. 62), tout comme le dialogue frontal pour la première et dernière fois (« […] a-t-il osé dire, et il le croyait /et elle le crut, […]/ […] a-t-elle osé / proférer, et elle le croyait / et il l’a crue, […] », p. 63), puis enfin l’adresse finale (« Au lévite […] », p. 64) ne veulent que relancer à l’infini la farce, la parole fabuleuse afin qu’elle « peuple le monde » (p. 64).

Les cochonneries de l’amour en poésie ont besoin de farce : le fabuleux a besoin, non d’un énoncé, mais d’une énonciation passée corps et biens dans la relation.

5. La recherche du continu relationnel ou le poème de la personne

Nous sommes partis d’une aporie des théories de l’énonciation les plus en vue concernant la subjectivation dans le langage, de leur incapacité à fonder l’activité d’un sujet dans et par le langage sans s’en remettre à un sujet hors langage. Nous avons repris alors la discussion autour des « problèmes » de Benveniste et la lecture de Culioli, avec ses questions, a permis de mieux cerner les points de rebroussement habituels qui nous confirment dans notre décision de partir de la théorie de Benveniste et de ses « problèmes », pour que notre poétique de la relation n’oublie jamais « le double système relationnel de la langue95 », tel que Benveniste l’a fort bien décrit. C’est pourquoi nous avons porté notre attention sur « l’anthropologie relationnelle » de Francis Jacques. Elle nous faisait des promesses qui malheureusement n’ont pas été tenues par leur auteur puisqu’il préfère in fine postuler un fondement de l’intersubjectivité dans une ontologie de la relation au lieu de poursuivre le projet de Benveniste qui le cherche dans une historicité radicale du discours. Du point de vue de la constitution d’un sujet relationnel, énoncer peut conférer le statut de personne. C’est une activité qu’il faut observer à chaque fois empiriquement pour attester non de son inscription mais de cette activité même, de son rythme, de son mode de relation. La subjectivation qui porte l’énonciation dans la relation, c’est ce que nous a montré le « cochon farci » de Savitzkaya jusque dans son écriture à l’envers : une fable ou s’opère « l’inclusion du parlant dans son discours, la considération pragmatique qui pose la personne dans la société en tant que participant et qui déploie un réseau complexe de relations spatio-temporelles qui déterminent les modes d’énonciation », comme dit Benveniste (PLG II, p. 99.).

Tout au long de ce chapitre, nous avons donc tenté d’examiner comment l’œuvre de Benveniste a été lue ces dernières années. C’est qu’une sémantique de l’énonciation dans le droit fil de ses travaux est pour nous le passage obligé d’une poétique de la relation.

C’est avec un court texte de Bernard Noël (né en 1930) que nous pourrions vérifier et approfondir notre réflexion sur la relation énonciative et le sujet qu’elle construit. Nous allons le faire en deux temps. Un court texte qui fait explicitement référence à notre « problème » nous fournira une entrée en matière ; puis un extrait d’un long « monologue » nous permettra de conclure provisoirement. Nous n’avons pas fini de relire Benveniste. Un espace relationnel : des personnages à la personne

Ce texte est extrait d’un petit ensemble de trois textes qui couvrent trente-cinq ans d’écriture : « L’espace du désir » (1991) ; « Le cri et la figure » (1977) ; « L’amour blanc » (1956) 96. Dans l’avant-propos, Noël précise très clairement ce qui s’est opéré dans cette rencontre circonstancié de trois textes :

95. É. Benveniste, « Structure de la langue et structure de la société », Problèmes de linguistique générale, 2, op. cit., p. 99. 96. B. Noël, L’Espace du désir, Orléans, L’écarlate, 1995.

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CHAPITRE 2

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La plupart de mes textes ont pour assise un système d’images ayant pour référence l’activité organique. J’avais cru qu’en développant cette correspondance entre l’écrit et le vivant, je développerais une sorte de parti pris du corps, qui me garantirait un minimum de matérialité. Bien sûr, je n’avais pas été sans remarquer un effet inverse puisque l’écriture ne cesse de vaporiser le peu d’épaisseur charnelle, mais que cette dernière soit ainsi métamorphosée en un volume où le dedans se différencie de moins en moins du dehors ne pouvait à la fin que m’inciter à poursuivre l’aération.

« L’espace du désir » agit tout autrement. Il a miné d’emblée l’organique, l’a fondu, l’a dispersé, pour installer dans le creux laissé par son absence un théâtre d’ombres. D’ombres blanches, fantômatiques [sic] et pensives ; d’ombres trompeuses parce qu’elles se servent du sexe pour le faire disparaître. À sa place, voici la pure intensité d’une énergie sans autre forme que celle de son propre élan, et qui tend à créer une sensualité abstraite. Une sensualité absolue d’une sauvagerie toute mentale.

Déclaration qui confirmerait les analyses de Patrick Watteau pour lequel « Bernard Noël est avant tout poète et penseur ; un poète dont la pensée fait varier les points d’impact d’une phénoménologie de ses propres perceptions97 », en particulier par « une réciproque détermination que figure l’aller-retour en chiasme » (ibid.) de cette « relation figurative » (p. 29) du dedans et du dehors. Mais Watteau, alors même qu’il évoque la InnereSprachform (« forme intérieure de la langue ») de Humboldt (p. 96) pour caractériser la recherche de Noël visant un « trait aérien de l’abstraction », « de l’ordre du pneuma » (p. 98), pose que cela « passe par l’abandon total du langage » (p. 99) en concédant toutefois une place à la « relation ontologique de participation à la forme » ; « cette relation » est, pour Watteau, « l’art de nommer » (p. 51). Aussi, le commentaire de Watteau reprend-il les poncifs de l’époque : « les limites de l’écriture », « l’impuissance du langage » (p. 41) jusqu’à cette conclusion qui nous semble mettre l’expérience de Noël dans une conception avec laquelle travaille effectivement la pensée de Noël mais que le poème de sa pensée, de son écriture, transforme complètement :

Car, véritablement, l’écriture d’air ne donne pas une dispersion de la forme interne, mais comme source de fond, elle poursuit des tensions qui permettent de délimiter cette forme. Aussi bien, Bernard Noël échappe-t-il aux formalismes sous lesquels s’exprime la réalité poétique, car sa parole se réfère à l’intensité des formes associées, non pas aux formes elles-mêmes, et la relation étroite existant entre ces intensités, ramène bien à un au-delà d’écriture ; au-delà nous donnant à penser que la meilleure approche de son œuvre serait peut-être au prix d’un langage, dont l’expression serait simple regard. Car il existe un langage qui n’est pas retenu par le poème ; un langage qui pourtant demeure dans la solution poétique et qui témoigne du potentiel d’énigmaticité de cette dernière. Ce regard, je l’appellerai : regard du e blanc. (p. 115)

Au-delà de notions plutôt énigmatiques : « la réalité poétique », « la solution poétique » et d’allusions à la philosophie deleuzienne des intensités, qui obligent à reconduire, quoiqu’il en dise, les dualismes traditionnels du fond et de la forme, de la poésie et de l’ordinaire, du langage et de la vie, l’opération décisive de Watteau est celle qui consiste à sortir le poème du poème, la relation langagière du langage en réduisant, au sens phénoménologique du terme, l’expérience au regard. Si le regard est certainement un problème que le poème de Noël ne cesse de travailler, il est et reste un problème de langage : Noël en fait justement un problème du langage, de la relation dans et par le langage pendant que la phénoménologie de Watteau fait tout contre ce regard-là. L’expression, « donner à penser », est d’ailleurs significativement une réfutation de la proposition initiale de Watteau : le poème-regard de Noël est pensée et poème. Le sujet du poème pense et le travail de lecture est de rendre compte de cette activité : il fait penser et donc ne donne pas à penser. Ce que Noël lui-même signale quand il dit que « "L’espace du désir" agit […] ».

Certes, Noël dit qu’il cherche une « abstraction » (« sensualité » ou « sauvagerie ») mais cela veut-il dire « qu’il reconnaît dans le voir l’instance ultime et décisive de toute connaissance », comme dit Watteau (p. 71) et donc qu’il abandonne le langage comme interprétant de toutes les activités humaines. Il n’en est rien !

Le récit qui donne son titre au recueil98 met en place un dispositif mental extrêmement complexe. Il s’agit d’un exercice de la pensée qui cherche à comprendre pourquoi l’espace du

97. P. Watteau, Bernard Noël ou l’expérience extérieure, Corti, 2001, p. 26-27. Les citations vont maintenant à cet ouvrage. 98. B. Noël, L’Espace du désir, op. cit. Les indications de page vont maintenant à ce récit.

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désir, espace relationnel s’il en est, peut se retourner quand « le désir pareillement cesse d’être le mouvement d’une transmutation pour devenir un simple instrument de pouvoir » :

Le corps s’offre alors avec d’autant plus d’insolence que le calcul le rend impénétrable, c’est-à-dire intérieurement protégé par un vêtement de derrière la peau. (p. 14)

Reprenant le projet de Mallarmé, le récit propose alors des reprises sur une « scène » : « dans un palais oriental ». Le narrateur, le « Tétrarque » (p. 17) « Hérode Antipas » (p. 27), veut « rétablir la vérité de [sa] figure, qui n’est ni faible, ni cruelle, mais passionnément amoureuse » (p. 27). Le dispositif sadien (« la chambre de la tentation », p. 23 ; « la chambre des caresses », « la chambre de la mémoire » et « la chambre d’avenir », p. 26 ; « la chambre d’expansion », p. 28 ; « la salle aux trois nefs, […] la basilique de mes fêtes », p. 29 ; « la chambre d’amour », p. 33 ), s’il multiplie l’espace, n’a qu’une fonction, celle que le narrateur attribue à la peinture :

– Ce n’est vrai, dis-je, que dans la peinture qui consomme la vie pour se maintenir à perpétuité au présent. Nous, hommes vivants, nous savons que tout notre avenir est là, dans la vie quotidienne. (p. 33)

C’est justement parce que ce roi « peut endosser tous les rôles en donnant le jour à chacun de ses propres personnages » (p. 21) que le récit fait le poème d’une personne devenue entièrement relation parce que travaillant sans cesse son énonciation jusque dans le corps de sa pensée, le corps de son écriture :

À quoi bon inventer des philtres ou peindre des histoires si toute liaison ne commence par le lancer d’un lasso invisible, qui capture ou ne capture pas la partie du corps accueillante ou non à la prise ? Il n’y a pas d’autre récit que ce lancer et son effet, sauf si le récit est en lui-même un geste en l’air à ta rencontre. (p. 16)

Contentons-nous pour l’instant de noter que le récit de Noël est à la fois un récit extrêmement concis d’autant d’expériences, voire d’exercices (p. 26), que nécessaire au poème de la pensée que nous lirons rapidement dans le court extrait suivant du texte « Le cri et la figure » :

Personne n’entretient de rapport avec quelqu’un pour justement n’avoir aucune relation avec lui. Cela est impensable. La relation nous est ce que la mer est au nageur : elle nous porte. Pourquoi accepter cette loi, qui rend illégal l’impensable ? Si nous la détournions… Il nous faudrait avancer sans support, exactement comme si la terre manquait sous nos pas. Nous tentons ainsi d’utiliser notre rapport pour nous détourner de notre relation. Et c’est cela qui nous occupe, cette création d’absence. (p. 41)

Le ton de Noël n’est pas celui de Ghérasim Luca qui proposait, dans « Autodétermination », de « s’asseoir sans chaise 99»… mais cette recherche d’un rapport sans ce qu’il appelle « relation ». La présence de deux personnes, de deux corps, de deux sujets, n’est pas sans évoquer ce que nous aimerions suggérer dans ce chapitre : énoncer comme activité de pure relation, au sens où nous essayons de comprendre ce terme. Est-ce pour autant une « création d’absence » ? Nous ne le pensons pas même si la négativité qui travaille le rythme de ce passage met cette recherche dans la grande tradition négative. C’est pourquoi nous préférons lire les expériences de Noël comme autant de « parcours », « chemins », de la relation dans et par le langage. Ne dit-il pas lui-même que « cette chambre » qu’il rêve comme un « espace du désir » « n’est pas plus un lieu que ne saurait l’être l’écartement produit par la divergence [entre rapport et relation], lequel pourtant en définit un, mais infixable, car en expansion » (p. 42). Cette expansion infinie serait réalisée par ce travail relationnel de l’énonciation dans le poème ; pour le moins, s’agit-il d’une défiance acharnée contre toute assignation relationnelle, contre tout ce qui peut arrêter, figer, bloquer l’activité relationnelle, le « rapport ». Le monologue de l’énonciation vers le dialogue de la relation

Le long monologue d’Anna, sous-titré « roman »100, est un roman de la voix d’une personne qui va mourir, entre « tombeau », autobiographie fictive et récit de vie empruntée. Il y a un paradoxe de sa lecture puisque tout lecteur à peine averti entend bien la voix d’Anna Magnani (1908-1973) quand il lit ce monologue, ne serait-ce que parce qu’il entre dans l’intimité fictive des grands cinéastes italiens qu’a connus l’actrice : Rossellini, Visconti, Fellini, Pasolini, mais l’incipit l’avertit aussitôt :

99. G. Luca, « Auto-détermination », Héros-limite, Le Soleil noir, 1970, p. 47-48. Le poème se termine par « c’est une manière de s’asseoir sans chaises ». 100. B. Noël, La Langue d’Anna, P.O.L, 1998.

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CHAPITRE 2

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…… Je ne suis pas celle que vous croyez. Je ne sais pas pour autant qui je suis, et si je le savais serais-je vraiment celle-là ? Je ne manque pas pourtant d’identité : elle me déborde, elle me jette hors de moi. (p. 7)

C’est effectivement cette sortie de toute identification même énonciative qui est l’enjeu de ce monologue. C’est peut-être même ce mouvement violent de débordement de l’identité et des identifications, qui fait l’intérêt de cette épopée d’une voix qu’on la lise comme une « vie exemplaire » ou une « expérience de la pensée ». Irruption que ces points de suspension inaugurent, d’une exigence de relation, d’une violente demande exigeant la relation. Cette épopée cherche la voie pour qu’à tout instant il n’y ait « plus de séparation » mais « la limpidité de l’air et cette souplesse angélique » qui « porte » les personnes de la relation –ce passage vient à l’issue d’une anecdote évoquée par Anna au sujet de Pasolini :

Je le vois qui se penche, qui me sourit d’en bas, qui se relève, qui tout à coup lance la pierre contre une vitre où brille un éclat de soleil, qui prend ma main, qui m’entraîne en criant : Viens vite, on va nous prendre pour les voyous que nous ne sommes plus ! Je n’oublierai jamais notre course jusqu’au bout du souffle, ni la douceur de la terre à cet instant, ni l’étendue infinie du présent sous nos pas accordés. Je sais alors que Pier Paolo est à jamais un gamin qui ne pourra pas vieillir. Je serre sa main très fort, je voudrais que nous courions plus vite que son destin. (p. 71)

Ce « bout du souffle » est la visée du « monologue » de la voix puisque jusqu’au salut « avant de sortir » (p. 102), jusqu’à ce « je retiens mon souffle » (p. 100), c’est une course éperdue à la vie, à la voix comme moyen de tenir jusqu’au bout, de sorte que ne s’arrête pas la relation, son « étendue infinie ».

Un court extrait nous permettra d’observer comment l’écriture de Noël construit cette étendue qui est, à proprement parler, celle d’un « je » dans une énonciation débordante, quasi infinie. Ce « je » constitue une place disponible non en vue d’une identité mais d’un mouvement constant de désidentification. À la condition de ne pas arrêter l’énonciation à telle « marque », au pronom par exemple, et de bien suivre son mouvement d’expansion généralisée à tout ce qui fait la voix, son passage et même la voix dans la voix dont parle Jacques Ancet dans son commentaire du livre de Noël101.

Lisons le « monologue » d’Anna : Je ne sais pas écrire. J’ai essayé sans conviction parce que ma langue n’est pas faite pour le papier. Je suis

trop directe en ce sens que j’ai besoin de la réplique pour faire avancer ma parole. J’ai toujours beaucoup de bruits en moi, des cris, un brouhaha, une rumeur, et tout cela, qui monte spontanément vers ma bouche, ne saurait descendre vers ma main. Je n’apprends pas un rôle, je le retrouve parmi les voix enfouies dans ce bruit, et j’en fais monter le ton afin de l’identifier puis de le tirer de là comme on tire d’un écheveau embrouillé le fil choisi. Je ne sais pas le texte : je sens chaque soir le filet de sa voix particulière devenir la sonorité de la mienne, et c’est un plaisir sans pareil que cette copulation vocale dont les mouvements sont aussi bien des pulsions de sens que des flux de vie. Je ne fais pas battre les cœurs avec du talent : je le fais en m’abandonnant si bien à l’Autre qu’il apparaît en moi. Je deviens sa présence réelle –non ! ce n’est pas assez, je ne suis pas, sur la scène, celle que vous croyez : je suis sa victime ! Je ne lui offre pas que ma voix : je lui offre toute la masse viandeuse avec mes nerfs, mes impulsions, mes circuits d’air et de sang pour qu’il la métamorphose et fasse paraître à la vue de tous un insupportable : Ceci est mon corps ! Je veux ce silence et je veux que le sacrifice y soit visible assez pour que l’apparition triomphante de l’Autre ne dissimule pas que mon corps, sous lui, agonise de plaisir par l’effet de la possession à laquelle il se livre. (p. 31-32)

Nous pourrions penser à une méprise s’agissant des premières propositions de ce passage alors que nous ne cessons de contester cette séparation qui mettrait l’oralité seulement dans le parlé quand elle est le mouvement même de la parole dans l’écrit, du sujet dans toute parole, de la relation dans tout discours. De la même façon, nous pourrions contester dans le texte de Noël cette mythologie d’une langue antérieure à tout langage, d’un discours premier du corps : ces « premiers mots »102 qui permettraient que « l’écriture s’abandonne ainsi complètement à sa matière –la matière du verbe afin d’accueillir l’empreinte silencieuse des corps et, par elle, devenir l’équivalent du voile où s’imprima la Face et sa douleur… »103, alors qu’il n’y a que du discours c’est-à-dire une naissance à chaque parole du langage et donc de l’homme et du tout du langage et donc de ce qui fait l’homme avec tout ce qui fait le langage, ce

101. J. Ancet, « Passage de la voix », Europe, n° 834, octobre 1998, repris dans J. Ancet, Bernard Noël ou l’éclaircie, Bordeaux, Opales, 2002. 102. Titre de son second roman. B. Noël, Les Premiers Mots, Flammarion, 1973. 103. Réponse de Noël à Ancet dans J. Ancet, Bernard Noël ou l’éclaircie, op. cit., p. 33.

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ÉNONCER

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tout étant l’homme même comme relation. Mais ces réserves faites, le mouvement même du monologue est ce que Noël signalait pour Les Premiers Mots : « l’écriture m’a jetée dans le "Tu" » (Ibid.), c’est-à-dire dans la relation.

La première caractéristique de ce monologue est son dialogisme. Rappelons que Benveniste postule que le monologue « doit être posé, malgré l’apparence, comme une variété du dialogue, structure fondamentale »104. L’évidence même de ce monologue en fait une longue explication, du moins une longue réponse à un interlocuteur fictif : le lecteur-auditeur-spectateur. Ce mouvement dialogique est au principe même du passage d’une phrase à l’autre ou, si l’on préfère, de cette longue phrase qui fait passer un sujet. La seconde phrase vient, par exemple, à la fois signaler que le constat fait dans la première résulte d’une expérience ratée et fournit une explication (« ma langue n’est pas faite pour le papier ») que la troisième phrase reformule en explicitant la caractéristique de cette « langue » infirme : sa spontanéité et surtout son besoin d’altérité. Le sujet qui passe (« la langue » est bien identifiée à un « je ») n’a pas d’éléments isolables dont une opération additive viendrait achever le portrait. Chaque partie (arguments nouveaux et donc éléments du portrait biographique) est prise dans le continu thématique qu’une « communion phatique »105 construit en permanence. Plus qu’une progression thématique ou qu’une organisation argumentative, le monologue fait l’effort continu d’une écoute : objection, questionnement, doute sont au principe ce qui advient, ne cesse d’advenir. Un récit fait entièrement énonciation.

L’opposition entre « monter » et « descendre », entre cette profération vocale et l’écriture, si elle remet en selle le cliché déjà évoqué, montre toutefois que l’une comme l’autre constituent plus des forces que des techniques, des mouvements corporels agissant dans l’inconnu que des gestes codés transmettant du connu. C’est que la pluralité interne est au principe de la voix : elle est constituée à la fois d’un fond anonyme puisant sa force d’une mémoire du corps et de multiples « voix particulière[s] ». Ce monologue qui est un puissant intégrateur de « toutes les voix » n’a aucune extériorité à postuler : il n’y a pas à chercher « l’Autre » dans un ailleurs, voir un à côté, mais à le « retrouve[r] », à le « tire[r] » de cette voix même. C’est justement parce qu’énoncer y est entièrement « copulation » un peu à la manière dont Humboldt voyait le principe fondamental du langage. Cet abandon à l’énonciation est un mouvement double : abandon à l’altérité même du mouvement de la parole et apparition de cette altérité au cœur même de la voix la plus subjective. Ce qui n’est possible que par l’activité même de l’énonciation conçue comme passage de formes de vie dans des formes de langage106 et l’inverse : plus précisément, ici, passage d’un corps dans le langage et l’inverse. Le « Ceci est mon corps ! » est certes le rappel du sacrifice christique, et de ce point de vue, on pourrait croire qu’il fait justement disparaître le corps, la vie, le langage pour lui préférer l’esprit, la vraie vie, le silence hors langage. Toutefois, nous y entendons aussi sa contestation même : plus une incorporation du sacrifice qu’une transsubstantiation. La jouissance revendiquée (« mon corps, sous lui, agonise de plaisir ») d’une telle copulation fait de la voix, non un au-delà du langage ou un en deçà de la parole, mais le témoin même du passage de la voix dans la voix, de la relation dans l’énonciation, du corps dans le langage et du langage dans le corps. Ensemble de transformations qui ne cesse de suggérer que le monologue d’Anna est exemplairement un poème de l’énonciation comme relation. Et le cri alors n’est pas hors langage : il est le langage même de la relation, de cette force qui ne cesse de demander l’écoute parce qu’elle est justement au principe même de sa vie qui va, qui ne peut qu’aller vers : « Je crie Allo ! Allo ! comment vas-tu ? » (p. 64).

104. É. Benveniste, « L’appareil formel de l’énonciation », Problèmes de linguistique générale, 2, op. cit., p. 85. 105. Nous empruntons ici à Bronislaw Malinowski (The meaning of meaning, 1923) cité par Benveniste (ibid., p. 87). 106. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1918) suivi de Investigations philosophique (1945), trad. Pierre Klossowski (1961), Paris, Gallimard, « Tel », 1986, p. 210 (§ 241).

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CHAPITRE 2

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« Comment vas-tu ? » : cette question qui fait souvent la communauté phatique des rencontres, est aussi une question qui rappelle que la relation tient à la santé ou aux maladies d’un corps de la relation. Bien ou mal « se porter » dans la relation, c’est écouter ce corps de la relation. Énoncer comme activité relationnelle porte ce corps plus qu’elle n’est portée par lui. C’est ce que nous allons maintenant approcher.

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CHAPITRE 3

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CHAPITRE 3 - INCORPORER : CORPS-OBJET OU CORPS-SUJET ?

1. Une physique amoureuse : des éléments à la relation

Il y aurait chez beaucoup une hésitation entre l'événement et la répétition, entre la présence et l'absence, entre l'objet et le sujet, le signe et la chose, la douceur et la violence, les jours et les nuits, la multiplication infinie et l'unicité absolue, le flux et le point, choix et abandon, liberté et esclavage, ad libitum. L'amour –comme la poésie –serait soit tout l'un soit tout l'autre : ses intermittences feraient son histoire, notre histoire, ou plutôt dessineraient sa géographie, notre espace. Ainsi chez Jacqueline Risset107 qui conclut son prélude (« L'amour de la poésie ») à une « physique amoureuse » par un emprunt à peine voilé à la pensée de Gilles Deleuze108 avant qu'on lise les douze « éléments de physique amoureuse » qui font les douze séquences de ce livre :

La vie se déplie. L'impression est celle d'un vaste vol - « Énergie éternel délice. » (p. 19) Entre objectivation et subjectivation...

Quelle est cette « physique amoureuse » ? Est-elle complètement prise dans les conceptions phénoménologiques, même ouvertes aux plis deleuziens d'une spatialisation. La « physique amoureuse » se livre-t-elle sur une scène ? En l'occurrence, cette scène est-elle le « poème » auquel la narratrice in fine s'adresse :

Je te quitte cher poème porte-toi bien je vais ailleurs voir si j'y suis et toi tu n'as qu'à me suivre (p. 127) La scène du « Livre » n'est pas totalement séparée de la vie. Certes, l’intérieur et

l’extérieur font croire à une séparation du langage et de la vie, de la littérature et de l’« ailleurs » alors même que le « j’y suis » peut s’y poursuivre : de même, le « poème » le pourrait puisque la narratrice l’y convie. Faisons l'hypothèse que ce livre de Risset travaille contre son époque de ce point de vue. C'est le continu du langage et de la vie, du poème et de l'amour qui en fait tout le mouvement, des grandes aux petites unités. Nous nous arrêterons aux petites parce que le titre nous le demande (« éléments ») sans jamais oublier que les grandes suivent le même mouvement. Aucune stase donc à laquelle obligerait le faux mouvement vers un horizon ou dans les « plis » puisque c'est un corps-sujet qui met tout le langage en amour : « quitter » appelle « suivre » comme « je » emporte « tu » et l'inverse. Ce livre est une traversée du corps amoureux, du « je/tu ». Cela ne va pas sans quelque étrangeté.

Allons au quatrième poème de la première séquence (« Corps étrange ») qui en compte six. Le corps aimé est corps épars je le touche en touchant par exemple la table d'où l'étonnement quand on le voit comment peut-il tenir ce corps qui est gigantesque dans cet espace-là ces habits-là ces couleurs ?

107. J. Risset, Petits éléments de physique amoureuse, Paris, Gallimard, 1991. 108. G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Minuit, « Critique », 1988.

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étrangeté due à l'oubli : il oublie d'occuper tout l'espace qu'il occupe pour se restreindre à ces cheveux cette peau ces yeux oui pourquoi pas mais pourquoi ? (p. 26) L'interrogation ou l'étonnement, et donc la recherche qu'est l'écriture, est double : la

dispersion renvoie soit à un espace trop petit soit à un corps trop restreint. La première interrogation montre dans son rythme même une réduction alors même que les démonstratifs passent du singulier au pluriel, de l'unicité du corps et de l'espace à la pluralité et donc à l'extension. L'étonnement relance l'interrogation parce qu'il y est question d'une inquiétante étrangeté – Freud est ici convoqué. Le corps s'oublie, du moins oublie-t-il de se concevoir autrement que fragmenté, parcellaire, même quand il se multiplie (« cheveux », « yeux »), et donc diminué. L'équilibre du « comment » et du « pourquoi » est un faux équilibre. D'une part, il offre une continuité produite par l'insistance des démonstratifs et donc, plus que d'une reprise, il s'agit d'un prolongement. D'autre part, il instaure une relation sujet-objet renversante puisque c'est l'objet qui est sujet volontaire (« il oublie ») pendant que le sujet est dépendant (« pourquoi pas » signe un abandon). Il est vrai que la dernière question maintient une possibilité de ressaisissement pour un sujet qui continue : en effet, il voulait esquiver la relation, en rester à une expérience sans engagement (« la table » au lieu du « corps aimé » ; « quand on le voit » au lieu de « quand je le touche »).

La « physique amoureuse » de Risset apparaît donc d'abord comme l'épreuve toujours vérifiée d'une « vérité » par la définition (« Le corps aimé est corps épars ») que travaille toutefois son contraire : le corps aimé ici fait le continu d'une pensée qui renverse l'objet en sujet, renverse l'unicité en pluralité, le géant en détails et inversement. C'est alors que cette « physique amoureuse » qui se voulait élémentaire, c'est-à-dire d'une certaine façon solide, première, démontrable et certaine, se fait éperdue, fluide, incertaine, totalement dépendante du lieu et du moment, d'un je-ici-maintenant. Toute entière dans son énonciation plus que dans son énoncé, dans son élan plus que dans sa démonstration, dans ses débords plus que dans ses limites. Il nous faut alors recommencer avec un autre poème pour observer plus particulièrement ce que font les démonstratifs dans le mouvement de la parole.

Tu vois rue à Paris toujours rumeurs d'école odeur d'été il arrive dans la large rue il traverse en venant vers moi ce qui se passe quand il approche est ceci : que la rue tout à coup penche ce poids exorbitant (mince et rapide) venant vers moi venant présent si fort que la rue penche et droite : elle tombe (p. 28)

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CHAPITRE 3

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Ce poème clôt la première séquence. Toute la physique du « corps étrange » est une chute dans l'énonciation éperdue. L'incipit est phatique plus qu'invite au descriptif. Ce que confirmeraient immédiatement les deux vers suivants : même attaque (/ru/), rimes internes (/eur/, /dé/) et autres couples (« rue à Paris toujours ») – y compris le couple thématique (école=travail/été=vacances). Ce ton, couple(s) en rencontre, est donné pour tout le poème par la valeur des démonstratifs. ... corps montré ou corps démontré

C'est pourquoi nous ne comprenons pas la remarque que font Marie-Noëlle Gary-Prieur et Martine Léonard109 quand elles déduisent du corpus essentiellement romanesque sur lequel prend appui le numéro 120 de Langue française, le fait que « le lieu du style (c'est-à-dire le lieu de croisement de la langue et du texte) est à saisir de façon privilégiée dans le roman [...] ou du moins dans le narratif ». Mais nous aimerions les suivre quand elles soulignent « la fonction subjectivante du démonstratif » et rappellent cette remarque de Gérard Genette : « Le fait de style c'est le discours même110 ». On pourrait alors concevoir les démonstratifs du poème de Risset comme autant d'«opérateurs de polyphonie », ainsi que Marie-José Béguelin le suggère pour La Fontaine111.

Georges Kleiber titrait un de ses premiers articles consacrés à cette question : « Les démonstratifs (dé)montrent-ils ?112 ». Certes « ce poids » reprend anaphoriquement « il », celui qui « arrive », puisque « ce poids » est dit « venant sur moi ». Donc le démonstratif est un désignateur de celui qui arrive mais aussi un « opérateur d'individualisation113 ». Est-ce un objet du monde, un individu ? C'est une question redoutable car le poème de Risset nous montrerait que c'est tout le monde qui vient avec lui (« il » ; « ce poids ») : le monde, en l'occurrence résumé dans « la rue », qu'il fait pencher et tomber, qu'il renverse de tout son poids. Le démonstratif de « Ce poids » est un opérateur de transformation plus qu'un désignateur. Alors l'emploi anaphorique semble laisser place à un emploi déictique auquel fait forcément référence le substantif associé puisque son sémantisme est immédiatement subjectif. De ce point de vue, nous ne suivons pas Jean-Claude Milner qui voudrait exclure les démonstratifs de sa définition restrictive des anaphoriques « où il importe que la reprise seule assure le caractère défini de l'anaphorisant114 ». Dans le poème de Risset, on ne peut séparer les deux valeurs, l'une ne va pas sans l'autre : la reprise ne peut être seule puisqu'elle est rappel et annonce, répétition et transformation. Est-ce pour autant un de ces « démonstratifs insolites » ainsi que le proposent Marie-Noëlle Garry Prieur et Michèle Noailly115 ? Garry-Prieur et Léonard reconnaissent que « cette forme à deux faces superpose toujours le renvoi à quelque chose de connu et la présentation de quelque chose de nouveau116 ». Est-ce pour autant la construction de « l'espace-même de la fiction » (ibid.) qui est en jeu ? Même si le poème commence par une attention demandée à la spatialité (« Tu vois »), ce n’est pas l'espace au sens phénoménologique qu'il faut invoquer mais bien plutôt la distance relationnelle qui ouvre plus à l'histoire qu'à l'espace. Ce poème est effectivement l'histoire d'une double perte : le « tu » dans « ce poids » et le « je » dans le « elle » final. De ce point de vue, le démonstratif a bien une « "fonction conative" associée à la "fonction

109. M.-N. Gary-Prieur et M. Léonard, « Le démonstratif dans les textes et la langue », Langue Française, n° 120 (« Les démonstratifs : théories linguistiques et textes littéraires »), décembre 1998, p. 5-20. 110. G. Genette, Fiction et diction, Seuil, 1991 [cité p. 9 dans l’article de Gary-Prieur et Léonard]. 111. M.-J. Béguelin, « L'usage des SN démonstratifs dans les Fables de La Fontaine », Langue française, n° 120, op. cit., p. 95-109. 112. G. Kleiber, « Les démonstratifs (dé)montrent-ils ? Sur le sens référentiel des adjectifs et pronoms démonstratifs », Le Français moderne, 51-2, 1983, p. 99-117. 113. L'expression est empruntée à J.-C. Pariente pour les démonstratifs et les noms propres. On se reportera à J.-C. Pariente, Le Langage et l'individuel, Armand Colin, 1973 [cité par Gary-Prieur et Léonard]. 114. J.-Cl. Milner, Ordres et raisons de la langue, Seuil, 1982, p. 24. 115. M.-N. Garry-Prieur, M. Noailly, « Démonstratifs insolites », Poétique, n° 105, 1996, p. 111-121. 116. M.-N. Gary-Prieur et M. Léonard, « Le démonstratif dans les textes et la langue », Langue Française, n° 120, op. cit., p. 15.

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expressive" » , comme le soutient Gary-Prieur. Mais est-ce pour autant « l'installation d'une "troisième personne" dans le discours » ? C'est ici que nous nous séparerons fermement des développements pourtant riches de ce numéro de Langue française et, en particulier, de la conclusion de Gary-Prieur et Léonard sur cette troisième personne que le démonstratif viendrait introduire « dans le système constitué par la relation personnelle entre je et tu » : « Une expression démonstrative implique une relation complexe entre trois éléments : son référent, le locuteur et le destinataire. »

D’une part, « ce poids » est l'équivalent d'un tu comme le « elle » l’est d'un je, ce qui montre que la référence n'est pas l'addition d'un pôle à la relation interpersonnelle – à moins de rester dans un schéma communicationnel – mais plutôt l’indication d'une relation qui pose une référence commune et donc qui en fait l'un des moyens de la relation comme processus de subjectivation : la référence commune est un « je/tu » généralisé puisque la « rue » qui « tombe » tout comme « ce poids » qui la fait « penche[r] » sont « ceci » c’est-à-dire un mouvement amoureux, une relation, un corps d'amour, « ce poids ».

D'autre part, « ce poids » n'existe pas en dehors du discours, du « ceci » qui « tombe » devant nous, dans le mouvement du poème, dans sa chute qui est aussi bien envol : mouvement « venant présent » et « présent si fort », mouvement d'une relation qui se fait ici-maintenant non par la venue d'une troisième personne mais par la réénonciation de la lecture qui ne peut-être que le présent d'un « je/tu » défaisant les catégories attendues. C'est vraiment un « corps étrange » qui vient, un corps-relation, une physique du langage qui fait venir un sujet relationnel, une traversée, une approche.

Ce qui est confirmé par le début du poème suivant ouvrant la section suivante : Si celui ou celle qui aime tombe [...] sa blessure se brûle et ne cesse plus (p. 31) Cette attaque avec les démonstratifs qui ici généralisent le « je/tu » dans une formulation

proche de l'avertissement à valeur aphoristique, montre bien que le poème de Risset est la recherche d'une physique amoureuse qui transforme même les plus petits éléments de la langue en opérateurs relationnels, en indices du « je/tu » .

Ou encore à l'inverse boulevard soleil de face vêtu de noir traversant vite entouré de lumière entouré d'or alors : ce lieu-ci ce corps-ci : oui –lieu du monde regardé par les autres qui se disposent harmonieusement autour de lui ce lieu ce corps et pas un autre pas un seul autre sur la planète assez légère (p. 27)

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CHAPITRE 3

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« Ce lieu-ci ce corps-ci », c'est bien la relation dans et par le langage, le poème-même. Peu à voir avec l'amour de la poésie mais beaucoup à voir avec la subjectivation dans le langage, la transformation du corps-objet en corps-sujet.

Ce chapitre vient après une réflexion sur l'énonciation dont nous avons dit qu'elle était un champ relationnel. Mais l'énonciation n'est pas seulement le soulignement de la deixis, configurant un je/tu-ici-maintenant, c'est aussi la transformation de tout le langage en un corps relationnel. Ce chapitre va nous permettre de suggérer l’insuffisance des approches traditionnelles du corps amoureux. En effet, elles aperçoivent peu que ce corps ne peut se concevoir comme un objet dont il faudrait rendre compte en obtenant des équivalents ou en représentant ses états, mais qu'il est un corps-sujet. Ce corps-sujet fait autant le langage qu'il n’est fait par lui. C'est une force-relation dont l'incorporation est le langage même.

Nous ne pouvions éviter ce chef-d’œuvre qu'est le grand livre de Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) à condition de situer doublement son mouvement propre : dans et contre l'époque. Nous interrogerons cette oeuvre et d'autres dans son prolongement — celle d’Alain Frontier et celle de Didier Garcia, toutes se réclamant explicitement de l'écriture fragmentaire, pour les dissocier, si cela est possible, des conceptions qui ont voulu entièrement mettre de telles écritures dans le discontinu alors même que c'est le continu d'un corps-langage qui peut y avoir été le plus travaillé. L’œuvre importante de Jude Stéfan sera alors l'occasion d'examiner attentivement la pluralité des corps pour que ce corps-langage puisse encore mieux passer, traverser, emporter le poème, le langage, la relation : premiers éléments d'une réflexion sur l'élégie. Nous pourrons enfin opposer les conceptions figuratives du corps amoureux que défend John E. Jackson à celles de Bernard Vargaftig pour lequel il n'y a que Cette matière, c'est-à-dire aucune image mais un corps-langage qui est un corps-sujet ne pouvant jamais s'arrêter dans quelque figure d’un corps-image et encore moins se montrer sur quelque scène d’un corps-représenté : tout entier mouvement, il nous emporte Chez moi partout117.

Ces développements nous permettront de conclure provisoirement sur la physique de la relation dans et par le langage en suggérant que le renversement amoureux généralisé que permet le poème-relation est un autre « transport » que la métaphore ou que toute autre figure d'une rhétorique de l'altérité pourrait effectuer. Ce qui nous conduira alors au cœur du chapitre suivant.

2. La fragmentation du discours entre signe et rythme

Peut-on aller jusqu'à dire qu'il y a un courant Barthes en poésie depuis au moins 1977, date de la publication des Fragments d'un discours amoureux118 ? Ne visant pas une histoire littéraire qui araserait les singularités et réduirait les tensions au sein même de chaque écriture entre ce qui se conforme à l'époque et ce qui s'y oppose, nous ne répondrons pas directement à cette question. Mieux vaut tenter de poser quelques jalons pour comprendre l'écriture d'une époque qui a pu considérer les « fragments » comme l'équivalent formel du littéraire voire du poétique. Une esthétique du fragment a bel et bien orienté bon nombre d'écritures. Quelques éléments permettront de comprendre à la fois la force du texte de Barthes et son aspect extrêmement conformiste quand, par exemple, il cite un poème de Jean Lahor, « Chanson triste » mis en musique par Duparc, et se demande si « c'est de la mauvaise poésie » pour arguer que « la "mauvaise poésie" prend le sujet amoureux dans le registre de la parole qui n'appartient qu'à lui : l'expression » (p. 121). N'est-ce pas dissocier forme et expression, langage et corps ? Mais c'est aussi montrer une attention aiguë au langage jusque dans ses manifestations les moins observées...

Auparavant il nous faut revenir à ce qu'on entend par écriture fragmentaire d'autant que le titre de Barthes pose plus qu'un nouveau genre (« fragments »), il introduit une nouvelle tension (« fragments » et « discours » – lequel, notons-le, est présenté comme singulièrement unique et non pluriel).

117. B. Vargaftig, Chez moi partout, Honfleur, Jean-Pierre Oswald, 1967 [premier livre de Vargaftig]. 118. R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Seuil, « Tel Quel », 1977.

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Le fragmentaire est-il moderne ? Francis Wybrands est catégorique dans l'article « Discontinuité » qu'il donne au

Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours119 : Mettre en rapport poésie et discontinuité peut paraître à la fois banal et paradoxal. Banal, car la quasi-

totalité de la poésie française, depuis Baudelaire, semble être placée sous le sceau du discontinu, du fragmentaire, de l'éclatement, de la rupture, de la dissonance et de la dissidence. Paradoxal, car la poésie dans ses traditions, pas seulement européennes, en tant que liée à l'oralité, avait toujours privilégié, par sa métrique, ses rythmes, assonances, répétitions, accompagnements musicaux, ce qui assurait la continuité organique du corps épousant rythmiquement son être parlant et chantant. [...] Sur le plan de la théorie des formes littéraires, la pratique de l'écriture fragmentaire marque la tension de l'auteur tout à la fois en proie à une tradition avec laquelle il cherche à rompre et soucieux d'instaurer, dans l'espace ouvert par la position moderne du sujet, une pratique autre de l'écriture, autonome, proprement littéraire.

« La continuité organique du corps » est immédiatement invoquée afin d'ouvrir une métaphore organiciste qui permet de naturaliser l'opposition des modernes et des anciens sur tous les plans, en généralisant cette opération dualiste : oral/écrit ; tradition/modernité ; Occident/autres sociétés non-européennes (logique/pré-logique ?) ; holisme/individualisme (« autonome »). Opération qui oblige à considérer l'opposition continu/discontinu en littérature, dans ce paradigme. Alors, toute la réflexion de Wybrands sur la discontinuité oblige à situer l'écriture fragmentaire dans le paradigme ainsi construit : elle est forcément discontinue, éclatée, moderne, dissonante et dissidente c'est-à-dire en rupture avec toutes les traditions. Ce qui est historiquement et poétiquement fort contestable. Nous le contesterons poétiquement avec les exemples sur lesquels nous allons porter notre attention. Nous le contestons historiquement ne serait-ce que – Wybrands le fait lui-même – en nous contentant d'évoquer la grande tradition française des moralistes du XVIIe siècle (« La Rochefoucauld et surtout Chamfort seront reconnus comme des maîtres », précise Wybrands ). Le discours amoureux mis en fragments par Roland Barthes

Roland Barthes120, avec son addition de fragments ordonnés selon l'alphabet, a bien montré qu'il confond continu et totalité, discontinu et fragmentaire. Cela irait de soi avec les intermittences de l'amour. Fragments qui accumulent les poncifs sur l'amour et restreignent les promesses inaugurales. Barthes promet presque une écoute du phrasé dans le discours amoureux (« bouffées de langage » ; « geste du corps saisi en action ») ; mais c'est la musique (« un air d'opéra ») et non le rythme du langage qui est au rendez-vous alors même qu'est évoquée une notion neuve (« un air de phrase ») malheureusement non conceptualisée ; il envisage un sujet « au niveau de la phrase », mais le lui refuse aussitôt puisqu’« elles disent l'affect, puis s'arrêtent, leur rôle est rempli121 » : « N'est-ce pas au niveau de la phrase que le sujet cherche sa place – et ne la trouve pas – ou trouve une place fausse qui lui est imposée par la langue ? » (ibid.).

Avec Barthes, la subjectivation se voit arrêtée en (si bon !) chemin, car ses fragments détournent sans cesse les échappées intelligentes et fines en répétitions banales et vulgaires. Le lecteur doit alors accepter la schize (parler et dire) de l'énonciation des Fragments d'un discours amoureux : « c'est donc un amoureux qui parle et qui dit ». Cette indication générique sépare un discours (« parle ») de son propos (« dit »), un sujet de son objet. Barthes souligne fortement le fait que « le soliloque » de son amoureux n'est pas dialogique, du moins qu'il est hors relation :

On a rendu à ce discours sa personne fondamentale, qui est le je, de façon à mettre en scène une énonciation, non une analyse. C'est un portrait, si l'on veut, qui est proposé ; mais ce portrait n'est pas psychologique ; il est structural : il donne à lire une place de parole : la place de quelqu'un qui parle en lui-même, amoureusement, face à l'autre (l'objet aimé), qui ne parle pas.

Déclaration contraire à tout ce que Benveniste, dont Barthes est amoureux122, signale, mais aussi porteuse d'une contradiction interne : l'absence de la seconde personne, sa réduction

119. F. Wybrands, « Discontinuité » dans M. Jarrety (éd.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit. 120. R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux dans les Œuvres complètes (établies et présentées par É. Marty), Tome 111, 1974-1980, Éditions du Seuil, 1995. 121. Voir R. Barthes, « Comment est fait ce livre » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 462-463. 122. R. Barthes : « Nous lisons d’autres linguistes (il le faut bien) mais nous aimons Benveniste », dans Le Bruissement de la langue, Seuil, 1974.

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objectale au silence, est à proprement parler, impossible si l'on veut une quelconque énonciation. La « structure » hors langage, sujet amoureux-objet d'amour, est sans cesse reprise. Et le lecteur doit admettre le rebroussement de Barthes qui veut pourtant considérer « la force [...] à même le langage » (p. 480) pendant qu'elle est toujours « transporté(e), hors du langage, c'est-à-dire du médiocre, hors du général » (p. 512). Barthes s'obstine à considérer le sujet du langage autrement qu'en lui refusant toute activité : « l'amoureux comblé n'a nul besoin d'écrire, de transmettre, de reproduire » (p. 513). Par là-même, il réduit le langage à un pur instrument puisqu'il n'y a que le chant qui « est le supplément précieux d'un message vide » (ibid.). C'est pourquoi les développements qu'il consacre au « je-t-aime » font symptôme : « contre la langue », « contre les signes », « contre-signe », comme « profération », « je-t-aime est du côté de la dépense […] à la limite extrême du langage » car :

[...] celui qui ne dit pas je-t-aime [...] est condamné à émettre les signes multiples, incertains, douteurs, avares, de l'amour, ses indices, ses «preuves» : gestes, regards, soupirs, allusions, ellipses : il doit laisser interpréter; il est dominé par l'instance réactive des signes d'amour, aliéné au monde servile du langage en ce qu'il ne dit pas tout [...]. (p. 602).

C'est avec de telles incertitudes que Barthes touche alors, de très près, ce que le langage fait, plus que ce qu'il dit. Mais il n'en tire pas les conclusions autrement qu'à courir d'un fragment à l'autre : ce qui fait à la fois une faiblesse théorique et une force poétique drapée cependant dans une esthétisation et une complaisance envers l'aporie théorique. Convaincu de l'impuissance du langage, Barthes ne cesse de dénier même ce qu’il fait. Le lecteur est alors séduit et soumis. Ce texte est cité toujours par admiration aveugle, jamais par admiration critique ; ce qui confirmerait son état critique. Contentons-nous de le vérifier sur un fragment :

Le corps de l'autre CORPS. Toute pensée, tout émoi, tout intérêt suscités dans le sujet amoureux par le corps aimé. 1. Son corps était divisé : d'un côté, son corps propre – sa peau, ses yeux – tendre, chaleureux, et, de

l'autre, sa voix, brève, retenue, sujette à des accès d'éloignement, sa voix, qui ne donnait pas ce que son corps donnait. Ou encore : d'un côté, son corps moelleux, tiède, mou juste assez, pelucheux, jouant de la gaucherie, et, de l'autre, sa voix – la voix, toujours la voix –, sonore, bien formée, mondaine, etc.

2. Parfois une idée me prend : je me mets à scruter longuement le corps aimé (tel le narrateur devant le sommeil d'Albertine). Scruter veut dire fouiller : je fouille le corps de l'autre, comme si je voulais voir ce qu'il a dedans, comme si la cause mécanique de mon désir était dans le corps adverse (je suis semblable à ces gosses qui démontent un réveil pour savoir ce qu'est le temps). Cette opération se conduit d'une façon froide et étonnée ; je suis calme, attentif, comme si j'étais devant un insecte étrange, dont brusquement je n'ai plus peur. Certaines parties du corps sont particulièrement propres à cette observation : les cils, les ongles, la naissance des cheveux, les objets très partiels. Il est évident que je suis alors en train de fétichiser un mort. La preuve en est que, si le corps que je scrute sort de son inertie, s'il se met à faire quelque chose, mon désir change ; si, par exemple, je vois l'autre penser, mon désir cesse d'être pervers, il redevient imaginaire, je retourne à une Image, à un Tout : de nouveau, j'aime.

(Je voyais tout de son visage, de son corps, froidement : ses cils, l'ongle de son orteil, la minceur de ses sourcils, de ses lèvres, l'émail de ses yeux, tel grain de beauté, une façon d'étendre les doigts en fumant ; j'étais fasciné – la fascination n'étant en somme que l'extrémité du détachement – par cette sorte de figurine coloriée, faïencée, vitrifiée, je pouvais lire, sans rien comprendre, la cause de mon désir.)

La division du corps postulée par Barthes est celle construite par son discours sur le discours amoureux justement. Cette schize corporelle est symptomatique : continuité et séparation à la fois revendiquées. La composition (deux alinéas que vient conforter dans son binarisme la parenthèse additive), la syntaxe (« d'une part » et « d'autre part » ), le rythme même du discours (par exemple : « son corps propre – sa peau, ses yeux – tendre, chaleureux », etc.), font que c'est le dualisme qui l'emporte mettant le continu dans une totalité inaccessible et le discontinu dans une fragmentation esthétisée. Barthes comprend en effet la voix, si ce n'est comme « corps propre », du moins comme corps individué. Mais, il la met entièrement du côté d'un corps social : la voix est conventionnelle en l'occurrence. Ce qui fait que Barthes confirme la séparation traditionnelle entre le propre et le commun, l'individu et la société alors même qu'il aperçoit le continu ; il transforme la tension certainement active dans tous les « corps » et dans toutes les « parties » du corps (« corps propre » et corps vocal) en une schize qui spécialise chacune des parties en conformité avec les vieux schémas dualistes.

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Le pire est plutôt récent : lacanien. Et Barthes fait, dans le second fragment, comme l'illustration de la perversion fétichiste qui sépare le détail de « l'Image », la partie du « Tout ». Cet arrêt sur « les objets très partiels » est une répétition – freudienne – jusque dans la poétique du texte de ce maniérisme dualiste : « redevient », « retourne » et « de nouveau » montrent bien que « j'aime » est plus une répétition qu'un rythme de l'amour, du sujet amoureux. Le dépit est alors esthétisé, repris dans la parenthèse de la fascination. Le « tout de son visage, de son corps » est rapporté à une discontinuité de fragments eux-mêmes pris aux registres de la plus « froide » apparence puisque, soit ils peuvent être détachés (« les cils », « l'ongle »), soit ils se voient réduits à leur condition fragile (« minceur ») ou superficielle (« l'émail ») ou ponctuelle (« tel grain de beauté ») ou encore anecdotique (« une façon d'étendre les doigts en fumant ») : le « détachement » est bien une entreprise de dénégation du continu, de séparation. Que telle « figurine coloriée, faïencée, vitrifiée » soit alors convoquée dans l'opération de sacralisation n'est pas sans suggérer que le « désir » est condamné à la fascination, comme le corps à sa transformation en « Image », en « Tout ». La non-relation et la mise à mort du corps vont de pair : l'« inertie » et l'icône ou la perversion et la sujétion se suivent et se ressemblent. Le sujet du désir ainsi que le corps-sujet disparaissent dans cette même stase qu'est la fascination puis la passion : le « corps de l'autre » est bel et bien divisé, mis à mort ou totalisé, mis en icône, en même temps que le discours amoureux est sommé de choisir entre une fragmentation toujours assignée au discontinu et une continuité toujours sommée de réaliser une totalité, si ce n'est un totalitarisme - on se souvient de la déclaration de Barthes à propos de « la langue fasciste » qu'il faudrait certainement comprendre dans le prolongement de ces réflexions.

Barthes a l’oreille fine quand il évoque Proust ; lequel écrivait en suggérant un continu d'une grande pertinence entre les yeux et la vie, la sensation et la pensée, l'apparence et la profondeur, le corps et la « volonté » :

Si nous pensions que les yeux d'une telle fille ne sont qu'une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d'unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n'est pas dû uniquement à sa composition matérielle ; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait relativement aux gens et aux lieux qu'il connaît [...] et surtout que c'est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses répulsions, son obscure et incessante volonté123.

Alain Finkielkraut qui cite ce passage afin d’illustrer les thèses d'Emmanuel Lévinas, donnerait alors à Barthes une leçon afin de sortir de l'aporie dualiste :

La communication amoureuse emporte au-delà de l'alternative entre hallucination et dévoilement. II y a toujours plus à aimer (et à souffrir) en l'Autre que les idées qu'on en retient ou les rêveries fomentées en son absence124.

Cet « au-delà » est un retour au dualisme traditionnel puisque « même disponible, même à portée de caresse, le visage aimé manque, et ce manque est la merveille de l'altérité » (p. 70). Finkielkraut retrouve Barthes, quand ce dernier pose « l'amour comme valeur » au début du fragment « l'Intraitable », alors même qu'« aimer, suprême passivité, c'est [...] se soumettre », rappelle-t-il (p. 73). Paradoxe que l'un et l'autre tiennent seulement par l'esthétisation ou son équivalent dans le domaine du « rapport moral » : « on peut parler de communication dans l'amour tant que la dualité échoue à se muer en unité » (p. 81). Mais doit-on « parler de communication » alors que c'est de relation qu'il s'agit ? Certes Lévinas, cité par Finkielkraut, semble nous y inviter :

Par là le thème de la solitude chez Proust acquiert un sens nouveau. Son événement réside dans son retournement en communication. [...] Mais l'enseignement le plus profond de Proust – si toutefois la poésie comporte des enseignements – consiste à situer le réel dans une relation avec ce qui à jamais demeure autre, avec autrui comme absence et mystère125…

Lévinas stipule incidemment la séparation toujours reprise du poème et de la leçon, par conséquent de la relation et du rapport, donc du poétique et de l'éthique. Il n'est pas sans ignorer

123. M. Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1, 1954, p. 794. 124. Finkielkraut, La Sagesse de l'amour, Paris, Gallimard, « Folio », 1984, p. 67. 125. E. Lévinas, L'autre dans Proust, dans Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 155-156 [cité par Finkielkraut, op . cit., p. 81].

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pourtant que « la connaissance renvoie aussi bien à l'exploration du monde qu'à l'accomplissement de l'acte de chair primordial ("Adam connut Ève") », comme dit Roland Gori à la limite de la pudibonderie126. La relation est alors rapportée par Lévinas à la communication : délivrance d'un message qui est ici celui de l'incommunicabilité même et par conséquent de l'impossibilité de la relation. Finkielkraut conclut comme Barthes : « Vrai visage : visage maîtrisé, visage pétrifié, parole muselée et comme silencieuse dans le moment même où elle s'énonce. » (p. 107).

Nous cherchons à sortir de cette aporie qui met l'énonciation dans l'impossibilité de la relation et l'inverse. Nous cherchons à sortir de la figure toujours ressassée que Barthes dit prendre à l'Orient : son « Non-vouloir-saisir » s'achève sur un « je me retiens de vous aimer », donc un non-faire-l'amour, une maîtrise. Alors même que tout le discours amoureux n'est en son principe qu'un ne-cesser-de-faire-l'amour, une non-maîtrise qui n'est pas pour autant une absence de sujet, une sortie du langage. Bien au contraire... C'est ce que nous allons essayer de lire dans deux œuvres qui ne manquent pas de rappeler les Fragments d'un discours amoureux. Ce que tu es romanesque ! (Alain Frontier)

Dix ans séparent la publication de deux livres : celui d'Alain Frontier127 et celui de Didier Garcia128. Les deux sont introduits dans le monde des Lettres par Christian Prigent qui signe la quatrième de couverture de l'un et de l'autre. Si Frontier a été membre du collectif TXT, Garcia apparaît bien après la revue éponyme disparue en 1993. Pour Jean-Marie Gleize, responsable de la collection dans laquelle publie Garcia, TXT serait « la dernière revue vraiment "moderne"129 ». Après avoir repris ce cliché avant-gardiste et maintenant conformiste de « la fin de l'histoire », Gleize rappelle ce passage de « l'important texte introductif au numéro 13 ("Au-delà du principe d'avant-garde") », caractéristique de « la grande aventure de cette revue », de sa « passion du réel », de son « désir de traquer […] le réel sous les mots, en dépit des mots » : « Expérience du corps dans la langue, la fiction affronte l'imaginaire par irruption du réel ».

C'est certainement parce que le dispositif de Frontier dont le titre est suivi d'une indication générique (« Fiction »), venait confirmer ce « programme » que Prigent introduit Portrait d'une dame ainsi :

« Les paroles », dit le modèle, « sont les seules choses qui nous appartiennent, et toi, tu m’en dépossèdes. » Bribes arrachées au flux d’une parole (amitiés, paysages, lectures, épopées domestiques, aphorismes et sentences), prélèvements de ce qu’une voix, au fil des heures, profère, voici un livre intégralement cité et minuté… Sa radicalité est dans la violence douce du rapt, dans l’alignement a-pathique des coupons. C’est quelque part du côté du ready-made (découpage et encadrement), du cut-up in vivo, de la tranche de langue plutôt que de la tranche de vie, du vol, à la langue, d’une autre langue qui en tire, du coup (le modèle est photographe), le portrait : l’écriture toute crachée.

La description apparaît plutôt exacte. Lisons le début du livre de Frontier. Jeudi 1er avril 1982, 13 h. 54. - Je mangerais bien un petit dessert et un petit café. 13 h. 55. - Tu ne vas quand même pas tout noter ! 13 h. 56. - Elle n'imagine pas que les gens qui sont ici puissent la voir. 13 h. 57. - Déménager cette armoire qui est là ! 13 h. 58. - Ça ôte de la spontanéité à ce que tu dis. 13 h. 59. - Je suis quand même très productive. 14 h. 00. - J'espère que le jeune homme ne va pas faire tout tomber. 14 h. 01. - Ce qui est marrant, c'est que le référent manque. 14 h. 05. - Elle est bonne cette tarte. 14 h. 09. - C'est un soutien-gorge que tu appelles communément un lance-pierre ? 14 h. 17. - Ooooh ! le temps fraîchit. 14 h. 33. - Regarde: on marche sur des pierres tombales. Vendredi 2 avril 1982,

13 h. 32.- Hier à Senlis, aujourd'hui à Chelles… Ce qu'on est voyageurs !

126. R. Gori, Logique des passions, Denoël, 2002, p. 147. 127. A. Frontier, Portrait d'une Dame fiction, TXT, 1987. 128. D. Garcia, Fragments pour l’Aimée, Marseille, Al Dante, « Niok », 1997. 129. J.-M. Gleize, « TXT » dans M. Jarrety (éd.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit.

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14 h. 05.- Je suis quand même contente d'avoir fait cette émission. 16 h. 25.- Tous ces gens qui savent où ils vont… Pas nous.

16 h. 32. - Quand je pense que les Demarcq ont été en Grèce ! Depuis Compiègne! 16 h. 33. - J'espère que mes pneus ne sont pas sous-gonflés 16 h. 36. - Ce camion, il fait n'importe quoi ! 16 h. 41. - Tous ces gens avec la planche sur la tête 17 h. 15. - J'en ai marre par à-coups. Là, ça va. 17 h. 20. - Ah ! les goujons ! 17 h. 23. - Ce qui est dommage c'est qu'on ne verra pas la mer aujourd'hui. 17 h. 24. - On va prendre de l'essence tranquillement, on va pisser tranquillement. 18 h. 25. - Les arbres ne sont pas encore bien touffus. 18 h. 34. - Le soleil est encore haut. 18 h. 41. - C'est étrange cette lumière non ? Ça mériterait un arc-en-ciel par là. 18 h. 55. - On aurait pu emmener les petits Prigent chez leur grand-mère. 22 h. 34. - Si on mettait nos chaussons ? Il y a chez Frontier une continuation du projet de Denis Roche que les Dépôts de savoir &

de technique explicitent : J'imaginai de piquer, par millier de piqûres successives, par dizaine de milliers de piqûres rapides et de

durées semblables, la réalité des choses et des gens, mais toujours par autres écritures interposées, ces écritures étant des sortes de perspectives infinies mais retournées sans arrêt sur les choses ou les gens chez qui elles se trouvaient entreposées130.

Gleize, qui cite ce passage131, met en rapport cette pratique scripturale avec la pratique photographique ultérieure de D. Roche dont rend compte La Disparition des lucioles132. Ne voit-on pas sur la couverture du livre de Frontier une photographie qui prend l'auteur en train de noter sur son carnet au premier plan pendant que l'arrière plan montre sur une vitrine réfléchissant le même vu légèrement de dos face à la photographe (Marie-Hélène Dhénin) le photographiant : un dispositif photographique qui fait bien évidemment penser à celui que D. Roche a proposé avec ses photographies prises au déclencheur à retardement. Le livre comporte par ailleurs dix photographies de Dhénin qui est « la Dame » du titre et dont la photographie figure sur la quatrième de couverture.

Ces « instantanés » textuels (citation à comparaître d'une voix ou « tranches de langue », comme dit Prigent) ouvrent effectivement des « perspectives infinies » et, nous l’avons vu, le « modèle » pose le paradoxe de l'entreprise : « Tu ne vas quand même pas tout noter ! » C'est qu'une telle écriture fragmentaire, dont l'éclatement est souligné par le minutage et le « cuttage », pose une hésitation entre l'impossible totalisation qui n'en dessine pas moins le vœu secret ou du moins la possibilité, et la réelle sélection qui n'en laisse pas moins agir l'aléatoire si ce n'est le continu d'une voix, d'une relation. Ce qui risque de faire passer la relation par une totalisation, la voix par une maîtrise que l'infinitude des fragments réussirait à prendre, capter grâce à la technique : la « fiction » serait alors non celle d'un « portrait d'une Dame » mais d'une « technique ». Nous devrions alors entendre ce que suggère certainement Frontier : si le photographe fixe du réel – du visible – à son insu, l'écrivain, devenu simple reporter chargé de noter au gré de son appareil enregistreur qu'est son carnet de note ambulant, fixerait « une autre langue », comme dit Prigent. Quelle est cette « autre langue » qui tirerait le portrait « à la langue » ? Il y a certainement le fait que ces prélèvements du parlé constituent autant de fragments d'une parole, plus que d'une langue, à moins que l'on entende cette expression comme un équivalent d'une forme de langage qui répondrait à une forme de vie. Cette « fixion » permettrait de « tirer le portrait » : « l'écriture toute crachée » (Prigent), c'est-à-dire « une écriture » et non une relation puisqu'elle ressemblerait non à la Dame qui est à chaque minute, à chaque phrase, un recommencement, une reprise de tout ce qu'on avait cru avoir comme « portrait », mais à ce qu'elle dit qu'elle est, à un portrait qu'on parcourrait, qui aurait été fini d'avance, tiré une fois pour toutes.

130. D. Roche, Dépôts de savoir & de technique, Seuil, 1980. 131. J.-M. Gleize, « Roche Denis » dans M. Jarrety (éd.), Le Dictionnaire de Poésie de Baudelaire à nos jours, op.cit. 132. D. Roche, La Disparition des lucioles, L'Étoile, 1982.

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CHAPITRE 3

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Mais Prigent maintient une conception qui arrime sens et référence tout en encourageant une pratique discursive qui ferait tout pour montrer que « le référent manque ». C'est alors que la référence n'est pas pour autant réduite à une simple autoréférenciation, mais bien produite par le discours qui ne manque pas de construire une subjectivation dans et par la relation que l'écriture fait plus qu'elle ne le dit. Cette réfection de la référence est polymorphe mais elle ne vise qu'une signifiance : un corps-langage qui serait celui de la « Dame ». Pour nous limiter aux deux premiers jours de ce « Portrait », constatons que le sujet du discours n'est pas celui qui parle mais celui qui prend corps dans ce montage de « coupons ». Le « Pas nous » qui répond à « Tous ces gens qui savent où ils vont », s'il marque l'indication d'une inquiétude concernant la destination, le sens de ce projet d'écriture à ses débuts, fait aussi la nécessité de la relation qui ne se soucie que d'aller (« Ce qu'on est voyageurs ! ») et d'émettre (« Je suis quand même contente d'avoir fait cette émission ») en prenant son temps (« tranquillement »). Quand le « modèle » déclare le « mercredi 20 juillet 1983 » à « 08 h. 00. » : « Ce que tu es romanesque » (p. 103), cette écriture fragmentaire vise bien plus le roman du portrait que le portrait du roman. Autrement dit : Portrait d'une Dame est plutôt l'histoire d'un portrait en cours, d'un portrait in progress. Ce que dit la dernière page qui montre l'auteur en train de noter ce que nous ne lirons pas mais qui continue le portrait. Ce portrait qui continue est aussi entre les « minutes » retenues si l’on entend ce terme dans le sens juridique. Par conséquent, cette écriture fragmentaire établit autant d'attestations de la relation qu'il est possible dans le cadre de cette « fixion » d'un corps-langage qui passe. Bien autre chose qu'un portrait puisque l'individu en question n'est autre qu'un sujet de la relation, un « je/tu ». Deux notations du « mardi 17 août 1982 » suffisent à la prouver :

12 h. 07. - Portraits d'une dame chez les Prigent. 12 h. 08. - C'est toujours l'amorce. C'est chiant, les amorces. (p. 39-40) Ébauche plus que portrait. Mais le commencement est ce qui fait la relation, ce qui fait

qu'elle reste relation. Si cependant l'allégeance à Prigent, à bien des noms qui signent les « amitiés » (ici, Demarcq et Prigent), indique une certaine soumission au social, à l'époque, il faut ajouter aussitôt que Frontier reste « un peu chinois » (p. 82), comme dit sa « Dame » . Un chinois du Moyen Age : ce qui fait sa modernité quand le fragmentaire ferait à lui seul sa modernitude… Fantasmer le fragment (Didier Garcia)

Prigent introduit, sur le rabat de la quatrième, le livre de Garcia et nous pourrions croire qu'il continue le commentaire commencé au dos du livre de Frontier :

Voici un livre de passion. Sa passion est la nomination : la jouissance de nommer – et la souffrance de savoir que toute nomination est en échec devant l'afflux du monde.

C'est un portrait acharné (cloué à ses croix de ratures, épures, palimpsestes, repentirs...) de cette passion et de son objet. L'objet est dit l'Aimée. C'est un livre d'amour. Son amour est l'amour ambivalent du monde. L'amour est un des noms de cette passion qui nous jette dans la densité du monde et en même temps nous en retire – soit : la langue.

C'est un livre d'amour de la langue et de son hésitation infiniment inquiète. C'est donc un livre en attente, un livre écrit en négatif, en crabe, à reculons, au conditionnel, au suspensif présent.

Et c'est un livre de raison. Il inclut sa méthode (creative method) : « Montrer le livre dans sa genèse, en chantier, au moment le plus amoureux de l'échange, de la recherche ». Il affronte lucidement (désespérément) le monde qui se creuse devant la rage d'expression. Il sait que nulle forme close, pré-codée, stabilisée ne saurait répondre de cette rage. Ainsi il traverse les genres, les formes, les postures d'énonciation. Cette traversée disparate désigne la résistance des choses devant l'effort de la langue.

Alors il avance, comme un poisson à la fois extasié et effaré de son eau, dans des trous, des cassures auto-ironiques, des élans brisés. Et il laisse des éclisses, des éclats, des flashes qui font fulgurer quelque chose comme de la vérité (une vue à la fois imprenable et juste sur l'opacité, l'obscur, le dérivant, le complexe : l'impossible).

De Ponge à Bataille en passant par Prigent, le poids des références met tout le discours de ce livre dans les mailles du filet TXT. Garcia y aurait contribué avec l'épigraphe de Ponge (p. 12) et, sans compter les imitations de la prose métapoétique des « dossiers » de Ponge133, prose qui est explicitement passage de voix :

133. Voir en particulier F. Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi, Flammarion, 1977. Mais déjà « Le mimosa » (1941) proposait vingt-six séquences comme autant de variations dans un « cahier » (dans La Rage de

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FATIGUE Comme aurait pu dire Ponge : puisque c'est difficile de parler de la fatigue, on pourrait ouvrir un cahier.

Un cahier au moins pour y noter un plan en 4 parties numérotées : 1. Démesure de la fatigue 2. Alternance repos/activité 3. Moments de fatigue ou Heures propices 4. Bassin d'Arcachon, été 1992 (si besoin, pour compléter) (p. 111) Ajoutons le deux alinéas qui concluent ce « fragment » (les crochets sont de Garcia) : Ajout A. : [Pour d'autres fragments : plan + discours minimal. Ébaucher la case, fantasmer la phrase,

céder au désir du texte. Reprendre les notes du carnet n° 3 – du 3 mars au 23 mai –, puis trier.] Atout B. : [Pour d'autres fragments: pas de discours liminaire, ne céder ni au texte ni au désir du texte, ne

reprendre les notes d'aucun carnet, ne pas trier, NE RIEN ÉCRIRE. Dormir, et célébrer l'Aimée en silence] (p. 114)

Cette écriture instructionnelle n'hésite pas à utiliser un style télégraphique, à livrer des « épures », des « esquisses », des « contours », des « courbes », des « détails » et des « éclats » : tels sont les titres des six chapitres qui organisent les soixante-quatre « fragments » qui font le livre. Il s'agit bien de « montrer le livre dans sa genèse, en chantier » (p. 19) mais est-ce vraiment « au moment le plus amoureux de l'échange, de la recherche » (ibid.) ?

Donner une idée de la parturition de l'écrivain, de la partie cachée de l'iceberg, donner à voir le livre dans son devenir-livre. Présenter les matériaux qui serviront ou qui pourraient servir à son élaboration. Montrer le texte à l'état de fantasme absolu. (p. 19-20)

Ces instructions s'affichent bien dans la continuation du programme pongien sans toutefois la dimension critique voire auto-critique qu'avaient les chantiers de Ponge – mais Garcia offre là son vrai premier livre... Ces instructions sont aussi dans le prolongement de Barthes et de ses Fragments d'un discours amoureux. Le texte comme fantasme et le texte comme sujet du désir constituent deux modalités d'une conception qui vient après l'écriture de Barthes effectivement revendiquée comme modèle par Garcia dans le fragment « Pleurs » :

Peut-être : commencer par cette impossibilité –ou quasi –à fantasmer les pleurs, à fantasmer autre chose que le fragment (façon texte rédigé qui aurait les allures les manières d'un texte littéraire), même si à l'origine il y avait le désir d'ouvrir la case, de marquer l'existence du fichier (dixit Barthes, op. cit.). Peut-être simplement fantasmer l'ouverture, tout centrer sur cette volonté d'ouvrir le plus grand nombre de dossiers. (p. 44)

Certes Garcia semble refuser « les allures les manières d'un texte littéraire » que Barthes donne à ses « fragments ». Certes il n'emprunte que le modèle compositionnel de Barthes. Reste que Garcia suit le parti pris scénographique du discours amoureux. Par exemple, dans « Changements », il annote une citation d'Arno Schmidt134 ainsi : « scènes simplement parce que la vie n'est pas un continuum » (p. 95). Alors les « scènes » suivent des schémas. Par exemple, le fragment « blessures » précise qu'il « faudra de l'arborescence pour pouvoir aller plus loin » (p. 127), et fait ce qu'il dit puisqu'il organise ses alinéas ainsi : « blessures au genou », « blessures à la main » , « blessures aux pieds », « blessures aux jambes » (p. 128). Les « scènes » sont « surtout à lire à haute voix pour avoir une idée du vertige » (p. 131) parce qu'elles visent « un autre excès » (p. 132), celui d'une écriture qui cherche une voix qui s’entend parce qu'il faudrait entendre la langue plus qu'écouter la relation. Le fragment « Noms » commence par exposer ce que Prigent signale :

Parler des noms qu'elle aime et qui la font rêver ou rire. Qu'y a-t-il dans un nom ? Pour l'Aimée : tout, c'est-à-dire surtout des possibles. Au moins des vies, passées, présentes, futures. Des noms pour des latences infinies, pour du sens à venir, des perspectives aussi ouvertes que des voies sacrées. Et parler des noms dans un chapitre marron, dans un entrelacs de courbes discrètes, c'est chercher un peu d'amour dans l'etumos logos tendrement. (p. 84)

Cette sacralisation des substantifs peut virer au ludisme, à l'étymologisme, à la compulsion érudite même si chaque nom du « glossaire de l'Aimée » (p. 88) est l'ouverture d'un discours qui alors se contente de « mettre en appétit » (p. 139). Et « l'excès » consiste souvent à accumuler, à

l'expression, Paris, Gallimard, « Poésie », 1976, p. 73-96). Michel Butor propose le terme d'« études » pour les Illuminations de Rimbaud (Improvisations sur Rimbaud, La Différence, 1989, p. 136). 134. A. Schmidt, Scènes de la vie d'un faune, trad. J.-Cl. Hénery, Christian Bourgois, 1991.

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lister dans une écriture qui hésite entre le jeu et l'enjeu, la forme et le contenu. Exemple pris au dernier fragment « Militante » :

Stasimon 3 Lutter : contre les injustices les interstices, et pour l'avortement, et contre la peine de mort la peine des

proches le droit de cuissage les frais de péage la chasse à cour et à cri, et pour les droits de l'homme de Dieu du Pape de la femme de toutes les femmes même des plus laides, et contre les marées les vents noires et d'équinoxe les catastrophes écologiques matrimoniales naturelles surnaturelles étranges fantastiques les séismes les trucs en -isme en -asme les cyclones les accidents démographiques les mamy blues les papy mini boum, et pour les dauphins les grands bleus c'est si bien les tursiops les Robin qui font les malins les lapins nains de jardin de cheminées les bébés phoques les koalas les baleines grises bleues à bosse et sans enceintes en fuite en double en solitaire les ours polaires du pôle Nord au Sud les bruns les blancs les rouges les verts... Elle crie : SAUVONS les ours en couleur ! (p. 145-146)

Est-ce que cet « effort de la langue », comme dit Prigent, ne consiste pas uniquement à trouver « des mots un peu légers, juste pour ajouter quelques lignes » (p. 83), comme le dit Garcia lui-même ? Que « la résistance des choses » soit invoquée par Prigent qui prend ce terme à Ponge135, admettons-le en constatant toutefois que toute l'écriture fragmentaire verse alors dans la régie du signe en imposant « l'impossible » rapport des mots et des choses comme « vérité », ainsi que Prigent le souhaite. Mais Garcia semble emporté par son projet, pris dans des contradictions qu'il aperçoit bien, par exemple, dans cette incise ouvrant le fragment « Nudité » et dans sa conclusion (les crochets sont de Garcia) :

[Elle m'a demandé de supprimer ce fragment. J'ai refusé pour défendre l'idée d'un ensemble, ou d'un tout. Elle a rétorqué que ce tout n'existait pas, n'existerait pas – comme définitivement hors d'atteinte. Peut-être hors d'atteinte, mais j'ai ajouté qu'il faudrait au moins essayer, que cela aussi ferait partie du fantasme.] (p. 25)

Elle a lu ces notes, patiemment, calmement. N'a presque rien dit. M'a simplement demandé de ne pas parler des bains dans la version finale. Et dans la marge, toujours au crayon à papier, deux lettres pour apprécier, comme à l'école. (p. 27)

Postuler qu'une totalité est inaccessible, c'est bien ce que toute l'esthétique du fragment ne cesse de répéter à satiété tout en visant une totalité du « Texte », une maîtrise de son organisation, de son dire : une rhétorique de son discours. La gestion de cette fantasmatique oblige alors le sujet du discours à refuser de travailler le continu contre le discontinu, l'infini contre la totalité. Il en arrive à avouer qu'il fait des exercices « comme à l'école ». Les « notes » exigent une appréciation... Limiter la relation à cette correction, c'est certainement choisir d'écrire pour plus que par, c'est situer la relation dans les cadres dualistes que rappelle Prigent à la fin de son soutien à ce livre : opacité/transparence ; obscur/clair ; dérivant/normé ; complexe/simple et impossible/possible. La relation n'a pas à choisir entre ces bornes qui travaillent toujours tous les discours, selon les points de vue qui ne doivent pas oublier qu'ils sont des points de vue. Fragmentairement ou globalement, la relation a, par contre, à travailler ce que fait un corps-langage et comment il se fait par elle. « L'Aimée » de Garcia n'a plus droit qu'à une question : « Alors l'Aimée, ce texte ? » (p. 93).

De Barthes à Garcia en passant par Frontier, ce parcours dans les écritures fragmentaires de trois générations successives a pu paraître rapide. Il a toutefois montré que le textualisme impose de déclarer son amour à la langue plus que de s'aventurer dans un langage-relation. Le paradoxe de ces écritures consisterait à penser que le disparate, qui est à leur principe, ne rende la relation impossible autrement qu'à la mettre sous le régime du discontinu et donc des intermittences, si ce n'est d'une absence, du sujet. Si la force critique est certainement à y entendre –contre tous les dispositifs de contrôle du sujet amoureux sous le signe d'un modèle unitaire, conformiste, sans corps et sans désir –, ne se perd-elle pas quand elle perd son sujet et la relation avec lui ?

Ce que Barthes esthétise, en empruntant beaucoup à Georges Bataille, quand, à la fin du fragment « Je-t-aime », il écrit d'une manière programmatique pour tous les textualistes qui vont écrire après lui, sous la houlette de Prigent par exemple :

Comme profération, je-t-aime est du côté de la dépense ? Ceux qui veulent la profération du mot (lyriques, menteurs, errants) sont sujets de la Dépense : ils dépensent le mot, comme s'il était impertinent

135. F. Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi, op. cit., p. 212.

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(vil) qu'il fût quelque part récupéré ; ils sont à la limite extrême du langage, là où le langage lui-même (et qui d'autre le ferait à sa place ?) reconnaît qu'il est sans garantie, travaille sans filet. (p. 183)

Barthes perd ce qu’il gagne : il met le maximum de corps dans le langage en écoutant ce qui le constitue comme corps-sujet, voix, acte (« profération »), pour aussitôt assigner ce corps-langage à une économie qui tient sa force et son énergie d'un hors-langage, du moins de ses limites extrêmes. Mais, soit « le langage travaille [toujours] sans filet », y compris lorsqu’il apparaît le moins subjectif, parce que toujours un sujet s'y énonce, s'y trahit, et s'y montre alors dans la plus grande obscénité puisqu'il croit qu'on ne le voit pas ; soit « le langage travaille [jamais] sans filet », parce que ce n'est pas le critère de la non-récupération, de « l'excès » comme dit Prigent, de la dépense absolue comme croit Bataille, qui permet de distinguer un sujet de la relation d'un sujet sans corps et sans langage autre que ceux de la convention, de l'époque –la preuve en serait que le conformisme consisterait, dans ces années, à jouer le jeu de la dépense, de l'excès et surtout du « mot », de la langue.

Le corps-langage de Barthes est plus dans le « Nietzsche-Deleuze » auquel il fait référence dans un dualisme bien connu : Apollon/Dionysos ou « les apparences » et le « contre-signe » (p. 182). Mais le corps-langage de la relation amoureuse est plus à chercher dans le poème, ce qui fait le poème de la relation, que dans la répétition d'une figure, fut-elle mythologique ?

3. Un corps-sujet par la pluralité litanique

Paradoxalement, Jude Stéfan construirait un corps-langage par les figures de la mythologie amoureuse. Mais ce corps-langage, par sa pluralisation époustouflante, nous ouvrirait à un corps-sujet que seul le poème peut faire écouter puisque sa relation si fragmentaire soit-elle est la recherche d'un continu inédit : l'amour libre y est le poète libre –nous n'oublions pas la belle déclaration de Robert Desnos qui disait préférer le poète libre à la poésie libre136. Jude Stefan met au plus vif ce paradoxe.

Nous avons ouvert ce livre avec un long poème de Jacques Réda. Celui-ci dit avoir utilisé le « procédé téméraire de la sauvette, qui traduit dans ce domaine de la lecture [son et notre] goût pour la mobilité137 » pour cette « sorte d'inventaire » qu'est le justement dénommé livre La Sauvette consacré à quelques portraits d'écrivains morts ou vivants. Parmi eux : Jude Stéfan dont Réda note que la condition est celle d'un frère incestueux dont la sœur est « l'âme de son âme qui s'échappe, sa poésie ». Dualisme ou dualité, discontinuité ou continuité dans les poèmes de Jude Stéfan ?

Dans un collectif qui lui est consacré138, Christine Van Rogger Andreucci met les contributions à l’aune des tensions à l’œuvre chez Stéfan :

Cette poésie postule ainsi la possibilité constante de se récuser, de trahir sa propre nature, par un processus général d'hybridation, et de ruptures fréquentes dans les registres et les formes. Cette résistance interne maintient une tension dont les études qui suivent se font l'écho dès leurs titres, quel que soit l'angle d'approche choisi : voix narrative et lyrique, mesure et démesure, prose et poésie, lyrisme malédictin et, quand le titre ne le livre pas, on verra cependant que c'est à une série d'oxymores qu'aboutissent nos parcours, confrontés à l'incessante « lutte entre deux puissances antagonistes » que constitue le poème pris entre le « vouloir durer et désespérer du néant intime, aimer et mourir ou plutôt aimer-mourir non en un sens transitif

136. R. Desnos : « Il me semble qu’au-delà du surréalisme il y a quelque chose de très mystérieux à réduire, au-delà de l’automatisme il y a le délibéré, au-delà de la poésie il y a le poème, au-delà de la poésie subie il y a la poésie imposée, au-delà de la poésie libre il y a le poète libre », dans « Réflexions sur la poésie » (1944), Œuvres, éd. M.-C. Dumas, Paris, Gallimard, « Quarto », 1999, p. 1204. 137. J. Réda, La Sauvette, Lagrasse, Verdier, 1995, p. 9. Le « portrait » de Stéfan s'intitule « Inceste » (p. 128-129). 138. C. van Rogger-Andreucci (dir.), Jude Stéfan, poète-malgré, Pau, Publications de l'Université de Pau, 2000. Nous ferons référence à l' « Introduction » de l'éditrice, à J.-P. Madou, « Voix lyrique et voix narrative dans la poésie de Jude Stéfan » (p. 23-27) ; E. Real, « Érotique et poétique » (p. 65-70) ; É. Lloze, « Sexe et ironie chez Jude Stéfan » (p. 71-76) ; C. Le Borgne, « Montage/Collage : un art du ra-colage chez Jude Stéfan » (p. 85-95). Les renvois sans autre indication vont désormais à cet ouvrage.

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mais duel » (Variété, 28139). C'est pourquoi, la dualité de l'impression prévaut à la lecture de cette œuvre. On parlerait plus volontiers de fascination que de séduction devant son irrégularité au sens fort, s'affirmant violemment dans l'irrespect des règles. (p. 18)

On connaît le goût des coordinations afin de s'assurer assez facilement un cadre de pensée, aussi y a-t-il une contradiction flagrante entre ce que l'éditrice promeut sous la figure oxymorique et ce que le poète lui-même suggère par son « sens duel » qu'il veut donner à l'activité duelle « aimer-mourir ». Aucune alliance des contraires pour Stéfan mais bien plutôt une relation active en vue de transformer le sujet de deux activités qui ne s'allient pas en vue d'une synthèse mais dans un conflit actif pour une activité qui fait le poème même, la relation infinie dans et par le langage « malgré tout » :

À l'opposé donc de ce curé imbécile qui ayant lu Cyprès me déclara être heureux de n'être pas à ma place, il se peut que telle œuvre à toute fin, lucide, donnant froid dans le dos, jetable par excès de vérité, déprimante, ait un effet reconstituant, salvateur de la médiocrité, parce qu'elle n'est pas que « littérature », usuel mensonge – raconter une histoire ! susurrer des vers ! –, mais fait « jubiler » et donc revivre quand « on devrait pleurer » 140 !

Le « ra-col(l)age » de Stéfan est-il alors un art du « collage poético-prosaïque » (p. 93) qui « s'inscrit dans une perspective de fragmentation de l'écriture » (ibid.) comme l'affirme Catherine Le Borgne ? Laquelle précise :

Et cette fragmentation résonne dans un mouvement perpétuel d'« oscillement », néologisme à préférer au terme approprié « oscillation » car il évoque le vacillement (prêt à tomber, tomber la poésie, tombeau) et scintillement

- « oscillement » entre prose et poésie (parasitage)141 - « oscillement » entre temps irréel et temps réel - « oscillement » entre convocation et refus de la mort - « oscillement » entre brièveté et longueur (ibid.) Stéfan n’oscille pas, ni vacille ni scintille, puisqu'il n'hésite pas entre un vouloir dire et un

autre mais qu'il est tout entier refus de ce dont il fait la liste précise, et emportement de ce qu'il signale comme ses goûts profonds :

[...] un lyrisme décati, des religiosités, les vers mous, le racontar subjectif, le chant anhistorique, la tombée dans les mots disjoints, ou la logomachie biblico-verbale, la « poésie » des champs et des enfants. « Ça veut dire ! » Aussi la poésie est-elle de plus en plus à chercher dans la prose, comme « on a touché au vers », on a touché au poème. Je suis parti de pouvoir écrire :

« la brune une femme tous disparus » ou malgré les dires de Chesterton le papiste « et rose mais. » S'y ajoute la latinité historique : les guerres non honteuses, le réalisme verbal (lire le récent Albucius de P.

Quignard), le mépris de la mort, le soufre lumineux des lupanars, la vie heureuse telle qu'à Pompéi avant la pourriture chrétienne142.

Et comme Le Borgne rappelle, non sans apercevoir qu'il y a quelque contradiction dans son propos, que l'œuvre de Stéfan peut être considérée « comme une lutte contre le discontinu », il est facile de le montrer en lisant un extrait du livre Élégiades143 dont le titre invite déjà à une activité de désacralisation : « oui, la mort-devant / en élégantes élégies suffixées désuètes » (E., p. 70). Ce livre comprend donc des « élégiades » suivies de « deux méditations ». Les élégiades sont regroupées dans quatre parties : « Quatrièmes dévotions » ; « Flores » ; « Virgultes » et « Poésie noire » qui commence par un « adieu vieilles stances » » (E., p. 77). Nous nous contenterons de lire quatre poèmes pris au vingt-et-un de « Flores ». Ensemble qui n'est pas sans rappeler les neuf « Laures » du livre éponyme144 dont nous aimerions retenir ces deux vers ouvrant le poème « Laure VIII » : « j'ai embrassé ta voix / ma rose carnée / [...] » (E., p. 44).

C'est cet embrassement que fait le poème de Stefan, ce qui ne peut se contenter d'un commentaire métaphorique parcourant « l'espace charnel des textes », comme dit Lloze (p. 75)

139. J. Stéfan, Variété VI, Cognac, Le Temps qu'il fait, 1995, p. 28. 140. J. Stéfan, « Entretien avec Tristan Hordé », Recueil, n° 19, Seyssel, Champ Vallon, 1991, p. 18. 141. J. Stéfan : « La poésie n'étant là que la préférence de et dans la prose, un approfondissement de l'autre dans la langue », dans Silles, Cognac, Le temps qu'il fait, 1997, p. 56 [note de Le Borgne]. 142. J. Stéfan, « Entretien avec Tristan Hordé », op. cit., p. 15 143. J. Stéfan, Elégiades, Paris, Gallimard, 1993, p. 29-51 [nous citons en référençant la page précédée de « E »]. 144. J. Stéfan, Laures, Paris, Gallimard, 1984.

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qui veut absolument retrouver « la célébration de l'amour » et « en contrepoint inévitable la figuration d'un acte érotique sommaire, violent, presque "sauvage" » (p. 74). Il ne s'agit ni de « célébrer » ni de « figurer » et encore moins de séparer même dans une écriture contrapuntique. Pas plus d'associer une « impudique sincérité de l'expression » (ibid.) à une « ironie » qui n'hésite pas à se faire « parodique » par « l'intertextualité, cette étreinte textuelle » (p. 72) mais bien plutôt ainsi que le suggère lui-même Stéfan, de reprendre la force de ce vers de Baudelaire : « Elle est dans ma voix, la criarde145 ». La lecture doit alors sortir des associations éclectiques convenues qui tendent toujours à remettre du discontinu là où c'est le continu qui est à l'œuvre, un corps-objet là où c'est un corps-sujet qui est requis dans et par la relation la plus forte qui soit. En ce sens alors seulement on peut reprendre la belle définition de Vladimir Jankélévitch : « L'ironiste, le voyageur des voyages ironiques, est toujours un autre, toujours ailleurs, toujours plus tard. Mais par là même ce bohémien est aussi tout le monde et partout146 »...

C'est justement parce qu'il invente un corps-langage qui est le plus incorporé possible et pas seulement parce qu'il y a, selon Llauze, « fort peu de pages qui ne nous mettent en présence de la matière-corps » (p. 71) alors que, pour Stéfan, « le poète a raccroché sa lyre, il écrit sans instrument que ses propres organes147 ». Aussi, pas plus qu'il n'y a de « lyre » dans les élégies anciennes, il n'y a d'« organes » dans les « élégiades » de Stéfan et donc de « présence de la matière-corps » mais, par contre, une force corporelle y vit, que seul un corps-sujet, corps-relation dans et par le langage, peut faire agir jusque dans la lecture. Quatre « Flores » pour un corps sujet du poème-relation

Voici donc les quatre poèmes qui vont nous permettre de montrer cette activité – la page est indiquée après chacun d'entre eux.

Fleurs ne se font plus belles que pour les seuls Insectes par fortune pour nos yeux comme chance ample ta beauté à pas nus m'approche par chance ambrée après que m'aura éventé ton ourlet y luisent sous la lampe ses prunelles en roi mendiant couché aux paumes amoureuses des grands vases ton collier, ta chevelure, ta langue sur qui descendent enfourcher mon attente d'enfin naissance [31] Ils vont tête baissée sur leur entente ils échangent leurs gestes en secret se pressent les pieds et dorment l'un pour l'autre du haut de leurs larmes jusqu'à leurs pardons ils s'enchantent chaque mardi d'un chemin de lierre et de lenteurs à peine s'effleurant puis follement s'abouchent en pressant ses lèvres il serre son foulard noir comme sexe et rouge sang Il l'attend déjà demain dans l'ombre chaque matin sied à leur visage changeant d'alarmes en chuchotis quand elle entre dans son espérance Elle essuie ses pleurs ou lui chante dans la nuit alors ils se nomment animal ou ange avant que leur manquent les mots

145. C. Baudelaire, « L’Héautontimorouménos », Les Fleurs du mal, Le Livre de poche, 1963, p. 96. 146. V. Jankélévitch, L’Ironie, Flammarion, « Champs », 1979, p. 153. 147. J. Stéfan dans T. Hordé (éd), Jude Stéfan, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1993, p. 151.

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paupières allongées ils se cherchent outre le corps en cris en silences d'extase Il raidit longtemps son âme en elle tous cheveux renversés [49] les amants n'en peuvent plus n'en dorment plus transfigurés pâles comme lys derrière les persiennes qui gardent le secret les voix montent les rires et la jouissance en baisers ronds, humides, ouverts, aigus, bé- ants, énormes, pénétrés, avalés, soufflés, en- gloutis en râles de résipiscence Flore qui habites rue des anciens bordeaux mais pour m'en guérir rieuse aux éclats ou empalée sur moi ta démarche talonnée appuyée comme obstinée ton cri d'être pardonné ton étroite cache onctueuse mon beau Verseau ma pleine fleur je te donne mes armes mon oubli ma fin reins poignet fatigués [50] Ces larges flancs qui portèrent les nations ces légers pieds qui posent sur la mousse ces mains capables de sabre ou de poison de caresses à minuit d'accolades aux bals ce torse à narguer le membre des ascètes ces cheveux pour essuyer nos pieds les soirs d'humilité ces chairs partout couvrant les os de notre proche corps et ces yeux où puiser l'illusion et cette bouche pour venger la bouche prisonnière et ce sexe clos pour être exploré assouvi ouvert ce sournois sou- rire et ce rire d'autre et ce ridicule entier de fesses mangées des yeux mâles à leur passage Ces vieilles et ces vierges ces couchées et ces flâneuses ces trompeuses enfanteuses de malheur [51] La déesse italique des fleurs et des jardins multiplie ses parfums, ce qui permet à Stéfan de

se faire l'écho plus que résonnant des Fleurs du mal et, alors, nous y entendons ce que Claude Roy rappelait à propos de Baudelaire en citant Blaise Pascal :

Scaramouche ne pense qu'à une chose. Une seule pensée nous occupe ; nous ne pouvons penser deux choses à la fois. Tous errent d'autant plus dangereusement qu'ils suivent chacun une vérité ; leur faute n'est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant à la fois et remplissant tout l'entre-deux148.

La « contre-écriture » de Stéfan149 est-elle une « éclaboussure de fragments » ? Il semble que la description que fait Lloze corresponde effectivement aux premières impressions de la lecture :

Laconisme, atomisation, discontinuité, segmentation rendent d'emblée caduques les échappées du souffle vers une mélodie trop usée, et dès lors, on cultive l'écart, on morcèle, on disloque, on violente la chair des

148. C. Roy, « Préface » dans C. Baudelaire, Œuvres complètes, R. Laffont, 1980, p. XVII. 149. J. Stéfan dans T. Hordé, Jude Stéfan, op. cit., p. 129.

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mots et des phrases, on ébranle syntaxe et métrique, on démembre lignes et vocables, on privilégie syncopes et boiteries, raccourcis et mots-valises, anacoluthes et rejets, on écluse et l'on entame, bâtissant une langue qui trouve un surcroît de sens et d'énergie dans les heurts saugrenus de calembours et d'archaïsme, les jeux de discordances et des cacophonies, la béance des aposiopèses et de « l'outrance provocatrice »150, l'obstruction des latinismes et des termes rares, la débauche cathartique enfin d'une poésie commise à n'être qu'« énormes cris en rut »151…

Tout cela s'entend mais constitue comme un catalogue de procédés qui ne permet pas de comprendre la force que mettent en branle ces poèmes. Peut-être même qu'une telle saisie des poèmes de Stéfan aboutirait à conclure qu’« ainsi parcellisé, le corps de la femme est aliénée, réduit à l'état d'objet de désir, pur assemblage d'objets délectables », comme dit Elena Real avant de proposer une morale de la caresse à partir de la poésie de Stéfan :

Caresser, embrasser, des yeux, des mains, de la bouche, du sexe, ou du langage, c'est vouloir mettre dans son corps, intégrer en soi une extériorité pour l'assimiler, pour la posséder. Toute caresse est rapport d'être à être, possession, appropriation du corps de l'autre. Et elle est en même temps effusion, – encore une fois au sens étymologique du terme –. Grâce à la caresse le corps de l'autre s'ouvre à mon corps, il perd pour un moment son opacité et me « console », m'accompagne. Je cesse d'être seul dans mon corps, dans ma solitude, dans ma mort. (p. 69)

La critique se fait, ici, le porte-voix du poète –curieuse identification qui, au demeurant, applique une politique de l'amour qui ne cesse de vouloir consolider un sujet philosophique traditionnel (intériorité et corps propre) et qui met le langage dans une liste d'organes anthropophages : instrument d'une assimilation plus que d'une copulation. La caresse est d'ailleurs, pour Real, la modalité première de la « possession » alors que Stéfan lui-même met tous les organes dans le continuum d'une même activité qui n'est en rien « appropriation » mais commune condition :

L'éros est cette force qui lutte contre la précédente (la mort) si quand j'aime –mot inexpliqué douteux –je ne meurs plus, gracié du temps qui me tue peu à peu. L'autre corps affirme au mien sa consolation, je ne suis plus seul de ma mort, que je partage, la dissolvant, grâce aux yeux, à la voix, aux mains qui en appellent de mon sort injurieux152.

Le poème d'envoi des « Flores » (E, p. 31) fait l'approche d'une « fleur de Volupté » (E., p. 63) : il n'y a pas de leçon sans une morale de l'expérience, aux deux sens du terme : le « comme » introduit le cas de la leçon inaugurale (« Fleurs ne se font plus belles que pour les seuls Insectes ») et l'énonciation à la première personne remplace l'impersonnelle. La reine (« ta beauté ») « approche » un « roi mendiant couché » : « ton ourlet », « ton collier, ta chevelure, ta langue » déclinent la multiplicité de « ta beauté ». Plus qu’une fragmentation, c'est un continu d'organes qui « descendent / enfourcher mon attente ». Le dernier vers reprend le précédent par la paronomase en remettant le cas à la leçon : il s'agira dans ces « Flores » de naître aux « Fleurs », d'écouter la naissance d'un corps-sujet.

Le poème « Ils vont tête baissée... » (p. 49) fait rimer « Il » et « elle » dans une relation où « Ils vont tête baissée sur leur entente » parce que le temps y est défait par la temporalité du poème : « Il l'attend déjà demain dans l'ombre / chaque matin sied à leur visage ». Ce poème de l'échange – au sens claudélien153 – fait proliférer la relation. Échange « l'un pour l'autre » : effleurement et abouchement, noir et rouge, cris et chuchotements voire silences, corps et âme. L'échange est alors renversement : « Il / [...] en elle ».

L'énonciation est aussi renversée. Dans « les amants n'en peuvent plus » (p. 50), le poème suivant, la narration à la troisième personne passe à l'invocation avec l'introduction abrupte en fin de vers du nom : « [...] Flore / qui habites rue des anciens bordeaux ». Puis le récitatif se fait obstination phatique commençant aussi en fin de vers : « [...] ta / démarche talonnée appuyée comme obstinée / ton cri [...] ». La reprise « appuyée » du possessif montre à l'envi que le récitatif, soutenu par la série prosodique en /t/, l'emporte sur quelque récit que ce soit. C’est

150. J. Stéfan : « J'aime l'outrance provocatrice aussi, et la grossièreté » (dans M. Sicard, Jude Stéfan, Seghers, « Poètes d'aujourd'hui », 1994, p. 25) [note de Lloze]. 151. J. Stéfan, A la vieille Parque précédé de Libères, Paris, Gallimard, “Poésie”, 1993, p. 186. 152. J. Stéfan, Variété VI, op. cit., p. 16. 153 . Voir Langage et relation, op. cit., p. 173-176.

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pourtant par l’ébauche d’un récit que Jean-Pol Madou conclut sa recherche plutôt téléologique avec passage de témoins (les « questions » qui semblent organiser la critique) :

Récapitulons brièvement le trajet que nous avons parcouru. La voix de la sœur et l'hymen incestueux nous ont conduit à la question du nom, laquelle à son tour nous a mené à nous poser celle du narratif, car tout nom porte scellé en lui le souvenir d'un récit. Dès lors, tout travail que Stéfan effectue sur la syntaxe dont maintes tournures empruntées à l'ancienne langue drainent avec elle des morceaux d'épopées ou de fables mythologiques, ne laisserait-il pas transparaître l'ébauche d'un récit ou du moins la possibilité de son événement au cœur de la voix élégiaque ? (p. 26)

Madou confond « récit », « discursivité », « support fictionnel », « épopée » alors que Stéfan se refuse à « raconter une histoire » ou à « susurrer des vers ». Ce que Madou sait bien, mais qu'il veut maintenir en voyant la solution de Stéfan dans « le brouillage de la structure d'adresse » qui « loin de [l]'exclure, [l]'invite à rentrer dans la ronde des pronoms personnels et [lui] fait parcourir les multiples postures énonciatives de la voix lyrique » (p. 28). S'agit-il de « postures » ? Cela maintiendrait effectivement les vieilles dichotomies (épique/lyrique ; détachement/engagement).

Stéfan dit lui-même : il n'est pas un vrai Nom tout est plein partout de trop de corps Reprenons avec ce « plein partout de trop de corps ». La liste des qualificatifs des « baisers

» (« en baisers ronds, humides, ouverts, aigus, bé- / ants, énormes, pénétrés, avalés, soufflés, en- / gloutis [...] ») (dé-)montrerait certainement que « les amants n'en peuvent plus » : ce serait alors simplement faire du poème une représentation. La liste fait également pendant à celle du don et du contre-don avec la série prosodique en /m/ (« Flore / [...] / ta démarche [...] / ton cri [...] » et « « je te donne mes armes mon oubli ma fin » ) que les possessifs organisent dans la deuxième partie du poème jusqu'à ce qu'ils s'épuisent eux-mêmes puisque le dernier vers (« reins poignets fatigués ») rend indistincts les organes s'il ne les attribue pas indistinctement aux « amants » décidément « fatigués ». Le changement d'énonciation est un continu du récitatif quand, par exemple, les deux listes riment par début : (« en » et « ants » puis « ton »). C'est l'attaque qui donne le ton chez Stéfan, même si la chute (« fatigués ») vient rimer avec le premier vers en le paraphrasant (« les amants n'en peuvent plus ») et donc vient continuer le ton fatigué du poème : on aura compris toutefois que cette fatigue est un travail infernal, un épuisement. Ce renversement thématique passe par ce qui fait le récitatif même du poème. Ce qui demande de relire les quatre vers justifiés en quatrain par Stéfan :

ton cri d'être pardonné ton étroite cache onctueuse mon beau Verseau ma pleine fleur Le passage de « être » à « étroite » indique combien Stéfan désacralise la question

ontologique pour lui préférer le problème du corps-langage. Lequel est ici singulièrement conçu par l'emmêlement des possessifs puisque nous passons d'une description à une dénomination. Description du « cri » et de la « cache », dénomination par le signe zodiacal qui impose le genre masculin continuant les fragments antérieurs puis par la qualité de la peau qui demande alors le genre féminin mais qui nous fait passer du plus haut au plus bas, du ciel à la bête. Mais « pleine » annonce aussi que la fatigue en redemande : « je te donne ». C'est que le corps-sujet de ce renversement amoureux dans et par le langage est inassouvissable. L'humour y contribue quand, par exemple, la dénomination intègre certainement le « vers » entre deux « eaux » signalant que le poème est la recherche d'un corps-sujet dont les organes et les noms sont dans le passage, le don, les « baisers » qui n'en finissent pas de s'échanger parce qu'ils rendent les corps des amants à la fatigue sans fin.

« Sur les chemins de la destinerrance », la litanie serait-elle « un don qui manque à chaque fois son destinataire ? » (p. 27), si l’on en croit Madou. Le poème « Ces larges flancs... » (E., p. 51) semble le confirmer. Ou, pour déplacer la question mais rester dans la même problématique réductrice concernant ce que font les poèmes de Stéfan, faut-il se demander avec Real si « la répétition apparaît comme le seul moyen d'abolir en se perdant dans le vertige de la multiplicité

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et de l'innombrable, l'angoisse de la possession impossible » ? Deux questions-réponses qui imposent qu'on lise dans le dualisme (possible/impossible ; ratage/réussite ; etc.) ce qui n'a pas lieu d'être : un « destinataire » ou une « possession »... En effet, la litanie qui fait ce poème est d'abord le récitatif du « monstratif » : un corps-sujet-relation ne cesse de s'énoncer. Une douzaine de syntagmes nominaux lancés par les démonstratifs font la litanie du corps de toute amante aux côtés de « notre proche corps » (« flancs » ; « pieds » ; « mains » ; « torse » ; « cheveux » ; « chairs » ; « yeux » ; « bouche » ; « sexe » ; « sourire » ; « rire » ; « fesses »). Cette litanie est-elle assignable à « un blason du corps féminin » pour lequel Stéfan, selon Real, « adopte cette démarche paradigmatique qui caractérise le genre : l'énumération des parties du corps de la femme fait surgir les multiples facettes du corps aimé dans une sorte de miroitement éclaté et exprime de façon privilégiée le désir de conjurer le manque à travers l'accumulation des parties du corps de la femme » (p. 67) ? Nous ne le pensons pas car ces seize décasyllabes (justes ou faux) ne font pas une description s'ils font un « passage » comme dit le poème avant de lancer la seconde litanie, celle qui clôt les « Flores » : cinq dénominations qui continuent ce qu'il faudrait appeler une invective. C'est que le poème de Stéfan est un corps-sujet lancé violemment et avec injures contre tous les corps-objets, contre toutes les « blasonneries » de la poésie. Certes Stéfan ne manque pas de convoquer, de citer, voire de blasonner si nous lisons par exemple ce dont « ces mains » sont « capables » pour effectivement convoquer des bribes de récits mythologiques ou « romantiques », mais c'est toujours parce que le poème est une relance.

Arrêtons cette lecture trop rapide d'un poète en rappelant certains de ses défis. Par exemple : « écrire sa voix » ? (E., p. 71). Ou encore, dans une manière d'autoportrait : « Il n'a le verbe haut que s'il écrit » (E., p. 83), vers qui suggère une proximité entre « verbe » et « verge », dont la valeur est travaillée dans tous les poèmes. Défis qui évoquent les rebonds de Barthes.

Les Fragments d’un discours amoureux dans lesquels Stéfan dit qu'il avait « rencontré cette idée de "jubilation" littéraire, au point de penser donner le titre de "Jubilantes" à un groupe de nouvelles154 ».

(Ni l'un ni l'autre ne se connaissent encore. Il faut donc se raconter : « Voici ce que je suis. » C'est la jouissance narrative, celle qui tout à la fois comble et retarde le savoir, en un mot, relance. Dans la rencontre amoureuse, je rebondis sans cesse, je suis léger155)

Nous avons cru écouter cette légèreté dans le corps-sujet des poèmes de Stéfan parce que, contrairement à ce que Barthes proposait156, le langage ne défait pas le corps, ne le renvoie pas au fétiche. Les poèmes de Stefan sont comme des « enfanteuses » de bonheur ou « de malheur » : des « enfanteuses » de relation parce que la voix ne cesse d'y faire du corps.

Nous avons à peine évoqué le fait que Stéfan cherche la pluralité, comme Baudelaire, par le rythme du poème, par le corps-sujet de la relation poétique. Encore dans « L'Héautontimorouménos », ce quatrain :

Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau ! Stefan continuerait donc Baudelaire par d'autres moyens. Peut-on le concevoir dans la

continuité de ce qu'un des meilleurs spécialistes a appelé « le corps amoureux » dans un « essai sur la représentation de l'éros de Chénier à Mallarmé » ? Question à laquelle nous pourrions acquiescer si ce « corps amoureux » n'était écouté en relation plus que mis en représentation.

4. La physique du langage: image ou histoire d'un corps ?

« Qu'en est-il de la représentation du corps érotique dans la poésie ? » : ainsi commence l'essai de John E. Jackson, consacré à « la représentation de l'éros de Chénier à Mallarmé157 ».

154. J. Stéfan, « Entretien avec Tristan Hordé », op. cit., p. 18. 155. R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Seuil, 1977, p. 235. 156. R. Barthes, S/Z, Seuil, 1970, p. 120. 157. J. E. Jackson, Le Corps amoureux, Essai sur la représentation de l'éros de Chénier à Mallarmé, La Baconnière, 1986 [les références sans autre indication que la page vont à cet ouvrage].

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La question, reconnaît son auteur, est par trop généralisante. Toutefois, « elle demande à être posée » (p. 9), précise-t-il, eu égard aux interdits concernant le sujet et l'objet en question : la poésie érotique et « le statut du corps érotique […] dans la représentation poétique » (ibid.). Après les études de Michel Foucault158, il faudrait toutefois interroger aussi bien le statut de « genre mineur » des poèmes érotiques que « la discrétion d'une attitude au fond pédagogique, bien vite effarouchée par tout passage qui, selon les termes consacrés, défiait l'honnêteté » (ibid.). Donc Jackson veut éclairer cette zone d'ombre des études littéraires. Il aperçoit bien l'inévitable dimension anthropologique d’une telle perspective. Mais comme il suppose que « la représentation poétique » est la représentation du rapport anthropologique « d'un sujet à un corps érotique » et non ce rapport lui-même, il ignore l’interaction de l’anthropologie et du langage. De plus, il met « l'abord de l'éros » dans le tourniquet dualiste traditionnel de la sociologie appliquée à la littérature, entre un « facteur contextuel » (« le code anthropologique qui régit la perception et la compréhension de la sexualité à une époque donnée ») et un « facteur individuel » (« inflexion que le code reçoit dans l'histoire d'un auteur particulier » ). Jackson réitère alors les habitudes de l’anthropologie traditionnelle. Le corps amoureux mis dans sa représentation

En soumettant sa question à une rhétorique des deux codes (« anthropologique » et « verbal »), Jackson réduit toute la question poétique à un « problème de mimêsis littéraire » (p. 10) et sociale :

Que retenir, que restituer du corps à représenter, […] la réponse est fonction du code en vigueur, […] varie bien sûr en fonction des époques. (ibid.).

De plus, elle est soumise à « une nécessité de structure », à « la structure constitutive du désir ». Et la question a sa réponse avant même d'être posée, avant même que soient examinées les « formes discursives », puisque « la représentation de l'éros — à savoir la représentation de la rencontre des désirs — est, à strictement parler, une impossibilité. » (p. 12).

Nous lisons peut-être avec de mauvaises intentions un texte qui voudrait « paradoxalement » transformer cette « impossibilité » en une « chance de la poésie : l'espace ouvert entre la représentation et le représenté se confondant avec l'espace même de l'écriture ». Mais la métaphore de la distance, redoublée dans cette représentation du corps qui doit restituer « sa double dimension incarnée et intersubjective » (p. 11), ne tient qu'à être maintenue. Si bien que l'objet et le sujet de la question initiale sont sinon congédiés, du moins éludés, quand l'auteur formule son hypothèse ainsi :

Tout se passe comme si le corps érotisé jouait le rôle d'une métaphore du réel, comme si la représentation érotique était une figure de la représentation de la réalité. De même que cette dernière ne sera jamais que l'objet du désir du langage, de même l'éros ne sera-t-il jamais qu'approché par les ressources de la poésie. (p. 13)

La question initiale devient une autre question : « la question de la représentation du corps érotique se confond avec la question des rapports entre parole et réalité ». Cela confirme que les questions disent toujours autant, sinon plus, sur leur énonciateur que sur leur énoncé et cela confirme le fait bien connu que nombre des « questions » ne sont pas des interrogations mais des réponses — celle-ci, par exemple, qui, comme beaucoup d'essais littéraires, ramène tout sujet d'intérêt, toute l'érudition qu'accompagne certes une réelle richesse empirique, à la sécheresse et à la minceur de la question ontologique de la phénoménologie. Que Jackson pose alors « l'implication réciproque du corps, de la réalité et de la parole » (p. 14) ne change rien à ce qu'est devenue la question, d'autant plus que la trilogie — corps, réalité et parole — suppose à la fois des absolus et des séparations qui augurent mal de l'implication à « explorer ».

L'« implication » est dès l'entrée orientée : la réalité du corps dans la parole c'est le nom de la chose, et, s'agissant du corps sexué, « toute nomination non métaphorique » étant exclue, par exemple dans L'Art d'aimer (1761) de Gentil-Bernard, Jackson en conclut que « le discours poétique tir[e] précisément sa spécificité de cette exclusion qui le distingue du langage quotidien

158. M. Foucault, Histoire de la sexualité, I. La Volonté de savoir, II, L'Usage des plaisirs, III. Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1976, 1984, 1984.

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» (p. 17). De deux choses l'une, soit l'essayiste n'interroge pas la poéticité de ce texte et se contente d'agréer son « genre », auquel cas il faudrait vérifier plus précisément cette spécificité — les autres discours littéraires ne sont-ils pas soumis à ce même « contrat tacite qui interdit tout discours direct au profit du langage socialisé159 » —, soit il ne fait qu'entériner la conception traditionnelle d'une spécificité des textes poétiques mesurée à l'écart stylistique que ceux-ci créeraient en regard d'une norme communicative ordinaire. On sait bien, toutefois, que le « langage quotidien » ne se prive pas de multiplier les « nominations métaphoriques » de tel ou tel organe sexuel, autant, sinon plus, que tel ou tel poème ou tel ou tel code langagier... On sait d'autre part, et Jackson le rappelle, que « l'invention » poétique est souvent « noyée », autant que le discours ordinaire, sous les « clichés » et autres « références obligées » d'époque. La relation érotique figure de la relation ontologique

Alors que fait Jackson, par exemple, de « l'admirable sonnet XX du Premier Livre des Amours160 (1552) de Ronsard » ? Il montre une grande attention et rate pourtant sa lecture. Parce qu'il en arrive à conclure que « chez nul autre poète que chez lui, la sensualité ne s'épanouit avec une semblable innocence, avec une semblable ingénuité due, sans aucun doute, à l'identification de l'union charnelle avec le modèle même de la création » (p. 24), il est d’une grande attention, non pour ses notations psychologisantes mais parce qu'écrire et faire l'amour sont certainement la même chose quand il repère « l'assonance » en /ã/ du premier vers de la première strophe sans toutefois signaler qu'elle fait un chant sous le texte sur les deux premières strophes, qui plus est en position forte de rime (/ã/ et /ã dr/) et parce qu'elle rappelle le nom de la « belle Cassandre ». Jackson rate sa lecture du « corps amoureux » dans ce sonnet quand il n'en conclut pas que c'est une telle assonance qui fait le corps-sujet de ce poème ; ce qui renforce justement le fait que « si le corps n'est présent dans ce sonnet que par les trois indications du giron, des yeux et du dos, le caractère concret des autres notations est tel qu'il le rappelle à chaque instant » (p. 21) : mais c'est tout ce chant sous le texte qui fait (un) corps-langage. Nous retenons en outre l’écho de la « pluie d’or » du second vers dans la rime du dernier tercet (« cette nuit encore / […]et que jamais l’Aurore »), comme valeur érotique d’une résonance qui traverse tout le sonnet.

Nous ne suivrons pas tout le parcours de Jackson et nous contenterons de quelques remarques concernant le dernier chapitre consacré à Mallarmé et intitulé significativement : « Le corps comme figure » (p. 121-141). Jackson montre, dans un premier temps, comment « la structure dénégatrice » de la poétique mallarméenne est issue d'une rupture avec l'univers baudelairien : « À la dialectique de la Faute et du Salut, le poète du sonnet en yx fera succéder celle de l'Être et du Néant » (p. 124). Et Jackson relève pertinemment le travail que les poèmes de Mallarmé effectuent contre toute thématisation de l'éros :

Il s'agit de passer d'une poétique du mot et de la chose représentée dans et par le mot à une poétique de ce que Mallarmé nomme l'intention ou l'impression, comprenons une poétique dans laquelle l'unité poétique n'est plus le fait d'un système d'unités préfixées, mais celui d'un jeu de relations. (p. 127-128)

L'exemple pris par Jackson est celui du « motif » de la fleur dans Hérodiade : « Du lys intérieur à la fleur de parole, de la femme-fleur aux calices de ses robes, le motif floral atteste une mutabilité qui empêche de le subsumer sous l'unité d'une identité sémantique ou thématique » (p. 131). C'est à ce moment de son analyse que Jackson déplace notre attention de la fleur au « corps de la jeune fille » : « un corps, dès lors, dont la corporéité serait soumise à la même loi de mutabilité que la fleur, corps qu'il faudrait qualifier de figure » (p. 132). De cette « métaphore d'une métaphore », Jackson continue alors à expliciter ce qui fait le cœur du mallarméisme des trente dernières années du XXe qui voit là « une assimilation sous-jacente » :

159. Le commentaire de Jean Starobinski (« Le Mythe au XVIIIe siècle », Critique 366, novembre 1977, p. 982), d'ailleurs repris par Jackson, explicite plus une spécificité culturelle concernant « l'essence même de l'attitude galante » dans ses diverses manifestations qu'une spécificité générique : voir J.E. Jackson, Le Corps amoureux, op. cit., p. 18-19. 160. P. de Ronsard, Œuvres complètes, t. 1, éd. Gustave Cohen, Gallimard, « Pléiade », 1950, p. 10-11 [références de Jackson]. Voir également : Les Amours, éd. A.-M. Schmidt, notes de F. Joukovsky, Gallimard, « Poésie », 1974, p. 33.

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La relation érotique — nous retrouvons là nos prémisses — met en jeu par excellence le rapport du sujet au réel. Choisir le « drame » du corps érotisé comme figure du langage, c'est dès lors choisir, l'image qui permettra d'articuler de la façon la plus précise les rapports, problématiques on le sait, du langage et surtout du langage poétique avec la réalité. (ibid.)

Mais l'assimilation n'est pas celle qu'opère Mallarmé, c'est celle qu'opère le mallarméisme : toute métaphore y est (re)thématisée comme « figure du langage poétique ». C'est le paradoxe alors même que Jackson soulignait le travail de Mallarmé contre toute thématisation. Ce qu'il oublie quand il conclut :

À la fois replié sur soi et ouvert à l'attente de l'autre, le corps d'Hérodiade figurerait tout ensemble la réflexivité et l'ouverture d'un langage poétique dont le poème tenterait, en somme, de cerner l'essence. (p. 133-134)

Suit une discussion sur « le contre-point avoué à Hérodiade, L'Après-midi d'un faune » (p. 134) dont nous ne relèverons pas le détail mais qui permet à Jackson de conclure sur le fait que « la poésie [...] échoue à se saisir de la réalité du fait de son incapacité à saisir ce qui y est simultané autrement que dans la succession » :

Les mots ne disent pas l'être, ils le divisent. Si la relation érotique comme telle, elle-même figure de la relation ontologique, semble donc constituer

une impossibilité — comme c'est le cas tant pour Hérodiade que pour le Faune —, il importait de mettre en évidence que cette impossibilité reste jusqu'au bout aimantée par un désir qui lui, ne désarme jamais. (p. 140)

Jackson, comme bien d'autres, en reste à une conception du langage, et donc du poème, qui échoue à dire. Il assigne ainsi l'activité poétique à la répétition plus ou moins heureuse de l'aveu de cet échec. Mais le langage, comme le poème, n'ont pas à dire : ils font la relation dans et par le langage. Cela demande de ne plus obliger à voir l'érotique de la relation comme une figure condamnée toujours à montrer une relation absente, comme un désir désenchanté de ne jamais trouver son objet : c'est au mieux l’affirmation d'une orientation critique mais aucunement ce que fait un poème. Celui de Mallarmé, en l'occurrence, fait la suggestion d'un corps-langage dont l'érotisme est une transformation du langage. Le bourdonnement renversant du quatrain que Jackson cite en clausule de son ouvrage, ne livre pas une « figure érotique », « lieu d'une médiation dans laquelle il n'est pas interdit de voir la forme la plus convaincante de la poésie de Mallarmé » (p. 141), mais bien plutôt une écoute d'un corps (« ma passion ») qui va être saisi dans un infini que, par exemple, les « et » lançants d'une écoute interlocutive ne cessent de prolonger (nous soulignons) :

Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre, Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure ; Et notre sang, épris de qui le va saisir, Coule pour tout l'essaim éternel du désir161. Il y a un savoir du poème qui passe par « l'allocutif », ce « mouvement d'amour », dont

Jackson reconnaît « qu'il y aurait lieu, quelque jour, d'étudier pour lui-même » (p. 93). Cette matière céleste ou le corps glorieux de l'allocutïf

Reprenons nos lectures de poèmes en prolongeant une réflexion de Martine Broda dans son étude sur Pierre Jean Jouve162:

Chez Ronsard et Jouve, le ver est d'autant plus tacite et tu que le rapport à la mort est plu cru, jusqu'à l'érotique. C'est comme si, plus le lyrique était coupable de sadisme envers l'objet, moins il osait inscrire ce ver dirigé contre lui. Pour l'oser, il faudra Baudelaire, avec son « frénétisme » provocateur :

Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements, Alors, ô ma beauté, dîtes à la vermine Qui vous mangera de baisers Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés ! (p. 88)

161. S. Mallarmé, « L’après-midi d’un faune », dans Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard, « Pléiade », 1945, p. 52 [nos références]. 162. M. Broda, Jouve, Lausanne, L'Age d'homme et Cistre, 1980.

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La fin d'« Une charogne » participe bien à l'« histoire littéraire personnelle, suivant le fil d'affinités secrètes », que Jouve a bâtie. Nous ne suivrons pas Broda quand elle va s'arrêter sur ce « rapport sonore [qui] fait apparaître une motivation profonde du choix de la poésie comme genre », puisque pour Jouve, selon Broda, « seul le vers poétique, conçu comme immortalisant, peut réparer le tort que son homonyme a fait à la morte » (p. 90). Que le paragrammatisme soit certainement au travail dans les poèmes de Jouve montrant l'« insistance du signifiant » (p. 92), ne peut obliger à conclure sur un tel inconscient du texte qui est plus un inconscient du sujet-auteur. Et c'est Jouve lui-même qui contredit une telle Vulgate « L'objet n'est rien mais le désir est tout, même pas le désir, mais la phrase du désir163 ». Cette « phrase du désir », elle se lit dans le récitatif du livre Matière céleste. Ce que ne fait pas Jérôme Thélot qui oriente tout le livre vers l'adjectif (« céleste »), vers une sacralisation, une « séparation essentielle » (p. 9) dans la suite de « ruptures culpabilisantes » (p. 15) vécues par Jouve. Thélot ne cache pas qu'il préfère les aveux de sincérité d'une voix « qui émet, au nom de la relation aux autres, un doute sur la religion de l'Art » (p. 16) plutôt que « l'irrésistible musique » (ibid.) des livres majeurs à moins que cette dernière n'« accède [...] au dénuement de la prière » (p. 17). Mieux vaut citer Jouve qui, dans Proses164, répond à de telles réfections et offre une théorie de la relation qui pose à son principe un corps-sujet du poème comme « matière céleste » :

L'art est forme, mais encore faut-il que le terme aille aux profondeurs : « L'idée et la forme sont deux êtres en un. » Est-il un amour sans un corps ? Une beauté sans matière, une ivresse sans flacon, est-il un désir sans objet pour lui marquer de loin sa mort ? Mais les formes d'hier nous abusent aujourd'hui par des conventions de vêtements sur des ombres défuntes. Nous du moins avons reçu l'obligation de pénétrer des formes vives adéquates au vide dévorant, des formes de l'informe, des formes consumant la durée même. Formes contraires à celles qui les ont enfantées, ennemies de leur mère, en désaccord sur toutes les manières de contact : notre ouvrage est de faire passer par elles l'amour avec l'intouchable, ce qui comporte mouvement, exaspération, limite et spasme, pour la production du vrai.

Cette « production du vrai », nous allons la poursuivre dans cette petite histoire subjective des écritures qui, de Ronsard à Stefan, nous a fait rapidement évoquer Baudelaire et Jouve, avec quelques poèmes pris à un livre de Bernard Vargaftig. Il faudrait considérer ce livre en entier mais ces poèmes nous semblent le tirer dans toute sa force, force qui continue celle du livre de Jouve dont il se fait explicitement l'écho, ne serait-ce que par son titre : Cette matière165. Livre dont la composition en chiasme est la première matière : 138 poèmes en sept parties (21+17+23+16+23+17+21).

Ah c'est moi qui tombe Comme ne font qu'un L'absence soudain Ton cri l'indicible Espace parcelles L'éblouissement La houle et tes lèvres Et l'orage courbe Premier poème de la troisième section (p. 47), ce poème litanique de quarante syllabes (huit

vers de cinq syllabes) est une chute dans le continu d'une expérience qui vise le « vrai » dont Jouve parle : l'unicité n'est pas ici un composé fusionnel mais l'activité d'un mouvement qui monte autant qu'il descend. La chute est en effet envol jusqu'à cet élément céleste qui fait la courbe de ce corps immense dans son grondement (« rage » amoureuse ?). Ce « vrai » est un corps-sujet qui demande l'allocutif dont parlait Jackson :

Ah je t'appelle Ton nom

163. P. J. Jouve, Dans les années profondes (1961), Matière céleste (1964), Proses (1960), prés. J. Thélot, Gallimard, « Poésie », 1995, p. 219 [cité par Broda avec une modification — « pas même le désir », p. 60]. 164. P. J. Jouve, Proses, op. cit., p. 211. 165. B. Vargaftig, Cette matière, Marseille, André Dimanche, 1986.

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CHAPITRE 3

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Bruna ta voix Déchiquetée Si haute Indivisible Tremblante comme L'éclat Dans le galop Ce second poème est au centre du livre (p. 83) — mais le centre est un pli et ce poème, en

commençant la seconde partie, refait le pli du livre : 4-2-4 / 4-2-4 / 4-2-4. Non pour un quelconque jeu formel mais parce que la « voix » qui répond à l'appel est « cette matière » du corps-sujet que cherche le poème : quatre qualificatifs qui courent après son « galop ». La voix comme le corps-sujet du poème-relation est un continu (« indivisible ») qu'aucune image ne peut arrêter. Aussi, Vargaftig suggère que le « manque » dans lequel bien des lectures mettent toujours le « corps amoureux » n'est pas celui de l'absence du signe, de la défaillance du langage, du chant élégiaque dans lequel tout lyrisme devrait s'enfoncer. Le dernier poème (p. 151) nous ouvre à une toute autre problématique, celle que déjà nous avons esquissée au cours de ce chapitre avec d'autres œuvres dont celle de Stéfan :

Comme toujours tu me manques Comme À travers nous aube et nuit courbe et sveltesse en même temps Un murmure le Tremblement d'être La comparaison est plus un opérateur du continu qu'une disjonction : peut-être même est-

elle un intensificateur de la relation. Alors le premier vers prend la force allocutive plus qu'il ne signale un état d'absence. Et le « toujours » participe plus à cette force d'appel qu'à une déploration du manque : /u-u/ porte la valeur enfantine de l'appel et la consonne du « tu » fait l'annonce de l'invocation. L'emploi de la première personne pluralisante précédée d'une préposition dont la force relationnelle est évidente, impose le passage d'une expérience commune et l'avenir d'un « nous » (« vers nous ») qui ne peut s'arrêter à une quelconque stase. C'est pourquoi le corps-sujet est traversé par plus d'une chose « en même temps », ce que suggère les deux derniers vers : non une substance (un être) mais cette tension de l'indéfini au défini, de la surface à la profondeur, cette saisie d'une voix qui fait corps. Certes à peine audible mais « production du vrai » :

Quand Tout un souffle se renverse Brusque et tremble (p. 129) C'est alors que « le véritable artiste » est « incorporé à la créature », comme demandait

Jouve166.

5. Le continu du poème : un corps qui frôle

Ce chapitre aurait pu prendre une toute autre voie. Il aurait pu rendre compte de recherches déjà anciennes. Des Études de psychologie linguistique167 à La Vive Voix168, il aurait pu suivre « cette mimésis sonore, cette figuration du mouvement du corps par les mouvements de la voix169 » que la poésie fait en permettant d'y entendre « un langage prélinguistique et translinguistique170 ». Incarner le sens des choses dans la chair des mots : un sujet sensible

166. P. J. Jouve, Proses, op.cit., p. 225. 167. M. Jousse, Études de psychologie linguistique, Beauchesne, 1925. 168. I. Fonagy, La Vive Voix, Payot, 1983. 169. Ibid.., p. 301. 170. Ibid.., p. 314.

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INCORPORER

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Suivant alors Fònagy, nous aurions pu, ainsi que le propose Nicolas Castin, « faire pivoter cet archaïsme non plus du côté de la régression, mais de celui du fondement, du principe, d'une transitivité du langage vers le sensible révélé par le corps171 » et alors suivre « dans la langue du poème », le fait que « s'entrelacent, s'enguirlandent précisément concept et percept, signifiance et référence, code et corps » (p. 17). Cet « horizon » nous aurait alors bien fait accéder « au sensible et à sa représentation » (ibid.). Mais Castin nous aurait alors aidé à sortir de dichotomies certainement aporétiques pour leur préférer « une pensée de l'entrelacs, voire de l'information réciproque » (p. 93) :

S'il signifie d'abord un croisement de la parole et du monde senti, le langage poétique, [...], tire sa spécificité de sa faculté à actualiser, dans l'acte du poème, l'universalité du sentir, et permet, par là, au sujet de s'ouvrir au sens –en désenclavant sa sensation –et de se confronter à l'altérité née de sa chair : le langage poétique, de fait, déploie, et par là modifie en le réalisant, en l'incarnant dans la page, ce qui demeurait impliqué, latent dans le sentir pur et non encore verbalisé. (p. 103)

Nous nous serions alors demandé si Castin ne nous ramenait pas à des dichotomies traditionnelles, celles que « les références abondantes à la thématique, mais aussi à la poétique de Meschonnic ou à la déconstruction derridéenne » (p. 5) ne l'empêchent pas de retrouver presque naturellement. Par exemple, quand il cite Lucie Bourassa qui pose autant de substances que le langage viendrait actualiser dans des relations entérinées naturellement par la philosophie platonicienne :

La parole de Du Bouchet cherche moins à « donner à voir » des liens inédits entre les choses qu'à saisir dans leur mouvement des relations : entre le je et le monde ; entre le corps et le monde dont il devient élément, entre le monde et la parole (devenue elle aussi part du monde) 172.

Castin en conclut que « le rythme, dans la singularité de ses ruptures et de ses enchaînements, […] pourra se faire véhicule de ces conjonctions dynamiques » et permettra « la création d'un sens articulé moins à une émotion sensible qu'à une série de pulsations, une alternance de présences et de disparitions propres à la relation d'intermittence entretenue par le poète avec le monde » (p. 153). Autant de conclusions qui remettent le rythme dans la métrique des « intermittences » du corps, du sens, de la sensation que nous n'avons pas voulu suivre parce que justement les intermittences du cœur ne constituent pas pour nous le continu de l'amour comme relation dans et par le langage. Aussi l'éclectisme non critique de Castin qui se donne pour « tâche » « tout à la fois d'ouvrir la clôture et de maintenir la structure », alors même qu'il visait « une lecture relationnelle » (p. 237), conduisent à métaphiriser plus qu’à penser (« la suture de la chair et des mots ») et à se complaire dans « le dialogue entre la poésie et la philosophie » que Castin juge « si fécond », pour aboutir en fin de compte à une donnée élémentaire et au fond triviale du langage : « la référence, quittant l'univocité, devenait polygonale, plurielle, tissant autour d'elles les mailles d'une vaste nasse signifiante » (p. 239). A-t-on besoin des « poètes » pour conclure à « cette référentialité complexe », jusqu'à reprocher à certains de préférer la « rupture » à la « suture » ? Malherbe se contentait des crocheteurs du port aux foins.

Sans doute Castin a-t-il voulu donner toute sa place à la réflexion husserlienne173 dans les études littéraires et en particulier à telle importante proposition du phénoménologue :

L'intentionnalité est originairement accouplement charnel ; la différence sexuelle, la caresse et le choc en déterminent la structure la plus générale.

L'ego et l'alter ego sont toujours nécessairement donnés dans un accouplement originel174. Mais c'est justement parce que, comme dit Castin, cette « altérité structurante » est «

archaïque, voire première » (p. 69) que nous ne pouvons suivre Husserl. D'autant plus quand cela conduit Castin à lire dans le « Récitatif » de Jacques Réda (voir ici-même le chapitre 1), une

171. N. Castin, Sens et sensible dans la poésie moderne et contemporaine, PUF, 1998, p. 16. Les références vont dorénavant à cet ouvrage. 172. L. Bourassa, Rythme et sens, Montréal, éd. Balzac, 1993, p. 332 [citée par Castin]. 173. E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. E. Lévinas, Vrin, 1986. 174. Ibid., § 51, p. 94 et § 55, p. 104.

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CHAPITRE 3

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quête d'un sens amarré à la concrétude biologique d'une « épaisseur glandulaire » et non à l'histoire d'une voix et à son épaisseur relationnelle :

C'est l'autre qui, par l'épaisseur vivante, organique – et même ici plus précisément glandulaire – de son corps, pourrait, aurait pu fixer la dérive incessante du poète, l'amarrer dans le monde en lui ouvrant une réalité autrement plus concrète et solide que cette « fumée » où il se disperse [...] afin de parvenir à une existence non plus éparse mais centrée autour d'un sens. (p. 74)

Ce qui conduit inéluctablement à concevoir uniquement le langage comme « communication linguistique » entre des termes, médiation et transmission, d’une « expérience » antérieure à sa formulation. En y ajoutant, cela irait de soi dès que la poésie s'y trouve célébrée, une métaphorisation de la relation (« chair des mots ») plus qu'une conceptualisation de l'activité relationnelle que le corps, le maximum de corps, fait ou, du moins, peut faire au langage, dans et par le langage :

Entre la conscience poétique et le corps du monde qu'elle éprouve, se situe l'espace médiat et essentiel de la chair des mots. Le lien tissé entre subjectivité et altérité, s'il n'est pas avant tout d'ordre langagier, y trouve cependant un terrain poétiquement privilégié, une épaisseur où l'expérience pourra, se formulant, devenir partageable. (p. 88)

Incorporer: représenter une incarnation ou subjectiver un corps Il y aurait pourtant une vulgate de l'incarnation jusque dans les études linguistiques

puisque, par exemple, Dominique Maingueneau, « dans le cadre conceptuel d'analyse de discours175 » voulant « cerner le phénomène d'adhésion des lecteurs aux textes qu'ils lisent », propose de ne plus confondre adhésion et persuasion et de donner alors toute son importance au « corps de l'énonciateur », « instance incarnée et toujours située qui joue le rôle de garant de la parole » (c’est l’auteur qui souligne dans toutes les citations). S'il existe un « ethos prédiscursif », Maingueneau veut se consacrer à l'« ethos discursif » que « le coénonciateur » s'approprie sous la forme d'une « incorporation » parce que « l'énonciation de l'œuvre confère une "corporalité" au garant, elle lui donne corps », parce que « le destinataire incorpore, assimile ainsi un ensemble de schèmes qui correspondent à une manière spécifique de se rapporter au monde en habitant un certain corps » et, enfin, parce que « ces deux premières incorporations permettent la constitution d'un corps, de la communauté imaginaire de ceux qui partagent le même discours ». Mais c'est « au-delà d'une simple identification au garant » que le lecteur s'incorpore « un monde éthique dont le garant est partie prenante et auquel il donne accès ». Aussi, pour Maingueneau, c'est sur trois scènes que « le lecteur est ainsi appelé à une place » : « la scène englobante » fixe le type discursif ; « la scène générique » le genre et « la scénographie » la parole elle-même dans son propre dispositif, lequel oscille entre « des mondes éthiques compacts, très stéréotypés » (la publicité) et des « ethè d'œuvres singulières » (Maingueneau donne l'exemple de Cioran). Maingueneau conclut alors que :

Dans tous les cas, la lecture permet de s'incorporer à un monde éthique, l'adhésion du lecteur s'opère par un étayage réciproque de la scène d'énonciation et des contenus déployés, à la mesure l'un de l'autre. Le lecteur s'incorpore à un monde associé à un certain corps et ce monde est configuré par une énonciation qui est tenue à partir de ce corps.

Ce qui le conduit à montrer la portée de cette problématique de l'ethos : On fait ainsi vaciller les frontières qui rendent possible la réduction de la lecture à un simple décodage.

Les « idées » suscitent l'adhésion du lecteur à travers une manière de dire qui est aussi une manière d'être. Capté dans un ethos enveloppant et invisible, ce lecteur ne fait que déchiffrer des contenus, il participe d'un monde où il peut accéder à une identité en quelque sorte incarnée.

On ne peut qu’approuver cette recherche d'un continu du dire et du vivre (« manière d'être » ), d'une forme de langage et d'une forme de vie, mais comment suivre Maingueneau quand il réduit en fin de compte, ce qui semblait échapper à la rhétorique traditionnelle de la persuasion, à des contenus, certes élargis, mais toujours situés sur la « scène » de la représentation par le langage d'un univers infra ou supra langagier, pré ou post discursif. Cette incorporation n'est pas alors une opération subjectivante au sens où elle s'arrête à l'identification (ou la désidentification dans le cas des textes littéraires, semble-t-il) d'un « ensemble diffus de

175. D. Maingueneau, « Lecture, incorporation et monde éthique », Études de linguistique appliquée, n° 119 (« Les textes et leurs lectures »), juillet-septembre 2000, p. 265-276.

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représentations sociales évaluées positivement ou négativement que le texte que lit le lecteur contribue à conforter ou à transformer ». Elle ne l'est pas parce que la subjectivation dans et par le langage ne peut s'arrêter à un comportementalisme qui met le sujet en demeure de choisir un modèle d'adaptation ou à le refuser, ce qui revient à en justifier la validité. Aussi n'est-il pas étonnant que la notion à laquelle aboutissent les propositions de Maingueneau soit celle de « ton » et non de « rythme » : « ton qui atteste ce qui est dit » et met donc l'énonciation au service de l'énoncé. L'incorporation s’y révèle, par conséquent, une médiation plus qu’une relation. La métaphore transportée dans l'expérience (re)présentable

Peut-on espérer mieux de la praxématique, par exemple des réflexions de Catherine Détrie qui n'hésite pas à « réfléchir au processus métaphorique et non au résultat » contre « des siècles d'approche rhétorique, et quelques décennies marquées par le structuralisme176 ». Cette position critique conduit à voir que « le processus n'est pas métaphorique en tant que tel, c'est l'interprétation qui l'est », ce qui demande de « prendre les mots pour ce qu'ils sont » :

Des outils pour nommer un réel perçu par le filtre du regard du sujet : des praxèmes, en rapport avec l'extralinguistique (faire partager sa propre expérience du monde réel en sollicitant tel mot), en rapport avec l'autre (faire sien le mot de l'autre, et solliciter cet outil pour l'autre de son discours). Le rapport dialectique du langage au réel est aussi lié au rapport dialogique du mot aux discours des autres.

Par conséquent, pour Détrie, la métaphore n'est pas « un marqueur du discours poétique, mais au contraire un marqueur du discours ordinaire » :

S'il y a effectivement écart dans le processus métaphorique tel qu'il est perçu, cet écart est à reverser au crédit non plus d'une théorie de l'analogie des choses, mais du dialogisme, lui-même lié à des expériences non identiques du monde par les sujets.

Le gain obtenu semble considérable en regard de Castin et Maingueneau quand Détrie reverse au dialogisme le processus métaphorique alors qu'ils l'auraient volontiers situé dans l'expérience sensible ou dans l'ethos. Toutefois, ne fait-elle pas alors la même chose quand revenant aux principes de la praxémique, elle arrime ce dialogisme à des « expériences culturelles primitives » ou à des « praxis culturellement fondatrices » : les mots n'étant alors que des réactivations de telles praxis ou expériences. Ce qui fait conclure Détrie de la manière suivante s'agissant de deux « métaphores vives » (Apollinaire et Andrée Chédid) :

Ainsi l'expérience du temps, intime, émotionnelle, affective aussi, non conceptualisable ou du moins très complexe à représenter peut-elle s'exprimer à partir de ce que l'homme maîtrise le mieux, c'est-à-dire son expérience sensori-motrice, ses praxis manipulatives en une conceptualisation qui sera perçue comme métaphorique par l'énonciataire.

Finalement, tel poème mais aussi tel discours ordinaire « serait alors la mise en forme linguistique d'un schème spatial primitif » ou, plus généralement, « toutes ces métaphores, qu'elles soient vives ou non, sont à rapporter à des "gestalts" expérientielles » dont on aura pris soin de toujours comprendre la dimension fondamentalement dialogique certes, mais dont on aura bien compris qu'ils sont à la source d'une représentation :

[...] le mot (que le sujet possède en multipropriété) est lui-même une médiation culturelle, idéologique, sociale, idiosyncrasique, etc. : autant de filtres face à l'extralinguistique que le locuteur tente de représenter.

Toute notre recherche ne vise qu'une chose : montrer que « le mot » n'est justement pas

une appropriation mais une création – si ce dernier terme n'avait une connotation trop auctoriale, nous le conserverions – ou, plutôt, une relation en acte (en discours) qui ne vient pas représenter une culture, une idéologie, une société, une manière d'être, mais qui les construit toutes d'autant plus qu'elle se fait incorporation la plus forte possible de leur interaction même, poème. Alors toutes les activités humaines, des plus générales aux plus particulières, des plus sociétales aux plus intimes, peuvent s'écouter au plus près dans ce qui est leur corps-langage. On est fait par son poème : son corps est sujet si son poème est relation. Et il est vrai qu'on peut trouver plus de corps-objet parce que le langage s’use dans la communication : on ne s'y entend plus parler,

176. C. Détrie, « Comme dit l'autre... L'autre, le corps et le réel dans le processus métaphorique », dans J. Bres et alii (éd.), L'Autre en discours, Montpellier, Université Paul Valéry, « Praxiling, ESA CNRS 5475 », 1999, p. 165-187.

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CHAPITRE 3

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aimer, vivre. Alors le poème est perdu, comme la relation est rompue, comme le corps est hors sujet : organes, cadavre.

On peut l’entendre dans le frôlement du cheval (monture de la Mort ?) de ce poème de Stefan177 et avant dans ce nom propre de l'allocutif qui n'est pas « la Musique » mais peut-être un nom donné à ce corps-sujet :

elle est rousse fière et nue elle soupire vous inspire cha vire sous vous dos au sol priant Musique aide-moi à franchir l'amour à franchir la mort (vergers fabuleux que frôle un cheval)

177. J. Stéfan, Suites slaves, Marseille, Ryôan-Ji, 1983 [il s'agit de la suite n° 16].

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CHAPITRE 4

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CHAPITRE 4 - SE RAPPROCHER : FIGURES OU PHRASES ? 1. La poésie comme l’amour : un rapprochement ?

À la fin du chapitre précédent, Jude Stéfan appelait « Musique » pour l’aider « à franchir l’amour à / franchir la mort ». Cet appel n’est pas sans nous rappeler ce que Mallarmé, dans sa préface au Coup de dés, disait à propos des « poursuites particulières et chères à notre temps, le vers libre et le poème en prose » :

Leur réunion s’accomplit sous une influence, je sais, étrangère, celle de la Musique entendue au concert ; on en retrouve plusieurs moyens m’ayant semblé appartenir aux Lettres, je les reprends178.

Mais, est-ce que pour autant, cela ramène à la question du rapport entre les arts (peinture et poésie, musique et poésie, etc.) et à décliner les rapports des arts entre eux ? Au risque d’oublier que Mallarmé, en l’occurrence – et Stéfan également, nous semble-t-il –, visait plus la considération de l’oralité dans l’écriture, de la voix dans le poème, qu’une reprise, par d’autres moyens, de la tradition de la mimèsis. C’est pourquoi dans ce chapitre, nous allons examiner certaines conceptions du rapprochement qui s’opposent. Les unes tirent la valeur du poème et donc de la relation qui s’y fait, du côté d’une représentation, les autres, du côté d’une historicité quelles qu’aient été la programmation ou les intentions du poète lui-même ou de ses lecteurs –et nous verrons que des poèmes situés dans des mythologies langagières par le discours de leur concepteur peuvent fort bien offrir un processus d’écriture qui invente sa propre signifiance hors de toute imposition du sens.

La comparaison « comme l’amour » semble naturelle puisque « rien ne se prête tant au jeu que l’amour179 ». Dans un premier temps, il faut reprendre les états de cette comparaison en suivant et discutant la réflexion de Michel Deguy. Ses positions le conduisent à « privilégier » de plus en plus « la seule vigilance d’une poétique » délaissant presque le poème puisqu’« il arrive que l’accompagnement du poème puisse être plus intéressant que le poème source180 ». Stéphane Baquey s’adressant à Deguy signale que « l’écoute de sa poétique n’est pas dissociable d’une écoute de la philosophie » (ibid.) : assurément mais attention à ne pas enfermer la première dans la seconde. Notre lecture sera parfois étrangère aux « questions » que la philosophie pose, fait poser, voire impose, par incapacité à manœuvrer les technicités requises peut-être, mais surtout par refus de situer les problèmes dans et par ces questions. D’autant plus que la tropologie que Deguy manœuvre avec une extraordinaire virtuosité constitue en fait un déni de l’activité discursive des poèmes, de la relation qu’ils font, pour leur préférer les opérations de « rapprochement » d’une rhétorique généralisée. Ces rapprochements se voient de plus soumis à l’orientation ontologique d’obédience heideggérienne : la relation y est condamnée entre possibilité et impossibilité à servir à l’aléthéïa d’une historicité sans sujet autre que la langue. Il suffira d’observer comment Deguy passe d’une attention au phrasé à son oubli pour deux figures qui mettent son écoute dans la grammaire des figures (para- et périphrase). Dans un second temps, la réflexion contraire de Gérard Dessons qui voit dans cette notion (le phrasé) empruntée à la critique musicale une possibilité pour mieux écouter la voix dans l’écriture, aidera à lire celle-ci dans une œuvre discrète qui cherche « un poème-phrase » (Alexis Pelletier). Dans un troisième temps, l’œuvre beaucoup plus connue de Jacques Dupin permettra d’observer comment une « proximité du murmure » conteste les lectures habituelles qui situent le continu d’un phrasé de la voix dans une recherche de son origine plus que dans son histoire.

Avant et après ce parcours destiné à vérifier si les rapprochements annoncés tiennent leurs promesses relationnelles principalement sous l’angle de la phrase, un « essai sur la relation

178. S. Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1945, p. 456. 179. B. Péret, Anthologie de l’Amour sublime, Albin Michel, 1956, p. 43. 180. Déclaration de Deguy reprise par Stéphane Baquey, « Questionnements pour Michel Deguy sur "la raison poétique" », séminaire du 26 avril 2001, http://www.ens-lsh.fr/labo/cep/site/journal/baquey2.htm

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SE RAPPROCHER

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lyrique181 » attirera notre attention. On lira d’abord ses propositions inaugurales pour lancer la réflexion sur le « rapprochement » afin d’examiner, en conclusion, son point de vue sur « le renouveau lyrique qui se fait jour dans les années 80 » (p. 119) qu’on mettra en regard d’un livre d’Alain Veinstein semblant défaire un tel point de vue par son activité même. Un emprunt de Jean-Michel Maulpoix et ce qu’il en advient

Jean-Michel Maulpoix signale dès l’exergue (« La poésie comme l’amour risque tout sur des signes ») que le titre est emprunté à Michel Deguy182. Aussi est-il intéressant d’en restituer le contexte précis183 afin d’observer que Maulpoix offre une lecture plutôt unilatérale du poème de Deguy dont proviennent titre et exergue :

Les jours ne sont pas comptés Sachons former un convoi de déportés qui chantent Arbres à flancs de prières Ophélie au flottage du temps Assonances guidant un sens vers le lit du poème Comment appellerons-nous ce qui donne le ton ? La poésie comme l’amour risque tout sur des signes Maulpoix suivrait scrupuleusement la proposition de Deguy : « l’aventure du langage », la

poésie (ou l’expérience poétique), comme l’aventure amoureuse serait prise dans les signes. Qu’est-ce à dire ? Le sujet amoureux serait condamné à l’absence de l’objet d’amour comme les mots, dans le procès de représentation (nomination, figuration, etc.), signaleraient l’absence des choses. Ce que rend bien la définition médiévale, aliquid stat pro aliquo, où, selon Henri Meschonnic, « le rapport au langage disparaît dans le rapport aux choses184 ». Aussi, dans son essai, Maulpoix fait-il lyriquement la prosopopée de cette angoisse185. Toutefois il ne saisirait qu’un seul moment du poème de Deguy : le moment, certes de plus en plus important dans l’œuvre de Deguy, où le discours du poème se fait le témoin mondain de la crise du signe ; le moment où Deguy, confondant « comparaison et comparution », soumet alors la poésie à ses « figures » et institue la philosophie comme pensée de la langue, pensée de la poésie, « tropologie ».

Maulpoix aurait-il oublié l’hésitation propre à Deguy, à l’agir spécifique de son poème, de ce poème par exemple, dont il extrait une ligne puis une bribe pour en faire le titre de son essai. Le poème précédent dans Ouï Dire formule significativement cette hésitation : « Ma vie / Le mystère du comme » (ibid.). Et le poème de « la poésie comme l’amour... » construit une hésitation non feinte : le temps y devient celui du poème (« les jours ne sont pas comptés ») puisque l’infinitude est au principe d’un mouvement de la connaissance qui est une subjectivation dans et par le langage (« Sachons former ... » et « risque tout » qui est aussi un « risquons tout ») où le tout de la poésie est chaque fois reformé. Et si la poésie peut être, chez Deguy, l’occasion d’une sortie du langage, elle est aussi « le lit » vers lequel convergent, se formant syntaxiquement et prosodiquement, les figures de l’histoire (« convois de déportés »), de la culture (« arbres à flancs de prières »), de la littérature (« Ophélie »), dans un rythme : la rime et la vie, la poésie comme l’amour. Certes le souci majeur de Deguy reste la nomination (« comment appellerons-nous ? »), mais elle vise en même temps « le ton » et surtout « ce qui

181. J.-M. Maulpoix, La Poésie comme l’amour, Le Mercure de France, 1998. Les références renvoient dorénavant à cet ouvrage. 182. Déjà H. Meschonnic avait mis en exergue ce vers à sa préface à la première édition de poche des poèmes de Deguy : « Poésie, langage du langage, pour Michel Deguy », dans M. Deguy, Poèmes. 1960-1970, Poésie/Paris, Gallimard, 1973. Étude reprise dans H. Meschonnic, Poésie sans réponse, Paris, Gallimard, 1978, p. 160-178. Notons que cette préface n’est plus reprise par Deguy dans les dernières éditions. 183. M. Deguy, Poèmes. 1960-1970, op. cit., 1973, p. 49. Ce poème extrait de Ouï Dire est bien sûr dans le recueil repris chez Orphée/La Différence en 1992 (p. 55). Il faut regretter la coquille (« Sachons formés... ») et surtout la présentation d’Alain Bonfand qui « traduit » en concepts heideggériens les poèmes de Deguy. 184. H. Meschonnic, Le Signe et le poème, Paris, Gallimard, 1975, p. 24. 185. H. Meschonnic a observé en détail cette « fluxion de voix de la poésie : la poésie comme fluxion de voix » chez Maulpoix dans « Le théâtre dans la voix » dans G. Dessons (dir.), « Penser la voix », La Licorne, Poitiers, UFR Langues et Littératures, 1997, p. 25 à 42.

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(le) donne » ou, si l’on veut, ce qui fait la spécificité du poème, la voix, le rythme de son activité. Elle vise autant, sinon plus que la recherche d’une origine, le rapport au langage. Elle pose donc paradoxalement l’activité de subjectivation dans le langage et hors du langage. Car, comme le rappelle Meschonnic, « de même que dans la poésie l’amour est écrit et non référentiel186 », « pas après ni avant mais dans et par » (ibid., p. 175), le tout-risque de la poésie ne porte pas seulement « sur des signes », risque qui n’engagerait qu’un faire semblant, qu’un sujet à côté ou antérieur à la relation amoureuse dans et par le langage, sujet qui ne s’y risque pas... Ce tout-risque est, par delà des formulations divergentes, contradictoires mêmes, l’exigence du continu : des affects au langage, du sujet au poème, de l’amour à la poésie. Et la comparaison chez Deguy est aussi l’incomparable : « susciter une relation neuve, sans jamais identifier, en préservant au contraire les différences », dit Jean-Marie Gleize187. Maulpoix cherche plutôt une confusion, une fusion, de « créatures cousues de fil blancs » (p. 47), hors langage, dans l’émotion et l’affect que viendraient représenter un « langage trompeur » avec lequel la poésie s’échinerait à « produire ses preuves et [à] apporter ses démentis » (p. 158).

La comparaison, la poésie comme l’amour, n’a alors d’intérêt que si elle est l’occasion d’examiner l’enjeu d’un rapport entre l’amour et la poésie, plus généralement entre les affects et les œuvres de langage, entre l’affect et le langage. Sinon ce rapport informe plus sur l’énoncé que sur l’énonciation, bloquant par là-même la relation amoureuse sur une totalité finie, un absolu où disparaissent les singularités et les spécificités de la relation ; il informe plus sur le dit que sur le dire, plus sur la poésie amoureuse comme discours sur l’amour que sur la poésie comme agir (de) l’amour, faire (de) l’amour dans et par le langage.

Maulpoix insiste, il y a pour lui « affinités électives » (p. 17) : Qu’est-ce, en effet, qui, mieux que l’amour, est affaire d’élection et de lien, sinon la poésie qui, comme

lui, « risque tout sur des signes ». Tout autant qu’une affaire élective de mots isolés et choisis, extraits de la langue commune et en quelque manière rendus irremplaçables, la langue est dans le poème une affaire de tropes, d’images, de métaphores, c’est-à-dire un vaste système de transferts, de transports, de correspondances : tissage, tissu, réseau de signes. Les choses y comparaissent, « les unes grâce aux mots des autres188 ». Elles s’ajointent, s’apparient, s’enchevêtrent, s’entremettent, s’appellent ou se repoussent. (p. 21)

Peut-on prendre un ressassement métaphorique pour une pensée alors que l’argumentation quand elle s’assagit et abandonne son éclectisme intertextuel, montre l’absence de toute pensée relationnelle. Dire que « contrairement aux objets qu’elle unit, la relation est par définition variable, mouvante, vivante » (p. 22), c’est justement dissocier la relation de ses termes, même si Maulpoix tient le paradoxe en envisageant le fait que « c’est, par l’écriture, fixer [« un sujet ou un objet »] formellement dans sa mobilité même ». Plus précisément, c’est au mieux penser la relation hors discours. À moins qu’on considère que le discours soit sérieusement écouté quand des généralités veulent en rendre compte :

L’on ne peut être frappé, de ce point de vue, par la multiplication des figures du déplacement dans la poésie : […] (p. 22)

Le poète pourrait dire : « Ambulo ergo sum », ou encore : « Il y a, donc je suis ». (p. 23) La pensée de Maulpoix est à l’image de ce qu’il dit de la poésie : Elle survient puis se retire, comme le désir ou la mélancolie, par flux et par reflux. Elle est la comédie de

la soif. Elle trace les lignes de fuite du sujet, si écrire c’est précisément « tracer des lignes de fuite189 ». Penser en fuyant c’est tout ramasser sur son passage : les idées qui viennent et celles qui

passent, la mode et la mode qui suit. Il y a une différence entre l’original et la copie, entre Nerval (bien d’autres, et surtout Deguy) et Maulpoix :

186. H. Meschonnic, Poésie sans réponse, op. cit., p. 173. 187. J.-M. Gleize, La Poésie. Textes critiques XIVe-XXe siècle, Larousse, 1995, p. 640. Toutefois, J.-M. Gleize y signale Deguy comme « un poète de l’extrême fin du XXe siècle » alors que Deguy a publié des textes « majeurs » dès 1959-1960. Mais « extrême » constitue un tic chez Gleize qui cache bien des confusions comme la « fin de siècle » rassemble toute la non-)pensée d’une époque. Ces maximalismes rhétoriques sont les conservatismes académiques de l’époque. 188. M. Deguy, Donnant donnant, Paris, Gallimard, 1981, p. 94 [note de Maulpoix]. 189. G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Flammarion, « Champs », 1996, p. 54 [note de Maulpoix].

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« Ténébreux », « Prince d’Aquitaine », « roi d’un pays pluvieux », ce prince ambigu de la relation exerce une sorte de royauté paradoxale, de pouvoir euphorique et mélancolique qui n’est autre que celui de multiplier pour rien les brisures et les liens. Son recours à l’image puise son énergie dans le désespoir. On le prend volontiers pour un abus ou un complaisant abandon : il est en vérité dramatique, tragique peut-être, en ce qu’il repose sur le maintien d’un écart dans le vif de la relation. Il enseigne la non-coïncidence et la différenciation par le rapprochement même. La poésie puise sa raison d’être et les forces nécessaires à son renouvellement dans une impossible appréhension de l’objet qui l’appelle et qui la contraint à n’être jamais que l’accomplissement formel d’une relation élective et provisoire. (p. 25)

Récitation de bon élève mais répétition de généralités qui ne font pas une poétique ni une réflexion sur « la relation lyrique », autrement qu’à reprendre, sans les penser dans l’empirique de son expérience d’écriture ou de ses lectures, la litanie de l’impossible relation dans le signe :

Plutôt que de tenir parole, il s’agit dans le poème de dire une promesse : maintenir possible la venue de ce dont on sait que cela n’adviendra pas. (p. 26)

Ce qui irrite, ce n’est pas le fait que Maulpoix puisse gloser avec une certaine légèreté théorique empreinte d’un brin de séduction nourrie au registre de la célébration toujours attendue de la poésie, mais qu’il y montre une ambition démesurée. Sa visée d’une « identité lyrique » reprenant les abrégés des philosophies en cours dans le domaine des études littéraires (Lévinas et Ricœur, par exemple) ou des poétiques de poètes reconnus (Dupin, Deguy) dans des formules ramassées, évite à la réflexion de se perdre et donc de se chercher vraiment, pour arriver rapidement à de saines et indiscutables conclusions consensuelles. Comment expliquer cette défaillance annoncée de la parole du poème qui remplacerait une « morale de la parole tenue » par une « poétique de la parole donnée » (ibid.). Ce don n’est-il pas une vaine promesse ? Et toute la relation promise dans cette recherche de « l’identité lyrique » n’est-elle pas également vaine promesse quand les poèmes qui n’ont pas besoin de la promettre mais qui la font, ne sont justement pas « une affaire de relations et de mots choisis » (p. 17) comme la poésie selon Maulpoix ? Loin de toutes relations mondaines, les poèmes sans promesses font une force qui vous emporte parce que ce sont les mots qui vous choisissent, au cœur de la relation, au cœur de la vie du langage. Ils vous font plus que vous les faites, empêtrés que vous êtes alors dans des paraphrases ou périphrases qui vous montrent plus qu’elles ne voient qui que ce soit. Dans les vieux schémas :

[Le poète :] Exclu de la cité, et par là même sacré, c’est-à-dire mis à part pour une destinée ou une destination autre. Celle d’œuvrer singulièrement à fabriquer des liens à partir de séparations. Conjoindre avec des fils coupés que l’on appelle des vers. Lier en strophes des phrases brisées. (p. 18)

2. Le rapprochement dans les figures

Il est impossible de considérer l’ensemble de l’œuvre de Michel Deguy ni même de dissocier poème et essai, « poème » et « philosophème » ou « Figure et Concept190 ». Il faut d’abord penser ce rapport qui rend inséparables pensée et poésie dans les termes mêmes de Deguy ; ce que fait, par exemple, un de ses plus proches commentateurs, Philippe Verstraten :

Pour Deguy, c’est l’éloquence ou la rhétorique qui contribue, sous le regard du poéticien, à la liaison pacifique entre littérature et philosophie. Car participant de l’éloquence, Deguy se trouve à un carrefour de l’usage pluriel de la langue : position privilégiée qui permet d’apercevoir en connaissance de cause divers modes de pensée. Inversement, il ne faudrait pas que « le grand ensemble langagier » devienne un asile pour ceux qui n’ont ni l’éloquence du poéticien, ni la maîtrise du concept et auraient néanmoins la prétention de « penser » selon « le trouble amalgame » dont parlait Heidegger…

Cette mise en garde semble nous concerner puisque nous travaillons dans ce « grand ensemble de savoirs […] ayant la langue comme élément commun et regroupant littérature, psychanalyse, sciences humaines, philosophie, poésie ». À moins que nous ne reprenions, « avec la grâce qu’on lui connaît », comme dit Verstraten, la critique faite par Heidegger : « tout ça c’est de l’anthropologie (pour signifier l’homme centre et maître de l’étant, oublieux de l’Autre qu’il faut réapprendre à laisser être) » [cité par Verstraten, ibid.]. Toutefois, l’anthropologie n’est pas l’affirmation d’une transcendance de l’homme. C’est l’interrogation concernant justement le problème qu’est l’homme comme problème de langage et problème du langage. Aussi,

190. P. Verstraten, « La poétique de Michel Deguy », Critique n° 643, décembre 2000, p. 929-941.

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l’anthropologie nous oblige à situer « l’Autre » tout autrement que ne le fait Heidegger. C’est pourquoi « l’éloquence » ou « la maîtrise du concept », deux critères qui font confiance à des technicités plus qu’à une tenue du continu poétique, éthique et politique du discours, ne permettent pas d’assurer une pensée, « en connaissance de cause », des « divers modes de pensée » qui traversent « le grand ensemble langagier ». Rapprocher les arts ou les œuvres ?

Toutefois, reconnaissons d’emblée que le projet dessiné par l’œuvre de Deguy consiste à rapprocher poésie et philosophie et vise à « faire entendre » ce que Verstraten appelle « un objet de pensée » dans une œuvre dont les quatre caractéristiques devraient consister à être « unique, insuppléable, ne ressemblant à rien d’autre, et faisant que l’imprévu devienne tout à coup nécessaire ». Pourquoi pas ? Mais il ne s’agit que d’un programme, d’une définition et il faut aller y voir de plus près. Comment Deguy pense-t-il le rapprochement ? Quelle est la théorie de la relation que Deguy nous propose ?

Partons d’un court passage dont la première partie du titre, « La poésie n’est pas seule ; ou : privation et comparaison », est celui du livre éponyme191. Deguy se demande ce qui est « comme-un » aux « arts » ? Notons immédiatement qu’il ne cherche pas ce qui est « comme-un » aux œuvres que Deguy nomme « les choses de la poésie » et « les choses prochaines qui sont celles de la peinture, de la musique, de la philosophie ». Il ne s’interroge pas non plus sur les œuvres qu’on ne saurait situer dans aucun « des arts ». Si le problème était déplacé des « arts » aux œuvres, la question ne se poserait même pas. Toutefois Deguy verrait plutôt une confirmation de ses propositions dans ce qu’on appelle aujourd’hui les « installations » :

Mais qu’est-ce que vient faire l’Art ? L’Art s’interpose, interposant quoi ? Mettant « en scène », il fait spectacle de ce qui est –et qu’on appelle ça aujourd’hui « installation » ne semble pas bouleverser ce rapport. Il transforme ce qui est en spectacle, nous faisant spectateurs dans le moment détaché de la considération192.

La « considération » des œuvres comme « choses de l’Art » impose, sans qu’on y prenne forcément garde, une poétique descriptive et non une poétique relationnelle, à moins que la relation ne soit justement mise entièrement par Deguy dans la description et donc dans la distance spectaculaire ou scénographique : ce qui reste à examiner.

Pour répondre au paradoxe de l’apparentement et de l’isolement des « arts », Deguy reprend le « passage fameux du livre IV (1106-1120) » de Lucrèce qui « considère la façon dont s’aiment les amants, qui font comme s’entre-dévorer » :

En se privant de manger ce qu’il désire, le désir amoureux (différent en cela d’un besoin) est pareil à une dévoration. La relation entre la privation (le se-priver, le s’abstenir ; le manque constitutif intériorisé comme une ascèse) et la comparaison, ou rapprochement, cette relation est essentielle à l’essence, si je puis dire.

Une chose est, en étant comme une autre, dans la mesure où elle ne s’identifie pas à elle, fait l’épreuve de l’affinité, se retenant de s’identifier (de « se fondre ») à son modèle tout en entrant dans l’attirance d’un modèle.

C’est donc au cœur d’une dialectique philosophique du même et de l’autre, du dedans et du dehors, que Deguy situe l’opération artistique par laquelle « un art mime l’autre grâce à ce qui lui manque et qu’il désire "exprimer" par trans-position ».

Dans le cas de la poésie, que lui manque-t-il, dont elle doit alors se priver, énergiquement, pour être-comme ce qu’elle désespère de ne pas « être » ? Il nous faut mentionner ces trois choses :

–La quasi-immédiateté de la matière sensible ; ou « sensation », à savoir le pur quale, les diastèmes du corps ; la musique qu’elle borde, confine, par le phonétique et le chant de la voix ; la pensée philosophique.

À quel « art » fait référence le premier manque ? Ces « diastèmes du corps » relèvent-ils d’une érotique généralisée ou Deguy fait-il, de loin, allusion à « la peinture » et à « la sculpture » puisque suivent la musique et la philosophie : trois « arts » attendus ? En revanche, ce que cherche à « dégager » Deguy c’est bien l’« expérience de la définition non descriptive ». Ce qui le conduit à « cette tournure en hyperbate », « et-et-et-et » :

191. M. Deguy, La Poésie n’est pas seule, Court traité de poétique, Seuil, 1987, p. 142-152. Dans un premier temps, je renvoie directement à ces pages puis les indications de page sans autre mention renvoient à cet ouvrage. 192. M. Deguy, L’Énergie du désespoir ou d’une poétique continuée par tous les moyens, PUF, 1998, p. 55-56.

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La langue, non pas linguistiquement appréhendée, mais comme langage poétique et dans ses œuvres, est ici médiatrice : la poétique est le milieu du et et et, non pas de synthèse mais de syncrèse et de métamorphose, ronde et danse. Car les métamorphoses qui ont lieu ne sont plus celles –festivement réelles –du dieu en icône ou du vieillard en arbre, mais de l’archétype passant d’un art à l’autre, donnant forme à, et informé par, peinture, sculpture, musique, prose…

C’est la proposition majeure de la théorie de la relation de Deguy. Il convient de bien l’exposer à l’aide de quelques passages puis au chapitre IV (« L’Être-comme ») de La Poésie n’est pas seule. Il faut d’abord bien saisir le fait que « le caractère comme-un ne peut-être posé que par l’esprit pensif aimé (reconnu) dans l’œuvre d’art » (p. 104). Mais quel est cet « esprit pensif » ? Telle comparaison dans tel poème – mais déjà Deguy par l’exemple pris (« La terre est bleue comme une orange ») est dans le modèle plus que dans l’empirique – « est une relation, un rapport, non un élément qui saute aux yeux. Mais construit : en langage, en dit, en mots. Le vu ne peut être vu que par un dire qui ouvre la relation en la disant » (p. 107). Deguy considère donc l’activité langagière comme relation mais, en même temps, il retire au langage et à la relation le rôle moteur de cette interaction pour leur préférer « ce qui n’est pas visible dans le visible », et confier à une phénoménologie de l’apparaître voire à une « phénoménogénéalogie » (p. 110) la compréhension de la relation. Comment s’opère ce détournement ? Rapprocher poésie et philosophie

Le détournement s’effectue tout simplement par les exemples choisis ; ce sont ceux qu’affectionne toute la phénoménologie d’inspiration heideggérienne et qu’esthétise à outrance les textes de Deguy. Par exemple, ce passage exemplaire qui conclut la réflexion de Deguy sur le point de vue : le « bon "point", d’où, et pour lequel, voir l’échange, la réversibilité », « d’où peut, donc, être vue la relation du dedans et du dehors en tous ses points réversible » :

Comme quand le regard traversant une maison aux fenêtres ouvertes voit l’arbre de l’autre côté de la maison s’encadrant par une fenêtre : tel le dehors remis au dedans, et inversement, « antidotiquement ». La vue de la réversibilité, des transitions et transactions, de l’antidosis toujours accompagnée, dans l’apparence d’un autre registre « extéroceptif » (mais c’est leur jeu ensemble, musical, qui fait la plénitude du percevoir ou noein) de l’entente du rythme des portes laissant entrer et sortir, sortir l’entrée et entrer la sortie –est la vue qui a gagné le désintéressement neutre : vue en retrait (dans le site, donc, de la métaphore) sur la beauté du jeu du monde –vue contemplante ?

Trois éléments simples, issues d’une réduction phénoménologique aux choses mêmes : « maison », « arbre » et « fenêtre ». Une opération qui subsume toutes les autres : « voir » parce que pour Deguy, « l’ontologie et la "spatialisation" caractéristique, i.e. tropologique, du dire (logos) sont en "chiasme", en antidosis "a priori" » (p. 18). Une finalité qui subsume toutes les « comparutions artistiques » dans le « comme » : contempler le jeu de la relation dans un rythme rapporté à un battement, au battement de tous les dualismes (sortir/entrer). Un dispositif fondamentalement scénographique qui met la relation dans la « mimêsis ». Ce passage aurait été l’expansion, si ce n’est la reprise, d’un autre passage qui venait au début du livre :

Dans la maison, une peinture, voire une « reproduction » (Piero, Klee…), représente une maison : telle maison, absente de toute maison, mise en œuvre ici me remet en relation avec la relation de l’art à la vie qui rend la vie habitable. Mieux vaut changer l’ordre des choses que mon désir, si c’est celui de la semblance, de l’image, par l’ouvrage d’art. Il a, ce désir, renversé la situation en effet : faisant passer le dehors par le passage secret de la vue, par le chas, par le tain, le point de son inversion –d’où il revient au-dedans, figure, spécularisé, limité. (p. 17)

Outre la reprise de la formule que le mallarméisme a exploitée à satiété en en maintenant la bévue orthographique193 : « la fleur absente de tout bouquet » (p. 173) et « [le poème] absente la fleur du bouquet » (p. 148), on voit bien que ce dispositif scénographique est repris par tel passage194 qui évoque assez explicitement les inquiétudes d’un Pierre Legendre195 :

193. Sur cette question de détail hautement significative, voir G. Dessons, « Le Mallarmé des sixties. L’absente de tout bouquet », dans Europe, n° 825-826 (« Stéphane Mallarmé »), janvier-février 1998, p. 64-77. 194. M. Deguy, L’Énergie du désespoir, op. cit., p. 71. 195. Voir, par exemple, dans P. Legendre, Dieu au miroir, Étude sur l’institution des images (Paris, Fayard, 1994), ce passage : « […] l’enjeu identificatoire suprême : le rapport spéculaire à l’Autre absolu, au Tiers-Miroir, comme versant relevant du plan de la représentation, inséparable de celui du discours dans la constitution du Tiers absolu symbolique » (p. 247). Rapport que Legendre voit en grave péril dans notre société.

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Alors l’art dont nous parlons encore ? Ai-je la nostalgie de sa fonction de refaire du tiers, de l’entre, de l’autre, qui resépare, remette en relation avec l’absence, écartant le réel perçu et l’image fascinante ; réespaçant, refaisant de la place pour le vide, comme au théâtre ?

Notons le ton nostalgique, le programme « réactionnaire » qu’une telle interrogation postule : le « théâtre » de Deguy est certes différenciant mais toujours dans un dualisme redoublé et redoublant (extérieur/intérieur ; scène/salle) qui impose que la pensée et donc le discours en passe par la mise en abyme, « la structure en miroir » (p. 26). La destination de toute œuvre est la distanciation de la figure parce que le langage est constamment rapporté à la langue, à la grammaire, à la grammaire de la grammaire, la philosophie : « Ramener au langage par une œuvre ce qui n’est pas langage (le « dehors », si l’on veut), cela détermine l’être du langage qui se parle de son essence avec les noms des choses, des mouvements, des figures. Cela abrite aussi le langage » (p. 29). Rapprocher dans la figure de la figure

Ce détournement qui convoque l’essentialisme et le dualisme phénoménologiques, s’opère également par l’imposition du tiers dans la relation ; ce qui met le dialogisme sous le regard du « point de vue de l’absolu » (p. 117). La pensée de « l’opération analogique » telle que la conçoit Deguy est au cœur de l’opération poétique puisque « opérer, œuvrer, c’est construire un analogon pour ouvrir un dedans au dehors, un dehors au dedans » (p. 115). Cette opération a pour vocation de « rendre présent le représentant » (p. 118). Aussi la relation est-elle « relation à la relation de relations » (p. 124). En effet, il y a « l’acte de relation à la relation des rapports et le dénivellement des deux rapports » (p. 125) qui est cette construction d’un « seuil » propre à chaque œuvre, véritable « "formule de la différence" dedans/dehors » (ibid.), précise Deguy. C’est pourquoi, « il s’agit de figurer » (p. 127) :

Le terme n’est pas l’œuvre, mais le rapport de la figure à ce qui est figuré ; l’œuvre produit la hantise de ce à quoi elle se mesure, de la référence qui vient l’habiter, et qui, de même que le sens n’est pas dans aucun des mots de la signification, n’est pas dans l’œuvre. Le secret, ce à quoi elle se proportionne n’est pas dans l’œuvre tout en n’étant pas ailleurs que dans l’œuvre. (p. 128)

C’est à ce point que le tiers se durcit dans la pensée de Deguy : il s’agit d’un tiers médiateur « qui n’est à aucune des "deux" » (« choses proches »), « mais par où – inventé et proposé – elles pourraient se rapprocher : un analogon qui lui-même ait la structure analogique, d’un "comparatif" ; qui va rassembler en ayant lui-même la structure de la semblance196 ». Deguy répète alors que « ce qui rassemble fait se ressembler197 ». C’est pourquoi il postule, dans une assez grande proximité avec Pascal Quignard, une « rhétorique généralisée » (p. 75). Non seulement parce qu’il s’agit pour lui de contester toute réduction des tropes à l’écart stylistique, mais également parce qu’il cherche, dans un double mouvement, à généraliser toute figure (« une figure déterminée est donc elle-même en même temps une catachrèse de la poésie », p. 82) et à figurer (transformer en figure) tout niveau linguistique « (du syntagme à la grande unité discursive ou à la composition de l’œuvre) » (ibid.). Rapprocher « suggérer » de « nommer »

Quelles conséquences cette tropologie peut-elle avoir sur la relation dans et par le langage ? Deguy propose de « condenser » la réflexion à ce niveau sur « la périphrase et la paraphrase198 ». Les définitions que Deguy donnent de ces deux « figures », les situent dans la question philosophique du « même » et de l’« autre » redoublée par celle de l’« intérieur » et de l’« extérieur ». Ce qui ne surprend pas. Par contre, la réflexion est relancée par la manière dont Deguy reprend l’opposition fameuse faite par Mallarmé199 entre « nommer » et « suggérer » : Deguy rabat en effet ce « verbe préféré de Mallarmé » (p. 63) sur la nomination :

196. M. Deguy, L’Énergie du désespoir, op. cit., p. 84. 197. Ibid., p. 84 et p. 85. 198. M. Deguy, « Phrase, périphrase, paraphrase », Poétique, n° 117, février 1999, p. 57-73. Je renvoie dorénavant à cet article sans autre indication. 199. S. Mallarmé : « […] pour ne garder de rien que la suggestion », dans « Crise de vers », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1945, p. 365.

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Suggérer : ce qu’il convient de substituer à la chose, rémunérant son « manquer à sa place » ; son pseudonyme qui occupe à sa place ce qui lui manque (tout « nom propre » étant une sorte de provisoire sobriquet), là où elle manque à être dite ; substituer au signalement sténographique de son « identité » toujours fuyante un co-gnomen qui soit « juste » (condensation d’un jugement), la donnant à voir d’être dite sous cet autre aspect, dans la famille d’un air (la série où je l’éclaire), cette métonymisation est aussi bien méta-phorante. (ibid.)

Mais Mallarmé ne demande pas de « dire » la chose quand il veut « suggérer » plutôt que « nommer » : justement, il ne s’agit pas de « dire » dans une description-définition comme le propose Deguy (« L’écrivain […] re-décrit, à nouveaux frais, vers une définition », p. 64). Deguy engage la confusion en cherchant à verser « l’opération » poétique dans la représentation :

La périphrase est une opération « apophatique » qui choisit (soustrait ; « nie ») les prédicats qui ne conviennent pas à la « manœuvre200 », à l’opération de suggestion, ou définition, ou é-vocation, ou nomination, dont il s’agit. (ibid.)

Plus loin, Deguy situe cette « opération » dans la volonté du poète (« le poète veut changer les termes pour que du rapprochement ait lieu », ibid.), et surtout pose que « la périphrase répond au désir de nomination » (p. 65), oubliant peut-être le désir de suggestion mais surtout l’activité de suggestion que le poème lance s’il fait la relation. La raison profonde de cette assomption de la périphrase, c’est que Deguy semble seulement viser une aporie du sujet philosophique : l’impossibilité de dire une « singularité absolue », par quoi il suffirait alors de proposer de « tourner autour », avec la périphrase justement. C’est pourquoi la réflexion de Deguy s’oriente entièrement du côté de la référence alors même que nous attendions une écoute du mouvement même de la périphrase. Il y a pourtant « le mouvement, ni transitif ni intransitif (ne-utre) qui compte, l’élan de la relation… » (p. 69), mais Deguy vise le référent pris dans l’« eu-phémisme » qui « tourne autour de l’indicible ; affuble l’ineffable » (p. 72). On comprendrait alors mieux ce que Deguy suggérait au début de son article, quand voulant justifier son « retour sur la phrase, et [sa] réhabilitation de la péri-para-phrase, dans l’intérêt de la poésie (dans l’intérêt du poème en vue de la poésie) », il précisait l’enjeu : « Car il y va du poème. La lutte est au sujet du rapport du poème à la phrase, et donc, ici, des raisons qui attachent le poème au phrasé, à l’euphrasie » (p. 58).

Deguy chercherait donc à tenir le continu d’un point de vue poétique et linguistique –même si on sait que la phrase peut, pour un philosophe, prendre le sens de proposition. Il chercherait même à engager une pensée du continu par le poème quand la linguistique ne s’y aventure guère. Toutefois, il reprend vite « toute l’affaire » en vue de « contribuer à cette restitution de la rhétorique qui, de Curtius à Perelman, des Fleurs de Tarbes de Paulhan à la Rhétorique spéculative de Quignard – sans omettre la reprise collective de Longin, au cœur du problème, dans le livre Du sublime –, non seulement arrache la littérature au discrédit de sens commun, mais reconduit au cœur de la relation de l’écriture à la pensée ». Mais, cet ajout paraphrastique (« euphrasie »), après l’introduction de la notion décisive de « phrasé », est révélateur en ce qu’il montre que la visée de Deguy n’est pas l’écoute du tout venant mais la vérification d’une conformité : l’en-rythmie bienséante des phrases. Ce préfixe (eu-) vient comme soumettre le phrasé, forme subjective unique et inassignable autrement qu’à demander une écoute toujours vive, à un modèle de phrasé et de phrase-proposition sous-jacente. Par conséquent, la relation pour Deguy, si elle stipule une altérité quasiment inviolable, est cependant une maîtrise de toute altérité et donc de toute relation, mettant en fin de compte cette dernière dans la dépendance d’un tiers hors-relation, hors-langage, pris lui-même dans une modélisation : « Une chose est, en étant comme une autre, dans la mesure où elle ne s’identifie pas à elle, fait l’épreuve de l’affinité, se retenant de s’identifier (de se « fondre ») à son modèle tout en entrant dans l’attirance d’un modèle » (p. 143).

Le dialogisme de Deguy finit par s’écrire « (dia)logisme » oubliant la relation « je/tu » pour lui préférer la rhétorique de la langue et une grammaire de la phrase en lieu et place d’une

200. Note de Deguy renvoyant à Mallarmé : « J’accomplis selon les règles la manœuvre » (« Le Nénuphar blanc », voir Œuvres complètes, op. cit., p. 286). Seule citation de Mallarmé pourtant invoqué continûment !

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poétique du phrasé. Le rythme de Deguy finit par s’entendre « contre Benveniste » (p. 64) oubliant la relation que seule l’écoute de l’organisation du mouvement dans le langage201 permet de suivre pour lui préférer « le schème rythmique » qui s’en remet aux alternances d’une rhétorique des rapports. N’écrit-il pas : « Si le cœur est structuré comme un langage, si les mots du cœur sont homologues aux tropes, qu’est-ce qui empêchera de séduire (avant de l’abandonner) un cœur par la rhétorique202 ? » Deguy, répétant Lacan, désigne ainsi clairement le cœur de son dispositif : une tropologie généralisée qui permet certes un récit (amoureux) mais non une relation (amoureuse).

3. Le rapprochement par le phrasé

Ce n’est pas parce que le rapprochement du phrasé, comme opération langagière para et péri-phrastique, peut servir à une tropologie elle-même au service d’une ontologie du dévoilement de type heideggerienne, que nous devons abandonner les promesses d’une écoute du rapprochement dans et par le langage. La phrase peut même en être le point de départ si nous la considérons, après Émile Benveniste203, comme un concept fondamental de la théorisation du langage et même comme « l’unité du discours » par excellence : « C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme et se configure. Là commence le langage. On pourrait dire, calquant une formule classique : nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione ».

Nous allons donc poursuivre notre recherche du rapprochement par la phrase en enrichissant progressivement le concept des valeurs que le phrasé peut lui apporter. Pour cela nous emprunterons les chemins de Gérard Dessons avant de lire dans les poèmes d’Alexis Pelletier des propositions complémentaires. Auparavant, revenons quelques instants sur le statut des figures que nous ne pouvons abandonner aussi rapidement. Non seulement parce qu’il faut sans doute choisir entre une stratégie d’écoute des discours par les figures ou par les phrases, mais également parce que les positions ne s’arrêtent pas à une grammaticalisation des figures. François Rastier ouvre ici des perspectives intéressantes. Des figures aux parcours tropiques : entend-on mieux le phrasé ?

Notre critique de la rhétorique généralisée de Deguy aurait pu prendre appui, non seulement sur Benveniste qui « permet de déplatoniser le rythme », comme l’a bien montré Henri Meschonnic204, mais également sur une intéressante réflexion de François Rastier qui, dans un projet de rhétorisation de la linguistique, demande de ne pas se contenter d’une « simple importation de concepts et de catégories héritées de la rhétorique » mais plutôt de recourir à « la description linguistique des phénomènes dont traitait la rhétorique205 ».

L’article de Rastier propose un très riche parcours historique montrant que « l’usage de concepts rhétoriques, comme d’ailleurs de concepts logiques, peut certes pallier l’insuffisance théorique de la sémantique, mais ne peut la remplacer ». Ce parcours nous semble extrêmement fécond quand, par exemple, Rastier note que « la métaphysique de l’orthonymie inspire […] la grammaticalisation des tropes ».

Par ailleurs sa critique de « la notion d’écart » et ses avatars récents pour lesquels « le degré zéro a remplacé la nature » nous paraît justifiée même si Rastier conclut peut-être trop unilatéralement :

201. É. Benveniste, « La notion de "rythme" dans son expression linguistique » (Journal de Psychologie, 1951), dans Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit,, p. 327-335. Sur cette question et le travail d’historicisation de cette notion qui s’en est suivi en vue d’une relation avec une linguistique de l’énonciation, voir H. Meschonnic, Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982. 202. M. Deguy, « La passion réduite au langage », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 21, printemps 1980, p. 197. 203. É. Benveniste, « Les niveaux de l’analyse linguistique » (1962), Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 119-131. 204. H. Meschonnic, Les États de la poétique, PUF, 1985, p. 155. 205. F. Rastier, « Tropes et sémantique linguistique », Langue française, n° 101, février 1994, p. 80-101.

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Hors précisément les exemples de grammaire, où Socrates currit, et the cat is on the mat, personne n’a pu exhiber de texte en langage neutre, purement dénotatif. Tout texte en effet relève d’un genre, et par là d’un discours (juridique, pédagogique, etc.) qui reflète par ses normes l’incidence de la pratique sociale où il prend place.

Ne reconstitue-t-il pas des effets de nature produits certes par des « formations culturelles » mais qui n’en laissent pas moins les discours à la merci de nouvelles métaphysiques… En confrontant « ontologie et figures », Rastier critique avec raison ces « créations d’essentialisme » issues de « la conception réaliste du langage ». Il voit ce qui en résulte : « dès lors les tropes ne peuvent que voiler, masquer, farder, travestir […] l’Être ». Et il poursuit :

Ainsi, c’est du rapport à l’Être que dépend l’attitude à l’égard des figures. […] De nos jours, le positivisme logique est fort influent dans les milieux linguistiques par le biais de la

philosophie analytique : il concède simplement que le sens vériconditionnel est distinct du sens pragmatique ou rhétorique, postule qu’ils doivent être étudiés séparément, et que seul le premier relève de la linguistique206. En revanche, l’herméneutique phénoménologique, en particulier grâce à Ricœur, voit dans les figures, et notamment la métaphore, une « promotion du sens » (1975207). Et de Heidegger à Szondi, les courants herméneutiques les plus opposés ont médité sur les mêmes poètes, Hölderlin, Mallarmé, Celan.

La description de Rastier est juste, et le terme de « méditation » montre bien combien la sacralisation du discours poétique prend valeur dans un dispositif qui associe effectivement une rhétorique généralisée à une ontologie plus qu’à une écoute des discours et de ce qu’ils font. Logiquement, Rastier conclut ainsi ce parcours historique :

La sémantique lexicale semble bien loin de ces débats qui opposent obscurément la science et la foi, et où l’adversaire prend tour à tour la figure du scientisme et de la superstition. Mais leurs enjeux sont tels qu’ils ont modelé la sémantique lexicale elle-même, et bien entendu son traitement du problème des tropes.

Rastier réduit peut-être les « débats ». Néanmoins, il rejette les deux réalismes, métaphysique et logique, pour engager un « nominalisme méthodologique » qu’il va alors orienter dans « une perspective onomasiologique ». Malheureusement, il va retrouver alors une dichotomie langue/discours qu’il semblait avoir écartée, puisque les « trois degrés d’intégration » dans le lexique, qu’il propose, demandent de rapporter le premier (« le lexique des morphèmes ») à la langue, les deux autres (« celui des lexies » ; « celui des phraséologies ») relevant « des normes ». « Ces normes sont déterminées par le discours », précise-t-il en ajoutant en note que « Discours signifie ici type d’usage propre à une pratique sociale (ex. discours juridique, scientifique, religieux) ». S’agissant alors de la prise en compte des tropes, dont nous ne suivrons pas le détail extrêmement technique, si Rastier évite toujours d’en référer à un statut ontologique, il retrouve pourtant les dualismes classiques qui en découlaient : « détermination du local par le global », certes en modulant par « le degré de complexité des parcours interprétatifs qui permettent de passer de l’occurrence au type ». En instituant des « interprétants », Rastier oriente alors la recherche vers une sémiotique plutôt que vers une sémantique généralisée qui pourrait offrir l’assise d’une poétique des discours, au sens où Benveniste engage à penser chaque fois à neuf ses unités d’autant plus que ce discours produit du sujet, de la relation. Retenons toutefois que Rastier ouvre à une transformation du regard que l’on devrait porter sur les figures, non comme « moyens d’une sémantique des textes » mais comme « objet », parce qu’« elles nomment […] des parcours interprétatifs privilégiés » et qu’il faut « les considérer comme des formes culturelles propres à notre tradition ».

Mais il y a fort à craindre qu’en fin de compte le parcours de Rastier ne conduise à maintenir une dichotomie quand il propose, par exemple, un continuum entre « isotopie dominante » ou « générique » et « isotopie dominée ». Le risque n’est-il pas grand de voir réapparaître une stylistique où fond et forme s’opposent, se complètent, se maintiennent donc

206. Le premier intéresse les phrases, le second les énoncés, la linguistique n’étudie que les phrases (selon Dan Sperber, « Rudiments de rhétorique cognitive », Poétique, n° 23, 1975, p. 398-415) [note de Rastier]. Nous n’évoquerons pas cet article qui durcit la séparation entre phrase et phrasé, empêchant alors l’écoute du continu corps-langage tout en favorisant la reconduction de tous les dualismes de la pensée. 207. Rastier renvoie — sans toutefois le mentionner dans sa bibliographie — à P. Ricœur, La Métaphore vive, Seuil, 1975. Nous n’avons pas signalé le fait que Deguy ouvre son chapitre IV, « L’Être-comme », qui a retenu longuement notre attention, par une longue citation de cet ouvrage.

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dans le discontinu, même si Rastier propose de « concevoir l’unité des formes et des fonds sémantiques ». Il a bel et bien dissocié ce qui, pour nous, est par principe indissociable si l’on veut « voir le bon dieu partout », ni « dans les détails » comme demandait Aby Warburg, ni « entre » comme le souhaitait Jean-Pierre Richard, ainsi que se plaît à le rappeler Rastier. La phrase comme phrasé

Les propositions que Gérard Dessons fait à l’occasion d’une réflexion collective sur la notion de phrase208, permettent d’opposer la force critique d’une notion empruntée à la musique à toutes les conceptions qui de Deguy à Rastier veulent sauver la notion de figure. C’est que le phrasé est d’abord un éclairage sur « un envers de la phrase, qui est son côté historicité, son côté sujet » pendant qu’on ne voyait trop que son « avers […] qui est son côté logique, propositionnel, […] son côté signe ».

La critique que met en branle cette notion est, pour Dessons, une critique radicale montrant qu’« il y a forcément un retour sur le langage, d’un savoir sur la musique par le langage ». D’où, « il y a à repenser la phrase par le phrasé pour sortir les deux termes de leur mise en opposition radicale ». Contrairement à cette habitude qui a pour conséquence de penser la phrase dans le discontinu alors que le phrasé est une notion du continu, et de réduire le problème posé par cette dernière à une discussion technique en vue de sa notation pendant qu’on ne perçoit pas que l’écoute du phrasé est peut-être le seul moyen d’entendre le discours dans la phrase, le corps dans le langage, la relation comme « continu spécifiant du discours » plus que la proposition…

Soulignons combien la démarche de Dessons diffère de celle de Deguy, lequel ne cherchait qu’une figure générale pour rapprocher les arts, alors que Dessons, au plus près de l’activité spécifique de tel art, montre que les notions changent et peuvent même devenir le moyen d’une écoute renouvelée à condition qu’on les mette « en situation de conceptualisation, qui est l’historicité de la pensée ».

Ce que la théorie musicale peut montrer à la linguistique, c’est que celle-ci, par la notion de phrasé, peut ne pas dissocier la pensée du langage de la référence à la subjectivation. Ce qui consisterait, pour la théorie du langage, à faire l’épreuve d’une théorie de la syntaxe par une théorie du discours, et d’une théorie du discours par une théorie de la littérature. Car la musique présente ceci de précieux, qu’elle ne permet pas de construire une dualité entre « musique ordinaire » et une « musique artistique », sur le modèle de l’opposition traditionnelle de la linguistique. La musique est directement un art209. L’impossibilité de penser une musique « informative » met directement en jeu la question de l’art, qui est d’abord la question de la subjectivation. Et cela, dans le langage même.

C’est-à-dire que si l’on peut postuler un usage informatif du langage, cet usage, empirique, ne peut empêcher que dans l’emploi le plus « instrumental » du langage, ce soit, en même temps qu’une « information », un sujet et toute la société qu’on entende, même si on ne l’entend pas, ou qu’on fait en sorte de ne pas l’entendre en le désignant comme « bruit », dans les théories de l’information.

On ne discutera pas dans le détail l’analogie que fait Dessons entre musique et langage pour appuyer sa critique des linguistiques qui naturalisent un « langage ordinaire » quand il n’y aurait pas de « musique ordinaire ». Toutefois, et paradoxalement, ce serait justement parce que « toute musique est de la musique populaire, en ce sens que la musique ne peut être transmise ou avoir de signification sans qu’il y ait des associations entre les individus210 », d’une part, et, d’autre part, parce que, ne serait-ce que depuis Rousseau211, la musique qu’il considère, à son origine, comme « phénomène parlant212 », devient un « modèle d’intelligibilité qui ouvre accès à l’ensemble de l’organisation sociale213 », que « la question de la subjectivation » est d’autant plus toujours à l’œuvre dès qu’il y a langage. Les conséquences qu’aperçoit Dessons restent alors incontournables pour qui veut ne pas voir reléguer soit dans une stylistique des effets, soit dans

208. G. Dessons, « La phrase comme phrasé », La Licorne, n° 42 (« La phrase »), 1997, p. 41-54. 209. Ce qui ne veut pas dire que toutes productions soient des œuvres d’art. Mais il s’agit d’un autre problème [Note de Dessons]. 210. J. Blacking, Le Sens musical, Minuit, 1990. 211. J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1781), Paris, Gallimard, 1990, p. 114. 212. C. Kintzler, « Introduction » à Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Flammarion, 1993, p. 24-25. 213. D. Laborde, Les Musiques à l’école, Bertrand-Lacoste, 1998, p. 44.

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le suprasegmental tout ce qui relève du continu discursif. Dessons distingue en revanche clairement l’accentuation de l’intonation, l’accent et la mélodie. Mais toute son attention se porte non vers « les problèmes de notation que posent des réalités linguistiques non discrètes » mais vers la « perception, qui est d’abord une perception théorique », de « ce corps-langage comme spécificité, historicité et subjectivité des discours » :

Il faut se mettre à l’écoute du phrasé des discours, qui en constitue à la fois la physique et la sémantique. […]

Le phrasé est véritablement le corps-langage, en ce qu’il est, dans le discours, la diction même du discours –retrouvant ainsi la valeur du mot phrase dans la langue classique, c’est-à-dire tour de phrase, façon de parler, manière de dire, valeur qui implique la subjectivité. Ce que montre bien la théorisation de la notion de phrasé à partir de la poétique. L’approche du langage à partir de la littérature, et particulièrement de la poésie, montre que le poème ne peut être dissocié de son dire, que sans ce dire, il n’est rien, raison pour laquelle il ne souffre pas la paraphrase.

Dessons distingue alors nettement ce phrasé du discours d’une quelconque réalisation sonore qui se ressourcerait à un « subjectivisme de la diction », voire renverrait le phrasé du discours à « celui des arts de dire ». Il l’arrime à « une poétique des textes » :

La diction, dans le phrasé, est la façon de faire entendre ce qui n’est pas dit dans un texte, mais qui fait la spécificité de ce texte, et, le faisant entendre, de le montrer. C’est pourquoi la diction n’est pas l’art de dire des mots, ni des phrases, mais de faire vivre des êtres de discours. En cela, c’est tout le corps qui est concerné, tant la mise en jeu du sémantique implique l’action concertée de tout l’organique et de tout le mécanique du corps, en une indistinction entre le corps et le langage. La diction, alors, est véritablement action, mais dans un sens qui ne se réduit pas à la psychologie rhétorique de l’actio. Elle fait que tous les mouvements du corps sont alors, proprement, des gestes.

Ce qui implique en retour, pour Dessons, une critique du « rapport du théâtre à la pratique de la diction ». Cette reconceptualisation du phrasé nous semble devoir alors prendre toute sa force si, non seulement elle ouvre à une écoute « des êtres de discours », mais avant tout augmente l’attention à ce que Dessons appelle « des gestes ». Nous sommes là au cœur de la relation. Que des « gestes » fassent de belles figures, « danse » pour Mallarmé214, mais qu’ils les fassent d’abord en tant que rapprochements : relation parce que corps-sujet qui vit, emporte tout dans son passage, même le plus fugace, le plus imperceptible. Alors ce phrasé du discours peut se dire phrase-relation, poème-phrase. La voix sur la ligne du poème : vers un poème-phrase

Alexis Pelletier propose un livre215, non de poèmes puisque, écrit-il, « je n’ai jamais écrit de poèmes » (p. 38) mais plutôt d’« études » (p. 20). Donc, ce livre serait telle « étude » qui peut se faire « récit » (en l’occurrence : « récit de voyage en train », p. 8, 10 et 12), certainement « trajet » (p. 15). Cependant, ce livre est une recherche, n’ayant « aucun but à atteindre » (p. 13) où s’entrevoit « ce que devrait être un poème » (p. 29). Cela passe par la recherche d’une écoute : « Mais comment / transcrire fidèlement ce que dit la voix / obscène / de la poésie lyrique ? » (p. 28). Du moins cette recherche est-elle celle d’une voix : « Et quelle place pour la voix qui se / prolonge et / me maîtrise de son timbre nu ? » (p. 34). L’écoute vient avec « la plus grande abstraction » (p. 38) : « un poème, me semble-t-il ça devrait être une ligne / sans fin, » (ibid.) . Aussi Pelletier propose-t-il un problème à son lecteur : « Poème-phrase que j’entrevois // et ne peux atteindre encore, / par défaut de moyens. » (p. 42). En même temps que d’un « creusement sur place » (p. 13), c’est une « aventure » (p. 14) afin de « savoir faire parler le silence », ajoutant que « c’est plus dur que de l’entendre » (p. 10). On entend bien par là une critique faite aux « poètes » qui gèrent facilement leur écoute du silence – ne serait-ce qu’en le figurant dans le blanc de la page – et comprend que sa recherche est à l’opposé puisque sans cette « ligne sans fin » qu’il cherche, « on est encore en train de mimer le passé / ou la folie de Hölderlin, par exemple. » (p. 38). Le passé associé à Hölderlin situe précisément l’écriture de Pelletier en regard d’un André du Bouchet par exemple !

La recherche (« l’étude ») intéresse alors sous son aspect expérimental : pendant que « la vitesse du train allonge le regard » (p. 16), il faudrait saisir « rien d’autre » que « le timbre blanc

214. S. Mallarmé, « Ballets », Crayonné au théâtre dans Œuvres complètes, op. cit., p. 304 en particulier. 215. A. Pelletier, Des Références en chemin de fer, Tarabuste éd., 1997.

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d’un corps dans l’ombre nue » (p. 24). Et le regard s’allonge partant de « la violence d’un peuplier mort » : « Son sens diffère à chacun des passages / du train, c’est toujours le même arbre. » (p. 8) . Puisqu’il faut saisir un timbre, la musique est de façon multiple au rendez-vous grâce à une « glorification du walkman en train » (p. 9) et, outre l’opus 27 de Webern souvent écouté, « toutes les musiques que / j’ai écoutées » (suit « la liste », p. 30-31).

Mais pas de musique sans images. Il est nécessaire alors de « casser les images » (p. 32) tout en livrant les « références » (p. 30) qui s’accumulent « dans l’espace toujours libre de mémoire, où les images sont inscrites » (p. 40) :

Le corps, les mains d’amour dans l’ombre. Le silence, la mémoire, l’écume, l’ombre, la nuit, la plage, la mer, la voix. (p. 32) […] à la mer, le corps, les mains d’amour dans l’ombre, le silence, la mémoire, l’écume, l’ombre, la nuit, la plage, la

voix ? (p. 36) Alors on suppose que « la voix s’informe de l’ombre » (p. 23) jusqu’à ce qu’un souvenir

venu « sur la ligne » livre : Délicieuse, la voix construite par cette image. […] Sur la ligne donc, je me souviens de ce matin où elle sortit de la salle de bain ; j’ai cette image à chaque fois que j’entends sa voix ou pense à son nom. (p. 40) Plus qu’une supposition, c’est une pensée de l’interaction de la voix et de l’image qui

travaille cette « étude ». L’une et l’autre sont des questions (« le peuplier noir ? », p. 16) puisqu’il s’agit de cette récurrence qui cherche à s’échanger avec la voix (« Comment faire comprendre que la voix / […]/ est silencieuse ? », p. 26) : « La voix, elle aussi, mon peuplier noir. » (p. 42) et « Le voit-elle aussi mon peuplier noir ? » (p. 40). L’échange est donc amoureux. Mais l’amour que fait ce livre de poème n’est pas déclaratif : « l’étude » cherche ce que c’est que l’amour (« cassant les images dans la chair / les images qui inventent l’amour », p. 29), une « aventure » d’abord :

L’aventure serait celle de l’instant où je tombe avec l’autre. Où tombe un accord. L’aventure de la voix qui se passe de parole et pourtant me donne à l’image de l’autre. Une durée conquise dans la voix et le souffle. (p. 25) La relation est une activité (« tomber ») qui lie mais surtout qui produit « un accord » étant

donné qu’il survient sans qu’il soit attendu et que, comme en musique, il « tombe ». Et l’instantané cherche aussi « une durée » : durée d’un passage qui ne peut être que langagier alors même que la parole s’est retranchée dans l’image peut-être. Mais il n’y aurait pas d’« image de l’autre » sans « la voix et le souffle ». C’est alors que pourrait s’entrevoir une relation qui est d’abord mouvement (« je bande vers une étreinte qui détruit –/ c’est une joie –/ la nostalgie et l’image », p. 28) contre toute stase ou tout retour et qui est tenue par une « force vive » (p. 38) qu’on ne peut qu’invoquer :

Voix, lent mouvement qui englobe le monde, phrase prise dans la chair, au-delà de tout repère. Mélodie sans source, ni fin, et qui n’est pas l’errance mais plutôt l’élan qui me tient à l’autre jusque dans l’absence. (p. 25) Le phrasé est une force qui fait la relation corporelle « jusque dans l’absence » : sans début

ni fin, ce « mouvement » de la « voix » est irruptif car, « quand il n’y a plus d’attente / c’est à ce moment que vient la rencontre » (p. 31). Il est irruptif comme l’énonciation laisse passer dans « l’étude » à la troisième personne, l’adresse d’un « je » à un « tu » :

Voix construite par

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le désir de son nom et ces associations matinales, voix qui me surprend, sans commencement, ta voix toujours, jusqu’à l’abstraction de son timbre. Voix d’amante unique, ce rien que je suis avec elle, confondant les lieux, les moments, ne passant plus jamais à la ligne, sur son corps. (p. 41) Pelletier écrit dont des « études » qui sont des « approches » : on peut lire de plus près

encore une « première approche » de ce qu’il appelle ses « machines rythmiques216 », livre certainement en cours, mais qui prolonge celui déjà évoqué ou qui montre que le poète continue sa recherche, son aventure. L’expérience est ici encore au départ musicale (« en plein milieu d’un concert de reggae ») et visuelle :

Au-delà d’une certaine intensité du son se produit un étrange phénomène de concentration, l’impression de sentir une bulle entre le monde et moi, celle aussi d’une extrême acuité des sensations, comme à la fois refermées et mobilisées par la sono. (p. 2) On peut donner les conditions de l’expérience dans l’écriture : elles peuvent faire penser à

des manières de Francis Ponge et/ou de James Sacré, donc à ces « recherches » qui disent qu’elles font une « recherche » où le commentaire méta-poétique voudrait passer forcément au poème. Toutefois, il y a l’aventure d’une écoute du poème au cœur même de l’écriture de l’essai : ici, de « l’approche » qui ira jusqu’à coller des cartes postales dans sa quête : « De Perros Guirec / je t’envoie l’image / […] /Ou encore de Venise, / […] / Et d’Istanbul, / […] » (p. 12).

Resterait que désormais semble revendiquée la dénomination de poème : « Dans ce poème d’amour […] » (p. 13). Resterait, de plus, que le lyrisme, comme genre historique, est clairement évoqué : « Cela, c’est cela, aujourd’hui, / un poème / lyrique/ est toujours poème d’amour /[…] » (p. 14). Mais les incertitudes génériques déstabilisent le poème si vite (re)trouvé : « […] c’est presque commencer un roman. » (p. 15) et « Telle assertion suspend-elle le poème ou bien le relance-t-elle ? » (p. 16). Aussi la musique (suspension et relance) appelle le regard qui semblait manquer : certes les cartes postales et quelques noms de lieux émaillaient « l’approche », mais in fine c’est « un phare dans la nuit » qui éclaire « l’espace de mon enfance » (ibid.) et dans un retournement du temps (du tempo ?) le lieu devient « ton corps que je connaissais déjà sans l’avoir vu » (p. 17).

En fin de compte, « l’approche » qui a traversé ces « études » est dirigée « telle la folie du langage qui s’approche et me brûle dans ton approche » (ibid.). Avec une chute qui semble faire retour au métalangage : « comment dire ce lyrisme de toi, sans être en pleine reprise de volée, / avec Ronsard et pathos qui interdisent d’aller plus loin ? » (ibid.). Le métalangage y est toutefois pris dans deux registres (poétique et sportif), le premier largement rabattu sur le second et donc, non seulement réactualisé, mais transformé pour s’arrêter parce qu’il ne s’agit plus alors de métalangage mais de langage qui rapproche dans une phrase tracée comme une « reprise de volée », un phrasé…

216. Alexis Pelletier, « Machines rythmiques, Première approche », dans Serta, Revista iberromanica, n° 5, UNED, 200O, p. 337-346 [sont indiqués les numéros des sections du poème].

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4. Le rapprochement comme l’histoire d’une voix

Selon Jean-Pierre Richard217, nous aurions un « territoire de mots, de sensations, d’images qui s’invente à travers les poèmes de Dupin, et qui n’appartient aujourd’hui à nul autre ». Cette forte remarque introductive nous semble à la fois signaler une œuvre singulière dont il faut en effet montrer la spécificité, et obliger les lectures qui peuvent en être faites à la considérer sous l’angle du « territoire » plus que sous celle de l’histoire. Les expressions que Richard utilise ensuite confirment un tel angle de lecture : « le paysage de Dupin » ; « l’espace d’un futur » ; « un site […], le poème » ; « l’espace physique du poème » ; « maison construite, le sens […] ». Et quand elles abandonnent l’espace pour le temps, elles fixent toujours une temporalité qui n’est pas sans rentrer en contradiction avec le fragment de poème de Dupin pourtant appelé à confirmer cette conception d’une finitude ; ainsi que la clausule de la réflexion de Richard la donne à lire :

Le poème se soutient donc, se maintient de sa brûlure même, c’est-à-dire de la puissance qu’il invente à chaque instant de se consumer, –de s’achever ou de se taire. Il n’est jamais que sa propre mort, que sa propre naissance : « une naissance abrupte et infinie »218.

Les conséquences d’une telle « prise de l’esprit » sont doubles. En premier lieu, le « motif » requis pour lire Dupin est toujours celui qui décline le paradigme de « la brisure », de « la disjonction » et, par conséquent, tous les éléments qui participent d’une quelconque discontinuité viendront l’attester forcément. Richard est explicite de ce point de vue :

Car lire ces poèmes c’est se prêter, bon gré mal gré, à une entreprise de violence ; c’est accepter de se laisser bousculer, et cela dans leur syntaxe, leur phonie, leur vocabulaire, leur rhétorique même par le jeu toujours repris de la rupture.

Sans exempter les poèmes de Dupin d’une force destructrice à l’œuvre, il faudrait aussi considérer, dans le continu des poèmes, d’autres forces et d’une manière moins dualiste que ne le fait Richard qui signale lui-même que « la rêverie de Dupin […] obéit ainsi au mouvement qui la porte toujours à extraire du non, […], les principes générateurs d’un oui […] ». En second lieu, une telle lecture proposée exemplairement par Richard, a pour effet de situer obligatoirement l’activité des poèmes de Dupin dans les cadres ontologiques de la pensée que le « vœu de négativité qui semble aujourd’hui soutenir quelques-unes des recherches poétiques les plus profondes » viendrait sanctionner certes dans « une tonalité propre » à Dupin : « Cet illisible proliférant n’a rien de gratuit, cette violence ne relève pas, ou pas seulement, d’une volonté cruelle. Leur intention est bien évidemment ontologique ».

La poétique est à nouveau requise pour vérifier que « l’être est donc bien ici "acquiesçant pour disparaître", mais pour aussitôt "revenir", renaître et resurgir de sa disparition même ». Bref, la poétique est mise en demeure de montrer une ontologie à l’œuvre et de laisser en bas dans l’ombre le sujet du poème, son phrasé, ses rapprochements que même les opérations de « dislocation » peuvent faire entendre puisque, ainsi que Richard le cite, Dupin écrit que « le silence qui reflue dans la parole donne à son agonie des armes et comme une fraîcheur désespérée ». Le poème dans la vérité de la poésie plus que dans le phrasé d’une voix

217. J. Dupin, Le Corps clairvoyant, 1963-1982 [Le recueil comprend Gravir (1963), L’Embrasure (1969), Dehors (1975), Une Apparence de soupirail (1982)], Préface de Jean-Christophe Bailly [le volume comprend également la préface de Jean-Pierre Richard (1971) à L’Embrasure précédé de Gravir (p. 409-412) et une étude de Valéry Hugotte, « À l’écoute de l’intensité » concernant Une Apparence de soupirail (p. 413-420)], Paris, Gallimard, « Poésie », 1999. La notice bio-bibliographique indique que « Jacques Dupin est né le 4 mars 1927 à Privas, Ardèche » (p. 421) quand Le Dictionnaire de Poésie de Baudelaire à nos jours édité par M. Jarrety (op.cit.) indique que Dupin est né en 1925 ! Cette notice est rédigée par Dominique Viart qui a organisé un colloque consacré à Dupin en 1995 à l’Université de Lille III et dont les actes ont été publiés par La Table ronde en 1996 (la bibliographie indique 1995 !) sous le titre L’Injonction silencieuse. 218. Les citations de Dupin faites par Richard viennent toutes de L’Embrasure et de Gravir.

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Nous ne suivrons pas Richard vers ces éthers ontologiques, persuadé qu’il y a une lecture possible de Dupin plus proche de la relation qui nous met à l’écoute d’une voix. Auparavant, observons deux exemples de lecture à contre-voix.

Jean-Christophe Bailly, dans la préface au recueil des livres219, s’intéresse à « ce que dit Jacques Dupin » plus qu’à ce que Dupin, c’est-à-dire l’œuvre qu’il introduit, fait à son lecteur. Il porte toute son attention au dit plus qu’au dire dans un psittacisme du commentaire qui montre plus le lecteur que Dupin :

Ce que dit Jacques Dupin, et ce qu’il dit, je crois, dans tous ses textes, c’est au fond que le manque est l’état natif du poème, c’est que la poésie est le genre même du manque, le genre même du tourment, mais que cette détresse qui la conduit est aussi ce qui la tient dans le langage comme une demande incessante de vérité. (p. 16)

Bailly, en philosophe essentialiste, va au « fond » des phénomènes (« le genre même ») avec ses concepts du langage qui se réduisent pour la poésie aux « noms » dans le régime d’une aléthéïa (la « venue »). Il mime la typographie des vers ou la quantité des mots (« étroit ») pour mieux en montrer la profondeur. Alors, la nécessaire glose interprétative vise l’« immense » d’un « territoire » parce que le poème est d’emblée condamné à la (re)présentation d’une « contrée » au lieu de s’entendre comme l’histoire d’une voix : « C’est pourquoi, pour elle [« la poésie »], il y a monde, c’est pourquoi, de façon hagarde, en cherchant les signes de sa propre venue, elle parcourt avec les noms un territoire à la fois étroit et immense » (p. 18). Tout le commentaire, même quand il se dit attentif à « la langue du corps, dans une langue incorporée » (p. 10), vise à exhausser la langue plutôt que le poème comme corps-langage. Bailly cherche une vérité plutôt qu’une activité, une « question » (p. 17) plus qu’une relation. Pourtant le commentaire semble apercevoir des rapports : « Entre le monde et le corps, il y a tout un infini de rapports barattés, centrifuges, que le poème cherche à saisir, défaisant pour cela sa propre toile et substituant au lyrisme quelque chose de plus sombre et de plus envoûté » (p. 19). Mais « la rencontre » est comme programmée avant que le poème ne la fasse. Les termes sont trop bien connus avant la relation : « il y a la montagne » ; « il y a le corps-pensée » ; puis, la relation se réduit à la « proposition que cela, cette rencontre entre le corps et la contrée, devienne pensée, s’écrive, sans balivernes, sans fioritures, sans appuis » (p. 20). Cela peut-il s’écrire sans langage (« sans balivernes », etc.) ? Alors Bailly conclut sur la métaphore « poétique » de la « pêche nocturne, au lamparo », en empruntant à Dupin pour lui faire dire le contraire de ce que fait ce très court poème, « à la fin de Moraines », dont il retire la dernière « phrase » (« Vivants poissons de la mer ») pour lire un poème qui s’achève sur « rien » : « Tu les désires, ces poissons vivants dans la mer. Tels, je te les donnerai, – ou rien. Vivants poissons dans la mer. »

Est-ce une « promesse » ? Peut-être ! encore ne s’arrête-t-elle pas à son impossibilité, à ce « rien ». Encore insiste-t-elle pour que la relation langagière soit relancée quoiqu’il advienne : « J’ânonne, il [le « langage »] s’élance » (p. 180). Aussi, la promesse est-elle le contre-don d’un don : ce « désir » si fort. Dans cette (dé)mesure, le « rien » n’est pas le terme d’un destin nihiliste vers lequel devraient forcément aboutir le poème, le langage, la relation. « Vivants poissons de la mer » peut certes faire entendre un appel au bord du désespoir : il fait aussi entendre « les fruits de la passion220 ».

Mais le paradoxe est à son comble quand Jean-Michel Maulpoix, à l’occasion du colloque organisé par Dominique Viart, commence sa communication ainsi : « La voix brusque de Jacques Dupin fait voler la parole en éclats. Elle repousse le phrasé, s’arc-boute contre la mélodie, et récuse l’idée que le chant puisse jamais couler de source221 ». Qu’est-ce qu’une « voix » qui « repousse le phrasé » ? Soit Maulpoix n’entend pas le phrasé de la voix de Dupin, soit sa théorie du phrasé verse cette notion entièrement dans « la mélodie », « le chant » qui coule de source… Maulpoix fait, semble-t-il, les deux choses en même temps. La lecture que fait

219. J. Dupin, Le Corps clairvoyant, 1963-1982, op. cit., p. 7-20. 220. Titre d’une des Chansons troglodytes, dans J. Dupin, Rien encore, tout déjà [comprend outre les Chansons troglodytes (1989), Rien encore, tout déjà (1991)], Seghers, « Poésie d’abord », 2002, p. 79-86. 221. J.-M. Maulpoix, « La voix brusque, Soupiraux de Jacques Dupin », dans D. Viart (dir.), L’Injonction silencieuse, op. cit., repris dans J.-M. Maulpoix, La Poésie comme l’amour, op. cit., p. 98-100.

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Maulpoix, aboutit ainsi à la métaphore du viol pour s’achever sur l’évocation douteuse d’une conformation biologique du poète qui demanderait pour le moins quelques renseignements médicaux à moins que le « souffle d’une voix » ne signale un phrasé entraperçu in extremis par Maulpoix : « L’écriture ne flâne pas, ne caresse pas la langue : elle la frappe, l’échancre et la fouille. Elle brûle ses clausules accessoires. Elle s’en tient au souffle d’une voix, d’une souveraine fragilité, comme le corps même d’où elle est issue ». Il faudrait enfin sortir de cette mystique de l’écriture qui ne trouve à s’exprimer qu’avec les catégories essentialistes (« la langue », « le souffle », « le corps », « l’écrivain », « la poésie », « le mourir », etc.) afin de justifier une lecture qui lit ce qu’elle veut lire : « L’écrivain tire sa voix au plus près du mourir : loin de soi, au plus bas de soi, là où la subjectivité n’a plus de prise, où quelqu’un ressemble à quiconque, à personne, violemment exposé à sa nudité très commune ». Dans la proximité du murmure

Cette désubjectivation de la condition « commune », de la mort en l’occurrence, mais également de la valeur d’anonymat que peut-être recherche le phrasé de Dupin, en fin de compte, manque complètement et la « nudité commune » et la « voix » singulière : lesquelles peuvent s’entendre dans le phrasé d’un poème de Dupin. Car le phrasé de Dupin est certainement dans « la proximité du murmure » ainsi qu’il le suggère dans ce poème où la relation semble vouée à l’échec222 :

Malgré l’étoile fraîchement meurtrie qui bifurque –c’est sa seule cruauté le battement de ma phrase qui s’obscurcit et se dénoue – il est encore capable, lui, de soutenir la proximité du murmure Si Dupin indique, non sans humour peut-être, dans une incise métapoétique, que « le

battement / de [sa] phrase » consiste en une oscillation entre l’obscurcissement et le dénouement, rien n’exclut que l’enjeu n’en soit obligatoirement « le sens » ou une lisibilité asservie à une « vérité ». Il semblerait bien plutôt que ce qui s’y dit emprunte le mouvement conjoint de l’obscurcissement syntaxique, sémantique, prosodique, etc. Mouvement qui peut tantôt donner l’impression d’un arrêt de la lecture, et tantôt celle de relances ou bifurcations qui permettent au poème de poursuivre la recherche d’une voix au cœur même de cette obscurité, de ce qu’on croirait apparemment inaudible :

[…] la lenteur d’une épissure aux prises avec les ongles arrime le cri sous la bâche j’invente le détour qui le rendrait vivant et l’étendue du souffle au-delà du harcèlement des limites lattes rongées aspects du ciel sporades d’un récit qui se perpétue entre le ressac et la lie Le « récit » de ce « cri » rendu « vivant » dont ce poème livre les « sporades223 », voilà le

phrasé de Dupin que nous allons essayer de lire au long d’un poème qui se dit « romance » : Romance aveugle

222. J. Dupin, Le Corps clairvoyant, op. cit., p. 141. Ce poème appartient à L’Embrasure et à sa section intitulée « La nuit grandissante ». Signalons que la section précédente a pour titre la clausule du poème : « Proximité du murmure ». 223. J. Dupin, Le Corps clairvoyant, op. cit., p. 140.

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Je suis perdu dans le bois dans la voix d’une étrangère scabreuse et cassée comme si une aiguille perçant la langue habitait le cri perdu coupe claire des images musique en dessous déchirée dans un emmêlement de sources et de ronces tronçonnées comme si j’étais sans voix [p. 33] c’en est fait de la rivière c’en est fini du sous-bois les images sont recluses sur le point de se détruire avant de regagner sans hâte la sauvagerie de la gorge et les précipices du ciel le caméléon nuptial se détache de la question c’en est fini de la rivière c’en est fini de la chanson [p. 34] l’écriture se désagrège éclipse des feuilles d’angle le rapt et le creusement dont s’allège sur la langue la profanation circulaire d’un bond de bête blessée la romance aveugle crie loin que saisir d’elle à fleur de cendre et dans l’approche de la peau et qui le pourrait au bord de l’horreur indifférenciée [p. 35] ouvrir les yeux dans le roc prométhéen l’odeur rouge comme un cadavre que tord la spirale d’une soie crissante haïssant la vérité nue revenir à la lenteur de la terre qui s’augmente et s’ouvre ouvrant l’infini à la jouissance des monstres

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de mes yeux cassant le roc [p. 36] ébouriffant un duvet d’aigle enfant dans la chaleur sur la page noircie du bloc ou l’extrême bleu de l’air acéré pour dire infini promets-moi de défaillir dit la voix duplice dit l’intonation dit la terre ouverte dit le bois du plus profond d’une torride chanson [p. 37] cendre et pollen sur la peau où l’angle aveugle se perd ni du trouble ni des mots d’une enfance rougeoyante dans sa caverne asilaire le pont passé la fraîcheur d’une débandade de chèvres jambages clairs feu couvant humus des songes scansion de l’air entre le nuage et les pins [p. 38] au-delà il y aurait un cri d’effraie l’herbe blanche le corps de l’autre infini une ronde de paroles dehors autour de la maison sans pouvoir entrer ni sortir tandis que dans l’affouillement de l’aube l’avancée des nuits brille une lame étrangère sans pouvoir entrer ni sortir [p. 39] Le phrasé de Dupin s’engage sur le mode de l’incertitude d’une recherche : « comme si

j’étais sans voix ». Recherche dont le premier vers du poème attesterait qu’elle est quasiment dantesque si l’on compare cet incipit voyageur à celui de La Divine Comédie. Cette absence est mise en relation : « dans la voix d’une étrangère ». Et mise en relation multiplement puisque c’est « un emmêlement de sources / et de ronces ». Il y a donc du fabuleux dans l’histoire de cette voix qui se cherche. Mais le fabuleux est un corps écrit : la voix même qui se cherche dans l’autre voix, dans la « musique en dessous déchirée », dans « le cri perdu » de « l’étrangère ».

L’accentuation et l’intonation peuvent nous aider à montrer ce corps fabuleux. Nous élargissons les prises ponctuelles à tout ce que nous pouvons lire comme du continu dans le poème au fil de sa progression qui demande toujours de revenir en arrière pour avancer encore.

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Nous pourrions commencer par le titre qui par la ou le « romance » renvoie certainement au poème (le « romance224 ») autant qu’à la chanson (la « romance225 »). De ce point de vue, il faudrait certainement évoquer les Romances sans paroles de Verlaine. Le qualificatif privatif « aveugle » viendrait comme signaler à ses commentateurs de 1989 que, s’il emprunte à Rimbaud en 1982 (Une apparence de soupirail vient des Illuminations et précisément de « Enfance »), ce n’est pas pour continuer à se faire « voyant » mais plutôt afin de travailler une écoute pour laquelle Verlaine ferait, avec un peu d’humour, l’historicité et la modernité de Dupin226.

Comme chez Verlaine, cette « Romance » balance entre le pair et l’impair. Un simple relevé montrerait ce jeu des mesures (nous notons une ou deux barres obliques pour les changement de strophes en fonction des blancs séparateurs plus ou moins importants) :

A : 7-7-8-8-7//7-8-8-7-7 soit 10 vers (deux quintils) B : 7-7-7-7-8// 8-8-7-8//8-8 soit 11 vers (un quintil, un quatrain, un distique) C : 8-7-7-7-8//7-8//8-8-7-8 soit 11 vers (un quintil, un distique, un quatrain) D : 7-7-7/8227-8//7-7-7-7/7 soit 10 vers (un tercet, un distique, un quatrain et un monostiche) E : 7-7/8-7-8//7-10228-8229-4/7 soit 10 vers (un distique, un tercet, un quatrain et un monostiche) F : 7-7/7-7-7//7-8-7-8230-8 soit 10 vers (un distique, un tercet, un quintil) G : 7-7-7/7-8-8/8-8-7/8 soit 10 vers (trois tercets et un monostiche) Comptabilisons : sept poèmes (cinq de dix vers et deux de onze vers) comprenant en tout

72 vers, composés de cinq quintils, quatre quatrains, six tercets, cinq distiques et trois monostiches, avec 42 heptasyllabes, 28 octosyllabes, et un vers de quatre, et un décasyllabe. Qu’en conclure ? Que l’emploi majoritaire de l’heptasyllabe indique bien la « référence au moins implicite au thème ou au motif de la chanson » comme dit Jean-Michel Gouvard231. Mais la concurrence de l’octosyllabe qui fait « figure », avec le six-syllabes, « parmi les vers simples », « de "vers de poésie"232 », montre alors cette tension de la romance de Dupin : la chanson contre la poésie par le poème. Regardons de plus près l’organisation accentuelle des deux premiers vers du premier poème : (4+3)-(3+4) en ajoutant un phénomène similaire dans le second poème : (3+4)-(4+3). Les deux premiers vers renversent tout puisque le « je » commence plutôt qu’il ne finit dans « l’étrangère » – car c’est bien d’un commencement et non d’une fin dont il est question –, le masculin verse « dans » le féminin (« le bois » = > « la voix »), le défini dans l’indéfini… Ces deux premiers vers sont lançants : ils disposent un mouvement relationnel que les poèmes ne vont cesser de poursuivre, même dans ses ruptures. Mais, si l’on combine cette organisation acccentuelle avec les accents prosodiques, nous verrons apparaître des « figures accentuelles233 » qui, avec les contre-accents, constitueront alors autant de marques rythmiques sémantiquement fortes qui viennent constamment contredire la conception d’une rythmique asymétrique, en rupture, chez Dupin. Dessons signale d’ailleurs que le « contre-pied de la

224. Le « romance », dans la tradition espagnole, est un poème en vers octosyllabiques, dont les vers pairs sont assonancés et les impairs libres. 225. « La chanson populaire espagnole de caractère narratif ou encore la mélodie accompagnée, d’un style simple et touchant », comme dit Le Larousse. 226. En 1982 justement, paraît le collectif La Petite Musique de Verlaine : « Romances sans paroles », « Sagesse », SEDES-CDU. Dupin aimerait-il faire entendre sa « petite musique » contre les grandes orgues pour lesquelles il semble avoir été requis. Sans vouloir insister sur cette généalogie verlainienne que nous aimerions volontiers voir pour Dupin, rappelons toutefois que c’est l’ensemble des Chansons troglodytes qu’il faudrait lire dans cette perspective en n’oubliant pas que les Romances sans paroles sont, pour Verlaine, « sans conteste son premier recueil véritablement original et probablement son chef-d’œuvre » (O. Bivort, « Verlaine » dans le Dictionnaire de Poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit.). 227. Nous comptons ce vers pour un 8-syllabes, plus précisément pour un 3-5, en fonction du contexte qui impose une césure épique. 228. Nous comptons ce vers pour un 10-syllabes, plus précisément pour un 5-5, comme en note 2. 229. Nous comptons ce vers pour un 8-syllabes, plus précisément pour un 5-3, comme en note 2. 230. Ce vers nous semble devoir être considéré comme un 8-syllabes, plutôt qu’un 9, plus précisément pour un 4-4, comme en note 2. 231. J.-M. Gouvard, La Versification, PUF, 1999, p. 107. 232. Ibid., p. 110. 233. Voir G. Dessons, Introduction à l’analyse du poème (1991), Dunod, 1996, p. 114.

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conception "symétrique" » reste « dans la même logique » que l’ancienne conception pour laquelle le rythme repose sur le principe de symétrie – Dessons cite Philippe Martinon pour cette dernière et Robert de Souza pour les théoriciens du vers-libre234.

Prenons, par exemple, le troisième vers du premier poème. Il est apparemment celui qui sémantiquement pose une voix inconvenante (« scabreuse ») et « cassée ». Il devrait donc engager « une poétique de la rupture235 » et confirmerait donc « la voix brusque » de Dupin. Ce serait ignorer que le rythme est un opérateur du continu, de la relation. En lançant la comparaison hypothétique, la locution conjonctive (« comme si ») reprise au dernier vers, constitue un opérateur de liaison. Les contre-accents étendent ce pouvoir relationnel à tout le vers et au-delà à tout le poème parce que c’est « dans la voix étrangère » que « je suis perdu » et donc que le sujet du poème peut certainement se retrouver, s’entendre. Précisons que l’accent prosodique que nous indiquons sur la seconde syllabe de « scabreuse », prend sa force de la série plus longue qui associe les deux fins de vers précédents (« bois » et « étrangère ») à cet adjectif. De plus l’enjambement avec la rupture de construction qui associe par la coordination un groupe nominal (« une étrangère scabreuse » et un adjectif (« cassée ») permet aussi ce que nous avons d’emblée suggérée en posant que « la voix » était « scabreuse » et « cassée ». Autant de phénomènes qui concourent à faire de ce vers « brusque » un vers d’une poétique de la relation chez Dupin :

scabreuse et cassée comme si Ce vers se rapprocherait par conséquent assez de celui-ci, pris au troisième de « Romance

aveugle », qui dit, autant qu’il fait, le continu rythmique d’un sujet qui s’élance dans la douleur même avec en particulier la proximité des séries d’occlusives sonores dentales /d/ et labiales /b/ :

d’un bond de bête blessée Tout simplement, parce que, comme dit et fait le vers qui suit : « la romance aveugle crie

loin ». Certes, « l’écriture se désagrège » (p. 35), mais son intonation énonciative est recherche : « que saisir […] et qui le pourrait » (ibid.). Recherche justement de ce que montre le vers qui déborde de contre-accents :

et dans l’approche de la peau Parce qu’il montre sémantiquement une reprise du précédent (« d’elle à fleur de cendre »

=> « à fleur de peau »), il fait surtout un rapprochement par le sujet de la relation qui passe dans ce corps rythmique. Plus que ce premier renversement qu’il faudrait suivre tout au long des poèmes de la romance, c’est également la pluralisation des voix qui en fait une « torride chanson » : le quatrain du poème de la page 37, répète la même demande quatre fois en multipliant à chaque fois cette pluralisation par le sémantisme duel des qualificatifs (« voix duplice » ; « intonation » pose un dire en plus d’un dit ; « terre ouverte » ; « du plus profond » du « bois »). C’est bien un « air / acéré pour dire infini » : « l’air » de cette « chanson torride », de cette romance, de cette « ronde de paroles », suggère d’entendre « un cri », l’annonce de ce que Dupin désigne comme « le corps de l’autre infini » (« l’étrangère »), ce cri qui se répète dans les contre-accents que font de plus les hiatus de ces deux vers que je superpose :

234. G. Dessons, op. cit., p. 108-109. 235. Il nous faudrait bien entendu examiner de près la thèse de Valéry Hugotte : La poétique de la rupture dans l’œuvre de Jacques Dupin (1996). Le titre montre déjà que cette « poétique de la rupture » vient se loger « dans » l’œuvre plus qu’elle n’en provient.

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d’une débandade de chèvres une ronde de paroles Que dans le poème de la page 38, « peau » rime avec « mots » et avec « pins » n’est pas

sans suggérer dans ce poème « d’une enfance rougeoyante » (ibid.), quelque air sous le chant : un phrasé qui « sans pouvoir entrer ni sortir » (p. 39) ne cesse de relier « l’humus des songes » à la « scansion de l’air » (p. 38). Parce que le phrasé de Dupin fait « revenir à la lenteur » et « s’ouvre ouvrant l’infini / à la jouissance des monstres // de mes yeux cassant le roc » (p. 36). Cette rupture est aussi une jointure, une jouissance : un défi « prométhéen » dans une époque entièrement vouée à la fragmentation, à la célébration du discontinu. Dans cette « Romance aveugle » qui suit la « Traille de l’aïeul », comme dans toutes ses Chansons troglodytes, Dupin trouve une enfance au présent du poème qui lui fait écrire à la fin de la « Traille de l’aïeul », deux vers qui font et disent la relation dans le rapprochement des écritures, des signatures et au-delà des activités et conditions humaines généralement dissociées (notaire et écrivain, donc écritures « ordinaire » et « littéraire », mais aussi et surtout vie et mort) : « en me traversant tu écris // et nos paraphes emmêlés voyagent ».

Comme le passereau insectivore appelé troglodyte, le poète Dupin niche plus dans les trous des chansons que dans l’espace de la poésie. À moins que son « habitation du monde » ne soit « creusée dans la roche » pour que résonnent toutes les voix qui font le poème du langage plus que la poésie du monde. Alors s’il fallait donner un nom de figure au phrasé de Dupin, risquons « troglodyte ».

5. Seul contre tous les lyrismes de l’époque

Rapprocher la poésie de l’amour comporte certes quelques risques mais rapporte aussi quelques gains à condition de penser l’historicité de la relation qu’on y cherche, qu’on y fait, qu’on y trouve. Nous avons vu combien le rapprochement mis dans un projet ambitieux comme celui de Michel Deguy n’assurait pas pour autant de penser la relation dans et par le langage. Au contraire, alors même qu’il visait une articulation ambitieuse de l’histoire, de l’anthropologie et de l’ontologie dans un projet poétique, il ne pouvait justement que la confiner dans un schéma sans autre avenir qu’une « énergie du désespoir » qui revient à soumettre le poème du langage au (dé)chant de la philosophie, le sujet du poème au dévoilement impossible de l’Être, la relation dans et par le langage à un destin nihiliste. Ce schéma qui s’esthétise dans une tropologie généralisée est arrimé à un historial heideggérien qui ne permet aucune historicité du poème autre que celle qui voit se succéder au temps des mythes, celui des religions puis celui de la culture qui s’achève dans le nôtre, le « culturel » pour lequel la fable est perdue et partout à la fois. Cette herméneutique historique de l’Etre rend impossible tout sujet de la relation autrement qu’à rendre homologue les schématismes de la langue (la tropologie), de l’imagination et de l’Être car, en fin de compte, il s’agit pour Deguy, « de se proportionner à notre néant par l’œuvre ». Resterait donc à l’œuvre un poème de la langue dans l’impossibilité du poème du langage, une rhétorique dans l’impossibilité d’une poétique, un rapprochement comme schématisme du « comme-un » dans l’impossibilité d’une relation commune –« commune » dans tous les sens du terme, c’est-à-dire à la fois quotidienne, banale, de tous les jours et pour tous, et vraiment relationnelle, inter et trans-subjective.

À ce programme du rapprochement tropologique, nous avons essayé de répondre d’abord en suivant la proposition de François Rastier qui inversait le mouvement de grammaticalisation de la rhétorique. Mais, sans nier l’ampleur des vues de Rastier, il nous a vite semblé que celui-ci nous amenait à concevoir les rapprochements sémantiques comme des configurations culturelles normatives plus que comme des mouvements de subjectivation dont l’historicité serait radicalement prise au cœur de la relation dans et par le langage. Ce que Gérard Dessons rend apparemment possible en reversant de manière critique la notion musicale de phrasé à une poétique du langage. Nous l’avons testé dans l’œuvre d’Alexis Pelletier qui cherche un poème-phrase. Puis l’œuvre de Jacques Dupin nous a permis de montrer que la figure de la rupture

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qu’on s’oblige souvent à lire dans ses poèmes, pouvait peut-être mieux se comprendre dans le continu d’un phrasé qui cherche la « proximité du murmure », une relation certes altérée de moments violents mais pleine d’élans communs, de voix résonantes d’autant de rapprochements qu’il y a de corps approchés, de gestes partagés. Mais faudrait-il alors continuer à parler de lyrisme ? Le sujet lyrique : ses figures, ses postures, ses positions d’équilibre

Comment comprendre les louanges faites par Jean-Michel Maulpoix236 à une notion qui « ne vaut pas grand chose au plan théorique » et qui lui permet « d’observer une permanence et une reviviscence du lyrisme » à partir du « tournant des années 80 » ? Quelques remarques de Maulpoix nous étonnent d’autant plus que, dans la seconde partie de sa communication, il fait du « lyrisme » le sujet anonyme d’un « côté » de la poésie française –l’autre « côté » étant celui « de la littéralité » dont le théoricien reconnu par Maulpoix est Jean-Marie Gleize :

Plutôt que sur la subjectivité, il [« le lyrisme »] attire l’attention sur l’altérité. Pour le lyrisme, comme l’écrit Michel Deguy, « ce qui est le plus précieux est le plus altérant, le plus altérant est le plus identifiant ». Épreuve de l’altérité, altération du sujet, soif de l’être altéré : tel serait le lyrisme, en définitive plus remarquable par la manière dont il s’écarte du « moi » et le décentre que par la façon dont il s’exprime237.

Notre étonnement vient de la séparation que ne fait pas Deguy d’ailleurs, entre « la subjectivité » et « l’altérité ». Mais le jeu de mot fort à la mode entre altérité et altération ne permet certainement pas une pensée de la subjectivation qui associerait individuation et sociation, identité et altérité. Notons que l’écart, ou le décentrement, maintient une conception psychologique du sujet et une conception expressiviste du langage. Ce que confirme amplement tel passage ultérieur :

Si un renouveau lyrique se fait jour dans les années 80, il traduit en premier lieu la persistance d’un certain type de rapport à la poésie, pour lequel la scène de l’écriture semble moins importante que l’expérience humaine qui la précède ou la prolonge.

Nous apprenons donc, mais cela confirme nos remarques faites au début de ce chapitre, que l’écriture n’est pas à proprement parler considérée par Maulpoix comme une « expérience humaine » puisque celle-ci « la précède ou la prolonge » et qu’elle prend corps sur une « scène » comique ou tragique. Conception qui montre bien que, pour Maulpoix, on ne peut avoir qu’un « rapport à la poésie » alors qu’elle est rapport, que le poème est relation comme le langage. S’il n’est pas cela, alors il s’agit d’un jeu de société, d’un moment moins important que la vie, d’une occupation périphérique. Maulpoix ne propose-t-il pas de faire du lyrisme « une errance dans les périphéries du sujet » : est-ce parce que « les banlieues de la vie », comme disait Marina Tsvetaïeva, permettent d’aller au cœur de la vraie vie ou n’est-ce pas plutôt parce que l’époque est au « nomadisme intellectuel, ontologique et affectif », c’est-à-dire au tourisme en poétique comme en politique, quoiqu’en dise Maulpoix. Pourtant Maulpoix pose que ce « retour du/au lyrisme se situe pour une large part dans un déplacement de l’attention de la page blanche (ou de la table d’écriture) vers le monde ». Mais sur quoi écrivent les poètes lyriques ? Et l’attention à la page ne peut-elle être une attention au langage et donc au monde ? Nous comprenons bien qu’il s’agit de chercher « un nouveau rythme, un nouveau "régime", significatif

236. J.-M. Maulpoix, « Comédies de la soif, Du lyrisme contemporain », dans La poésie comme l’amour, op. cit., p. 115-130. Maulpoix précise que ce texte résulte d’une contribution au colloque animé par Rino Cortiana et Michel Collot, « La poesia e il suo orizzonte », à l’Universita degli studi di Venezia, les 29 et 30 avril 1996. Ceci peut expliquer certaines simplifications voire inexactitudes pour un public non hexagonal : nous pensons, par exemple, aux listes de poètes données de manière générationnelle et dont il nous semble absolument faux de dire pour la première qu’ils sont « nés pour la plupart dans les années 50 » ; nous pensons également aux « poètes qui ont assuré la continuité du lyrisme tout au long du siècle » et à la liste qui suit dont les relais nous semblent particulièrement fantaisistes : « de Saint-John Perse à Michel Deguy, d’Aragon à Lionel Ray, de Salah Stétié à Lorand Gaspar, de Jean Grosjean à Pierre Oster, de Pierre Emmanuel à Jean-Claude Renard, de Bernard Delvaille à Franck Venaille, de Jude Stéfan à Jacques Réda, de Robert Marteau à Dominique Fourcade ». Il est vrai que Maulpoix indique qu’il pourrait « multiplier les noms, les œuvres, les nuances… ». Il s’agissait donc seulement de cela : une énumération éclectique élégamment désinvolte selon les goûts et les couleurs d’un « vaste paysage lyrique ». 237. J.-M. Gleize, A noir, Poésie et littéralité, Le Seuil, 1992, et Le Principe de nudité intégral, Le Seuil, 1995.

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de la remise en mouvement du discours poétique ». Ne faudrait-il pas prendre la tête d’un « mouvement » ? Ce que montrent les déclinaisons qui suivent : « lyrisme du mouvement, de l’enchevêtrement, critique, prosaïque, de la précarité, de l’altérité, de la voix, dégrisé ». Elles montrent en effet que, sous couvert de rendre compte d’œuvres diverses et de travaux critiques très rapidement évoqués, « le lyrisme d’aujourd’hui » et son « poète » ont trouvé un représentant éminent en la personne de Maulpoix qui, incidemment, fait la réclame pour son dernier recueil, Domaine public238 : « Même lorsqu’il [« le lyrisme »] s’articule en parole d’amour, il fait tomber la voix du sujet dans le domaine public ». Soit il s’agit d’une banalité : tout poème « d’amour » finit par courir les rues s’il est un poème et justement parce qu’il permet de faire l’amour dans et par le langage, mais il faudrait ajouter que tout poème vise un sujet anonyme, une place libre où quiconque peut entendre sa voix ou les voix de sa voix. Soit il s’agit d’une bêtise : les poètes d’aujourd’hui osent étaler leur intimité sur la place publique ! Bêtise parce que la confusion est alors à son comble entre le sujet du poème et le poète sujet psychologique : la fonction auteur de Michel Foucault permet au moins de ne pas confondre ou d’approcher plus sérieusement ce rapport quand il est nécessaire de l’étudier. C’est que le propos de Maulpoix est d’une extrême confusion faisant preuve d’un éclectisme à tout crin, ne craignant même pas les paralogismes (« Ce lyrisme, en un sens, est donc un anti-lyrisme »). Retenons pour finir ce programme du « mouvement » lyrique : « Ni discours ni pathos, mais une parole qui pare au plus pressé. Au lieu de l’escalade verbale, la mise en relation directe ».

Les poètes de terrain de la « scène d’écriture » ne ressemblent-ils pas plus aux hommes politiques d’aujourd’hui qui ne cherchent qu’à communiquer – ce qui peut se dire « actualiser239 » : « Ainsi lancée à sa propre poursuite, cette créature potentielle qu’est le sujet lyrique s’actualise en produisant des figures qui sont aussi bien des postures, ou des positions d’équilibre ». Si la déchirure est une phrase

Où trouver la relation ? On peut essayer de l’entendre, par exemple, dans un livre240 dont l’auteur n’est pas cité par Maulpoix alors qu’il est publié par le même éditeur bien avant lui – dix années séparent leur premier livre respectif et leurs dates de naissance (1942 et 1952). Alain Veinstein dit ce qu’il fait :

Aujourd’hui je fais tous les efforts pour n’écrire que les gestes qui me délivreraient de la peur : j’essaie d’endurer la séparation comme si l’événement avait eu lieu (p. 43) Il y a donc une recherche qui dit sa peine (« efforts » ; « endurer ») et qui se consacre à

« n’écrire que les gestes » en vue d’une délivrance de la « peur de l’écrasement » (ibid.). C’est l’occasion de signaler un passage de ce livre qui n’est pas sans rappeler ce qu’André Breton suggère avec « cette main241 » :

Main perdue, lâchée, depuis ce jour… Me tenait la main, autrefois… Yeux baissés… marchions main dans la main à la rencontre, les yeux vers la morte… Main dans la main, sans un mot, un regard, marchions dans l’écho, les yeux vers la morte… Marchions dans l’écho, l’attente du fracas… (p. 33)

238. J.-M. Maulpoix, Domaine public, Mercure de France, 1998 (la même année de parution que l’essai dont est extrait cette communication). 239. Ce passage est extrait de « La quatrième personne du singulier », dans J.-M. Maulpoix, La Poésie comme l’amour, op. cit., p. 35. 240. A. Veinstein, Une seule fois, un jour, Mercure de France, 1989. Dorénavant, je renvoie à cet ouvrage. 241. A. Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 173-174.

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Marcher « dans l’écho » de cette « main » : car Veinstein écrit « depuis ». Non pour ce que Jean Roudaut242 met sous le signe d’une quête de l’« origine » mais plutôt pour ce qu’il indique d’ailleurs, comme la recherche d’un « recommencement », d’un « approfondissement » :

Le devoir reste d’explorer, de pénétrer cette défaillance intime, de recommencer. Si ce travail d’approfondissement n’a pas de fin, c’est qu’il est sans début véritable. Si le commencement ne peut se dire, aucun accomplissement ne peut être espéré. Pour rétablir le lien, restaurer l’histoire, il faut creuser jusqu’à l’origine.

La notion de « récit » très présente dans cette œuvre est certainement à prendre dans le sens d’un phrasé qui fait les rapprochements alors qu’une chrono-logique narrative ne peut faire aucun rapprochement et encore moins aucune relation. Voici la page d’ouverture de Une seule fois, un jour :

Une seule fois, un jour. Comme un seul amour sur cette terre. S’il n’y a qu’un seul amour sur cette terre, rester un peu avec cet amour, rien qu’un peu rester avec toi. J’écris, depuis, pour rester, j’écris à côté de cet amour. (p. 7) Le récit lancé est bien celui d’une litanie dont la scansion répétitive accumule les éléments

d’un rapprochement puisque les modalisations multiples négatives de la rareté, de la fragilité, de l’incertitude (l’indéfini singulier, la valeur restrictive de « seul », de « qu’un peu », et la valeur négative de « rien »…) se renversent tout aussi bien en modalisations positives. Les déictiques puis l’adresse explicite font de ce récit un conte du rapprochement par le phrasé seul du conte qui n’a de force qu’à se reprendre, qu’à continuer son énonciation. C’est que le conte ne peut dévoiler comme le ferait un récit ce qui motive son avancée, sa tenue. Le conte du rapprochement est le conte du maintien du secret, de la tenue des « chuchotements », des « mots couverts », d’un récit sans fin autre que de se faire « comme dans tes bras » (p. 9-10).

L’ouverture lance alors un phrasé de l’écriture : celle d’un poème comme un conte du rapprochement qui ne cesse de faire le récitatif d’« Une phrase » et d’« Un amour » dans le même geste qui passe par « une histoire », l’histoire d’une voix qui se rapproche (p. 88-90). Rien d’étonnant alors à ce que la dernière séquence du livre (« À partir de ce jour ») soit orientée par « ce regard tourné vers nous… // cet enfant » (p. 93), « ce regard d’enfant… » (p. 97), parce que « le regard d’un enfant / me jette sur ce papier / comme sous une latitude sans terre… » (ibid.). C’est que le conte du rapprochement que fait ce livre-poème de Veinstein est bien écrit sous le regard de cet enfant qui oblige à une écoute profonde ; alors :

Rien d’autre ne nous rapproche… (p. 93) S’entend bien sûr la phrase d’un impossible rapprochement mais le phrasé d’une relation

ne cesse de rapprocher ce qui est inconcevable autrement que par le poème : Il n’y a plus un geste possible – pas même un geste d’amour. Plus une phrase.

242. J. Roudaut, « Alain Veinstein » dans M. Jarrety (éd.), Dictionnaire de Poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit.

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Une seule fois, un jour – et c’est un tourbillon de poussière. (p. 95) Ensemble, dans la nuit, nous nous échappons pour parler à voix basse, dehors, dans la vie… Les mots comptent pour rien, ce ne sont que mots perdus dans un hoquet de chagrin. Nous parlons à voix basse sous le poids de l’horreur qui nous laissera seuls à la fin malgré l’abondance des fleurs. (p. 96) Ce thrène où « fleurs » rime avec « horreur » est aussi la recherche d’un « ensemble […]

seuls » par la « voix basse » du phrasé du poème. C’est pourquoi, il se peut que ce Une seule fois, un jour vienne exemplairement montrer que le rapprochement dans et par le langage a peu besoin des « figures », « postures » et autres « positions d’équilibre » mais plutôt d’une voix seule contre tous les lyrismes de l’époque, à la recherche de la relation dans et par le langage.

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CHAPITRE 5

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CHAPITRE 5 – CORRESPONDRE : MESSAGES OU MOUVEMENTS ?

1. Correspondance ou/et relation ?

Il serait quelque peu injuste à l’égard de Roland Barthes de ne pas examiner un intéressant problème qu’il pose dans le fragment « La lettre d’amour243 ». Trois moments constituent ce fragment. Le premier moment construit, en relisant les lettres de Werther à Charlotte, la notion qui apparaît pour Barthes la seule « information » que la correspondance amoureuse varie « à la façon d’un thème musical : je pense à vous ». Barthes y voit une « forme » qualifiée de « rythme », qui effectue la métonymie d’une « pensée » : impossible de « penser à toi » mais « beaucoup de choses, par association, te ramènent dans mon discours ». Ce qui revient pour Barthes à « je n’ai rien à te dire, sinon que ce rien, c’est à toi que je le dis ». Et Barthes conclut ce premier moment sur un court aparté moqueur à l’égard de Gide : « (« Penser à Hubert », écrit comiquement sur son agenda le narrateur de Paludes, qui est le livre du Rien.) »

On pourrait discuter la position de Barthes, ne serait-ce qu’à partir du passage cité de Goethe qui viendrait attester ce « rien à dire » comme une opération métonymique de retour de l’oubli de la personne aimée (« se réveiller souvent de cet oubli ») :

« Pourquoi j’ai de nouveau recours à l’écriture ? Il ne faut pas, chérie, poser de question si nette, Car, en vérité, je n’ai rien à te dire ; Tes chères mains toutefois recevront ce billet244. » L’opération métonymique semble plus concerner le corps que le contenu de pensée, même

si paradoxalement une continuité certaine s’y réalise. En effet, ce qui compte pour le jeune Werther ce n’est pas de dire quelque chose, c’est de faire : qu’un « billet » soit reçu des « chères mains », qu’un objet touche le corps de son aimée. « Correspondre » c’est donc en l’occurrence toucher –dans les deux sens du terme. « Penser » est alors à concevoir comme une activité corporelle : « Penser à Hubert » consisterait alors à « Toucher Hubert »… et Paludes ne serait pas « le livre du Rien » mais « le livre du toucher ». On pourrait évoquer cette réflexion peut-être nostalgique de Bernard Noël pour lequel geste et pensée font un même mouvement au présent de l’amour et de l’interlocution :

l’amour dis-tu est le penser ancien quand tout geste était de la pensée et chaque geste entrait dans les choses toucher l’autre c’était le penser245 Le second moment du fragment constitue le cœur de notre interrogation dans ce chapitre.

Barthes commente un extrait des Liaisons dangereuses : « Vous voyez bien, écrit la Marquise de Merteuil, que, quand vous écrivez à quelqu’un, c’est pour lui et

non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez que ce qui lui plaît davantage246. » La marquise n’est pas amoureuse ; ce qu’elle postule, c’est une correspondance, c’est-à-dire une entreprise tactique destinée à défendre des positions, à assurer des conquêtes ; cette entreprise doit reconnaître les lieux (les sous-ensembles) de l’ensemble adverse, c’est-à-dire détailler l’image de l’autre en points variés que la lettre essaiera de toucher (il s’agit donc bien d’une correspondance, au sens presque mathématique du terme247). Mais la lettre, pour l’amoureux, n’a pas de valeur tactique : elle est purement

243. R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Le Seuil, 1977, p. 187-189. 244. Barthes signale en note que ce passage de Goethe est cité par Freud (sans autres précisions). 245. B. Noël, « L’été langue morte », dans La Chute des temps, Paris, Gallimard, « Poésie », 1993, p. 91. 246. Barthes signale qu’il s’agit de la lettre CV. 247. En marge, Barthes signale « A.C. » et indique en bas de page qu’il s’agit d’une conversation. Nous savons, par la Tabula gratulatoria, que la « conversation » rapporte les propos d’Antoine Compagnon.

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CORRESPONDRE

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expressive –à la rigueur flatteuse (mais la flatterie n’est ici nullement intéressée : elle n’est que la parole de la dévotion) ; ce que j’engage avec l’autre, c’est une relation, non une correspondance : la relation met en rapport deux images. Vous êtes partout, votre image est totale, écrit de diverses façons Werther à Charlotte.

Le raisonnement de Barthes peut être inversé, non pour attester d’emblée une quelconque intention relationnelle de la marquise, mais pour contester l’assignation iconique de la seconde personne, pour en refuser même la figurabilité dans les opérations amoureuses, qu’elles soient de correspondance ou relationnelles. Il serait fastidieux de contester terme à terme l’argumentaire de Barthes. Évoquons le troisième moment du fragment. Barthes y indique fort justement la fonction dialogique de la lettre d’amour qui « attend sa réponse ; elle enjoint implicitement à l’autre de répondre, faute de quoi son image s’altère, devient autre ». Mais pourquoi conclure, ainsi que le fait Barthes, à une altération de « l’image de l’autre » à partir du long fragment d’une lettre du « jeune Freud à sa fiancée248 » ?

« Je ne veux pas cependant que mes lettres restent toujours sans réponse, et je cesserai tout de suite de t’écrire si tu ne me réponds pas. De perpétuels monologues à propos d’un être aimé, qui ne sont ni rectifiés ni nourris par l’être aimé, aboutissent à des idées erronées touchant les relations mutuelles, et nous rendent étrangers l’un à l’autre quand on se rencontre à nouveau et que l’on trouve les choses différentes de ce que, sans s’en assurer, l’on imaginait »

Freud ne semble pas confondre « image de l’autre » et « imagination », aussi, plutôt qu’une conservation de l’image de l’autre ou, pour le moins, une permanence adéquate de la représentation de l’autre, postule-t-il un entretien continu de la relation à l’autre dans et par le langage que les réponses aux lettres actualisent. Cet entretien ne consiste pas seulement à maintenir une représentation de l’être aimé, mais permet l’innutrition, le ressourcement continuel aux paroles de l’être aimé, du langage intérieur, du monologue même de chaque lettre. Ce monologue est, comme on l’a déjà dit en reprenant Benveniste, forcément dialogique. Son caractère dialogique s’explicitant dans les réponses aux lettres : les non-réponses constituent effectivement une des causes possibles d’un entretien moindre de l’amour et paradoxalement d’un affaiblissement de l’imagination amoureuse voire d’un désamour. Barthes n’est pas le seul à survaloriser ainsi le rapport à l’image de l’autre. La correspondance entre banalité et sincérité

Bernard Bray introduisant un ensemble d’études sur la lettre d’amour249 sous une forme fragmentaire d’inspiration barthésienne, commence par relever un paradoxe constitutif au genre épistolaire amoureux :

Monotonie Ovide en a jadis fourni la théorie, Jacques Higelin aujourd’hui en confirme la pratique : la lettre d’amour

est un obligatoire élément de la scène amoureuse. Mais l’aspect répétitif des formules, le manque d’imagination des amants-épistoliers affligent le lecteur des recueils de lettres d’amour. Et il en paraît continuellement, de ces recueils ! quoi qu’en écrivent les journalistes inattentifs. Non seulement les mots sont les mêmes de siècle en siècle, d’un individu à l’autre, mais les répertoires d’idées, de situations, d’images, paraissent pauvres.

Est-ce affaire de sincérité ? Rousseau, puis Laclos l’ont affirmé ; l’écriture de la lettre (l’« arrangement » des mots) révèleraient l’authenticité ou l’inauthenticité des sentiments qui l’ont dictée250.

Mais ce critère est évidemment insuffisant. On peut exprimer des sentiments sincères dans des termes convenus –faute de talent littéraire. On peut inversement, avec quelque savoir-faire, exprimer des sentiments convenus dans un style original et convaincant. Il faut d’ailleurs toujours prendre en compte l’image du destinataire, dans toute sa complexité, pour évaluer la sincérité et la spontanéité –notions grossières qu’il convient de relativiser, de nuancer –du message amoureux.

Le lecteur des recueils, s’il est inattentif à ces détails, ne peut que se réfugier dans l’ironie, voire abandonner le livre par dégoût. « Amour, toujours… »

Passons sur le léger dédain de ce « propos » qui semble laisser percer quelque ironie tant à l’égard des « lectures ordinaires » qui se fient aux « notions grossières » pour faire leur jugement, qu’à celle des « productions ordinaires » dont « les journalistes » ne rendent même pas

248. S. Freud, Correspondance, 1873-1939, Paris, Gallimard, p. 39. 249. B. Bray, « Treize propos sur la lettre d’amour », Cahiers TEXTUEL, n° 24 (« La Lettre d’amour »), juin 1992, p. 9-17. 250. J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, seconde préface ; Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1re partie, lettre XXIII [note de Bray].

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CHAPITRE 5

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compte et dont il faut bien que le spécialiste du genre épistolaire amoureux s’inflige la lecture (« il en paraît continuellement, de ces recueils ! ») – dédain qu’accompagne une pointe à l’égard de certains « lecteurs » (c’est-à-dire « lecteurs professionnels ») qui seraient « inattentifs » aux « détails » significatifs et qui se réfugieraient dans « l’ironie », voire le « dégoût ». Paradoxe des études littéraires qui se consacrent à des corpus non canoniques ? L’intérêt pour ce corpus s’accompagne en effet parfois d’un certain dédain qu’endossent alors les lecteurs « ordinaires » puisque les textes se doivent de montrer toujours quelque intérêt que « le lecteur » (professionnel) dévoilera. Cet intérêt se résumant ici au fait que « la conservation et la publication de ces documents » que sont les lettres d’amour, n’aurait pour fonction que de démontrer « la pérennité d’un genre qui ne cesse de renaître de ses cendres251 ».

Mais le problème n’est-il pas mal posé, tant du point de vue du statut du corpus que de la problématique de sa lecture ? Cette remarque de Bray le prouve : « Quand on lit Albertine Sarrazin après Juliette Drouet, on n’en sait pas plus sur l’amour mais on en sait plus sur une vie, sur un tempérament, sur une culture, sur un style252 ». La « sincérité » et la « spontanéité » constituent peut-être des « notions grossières », mais elles n’intéressent pas moins tout lecteur de lettres d’amour, le destinataire comme le lecteur qui lit par-dessus son épaule. Pourquoi ? Parce que justement, s’agissant de l’amour –mais il en serait de même dans d’autres domaines d’activité humaine, c’est toute « une vie », tout « un tempérament », toute « une culture », tout « un style » qui s’y engouffrent. Ou alors notre intérêt, celui de tout lecteur, se portera sur autre chose que cette lettre, cette correspondance. S’agissant d’amour, « nous réclamons l’originalité de son expression », non parce que « ce sentiment lui-même, vite identifié » nous porte sur autre chose (« la vie » ; etc.), mais justement parce que tout passe par lui à ce moment-là. Ce que Marina Tsvetaieva situe très fortement à sa manière, sur laquelle nous reviendrons à la fin de ce chapitre : « Ainsi, chez moi, n’est une mesure ni de poids, ni de quantité, ni de durée, c’est une valeur de qualité : d’identité. […] – je vous aime ainsi253 ».

C’est en portant toute l’attention sur le « ainsi », sa « valeur de qualité » et « d’identité », il faudrait ajouter « d’altérité », que nous pouvons alors penser le continu de l’amour à « une vie », à « un tempérament », à « une culture », à « un style ». Ce qui éviterait de rater la spécificité de chaque lettre – même si certaines n’atteignent pas toujours un haut degré de spécificité ou, du moins, si cela demande un travail d’attention très élevé – au profit des « catégories » que Bray décline dans son troisième « propos ». Il postule alors qu’« il n’est pas difficile de classer les lettres d’amour selon la référence de leur contenu au bonheur à deux dessiné dans l’imagination ». Suivent quatorze « catégories » sans compter les « variantes imposées par l’âge, les situations sociales, le degré de familiarité254 », autant de variantes que souvent les lettres d’amour ne cessent justement de contester car, comme dit encore Tsvetaieva, de telles lettres sont « par-delà » :

Mon mode de communication préféré est le « par-delà » : c’est le rêve, le rêve nocturne. En second vient la correspondance. La lettre comme mode de communication du « par-delà » est moins parfaite que le rêve, mais les lois en sont les mêmes255.

Aussi faudrait-il refuser la problématique de Bray qui met la lettre d’amour, et l’amour par conséquent, pour l’essentiel dans une recherche de « lieux de rêve » (« synchrasie, fusion avec l’objet désiré qui ne peut se réaliser que dans un monde imaginaire, tel que celui de l’écriture », lequel se concrétise dans « une référence localisante »), qu’accompagne une temporalité qui occulte le présent au profit d’une « combinaison de prospectives et de rétrospectives256 ». On comprend alors que Bray préfère à telle expression d’Hélène Cixous (« Écrire : aimer,

251. B. Bray, « Treize propos sur la lettre d’amour », op. cit., p. 16. 252. Ibid., p. 10. 253. M. Tsvetaieva, Neuf lettres avec une dixième retenue et une onzième reçue, Clémence Hiver, 1985, p. 12. 254. B. Bray, « Treize propos sur la lettre d’amour », op. cit., p. 10 255. M. Tsvetaieva, lettre à Boris Pasternak du 19 novembre 1922, traduite par Ève Mailleret, dans Rilke, Pasternak, Tsvetaieva, Correspondance à trois, été 1926, Paris, Gallimard, 1983, p. 169. 256. B. Bray, « Treize propos sur la lettre d’amour », op. cit., p. 12.

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inséparables. Écrire est un geste de l’amour. Le Geste257 ») « une conception plus traditionnelle de la lettre d’amour » en ayant toutefois reconnu le fait que « les théories de l’intersubjectivité et de suffisantes réflexions sur l’image du destinataire » peuvent éclairer la question suivante « Toute lettre est-elle une lettre d’amour ? » :

Il existe certes des corrélations entre l’acte d’écrire et celui d’aimer, qui tous deux posent un sujet-destinateur actif et lui font diriger vers un objet-destinataire, avec des intentions conquérantes, des projections de sa personnalité258.

La problématique de Bray est celle d’un rapport sujet-objet hors langage qui met le sujet dans des catégories fortement psychologiques (« intentions » ; « projections » ; « personnalité ») et l’amour dans des catégories très viriles, si ce n’est guerrières… À aucun moment la dimension relationnelle n’est prise en compte autrement qu’à la considérer comme représentation ou d’un point de vue descriptif. C’est pourquoi Bray est particulièrement élogieux à l’égard de Barthes, soulevant alors le paradoxe qui pour nous montre l’aporie d’une telle critique :

Je t’écris donc tu dois reconnaître que j’existe, affirme l’épistolier. Je t’écris que je t’aime donc tu dois être sensible à mon amour, réclame l’amant-épistolier. Non seulement amant mais encore écrivain, anoblissant ses sentiments par la grâce du style, l’auteur de la lettre d’amour se pare supplémentairement d’un prestige littéraire qui fournit à sa cause l’efficacité d’un plaidoyer. La difficulté réside dans le fait que l’écrivain prend la place de l’amant. Roland Barthes décrit admirablement cette impasse dans l’article « Écrire » des Fragments d’un discours amoureux :

L’amour a certes partie liée avec mon langage (qui l’entretient), mais il ne peut se loger dans mon écriture, […] Ce qui bloque l’écriture amoureuse, c’est l’illusion d’expressivité.

Il faudrait donc considérer comme parallèles (et par conséquent éternellement séparées) l’activité de l’écrivain d’une part, la situation de l’amant que l’écrivain est censé décrire d’autre part.

Peut-on séparer la littérature de la vie, le poème de l’amour ? Concevoir leur inséparabilité demande de transformer la théorie du langage en passant de la figuration (« je m’arrêterai sur la figure de l’asymptote », propose Bray) à la relation, de l’expressivité à la subjectivation. En cela Barthes avait en partie raison : l’ écriture est bien bloquée par « l’illusion d’expressivité » –mais il s’agirait moins de l’écriture à proprement parler que de la lecture puisque l’écriture ne diffère pas des lettres d’amour qui « sont » bien plus qu’un « sensible fragment de la personnalité », comme dit Bray259, mais la personnalité même, le sujet même, sujet dans et par le langage, sujet-relation, sujet amoureux… Amoureux ou pas… puisque Rousseau et Laclos ont raison contre Bray : ce qui intéresse dans les lettres d’amour, c’est de savoir si elles sont sincères, spontanées, non parce qu’elles représenteraient une intention voie une personnalité mais parce qu’elles permettent de comprendre si ce que Tsvetaieva, encore elle, suggère est vrai (au sens de vérité d’expérience) –il suffit de lire combien la poète russe refuse tout « lieu », donc tout arrêt de l’amour, du langage, à une description, à une représentation, pour préférer la relation :

Je ne sais même pas : êtes-vous dans ma vie ? dans les espaces de mon âme –non. Mais là, aux abords de l’âme, dans ce certain entre : ciel et terre, âme et corps, chien et loup, dans l’avant-sommeil, dans l’après-rêve […].

Tant que je vous aime, vous me trouverez toujours entre vous et moi, ; jamais en vous, ou en moi. En chemin, comme un jet d’eau ou un train260.

C’est tout l’enjeu de ce chapitre : rechercher comment cet « entre » se construit, se découvre, se cherche dans les correspondances amoureuses, pas obligatoirement épistolaires d’ailleurs, en considérant toutefois l’activité du sujet amoureux, sujet du poème, comme une activité analogiquement comparable à celle de l’épistolier ou de l’épistolière. Car le continu du corps-langage est certainement à chercher dans cet « entre » de la relation épistolaire amoureuse dont tout poème prend les traits comme autant de flèches amoureuses qui tracent les chemins de la relation dans le langage, qui inventent un poème-relation.

Dans un premier temps, nous résoudrons une énigme pour la transformer aussitôt en problème : comment lier signature et relation sans pour autant réduire l’acte du paraphe à une

257. H. Cixous, « La Venue à l’écriture », dans H. Cixous, M. Gagnon, A. Leclerc, La Venue à l’écriture, UGE, 1977, p. 47 [note de Bray]. 258. B. Bray, « Treize propos sur la lettre d’amour », Cahiers TEXTUEL,op. cit., p. 13. 259. Ibid., p. 15. 260. M. Tsvetaieva, Neuf lettres…, op. cit., p. 7 et p. 17.

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simple appropriation ? Signer un poème comme signer une lettre en cherchant « sa » signature, c’est certainement resémantiser le nom propre comme force amoureuse. Puis, dans un second temps, nous lirons des œuvres qui semblent contradictoirement livrer une intimité, soit sous le couvert de clichés romantiques (Francis Dannemark), soit sous le couvert d’une liberté de ton affichée (Daniel Biga), afin de nous interroger sur les ruses possibles d’une rhétorique de la sincérité quand elle ne laisse pas le langage chercher sa propre vérité par ses propres moyens. Nous ne conclurons pas forcément sur une opposition tranchée entre une rhétorique et une poétique de la correspondance amoureuse car les ruses de celle-ci sont redoutables, ses mouvements inattendus, ses surprises toujours bienvenues. Enfin, dans un troisième temps, nous accompagnerons un long poème de Bernard Noël pour suivre dans l’écriture de ce poète l’échange que fait le poème comme dans la correspondance amoureuse entre les corps, les énonciations dans autant de mouvements que la relation l’exige. Nous conclurons ce chapitre en reprenant ce que nous avons seulement lancé incidemment avec Marina Tsvetaieva dans cette introduction et que Christine Planté nous aidera à mieux formuler : une « apologie de l’entre, du tendre (vers) », une « logique du don » que correspondre engage dans et par le poème-relation, la lettre amoureuse qui devient poème.

2. « Ton nom » signe le poème

Le tu est le (ou la) correspondant(e). Correspondre a deux sens : s’adresser à l’autre par correspondance, c’est-à-dire par écrit, et lui correspondre, c’est-à-dire lui convenir ou –en écoutant un moment l’étymologie – venir avec lui (ou elle), l’accompagner dans la vie. L’enjeu du tu dans le poème comme dans tout discours c’est de travailler à cette correspondance. Aimer dans et par le langage serait chercher la correspondance juste entre un je et un tu sachant justement qu’ils ne cessent de s’échanger des correspondances et donc qu’aucune correspondance n’est arrêtée : elle est toujours en train d’arriver ou de partir. L’enjeu du tu c’est alors de ne pas être arrêté car c’est le test des arrêts de la correspondance : soit sortie du langage, donc de la relation, soit désamour et donc arrêt du langage, de la relation si l’on accepte le fait que l’amour inclut bien autre chose que des déclarations d’amour… Jean-Pierre Sintive ou la relation en correspondance

Un livre paru en 1995 présente une énigme et surtout un problème. L’énigme est assez vite résolue ! Ce livre dont le titre est Aimer, a pour auteur « Ton

nom » et pour éditeur « Une maison », sans compter son copyright « Toi ». L’énigme se multiplie, mais il suffit de feuilleter le livre. Celui-ci mêle son texte à de nombreux dessins de Colette Deblé. Le dernier dessin comprend, en regard de la dernière page de texte (« Écris-moi / maintenant. »), cette adresse manuscrite : « Jean-Pierre Sintive BP 205 83300 Draguignan ». À cela s’ajoute le fait que le livre offre la liste des ouvrages « du même auteur » sans mentionner son nom. Or, si l’on dispose de l’un d’entre eux, alors l’énigme est définitivement levée : Jean-Pierre Sintive a bien publié en 1984 Dans les moments avec une préface de Bernard Noël… Et d’ailleurs Aimer est publié par l’éditeur Unes qui est « une [petite] maison » d’édition dirigée par le même Sintive.

Le problème reste entier. Car l’auteur, Sintive, si on l’a trouvé, s’est néanmoins volontairement effacé sous le nom « Ton nom ». C’est à cela, donc au-delà de la recherche de l’identité réelle de l’auteur, comme le serait celui de l’identité de la dédicataire (« à M. »), qu’il faut s’attacher pour penser ce qui, avec la signature, fait la relation. Et ce problème n’est en rien comparable à celui du pseudonyme : il s’agit ici d’une signature qui fait disparaître le nom propre pour lui substituer « Ton nom », c’est-à-dire un nom impossible, en tant que groupe nominal d’une part et d’autre part ne désignant pas une personne indépendante du procès énonciatif. Penser ce problème conduit à repenser ce qu’est toute signature, toute désignation de ce genre dans la relation scripturale et peut-être même dans la relation langagière, donc à tenir ce « Ton nom » comme un problème général de la relation et pas seulement comme un problème

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particulier lié à une expérience éditoriale fort singulière. S’y ajoute, ce qui montre bien que le problème emporte l’énigme, le fait que la page de titre renverse titre et auteur : « Aimer » signe un livre dont le titre est Ton Nom ! L’épigraphe de Sylvie Fabre G., « …d’elle dont le nom dit aimer… » ne dit-elle pas que le nom de l’auteur, le titre du livre mais également, puisqu’il s’agit d’aimer, le nom de l’aimée peuvent se renverser, permettre toutes les relations possibles entre termes aux places interchangeables ? Ne faut-il pas y ajouter tous les protagonistes possibles de la relation que vise ce livre : le lecteur appelé par l’auteur, tous les amants qui s’appellent, tous les sujets qui se nomment ?

Ce livre est comme une lettre. D’aucune façon il n’en reproduit stricto sensu les codes traditionnels mais en possède la force : il travaille toute la correspondance dans toutes ses potentialités. Sa clausule d’ailleurs explicite le statut du texte dans son ensemble : « Écris-moi / maintenant. » signifie bien que ce qui a été écrit jusqu’alors est une lettre qui demande réponse. Certes, si rien ne vient la dater ni la destiner explicitement à une personne, on est bien obligé de considérer, dans le système du livre, que le « tu » inaugural reprend la dédicace (« à M. ») tout comme le « je » reprend le nom de l’auteur (« Ton nom ») qu’une rapide enquête a pu débusquer… Mais le problème se verrait alors réduit à l’énigme et n’en serait plus un : il est pourtant maintenu par cette étrange disparition du nom propre, facilement identifiable en fin de compte, dans la signature auctoriale. Aussi, le problème se dédouble-t-il, tout en n’en faisant peut-être toujours qu’un : la disparition du nom propre de l’auteur sous la signature « Ton nom » s’ajoute à la disparition du nom propre signant la correspondance amoureuse. Le premier aspect du problème se rapportant certainement au second et ce problème se redoublant sans cesse puisque la page de titre renverse la première de couverture…

La clausule pose en effet ce continuel redoublement du problème. La demande est certes celle d’une réponse à une (première ?) lettre, mais elle peut également se lire comme l’injonction d’un sujet qui dorénavant ne pourra s’écrire, au sens d’advenir à et par la parole, que par l’autre : « écris-moi » équivalant à « je » ne sera écrit, n’adviendra, que par un « tu » réénonçant un « je » qui inclura le premier, du moins assurera sa continuité. Et cette clausule s’affiche bel et bien comme la reprise en boucle de l’attaque du livre : « Tu disais, je te dirai demain… » qu’on peut là aussi lire dans les deux sens qu’offre la formule de la promesse. « Je te dirai » signifie autant la promesse d’un dire à quelqu’un quelque chose (quelque déclaration… d’amour ?) que d’un dire quelqu’un, c’est-à-dire prononcer son existence ou plus certainement faire la relation qui établit son existence. Mais clausule comme attaque de la lettre viendraient attester le fait qu’une lettre est toujours une correspondance en cours et donc l’activité d’un sujet relationnel. Les remarques de Cécile Wajsbrot261, sous un titre emprunté à Marina Tsvetaieva262, posent ainsi trois caractéristiques concomitantes d’une telle relation :

Écrire une lettre c’est, autant que s’adresser à son correspondant, se mettre « à l’écoute de celui auquel nous nous adressons » (p. 194) ;

Toute lettre, même la première, « est une réponse à quelqu’un. Aussi, à un geste, une parole […], à une présence. Une présence trop forte ou pas assez, […], une essence de présence » (p. 195) ; ou, ce qui revient au même, « une lettre ne se comprend que dans un dialogue puisque –l’enveloppe est là pour le montrer –elle s’adresse à quelqu’un » (p. 198) ;

La correspondance est une activité de subjectivation qui pose un temps et un espace subjectifs propres puisque « cette position de suspens entre la question et la réponse, cet état d’entre-deux qui nous donne l’impression d’être en déséquilibre nous projette dans un espace qui se trouve entre chez soi et chez l’autre, qui n’est ni soi ni l’autre ni la boîte aux lettres ni la poste, qui n’est rien de tout cela mais autre chose, un lieu hors du temps, entre le passé d’une lettre écrite et l’avenir d’une lettre à recevoir » (p. 197) ; ce que Wajsbrot réénonce ainsi :

261. C. Wajsbrot, « Ainsi on attend la lettre », dans G. Cahen (dir.), La conversation, un art de l’instant, Autrement, « Mutations », janvier 1989. Je renvoie à cette contribution. 262. M. Tsvetaieva, « On n’attend pas ainsi les lettres / Ainsi on attend LA lettre », « Lettre du Nouvel An », Neuf lettres…, op. cit.

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Le temps du trajet, le temps de la lecture de l’autre, le temps qu’il accuse réception, nous lui sommes liés comme à nul autre, comme jamais, par ce lien invisible qui relie deux êtres qui sont en communication, en suspens, deux êtres dont l’un a laissé quelque chose chez l’autre. (p. 200)

La correspondance est de ce point de vue, comme la conversation, l’invention d’une liaison qui permet à deux individus d’établir une « assiette relationnelle commune » délimitant une « sphère d’existence », ainsi que le suggère François Flahaut263 qui souligne, à cette occasion, la distinction nécessaire entre une « conscience de soi » et ce « sentiment d’exister » que la conversation, et pour nous ici la correspondance, permet aux deux interlocuteurs, aux deux sujets qui ne sont donc pas les sujets que le cogito établit mais bien le sujet du discours, le sujet de la relation dans et par le langage : « Nous existons dans et par la même chose : la conversation qui nous lit » ( p. 69).

Toute la lettre de « Ton nom », Aimer, est la relation (narration et interaction) de ce « sentiment d’exister ». Les marques de la narration semblent tenir le texte depuis l’incipit (« Tu disais […] / Puis la nuit prit ta forme […] ») jusqu’à la clausule déjà cité, d’un passé à un présent. Toutefois, la narration n’est pas l’application des codes narratifs canoniques : la temporalité y est presque entièrement soumise à un présent de l’énonciation qui fait se dérouler dans une coïncidence forte la narration et l’énonciation. « Le temps est suspendu » est-il même indiqué au mitan du livre. Et un peu plus loin, l’indication que « Seul, l’instant est son mode » montre que la lettre est en effet la recherche d’un inaccompli infini car « Tous les temps la font rire : le présent, comme les autres ». La seule temporalité qui soit est donc celle qu’une relation, c’est-à-dire en l’occurrence une correspondance, établit : temporalité qui, ici, pose une activité à continuer sans arrêt, avec autant de reprises que nécessaire : « La soif de repartir en elle / me gagne une nouvelle fois ».

La clausule peut de ce point de vue être lue comme la demande d’une réponse non au présent d’un maintenant qui fixerait un instant mais d’un « maintenant » qui continuerait un « toujours maintenant ». Car la jubilation qui précède la clausule (« J’ai trouvé / nous sommes perdus »), si elle indique l’impossible finalisation de la relation –il n’y a pas de récit avec sa fin, ni d’interaction avec sa clôture –, pose également que l’identité de la relation est introuvable puisqu’elle est pure altérité : se perdre c’est se trouver parce que la relation n’est ni la location d’une habitation, d’un espace délimité, ni la propriété d’un bail, d’un temps borné… L’espace de la relation dans Aimer est une pure circulation :

Je descends par notre gorge. En brasse, je regagne ta bouche […] Le soleil m’y invite Faisant rougir son sexe. C’est le chemin pour gagner l’ombre murmure-t-il Je le suis. La circulation n’est pas seulement linéaire mais souvent reprise, mouvement pur dans les

renversements qui peuvent multiplier les métamorphoses : La paronomase du lit à l’île est aussi l’inversion des corps : « Tu es entrée dedans /

ensemble, nous rentrerons en toi. » Et voir fait le vivre : « Je te vis » ; Les bras qui font la brasse (« En brasse, je regagne ta bouche ») continuent leur

mouvement dans les battements du cœur : « Je me baigne profond / […] / De l’intérieur j’enlace ton cœur / nous avons les mêmes battements. // Nos bras, eux aussi, se contractent. »

21. F. Flahaut, « Une manière d’être à plusieurs », dans G. Cahen (dir.), La Conversation, un art de l’instant, op. cit., p. 70-71.

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Les corps des amoureux font le corps de la relation : « Tes seins sont deux nids. / […] / Du dehors, tu les caresses pour voir / et du même coup tu me touches, me renverses. // Tu ris beaucoup de me savoir en toi. »

Mais le corps de la relation n’est pas un corps fusionnel, plutôt un corps qui fait le continu des corps, des activités, des énonciations : « Choisis une langue, des mots / et je les écrirai pour toi. » Et : « C’est à présent toi / qui continues d’écrire. / Tu es ma pensée. »

La métamorphose que produisent les renversements langagiers du poème est d’abord celle d’une scène fondatrice, du moins originelle. Faire la relation historicise forcément la scène biblique du jardin d’Eden :

Tu es là-bas dans le jardin très droite, grappillant des fruits qui coulent en mon palais. Tes hanches sont pierres levées. Manger doit être amour m’avais-tu dit le premier jour. Aucune chute autre que celle d’une nutrition réciproque : l’acte amoureux est comme

l’acte nutritionnel : on s’aime, on se mange parce que : Ton nom je le serre en moi. Du désordre de ses lettres je me nourris. Tu es entrée dedans ensemble, nous rentrerons en toi. La circulation enfin est aussi diffusion, expansion infinie : « La terre a son parfum / toutes

les routes, son nom. // Le savoir disperse le centre. » Cette dispersion qui, au passage, réécrit également le récit du fruit de l’arbre de la connaissance au jardin d’Eden, est un abandon : « Ne plus vouloir rien retenir / cesser d’apprendre. » Aucun savoir, aucune maîtrise ne peuvent arrêter la relation : elle exige même de multiples abandons : « La vue aussi m’abandonne / […] // Tant de choses / encore inutiles. »

La lettre inscrit une règle de vie (« Ne vivre que dans l’adoration ») qu’on ne confondra pas avec une sacralisation : l’adoration est d’abord l’adresse à quelqu’un ; et si l’adoration devient prière de vénération, elle n’en reste pas moins adresse, correspondance, relation. Le poème de « Ton nom » est explicite à ce sujet quand il fait suivre cette règle par un oubli et un refus de toute sacralisation, distanciation, représentation :

Oubliée la poésie de toute façon trop distante. La peinture qui ne peut qu’ébaucher l’amour. L’image, encore trop balbutiante. Quant à la représentation, je l’ai toujours vomie. – Tu as parlé ? L’adoration est cette question qui ne demande que la parole, c’est-à-dire qui interroge

autant l’autre pour lui demander réponse que sa propre parole pour lui demander l’écoute. La relation n’est pas le passage (infranchissable dès que la sacralisation s’en mêle) d’une parole messagère mais le lien interne à toute parole qui en fait et une adresse et une écoute, l’adresse d’une écoute et l’écoute d’une adresse, un sujet de la relation : « Où est nous ? // J’ai trouvé / nous sommes perdus. »

Perdre son nom dans la signature ou gagner la relation dans « ton nom »

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CHAPITRE 5

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Il est nécessaire d’éclairer le problème qui reste vif au long de ce livre dont la signature (« Ton nom » ou « Aimer ») constitue une place disponible pour toutes les circonstances relationnelles et en même temps une place implacablement et irrémédiablement unique. À cette fin, on peut observer une correspondance amoureuse singulière et un aspect déjà largement étudié de celle-ci : les lettres de Franz Kafka à Milena Jesenskà et les signatures de Kafka, leur transformation voire leur effacement264. L’interprétation la plus récente proposée par Christian Bank Pedersen se range dans la tradition qui situe la correspondance amoureuse dans la déploration du manque en redoublant cette lecture par la postulation kafkaïenne d’une défaillance absolue, d’un absolu de la défaillance :

Pour Franz Kafka ainsi que pour Victor Hugo265, la lettre regarde, dans tous les sens et emphatiquement, l’autre et le manque de cet autre même. Mais si la lettre dans la perspective de Victor Hugo semble se créer en tant qu’un négatif provisoire qui, plus profondément, veut être la présentation de l’espace d’une promesse positive pour les sujets concernés – j’ai été là, et j’y arriverai encore –, la lettre de Kafka, à l’inverse, semble remplir la lettre : ici, il y a la lettre de la lettre et apparemment rien d’autre. À travers la circonscription hugolienne d’une femme absente mais silencieusement tangible, les mots sont expédiés pour faire briller et frémir l’excitation d’un délai érotique. Dans l’épuisement spectral de la lettre kafkaïenne l’absence semble se nourrir avidement de son propre mouvement vers un étrange être de la négativité même : la vie d’un manque. La seule possibilité pour un toucher semble être l’impossibilité d’un toucher : lettre. Dans l’univers de Franz Kafka on s’écrit, et cette écriture –de soi-même dans et à travers l’autre, de l’autre dans et à travers soi –est une forme de noli me tangere toujours déjà brisée. Qu’est-ce qu’une lettre dans ce monde ? « ein Verkehr mit Gespenstern undzwar nicht nur mit dem Gespenst des Adressaten, sondern auch mit dem eigenen Gespenst...» [« un commerce avec des spectres et non seulement avec le spectre du destinataire, mais aussi avec le spectre propre266… »]. Aucune vie ne semble survivre dans l’écrit. C’est seulement dans l’écriture qu’on se présente en respirant l’air particulier des spectres. C’est ainsi qu’on est. C’est cela, qu’on est. L’œuvre de Kafka. Si on écrit que le baiser est écrit, il va peut-être justement –malgré tout, et par l’effet d’une absence retournée vers elle-même –arriver à trouver son lieu. Un lieu à la fois hors de portée des spectres de l’écriture et situé dans la lettre de la lettre. (p. 106)

Cette lecture de la correspondance de Kafka poursuit les déshistoricisations et resacralisations que signalait Henri Meschonnic dans Le Signe et le poème267 notant qu’« une judéité, qui s’est amplifiée de l’écho de Kafka, a perdu de plus en plus une définition qu’elle n’avait eu que comme culture, et non littérature, en passant par Blanchot et Derrida, en se délettrant de Jabès qui, habilement, lui a formulé son statut apocryphe d’écriture pure. » Il y a donc, avec ce problème des signatures, une sacralisation des jeux de la lettre dans la lettre et, conséquemment une déshistoricisation de l’activité relationnelle que la lettre fait dans et par le langage hors de tout psychologisme. Qu’en signature, un « pro-nom » (sic) (« Dein ») prenne la place du nom (« Franz Kafka »), ne signifie pas une « autosuppression à travers laquelle le sujet se pose en tant que la possession de l’autre : il, le nom s’est effacé, est maintenant à elle » (p. 109). La relation épistolaire amoureuse y est conçue alors comme une réduction du langage à un

22. Sur cette question : Christian Bank Pedersen, « Noms spectraux, littérature en correspondance. Sur les signatures de Franz Kafka dans les lettres à Milena Jesenskà », Poétique, n° 125, février 2001, p. 105-123 [les références vont maintenant à cet article] ; Mark Anderson, « Kafka’s Unsigned Letters : A Reinterpretation of the Correspondance with Milena », Modern Language Notes, vol. 98, n° 3, avril 1983, p. 384-399 ; Jean-Michel Rey, Quelqu’un danse. Les noms de Franz Kafka, Lille, Presses universitaires de Lille, 1985 (en particulier p. 122-124) ; Gerhard Neumann, « Nachrichten vom „Pontus“. Das Problem der Kunst im Werk Franz Kafkas », in Franz Kafka : Schriftverkehr, éd. Wolf Kittler et Gerhard Neumann, Fribourg, Rombach Verlag, 1990, p. 164-199. 265. Bank Pedersen commence en comparant les deux fragments suivants : « Une lettre, c’est un baiser qu’on s’envoie par la poste. Quand je suis là, à quoi bon le facteur ? » (Victor Hugo, Lettres à Juliette Drouet. 1833-1883, Genève, Ed. Jean Gaudon (sans datation), p. 46) et « Les baisers écrits ne parviennent pas à leur lieu, mais sont bus par les spectres en route » (Franz Kafka, LM, p. 267). 1. BM, p. 316 ; LM, p. 267 [note de Bank Pedersen qui fait référence à Franz Kafka, Briefe an Milena (BM), éd. Jürgen Born et Michael Müller, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1986, et à Franz Kafka, Lettres à Milena (LM), édition revue et augmentée, traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, textes complémentaires traduits par Claude David, Paris, Gallimard, 1997. L’auteur précise qu’il modifie parfois les traductions de cette édition.] 2. H. Meschonnic, Le Signe et le poème, Paris, Gallimard, 1975, p. 502. Pour la situation générale faite à Kafka en traduction, voir H. Meschonnic, « La femme cachée dans le texte de Kafka », Texte, « Traduction / textualité. Text / Translatability », Toronto, 1985, n° 4 (repris dans Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 319- 342).

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instrument plus ou moins défaillant qui exprime l’état de « sujets » visant la « possession ». Une telle réduction ne peut pas voir ni entendre la subjectivation à l’œuvre. Cette instrumentalisation ne peut alors écouter ce que fait la dénomination dans la signature : elle confond la perte du nom propre avec la perte de toute dénomination. Quand Kafka, dans sa lettre à Milena du 15 juin 1920, ajoute en post-scriptum une parenthèse glosant la nouvelle signature (« À toi / (maintenant je perds aussi le nom, il est devenu de plus en plus court et maintenant il s’appelle : À toi) »), Bank Pedersen considère que « l’auteur y pose ou présente la perte de son nom » (p. 108). Mais, ce que Kafka écrit ici, c’est l’impossibilité de posséder un nom en propre, indépendamment d’une relation langagière. « Mon nom » n’existe pas autrement qu’en étant « ton nom » : aussi le mouvement d’une dépossession que fait la relation est-il toujours à poursuivre. Si « mon nom » indique qu’il ne peut être appelé qu’en étant « ton nom », il ne se transforme pas pour autant en une « possession de l’autre » (p. 109) ! Tout le commentaire de Bank Pedersen vise au demeurant de tels achèvements : quand Kafka signe sa lettre à Milena, Kafka n’effectue pas « l’achèvement de son écriture » ! C’est plutôt un prolongement, un infini de l’écriture. Le « À toi » est un passage de l’écriture, passage d’un sujet de l’écriture, sujet de la relation qui ne peut s’arrêter mais seulement se poursuivre, se continuer.

Il faut aller encore plus loin dans la logique de cette interprétation qui réduit le Dein de Kafka à une possession/dépossession, réduisant la marque du possessif au référent de la possession, au signe alors qu’il est signifiance d’un passage, d’un affect et non d’une affectation, d’un destin. Cette logique conduit Bank Pedersen à évoquer une complète désubjectivation dans la disparition des signatures :

[…] tout « est » l’écriture propre du nom, l’écriture propre au nom : le propre nom propre de l’écriture, à savoir plus rien, silence, forêt profonde. (p. 115)

La dernière lettre évoquée par Bank Pedersen, dans laquelle Kafka reproduit un dessin qui forme la lettre K ou/et la lettre X en l’entourant du commentaire suivant : « le dessin [Zeichnung] est à peu près comme ça : / [dessin] une énigme difficile [schweres] / d’une [de l’] image [Bilderrätsel] » (p. 117), ne vise à signaler que :

[…] ce qui est écrit par Kafka est juste le signe de Kafka, juste le signe pour Kafka comme seul Kafka est capable de l’écrire –en tant qu’exactement sa singularité –, mais c’est aussi le signe de, et pour, ce qui n’a pas de nom. Le point de l’inconnu par excellence : là où tout peut avoir lieu, là où tout autre peut toujours se présenter –et se présente toujours –en combinaisons, permutations et métamorphoses à l’infini. Le dessin répété par la main de Franz Kafka est une équation écrite qui, quoique élémentaire, ne se résout jamais : [K]ein schweres Bilderrätsel, X, ich comme démiurge auto-effaçant, singularité variable, littérature. (p. 119)

Ce qui montre bien que toute l’interprétation est prise au piège du signe. Le signe y devient l’équivalent d’une « équation » impossible que l’image offrirait dans son énigme : « effacer et affirmer , affirmer et effacer » (p. 118). Ce battement d’une présence-absence serait alors le cœur d’un sujet hors sujet, d’un sujet hors subjectivation, quasiment hors langage : il s’agirait en effet de « céder, à chaque instant, sa place à ce qui n’exprime ni n’épuise l’énigme –et qui n’est pas épuisé par cette image de l’énigme et cette énigme de l’image en tant que telle(s) –, mais qui l’est : littérature » (ibid.). La littérature réduite à la lettre, à l’image… et donc le sujet mis hors sujet du langage ou revenant comme un monstre (« démiurge ») avalant tout sujet : destin anthropophage d’un signe avalant tout sujet. Aussi, le « personne » qu’in fine invoque Bank Pedersen n’est-il pas le sujet de la relation qui voyage dans le continu du discours et des discours, de la correspondance et du poème, mais le signe de l’absence de sujet « dans la forêt, étendu sur la lettre, à côté de l’autre » (p. 119)268. Tout le contraire de ce don du nom dont parle Kafka se comparant à Robinson (« Je serais plus Robinson que lui ») dans la dernière citation faite par Bank Pedersen : « […] moi je n’aurais rien, pas même le nom, je te l’ai donné aussi. »

268. C. Bank Pedersen reprend un passage d’une lettre à Milena (16 juillet 1920) qu’il cite en épigraphe : « Ainsi, je n’ai écrit qu’une demi-page et suis de nouveau chez toi, étendu sur la lettre, comme j’étais étendu à côté de toi alors dans la forêt. » (p. 105). Bien évidemment, le jeu de mot de la lettre (de la correspondance) à la lettre (signe de la littérature) n’est pas chez Kafka ! Si la lettre y est le lit de la relation (la comparaison métaphorise autant qu’elle dématophorise puisque « coucher sur le papier » est une manière aussi de s’abandonner, de se perdre), ce lit n’est pas le blanc du papier mais l’obscur de la forêt…

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CHAPITRE 5

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Évoquons aussi ces « fantômes » (ou « spectres » [« den Gespernstern »]) dont parle Kafka dans une lettre à Milena, au sujet de la correspondance elle-même269 :

[…] c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre. […]

Écrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce geste avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement.

Ils permettent de relire également le poème signé « Ton Nom ». Ces doubles sont bien pour Kafka les doubles d’une vraie vie : les sujets de la relation. Kafka ne retire pas à cette découverte sa force terrifiante pour les conceptions habituelles, mais aussi pour ce qui pourrait asseoir, assoupir la correspondance, la relation. Aucun lieu ne peut asseoir une telle relation et certainement pas la littérature, sa lettre voire la lettre s’absentant même du nom… contrairement à ce que martèle Bank Pedersen. Si lieu il peut y avoir, c’est « la forêt profonde » que Kafka juxtapose à « plus rien, silence » dans la lettre du 29 juillet 1920 : cette même forêt que le poème Aimer évoque quand le rapport amoureux invite à prendre « le chemin pour gagner l’ombre » :

Elle est comme bordée d’arbres un feuillage tremble sous sa peau. La forêt est haute. Il n’est pas lâche de se perdre. Cette perte est ce dénudement dont parle Kafka ; cette perte est dans l’abandon, l’errance

amoureuse que fait l’écriture-relation où il y a un « Ne plus chercher / ce qu’est chercher » puisque les baisers ne parviennent pas à destination car :

Manger doit être amour m’avais-tu dit le premier jour. Cette faim et cette nourriture permettent, dit Kafka, une fabuleuse multiplication. Ce que

Aimer suggérait, mais surtout ce que « Ton nom » suggère encore plus puisque c’est l’infini de la relation qui est ainsi appelé : l’infini de la correspondance, de l’adresse qui est l’écoute infinie où résonne cette pensée :

Que doit penser la dernière feuille tombée à l’automne ? Qu’elle va mourir comme la première mais d’une façon si différente ayant cru à l’éternité. « Ton nom » est bien l’équivalent d’un toujours que fait entendre la signature kafkaienne

Dein. Le poème de la correspondance amoureuse est l’échange des noms qui ne peuvent plus signer autrement qu’en abandonnant la signature à la relation elle-même, au sujet de la relation, au discours où se renversent toutes les assignations, les signes mêmes, les baisers : rien ne s’envoie d’autre que l’envoi, l’adresse, qui se multiplie à l’infini, envahissant toute la correspondance. La lettre amoureuse se fait poème de la relation depuis son adresse… jusqu’à sa signature.

3. Correspondre : la relation prise dans les messages

Des livres de poèmes disent qu’ils mettent la relation dans la lettre : inscription plus qu’adresse et signature. Tiennent-ils le pari d’élargir ce qui se fait entre ? Nous allons l’observer avec deux livres qui semblent aux antipodes l’un de l’autre par leur apparence stylistique, leur construction, leur vocabulaire, leur thématique même –tout cela pour garder les catégories traditionnelles. La première raison qui nous demande de les observer ensemble tient au fait qu’ils sont publiés chez le même éditeur (Cadex éditions) ; ce qui peut ouvrir la question des politiques

269. Cité par C. Wajsbrot, article déjà cité, p. 208.

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éditoriales que nous ne traiterons toutefois pas en tant que tel puisque, sur ce plan comme sur d’autres de l’activité poétique, le fil qui tient la trame c’est le poème et le continu qui s’en suit est d’abord à construire par une poétique des œuvres. La seconde raison vient compléter une réflexion sur l’édition des œuvres dites poétiques puisque l’un et l’autre ouvrage sont accompagnés d’illustrations, plus précisément de reproductions d’œuvres d’artistes. Paradoxalement, le livre qui, ne serait-ce que par son titre, semble ne pas offusquer le lecteur conservateur, propose des photographies et donc un support assez peu utilisé dans l’accompagnement des poèmes même si depuis Breton de nombreuses expériences ont été réalisées dans ce domaine. L’autre livre propose un accompagnement de dessins qui passeraient pour des études académiques au fusain ou à la plume, si leur auteur, Ernest Pignon-Ernest, n’était, par ses performances artistiques in situ, répertorié dans une certaine avant-garde, et si les scènes érotiques ne s’exposaient dans la tradition maintenant connue de l’hyperréalisme. Mais les photographies de Valérie Smith qui cadrent l’épaule d’un corps féminin tenant avec beaucoup de préciosité une cigarette du bout des doigts d’une main allongée et baguée, font preuve elles d’un bel académisme : le noir et blanc, la lumière sur une peau qui la reflète, le cadrage sur un mouvement du corps en font une galerie de statuaire plus que de corps vivant. Là encore, paradoxalement, l’interprétation quasi photographique du visible de Pignon-Ernest l’emporterait sur les photographies de Smith du point de vue d’une quelconque intention scandaleuse… Donc, sans ignorer l’ensemble du dispositif que le livre de poèmes met en place (édition, accompagnement artistique), dirigeons notre attention sur les textes pour y observer la tension entre le message délibérément mis en avant et l’activité relationnelle que le message d’une correspondance ouvertement relationnelle cherche à développer, que peut-être il atténue, repousse voire éteint. Notre hypothèse est que, dans l’un et l’autre cas, cette visibilité du message montre l’obscénité des dispositifs d’une correspondance qui ne permet pas d’élargir ce qui se fait « entre » mais le rapporte à une communication plus qu’à une relation, à une inscription plus qu’à une correspondance. Plus pour que par : correspondre dans des lieux communs

Nous aurions pu consacrer une attention particulière à la dédicace qui, autant que la lettre, fait explicitement intervenir la relation dans la lecture si ce n’est dans l’écriture. Aussi contentons-nous d’une seule dédicace qui ouvre emblématiquement un livre dont le statut générique semble poser problème à son auteur. Le livre de Francis Dannemark (né en 1955)270 joue en effet des incertitudes généralement entretenues dès qu’il est question du genre épistolaire. Lisons donc la dédicace que l’auteur fait à « Fabienne » :

Fabienne, Ces poèmes, avant d’être des poèmes, sont des lettres ; elles n’étaient pas destinées à être publiées. Elles

le sont pour le plaisir de te les offrir à nouveau aussi parce que je suis écrivain. Parce que je suis ton écrivain : celui qui t’écrit, comme on dirait celui qui te peint, qui trouve bonheur à

fixer sur du papier quelque chose de toi et de nous. Je suis celui qui t’adresse des lettres, des phrases, des vœux, espérant à chaque fois que ces mots, qui définitivement t’appartiennent, te font ce que me fait ta voix.

Le genre hybride est donc revendiqué, poèmes et lettres, avec toutefois une diachronie interne qui pose des lettres devenues des poèmes : la différence se faisant par la publication. En effet, il s’agit de l’entrée dans le domaine public d’une activité qu’une correspondance privée jusque là avait pour vocation de réaliser : faire à quelqu’un par l’écriture ce que fait la voix de cette personne à son acteur. Plus précisément, le don est réengagé pour une raison que la lettre ne permettait pas de justifier et que seul le poème requiert. En effet, c’est parce qu’il est « écrivain » et, plus précisément, l’écrivain de la personne aimée que la publication a lieu « pour le plaisir de les [lui] offrir à nouveau ». Redéfinition du genre épistolaire par le poème ? Mais Dannemark, malheureusement, rabat aussitôt cette activité d’écriture de l’autre (« celui qui t’écrit ») sur son unique dimension descriptive. Certes, il fait référence à l’ut pictura poesis d’Horace qui, nous le savons après Michel Deguy, est tout entier « trans-position » plus que mimétisme. Reste qu’il met cette activité poétique qui « t’écrit » dans un arrêt, une fixation (« fixer sur ») dont on entend

270. F. Dannemark, Poèmes et lettres d’amour, Saussines, Cadex éditions, 1997.

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CHAPITRE 5

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bien la dimension mémorielle, une impression (« sur le papier ») de « quelque chose de toi et de nous », donc dans une objectivation plus que dans un procès de subjectivation. Certes le « nous » est aussitôt convoqué à la suite du « toi » et suggère que la relation est au principe d’une telle fixation, mais elle s’y retrouve comme prise dans les rets d’un « quelque chose de », donc dans une captation-appropriation unidimensionnelle. N’oublions pas le très beau motif final qui vient faire se répondre ce que font les voix ! Si les « catégories » de l’adresse amoureuse peuvent se décliner en « lettres », « phrases », « vœux », elles se ramènent toutefois toujours à des « mots » dont Dannemark voit bien qu’ils sont actifs. Soit il faut considérer ces « mots » comme des missives et comprendre alors le sens actif parce que discursif de ces « mots », soit Dannemark répète l’unité représentative ordinaire du discours et postule une mystérieuse et inaccessible activité de ces « mots », l’activité d’un discours étant tout autant entre que dans les mots. Ce que suggère d’ailleurs l’évocation de « ta voix » qui semble le comparant que Dannemark se donne comme le plus actif. Cependant il faut bien considérer cette voix autrement que « sur du papier ». Aussi l’échange reste inégal et la relation mal engagée même si « ces mots » appartiennent à la destinatrice. La dédicace ne suffit pas pour montrer que l’échange est inégal. Il faut aller voir de plus près « ces mots » sur, au moins, quelques fragments.

Ce poème (cette lettre ?) dit « précisément » et « précieusement » ce que fait Dannemark : il s’interroge avant tout sur lui-même ou, plutôt, son narrateur ne cesse d’écouter ce qu’il fait et dit, plus qu’il ne se met à l’écoute. Cela commence par l’auto-érotisme de l’appel qui certes peut faire entendre le prénom de la bien-aimée (« Fabienne » et « fonte des neiges »), mais qui laisse entendre un soliloque (« je me dis ») ouvrant l’interlocution apparemment recherchée par un rapport déséquilibré : « compter pour » est-il le réciproque d’« exister pour » quand le quantitatif vient contrebalancer le qualitatif – à moins que ce ne soit l’expérientiel face à l’ontologique ou le familier devant le soutenu – ? Certes, la première demande concerne les « mots » de l’aimée mais ce sont les « mots » que « disent [ses] mains » et non sa bouche… La diction de l’aimée est d’ailleurs vite rapportée aux battements du cœur, étant entendu que le tour métaphorique ne sauve pas cette réduction du rythme à la répétition puisque la demande s’adresse sans détour à ce qu’elle attend : les intermittences du cœur… pendant que l’amour peut prendre bien d’autres chemins, organes, voies et rythmes. C’est qu’en effet les résonances de l’altérité finissent trop souvent dans le binaire (bruit des pas) ou dans le cliché sentimental :

Ta peau de poivre doux, d’herbe d’été, a le goût du septième paradis, de la toute première lune accrochée aux flancs du ciel. (p. 11) S’écoutant écrire, l’écrivain-amant cherche plus qu’un lieu où s’arrêter : « au creux du

ventre », il fait alors la « fête » (p. 32). Le « vent » y rime avec les « cheveux », le « cœur » avec les « splendeurs du jour » : mais Dannemark ne nous propose que des « collection(s) complète(s) », trop complètes. Collection de clichés : l’eau est ronde, le fruit frais et à mettre en bouche, les campagnes vertes et les villes apprivoisées, le soleil par-dessus tout cela. Et, quand il blasonne, Dannemark commence par dire qu’il possède (« J’ai […] ») puis par continuer à collectionner les clichés : les seins lisses, la peau qui sent bon, les cuisses en cascade, les cils en filtre et la main qui « bat la mesure » pour rythmer l’ensemble dans le « meilleur des temps » et des tempos que connaisse Dannemark : le binaire qui met l’amour dans la fête même quand les larmes affleurent, et l’amante dans le paysage ou dans le langage réduit à l’alphabet. Le « toujours » vient sans doute construire une temporalité unique, autant de recommencements que de jours, mais on revient vite à une spécularité (« te voir ») qui met le temps de l’amour non dans l’histoire d’un toujours mais dans l’image d’une permanence.

J’ai ta voix dans l’oreille et je n’écrirais pas sans elle, je n’écrirais pas sans espérer que ce peu de moi que je case sur papier mettra un peu d’émoi sur ta peau, près du sein gauche préféré. (p. 12)

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CORRESPONDRE

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La possession, l’impression (« j’ai ta voix » ; « sur ta peau ») –c’est-à-dire le résultat, le produit de l’activité relationnelle, amoureuse, épistolaire –semblent, pour Dannemark, plus importantes que la relation, qui met au défi toute possession et que le poème lui-même que rien, et certainement pas l’impression, n’assure d’être poème –combien de « poèmes » s’impriment qui n’en sont pas mais aussi combien de « frissons » émotionnels sont ressentis sans que l’amour en soit la cause puisque ni la publication ni l’émotion ne confèrent une quelconque valeur sûre à ce qui arrive.

Je garde des mots d’amour, mon amour, pour ton retour et ton oreille. (p. 17) Dans une heure je lui dirai qu’elle est belle et que j’ai écrit pour elle quelques phrases dans le carnet bleu du temps qui dure. (p. 24) Dannemark insiste : « Voilà, c’est pour toi » (p. 12) et indique bien qu’il écrit plus pour

que par. Barthes dans la « Table » de ses Fragments d’un discours amoureux notait pour titre du sixième moment du fragment « La dédicace » : « Inscrire, non donner ». Dannemark appliquerait plutôt bien ce programme si nous ne lisions précisément ce que Barthes écrit puisque, pour lui, « la dédicace amoureuse est impossible (je ne me contenterai pas d’une suscription mondaine, feignant de te dédicacer un ouvrage qui nous échappe à tous deux) ». Et si Barthes justifie cette impossibilité par le fait que « l’autre […] s’est inscrit dans le texte », reprenant le topos de la « trace » puis celui de l’« objet », il n’en suggère pas moins que cette « présence dans le texte », « c’est celle d’une force271 » : nous sommes alors bien loin d’une inscription et beaucoup plus proche d’une relation.

Mais n’aurions nous pas pris assez au sérieux un Dannemark qui dit : Je sais maintenant qu’on peut dire je t’aime en ne disant rien, et si je jette néanmoins quelques mots sur du papier c’est pour l’écho, ce jeu d’enfant. (p. 35) Il arrive que le sujet du poème advienne sans qu’on y prenne garde : l’enfant de l’écho. Ce

qui s’accorde avec le résumé par Jean-Marie Klinkenberg de sa lecture de Poèmes et lettres d’amour en ces termes : « longue évocation lyrique272». « Longue » indique qu’il y a des « longueurs » et « évocation » dit bien que si « l’essentiel qui est l’amour » est « constamment présent », il est seulement « évoqué »… Le dit plus que le dire en osant le faire

Le livre de Daniel Biga273 (né en 1940) pourrait rappeler par son titre Portrait d’une Dame d’Alain Frontier274 puisqu’il s’agit d’un recueil de « dits d’elle », ces « dits » sont toutefois intégrés le plus souvent dans des petites scènes dialogiques, du moins sont-ils accompagnés de « dits » de lui :

Tu es mon petit bip sonore dit-il * ma perle – dit-il – j’ai envie de t’enfiler ! « derrière mes yeux fermés des papillons volent »

271. R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 93-94. 272. J.-M. Klinkenberg, « Dannemark Francis », dans M. Jarrety (éd.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit. 273. D. Biga, Dits d’elle, Saussine, Cadex, 2000 [nous avons scrupuleusement respecté l’orthographe, la typographie des textes de Biga et ne nous sommes permis que quelques sic tout en sachant bien que Biga sait qu’il a plus d’une faute à se faire pardonner pour son plus grand plaisir d’iconoclaste performeur]. 274. A. Frontier, Portrait d’une Dame (fiction), op. cit. (voir chapitre 3).

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dit-elle je t’épingle à mon bout comme un papillon déployé dit-il * « Qu’ils sont beaux tes petits Amoretti morbidi ! » soupire-t-elle il y en a deux par paquet rétorque-t-il « petite branche de fenouil ma gentille merguez ma sardine à moi ! » dit-elle « nos pas glissent sur la piste » dit-elle « l’alcool sec d’un baiser ça grise » dit-elle * (ouvrant sa braguette) « Ma petite pine ma joli copine à moi » dit-elle « Ouf ! comme elle est grosse ! ouf ! comme elle est raide ! » dit-elle « je mouille tu bandes nous nous lions nous remuons » dit-elle c’est le bicou qui m’a sauvé reconnaît-il (p. 14-16) L’énonciation fait alterner paroles d’elle et de lui mais les troisièmes personnes servent

seulement à un narrateur qui passe bien pour un « je » intégrant les paroles d’un « tu » dans un collage de moments langagiers très courts, très crus dont le prosaïsme fait justement tout le pari : comment faire un livre avec de tels fragments ? Non parce que comme « dit-elle », « il y a des dits d’elle / qui sont vraiment hard » (p. 51) mais plus certainement parce que « en tout cas / tout ça c’est bien gentil… / mais ça ne fait pas un livre ! // – mais si ! (dit-il) » (p. 53). Et cette dernière parole, pur performatif puisqu’elle s’identifie avec le fait que le livre en train de se lire est forcément « fait », montrerait que, comme chez Dannemark, toute la valeur de la correspondance (ici, du poème comme livre) tient à son impression, à sa publication. Toutefois, Biga suggère explicitement, dans les fragments qui précèdent ce final, une triple motivation : celle d’une lecture à haute voix lors d’une « soirée Éros » (p. 51), celle d’une généalogie qui ferait de Rabelais et de Martial deux figures tutélaires d’un combat littéraire contre « l’hypocrisie » (p. 52) et enfin, une troisième motivation prolongeant la précédente, celle d’un refus de « toute cette poésie amoureuse gnangnan / de toutes ces métaphores… comment dire ? /

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(– à la mords-moi-le-nœud ? suggère-t-il ?) / si tu veux !… des métaphores si usées… / qui encore au 19e siècle pouvaient se comprendre / mais aujourd’hui… c’est catastrophique ! » (p. 52). Ces motivations explicites se prolongent par des incises qui montrent que Biga ne reproduit pas simplement des scènes ordinaires puisque l’ordinaire y est celui d’un « poète » – ordinaire qui montrerait que les poètes maudits ont la vie bien remplie (lecture, foie gras et copulation) :

« Un beau poème de Jean Follain ça remplit comme du bon foie gras comme ta belle bite à des niveaux différents –mais alors je pensais : se faire mettre par la bite d’un poète après avoir mangé du foie gras et bu du vin de pêche c’est un summum dit-elle (p. 18) Le « summum » n’est-il pas aussi de voir publier sous forme de poèmes ses « dits » ? Car

tout est dans la forme : la justification centré des lignes confère à ces fragments d’interactions quotidiennes plutôt intimes, une apparence de haïku auquel le même Biga semble attaché – pour la forme, faut-il ajouter dans tous les sens du terme, même si un petit recueil nous apparaît comme une réussite du genre, le genre formel disparaissant justement pour ne garder que l’énergie, le mouvement du haïku275. Dans ce livre, nous ne voyons pas vraiment que les clichés constitutifs du genre « poèmes d’amour » que condamne Biga, ne soient pas, bien au contraire, reconduits : « Moi je lirai tout –dit-il –/ mais si ça peut te rassurer / je peux dire qu’il y a / des dits apocryphes ? » (p. 52) montre que les catégories duelles y sont reconduites (vrai/faux ; littérature/vie ; etc.). C’est en fin de compte sur la séparation forme/contenu que nous aimerions conclure cette tentative de lecture de Dits d’elle.

« C’est fou comme ça induit des structures répititives (sic) les poèmes d’amour aimer… aimer… aimer… coucher avec toi pour… coucher avec toi pour… le cul de Dominique… le cul de Dominique… etc… que ce soient Desnos Breton Péret Louys Éluard Apollinaire ou Aragon… c’est étonnant ! » s’étonne-t-elle (p. 50) La liste est-elle incomplète par auto-dérision –mais cette modalisation accompagnerait la

politique de la valeur poétique que nous allons essayer de cerner, ou plutôt parce que la valeur de ce livre tient d’abord à son impression, à sa publication, au défi même que constitue le fait qu’un auteur publie un tel livre, que cela fasse un livre –comme l’énonce le livre lui-même. Biga s’inscrit sans coup férir dans ce qui fait pour lui la tradition constituée par cette liste de noms. Toutefois il laisse entendre que « les poèmes d’amour » sont ceux qui parlent d’amour (« aimer », « coucher », « cul » font à la fois l’aire sémantique minimale et les trois temps d’une histoire d’amour). Son livre reprend alors ces énoncés amoureux, peu intimes au demeurant puisque couchés sur les magazines les plus connus du « grand public ». Ces clichés qui s’allient avec des conceptions fort communes et non moins savantes, en font plus un livre de la « structure » que du mouvement amoureux : « et puis lu à haute voix / ça prend un impact… » (p. 51) montre, par exemple, que l’oralité et donc l’incorporation restent dans le dualisme traditionnel qui met le vivant dans l’oral (versus la mort dans l’écrit), la force dans le son, la relation dans le direct…

Reste à examiner dans le détail les dénominations métaphoriques que le discours amoureux a l’habitude d’emprunter. Biga ne manque pas d’humour puisqu’il reconnaît qu’une telle manière de faire l’amour revient à un acte de possession :

« Comme tu me plais avec cette grosse banane…

275. D. Biga, La Chasse au haïku, Cordemais (Loire-Atlantique), Le Chat qui tousse, 1998.

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comme elle est rouge ! » dit-elle mon jasmin mon vison mon nightingale répond-il c’est vrai : ce matin j’ai une queue de propriétaire ! (p. 36) Biga pourrait répondre par ce passage : « De belles fées se sont penchées sur ton berceau… l’une t’a donnée (sic) une belle baguette magique et l’art de t’en servir… l’autre le don de poésie la troisième… mais chut ! c’est encore un secret qui ne se révèlera que plus tard » dit-elle (p. 35) Il faut attendre la « révélation » ; ce qui n’est pas sans entretenir une certaine mystification

ou une traditionnelle célébration de la poésie et de ses vertus mystérieuses que les notations d’un prosaïsme des plus explicite ne font que renforcer paradoxalement alors que Biga se veut plutôt transgressif. Ce qui indiquerait la confusion qu’il n’y a pas à faire de la prose et du prosaïsme et dans laquelle se complairaient bien des poètes contemporains276. C’est le dualisme qui est obscène

À l’instar de Barthes osant dire que « Nous deux – le magazine – est plus obscène que Sade277 », on pourrait soutenir que Dannemark est, d’un certain point de vue, plus obscène que Biga. Barthes justifiait cette provocation par le fait que « l’amour est obscène en ceci précisément qu’il met le sentimental à la place du sexuel » : ce que fait exactement Dannemark puisque « l’impôt moral décidé par la société sur toutes les transgressions frappe encore plus aujourd’hui la passion que le sexe ». Mais notre compagnonnage avec Barthes s’arrêtera là : nous ne pouvons accepter qu’il pose très clairement une séparation entre le sentimental et le sexuel, la passion et le sexe, l’amour et le corps. Le paradoxe que soulève Barthes quand il oppose l’« incroyable futilité » du « tissu des incidents » de « la vie amoureuse » à la situation de « tant d’hommes dans le monde qui meurent de faim, […], etc. », ajoutant que cela est proprement « inconvenant », c’est-à-dire obscène, nous semble un faux paradoxe ou un paralogisme qui déshistoricise l’amour et toute relation à moins que, comme Barthes, on n’associe obligatoirement l’amour au « sentiment amoureux ». Mais l’inactualité qu’aurait ce sentiment amoureux pendant que l’actualité imposerait ses urgences, constitue tout aussi bien un mode d’actualisation, c’est-à-dire une conception d’époque, qui n’a rien d’inactuelle puisqu’elle oppose la vie publique et la vie privée sans penser le rapport que la vie intime peut entretenir avec la vie sociale autrement que sous l’angle d’un individualisme qui n’a, lui, rien d’inactuel. Il nous faudra poursuivre cette recherche en vue d’une tenue du continu de la pensée de la vie intime et de la vie sociale sous l’angle d’une politique de l’amour que seule une politique du langage et donc du corps-langage peut penser sans s’en remettre immédiatement à des catégories juridiques (privé/public) ou morales (convenant/inconvenant) hors langage, du moins hors d’un continu que seul l’attention au langage permettrait de tenir (voir Langage et relation, op. cit.).

Ni le sentimentalisme de Dannemark, ni la pornographie de Biga ne permettent d’augmenter la correspondance dans la relation. Peut-être avons-nous manqué d’entendre le récitatif enfantin des mythologies pornographiques quotidiennes de Biga et d’apercevoir alors combien il permet d’écouter dans les figures les plus ressassées du sexuel les mouvements les plus fins d’un corps-langage de la relation ; peut-être avons-nous également manqué d’entendre la mélodie douce amère des sentimentalités prosaïques convenues de Dannemark et d’apercevoir

276. Voir G. Dessons, « Prose, prosaïque, prosaïsme » dans Semen, n° 16 (« Rythme de la prose »), 2003. 277. R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 210-211.

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alors combien il permet d’écouter dans la rhétorique des poétismes de la correspondance amoureuse, la force incomparable d’une expérience unique, d’un langage-relation. Mais il y a dans ces analyses, comme dans les contes, la leçon ou l’avertissement que la relation ne doit pas trop aimer filer la métaphore avec la correspondance sous peine de ne plus entendre les rires des enfants car c’est le dualisme qui est obscène quand il « enfile » facilement tous les styles comme autant de déguisements qui trompent les enfants du siècle, les poètes qui écrivent leur(s) amour(s). Dannemark puis Biga :

Il y a des jours de courte paille où trois fois l’on tire la plus courte. Les enfants sont un peu trop loin pour qu’on entende leurs rires et le chien qui murmure des rêves moroses semble ne plus nous reconnaître. (p. 28) Il court il court le furet le furet du bois madame ! moi je suis ta monture je suis ton hippocampe erectus… reprend-il « Moi je t’entraîne tous les jours je suis ton driver » dit-elle j’aime filer la métaphore avec toi conclut-il (p. 39)

4. L’ombre du double

Quant à correspondre, la recherche de Bernard Noël est constante. En témoigne ce fragment du chant trois du long poème élégiaque « La chute des temps278 » :

j’ai seulement rêvé de voir cette chose aérienne un mot qui s’envole de ta langue et je verrais enfin ce qui sous nos yeux échappe à nos yeux et tu parlerais tu parlerais pour que je voie et nous aurions existé pour cela dessous la lente migration de l’air dans l’air

Voir avec les oreilles La correspondance est pour le moins double chez Noël279 : correspondance entre un « je »

et un « tu », correspondance entre une parole et une vue. Correspondance y prend chaque fois un sens actif et transformateur. Faut-il rapporter cette métamorphose que le poème fait à un passage du visible à l’invisible, de « l’ignorance réciproque » (p. 65) à la connaissance – dans le sens biblique et claudélien ? Restons prudent et lisons au plus près comment un poème de Noël construit sa correspondance, ses correspondances s’il faut l’entendre dans une pluralité interne du mouvement, du déplacement, de la relation qui, nous le voyons bien, dans ce premier extrait montre que la relation, pour Noël, fait les termes puisque c’est « la lente migration de l’air / dans l’air » qui « nous » a fait exister. Ajoutons à nos hypothèses celle-ci qui concerne « l’air » :

278. B. Noël, La Chute des temps, Paris, Gallimard, « Poésie », 1993, p. 64. Cette édition reprend La Chute des temps (Paris, Flammarion, 1983) ; L’été langue morte (Montpellier, Fata Morgana, 1982) ; La Moitié du geste (Montpellier, Fata Morgana, 1982) ; La Rumeur de l’air (Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1986) ; Sur un pli du temps (Mont-de-Marsan, les Cahiers des Brisants, 1988) ; Histoire obscure ; Nulle part ma voix ; Fenêtres fougère. 279. Signalons l’éphémère et très belle revue Correspondances. Art Poésie Littérature dont Noël a été le directeur de la rédaction et qui s’ouvrait par une correspondance entre Boris Lejeune et Noël. Le numéro 1 (avril 1993) et le numéro 2 (février 1994) ont été publiés à « L’Heure de Laon ».

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cosmos et logos en tension dans cette matière du souffle qui lui-même peut porter sa propre pluralité interne (rythme ; chant ; âme ; etc.). Le poème que nous allons lire, L’Été langue morte, date de 1982. Il comprend trois « chants » dont le premier vient très vite redire notre hypothèse d’une double correspondance : « je regarde ton souffle ». Nous lirons seulement le chant deux qui concentre, nous semble-t-il la force de ce poème et surtout qui répond par la correspondance, par la construction d’un « toi », au défi que serait le « néant ». Ce « néant » que l’exergue de Nelly Sachs (« Et je pose en hésitant mon pied / sur la corde vibrante / de la mort déjà commencée // Mais c’est ainsi qu’est l’amour ») et la référence baudelairienne de l’incipit du chant un (« le monde n’est pas fini ») rappellent comme condition de l’écriture, ne serait-ce que dans la continuité des écrits de Maurice Blanchot. Avant de lire ce « chant deux », signalons que Noël a déjà montré son affinité avec le genre élégiaque. Le long poème, La Chute des temps, qui précède celui que nous allons lire a un titre qui explicite cette recherche d’une voix. Il sait aussi associer « chant » et « contre-chant » pour ne pas céder trop facilement à une veine élégiaque complaisante. Jacques Ancet qui signale cette exigence au travail, indique également l’« écho déformé, brisé, mais reconnaissable de l’ouverture des Élégies de Duino » que la « question qui ouvre le poème et va, par sa répétition, le rythmer jusqu’à son terme », reprend comme « une structure d’abord invisible mais active où l’énergie créatrice s’intensifie des limites qu’elle s’impose280 ». Écho et énergie qui se poursuivent dans ce « chant deux » de L’Été langue morte. L’énonciation commence d’ailleurs par imposer sa sauvagerie contre toute pensée de « tête » qui obligerait à un destin, un désespoir, une angoisse irrémédiable. Ce que l’exergue de Jouve indiquait clairement pour La Chute des temps281 :

La nuit longtemps dévouée à la nuit Tout à coup se poursuit dans l’ombre et devient l’azur.

Entendre avec l’air du poème : une écoute des correspondances Le « chant deux282 » de « L’été langue morte » de Noël permet d’engager la lecture hors de

toute expressivité puisque « l’écriture n’exprime pas / elle rompt » (p. 90) : la première rupture que fait cette écriture est énonciative. Les « dis-tu » que le narrateur du chant dissémine relancent l’interlocution régulièrement quand ce n’est pas un « me dis-je » (p. 92) dont on pourrait attribuer la paternité à l’un ou l’autre des protagonistes. Irait-on jusqu’à dire que les deux places (« je » et « tu ») sont équivalentes ? Non ! car ce serait maintenir le fait que « je » puisse être une place occupée, dont la référence serait hors langage, hors procès intersubjectif ; ce qui n’est pas le cas, aussi faut-il maintenir la proposition de Benveniste qui confère à la première personne « une position de transcendance » :

Cette polarité [des personnes] ne signifie pas égalité ni symétrie : « ego » a toujours une position de transcendance à l’égard de tu ; néanmoins, aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre ; ils sont complémentaires, mais selon une opposition « intérieur/extérieur », et en même temps ils sont réversibles. Qu’on cherche à cela un parallèle ; on n’en trouvera pas. Unique est la condition de l’homme dans le langage283.

C’est justement cette « réversibilité » qui fait toute la correspondance chez Noël : « c’est toi / me dis-je toi / et contre toi je suis / l’autre / que tu fais de moi » (p. 92). Ce qui est spécifique au mouvement dialogique de ce texte, c’est que le corps comme le langage dans leur continu font que cette place vide qu’est le « je » relationnel ne cesse d’y voir augmenter le mouvement relationnel.

Le passage des voix, s’il rompt la linéarité discursive, fait en même temps la relation discursive puisque « le tu change / et le je aussi ». C’est donc bien dans cette direction que nous aimerions porter l’écoute des correspondances chez Noël : la relation s’y fait justement comme

280. J. Ancet, « Paroles d’air », Marseille, Sud, n° 58, 1984, repris dans Bernard Noël ou l’éclaircie, Bordeaux, Opales, 2002, p. 58. 281. B. Noël, La Chute des temps, op. cit., p. 17. 282. Ibid., p. 89-96. 283. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit, p. 260.

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correspondance des énonciations, échange des voix, réponses réciproques sans qu’aucune appropriation ne puisse en définitive s’y faire. Aucune destination n’est connue pour autant, aucun processus n’est explicable, interprétable dans les catégories connues : « toute rencontre est l’énigme / une série d’accidents / la somme n’explique rien » (ibid.). Comme tout l’intervalle

Mais le passage des voix se fait échange généralisé : « ton sourire / dans mes yeux / pense ton visage » (p. 91), « entre tes lèvres / ma langue » (ibid.) et, entre autres, « pieds confondus » (p. 92). Les parties du corps individuel s’échangent pour former un corps-langage qui recrée une genèse nouvelle (« un peu de terre et de salive », ibid.) jusqu’à une correspondance complète, « puis / tu je / et je tu » (ibid.), qui engage un corps neuf, commun sans être pour autant fusionnel. Les possessifs pluriels, « nos vertèbres » et « notre dos » (ibid.), renvoient aussi bien à chaque protagoniste qu’à l’expérience de l’autre dans le corps propre. Le déterminant défini (« la nuque », « le visage » et « l’œil », p. 93) transforme l’expérience singulière en expérience universelle (« nous fait l’un », ibid.). L’échange généralisé inclut les catégories du temps : « disais-tu » est l’écho inversé de celui qui « jamais n’en reviendra » parce que le passé et le futur font le trou du présent que rien ne peut combler comme « le petit trou noir de tes yeux / n’est pas une lettre O / que je ne comblerai pas » (p. 93). À moins que ce comblement ne soit en passe de s’effectuer dans « ce frisson du comment / dire » (p. 94).

Le « comment / dire » de ce texte est un dire dans et par la relation faite correspondance. Il fait l’intensité sémantique des mots répétés en doublon : « genoux genoux ta main posée » (ibid.) pourrait induire une lecture cratylienne, non par le son mais par la syntagmatique (« genoux contre genoux »), si les autres doublons ne nous signalaient que cette répétition fait un intensif : « étroite étroite » (p. 89) ou « couleurs / couleurs » (p. 93). Nous y lisons un « donne-moi encore dis-tu » (p. 92) que peut-être l’anagramme inaccompli en lettres capitales prolonge (« CO….. »), que, surtout, les ruptures qui sont aussi bien des relances, que font les lignes, ne cessent de poursuivre « pour que ton odeur m’arrive / avant toi et que / tu me pénètres ». C’est par la correspondance généralisée que Noël arrive à un tel renversement dont il nous faut souligner le caractère sexuel autant qu’énonciatif : échange des sexes qui ne veut pas dire confusion sexuelle mais correspondance des expériences, des sensations, des raisons aussi. C’est, qu’en fin de compte, cette recherche d’une diction d’un « TOI » (p. 96) est celle qui ferait correspondre « ton présent et mon présent » (ibid.). Seul un poème-relation peut réussir un tel exploit : il lui a fallu une longue recherche des voix qui évite de faire de l’air « un miroir » parce que « les mots / sont une ligne qui fait / des boucles/ on n’aperçoit rien d’autre / quand on les regarde / aucune matière ». C’est qu’un corps et un langage, l’un dans et par l’autre, viennent non à notre vue mais à notre écoute : aussi le « tu vois » que Noël écrit, après les nombreux « dis-tu », est-il resémantisé dans le cadre d’une écoute généralisée de la relation.

et je m’avancerai vers le centre de nous et le centre fuira mon avancée et la beauté se lèvera belle comme tout l’intervalle encore encore encore l’avenir ne diminue pas tais-toi dis-tu et ose dire le regard des étoiles (p. 103) Ce fragment du chant trois nous permet de conclure. Le poème-relation de Noël est

recherche continuelle de la relation par la correspondance généralisée. Nous lisons celle-ci, d’une part, dans la comparaison de la beauté à « l’intervalle » ainsi que Breton le faisait à

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« l’oxygène » pour Césaire284 : l’air de Noël, c’est donc bien « l’intervalle » qui fait la relation quand il est vu et donc écouté puisque c’est le langage qui fait voir. Nous lisons celle-ci, d’autre part, dans cette continuité de l’historique au cosmique, ce rêve poétique d’un silence des étoiles qui est le silence agrandissant d’un présent qui ne diminue jamais l’avenir. Notons au passage que cette rapide évocation des étoiles est certainement référencée à Nelly Sachs à laquelle Noël empruntait l’épigraphe aux trois chants285.

N’oublions pas de mentionner la triplication de « encore » qui souligne l’écoute de l’enfance chez Noël et dont les traits d’humour, jeux de mots parfois proches des comptines, viennent attester qu’elle reste vivante dans le devenir du poème de Noël. Se taire alors ce n’est pas sacraliser le silence mais oser dire le regard, cette distance qui fait la relation parce que le regard n’est pas sur mais entre :

Dès qu’il y a regard, il y a relation – début d’une relation réciproque286… D’autres livres de Noël soulignent peut-être plus radicalement que L’Ombre du double287

plane sur cette correspondance mais si « nos yeux aiment l’abîme » c’est aussi parce qu’elle est la condition de « l’imminence » (p. 95). Le dernier poème de ce livre indique combien le poème de Noël met la relation dans l’inaccompli :

en tu j’aime l’obscur renversement des yeux vers le silence le non-fini du sexe décousu toujours par l’appétit l’élancement le pas assez de fin en toute chose finissante (p. 119)

5. Plus par toi que pour toi

On peut conclure ce chapitre avec la dédicace que fait Henri Meschonnic pour Dédicaces proverbes : « plus par toi que pour toi288 ».

Partant de la notion de correspondance, nous avons en effet développé le fait qu’elle pouvait rendre compte d’une relation à l’œuvre, de son historicité, lorsqu’elle s’engageait plus par que pour. S’agit-il pour autant d’intention, d’un choix délibéré de l’auteur, voire d’une stratégie discursive qui donnerait certes des résultats différents selon son orientation, mais qui pourrait être délibérée, liée à une tradition, à une méthode, à un projet ? Certainement pas si l’on augmente l’attention vers ce qui agit et emporte dans et par la relation mais également vers l’imprévu, l’inattendu voire l’imperceptible de la relation par la correspondance.

284. A. Breton : « La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant », dans « Un grand poète noir » (préface à l’édition de 1947) dans A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Présence africaine, « Poésie », 1983, p. 87. 285. Signalons, entre autres, N. Sachs, Éclipse d’étoile (1961), trad. Mireille Gansel, Verdier, « Der Doppelgänger », 1999. Ces vers : « Nous deux, grains de sable, ténébreux d’adieu, égarés / Dans le secret d’or des naissances, / Et peut-être déjà embrasés d’étoiles, lune et soleils à venir — » (p. 26). 286. B. Noël, « Entretien avec Jacques Ancet », Prétexte, n° 16, 1998, repris dans J. Ancet, Bernard Noël ou l’éclaircie, op. cit., p. 36. 287. B. Noël, L’Ombre du double, P.O.L, 1993. 288. H. Meschonnic, Dédicaces proverbes, Paris, Gallimard, 1972.

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Avec Marina Tsvetaieva, nous pouvons redéfinir ainsi « L’état de création » : « Quelqu’un, quelque chose, s’introduit en toi, ta main est un exécutant, non de toi, mais de ce quelque chose. Qui est-ce ? Ce qui, à travers toi, veut exister289 ». Non, bien entendu, que le travail d’écriture se résume à ne rien faire, à laisser faire, qu’il ne demande aucune disposition, aucun accompagnement. Au contraire, c’est un travail redoutable qu’il faut accomplir dans cet abandon de toute volonté de maîtrise de « ce qui […] veut exister » : un travail d’écoute, de correspondance, qui est justement la condition de cette traversée-là, dans les conditions singulières qui sont celles de ce moment d’écriture qui ne s’est pas décrété tel mais qui a su penser, travailler, trouver son historicité, l’historicité de la relation. Jusque dans la lecture. Ma vie est une inlassable conversation avec toi

Si nous avons contesté les attendus fournis par Bernard Bray au collectif de TEXTUEL de juin 1992, une contribution dans cette revue nous a, par contre, beaucoup aidé dans cette recherche. Christine Planté290 y propose une lecture d’une œuvre assez singulière de Tsvetaieva : réécriture dix ans après (1932) d’une sélection de lettres dans une correspondance amoureuse datant de 1922. La première question posée à la critique littéraire concerne le genre de cet ouvrage publié seulement en 1983 en Italie : « ni "vraies lettres" ni "roman épistolaire" ». Planté en fait immédiatement un problème qu’elle retourne à l’ensemble du discours critique sur l’épistolaire, indiquant que la lecture de cette œuvre demande une critique générale du discours critique traditionnel – ce que fait, notons-le, toute grande œuvre : transformer la critique ou rester « illisible » – :

Et cela difficile à nommer – le mieux est peut-être de garder la désignation de Tsvetaieva écriture de vie : entendre écrit sur la vie et par la vie – constitue un défi au commentateur des correspondances. Car s’y incarnent et s’y exacerbent toutes les catégories duelles qui se profilent à l’horizon du discours sur l’épistolaire (l’écriture/la vie, la vérité/la fiction, la « vraie » lettre ou document brut/ la littérature), en même temps que leur validité et leurs fondements y sont singulièrement mis en cause.

Les confusions génériques qu’on aura pu noter dans ce chapitre, tiennent au fait que, sous le couvert des correspondances, nous avons ouvert le corpus à un livre anonyme envoyé très certainement comme un cadeau très personnel par un poète, Jean-Pierre Sintive, qui pouvait se permettre d’inventer, par sa profession, ce curieux objet éditorial, puis à deux livres dont l’un, celui de Francis Dannemark, se présentait ouvertement comme un parangon du genre épistolaire et l’autre, celui de Daniel Biga, revendiquait un dialogisme que des « dits » suffisaient à construire mais dont l’issue montrait bien que l’envoi (lecture publique en particulier) était sa condition discursive ; enfin les chants élégiaques de Bernard Noël jetaient tellement leur énonciataire dans le « tu », ainsi qu’il le signale lui-même291, que nous ne pouvions que considérer le travail des correspondances qui en faisait toute l’énergie relationnelle. De la même façon que Planté, nous pensons que le problème n’est pas de nommer mais d’en faire un problème qui « soulève autant de questions sur la nature et la fonction du geste épistolaire que sur les limites et les marges de l’œuvre poétique ».

L’hypothèse que va ensuite travailler Planté au cours de son article est la « forte parenté [qui] rapproche le mouvement du poème et celui de la lettre ». Le premier trait commun concernerait l’urgence que Tsvetaeva formule très clairement ainsi : « Ni [le rêve], ni [la lettre] ne se font sur commande : rêver, écrire – ça ne vient pas quand nous en avons envie, mais quand vient l’envie : à la lettre –d’être écrite, au rêve – d’être fait292 ». Le second trait évoqué par Planté est là encore illustré très clairement par Tsvetaieva, puisqu’il s’agit du traitement dans le langage de « la menace du fragmentaire » qui concerne également la lettre et le poème :

289. M. Tsvetaieva, L’Art à la lumière de la conscience (trad. du russe par Véronique Lossky), Cognac, Le Temps qu’il fait, 1987, p. 68. 290. C. Planté, « Lettres sans circonstances. Marina Tsvetaieva, Neuf lettres avec une dixième retenue et une onzième reçue », TEXTUEL, n° 24, juin 1992, p. 125-139. 291. Voir l’entretien de Noël avec Jacques Ancet dans J. Ancet, Bernard Noël ou l’éclaircie, op. cit., p. 33. 292. M. Tsvetaieva, Lettre à Boris Pasternak, dans Rilke, Pasternak, Tsvetaieva, Correspondance à trois, été 1926, op. cit., p. 169.

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La poésie lyrique : c’est une ligne en pointillé. Vue de loin – noire et continue, mais à y regarder de plus près : perpétuelle discontinuité entre les points – le vide : la mort. Et vous, d’un poème à l’autre, vous mourez. (De là, « l’ultimité » de chacun d’eux)293.

Le troisième trait commun aux deux « genres » – mais nous comprenons qu’il ne s’agit plus maintenant de comparer des genres mais d’écouter des mouvements d’écriture, des modes de subjectivation dans et par l’écriture – consiste « dans cette pratique générale de l’écriture poétique comme forme adressée » que Planté souligne dans l’œuvre de Tsvetaieva parce qu’il s’agit justement d’« une écriture de vie » ainsi que le disait Tsvetaieva elle-même à sa correspondante et amie Anna Teskova294. Toute-aux-écoutes : une correspondance

Ces traits se rassemblent dans l’écriture « toute-aux écoutes » de Tsvetaieva, selon l’expression forte de Planté. Écriture de ces « lettres » qu’elle dit informée par « le modèle du conte » par « sa charge d’oralité, et par la désindividualisation qu’il implique : un conte, c’est une histoire, des personnages, pas de psychologie ». Plus largement, Planté voit dans l’écriture « épistolaire » de Tsvetaieva « tous ces modes d’énonciation [qui] dépersonnalisent l’expérience amoureuse, la dépouillent de ses particularités individuelles, jusque dans la perception de la femme qui en est le sujet ». Planté cite alors Tsvetaieva : « Moi – c’est toutes celles qui sont restées, et ont regardé ainsi, resteront et regarderont ainsi : vous le voyez, moi aussi je suis "éternelle"295 ». Planté y voit l’élan qui permet à Tsvetaieva de renverser « le schéma courant qui gêne, et provoque une irritation à la voir s’octroyer une place ordinairement dévolue à l’homme dans la relation amoureuse ». Notons au passage que les « propos » de Bray constituaient une reproduction fidèle d’un tel schéma. Ce qui est le plus important dans cet élan féminin au cœur de la relation, c’est que Tsvetaieva pousse le « mouvement de dépersonnalisation » jusqu’à un « dépouillement de ces circonstances auxquelles Tsvetaieva reproche de peser trop lourd sur les rencontres de "la vie" » : « Mon amour ne correspond à aucun temps, à aucun lieu. ce ne sera jamais une entrée dans telle chambre à telle heure. C’est une sortie de tout, commençant par ma propre peau296 ! »

Ce qui conduit Planté à souligner le fait que cette correspondance « impose au lecteur une définition minimale et strictement textuelle de la lettre d’amour : un Je écrit "je t’aime" à un Tu. Définition qui annule provisoirement la frontière entre document et littérature, vérité et fiction. Qui convoque aussi, sous les deux pôles de la relation écrite, toute une série de relations duelles. » Ces pôles, termes de la relation (« homme/femme, émetteur/destinataire, actif/passif, écrivain/non-écrivain »), vont se voir contester par Tsvetaieva parce qu’ils ne sont pas assez mobiles dans l’élan amoureux. Et nous avons contesté tout au long de ce chapitre de telles catégories que la force de la correspondance amoureuse ne peut que reconsidérer, réenvisager si ce n’est défaire ou défigurer. Plus largement Planté montre que ce sont « les catégories de l’âme et du corps, de l’écrire et du vivre » qui « ne semblent convoquées que pour mieux être déplacées, recomposées, finalement annulées ou confondues ». Et Planté de conclure contre une proposition d’Hélène Cixous qui voyait un aspect ludique à ce texte alors que « ce n’est pas dans la langue que s’enracinent et prennent sens les jeux de Tsvetaieva, c’est dans le discours poétique qui produit les rapports prosodiques et sémantiques entre les mots au sein de réseaux d’une cohérence interne ». Il ne s’agit pas pour autant d’un « cratylisme bilingue », du russe au français, que la poète maîtriserait mais il s’agit, précise Planté, d’une écoute ainsi que le signale ce passage cité par Planté : « Vivre, c’est tailler et infailliblement manquer et puis rapiécer –et

293. M. Tsvetaieva, Lettre à Pasternak du 11 février 1923, dans Quinze lettres de Marina Tsvetaieva à Boris Pasternak, Clémence Hiver, 1991, p. 40. 294. Voir V. Lossky, Marina Tsvetaieva. Un itinéraire poétique, Solin, 1987, p. 132. 295. M. Tsvetaieva, Letttre neuvième, p. 41-42 [note de Planté]. 296. M. Tsvetaieva, Lettre troisième, p. 17 [note de Planté].

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CORRESPONDRE

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rien ne tient (et rien n’est tien), et on ne tient plus à rien – pardonnez-moi ce triste, ce grave jeu de mot297 ».

Notre conclusion est celle de Planté : « ni correspondance, ni prose lyrique, ni roman épistolaire, ce texte impensable sans l’expérience (vécue, écrite) de la lettre d’amour met, dans cette irrésolution du genre, à la fois en scène et en cause l’opposition de l’écrire et du vivre ». Donc, pas de catégories autres que celles que refont les correspondances, épistolaires ou non, à chaque lecture qui engage la vie dans et par l’attention au langage, dans et par le poème-relation, dans et par l’épopée de la voix.

297. M. Tsvetaieva, « Lettre neuvième », p. 41 [note de Planté].

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CHAPITRE 6

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CHAPITRE 6 - EMMELER : LA LYRE OU LA VOIX ? 1. Écrire la voix ou l’écouter?

Le Nouveau Recueil298 présentait en 1995, sous la responsabilité de Jean-Michel Maulpoix, un dossier intitulé « Écrire la voix » comprenant « textes » et « « études ». Il s’ouvrait avec trois citations dont l’une de Louis Marin : « Est-il possible d’écrire de la voix ? Comment écrire la voix ? Pour qu’elle se laisse entendre quand tu liras ? Quel art convoquer pour que tu reconnaisses ce que j’ignore moi-même, ce que je n’ai jamais entendu comme mien299 […] ? » Il ne serait pas nécessaire de discuter le propos de Marin, son contexte permettant de démêler certainement bien des malentendus possibles ; toutefois cette citation décontextualisée était donnée à la réflexion des poètes d’aujourd’hui et, par exemple, Charles Juliet la reprenait significativement pour titre de sa contribution (« Écrire la voix »), aussi est-il utile d’y revenir. Ne serait-ce que pour lui opposer la conclusion du même Juliet : « On comprend qu’écrire, ce n’est rien d’autre qu’écouter, transcrire, puis à nouveau écouter300 ». Certes, le contexte problématique émerge dès que Juliet demande de « transcrire » mais insistons sur le fait qu’il voit l’activité d’abord dans l’écoute alors que l’activité de « transcription » indique comme une obéissance à une dictée supérieure ou du moins dont la force n’est pas contestable. Aussi c’est l’intitulé qui est problématique : il ne s’agirait pas de penser comment « écrire la voix » ou « de la voix », mais bien comment « écouter la voix » ou « de la voix ». Double avantage : écriture et lecture se voient alors problématisées de manière similaire, du moins ne se voient plus opposées dans une symétrie à laquelle les théories de la communication et la pragmatique habituent sur le modèle du paradigme « émetteur-récepteur » ; le problème de la voix n’est plus immédiatement renvoyé à la question de son origine ou aux procédés de sa notation dans un dualisme qui fait verser la voix soit dans une métaphysique de la parole, soit dans une technologie du vocal et/ou de l’oratoire ; le problème de la voix est maintenu comme problème d’une subjectivation par l’écoute. Une poétique de la voix peut alors commencer dès la prise en compte de l’activité qu’une œuvre fait à une écoute, dès qu’une relation s’entend dans ce qu’on ne peut pas toujours forcément entendre. Il y a fort à parier que la voix porte tout ce qui met le plus de corps dans le langage et donc le plus de relation : c’est par la voix que l’amour se fait le plus fort. Une voix perdue fait bien souvent une relation éperdue.

Après avoir tenté de rendre compte des correspondances amoureuses, il est temps de chercher à savoir si les poèmes renseignent sur l’amour et comment ils le font. La réponse semble assurément bien connue depuis longtemps, quels que soient les avatars du sujet lyrique dans la poésie de ces dernières années : elle le serait aussi bien par les tenants d’un lyrisme revisité, voire amaigri si ce n’est critique, que par les sectateurs d’une disparition du sujet lyrique ayant entraîné du même coup celle du sujet du poème. On essaiera d’en établir quelques états dans notre première partie. Mais sur cette question, la psychanalyse et certains développements philosophiques qui s’en réclament, dont Alain Badiou sera le témoin dans une deuxième partie, n’hésitent pas à conclure que l’art – et donc le poème – ne retient rien de l’amour parce qu’il ne peut rien en dire autrement qu’à répéter l’impossible rapport des sexes… Dans une troisième partie, deux poèmes qui font du rapport sexuel et du rapport langagier une même relation montreront que le corps amoureux du langage fait la relation dans des vers et des proses comme autant de rythmes que d’amours et donc de relations. Ce chapitre nous conduira alors à conclure cette traversée des conflits entre le travail du continu du corps-langage amoureux que les poèmes qui sont des poèmes font, et toutes les tentatives d’imposer un discontinu des moyens de la relation, une maîtrise de ces moyens que justement la relation en

298. Le Nouveau Recueil, n° 35 (« Écrire la voix »), Seyssel, Champ Vallon, juin-août 1995. 299. L. Marin, La Voix excommuniée, Galilée, 1981. Les deux autres étaient d’Alfred de Vigny et de Jacques Derrida. 300. C. Juliet, « Écrire la voix », Le Nouveau Recueil, n° 35, op. cit., p. 37.

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EMMELER

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train de se faire ne peut accepter sous peine de perdre sa force, son continu même. C’est pourquoi, le problème sous-jacent que ce chapitre ne cessera de nourrir sera celui de « la voix ». Depuis le mythe d’Orphée et ses avatars, la voix ne cesse de hanter le poème comme problème : soit la notion est vite rapportée à une mythologie hors langage que les métaphores musicales filent et refilent d’époque en époque, soit la notion demande de travailler à des sémantiques toujours nouvelles parce qu’avec la voix c’est du sujet qui vient, qui passe et qui change le langage. C’est donc une tension entre une assignation et une histoire du sujet que le problème de la voix ouvre : cette tension intéresse au premier chef la relation amoureuse si on décide de l’écouter au plus près dans et par le langage, par la voix donc.

Sans parvenir à autre chose qu’à quelques indications problématiques, nous pourrons alors passer à la conclusion de cette recherche qui posera la nécessité du passage du sujet amoureux dans et par le langage, au cœur du langage par les poèmes-relations. La voix dans la « modernitude »

Mais ne quittons pas aussi rapidement les correspondances qui mobilisaient notre attention dans le chapitre précédent, en lisant la première séquence (« une lettre d’amour ») d’un livre de Christian Prigent301 dont il faut reconnaître qu’elle glisse dans le sperme, la merde, la mort : « modernitude », ce « syndrome de glissement », propose Henri Meschonnic302. Nous essayons d’y voir aussi ce que Prigent appelle la « voix-de-l’écrit303 », une voix « monstrueuse », et comment elle hésite entre la modernité et la « merdonité » – selon le mot, cette fois ci, de Michel Leiris304.

Reprenons l’essentiel des commentaires de Meschonnic : « lignée explicite et cohérence mêlée de Rimbaud, Jarry, Michaux », avec un « travail de Grand Rhétoriqueur » et l’inclusion de Rabelais, en ajoutant peut-être Jean-Pierre Brisset ; « l’érotique et la scatalogie vident "la malle à Vermot", qui n’a pas de fond, et le tiroir à Queneau, avec "qu’iapaxa dans la vie", sur le ton de la ballade, invention déverbale plus que verbale ». Infantilisme « clinique » qui prend dans les « refrains idiots, rythmes naïfs » de Rimbaud. « Écrit savant, rusé, composite ». « Destruction de la syntaxe comme dans toute la poésie contemporaine » qui vient du « jeu de la subversion, auto-programmé ». Meschonnic y voit une interprétation « en paroxysme » de « cette vérité de tous et de toujours – ceux qui l’ignorent se font justice », que Prigent formule ainsi dans la dernière section du Journal de l’œuvide305 : « "Trouver une langue" veut dire distendre le tissu des discours, y faire des trous pour qu’y flashe du réel (de l’impossible, du non-symbolisable) ». Meschonnic note que tout cela finit « en farce » avec « la morale de Céline : "N’ÉCRIVEZ JAMAIS306 !" Elle-même retorse. » Donc cacophonie de l’énoncé d’une écriture traumatique : « une naissance qui est continue à une aspiration par la mort, le sale, le répugnant ». Pour Meschonnic, l’essentiel serait, dans cette indécision entre métaphore et non-métaphore, un épigonalisme qui remonte au « poncif » des surréalistes : « l’association littéraire, miméo-névrotique, du sexe et de la mort ». Une voix monstrueuse entre accroître et faire accroire

C’est que l’écriture de Prigent mêle le haut et le bas –mais ce n’est pas nouveau de Rabelais à Hugo, de Jodelle à Jarry. La tenue de cette tension fait en grande partie la force à la fois primitive et précieuse d’autant d’artefacts qui toujours travaillent indûment à leur naturalisation. C’est plus ce continu qu’il faudrait montrer alors même qu’il exhibe une schizophrénie entre la pensée et le corps, la langue et le langage, le poème et la vie : ce qui ne va pas sans de nombreux clichés théoriques et bien des facilités pratiques avec toutefois une force

301. C. Prigent, Journal de l’œuvide, Montmorency, Carte Blanche, 1984, p. 9-18. 302. H. Meschonnic, « Modernité, modernerie, modernitude », dans Faire part, n° 14-15 (« Christian Prigent »), septembre 1994. 303. C. Prigent, La Voix de l’écrit, Issy-les-Moulineaux, Nèpe, 1987. Une première version dans F. Janicot, Poésie en action, Issy-les-Moulineaux, Loques / Nèpe, 1984. 304. M. Leiris, Glossaire, j’y serre mes gloses dans Mots sans mémoire, Paris, Gallimard, 1969. 305. C. Prigent, Journal de l’œuvide, op. cit., p. 65 [note de Meschonnic]. 306. Ibid., p. 67.

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qui traverse ce chantier parce que la voix y reste virulente jusque dans ses poncifs ou pleine de dérision jusque dans ses trouvailles. Un livre comme Commencement307 est, de ce point de vue, la tension précise entre un « comme en s’aimant » et « comment [il ]se ment ». C’est une fable du « mentir vrai308 » où nous pourrions lire les doubles voix de Prigent, la basse et la haute, celle en chair et celle en papier, la sexuelle et l’intellectuelle, celle en son et celle en lettre, la criée et la lettrée. Il faudrait donc lire la voix monstrueuse de Prigent309, « la voix-de-l’écrit », qui fait la faute à Sphinx parce qu’elle est toujours avec un corps d’animal et une tête d’homme, ou l’inverse, c’est selon, pour mieux garder le sanctuaire funéraire de la littérature, de la poésie :

[…] Faut l’avoir vu : une bouche qu’on a au fond de la bouche. Où tout le pensé bouché est touché. Avec des lèvres, des trucs froncés, dans un pourpre, un trou bec de poulpe. Le rectum de tous les tomes. L’enclume de tous les volumes. La crase primale de toutes les phrases. L’utéro contractilo de tous les mots, débiles ou géniaux. L’agneau, oui, qui chie nos péchés, bien léchés. La vulve de brebis de nos bredouillis. Pensez à ça quand vous jaugez vos petits écrits. Quand vous exhalez vos théories. Toute pensée y est d’abord poncée. On glapit primo tout par ce muscle glabre. Avec au fond deux cordes. Carénées en blanc, comme des dents. Dedans. Serrant. Corsant tout exorde. Distillant des morves. Dans l’hiant. Criant. Sciant. En tension dans du cru. Hissant tout taire via un sphincter. S’éclatant son dans l’écarlate. Carapace ! Où tout babil passe ! Pâté des voix carapatées ! Sphynx (sic) du larynx ! […] (p. 152)

Éric Clémens parle de « pensée sonore » qui « joue des sons écorchés, chiés, déchirants, elle provoque un nouveau rapport lumineux, amoureux et scabreux, sans logique identitaire, analogique, mais dans la multiplication et la division des mises en rapports : anaphonique et anagraphique310 ». Mais alors c’est pour entretenir le dualisme du son et du sens en versant toute la pensée dans « la fiction », ainsi que le suggère Clémens :

Le temps de la fiction est donc l’éternité du commencement, depuis l’avant ou mieux l’en-avant des sons traçant de leur cri contenu : non l’absence du temps par laquelle on représente l’éternel, sans début et sans fin, mais son perpétuel essor, sa sortie, son débouché, toujours. Mais pourquoi ? Pour la naissance, la jouissance, la mort, qui ne sont pas trois thèmes (même si l’amour et la mort dans la représentation littéraire en portent la dénégation), mais trois noms de l’innommable qui provoque toute littérature, ou plutôt toute vie. Trois noms de la souffrance du réel dont l’écriture déchire les ligatures verbales et sociales, les tas, les glus. (Ibid.)

Verser la pensée dans la fiction, c’est maintenir une conception du langage qui le voue entièrement à la représentation (« tracer ») et à la nomination (« trois noms… »). D’autant plus s’il s’agit de « l’innommable » puisque ainsi serait confirmée la réduction du langage à la nomination, sans compter la séparation, involontaire certainement par l’addition rectificatrice, de la littérature et de la vie, alors même qu’on visait leur continu. De même, l’opposition construite par l’interprétation entre l’écriture et « les ligatures verbales » immédiatement associées aux « ligatures sociales » – ce qui montre que le langage, rapporté à la langue, est pris dans la convention alors que l’écriture, considérée toujours dans sa puissance déchirante, « dé-crispante » défait « les tas, les glus ». Ce qui suppose à la fois que la société est toujours homogène pendant que l’écrivain se consacre forcément au « travail du négatif ». Vieux schéma qui prend toutefois les habits du siècle en conservant la notion de « style » puisque :

L’œuvre de Prigent porte la marque d’un style, d’une pensée, indiscernables. Et cette pensée du style se forge dans l’expérience de la langue, sa trouée des liaisons qu’il écrit « imagimères », dans l’épreuve de l’inhumanité où la voix qui profère et la main qui trace s’arrachent à la séparation des mots et des choses et partant des corps, à la non-vérité du langage et à la non-vérité de la sexualité, et des pouvoirs qui se fondent dans l’illusion de leur communication […]. (Ibid.)

Style et pensée, certes confondus, sont toutefois mis dans « l’expérience de la langue » plus que dans son actualisation en discours parce que c’est « la langue » qui lie et donc relie, humanise, laissant au « langage » et à la « sexualité » qu’une « non-vérité », à l’activité humaine donc qu’un impossible. Rien d’étonnant puisque « la voix profère » pendant que « la main

307. C. Prigent, Commencement, P.O.L, 1989. Les références vont à cet ouvrage sauf indications contraires. 308. L. Aragon, Le Mentir-vrai, Paris, Gallimard, 1980. 309. C. Prigent, La Langue et ses monstres, Saussines, Cadex, 1989. 310. É. Clémens, La Fiction et l’apparaître, Albin Michel, p. 218-226. Texte repris dans Faire-part n° 14-15, op. cit., p. 137-145.

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trace » : séparation que Prigent ne pourrait d’ailleurs pas accepter avec sa « voix-de-l’écrit » à moins qu’il laisse faire Clémens parce qu’il préfère, dans le mouvement même de son écriture, entretenir le vieux schéma du signe « où tout babil passe ». Prigent reconnaît lui-même que sa « paranoïa philophysiologique » (p. 152) est entièrement orientée contre les « rutilations des raisonnements », les « pensers politiques », les « savoirs », les « phrases » pour leur préférer « les babils maniaques », l’« hallali des lallations » jusqu’à « ce hoquet de son, qui fait la vision » (p. 153-154), donc, d’une certaine façon, la folie et la mort. Mais parce que c’est un profond nihilisme qui résulte de tout cela, nous ne pouvons accepter ce « baroud pour rien311 » car cette voix, dans sa jubilation même, se voit condamnée à « l’âcre occupation, l’écrit » (p. 371 : clausule du livre). Des forces traversent cette voix : celles bien sûr qui viennent après des voix connues (de Rabelais à Joyce), après des voix anonymes (la fin de « la lettre d’amour » ne reprend-elle pas un air de comptine), mais aussi qui inventent des historicités qu’on n’avait pas connues comme ça : son « anus des dits » (p. 151) nous en dit toujours plus long qu’il croit, s’il est vrai qu’il « ameute les rumeurs » (ibid.) :

On est toujours dans l’imparfait. Dans une durée sans début ni fin. Une purée. Une pure flopée. Elle dit que je mêle tout. N’écris pas tout d’un coup ! trie ! Choisis ! Je dis oui oui oui oui. Mais je peux pas. Je vois venir tout à la fois. Je sens tout sortir de tout et vice versa. C’est ça que je m’ai dit en hallucination dans l’trou d’la question de son trou d’bedon. Fond sans fond. Comme idem moi la plus petite amibe m’imbibe d’un pitoyable abîme. Des bancs entiers de maquereaux sortent de mes plus mini micros. J’écris pas, j’accrois. C’est plus fort que moi. Ça détale de partout. J’en perds les pédales. Je cavale après ce foutu vacarme. (p. 139)

Prigent fait certainement plus qu’il ne dit quand il laisse faire « ce foutu vacarme »…

2. La voix est-elle toujours lyrique ?

Il en irait de la voix comme de l’amour : alors que de telles notions ne sont que rapport(s), relation de part en part, la question régulièrement posée est celle du « rapport à ». C’est ainsi que conclut Dominique Rabaté :

Pour la génération actuelle, celle des années 1980-1990, le partage semble se faire entre ceux qui privilégient les jeux sur le langage, les opérations ironiques ou mécaniques de découpage, une mise à plat de l’énonciation, qui neutraliserait les effets de voix, et un courant que l’on a pu baptiser de « néolyrique », autour de Jean-Michel Maulpoix. Poésie grammaticale (Emmanuel Hocquard) et antilyrique (Olivier Cadiot) contre le désir de retrouver le chant personnel, sans céder à la trop prompte « illusion lyrique » pour Maulpoix, Benoît Conort ou Hédi Kaddour ? Il est trop tôt pour réduire des démarches singulières à une telle opposition simplificatrice. Ce débat manifeste, à la fin de notre siècle, que la poésie contemporaine continue de nourrir le rapport paradoxal et tendu qu’elle entretient avec la voix lyrique312.

Les modalisations visent toutes une atténuation du conflit non seulement parce qu’il serait simplificateur mais surtout parce qu’il faut maintenir la fiction d’une « poésie contemporaine » et d’une « voix lyrique ». Ce que fait tout l’article qui convoque les poètes pour illustrer telle dimension313 et les œuvres pour témoigner de telle condition de la voix lyrique314. C’est qu’il faut d’abord entendre le lyrisme dans une opposition à l’épique lui-même rapporté au « narratif » et que « toute la poésie moderne a rejeté de son domaine propre315 ». Mais le lyrisme moderne se nourrit au paradoxe suivant : « c’est au moment où le poète dit le plus "je" qu’il revendique le plus fortement une dépersonnalisation de soi », affirme Rabaté à la suite de Hugo Friedrich316. Ainsi se trouvent maintenus et confirmés comme indiscutables et interminables, par là-même, les termes du débat : dire le sujet plutôt que le faire et être soi –avec les variantes qui aujourd’hui se bloquent dans la répétition de la formule-titre de Paul Ricœur, Soi-même comme un autre317 – plutôt qu’écouter « je ». Mais toute la modernité est dans une « distanciation ironique » que les

311. Quatrième de couverture de Écrit au couteau, P.O.L, 1993. 312. D. Rabaté, « Lyrisme » dans M. Jarrety (éd.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit. 313. « Claudel et Saint-John Perse illustrent admirablement cette dimension [« appel et célébration »] », ibid.. 314. « L’œuvre de Jaccottet témoigne de cette lutte entre doute et conquête, travail patient du mot "juste" (qui rend à la fois justice à la réalité et qui soit dans un rapport de justesse). », ibid. 315. Rabaté réfère à D. Combe, Poésie et récit : une rhétorique des genres, José Corti, 1989. 316. H. Friedrich, Structure de la poésie moderne (1956), trad. M.-F. Demet, Le Livre de poche, 1999. 317. P. Ricœur, Soi-même comme un autre (1990), Seuil, « Points », 1996.

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remarques de Käte Hamburger318 contestant la dépersonnalisation du sujet postulée par Friedrich, ne vont pas fondamentalement remettre en cause puisque, pour Rabaté à la suite de Karlheinz Stierle319 et dans un esprit de synthèse : « Le poème n’est pas un énoncé fictif, au sens de Hamburger, mais il donne l’espace fragile d’adéquation et d’authenticité à une voix qui cherche à s’assurer dans et par son propre discours ». La voix sur la scène lyrique

Rabaté ajoute à ce rapide panorama que certains travaux récents320 « proposent la solution théorique suivante » :

La poésie se situe dans un espace figural où peuvent jouer aussi bien des "fictions du moi", sous la forme de personnages imaginaires, que des "figurations du moi". L’œuvre de Michaux telle que l’analysent Laurent Jenny et Étienne Rabaté, permet d’apercevoir cette malléabilité énonciative, qui la rend apte à passer du récit bref au poème versifié, du masculin à la voix féminine. On peut aussi dire que le lyrisme est le lieu de figuration de ce qui déborde le sujet. Ce dont parle le « je », c’est précisément d’expériences qui excèdent la subjectivité, expérience de dépersonnalisation donc, ou même tentatives pour donner figure à la naissance à soi du sujet ou bien à sa propre mort. Il reste ainsi bien un sujet au centre du projet lyrique mais dans une dynamique figurale que permettent à la fois le jeu des blancs sur la page et la mobilité du vers.

De quoi s’agit-il ? De situer la poésie dans un espace de jeu de figures afin d’observer une scène comme lieu de représentation acceptant même les débordements, permettant surtout de retrouver le « sujet » au cœur des procédés « modernes » : « blancs » et « vers mobile ». Voilà qui ne peut répondre, non à « ce dont parle le "je" » mais à ce qu’il fait du langage, de la poésie, chaque fois qu’il se fait entendre. Ne soyons pas injuste : Rabaté fait ailleurs des propositions moins didactiques, autrement plus fines, pour suggérer la « diction poétique et cathartique que seul un poème peut dire, de l’avènement et de la mort du sujet qui l’énonce, d’un sujet qui est nécessairement sujet de son propre deuil321 ». Ce « je lyrique » est décidément assigné à une subjectivation soumise au diktat d’un modèle de vie. Vie confinée à ses deux bornes, la naissance et la mort, au profit certainement d’une « autre vie », d’un « au-delà » que d’aucuns situeront au paradis ou en enfer ou bien encore dans un « rien » que les nihilismes contemporains savent bien entretenir. Mais, entre temps, l’écoute distraite par ce dualisme et ce finalisme ne peut entendre ce qui passe « entre », ce qui justement ne cesse de commencer : du sujet qu’une voix invente souvent dans une pluralité interne, toujours dans une relation infinie.

Aussi convient-il de s’opposer vigoureusement à cette thèse empruntée à Paul De Man que cite Rabaté. Car, ne resteraient alors plus que des « effets » d’énonciation qui, au fond, renverraient à « la tentation du monologue », à « cette ambition impossible de créer une langue absolument privée » (p. 76), tout cela se jouant toujours sur la scène du poème compris comme « l’espace d’un déploiement inédit de la parole, de ses éclats ». Alors Rabaté emploie les termes de la représentation pour décrire la nouvelle énonciation lyrique : « identification » certes douée de « souplesse » mais dont il voit bien que « le terme reste impropre » ; « catharsis » par le « chant unifiant d’une parole qui s’essaie à combler la béance originaire qui l’a produite » ; avec deux écoles dramaturgiques dans la mise en scène de cette voix, « deux modes » de gestion des voix, de la voix : « le tourniquet lyrique : écart ou fusion » (p. 75), nous pourrions dire distanciation brechtienne ou identification ibsénienne…

Rien d’étonnant alors à ce que Rabaté, insatisfait du « point de différenciation » d’un « principe de diction poétique, à définir par rapport au roman et au récit », ne suggère d’en chercher le critère « dans une poétique des genres littéraires qui reste en chantier » et ne maintienne son « projet d’une définition de trois modes d’énonciation littéraire (roman-poésie-récit) » (p. 65). Ce qui a pour conséquence de maintenir la problématique de l’inscription :

318. K. Hamburger, Logique des genres littéraires, trad. P. Cadiot, Seuil, 1986. 319. K. Stierle, « Identité du discours et transgression lyrique », Poétique, n° 32, nov. 1977. 320. D. Rabaté (éd.), Figures du sujet lyrique, PUF, 1996 ; D. Rabaté, J. De Sermet, Y. Vadé (éd.), Modernités, n° 8 (Le Sujet lyrique en question), Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996. 321. D. Rabaté, « Énonciation poétique, énonciation lyrique », dans D. Rabaté, Figures du sujet lyrique, op. cit., p. 74. Les références vont à cet ouvrage.

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« Mon hypothèse de départ sera donc la suivante : c’est du côté d’une modalité spécifique d’inscription qu’il faut se tourner pour tenter de définir lyrique et poétique » (ibid.) : le meilleur moyen pour se détourner d’une pensée du sujet dans et par le langage (voir chapitre 2). Néanmoins Rabaté pose les fondations de ce chantier : selon lui, la poésie met toujours le poème au service d’une voix condamnée à répéter que « si le début est la fin, c’est pour dire dans le même souffle, un peu décalé, "en ma fin mon commencement322" » (p. 79). Par ailleurs dans une autre contribution à l’ensemble dirigé par Rabaté, Dominique Combe indique, sans aucune référence à Benveniste qui a autrement mieux posé de telles propositions, que « le sujet lyrique, loin de s’exprimer comme un sujet déjà constitué que le poème représenterait ou exprimerait, est en perpétuelle constitution dans une genèse constamment renouvelée par le poème, et hors duquel il n’existe pas. Le sujet lyrique se crée dans et par le poème, qui a valeur performative323 », conclut Combe. Toutefois, ce sujet « en perpétuelle constitution » ramené à une « valeur performative » du poème se retrouve alors à la sortie pendant qu’on le considérait traditionnellement à l’entrée : l’opération s’inverse mais reste fondamentalement la même. Ce devenir-sujet du poème le met dans une voix forcément en déréliction puisqu’elle sait qu’elle ne s’atteindra jamais dans une quelconque identité autrement qu’à maintenir « une double référence » issue d’une « double visée intentionnelle » –ce qui n’est pas sans soulever un redoutable paradoxe à une théorie du sujet qu’on aurait voulu discursive –, alors que le passé-sujet du poème le mettait dans la voix orphique. L’une et l’autre voix maintiennent la voix dans le mythe quand il faudrait l’écouter dans son histoire. Car, entendue hors de toute grille générique ou historiciste, en tout cas mythique, la voix peut advenir comme ce qui arrive à un sujet dans et par le langage, comme histoire de ce que fait une relation-sujet au langage et de ce que fait le langage au sujet-relation. Nous l’avons aperçue, cette histoire, dans la subjectivation, le corps-sujet, le phrasé, les mouvements de la relation amoureuse. La voix s’apercevrait-elle dans le « travail de l’amour » plus que dans celui du poème ? C’est ce à quoi un philosophe nous invite. Mais auparavant, nous voulons lire deux livres qui cherchent la voix d’un sujet en relation mêlant sexe et langue dans un poème qui peut toujours se perdre dans le risque de trop savoir où il est, ce qu’il dit. Comment la voix fait-elle alors pour s’y retrouver ?

3. Sexe et langue du poème : manières de faire l’amour

Deux livres qui ne semblent avoir aucune affinité entre eux. Deux livres dont l’expérience d’écriture est à grande distance temporelle (1956 et 2001) et générationnelle – un poète né en 1928 et l’autre né en 1956. Deux livres qui font aussi deux voix et qui mettent le problème de la voix sur le chemin d’une recherche de l’inconnu par le spécifique : à condition d’en trouver paradoxalement ce qui y fait le plus relation, le mouvement d’un phrasé entièrement dans la subjectivation d’un corps-sujet. Une partition consonantique

Les œuvres de Bernard Heidsieck ne cessent d’être travaillées par les tensions de la vie : les rythmes s’y affrontent. Ces altercations laissent advenir dans une temporalité propre un sujet du poème traversé par la relation, par l’amour. Un poème inédit de mars-avril 1956, publié seulement en 1999324, nous permet d’écouter ce mouvement de la relation comme manière de faire l’amour dans et par le langage. Il fait partie d’une série d’œuvres que le poète a rassemblées sous le titre générique de Poèmes-partitions (1955-1961) qui ont permis à Jean-Pierre Bobillot de développer le concept de « musiture », par opposition à l’« orature » des poésies orales traditionnelles325. Mais faut-il voir une « musication » là où, plus que des procédés qui

322. Rabaté cite « un vers qui appelle forcément à la mémoire l’entière récitation des Four Quartets de T.S. Eliot » par lequel il avait ouvert sa contribution. 323. D. Combe, « La Référence dédoublée, Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », dans D. Rabaté, Figures du sujet lyrique, op. cit., p. 63. 324. B. Heidsieck, Poème-Partition Q, Rouen, Derrière la salle de bains, 1999. 325. J.-P. Bobillot, Bernard Heidsieck Poésie action, Jean-Michel Place, 1996 (avec CD anthologique).

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CHAPITRE 6

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soumettraient le langage à la musique et donc postuleraient une écoute hors langage, il y a à écouter une voix, un sujet-relation ?

Tic Tac Clac Tic Tac Tic Tac Tam Gong Tic Tic Tac Tic Tac Qui blanc qui mais qui donc gong Œil pour œil dialoguant qui Qui Fixé te fixant suis-je tant battent Rose nos cils et tuent le temps Tac Tic Tac Tac Tic Tac Gong L’un bistre puis l’autre dévorant clac fusillés Pris au piège ouf feux croisés où es-tu Que Lumière nuit jaune fais-je miasmes nus Ou dédales et visages labyrinthes […]

Entre téléphone rose et coucherie minutée, entre déclinaison grammaticale et rituel religieux, entre métronome et téléphone, entre clichés et questions « passe-partout326 », Heidsieck cherche le rythme du poème-relation dans une tension dialogique entre ratage et interpénétration des corps. Cette recherche passe par l’intonation interrogative et sa lancée consonantique, qui s’associe à l’intonation de syntagmes presque systématiquement dédoublés syntaxiquement et prosodiquement. Alors la voix fait une oscillation continuelle, un balancement qui prendrait le lecteur dans un mouvement binaire mimétique du corps amoureux si la voix elle-même n’était dans un continuel questionnement. Car l’activité de cette voix qui ne cesse de s’inventer, n’est-elle pas de tourner autour de quelque chose que nous ne pouvons que saisir comme une question qui peut se faire injonction : « parle » et « le diras-tu ». Injonction que se fait la voix elle-même ou qu’elle fait à quelqu’un, un interlocuteur insaisissable ? Peu importe puisque cela a eu lieu « dans les siècles des siècles ». Il n’y a pas à « le dire » mais à la faire, la voix : telle serait la réponse de ce « poème-partition ». Réponse en acte par un investissement à couper le souffle dans le phatique, pris lui-même dans une course effrénée entre la cadence métronomique et le rythme comme mouvement d’une parole qui se cherche dans toutes ses voix, ses répétitions de voix, ses prises de voix. Michaux et son « grand combat » ne sont pas loin même si aucun néologisme verbal ne vient à proprement parler participer aux actions. Si les ruptures semblent faire l’esthétique de ce poème-relation dans la tradition des collages dadaïstes, c’est pour mieux

326. Voir une série d’œuvres qui porte ce titre générique.

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inventer des passages étonnants, des mouvements du continu qui glissent dans les lancements du « et », dans les paronomases de « de glace » à « de grâce », dans les renversements où incises et relances montrent que l’interlocution ne cesse de faire la prosodie avant la syntaxe, le rythme avant le sens, la voix avant la compréhension, la relation avant la communication :

Qui Suis-je sens-tu à la trace à te suivre Poursuivi et te hume et te sens L’emmêlement est celui des questions autant que des corps dans la recherche d’une nudité

de la voix : Qui Es-tu suis-je salive et jeux de langues Pour rire éperdus du plus nu dénuement C’est ce « dénuement » que Heidsieck recherche peut-être le plus dans ce poème-relation.

Parce qu’il s’agit d’une éthique du poème : la lancée qui laisse venir cette voix sans apprêt, sans qu’un récit (histoire d’amour) ou un ton (poème d’amour) ne tisse et ne lisse le sens de cette voix. Le dénuement est donc d’abord l’intégration à vif de paroles dans une syntagmatique de type télégraphique. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, que le mouvement continu ne cesse d’aller jusqu’à son terme –qui n’est donc pas un achèvement mais bien plutôt une demande de recommencement « dans les siècles des siècles ». Car c’est une voix-sujet qui, dans et contre la métrique sociale de l’amour mis au goût de la technologie communicative, contre les alternances binaires censées régler les rapports interlocutifs ou sexuels, sourd de tout ce bruit, surgit de tout ce magma pour signifier qu’elle peut aussi orchestrer avec sa petite musique une subjectivation à la hauteur des enjeux d’une époque, d’une société, d’un individu qui ne s’en laisse pas compter. À la même table, sexe et texte

Il est une toute autre manière de prendre de court les métriques sociales : au lieu d’aller plus vite qu’elles, prendre son temps. Le rapt du temps demande de changer de voix, de poème. Après Christian Prigent, est-il possible d’écrire les mots qui font le titre du livre de Ludovic Degroote327 : langue trou. Ce texte pose une énigme puisque la « langue » du titre s’avère au moins duelle (« mes deux langues »). Mais dès la première séquence du texte, le trou est également mis au pluriel : « sans jamais / disparaître / pleinement / dans les trous / on va bien / on prend du temps ».

Ce texte est d’emblée une tension continuelle entre son titre et son expérience : peut-être ce qu’indiquent aussi les modalisations initiales : « sans jamais […] pleinement » ? Car Degroote nous a prévenu dans ses textes antérieurs328, ses poèmes sont plus de survie que de vie pleine. Il le redit : « parfois / on bouge / à peine / et c’est / assez / pour dire / qu’on vit ».

Ce minimalisme est cependant trompeur ou il se trompe lui-même : son dire l’emporte sur son dit ou son dit vient seulement dire par antiphrase ce qu’il fait. La séquence qui suit est explicite : « dans ma tête / tout le monde / bouge // et cherche sa bouche // escargot ».

Il y a une physique de la pensée du poème : cette physique, c’est un bouge où ça grouille et ça bave dans une recherche de la voix, du corps-langage. L’érotique des scènes qui suivent n’est pas celle d’une représentation mais d’un langage en action : un langage qui « retourne » avec doigté tout le corps qui le traverse pour que ça bande, s’ouvre, chavire jusqu’à ce que la « langue » du poème touche ses tripes : « entre tes lèvres ton doigt retourné // passe d’abord /// geste lent / qui bande / sous sa coquille // j’ouvre ta fente /// et ma langue paraît s’atteindre / dans tes intérieurs ».

Ce ne sont que renversements et passages : « je t’écoute par chacune de tes oreilles / je te regarde te voir / je passe dans ton œil / et ma langue paraît s’atteindre /dans tes intérieurs ».

327. Ludovic Degroote (gravures de Jean-Marc Scanreigh), Langue trou, Éditions des Sept Dormants, 2001, non paginé. 328. L. Degroote a publié trois livres chez le même éditeur : La Digue ; Barque bleue ; Ciels, Draguignan, Unes, 1995, 1998 et 2000. Le premier poème de Barque bleue s’achève ainsi : « feu de cuisses au soleil // on va bien // dans les trous du temps », p. 11.

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Aussi les séparations traditionnelles (intérieur/extérieur) ne sont plus de mises puisque cela n’est qu’apparence pendant que le poème agit, intègre, transforme : « je vois sur tes lèvres / le bruit du blanc qui coule / tu nais dans cette parole / et tu entres dans le poème / avec le chavirement de ton cul ».

Si « lèvres » rime avec « parole » et « qui coule » avec « ton cul », il n’y a plus de son et de sens, de vue et d’ouïe. L’expérience du poème et de ses sens devient entièrement langage : « ta touffe divise mes doigts / je te branle toute entière / il y a un corps dans ton corps / ta barbe est fleurie / on dirait que c’est joli ».

La main se divise dans la multiplicité de la « touffe » qui devient « barbe fleurie » : bouquet de fleurs, poésie jolie-jolie… Multiplication des corps qu’ouvre le « il y a » litanique de l’ébranlement qui est plus un bégaiement spasmodique tout au long de cette séquence lancée par le « t-t » du petit train du plaisir. Ce « t-t » que reprend pour mieux le prolonger la séquence suivante : « écarte-toi // j’ai encore trop de mots / dans la bouche // trop de mots / pour tenir au fond ».

Cette séquence est cependant problématique : l’injonction est métonymique (« écarte ce qui t’ouvre ») signalant toutefois une ouverture insuffisante et donc dysphorique, ou alors elle vient arrêter (« pousse-toi ») l’euphorie de l’entrée dans le poème par un écart dysphorique. Il y a aussi ce rappel répété du « trop » qu’on peut entendre paradoxalement comme l’exigence d’une éthique du peu ou au contraire celle peu étique d’un épanchement nécessaire « pour tenir ». À ventre ouvert

La dysphorie (retour de bâton de la culpabilité ?) semble bien être de mise : « on est séparé de tout / à force d’être dedans / j’en oublie mon corps / toujours le même corps / jamais la même tête ». Séparation alors qu’on a pu croire à une fusion, à une intégration… et cette contradiction d’un corps identique malgré l’expérience et d’une tête introuvable : « et tout le monde qui joue entre tes cuisses ». Remarque qui signe le désabusement ou de la révolte ? Quoiqu’il en soit, conclusion d’un désappointement redoutable puisque le jeu est ici sérieux tout comme le prosaïsme des parties du corps laisse voir revenir « tout le monde » alors qu’on croyait la relation singulière et non publique si ce n’est anonyme. Alors il ne resterait plus qu’à rejoindre la foule : « moi aussi /je veux descendre / et m’enfoncer et / me trouer et / disparaître / vite ».

Suicide du sujet du poème ? Peut-être. En tout cas, chute (la faute a remplacé l’acte) vers une demande de pardon d’un « moi » dont la coulpe se frappe (« et ») jusqu’à ce : « à ventre ouvert donc / comme ça passe / queue corps bouche / mange / mange deux fois ma bouche / et chacune de mes deux langues ».

Déclaration pseudo-christique d’un sacrifice du corps, sacrifice du corps du langage dans une répétition qui montrerait l’affolement, le désespoir et l’inacceptable. Un « donc » conclusif, irrémédiable, qui indique une traversée inverse à celle de la nourriture, une remontée qui du sexe fait vomir ce poème. La relation est ici une confusion des deux langues, celle d’en haut et celle d’en bas, celle de la bouche et celle du bas ventre. Qu’ainsi le corps morcelé fasse du sexe une langue et de la langue un sexe dans le rapport corps-langage qui ne s’obtient qu’avec l’impératif, la demande dialogique pour que « ça passe », c’est pour qu’advienne un sujet autre, un inconnu du corps-langage, une relation neuve : corps dans un corps et langage dans un langage ou poème du poème.

La langue trou de Degroote est un constat d’échec mais le récitatif de ce constat signale des passages qui ont fait entendre un maximum de corps dans le langage : avec un tel poème le « sexe » se met à table et on mange de la « langue ». Non celle qui est séparée du corps parce que la poésie la sublimerait dans une opération sacralisante, mais bien celle qui bouge dans le langage du poème : une langue-sujet comme un sexe à avaler. Et Degroote écrit que ça ne passe pas si facilement : il suggère peut-être mieux que ses contemporains, épigones d’Artaud et de Bataille, l’enjeu d’un tel sujet qui fait la relation corps-langage, l’enjeu d’une écoute, dans les « trous » de la langue, des battements du corps « pour dire qu’on vit ». Rien de biologique, tout

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d’historique, c’est-à-dire la recherche d’une voix-relation dans et par le langage qui emporte le tout du corps : une voix « à ventre ouvert donc ».

4. Le rythme boiteux de l’amour

Pour Lacan, « l’amour […] supplée à l’impossible rencontre des sexes329 » ; ce que Alain Badiou reprend avec le terme de « suppléance330 ». Aussi, pour la psychanalyse lacanienne, « l’amour fait la vérité dont le sexe est capable et non l’inverse » (p. 11). Remarquons en premier lieu que de tels énoncés font fi de toute pluralité et homogénéisent des pratiques et représentations : l’expression verbale « faire la vérité » pose en effet de tels énoncés sous le verdict philosophique. Toutefois « l’art » et, en son cœur, « l’écriture poétique de l’amour » sont convoqués pour leur « leçon » (p. 11). Badiou signale certainement un paradoxe aporétique de ce qu’il nomme « l’art » : « Ce dont l’art n’a que faire […] c’est de l’amour comme processus, ou durée, ou construction d’une scène. […] C’est en définitive à la rencontre qu’il s’en tient, à l’événement pur » (p. 177). Pour Badiou, « l’art », « de la jaculation chansonnière aux subtilités du roman, où il oscille comme nous le savons entre "l’amour toujours", et "l’amour jamais", en passant par "l’amour hélas", s’arrêtant, au plus grave, à l’énoncé déchirant dont Jacques Brel a fait sa gloire : "Ne me quitte pas !" », sans oublier « ses formes les plus sophistiquées », doit être mesuré à ce qu’il « retient de l’amour ». La voix retenue de l’amour

En philosophe attentif à la littérature, même non « sophistiquée », Badiou ne retient que ce qu’elle dit de… l’amour : ses « énoncés » les plus « jaculants » ou les plus « subtils ». Et ces « énoncés » sont soumis à leur véridiction philosophique : « il [l’art] cherche à nous faire croire que […] ». La littérature (le langage ?) fictionne (« ce qui ne mange pas de pain », sic) pendant que la philosophie pense ! On peut accorder à Badiou le bénéfice d’une remarque heuristique : des schémas de pensée peuvent réduire l’énonciation artistique à des énoncés. Plus précisément : l’attention portée à la naissance de l’amour (« la rencontre ») plus qu’au processus et à la construction de l’amour… par la littérature et l’art en général doit être interrogée. Cependant, il faudrait y voir de plus près : Badiou n’est-il pas myope et ne s’arrête-t-il pas à des études issues de la réflexion d’un Rousset sur les figures de la « première rencontre331 » ? Cette myopie n’est pas sans réitérer le schéma traditionnel qui confie à l’art dont la littérature, « l’excès événementiel », pour mieux lui retirer l’ordinaire duratif (« sa durée ») de l’objet, du thème, de la question. Schéma traditionnel de l’écart qui suppose une théorie du langage soumise à la théorie du signe. Schéma qui s’accompagne d’un autre schéma puisque « l’amour se dispose entre deux bornes » : « l’aventure sexuelle » d’un côté et l’« amour sublime, platonique » de l’autre. Ce qui amène Badiou à conclure qu’il est « de l’essence de l’amour de n’être ni trivial ni sublime », donc, « comme chacun le sait », d’être « de l’ordre du labeur ». Cela fait alors retomber la réflexion philosophique hautement mathémathisée (« je te mathème » fait l’objet d’une exégèse lacanienne) sur le dualisme le plus traditionnel : « Le rythme boiteux de l’amour peut se dire selon la diastole de son expansion autour de l’excision conjointe de u, et la systole de ce qui, invinciblement, ramène à l’atomicité centrale de ce qui fut soustrait ». Que l’amour règle son rythme sur le cœur (« diastole ») naturalise par une réduction quasi biologique la pensée philosophique, du moins la rend fort commune : « comme chacun le sait » signale d’ailleurs une argumentation du « bon sens » que seules les formules de logique mathématique viendraient sauver du mauvais goût ! Badiou sait pourtant bien qu’un bon mot sauve du bon sens : il ne peut le trouver qu’en littérature auparavant écartée en citant « le poète Pessoa » qui « fait prononcer à son hétéronyme Caiero », « l’énigmatique sentence […] sur laquelle il [lui – Badiou] plaît de

329. J. Lacan, Séminaire, livre XX (1972-1973) : Encore, Seuil, 1975, p. 44. Cité par Rose-Paule Vinciguerra dans sa « Préface » à L’École de la Cause freudienne (dir.), De l’Amour, « Champs », Flammarion, 1999, p. 10. 330. A. Badiou, « La scène du deux » dans L’École de la Cause freudienne (dir.), De l’Amour, « Champs », Flammarion, 1999, p. 177-190. 331. J. Rousset, Leurs Yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, José Corti, 1984.

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conclure : "L’amour est une pensée" ». Le poème, une fois encore, se voit réduit à la sentence, à l’énoncé – en l’occurrence, l’énonciation est ici une opération purement philosophique d’établissement auctoriale d’une proposition ontologique où la copule s’arrime à la définition et annihile toute poursuite. Le poème et la littérature sont doublement (mais tout est dédoublé dans le propos de Badiou, tout y est à proprement parler dérobade énonciative) congédiés d’un coup de chapeau puisque « le poète » vient lui-même faire allégeance au philosophe : à « l’amour, la poésie », le philosophe oppose par la bouche du poète un même axiome indiscutable, « l’amour, la pensée ». Toutefois, on peut repartir de Pessoa qui signale dans cette « sentence énigmatique » la conjonction de l’affect et du concept, pour prendre à Badiou une remarque, sa note presque finale, passionnante et heuristique : « l’amour est athée de ce que le Deux ne préexiste jamais à son processus ». Tentative plutôt heureuse de formuler dans la philosophie un refus de « l’absolue transcendance » comme de « la dialectique trinitaire », en d’autres termes, de Kant et de Hegel. Cela se formule à l’issue de la démonstration de Badiou : « l’amour est la seule expérience disponible d’un Deux compté à partir de lui-même, d’un Deux immanent ». Cette formulation par trop philosophique conviendrait parfaitement à établir un universel du langage auquel ce travail voudrait contribuer. Il suffirait de remplacer « l’amour » par « le langage » et d’enlever au « Deux » de Badiou la majuscule, de l’altérer en l’historicisant, par exemple, en parlant de « la relation amoureuse » ou de « la relation » qui ne généralise pas la première mais en suggère le cœur universel. Car, partant de cette « expérience », il ne s’agirait pas de « penser [la relation dans le langage, la relation amoureuse par le langage,] à sa place, place qui se soustrait partiellement à l’hégémonie de l’Un comme à l’inclusion dans le Trois », mais bien dans son histoire, par son historicité qui ne peut se penser qu’en discours. Aussi, « l’intelligence que l’amour délivre » consiste dans le fait qu’« il est construction immanente d’une disjonction indéterminée, qui ne lui préexiste pas » ; c’est aussi ce qui caractérise la relation dans le langage qui, comme dit Henri Meschonnic, « précède et porte les termes332 ». La différenciation sexuelle entre immanence et transcendance

Faut-il pour autant « en venir à quelque déduction transcendantale des sexes » ? Badiou s’excuse : « ce sera pour une autre fois » et annonce que « ce n’est pas sur le même mode que "femme" et "homme" entrent dans le sujet-Deux ». Ces dernières remarques permettent d’apercevoir les limites des suggestions de Badiou et de poser quelques principes décisifs pour éviter le balancier de l’immanence et de la transcendance. Que des modes d’entrée dans le « sujet-Deux » soient à postuler, cela semble évident : à condition d’apercevoir dans cette asymétrie celle que Benveniste décrit entre le « je » et le « tu » dans l’interlocution. Mais on ne pourrait substituer les deux sexes aux deux personnes sans méconnaître le fait que la structure sexuelle dans telle société (et alors, de ce point de vue, « homme » et « femme » n’existent pas et « la différence sexuelle » est toujours une production historique !) est produite d’abord et avant tout en langue, dans et par langage, comme le suggérait le même Benveniste en 1968333: autant de productions linguistiques (production du sens et d’énonciations, suggérait Benveniste) qui sont des interprétants de la production sociale, individuelle ou collective. Par conséquent, la « déduction transcendantale des sexes » ne peut être opérée que par « la langue elle-même, toujours et nécessairement » car « la langue interprète la société » (p. 96) : aussi, cette différenciation sexuelle apparaîtrait interprétée en articulant toujours spécifiquement les deux niveaux du « double fonctionnement, subjectif et référentiel, du discours » (p. 99). Donc, d’une part, cette « déduction » ne peut se faire qu’en discours et non en langue (avec des catégories antérieures à toute production) ou en idée ou en concept, etc., c’est-à-dire par une poétique du discours, qu’il soit « ordinaire », littéraire ou philosophique… car seule la poétique s’attache à écouter cette « inclusion du parlant dans son discours » (ibid.). Et d’autre part, cette

332. H. Meschonnic, La Rime et la vie, Lagrasse, Verdier, 1985, p. 274. 333. É. Benveniste, « Structure de la langue et structure de la société » (1970), dans Problèmes de linguistique générale, II, op. cit, p. 100. Les citations qui suivent vont à cet article.

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« déduction » faite en discours évitera alors de se laisser berner par tel « emploi dans la société » ou par telles « normes » et telles « représentations sociales qui forment la culture » (p. 96), donc de naviguer entre un mono-culturalisme ou un pluri-culturalisme. Auquel cas la « déduction transcendantale des sexes » verserait rapidement dans une transcendance bien immanente. La seule transcendance – mais il s’agit d’une critique de toute transcendance puisqu’il n’y a pas de hors-langage pour le langage du point de vue d’une anthropologie historique du langage – qui puisse éviter ce piège est celle du langage qui fait toute sa place à l’historicité radicale du discours. Partant de Badiou, mais certainement en abandonnant le discours philosophique, nous faisons le pari que c’est donc bien la relation dans le langage qui peut permettre de réaliser la « déduction transcendantale des sexes » ! De ce point de vue, « l’amour est une pensée » !

Nous comprenons alors pourquoi les conclusions tirées par Rose-Paule Vinciguerra semblent en deçà des espoirs que le projet faisait naître :

Ainsi, même si l’amour vécu doit beaucoup à l’art, de l’un à l’autre, il y a malgré tout un écart. Si les affaires d’amour sont des mises en scène qui voilent le rapport au Réel, à l’impossible rencontre des sexes et clivent de tout lien social en tentant de restaurer l’unité imaginaire, littérature et poésie d’amour font, au contraire, entendre autre chose. Elles ne se vouent pas à l’Un, mais écrivent plutôt à partir du Réel l’impossible rapport de l’Un à l’Autre qu’aucun nom ne saurait dénommer. C’est ainsi qu’elles tracent dans les mots les voies secrètes d’une jouissance insue, et défont par là-même la langue commune et ses représentations. À cet égard, la poésie d’amour – le sait-elle ? – est peut-être à la place même où peut s’éprouver pour une femme la jouissance qui, selon Lacan, lui est propre, et dont rien ne peut être dit. N’est-ce pas alors du lieu de cette « Autre jouissance » que le dire des poètes, des écrivains sur l’amour a pu s’affranchir des limites de la réalité, que l’inouï de leur poésie amoureuse a pu être écrit et peut encore résonner avec notre Réel334 ?

Des « affaires d’amour » qui « voilent », à la « littérature et poésie d’amour » qui « font, au contraire, entendre quelque chose » (dévoilent ?), l’essentiel de l’analyse pose une théorie de la littérature qui suppose une théorie du langage prise dans les mailles du signe. De la théorie de « l’écart » à la « place », au « lieu » d’une altérité indicible, il n’y a qu’un pas qu’on franchit sans y penser : d’une part, la poésie est nomination (« dénommer ») et d’autre part, « la jouissance » n’est pas l’activité d’un sujet mais une « place […] dont rien ne peut être dit », c’est-à-dire qu’arrachée même au langage, elle ne peut être qu’assignée, dévolue, « éprouvée ». Que le langage par le poème puisse répondre de l’amour et de la jouissance, dans le continu du poème et du « vécu » comme dans le continu du poème et de la « langue commune », c’est justement la force du langage comme de l’amour de le trouver quand elle ne le sait pas –d’où la question stupide d’un savoir qui, de plus, s’arrête à une « place » alors qu’il n’y a pas d’identité qui puisse limiter une telle expérience. L’écoute de la jouissance, c’est-à-dire du maximum de corps dans la relation langagière, est certainement, non le lieu mais l’histoire de ce « miracle » (« inouï ») : il n’y a pas d’autres « voies secrètes » que la voix de l’amour (dans sa pluralité interne aussi), de la jouissance comme moment paroxystique, si l’on veut, résonant d’autant d’échos dans l’« ordinaire » du langage et de l’amour. Aussi, par la relation dans le langage, la « jouissance féminine », si le langage en résonne, ne peut que passer de sujet en sujet du langage : les conséquences ne sont pas minces puisque d’une part les hommes retrouveraient, sans expédients pharmaceutiques, la « jouissance », évitant alors par ailleurs d’en faire voir à l’autre sexe, et les femmes, sans tomber dans la folie, l’hystérie et autres maladies, la parole, trouvant alors une parité que le droit, seul, ne peut leur donner !

5. Penser la voix comme matière relation

Concluons ce chapitre avec les propos de Claude Régy recueillis par Gérard Dessons335. Non pour en rapporter le détail qui permettrait de montrer combien le travail de ce metteur en scène a d’abord consisté à écouter les textes, à monter sa poétique des textes plus qu’une

334. Rose-Paule Vinciguerra, « Préface », dans L’École de la Cause freudienne (dir.), De l’Amour, « Champs », Flammarion, 1999, p. 14. 335. C. Régy, « Le Champ de la voix » (entretien avec G. Dessons), dans G. Dessons (dir.), La Licorne, n° 41 (« Penser la voix »), Poitiers, UFR Langues Littératures, 1997, p. 43-51.

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CHAPITRE 6

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quelconque « mise en scène » des textes aboutissant à les localiser, à les arrêter. Mais seulement pour en garder une simple leçon, dite en termes aussi simples que possible, c’est-à-dire fortement suggestifs. Régy fait part de son travail avec Paroles du Sage336 et, plus précisément, de sa rencontre avec l’acteur Marcial di Fonzo Bo dont les vibrations de la voix lui ont fait comprendre, « en le voyant et en le sentant, que la voix était du corps » : « Je crois que cette expression vient de la psychanalyse, et je la comprends mal. Mais, cet acteur, en l’entendant parler, on voyait toutes les vibrations et tout le mouvement de l’immobilité ».

Après avoir décrit très précisément le travail qui a permis que le « mouvement de la main » fut « en accompagnement du souffle, et complètement relié à la parole », Régy insiste sur l’harmonie nécessaire qui permette alors d’« entendre une parole d’avant la parole » et de voir que tout le corps est impliqué dans « la délivrance de la parole ».

Ce qui fait qu’on ne sait pas du tout d’où vient la voix, et où elle se prolonge, extérieurement et intérieurement, et comment elle traverse les autres, comment elle les rejoint, comment elle les pénètre. […] Parce que les corps sur le plateau sont tenus, maintenus et agis par la parole, c’est vraiment la vibration de la parole qui fait cette transmission pratiquement universelle et qui en même temps est un rapport tout à fait particulier, d’amour, intime, de soi à l’autre.

Cette leçon que fait à un écouteur les vibrations de la parole ne peut que nous engager à poursuivre les quelques réflexions initiées dans ce chapitre où nous avons essayé de penser d’un même mouvement la voix et la relation amoureuse en contestant la problématique d’une quelconque écriture de la voix pour lui préférer le travail de son écoute. Pour défaire la voix de la lyre, c’est-à-dire d’un genre qui trouverait sa prédilection dans la déréliction « moderne » ou « post-moderne ». Pour défaire cette voix d’une quelconque réduction de son dire à un dit, à une vérité de la voix. La voix n’est ni générique ni véridique, livrant ce qu’elle peut angéliquement ou diaboliquement porter à ses interprétants… La voix est pure relation, c’est-à-dire passage non d’un bord à l’autre mais passage d’un passage, passage d’un sujet, histoire de ce qui arrive à une voix. La voix n’est rien d’autre que l’exigence d’une écoute de la relation de la relation. Aucune tautologie dans cette formulation autrement qu’à porter toute l’attention sur le sujet amoureux plus que sur ses flèches ou son arc, sur le sujet du poème plus que sur ses procédés, sur le langage plus que sur un instrument (langue ou genre ou mode, etc.). Il y va d’un universel du langage que toute réduction met au rang d’une mauvaise généralisation, entraînant une surdité partielle ou totale.

Après avoir voulu conclure sur l’ouverture d’un problème posé par Régy, paradoxalement fermons ce chapitre en affirmant, avec Marina Tsvetaieva, que le théâtre du poème est dans la voix et non l’inverse. Pour cela, il faut faire justice à un texte de cette auteure. Le théâtre chez Marina Tsvetaieva : enjeu d’un poème

Redonnons toute sa valeur au poème Le Gars de Marina Tsvetaieva337 : écrit en français par une poète russe, publié cinquante ans après son écriture et dédaigné par les poètes-contemporains (« un très médiocre poème français » dit Henri Deluy338). Alors même que Tsvetaieva, en français comme en russe, montre « qu’il n’y a pas de plus grand affect que celui qui met tout le sujet dans la voix339 ». Nous n’observerons qu’un exemple, mais chaque vers, chaque séquence du poème-théâtre, ce théâtre de la relation amoureuse par le poème chez Tsvetaieva, le suggérerait. Ève Mailleret dit très justement à propos de Tsvetaieva340 :

Rejetée du temps quotidien, des lieux qui seraient les siens, séparée de ceux qu’elle aime soit par la distance, soit par «l’éternel troisième de l’amour», Tsvetaieva est portée à créer une série de mots négatifs :

336. Spectacle donné à la Ménagerie de Verre, du 18 février au 11 mars 1995. Le texte, connu traditionnellement sous le titre de L’Écclésiaste, est traduit de l’hébreu par Henri Meschonnic dans Les Cinq Rouleaux (Le Chant des chants, Ruth, Comme ou Les Lamentations, Paroles du Sage, Esther), Paris, Gallimard, 1970 [note de Dessons]. 337. M. Tsvetaieva, Le Gars, préf. Efim Etkind, Des Femmes, 1992. 338. Dans M. Tsvetaieva, L’Offense lyrique, trad. Henri Deluy, Fourbis, 1992, p. 16. 339. H. Meschonnic, G. Dessons (dir.), « Le théâtre et la voix », La Licorne, n° 41, op. cit., p. 41. 340. Dans M. Tsvetaieva, Tentative de jalousie & autres poèmes, trad. Ève Malleret, La Découverte, « Voix », 1986, p. 49.

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EMMELER

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«mon non-sourire hautain», «je suis lasse des tâches non-miennes qui me prennent ma vie», «je me suis condamnée au non-amour».

Sa poésie se construit contre les catégories existantes. Quand elle est à bout de forces en 1940, elle se dit réduite à cette négation :

« À force de changer de lieu, je perds peu à peu le sentiment de la réalité : j’existe de moins en moins... Il ne reste que mon non fondamental. »

Ce « non fondamental » n’est pas une postulation que la poète va s’échiner à représenter dans le langage, c’est chez Tsvetaieva un savoir et un non-savoir que seul peut livrer le langage débordant d’affect. Par exemple, quand Maroussia prononce le oui amoureux avec un non. La mise en garde du gars (le vampire du conte traditionnel russe) était pourtant terrible (la mort contre l’amour, par trois fois : celle de son frère puis de sa mère puis la sienne) :

- Fille, pèse bien : Le sais-tu quel pain (Fais-le bien, ton choix) Mange, quel vin bois ? Silence très long. - Allons, oui ou ... - Non. Quasi sâoult de pleurs – Main qui va droit au cœur. - Qui a bu –boira Cette nuit mourras341 ! « Personne n’est plus amoureux que ton "oui" » écrit Alain Jouffroy342. Tsvetaieva, par la

voix de Maroussia, écrit plutôt : « Personne n’est plus amoureuse que mon "non" ». Et ce « non » est de tout son poème, de toute sa poésie : « Ce n’est qu’à travers le "non" que l’on peut établir la présence du "oui" : l’existence autonome... »343. Non à un savoir : « Sais-tu où vais ? / Sais-tu d’où viens/ [...] Sais-tu que fais ? / Sais-tu qui suis? », demande le gars avant de s’entendre répondre « non » (p. 48). Le poème ne progresse pas vers une fin, un destin, un sens, ne s’arrête pas non plus sur un constat, un état, un établissement, il est mouvement infini, rime continuelle : on ne sait plus quoi rime avec quoi tellement tout rime, tout répond à tout. Car, comme rappelle Meschonnic, « la rime [...] est dans les mots cette relation qui sait d’eux avant eux non pas ce que vous voulez qu’ils disent, mais ce qu’ils disent de vous. Ce qu’ils montrent de vous344 ». Vitesse et accélérations, enjambements et prolongements infinis comme ce « non » qui rime avec « long » : à la fois l’éclair rapide et la nuit la plus longue qui puisse être, mais aussi le cri et le silence puisque c’est « le silence (qui est) très long ». Ce que dit très fortement Mailleret345 : « les éclairs qui nous traversent à une vitesse qu’il semblait impossible de capter, Tsvetaieva les fixe dans ses vers, comme nul autre poète à ma connaissance ». Avec Tsvetaieva, l’affect ne se représente pas, il est pure énergie donnée par le poème, lui-même énergie pure : cette énergie c’est celle de toute lecture quand elle se fait réénonciation à l’écoute, comme Tsvetaieva était à l’écoute de son historicité et donc de son langage qui faisait tout le sens de sa vie. Par exemple, ce passage de Le Gars :

Neige neige Plus blanche que linge, Femme –lige

341. M. Tsvetaieva, Le Gars, op. cit., p. 56. L’orthographe de « sâoult » est de Tsvetaieva (voir la préface de Efim Etkind). 342. A. Jouffroy, Éros déraciné, Le Castor Astral et Les Écrits des Forges, 1989, p. 73. 343. M. Tsvetaieva, Des Poètes, Maïakovski, Pasternak, Kouzmine, Volochine, éd. Efim Etkind, trad. Dimitri Sesemann, Des Femmes, 1992, p. 68. 344. H. Meschonnic, La Rime et la vie, op. cit., p. 216. 345. M. Tsvetaieva, Tentative de jalousie & autres poèmes, trad. Ève Malleret, La Découverte, « Voix », 1986, p. 59. Les références qui suivent vont à cet ouvrage.

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Du sort, blanche neige. (...) Rafale, rafale Aux mille pétales, Aux mille coupoles, Rafale la folle ! Toi –une, toi –foule, Toi –mille, toi –frêle, Rafale –la – Soûle, Rafale –la Pâle. (p. 114) Une vie pleine de « l’impatience d’autre chose » (p. 66), une œuvre remplie d’une

recherche de l’impossible : « l’impossible est tout ce que j’aime » disait, avant Tsvetaieva qui aimait ce vers, Innokenti Annenski (1856-1909). C’est cet impossible que suggère le poème « Le Gars ». C’est aussi cet impossible que la voix-relation maintient quand on fait tout pour essayer de l’écouter plutôt que de l’écrire dans des possibles qui nous disent trop vite qu’on l’aime bien, trop bien au point de ne plus rien entendre d’autre que cet amour de la voix, cette lyre.

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CHAPITRE 7

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CHAPITRE 7 – CONCLUSION : LES POEMES PAR LE SUJET AMOUREUX

1. Du nœud amoureux à la relation dans et par le langage

À l’issue du chapitre précédent, nous avons suggéré qu’à une écriture de la voix sur la scène du langage, dans le théâtre du poème, nous préférions une écoute du « théâtre dans la voix »1. C’est que notre projet de poétique de la relation voudrait répondre à ce fait que Lucien Tesnière relevait dans son épistémologie et sa recherche propres : « le nœud verbal […] exprime tout un petit drame »2. Loin d’être le reflet d’une autre scène, d’un autre drame, cette conceptualisation dramaturgique d’un fait syntaxique par Tesnière est à prendre dans le sens d’une action en train de se dérouler dans et par la phrase sur la scène du nœud verbal qui en est le cœur vivant, le « régissant » du « procès ». Le fait que le même Tesnière soutienne que c’est le verbe qui est le « mot principal » de la phrase confirmerait le simple fait que nous considérions le poème comme une activité, un nœud d’activité.

De ce point de vue très général, nous nous situons dans le prolongement des propositions faites par Gérard Dessons et Henri Meschonnic3 afin de pouvoir noter, pour le moins, le rôle décisif de ce « passage du règne du discontinu – qui est le binaire du rythme classique : accentué ou inaccentué – au plan prosodique du discours réel, qui est le plan du continu, c’est-à-dire du sériel » qu’il voient dans « les paradigmes prosodiques » (p. 98). Nous avons montré qu’il ne s’agissait pas d’une simple modification des techniques d’analyse mais qu’elle engageait « une forme sujet » : « un continu de sens qui inclut, emporte et déborde constamment le discontinu du signe » (p. 56) . Cette pensée du rythme initiée par Meschonnic est donc bien une pensée du continu dans et par le langage. C’est tout ce que nous avons essayé de poursuivre ici en tentant de montrer comment ce continu discursif du poème permettait d’entendre un sujet amoureux que nous avons progressivement observé dans certains aspects de son activité puisqu’il n’est que subjectivation dans et par le langage. C’est tout le pari d’un sujet-relation qui montrerait le plus l’interaction entre le langage et le corps dans le mouvement même du poème parce qu’il en est l’effet et la cause tout à la fois.

Nous avons suggéré que le sujet-relation, sujet amoureux dans et par le poème, n’est pas le sujet de l’énonciation dans le discours puisque, au-delà d’une inscription qui renvoie au problème de la référence, il est l’activité d’une subjectivation qui produit sa propre référenciation. Il n’est pas plus l’expression d’un rapport à un corps-objet dont rendent bien compte le sujet freudien et les autres modèles de sujet psychologique, puisqu’il est lui-même corps-sujet, c’est-à-dire sujet plein de corps, dont l’érotique est la sémantique spécifique qu’il fait dans et par le poème-relation. Il n’est pas non plus sujet de la langue, sur le modèle d’une rhétorique généralisée qui voit dans l’opération figurale la réalisation d’un avènement de l’être et donc qui renvoie à un sujet philosophique ignorant le phrasé spécifique de la subjectivation poétique dans et par la relation langagière puisque, pour une telle conception, l’activité langagière est condamnée à choisir entre une soumission au culturel mensonger ou une esthétisation tropologique en vue de déplorer une perte irrémédiable du sens de l’être, déploration que se réservent les prêtres de cette célébration. Il ne se trouve pas pour autant dans la messagerie que les théories de la communication peuvent montrer dans la reproduction de schémas traditionnels ou renouvelés de codes relationnels mais, parce qu’il n’est pas porté mais porteur, il est dans les mouvements de la parole que le poème invente chaque fois qu’il fait relation, correspondance sans arrêt ni termes. Enfin, nous avons esquissé le fait qu’on ne pouvait

1. Nous empruntons à H. Meschonnic, « Le théâtre dans la voix », dans La Licorne, n° 41 (« Penser la voix », Poitiers, UFR Langues Littératures, 1997, p. 25-42. 2. L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale (1959) Paris, Klincksieck, 1982, p. 102. 3. G. Dessons, H. Meschonnic, Traité du rythme des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998. Dorénavant, je renvoie à cet ouvrage.

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le confondre avec la lyre, c’est-à-dire l’instrument d’un projet relationnel que d’aucuns aimeraient situer dans la grande tradition lyrique quand ils ne font qu’entretenir des procédés inattentifs aux nouveaux moyens relationnels que le langage ne cesse d’inventer sur le « théâtre dans la voix », parce que c’est elle qui fait dans ses moindres inflexions le sujet-relation dans sa pluralité interne même.

Cet ouvrage avait donc pour ambition d’esquisser un tel continu du corps-langage : ce qui nécessitait, dans l’interaction du rythme et du sujet, de ne pas prendre la partie discontinue pour le tout et de considérer que, comme disent Dessons et Meschonnic, celui-ci « n’est pas à côté du continu, mais [qu’]il est pris dedans, il ne le précède pas, il en procède, comme Humboldt dit à propos des mots dans leur relation au discours » (p. 42). Dessons et Meschonnic précisent ensuite l’ampleur d’un tel travail :

Ce que la théorie nouvelle du rythme doit reconnaître, c’est tout ce qu’il y a dans le langage et qui est de l’ordre du continu, entre le corps et le langage, entre une langue et une littérature, entre une langue et une pensée : un ensemble de dispositifs signifiants qui sont des sémantiques du continu. (p. 38)

Les sémantiques du continu qui, par hypothèse, nous semblent le mieux aviver cette reconnaissance viennent au cœur d’une poétique de la relation à la recherche du sujet amoureux dans et par les poèmes. Par conséquent, nous aimerions conclure cet ouvrage en soulignant le fait que, de même que le continu est porteur et non porté, la relation en tant que subjectivation amoureuse n’est pas portée par le discours mais qu’elle est justement porteuse du discours même. La relation produit tous les éléments discursifs autant qu’elle passe par eux. Elle produit le discours puisque, si éléments il y a, c’est par l’impossibilité de les considérer seulement séparément – de manière juxtaposée ou successive – sous peine de perdre l’attention au discours lui-même. C’est donc par ce qui fait le continu du discours qu’il faut les concevoir et ce continu c’est la relation même. En fin de compte, nous aurions tenté de saisir quelques nœuds rythmiques amoureux au cœur de l’activité intense de quelques poèmes afin de mieux comprendre la relation dans et par le langage quelles que soient ses manifestations, y compris les plus éloignées de toute artialisation ; mais il nous faudra montrer ce continu-là ailleurs1. Contentons-nous, pour le moment, de ces nœuds actifs qui font sentir et comprendre qu’un sujet amoureux ainsi considéré est un sujet-relation opérateur d’une subjectivation qui n’a pas d’équivalent hors langage. Premières rencontres : tous en scène

Il nous a fallu, tout au long de cet ouvrage, nous séparer d’une tradition dont nous avons suggéré que Les Fragments d’un discours amoureux constituaient, jusqu’à ce jour, le sommet extrêmement actif dans les études littéraires et bien au-delà dans toutes les sciences humaines et sociales. Nous aurions alors sous-estimé d’autres œuvres critiques majeures et, par exemple, fait peu cas du décisif ouvrage de Jean Rousset2 qui, au demeurant, ne se prive pas de choisir en exergue une épigraphe barthésienne (« La rencontre prestigieuse qui nous a d’abord découverts l’un à l’autre ») après deux épigraphes prises à Achille Tatius3 et à La Religieuse portugaise4. Dans un premier temps, nous pourrions relever telle remarque de Rousset qui affirme que « la première rencontre appartient pleinement au roman » (p. 10) et donc prétexter le statut fait à la poésie dans son étude pour ne pas tenir compte de celle-ci. Notons cependant que Rousset, par deux fois au moins, indique que cette exclusion n’est que formelle ou méthodologique puisqu’en note, il indique que cette première rencontre « appartient aussi au lyrisme, antique d’abord, pétrarquiste ensuite : c’est l’innamoramento »5. Ce « lyrisme » caractérise bien entendu la poésie des périodes considérées et ultérieures. Par ailleurs, relevons le fait que Rousset abandonne son

1. Voir Langage et relation. Poétique de l’amour, op. cit. 2. J. Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent, La Scène de première vue dans le roman (1981), Paris, José Corti, 1989 (3e édition). 3. A. Tatius, Les Aventures de Leucippé et de Clitophon, dans Romans grecs et latins, prés. et trad. par P. Grimal, Paris, Paris, Gallimard, « La Pléiade » [note de Rousset, p. 204]. 4. Guilleragues, La Religieuse portugaise. 5. Note 2, p. 10. Rousset signale l’ouvrage suivant : A. Gendre, Ronsard poète de la conquête amoureuse, Neuchâtel, La Baconnière, 1970, chap. II.

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lecteur sur un « envoi » comprenant deux poèmes, l’un de Scève1 et l’autre de Ronsard2, introduits ainsi : « Impatient de se taire, l’auteur donne la parole à ceux qui ne l’ont pas encore eue : les poètes de l’innnamoramento, fils ou petit-fils de Pétrarque » (p. 211). Reprocher à Rousset de ne pas considérer la poésie serait un mauvais procès à l’encontre d’un critique dont on sait qu’il a permis à un large public de s’ouvrir à la poésie baroque française dès 19533. Aussi nos reproches iront-ils non à son corpus mais à sa conception du rapport entre l’amour et la littérature qu’il met délibérément dans une épistémologie du discontinu.

La note de bas de page précisant sa conception du « roman » peut indiquer une première raison de notre mécontentement : « J’appellerai roman tout ce qui relève du genre narratif, quelles que soient les variations de statut et de terminologie qui affectent l’histoire de ce que nous englobons sous ce nom de roman » (p. 8, note 1). Si toute étude se doit de restreindre méthodologiquement ses ambitions, il semble toutefois paradoxal que l’extraordinaire diversité historique qu’une notion comme celle de « roman » a pu recouvrir soit aussi rapidement réduite au « genre narratif » et donc passée au réductionnisme de la narratologie. Rousset, alors même qu’il promeut, dès l’incipit de son ouvrage, le fait que son « thème est une scène, rien de plus », n’hésite pas à congédier le théâtre de son corpus :

J’ai renoncé, si ce n’est par quelques allusions, à y inclure le théâtre ; le roman suffisait à mon exploration ; rien ne s’oppose en principe à ce que l’épisode de première vue soit traité par les dramaturges ; mais la méthode classique en France y est peu favorable, elle le renvoie au passé ; exemple canonique :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue… Que condensé ! tout y est, mais à l’état rétrospectif. […] Le cas de Marivaux est particulier ; dramaturge

et romancier, il contamine les deux genres […]. Un théâtre plus récent fournirait aussi des occurrences, mais il faudrait chercher davantage. La première rencontre appartient pleinement au roman. (p. 9-10)

La « scène-clé à laquelle se suspend la chaîne narrative » a un « caractère quasi-rituel » : « elle appartient de droit au code romanesque », affirme Rousset. Pour lui, « l’événement raconté », « le face à face qui joint les héros en couple principal », « est à la fois inaugural et causal » ; ce qui permet à Rousset de faire de cette représentation romanesque qu’est, pour lui, « la scène de première vue », « une fonction » et « une figure ». Rien d’étonnant à cette fin que Rousset avoue que cela exigerait pour le moins de « se demander » si un aussi « long parcours » dans la littérature « autorise une démarche unitaire » :

Il traverse des cultures, des couches historiques, des conceptions littéraires et textuelles assez diverses pour que se pose la question de leur homogénéité. J’ai pris le parti de mettre la diversité entre parenthèses, pour être attentif aux similitudes plus qu’aux différences. Les textes eux-mêmes m’y engagent ; j’ose dire que ce sont eux qui ont pris l’initiative : ils ont fait apparaître, au fur et à mesure des lectures, tant de récurrences et de convergences qu’il a bien fallu admettre la réalité d’un code continu, résistant aux coupures culturelles. (p. 8)

« Oser dire » que « les textes ont pris l’initiative », c’est soit fonder une critique qui fait une confiance aveugle à l’empirisme de ses lectures – ce qui ne nous semble pas pouvoir être le cas s’agissant d’un critique plus qu’averti et même d’une érudition rare –, soit justifier a posteriori de l’élaboration d’un corpus ad hoc répondant à une conception modélisante et homogénéisante des questions de la littérature et, en l’occurrence, de celle qui permet de lire à coup sûr un « modèle construit » (p. 10) conforme aux lois narratologiques qui transforment alors la lecture et les textes de la manière suivante :

Chaque texte apparaît à l’endroit où l’appelle non sa date de composition, mais la case que lui assigne la logique élaborée par le modèle théorique ; l’un a pour mission de nuancer le tableau des effets, un autre vient combler un vide dans la gradation des échanges ou les modalités du franchissement. (p. 12)

Bref, avec une telle conception, les textes viennent précisément, un peu comme les exemples de grammaire, montrer la règle : « Ma procédure est trans-historique (ce qui ne veut pas dire a-historique) puiqu’elle prélève dans le tissu changeant des pratiques narratives une

1. M. Scève, Délie, dizain VI. 2. Ronsard, Sonnets pour Hélène, I, 10. 3. J. Rousset, La Littérature de l’Age baroque, Paris, José Corti, 1953 ; nous n’oublions pas son Anthologie de la poésie baroque française, Paris, José Corti, 1988.

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CONCLUSION

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cellule permanente apparemment soustraite au changement » (ibid.). Avec le « prélèvement » d’une « cellule » dans le « tissu » textuel, Rousset lance la métaphore biologique qui lui permet de conclure ainsi son introduction :

Quoi qu’il en soit, la cellule narrative que j’étudie n’est ni vide ni neutre, elle est solidaire, j’allais dire créatrice de son contenu, de ce grand thème qu’est le face à face de deux inconnus qui, tout d’un coup, se reconnaissent ; j’espère ne pas négliger cette consanguinité d’une forme qui se transmet et d’une action qu’on est tenté de dire universelle. (ibid.)

Toute métaphore dans un processus de pensée en dit plus long sur la pensée elle-même que sur son objet. Mais ici, et Rousset va jusqu’à dire que la pensée invente son objet, du moins que la forme construite par la pensée est génératrice de son contenu. Prouesse rhétorique qui voit une adéquation de la forme au contenu, de la critique à l’œuvre alors même qu’il s’agit de rendre compte d’une rencontre amoureuse ? Certainement ! mais, si Rousset brûle, il produit une pensée plutôt froide puisqu’il réduit en fait et cette rencontre amoureuse et cette interaction épistémologique à une « consanguinité », à une « reconnaissance ». Les amants ne se reconnaissent pas, ils se connaissent : depuis Adam et Ève, la poétique de la rencontre amoureuse est faite par ce verbe dont on sait qu’il implique concept et affect, langage et corps dans le même mouvement. La forme et l’action, si elles interagissent certainement, n’en constituent pas moins une aussi forte réduction de ce que font les œuvres qui n’offrent pas seulement une représentation d’une action et encore moins une formalisation mais plutôt, quand il s’agit d’œuvres qui continuent à transformer notre langage, autant de formes de vie que de formes de langage, les unes transformant les autres réciproquement. Que ce soit donc du côté d’une histoire des rencontres amoureuses et des formes de vie qu’elles ne cessent d’inventer, ou du côté d’une histoire des textes et des formes de langage qui pourraient entrer immédiatement en interaction avec de telles formes de vie, non seulement parce qu’ils les thématiseraient mais surtout parce qu’ils les produiraient justement comme formes de vie inédites et non modèles, le projet de Rousset nous semble, outre qu’il déshistoricise son propre parcours de lecture, malheureusement s’arrêter à offrir une « grille » conforme aux conceptions séparatrices qui mettent le discontinu à la place du continu des œuvres. Rien d’étonnant alors à ce que la première rencontre soit entièrement vouée à être une « scène de première vue ».

Nous voudrions montrer avec un seul exemple que tout le trajet thématique de Rousset peut s’effondrer à la première objection venue. Significativement, Rousset donne, dans son introduction, comme premier cas celui que présente Rousseau1 : « Ne t’eussai-je vue que ce premier instant, c’en était déjà fait, il était trop tard pour pouvoir jamais t’oublier » (cité p. 8). Rousset fait précéder la citation d’une remarque qui souligne le fait qu’une telle première rencontre constitue pour les personnages « comme une naissance et comme un engagement qui les entraîne malgré eux » (p. 8), limitant ce commencement à une figure fonctionnelle de « la rhétorique romanesque » alors qu’il nous semble évident que, sur cet exemple pour le moins, il est nécessaire de souligner que la force du commencement est plus dans le récitatif de la deuxième personne, celui que fait la série prosodique des /t/. Ajoutons pour refuser la mise sous la tutelle oculaire que le thématisme de Rousset ne cesse de réaliser que dans ce fragment, et dans l’œuvre entier de Rousseau, la vue vient servir la mémoire comme « pouvoir jamais oublier » : on n’écrit pas des Confessions impunément aux oreilles de tous.

Le second exemple prolonge le premier. Citons Rousset et Rousseau : Et quand le Rousseau de la 10e Rêverie revient, après un demi-siècle, sur la rencontre de Mme de Warens,

il conjugue plus étroitement encore les deux notions d’instant premier et de suite inéluctable : Ce premier moment décida de moi pour toute ma vie, et produisit par un enchaînement inévitable le

destin du reste de mes jours. Nous pouvons affirmer qu’ici c’est la série prosodique de la consonne /m/ qui produit une

autre conjugaison peut-être plus décisive qu’un récit tracé, qu’un « destin » ; du moins que ce chant sous le chant de la consonne de « maman » (notons la présence forte par ses positions de la voyelle finale) peut facilement inverser le sens inéluctable du destin vers un recommencement

1. J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, II, 3.

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infini que l’œuvre fait opposant alors peut-être la vie aux jours, ou transformant ces derniers en un à jamais de la vie.

Rousset analyse la scène de la rencontre avec Mme de Warens en soulignant essentiellement l’activité visuelle du jeune Rousseau et en reportant le silence de celui-ci qui eut recours à une lettre de présentation, à un « réflexe d’écrivain, figure anticipée de ce que sont les Confessions dans leur ensemble » (p. 22), alors que nous pensons qu’il s’agit là justement, par la scène même qu’elle construit et que voit bien Rousset « d’une lettre et d’une lectrice », d’une forme de langage qui invente une forme de vie que la relation amoureuse empruntera dorénavant : le mot touche l’amante comme un geste d’amour dans et par le silence de l’amant. Rousseau, dans son écriture, montre une anthropologie du sujet amoureux autant qu’il montre la force du langage dans la relation amoureuse puisque, si la vue est bien évidemment engagée dans une telle relation, elle est orientée par la parole : « Je cours pour la suivre : je la vois, je l’atteins, je lui parle… » et à la fin de la « scène » délimitée par Rousset, Mme de Warens dit : « après la messe j’irai causer avec vous ». L’amour s’entretient plus qu’il ne se voit. Ce que confirmerait la quatrième occurrence de Rousseau dans Rousset :

Au XVIIIe siècle, Rousseau entre en discussion lorsque, ayant fait le récit de la rencontre avec Mme de Warens, il ajoute cette enclave polémique :

Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s’ils peuvent, comment de la première entrevue, du premier mot, du premier regard, Mme de Warens m’inspira, non seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite, et qui ne s’est jamais démentie… (p. 93)

La « sympathie des âmes », pour Rousseau, ne serait-ce pas l’entretien infini, ce continu qu’une relation langagière initie et qui ne peut s’arrêter parce qu’il est un corps-sujet dont l’activité est infinie si la relation emporte la relation, si le tout du langage et tout le langage sont relation. Achevons par ce que nous aimons dans Rousset, sa force anthologique, qui nous permet, une fois de plus de montrer comment la force du langage est bien celle des moyens du langage et non d’un sens ou d’un lieu ou encore même d’une scène réduite à un schéma. Corneille (Suite du Menteur, IV, 1) que cite Rousset pour poursuivre « la sympathie » jusqu’à « la reconnaissance » : « Quand les ordres du ciel nous ont faits l’un pour l’autre… » (p. 96).

2. La prose : une fabrique du continu ?

Quand Chateaubriand suggérait qu’« à travers la narration, on entend[e] partout une voix qui chante et qui semble venir d’une région inconnue »1, nous pourrions d’abord reconnaître le topos déjà largement suspecté dans notre recherche d’une scène, d’un lieu (« région ») dont proviendrait la voix, comme sujet-relation, mais notons immédiatement que cette « région inconnue » est très clairement la désignation d’une utopie, donc d’un « non-lieu » – Mallarmé s’entendrait vite autrement qu’on a l’habitude de le comprendre dans cette direction. Mais ce régionalisme remis à l’utopie, nous pourrions encore limiter cette suggestion de Chateaubriand à la proposition d’un genre littéraire nouveau : le « récit poétique » ou la « prose poétique » appelée encore « prose lyrique ». Ce à quoi a déjà répondu fortement un des meilleurs spécialistes de cet auteur, Jean Mourot2 :

C’est aux deux moments où le vers subissait une crise qu’on s’est ingénié à rechercher son analogue dans la prose : au XVIIIe siècle et au début du XXe. Conséquence inattendue de la critique du vers au XVIIIe : on versifiait la prose. Et c’est à l’époque où des poètes (à la fin du XIXe) déguisent sous la continuité de la prose et y ramassent dans un désordre calculé, sous le nom de rythme, tous les procédés de la versification, arithmétique, syllabique, périodicité accentuelle, répétitions sonores, qu’à l’inverse des critiques s’avisent de tronçonner la prose pour y déceler, sous le même nom de rythme, les mêmes procédés.

Le même Mourot indiquait alors que « le rythme de Chateaubriand, en ce qu’il a de plus personnel, devrait être recherché dans la phrase, dans le mouvement privilégié de sa phrase

1. F. R. de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, t.1, Paris, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1951, p. 664. 2. J. Mourot, Le Génie d’un style : Chateaubriand, rythme et sonorité dans les Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, Armand Colin, 1960, p. 30.

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caractérisé par la brièveté de l’élan et la longueur du repos »1. Malgré une formulation qui peut laisser apparaître un binarisme (élan vs. repos et bref vs. long) que la stylistique à laquelle se rattache Mourot ne peut qu’agréer, il faut reconnaître à Mourot ce que Meschonnic signalait2 : « Plus que les réductions de la poésie au mètre, la stylistique du rythme est efficace parce qu’elle est dans l’empirique. L’empirique n’y est pas théorisé mais il a l’avantage d’être la vie ». Cela ne nous semble pas être le cas de l’« essai sur la prose » que Jean-Paul Goux3 a pourtant significativement placé sous la tutelle d’une notion à laquelle nous sommes particulièrement attaché dans le cadre de cette recherche : le continu. Le continu : image ou concept ?

Goux part d’un agacement et d’une indignation de romancier4 à l’égard du « poète » : Une condescendance persistante du poète à l’égard du roman peut agacer ou indigner. Tout se passe

comme si, tout continue de se passer comme si, pour le poète, l’exigence littéraire était nécessairement, de droit ou par essence, du côté de la poésie. (p. 5)

Sont alors convoqués pour attester cette « condescendance du poète », Paul Valéry puis Yves Bonnefoy et Jean-Michel Maulpoix, enfin Saint-John Perse. On comprend alors que Goux oppose à « cette arrogance du poète » le meilleur aréopage de romanciers théoriciens : Milan Kundera, Nathalie Sarraute et Virginia Woolf. Mais « le poète » vient lui-même équilibrer la confrontation puisque :

Il le sait si bien qu’il lui arrive même parfois, exceptionnellement, de le reconnaître : « Tout ce qu’il y a en français d’invention, de force, de passion, d’éloquence, de rêve, de verve, de couleur, de musique spontanée, de sentiments des grands ensembles, tout ce qui répond le mieux, en un mot, à l’idée que depuis Homère on se fait généralement de la poésie, chez nous ne se trouve pas dans la poésie, mais dans la prose »5. (p. 6)

Goux s’en prend ensuite particulièrement à Valéry pour retourner son argumentation en faveur du roman :

Que ces trois critères essentiels par lesquels Valéry définissait la spécificité du poétique : la fabrique de la liaison, la fabrique du mouvement et la fabrique de la voix, soient tout aussi bien au cœur des exigences littéraires de certaines proses romanesques, c’est ce que ce livre voudrait montrer. (p. 8)

Goux pardonne à Valéry son emportement contre le roman car celui-ci s’en prenait certainement aux romans « qui constituent toujours le fonds de roulement de la librairie » (p. 8). Remarquons que Goux ne respecte pas le sous-titre de son ouvrage critique qui faisant de « la prose » un genre nous annonce un essai sur le roman pour en fin de compte dissocier « certaines proses romanesques » ou certain « type de romans ». Au cours de l’essai, nous lisons un passage significatif qui répète cette exclusion en livrant ses goûts :

Qu’y a-t-il derrière ce désir que la prose puisse transporter comme la musique ? derrière ce désir moteur, génétiquement moteur, qui fait écrire Histoire, mais certainement pas Les Gommes ; qui fait écrire Morbidezza, Vous qui habitez le temps ; Maîtres et serviteurs, ou La Grande Filature6, mais certainement pas… tout ce qui fait évidemment le fonds de roulement de la librairie, et ce qui fait aussi une part considérable du roman français contemporain. (p. 138)

Mais au-delà de cette concession toute sociologique, et une fois l’opération d’exclusion naturalisée par les topoï d’une esthétique du goût, il nous faut alors revenir au principe qui fonde cet « essai sur la prose » : l’opposition prose/poésie que Goux rapporte à une opposition roman/poésie, laquelle est elle-même située dans des exemples que Goux rend exemplaires de ces genres sans historiciser vraiment cette exemplarité, cette généricité. Toutefois l’opposition

1. Ibid., p. 317. Mourot parle ensuite de la « sonorité de Chateaubriand, sa voix » (p. 319). 2. H. Meschonnic, Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 212. 3. J.-P. Goux, La Fabrique du continu, essai sur la prose, Seyssel, Champ Vallon, 1999. Dorénavant, je renvoie à cet ouvrage. 4. L’auteur est en effet romancier (voir, entre autres — nous signalons le premier et le dernier paru — J.-P. Goux, Le Montreur d’ombres, Ipomée, 1977 ; La Maison forte, Arles, Actes Sud, 1999). Signalons que Goux n’hésite pas à observer sa propre écriture (p. 158 et suivantes, sous l’intertitre, « L’écrivain à l’écoute », il cite et commente des extraits de Mémoires de l’Enclave, Paris, Mazarine, 1986. 5. P. Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », Positions et Propositions, Œuvres en prose, Paris, Paris, Gallimard, « La Pléiade », p. 43 [note de Goux]. 6. Après Claude Simon et Alain Robbe-Grillet : Philippe de la Génardière (Actes Sud, 1994), Valère Novarina (P.O.L, 1989), Pierre Michon (Verdier, 1990), Danielle Aubry (Champ Vallon, 1997) [note de Goux].

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princeps ne peut engager à une historicisation puisqu’elle est justement son refus par principe. Certes, Goux ne reprend pas tel quel le schéma culturel de la fin du XIXe siècle qui identifiait vers et poésie, rythme et mètre, prose et parlé ou langage de raison. Il semble même le modifier considérablement pour offrir à « la prose romanesque » une « poétique de la liaison », « du mouvement » et « de l’épaisseur » (p. 9-10). Ces trois poétiques ou les trois moments de cette poétique de la prose viendraient se fondre dans une « poétique du continu » étant entendu que, pour Goux :

Le « continu » n’est pas un concept, mais une image privilégiée par laquelle, en la faisant jouer de toutes les manières, je me suis attaché à cerner les valeurs esthétiques dans la prose romanesque. (p. 9)

Et nous serions pleinement satisfait quand Goux veut, dans cette perspective, contester « la valorisation du fragment et du discontinu » de « l’esthétique moderne, de la poétique moderne » (ibid.) s’il ne réduisait aussitôt la force de cette notion – nous discuterons plus loin s’il s’agit d’un concept ou d’une image – à sa prise en compte « des réponses aux questions et aux angoisses de l’homme devant la temporalité », comme dit Michel Imberty1 auquel Goux fait significativement référence pour construire le concept de temporalité, à rebours de la conceptualisation ouverte par Benveniste pour lequel « c’est par la langue que se manifeste l’expérience humaine du temps » : « Ce que le temps linguistique a de singulier est qu’il est organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et s’ordonne comme fonction du discours2 ».

À première lecture, il semblerait que Goux suive Benveniste, mais il pose bien une transcendance temporelle hors langage ainsi qu’une « expérience existentielle du temps » qui en dépend complètement:

Il y a chez Imberti et chez Burgos3 un commun souci de relier à l’expérience existentielle du temps ces deux grandes modalités de réponse qu’elle impose à l’œuvre (musicale ou littéraire) : la continuité littéraire, comme la musicale, travaille contre l’irréversibilité du temps, soit qu’elle ruse avec le temps en liant ce qu’il sépare, soit qu’elle le dépasse en construisant son propre temps, selon ses propres règles, un temps capable de substituer à la dispersion, à l’éparpillement et au discontinu de l’existence ordinaire, l’homogénéité d’un temps non séparé. Le roman peut être cette machine à fabriquer du continu, contre le discontinu existentiel. Ce lieur qu’est le romancier œuvre à fabriquer du continu avec du discontinu. (p. 22)

Rappelons que pour Benveniste4 : Le temps du discours n’est ni ramené aux divisions du temps chronique ni enfermé dans une subjectivité

solipsiste. Il fonctionne comme un facteur d’intersubjectivité, ce qui d’unipersonnel qu’il devrait être le rend omnipersonnel. La condition d’intersubjectivité permet seule a communication linguistique.

La conception du continu que développe Goux est, nous ne faisons que commencer à l’apercevoir, une variante des conceptions discontinuistes. Relevons deux conséquences d’une telle conception, clairement exposées par Goux : le continu littéraire s’oppose plus qu’il ne fait lien avec « l’existence ordinaire » ; la « machine » du « lieur » qu’est le romancier ne produit qu’un continu temporel et justement ne pense pas d’autres types de relation. Enfin, il faudrait souligner le fait fondamental qui bloque une telle conception dans une temporalité culturellement établie faisant du récit canonique occidental le schéma directeur de toute subjectivation temporelle littéraire et langagière. Mais Goux semble vouloir passer d’une « esthétique du temps » à une « poétique du rythme » (p. 10) mais nous n’oublierons pas qu’il accompagne immédiatement cette proposition du projet suivant :

[…] La poétique du continu est amenée à rencontrer un nouvel être mythique, qui n’est pas la pulsion, quoiqu’il ait pu en être dit la métaphore, un nouvel être mythique qui est, comme le rythme dans l’œuvre écrite, entre corps et langage ; je veux dire la voix, cette voix jamais ouïe qu’est la voix de la prose […]. (p. 10)

1. M. Imberty, Les Écritures du temps, sémantique psychologique de la musique, t. 2, Paris, Dunod, 1981. 2. É. Benveniste, « Le langage et l’expérience humaine » (1965), Problèmes de linguistique générale, 2, op. cit., p. 73. 3 Goux fait référence à J. Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Seuil, 1982, p. 145. 4 Ibid., p. 77.

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Nous nous éloignons donc ici définitivement d’une historicisation : quand la voix est prise dans le mythe, il semble difficile ensuite de pouvoir entendre la voix dans son histoire ou l’œuvre comme une histoire qui arrive à une voix, à ce que fait une voix au langage. Mais la raison en serait simple, c’est que, pour Goux, la continuité est « une question d’esthétique » (p. 15), d’où son insistance sur la « fabrique ». Dans cette configuration, il apparaît alors nécessaire de disposer d’une « philosophie de la composition » (p. 23) qui soit « une mise en ordre » (ibid.) que Goux résume ainsi : « Lier, mettre en rapport, c’est remembrer ou reconstituer – transformer le fragmentaire en totalité cohérente » (p. 25).

Que « le sentiment de beauté » s’y associe semble naturel pour Goux à condition d’y associer une pensée du désir empruntée à Guy Rosolato1 et de la mémoire que fournit le « beau commentaire » de saint Augustin (Livre XI des Confessions) fait par Paul Ricœur2. Cependant Goux ne suit pas Ricœur qui voit une résolution de l’attente dans la narration ; il pense qu’elle « est tout à la fois postulation d’une fin et expérience de l’inachèvement » (p. 46) en mêlant un point de vue ontologique à une proposition de Jacques Ancet qui s’arrime à Benveniste (« traverser la narration vers "cette source du temps" où ne brille plus que la lumière du présent ? »3). La position de Goux perd toute ambiguïté quand il « partage sans réserve les analyses de Laurent Jenny » :

Si la phrase […] peut décrire quelque chose de cette temporalité paradoxale de l’événement, c’est qu’elle en participe. Elle-même a dû se projeter comme une pure ouverture, ignorante de sa fin, avant de découvrir cette fin qu’elle présupposait depuis le début.4

Cependant, Goux met beaucoup cette « ouverture » dans « le désir –cette tension à l’œuvre dans la liaison » : « ce désir est le moteur du mouvement, son énergie » (p. 72), revenant alors aux thèses de Rosolato et de Imberty pour lequel « nous jouons notre temps pour que nous en jouissions »5. Alors Goux dit ne pas résister « à la tentation d’établir des analogies entre le roman et l’appareil psychique » (p. 77). Ce qui lui permet de développer sa théorie du rythme sur celle de la pulsion :

Ainsi placée à la source de tout processus énergétique et dynamique, reliée génétiquement à l’élaboration des fantasmes du temps, caractérisée par son rythme de tension et de détente, et rattachant enfin dans l’expérience dynamique de l’œuvre ses deux temps de création et de réception, la pulsion semble bien permettre d’appréhender les processus énergétiques et temporels dans l’œuvre littéraire. (p. 80)

Nous voyons alors Goux réaliser un équilibre subtil entre une référence à la théorie de Meschonnic et les théories traditionnelles du rythme, en l’occurrence « la tradition grégorienne ». Laquelle l’emporte dans l’éclectisme de Goux6 : « Fonder l’analyse du rythme sur cette cadence de l’arsis et de la thesis, c’est toujours choisir de mettre en avant la tension psychique qui anime le mouvement temporel » (p. 91-92). Aussi, Goux ne peut que renvoyer « une nouvelle fois à l’analyse psychologique de l’œuvre musicale » afin d’établir « une approche pertinente pour l’œuvre romanesque » (p. 99) et conclure que « le rythme est une énergie dans le temps, c’est ainsi qu’il peut être une forme dans le temps » (p. 102). Cette « forme » ce sera « le mouvement vers l’avant » que produit la syntaxe de la phrase dès son attaque :

[…] une expérience très élémentaire du désir : et nul doute qu’aucune phrase ne rendra jamais sensible la moindre force si elle n’a pas été portée, dès son attaque, par ce désir. On peut nommer ce désir sentiment

1. G. Rosolato, La Relation d’inconnu, Paris, Gallimard, 1969. 2. P. Ricœur, Temps et récit I, L’intrigue et le récit historique, Seuil, 1991. 3. J. Ancet, « La voix et le passage », Le Nouveau Recueil, n) 35, juin-août 1995, Seyssel, Champ Vallon, p. 126 [cité par Goux, p. 47]. 4. L. Jenny, « La phrase et l’expérience du temps », dans La Parole singulière, Belin, 1990, p. 169-179 [cité par Goux, p. 69)]. 5. M. Imberty, Les Écritures du temps, op. cit., p. 149 [cité par Goux, p. 73]. 6. Il prend appui sur J. Pineau, Le Mouvement rythmique en français, principes et méthode d’analyse, Klincksieck, 1979 lequel se fonde sur Dom J. Gajard, Notions de rythmique grégorienne, Desclée, 1944 lui-même cité par R. Court, « Rythme, tempo, mesure », Revue d’esthétique, n° 2, 1974. Le titre de ce dernier article montre combien la conception du rythme de Court qui voit dans l’ictus le moment où une nouvelle arsis prend appui sur la thesis, revient à une métrique certes dynamique mais plus ontologique (« instant véritablement métaphysique », dit Court, p. 146) que rythmique au sens de Meschonnic.

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d’un déséquilibre qui appelle un rétablissement, ou bien « porte-à-faux », comme le dit encore Gracq au sujet de la phrase célinienne1. (p. 127)

Ce qui permet à Goux de reprendre la vieille métaphore qui du mouvement fait un transport : « ce qui fait mouvoir le texte est aussi ce qui contribue à nous émouvoir » (p. 131) mais nous l’avons déjà souligné sans que Goux ne l’ait encore explicité : « Mon propos sur la prose romanesque engage en chacun de ses points un jugement de goût, il est inséparable des émotions et des transports d’un lecteur » (p. 132). Mais nous ne pouvons faire comme Goux qui confond les métaphores musicales faites par des écrivains et une pensée de l’écriture. Nous l’avons déjà dit, les métaphores renseignent plus sur la pensée que sur l’objet. Il faut aussi préciser que quand Kleist écrit : « Je crois que la basse continue contient les notions essentielles permettant d’expliquer l’art d’écrire »2, il ne confond pas la basse continue et l’écriture, la voix musicale et la voix de l’écrit ; tout le travail reste à faire quant aux « notions ». Nous pouvons maintenant affirmer que Goux confond (délibérément ?) notions et images. Et nous ne pensons pas que « la basse continue [soit] pour Kleist l’image d’un souci : celui d’animer en arrière-plan la prose par une pulsation rythmique ininterrompue et liante » (p. 135). D’une part s’y entendrait un dualisme opposant cadence et mélodie, rythme et chant que Kleist ne conçoit certainement pas : ne suggère-t-il pas plutôt ce « chant sous le chant » dont parle Mallarmé ? La voix : un intermédiaire ou le corps-langage même ?

Alors Goux met sur ce fond sonore « la voix » qui constitue le propos de son dernier chapitre. Il fait référence à Meschonnic, à sa notion d’oralité, mais pour la reverser dans la psychanalyse, dans « le corps du désir de la voix dans l’écriture » (p. 149) allant jusqu’à proposer une belle métaphore puisque « ce mot de friction est riche de sens »3 :

La voix comme la peau se frotte : elle est massée dans la phonation ; elle entre en frottement avec ce qui lui résiste et qui est le langage qu’elle porte ; elle peut enfin entrer en friction avec la voix de l’autre à laquelle elle se frotte. (p. 151)

Puisque « la voix fait couler la langue » (p. 152), « comme medium », elle « met en relation, et d’abord le sujet lui-même avec son origine » (p. 153). Prenant appui sur les thèses de Denis Vasse4, Goux fait de la voix « un concept-limite entre le corps et le langage », qui « partage encore avec la pulsion cette propriété dynamique essentielle d’être une poussée » (p. 155). Cette « poussée » est fondamentalement une force amoureuse que Goux décrit ainsi, après avoir commenté Barthes : « La voix commande chez l’écrivain une part essentielle des rapports amoureux qu’il entretient avec le corps de la langue » (p. 156). Goux montre ainsi qu’il continue le programme de l’amour-de-la-langue que nous avons analysé dans le chapitre 5. Mais Goux a bien lu Meschonnic, sans le rappeler explicitement, et en confondant la représentation du discontinue du langage avec le langage lui-même :

Et si la voix dans l’écriture est cette activité du corps dans le langage que constituent l’oralité et son rythme, si elle est marque de la subjectivité, une fonction continue dans le discontinu du langage, alors, en effet, la transcription devrait être par principe incapable de donner une voix à l’écriture. (p. 158)

C’est que Goux veut reprendre le programme du dossier du Nouveau Recueil dont nous avons déjà signalé, dans le chapitre précédent, qu’il constituait une tentative de « transcrire la voix » plus que de l’écouter ; aussi Goux propose-t-il de distinguer « transcrire » et « reproduire » et d’envisager une transcription qui soit une « écriture » (p. 165). Il donne pour cela à la prose romanesque un programme : « La prose pose une voix, et j’aimerais aborder cette voix jamais ouïe par un triple biais : celui du ton, celui de la tension et celui de l’enthousiasme »

1. J. Gracq, Œuvres Complètes, II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », p. 1533, n. 3. Gracq est l’écrivain certainement le plus cité par Goux. 2 H. von Kleist, Correspondance complète, 1793-1811, Paris, Gallimard, 1976, p. 418. Goux met ce fragment en exergue à tout son essai. 3 Il le trouve chez Roland Barthes dans L’Obvie et l’obtus, Seuil, 1982, p. 241. Relevons le fait souligné d’ailleurs par Goux (p. 151) que ce passage de Barthes vient d’un article (« Le grain de la voix ») donnée à la revue Musique en jeu consacré à la musique chantée. 4 D. Vasse, L’Ombilic et la voix, deux enfants en analyse, Seuil, 1974.

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(p. 166). Reprenant les « principaux points d’appui de la réflexion d’Alféri1 » qui « portent sur les propriétés communes de la voix et du texte, qu’il réunit sous l’expression de "tresse" ou de "tressage" –une tresse, c’est-à-dire une syntaxe », Goux se rallie à la conception textualiste d’Alféri qui met « le procès de la voix » dans la « nécessité de son procès », « la nécessité d’un texte, mais aussi celle de la littérature »2. Goux situe alors le principe de la voix dans la langue plus que dans le discours. Pas étonnant alors à ce qu’il renverse une proposition de Boris Pasternak qu’a fait connaître Meschonnic, lequel signalait que « chez Pasternak », « l’opposition traditionnelle de la poésie au roman » est « neutralisée » parce que la culture russe vivait depuis longtemps ce fait que « la prose même, en russe, linguistiquement, rhétoriquement, est proche de la poésie ». Voici la proposition de Pasternak3 :

La poésie est la prose, la prose non au sens d’un ensemble d’œuvres prosaïques quelles qu’elles soient, mais la prose même, la voix de la prose, la prose en action, et non en récit. La poésie est le langage du fait organique, c’est-à-dire du fait avec des conséquences vivantes. [Et bien sûr, comme tout au monde, elle peut être bonne ou mauvaise, selon que nous la gardons dans l’inaltération ou que nous nous ingénions à l’abîmer. Mais quoi qu’il en soit, c’est précisément cela,] c’est-à-dire la prose pure dans sa tension de transfert, qui est la poésie. [nous indiquons entre crochets le passage que Goux ne cite pas, p. 181]

Aussi, Goux qui veut faire leçon à Meschonnic qui voyait dans le « transfert » une « expression difficile », pose que Pasternak fait deux choses à la fois : il « a en vue la voix dans la prose, il nomme "transfert" cette propriété de la voix d’être un intermédiaire entre le corps et le langage, propriété qui, mise en action dans l’écriture, assure le dépassement des oppositions de la poésie et de la prose » (p. 181). Goux se contredit lui-même dans ce « dépassement » alors que son « essai sur la prose », assimilée constamment au « roman », ne fait que durcir une telle opposition. Mais ce qui nous paraît le plus outrecuidant c’est qu’il fait de la voix ce que Pasternak n’en fait pas : un « intermédiaire ». Et, une fois de plus, Goux fait appel à Ancet (ibid.) pour le sauver d’une telle confusion, alors qu’Ancet dit le contraire de Goux : « Une voix est là – un corps, littéralement inscrits dans l’organisation matérielle du texte. […] »4.

Nous conclurons en suggérant que Goux a du continu « plein la bouche »5 mais pas dans l’oreille. Il oublie que si « la prose en action » fait du continu c’est toujours dans et par le poème de la relation que fait tel discours. Goux a voulu oublier que ce problème était ancien6 et surtout qu’ « il n’y a pas la prose mais les proses »7, pas « la fabrique du continu » mais le continu du poème (en vers ou en proses voire ni en vers ni en proses mais, par exemple, en lignes) qui nous fait certainement chaque fois entendre un mode de relation où dire et vivre ne font qu’une seule matière : un continu, une prose –nous l’accordons volontiers à Goux qui a peut-être simplement voulu rappeler que le travail de la prose dans le roman est autant sinon plus qu’un travail de récit un travail de prosodie ; mais nous le savions déjà depuis au moins 19778.

1. P. Alféri, Chercher une phrase, Christian Bourgois, 1991. 2. Ibid., p. 65. 3. H. Meschonnic, Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 460-461. Ce texte de Pasternak traduit par Meschonnic, date de 1934. Meschonnic note qu’une première traduction avait été donnée dans la N.R.F. en 1934, mais qu’elle était « inexacte » : « La poésie c’est la prose, la prose dans son essence, dans sa sonorité, dans son dynamisme, dans son élan premier ». Traduction que Goux aurait dû choisir puisqu’elle correspond certainement à sa pensée. 4. J. Ancet, « La voix et le passage », art. cit., p. 120-121. 5. Expression de Gustave Flaubert à propos de Rabelais (lettre à Louise Collet, 17 février 1853) que cite Goux (p. 182) pour donner aussitôt une leçon au premier parce qu’il confond « lui aussi voix et style » (p. 183) sans, d’une part, historiciser la notion de style, et, d’autre part, voir qu’il vaut mieux confondre voix et style comme Flaubert que rythme et scansion, prose et roman, continu et homogénéité temporelle, ainsi que Goux le fait tout au long de son essai. 6. Voir G. Dessons et H. Meschonnic, Traité du rythme, des vers et des proses, op. cit., p. 110-116. 7. Ibid., p. 115. 8. H. Meschonnic, Pour la Poétique IV, Écrire Hugo (deux tomes), Paris, Paris, Gallimard, 1977.

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3. La relation amoureuse dans et par le langage

Il s’agit en effet avec cette notion de continu de conjoindre au maximum un dire et un faire, une forme de langage et une forme de vie, afin de montrer que le corps-langage amoureux constitue certainement le point d’appui le plus ferme que nous puissions trouver pour une théorie du langage qui, par la théorie de la littérature, montre comment le continu peut l’emporter sur le discontinu, le discours sur la langue, le poème sur le slogan, etc. L’enjeu étant que la subjectivation, amoureuse ici mais embrassant tous les domaines de la vie ailleurs, ne s’arrête pas à l’injonction individualiste ou collectiviste, ne soit pas prise dans le tourniquet dualiste qui lui fait oublier qu’elle peut, hors de tout dépassement si ce n’est de tout acquiescement, se réaliser dans et par le langage dès qu’il y a écoute du continu qu’un corps-langage relationnel y fait, dès qu’un corps-langage amoureux s’y fait entendre dans autant de sémantiques du continu qu’il y a de manières toujours à inventer de s’énoncer, de s’incorporer, de se rapprocher, de se correspondre, de s’emmêler…

Nous aimerions une fois de plus montrer dans l’intersubjectivité de la lecture qui est au fond celle de tout acte de langage, comment tel texte construit son continu qui est aussi bien le continu de sa lecture puisque c’est dans ce dernier qu’il peut seulement se révéler à lui-même comme œuvre continuant d’agir. Mais il arrive qu’un texte épuise très vite son continu et que le discontinu l’emporte parce que son inventivité s’est elle-même prise dans la répétition plus que dans le rythme d’une invention. Nous lirons successivement des textes témoins de deux œuvres. La première1, malgré des qualités rhétoriques certaines, nous semble prise dans une tradition qui reproduit plus les données de l’époque qu’un renouvellement actif d’une force poétique qu’ont toujours des poèmes de Sponde ou de Scève. La seconde2, qui s’inscrit tout autant dans une tradition longue, n’en montre pas moins une richesse inventive qui met dans l’époque un air de fraîcheur et d’inattendu rare. La première met le dire dans le dit quand la seconde fait l’inverse : toute la différence qui montre si le continu a toutes les chances de son côté pour faire entendre le corps-relation d’une voix ou, se soumettant à la puissance des habitudes que le discontinu affectionne, pour mettre cette voix au diapason des programmes de défiance au langage, au sujet et à la relation. Entrevue dans l’œil, une langue amoureuse du mot amour

Nous ne suivrons pas tout le cheminement du livre de Claude Adelen qui comprend neuf sections placées sous une épigraphe empruntée à Sponde : « Écrire est peu, / c’est plus de parler et de voir ». C’est effectivement à un récitatif ancien –archaïsmes syntaxiques et métriques ? –que semble nous obliger la lecture des « poèmes » (sous-titre générique) d’Adelen. Le recueil commence par un « art poétique » dont le titre fait toutefois une question –nous respectons les espaces que met Adelen entre certains syntagmes à l’intérieur des vers ainsi que le caractère italique de ce premier « poème » :

ART POÉTIQUE ? Ressaisir l’insaisissable tel pourrait être L’art de la poésie –une conversation Au-dessus des abîmes les vers ? coupes sombres Dans le flux des paroles Mais pour ressaisir Ce qui vole d’une bouche à l’autre qui entre En l’oreille jusqu’où aucun signe comment Ce qui prolonge l’éclair de l’œil le sourire Les inflexions troublées de la langue en déduire Que je te traverse ô sans lumière et m’arrête En ton centre –Avons-nous changé des colombes

1. C. Adelen, Le Nom propre de l’amour, Bruxelles, Le Cri & Jacques Darras, sans date [nous pensons que cette publication date de 1995, en nous référant au dépôt légal]. 2. V. Rouzeau, Va où, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2002.

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Des baisers des bouquets des présents de neige un Peu du temps stérile de nos vies devenus Un passage de vent dans le feuillage à voix Basse nous parlerons de l’amour sous les arbres. [p. 9] Les quatorze vers signalent un sonnet mais ne le font pas dans l’art de Sponde, par

exemple, mais tout comme les 12-syllabes signalent des alexandrins quand ils en font un sur deux, nous ne pensons pas que l’« art poétique » d’Adelen « risque tout sur des signes », selon la formule de Deguy pour l’amour (voir chapitre 13), autrement qu’à simplement faire signe de poésie. Cependant, la traversée et l’échange semblent significativement rendre compte de l’activité amoureuse, du « flux des paroles ». Mais c’est par les « coupes sombres » des « vers » que le mouvement relationnel serait pour le moins contrarié si ce n’est arrêté. À moins que la métamorphose qui fait de l’échange amoureux et langagier un simple « passage du vent dans le feuillage » ne situe la poésie alors dans ce « ressaisir l’insaisissable », c’est-à-dire dans une impossibilité qui condamne définitivement le poème et ses sujets à ne parler que de l’amour au lieu de le faire. Ce que ne cesse de dire tel poème qui suit (« L’éternel retour »), non seulement en disant ce qu’il fait (« aller à la ligne ») mais en disant aussi le programme d’une séparation du dire et du vivre qui passe par celle du vers et de la prose :

[…] Mourir N’être plus puis renaître en majuscule à la Ligne en compte de douze l’éternel aller Retour la proie pour l’ombre du poème pour Loin la prose de vivre baiser ce poignet en allé. [p. 14] L’interrogation du titre (« Art poétique ? ») redoublée par celle qui concerne l’identifiant

de la poésie (« les vers ? ») est donc celle qui vise beaucoup plus un impossible qu’un doute sur l’art poétique lui-même. Celui-ci nous semble même plus sûr de lui qu’on ne le pense puisqu’il se compare à l’art de la conversation, à la philosophie donc. Adelen, s’il fait des coupes sombres avec ses vers, les fait pour se situer « au-dessus des abîmes », en-deçà ou par-delà toute prose, tout continu, dans le discontinu des « arts poétiques ». Mais Adelen laisse aussi parfois entendre des questions qui résonnent de leur problème longtemps avant qu’on entende une autre réponse que la résonance de la relation elle-même :

L’inconnue du fleuve pour rêver d’elle À ce qui chante en elle brûle éclaire Ce qui n’a pas de nom comme le cœur Ou l amer ou cette ombre qu’il appelle Son amour et dans sa main tient l’absence D’une main plus forte que la sienne une Femme qui a un visage de plâtre Sans yeux et le sourire des noyées Toutes les inconnues le vide qui Te regarde image mortuaire ô forme De l’amour mais transparente vivante Elle au-delà de son nom sans théâtre Nue comme on l’est quand on est par le fleuve Emportés tous n’est-on pas dans l’amour Nus comme dans la mort [p. 35] Ce poème des renversements est celui du récitatif de la relation : le « je » en « tu », le

« sans nom » en « nudité », le « sans théâtre » en « fleuve », « l’image » en vie, le « on » en « je », etc., et peut-être l’inverse de ce qu’Adelen attendait : la mort en amour puisqu’on entend bien la voix qui « appelle / Son amour ».

Mais le recueil préfère filer la métaphore de la morte : l’écriture, « Comme une morte qui ferait semblant/ De vivre je vis je vis mon visage / Transparaît quelquefois sous la surface » (p. 42), et, plus loin, « le sphinx / Qui me couche mort dans mon livre » (p. 49). Alors défilent toutes les métaphores à laquelle un certain blanchotisme nous a habituées : « Une page neuve est-ce ton corps blanc et lisse » (p. 64) ou « la nuit l’encre » (p. 66). Et il n’y a plus que « le

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mensonge des textes » (p. 86). C’est que, chez Adelen, il y a une hésitation : est-ce l’œil qui tire la parole ou l’inverse ? Est-ce la vue qui fait la relation ou l’inverse ?

L’ŒIL SECRET Au fond des mots assez souvent nous sommes-nous Regardés comme on dit dans les yeux ce qu’on lit De l’âme en silence l’inavouable l’aveu Un envol sous les cils ou un passage d’ailes Ce trouble éclair des prunelles l’imperceptible Battement de mes images sous vos paupières La flamme d’une phrase ou son ombre sur l’eau Bleue ou brune l’iris changeante la couleur Des désirs Nous sommes-nous entrevus dans l’œil secret du langage surpris l’un l’autre les Mots qui vous regardaient comme on dit des yeux qu’ils Se croisent se lisent –se parlent ne se perdent pas de vue les amants « L’éclair de côté que Coulait votre œil ! » comme de mon souffle embué Muet nommé miroir œil qui est une bouche. [p. 23] Reconnaissons que le renversement fait ici encore la relation : de l’œil en bouche, de la

couleur à la coulure, etc. Mais il faut avouer que « l’inavouable l’aveu » met les « images » seulement dans le « battement », obligeant à lire ce poème dans une herméneutique plus que par la poétique : « l’œil secret […] qui est une bouche » soumet, malheureusement, toute la relation pourtant déclinée dans une parole qui tire la vue (se regarder dans les yeux ; les yeux qui se croisent ; les amants qui ne se perdent pas de vue) sous le sceau de cette énigme, de ce secret que tout lecteur est constamment obligé de dévoiler sous la buée posée sur le poème devenu miroir. À moins que « au fond des mots » ne vise une recherche de la relation qu’Adelen fait passer par les fourches caudines de l’époque : « l’amour des mots ».

L’AMOUR DES MOTS M’effaçant moi-même buée de vers mon souffle Vivant puisqu’aussi bien à la bouche des morts On présente le miroir dont nul souffle ne Ternit l’absolue transparence pour preuve Parfaite du néant je suis dans mes nuits un Revenant aux prises avec les autres ombres Me commentant Ronsard « Au moins tant que vivront les plumes et le livre » –Ou bien le jeune Hamlet Des mots belle Ophélie des mots d’amour l’amour Des mots ! l’autre côté des choses là traverse Le miroir de vivre où tu ne vois mon image Vive sors de ta vie entre en ma chambre inverse Dispose devant tes yeux ce livre et au lit Du langage enlaçons-nous de langue amoureuse Enjambons-nous de vers à vers nous sommes morts ou mots. [p. 96] Adelen nous met devant un paradoxe : l’inactualité apparente est-elle l’actualité la plus

rabattue ? Il faudrait pourtant peu, un emportement ou un laisser-aller, pour que de tels poèmes fassent entendre une inactualité intempestive. Cette abnégation devant « l’amour des mots » est un poncif de l’époque qui engage l’individuation poétique dans les images de la poésie, de l’écriture, de l’amour les plus convenues : les « vers » sont alors des destins plus que des histoires. Restons toutefois sur l’image d’une hésitation, celle que fait le dernier « vers » du poème suivant :

QUITTE Le Nom propre de l’amour puisqu’entre vos mains Remis puisqu’écrit enfin vous vivante […] […] que mot pour mot je sois

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Devant vos yeux vérité déserte visage De cette mort et de l’oubli de cette mort. [p. 97] Le continu du titre au premier « vers » aussitôt rompu par le discontinu explicatif, lui-

même confirmé par la relation entièrement versée dans un « mot pour mot », une traduction en langue et non en discours, un rapport d’éléments et non de rapports. « Mot pour mot », « nom propre » qui finissent par ne plus entendre que le bruit assourdissant de l’époque : même l’hésitation finale est étouffée dans la répétition (« de cette mort ») qui est un performatif de « la poésie » comme non-relation, « oubli » qui n’aime que son amour : se plonger dans une « vérité déserte » quand les yeux ne peuvent même pas parler. Le poème n’est pas condamné au silence mais à la poésie : cela le rend même bavard. Mais nous pourrions dire qu’Adelen est un grand réaliste : sa théorie du langage, celle de nombreux poètes de l’époque, c’est celle qui finit par « écrire l’amour », non l’activité mais le mot, titre d’un des derniers poèmes :

Le mot à la main d’un seul trait d’abord l’écrire De ma plus belle plume Amour en belle page […] [p. 107]

La bouche invisible qui fait dire c’est la vie Avec Valérie Rouzeau, il ne s’agit pas d’écrire le mot mais de continuer l’amour avec des

poèmes vivants comme les yeux, les mains dans une comptine qui se fait plus qu’elle se dit, « ni une ni deux » :

L’amour continuera sans moi l’amour vivra plus vieille que mes oreilles Mon bon dieu d’yeux bon dieu d’yeux muets Bon dieu d’yeux que pour toi j’avais Ma peau combien et mes syllabes de chagrin Mes pieds ma tête et mon cœur ça fera rien D’amour d’amour tu m’en diras tant mieux Les yeux en pluie les yeux en neige les mains les mains ni une ni deux [p. 33] Ce poème d’adieu saute gaiement : élégie renversée dans la comédie ? Élégie qui cherche

le maximum de continu du corps-langage par des petites confusions qui font des emmêlements de voix, de corps et de langage. L’élégie est alors mise entièrement dans le conte, dans un conte qui récite vite ce qui ne doit pas s’attarder parce qu’on n’y verrait plus rien, « les yeux en pluie les yeux en neige ».

Comme chez Adelen, il y a aussi une confiance dans la « fabrique », comme dirait Goux, qui peut rassurer mais le futur proche de Rouzeau est un travail pour rendre toujours plus présent le poème à l’histoire de sa voix :

Je vais me raccorder au tempo d’alexandre et plutôt deux fois q’une je vais me retaper Journalière tous les jours je vais me rassembler ici même en des lignes de vie d’amour de chance Le cœur toquant réglo c’est pour tout voir en beau contre mauvaise fortune en bodoni corps douze Et pour les pieds dactyles et les doigts dactylos et pour les rues courues la campagne giflée Je vais tout ramasser comme des morceaux choisis je vais raccommoder mes hauts avec mes bas je vais

me revenir je vais me revenir Ce poème suggère fortement qu’on n’en revient pas, ni de Desnos, ni de Queneau, ni de

Rouzeau : parce que la réénonciation est son mouvement perpétuel qui passe par ce « je vais me retaper » et ses jeux de mots ou le « bon cœur » du dicton devient le « bodoni corps douze » du poème publié. C’est une vérité d’expérience plus qu’une image qui parle : c’est « réglo ». La pronominalisation du verbe « revenir » est alors une nécessité du poème que seul son continu prosodique et sémantique a faite dans sa reprise même : recommencement en avant.

Il y a pourtant des archaïsmes qui viennent de Villon (« Je ne quiers plus qui m’a trouvée l’amour qui fait faire le poète », p. 15) ou de Ronsard (« Pareil qu’au temps de l’écolière », p. 17) et encore d’Apollinaire (« Que me coule douce la Seine », p. 48), beaucoup d’autres ; il y a aussi des « solécismes des heures barbares paroles paraboles toutes trouvées » (p. 14) et cela va jusqu’à un art poétique qui fait la critique de tous les arts poétiques qui ne font pas leur propre grammaire dans l’empirisme du poème. Rouzeau invente une grammaire relationnelle « sur toute la ligne » (p. 14 et p. 15) des correspondances :

Je voudrais des gros mots bœufs des mots attelés pour voir ma ligne d’horizon et m’y tracter Des verbes forts et des noms turcs des conjonctions et des articles à me réunir terre et ciel Des propositions relatives à la liberté qui les sème et plante sur le champ que quoi dont

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Que quoi donc arrive à l’heure pile où le jour ou la nuit tombent juste si ce n’est pas demain la veille D’abord inventer les sillons les trucs étranges et les façons de me rassembler ciel et terre. [p. 28] Les correspondances font aussi le livre dans sa composition : les sept poèmes (p. 41-47)

font une « Petite suite sans tomber sur toi mon père qu’au détour de ma seule pensée », en écho à Pas revoir (voir notre lecture de ce livre dans le chapitre 2). Et les correspondances font partir le livre dans une relation inventée, inédite, dans les plus petites unités : « J’aurai tellement tourné retourné dans mon plume vos mots sous l’oreiller » parce que Rouzeau préfère le plume (diminutif de « plumard » préféré au « lit » ou à la « couche ») à la plume ; du moins retourne-t-elle sa plume comme on se retourne dans son lit son corps avec les mots des autres. Ce corps-langage retourne tout ce qui est tout fait –les expressions comme les amours, les correspondances comme les formules, les poésies comme les vies :

C’est tout bien réparé en quelques heures profondes en rêve pour repartir du bon pied de bon poil Là je recommence toute brosse mon portrait sourire et cheveux pour vos yeux (La vie est quotidienne je l’oublie dans vos yeux) Là fin prête pour la joie ma fugue et ma figure en date de ce jour même Préparée pour la peine que vous me ferez bien au moins jusqu’à demain au moins jusqu’à mes yeux Voilà je voulais dire encore un autre jour encore un mon amour Encore un cil vous plaît mon amour sur la joue [p. 55] La métrique est d’abord un rythme et elle se plie à ce rythme qui est à la fois celui de la

comptine et celui du conte : un jeu fabuleux comme la vie. Le poème du déménagement (« Salut vieille capitale je connais ma douleur / […] / Salut mon gris paris je te quitte pour montrouge / […] / Égarer mes regrets trouver un nouveau jour », p. 79) fait des 12-syllabes (6-6) qui mettent les alexandrins dans tous leurs états parce que Rouzeau dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit : « Je donne mes preuves mortelles au fur et à mesure » (ibid.). La relation est fondamentalement duelle dans un « je/tu » amoureux que la deuxième partie du livre (« Les poissons volent ») met dans une histoire infinie qui a, au moins, commencée avec la Bible :

Les poules avaient perdu leurs dents comme des oiseaux de jamais plus et je ne voulais rien changer J’avais noyé le vieux poisson dans l’eau vide des métamorphoses où par amour on devient chèvre Il est venu me tendre une perche la perche arc-en-ciel du beau temps Un jour il est venu et pour me connaître bibliquement puis d’autres jours maintenant toujours [p. 100] Cette relation duelle ne fait pas du couple un individu éperdu d’individualisme puisque

l’énonciation s’ouvre dans un emmêlement généralisé, une relation diffuse qui retourne la (con)fusion en une clarté foudroyante qui ne peut s’arrêter dans son mouvement prosodique, son corps-langage sans cesse repartant dans et par la relation. Ce poème dirait une veine franciscaine que Rouzeau met à sa modernité :

Je viens à vous en connaissance de cause toujours je viens à vous mes semblables faune et flore et cailloux

Je viens de vous avec mon ignorance crase mon oubli des noms propres et mon sale caractère je tiens à vous je crois en vous renards montaignes corneilles genêts les connus comme les inconnus Et si j’ai la pensée confuse est-ce qu’elle n’est pas une preuve vivante de notre existence à nous tous vous

et moi très confusément De moi feuilles sueur et vent à vous et plus encore je tiens de vous [p. 90] J’en tiens pour vous mon monde et pour vous pousse mes feuilles mes cailloux ensemble Et moi aussi je biffe biffin à l’aventure la bonne en marche vers vous ma bataille d’aimer vous m’affecte fantassin et je suis bien partie pour toute la vie toujours Pioupiou depuis mon arbre je jette sur mon monde vous un œil les deux yeux que vous m’avez conquis C’est sans trêve mon service en votre infanterie sur les terrains d’entente que je vous ai trouvés toute joie

fausse rayée je biffe et me rebiffe contre la malchanceté [p. 91] Aussi Rouzeau ne refait rien. Seulement, elle reprend toutes les intempestivités passées

pour faire la sienne, celle de son poème. Par exemple, elle réénonce la ligne centrale d’André Breton dans « Les États généraux » : « Je suis celui qui va »1. La réénonciation occupe tout le livre mais commence par le titre puisque Va où ? indique ce mouvement du sujet du poème vers

1. A. Breton, « Les Etats généraux » (octobre 1943), dans Signe ascendant, Paris, Gallimard, « Poésie », 1968, p. 72.

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l’inconnu en engageant le tout de la vie puisque « Vie diminutif de mon nom […]/ […]/ Vie pour aller vite à ravie » (p. 70). Parce que, avec un tel poème, la force relationnelle est celle d’un corps-langage amoureux qui ne peut s’arrêter :

Encore une fois je trace tout droit tout droit jusqu’à ce que ça détourne Un ange m’attendrait […] Mais pour l’heure j’aime mieux l’histoire vraie où je me trouve toute engagée Pensées dans l’attente distingué-je [p. 68] « L’histoire vraie » de ce détournement amoureux, c’est celle qui arrive à cette voix qui

« va où ? ». Nous retrouverions alors tous les ingrédients si intelligemment rassemblés par Adelen mais Rouzeau peut dire : « J’aurai la voix de personne » (p. 88) parce que c’est une voix incomparable qui pourtant emporte toutes les autres voix qu’elle entend dans la sienne, celle de son poème :

Mes papiers bougent comme tu y respires et les meus de ton souffle comme à l’aube mon oreille Je continue le rêve mes papiers sont au jour et mes feuilles à la nuit et puis inversement De savoir qui suis je dans la vie je suis fière comme un arbre qui entendrait le vent comme personne [p.

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4. Entre « on » et « autour » : la relation silencieuse

Le « pronom indéfini de personne »1, « on », est un perturbateur dans les schémas linguistiques : il fait problème. « Praxème masque »2, il faudrait toujors chercher à deviner qui se cache derrière : quelle personne ? Paradoxe quand on sait que toute personne est étymologiquement le masque même : « Il semble bien que le sens originel du mot soit exclusivement "masque" », rappelle Marcel Mauss3. Ce qui permet à Françoise Atlani de définir « on » ainsi4 :

On serait un terme métalinguistique, apparaissant en surface en français, nécessaire à la construction des marqueurs de la personne comme à ceux de la non personne. On n’est donc pas plus une marque de l’intersubjectivité qu’une marque de l’objectivité, c’est une marque frontière qui permet aux deux domaines d’exister.

Nous allons discuter cette interprétation et lire un extrait d’une œuvre poétique que la critique situe emblématiquement par ce « on » qui signe sa voix :

La voix du poème est rauque, mais elle n’est pas personnelle. Le souffle coupé ne s’appartient pas. Le « on », cette personne commune sans personne en commun, parle seul dans le sac qui forme avec le poème l’individualité de la voix poétique, sur ses bas-fonds […].5

Si la description de Pierre Vilar brûle, il nous semble qu’elle confond solitude et non-relation, personne et individu. La lecture de l’œuvre d’Emaz nous éclairera à la fois sur les « bas-fonds » du « on » et sur ceux d’une voix poétique qui n’hésite pas à nous faire « entrer dehors », à condition de penser-vivre dans le continu de la relation corps-langage. Avec « on » : ouvrir ou fermer les notions d’identité et d’altérité à la pluralité ?

L’interprétation que propose Atlani nous paraît prise dans une conception qui ignore le discours comme sémantique subjective ou « mode spécifique de signifiance »6 d’un sujet-relation. Il n’y a pas « deux domaines », celui de l’intersubjectivité et celui de l’objectivité même si des effets peuvent ainsi s’entendre. Mais confondre les effets et le fonctionnement en discours c’est certainement condamner le problème que pose « on » à la question de la référence. Ce que

1. J. Simonin, « Les repérages énonciatifs dans les textes de presse », dans A. Grésillon, J.-L. Lebrave (éds.), La Langue au ras du texte, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1985, p. 153. 2. J.-M. Barberis, F. Madray, “Ratages d’actualisation et évitement des temps et des personnes en production discursive orale », Cahiers de praxématique, n°7, 1986, p. 50. 3. M. Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de "moi" » (1938), dans Sociologie et anthropologie (1950), Paris, PUF, 1997, p. 350. 4. F. Atlani, « On l’illusionniste », dans A. Grésillon, J.-L. Lebrave (éds.), La Langue au ras du texte, op. cit., p. 26. 5. P. Vilar, notice « ÉMAZ Antoine », dans M. Jarrety (éd.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit. 6. É. Benveniste, « Sémiologie de la langue », Problèmes de linguistique générale, 2, op. cit., p. 64.

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fait Tayeb Bouguerra1, quand il pose que « la référence de on » est « une condition du discours » (p. 247) tout en situant les valeurs de ce pronom « entre indécidabilité syntaxique et indécidabilité discursive » (p. 240). Ce qui l’amène à confondre discours et « viabilité de la communication » (p. 247). Aussi serions-nous tenté d’accepter le pari que ne fait pas jusqu’au bout Atlani et que conteste Bouguerra pour la raison que nous venons de donner, que le pronom « on » est un « signe vide » – nous préférons parler de « forme vide » au sens où Benveniste employait ce syntagme2 :

Le langage est donc la possibilité de la subjectivité, du fait qu’il contient toujours les formes linguistiques appropriées à son expression, et le discours provoque l’émergence de la subjectivité, du fait qu’il consiste en instances discrètes. Le langage propose en quelque sorte des formes « vides » que chaque locuteur en exercice de discours s’approprie et qu’il rapporte à sa « personne », définissant en même temps lui-même comme je et un partenaire comme tu. L’instance de discours est ainsi constitutive de toutes les coordonnées qui définissent le sujet et dont nous n’avons désigné sommairement que les plus apparentes.

Cette « forme vide » que constitue « on » peut alors engager tout le discours qu’elle porte plus qu’il ne la porte à une subjectivation originale si ce n’est inédite. Faut-il alors la situer forcément ainsi que Bouguerra nous y invite dans « quelques modalités spécifiques d’assignement référentiel du on au même et à l’autre » (p. 244), modalités qui impliquent « réglage » (ibid.) référentiel par la « saillance préalable du référent » (p. 249) rendant « le on inférable » le plus souvent « à des classes spécifiques » et « non en tant qu’individus bien définis dans leur unicité » (p. 253) ? Oui ! En effet Bouguerra limite son analyse au « discours politique ». Il montre que dans ce cadre :

L’usage du on participe tout à la fois des stratégies d’inscription/effacement de soi et de l’autre, de péjoration et néantisation des pratiques de l’autre mais aussi des tabous idéologiques qui font que la politique, dans certaines situations, a besoin de ne pas s’énoncer sur le mode explicite sous peine d’exposer son auteur « aux risques atttachés à l’explicitation ». Se fondant sur la présomption d’accessibilité référentielle et jouant sur un savoir partagé, une connivence culturelle, on instaure son allocutaire en source de savoir référentiel, en allocutaire compétent, l’invite à combler les blancs sémantiques, la vacance référentielle originelle. Porteur de référence « complète » ou « effective », on contribue au réglage de la communication entre idem à propos de l’autre, à propos de on. C’est dire si, dans la problématique du même et de l’autre, l’acte propositionnel de référence construit par on est aussi un acte idéologique. (p. 255-256)

Cette conclusion de Bouguerra nous montre l’aporie d’une telle problématique. En effet, elle obligerait, si on la suivait dans toutes ses conséquences, à n’admettre en discours qu’une construction durcie des identités et altérités et une politique du sujet discursif condamnant ce dernier à bloquer ses initiatives sur des blocs identitaires toujours déjà là. Aussi, il nous semble que si Bouguerra rend compte de certains phénomènes communicatifs dans le langage, lesquels réduisent toujours les processus de subjectivation à des « actes idéologiques » (ralliement ou réprobation, acceptation ou refus, etc.), il ne prend pas en compte bien des aspects de ces mêmes processus. Ce qui est certain, et de ce point de vue, Bouguerra nous permet de le suggérer, c’est qu’avec le pronom « on », nous sommes dans une activité langagière qui porte le problème de la pluralisation – alors même qu’il semble réduire celle-ci à un binarisme. C’est Benveniste qui avait aperçu ce problème et qui concluait ainsi sur le rapport entre les personnes et le pluriel qui nous semble au cœur des valeurs que peut prendre « on » en discours :

D’une manière générale, la personne verbale au pluriel exprime une personne amplifiée et diffuse. Le « nous » annexe au « je » une globalité indistincte d’autres personnes. […] Quant à la non-personne (3e personne), la pluralisation verbale, quand elle n’est pas le prédicat grammaticalement régulier d’un sujet pluriel, accomplit la même fonction que dans les formes « personnelles » : elle exprime la généralité indécise du on (type dicunt, they say). C’est la non-personne même qui, étendue et illimitée par son expression, exprime l’ensemble indéfini des êtres non-personnels. Dans le verbe comme dans le pronom personnel, le pluriel est facteur d’illimitation, non de multiplication.

Ainsi, les expressions de la personne verbale sont dans leur ensemble organisées par deux corrélations constantes :

1. J. Bres, F. Madray-Lesigne, R. Delamotte-Legrand, P. Siblot, « Présentation », dans J. Bres et alii (éd.), L’Autre en discours, Montpellier, Université Paul Valéry, « Praxiling, ESAA CNRS 5475 », 1999. 2. É. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage » (1958), Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 263.

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CONCLUSION

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Corrélation de personnalité opposant les personnes je/tu à la non-personne il ; corrélation de subjectivité, intérieure à la précédente et opposant je à tu. La distinction ordinaire de singulier et de pluriel doit être sinon remplacée, au moins interprétée, dans

l’ordre de la personne, par une distinction entre personne stricte (= « singulier ») et personne amplifiée (= « pluriel »). Seule la « troisième personne », étant non-personne, admet un véritable pluriel.1

Nous aimerions montrer qu’avec « on », une « personne amplifiée » par le poème du langage, peut porter la subjectivation et donc la relation à une dimension intéressante alors que Bouguerra nous contraignait au dualisme du même et de l’autre, du choix entre identité et altérité. Des « hétérotopies » ou des « gestes d’écriture » ?

Il y a des poètes qui partent « viscéralement » d’« un refus », d’« une résistance » et qui avouent bien aimer « la phrase de Char : "Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement"2 » parce que « ce monde est sale de bêtise, d’injustice et de violence ». Mais un de ces poètes ajoute aussitôt3 :

Je n’écris pas parce que je sais ; j’écris. Reste qu’après il y a bien une traîne réflexive du poème, et je tente de mesurer, de comprendre ce qu’il a révélé. Ainsi pur l’emploi du « on » : il s’est imposé, je ne l’ai pas choisi. C’est sans doute l’indéfinition du pronom qui m’a retenu, une façon d’éjecter le « je » pour tenter de réduire l’effusion, le narcissisme. Ensuite, il y a sûrement d’autres raisons qui se tissent, s’entrecroisent, selon les poèmes : la timidité, la difficulté de poser un « je » que je ressens comme faible parce que multiple, une sorte d’élasticité du pronom « on », un appel au collectif, une économie de syllabe dans le verbe qui suit, une invitation au lecteur… ce dernier point importe : le poème a moins à se retourner vers moi qu’à se projeter vers l’autre. le « on »engage une communauté d’expérience, non pas forcément une communauté de souvenirs ; il s’agit en quelque sorte de délaver suffisamment ma vie pour arriver à un point de tangence de sensibilité pour moi et le lecteur. Ensuite, à partir de l’expérience proposée, chaque mémoire va diversement poursuivre. Le poème n’est peut être qu’une proposition de trajet intérieur.

Nous faut-il rajouter autre chose qu’une lecture qui montre « un point de tangence », une activité relationnelle qui prend son énergie du cœur même de la relation dans et par le poème, les valeurs incomparables qu’y fait le « on », en l’occurrence. Nous nous attachons à une section du livre Entre qui en comprend six. Nous aimerions commencer par associer les deux titres : celui du livre et celui de la section (« Autour ») pour montrer cette tension maintenue du lieu et du mouvement, du verbe et de la préposition (« entre ! »), du nom et de la préposition (« l’autour »). James Sacré note, à sa façon, que dans les livres d’Emaz, « ce n’est jamais la nausée métaphysique à laquelle on pourrait s’attendre mais l’ondoiement d’une eau courante, véritablement4 ». Ce ne serait pas le cas si cette tension n’était pas maintenue dès les titres qui engagent « bien davantage à partir d’interrogations (sans réponses) sur notre monde (y compris la fabrique du livre) que d’affirmations nihilistes ou désespérées » (ibid.).

Les incipit des sections du livre font une même lancée : là sans voir net ce qui entoure un soir comme d’autres soirs […] (p. 9) plus tard l’automne le jardin est plus loin sans oiseaux

1. É. Benveniste, « Structure des relations de personne dans le verbe » (1946), Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 235-236. 2. A. Emaz ne livre pas de référence à cette forte déclaration de René Char qui vient de la cent-quatorzième « note » des Feuillets d’Hypnos (1943-1944), dans Fureur et mystère, Paris, Gallimard, « Poésie », 1967, p. 114 [heureux hasard de l’édition !]. 3. A. Emaz, « Entretien (propos recueillis par Pierre Grouix et Yannick Mercoyrol », Scherzo, n° 12-13 (« Antoine Emaz », le dossier s’ouvre à dix contributeurs), août 2001, p. 5. Signalons quatre articles consacrés à Émaz dans Théodore Balmoral, n° 22-23, automne-hiver 1995, p. 169-182. Notons que Olivier Houbert titre : « Dans le corps de la langue, Antoine Émaz ». Houbert reste pris dans l’amour-de-la-langue alors que son propos n’est pas loin de montrer ce que fait l’œuvre d’Émaz dans et par le corps-langage d’une relation poétique. 4. J. Sacré, « Les livres d’Antoine Emaz », dans Scherzo, n° 12-13, op. cit., p. 21-24.

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[…] (p. 21) c’est devant le regard est complètement blanc […] et c’est pourtant devant encore comme d’habitude on le sait (p. 35) rien que de l’hiver du froid et de l’eau dehors […] (p. 51) Soir. De hauts nuages, de la lumière lente : cela ramène en arrière dans l’année ronde. […] À nouveau

regarder. […] (p. 79) Cette lancée est une reprise de la relation langagière : exercices performatifs qui mettent

toute perception, toute sensation, toute émotion dans les conditions mêmes du langage : une voix-relation qui cherche son énonciation –d’où l’importance des marques de la deixis avec, notons-le car cela n’est jamais entendu, un renversement du locatif dans le temporel –et surtout son rythme qui prend sa force dans le « on ». Ceux qui savent déjà ce qu’ils lisent s’y trompent à coup sûr1. Dans un premier temps, ils mettent tout dans la vue, lisant que ce qu’ils veulent voir derrière la grille deleuzienne : « Autrement dit : dans ce qui est vu vient quelque chose de plus lointain que la vue elle-même, mais se trouvant plié strictement en elle et dans le reste qu’elle est ici et maintenant » (p. 52).

Aussi cette « mémoire sous la mémoire distincte et repérable – celle-là qui raccorde au mot la force muette des choses » (p. 53) met tout ce qu’on croyait arrimé à l’instant d’une apparition, d’un dévoilement dans le vieil « horizon » du signe absence des choses – dans sa version pongienne2 – dont nous apercevons déjà les conséquences éthiques, alors que le poème d’Emaz fait tout le contraire éthiquement puisqu’il ne cesse de se sentir vu et en vue – même si, nous le verrons, cela se passe certainement plus dans le langage que dans la vue ou dans la vue mais par le langage : « Rien ne peut plus alors s’y voir sinon un rien continué, jusqu’à un vague horizon. L’impression d’être à côté de ce qui se passe, aussi peu regardé que regardant » (p. 53). C’est que le « rien » et l’« à-côté » prennent vite sens (« une autre liaison du sens », p. 56). L’herméneutique ontologique met toute la relation dans le sens, dans son sens du sens qui est une répétition hors poème et complètement dans la langue, avec des notions qui ne peuvent que rater le poème du langage – Emaz n’emploie pas des vers, il les invente ; le langage ne « filtre » pas un « tressage d’expériences », il fait l’expérience que seul le langage peut faire jusque dans la lecture, à moins que la grille de lecture empêche de la montrer et de la vivre :

1. E. Laugier, « En face devant — s’avance presque rouge, Notes sur Antoine Emaz », dans Scherzo, n° 12-13, op. cit., p. 49-56. 2. Référence est faite à Francis Ponge pour lequel « Le monde muet est notre seule patrie » (dans Méthodes, Paris, Gallimard, 1961, p. 202-206). Notons toutefois que Ponge ne met pas naturellement comme le fait Laugier la mutité au compte « des choses » mais avant tout de « la nuit du logos ». Ponge historicise sa révolte (« abolir les valeurs ») et pose justement que la poésie « est ce qui ne se donne pas pour la poésie » : ce que ne fait pas Laugier qui ne cesse de durcir ce que doit être la poésie. Admettons toutefois que la « nouvelle étreinte » que Ponge propose constitue, en dehors de ses poèmes, une impasse nihiliste et un conservatisme linguistique si ce n’est poétique. Ce qui est étonnant c’est qu’il continue au début du XXIe siècle à nourrir les « avant-gardes ».

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CONCLUSION

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[La coupe du vers que Emaz « emploie »] se comprend d’abord à l’horizon de sa versura, tourne au bout du sillon (versus), comme une force de liaison propre à rétablir, dans et par la cassure, tous les effets de mémoire, à commencer par celui de la langue, de la langue-mémoire, de toute mémoire arrachée au journal pauvre du monde, à sa prose grise. (p. 54)

Ainsi le travail du vers est un symptôme laissé au fond de la langue qui raccorde en séparant. Se lie ce qui se cherche et ce qui s’ignore, se rapproche le vu-su d’un trou blanc de mémoire par quoi il y a l’expérience d’un rien, d’un à côté de l’être par où tout le poème va procéder. (p. 55)

L’herméneute sait ce que le poète ne sait pas : d’où « procède » le poème ? Il est pris par son obsession de l’origine qui lui fait tout remettre dans l’ontologie. Celle-ci oblige à penser la relation comme « rapport à » :

[…] délier et relier les choses : c’est-à-dire tenir dans le serrement sec un concentré de langue ayant rapport avec quelque chose, le dehors, l’entre-deux corps, avec quelque chose d’une « région non-dirigeante » (Blanchot).

Maintenir l’à-côté vide d’une perception échappée et la trace restée balisante d’un rapport au dehors. (p. 55)

Jean-Patrice Courtois ne ferait pas mieux qu’Emmanuel Laugier quand il affirme qu’Emaz « repose à sa manière la vieille question de la poésie et de la vérité » : matrice d’un « rapport à » que la philosophie sait si bien transformer en « question » à la poésie. Même quand, paradoxalement, Courtois fait croire que tout finit dans ce qu’Emaz appelle un « on ne sait pas bien / où / on en est au vrai »1. Après avoir dissocié ce constat des « méandres » et des « sinuosités de la conscience quand elle sait bien qu’elle sait qu’elle ne sait pas ou qu’au mieux seulement elle pourrait savoir », Courtois rapporte alors ce qui pour nous n’est pas que l’affirmation –ou le doute –d’un non-savoir mais bien plus une demande relationnelle à vivre ensemble sans qu’on sache pourquoi, comment, etc., mais en vivant « au vrai », à une vérité qu’il ne peut qu’attacher, par l’adjectif (« véritable ») qui fait retour, à un discours de maîtrise, celui de l’herméneute ou/et du philosophe : « C’est ce vrai-là sans retour qui est la véritable visée de Soirs » (p. 77).

Reprenons notre lecture. Donc les poèmes qui font « Autour » disent « comme sans histoire » (p. 67) pour aussitôt faire retour sur l’énoncé (« et pourtant ») mais le comparatif est un étonnement plus qu’un constat (« comme s’il n’y avait d’histoire ! »). Mais c’est la page suivante (p. 68) qui conteste tout ce qui a été dit : au « rien ne remonte » répond un itératif « chaque jour / autour aboie » et l’histoire afflue avec un « et » lançant : « et c’est le bruit le sang / encore ». L’itératif se répète pour montrer plus fortement l’événement qui n’est jamais seul : la préposition devenue sujet animé-animal vient jusqu’à faire dire que « dehors / dérape sous l’œil ». La mutiplication (un nom collectif : « meute », p. 69) continue alors l’absence apparente de sujet animé-humain mais « autour » et « dehors » et tout le reste du poème avaient déjà construit un sujet du poème qui maintenant s’explicite par l’ouïe : « On entend bien […] au point de ne plus voir que mal […] » puis par une activité multiple –même dans l’immobilité : « On tient contre, on s’élève ou patiente, on ne part pas ».

Emaz écrit-il des vers ? Il écrit : « on aligne des mots » pour que « reste l’obstination ». Deux choses donc : vers ou proses, si c’est une forme qui doit caractériser cette écriture c’est l’obstination à refaire « sol » et « ciel », un monde que seul le langage peut refaire. Refaire « avec » : la page 70 dit tout le système relationnel que le poème fait dans son dit et son dire. La parole et le silence, le dit et le non-dit, le dedans et le dehors, l’espace et le temps se rejoignent dans « on a en tête » qui peut se lire à la fois comme tout l’autour qui est « dedans » et comme tout ce qui ayant fait intrusion est devant, « en tête », comme inconnu qui nous tire.

La page 71 montre que « déjà / cela se déplace à nouveau » : aucun arrêt dans une station, même « en tête », mais la poursuite d’une histoire, certes au quotidien (« c’est un autre matin »), qui souvent n’est qu’en restes (« restent les têtes muettes / les morts / les bêtes »). L’aube est chez Emaz un éclairage redoutable, un réel prosodique qui fait la force consonantique des /t/. Parce que l’activité est passive : « on est bougé, on n’a rien bougé » (p. 72). Le poème a fait une

1. A. Emaz, Soirs, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 1999, p.81.

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CHAPITRE 7

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disparition aussi forte que n’importe quel mystère ontologique : « ce n’est plus là » dit tout le contraire de son dit car ça « dure ».

Le second mouvement du poème, plus bref, ne laisse pas regarder mais voir un simple constat : « voilà comment c’est » (p. 74). Une transformation prosodique traverse la longue page 74 : de « on ne repose pas » à « et soulève / une vase », de « -pose pas » à « -lève / vase ». La vase ou la Boue n’est pas un repos, ni une pose chez Emaz. Ce que suggère Lacques Lèbre est certainement très près de la force qui traverse cette page1 :

Lisant Boue, en plusieurs endroits je me suis souvenu de deux vers d’Ossip Mandelstam : « L’air est pétri d’une pâte aussi dense que la terre – on n’en peut pas sortir et il est dur d’y entrer »

Nous lisons aussi cette « main » qu’évoquait Breton dans L’Amour fou : elle vit autrement dans le poème d’Emaz, c’est ce « on » que continue la page 75. Un « on » qui « ne dort pas » : la main toujours en éveil du sujet du poème, elle ne cesse de pétrir un « on demeure avec les débris » qui peut aussi faire entendre le « je demeure » d’Apollinaire. Le fleuve d’Emaz est ce « autour ». Il va déborder ou bien plutôt ce serait comme ce qu’écrit Emaz dans la section précédente : « Alors, écrire, ce serait comme entrer dehors » (p. 60). C’est le sujet du poème qui déborde. Voilà ce que fait le « on » dans les poèmes d’Emaz : déborder. C’est paradoxal : alors qu’on dirait qu’il se resserre dans le sec, la bribe, le ras, voire le rien, le « on » met toute sa modestie énonciative dans un « trop » qui fait l’égalité, le « vraiment / égal ». Nous avons dit « qui fait » mais c’est une prophétie : il va faire l’égalité dans la relation langagière, dans ce corps-langage qui passe « autant que possible » (titre de la dernière section) mais c’est justement parce que « C’est toujours tellement à côté » (p. 88) que c’est toujours un poème qui fait la relation et jamais met un terme à quoi que ce soit, encore moins à la relation qu’il ouvrait avec son titre. Jusqu’à la clausule, « Et fermer l’œil » (p. 89), qui ne demande pas de s’endormir (sur ses lauriers au poète ou sur les trouvailles de sa lecture au lecteur) mais de le retourner ou peut-être de rêver parce qu’« on » vit : « Quoi qu’il en coûte ON avance. Se vit. Se dit. Se lit. On respire. Guère. On s’écrit »2.

Laugier mettait sa lecture sous l’autorité de Michel Foucault qui, à partir de l’étymologie de « hétéroclite », proposait de concevoir des « hétérotopies » qui « miment secrètement le langage » en brisant toute syntaxe, « et pas seulement celle qui construit les phrases » mais aussi celle qui lie « les mots et les choses »3. Placer les textes d’Emaz sous un tel projet linguistique et/ou littéraire voire politique c’est les condamner, sous prétexte que les hétérotopies « frappent de stérilité le lyrisme des phrases, selon Foucault, ce qui serait conforme au programme conformiste de la poésie contemporaine. Nous préférons lire, avec James Sacré, des « gestes d’écriture qui ne sont, en un sens, rien de plus que les gestes de tous les jours qu’on fait dans le monde » :

On assiste avec ces livres qu’« on » s’obstine à écrire, même s’ils sont aussi le mur de la bibliothèque ou des éboulements de mots, à un incessant surgissement justement d’un vivre-écrire. (p. 24)

Nous préférons cette modestie des livres d’Emaz au fait que peut-être le poète, « en pull-over simple au col large », aurait « une poétique du simple », selon Laugier (p. 51). Pour nous, il ne s’agit pas d’une « poésie du simple particulier » mais bien autrement d’une poésie au plus près du corps-langage dans et par l’historicité de la relation qui se fait au ras du langage et non au vu du costume. À moins, mais alors tout change, qu’on rapproche de telles observations de ce que Walter Benjamin disait de Baudelaire. Nous trouvons d’étonnants échos au travail d’Emaz dans ces deux passages :

Baudelaire, poète, reproduit dans les feintes de sa prosodie les chocs et les coups que ses soucis lui donnaient, comme les cent trouvailles par lesquelles il les parait. Il faut, si l’on veut considérer sous le signe

1. J. Lèbre, « Le dit d’Emaz », dans Scherzo, n) 12-13, op. cit., p. 68. 2. D. Biga, « Le voyage du on », dans Scherzo, n° 12-13, op. cit., p. 61. 3. M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard,

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de l’escrime le travail que Baudelaire consacrait à ses poèmes, apprendre à les voir comme une succession ininterrompue de minuscules improvisations.1

Les poètes trouvent le rebut de la société dans la rue, et leur sujet héroïque avec lui. De cette façon, l’image distinguée du poète semble reproduire une image plus vulgaire qui laisse transparaître les traits d’un chiffonnier, de ce chiffonnier qui a souvent occupé Baudelaire.2

Aussi nous ne partagerons pas la conclusion que Gérard Gasarian fait à son intéressante étude3 d’inspiration deleuzienne avec la notion d’intensité qu’il oppose à la conception de l’allégorie de Walter Benjamin. Gasarian veut faire dire à Baudelaire « toutes les allégories de la fable, c’est moi » (p. 228) parce que, selon lui, « le moi du poète est un "nous" ou nœud constitué de mille forces qui s’agitent et s’ajoutent sans cesse en lui » (p. 229). Mais Gasarian confondant alors Sartre et Benjamin, leur reproche de ne pas comprendre Baudelaire : « Au lieu de l’accuser d’avoir manqué de conviction, il faudrait dès lors le féliciter d’avoir voulu en avoir plus d’une » (p. 231). Benjamin ne confond pas incognito et irresponsabilité. Il voit plus une recherche de l’anonymat qui n’est pas une absence de sujet : ce que Gasarian ne comprend pas puisqu’il identifie sujet et individu. L’éthique baudelairienne étant pour lui en fin de compte un éclectisme moral que la dextérité du poète à fabriquer des figures : le poète fait figure(s). Alors que pour Benjamin, le poète « endoss[e] des figures toujours nouvelles »4. « Endosser », voilà et l’éthique et la poétique du « on » d’Emaz : une relation dans et par le langage qui se fait toute corps-langage. Elle était active autrement dans le « nous » de Baudelaire.

5. Toujours pour la première fois

Impossible de conclure cet ouvrage en accumulant les certitudes. Nous avons délibérément ouvert l’angle d’approche du continu d’un corps-langage pour mieux suggérer les multiples moyens que chaque discours invente dans et par son poème du langage. Mais il arrive que les mauvaises habitudes empêchent ces inventions même quand on dit qu’elles ont les meilleures intentions voire la plus grande maîtrise parce que les unes et l’autre ont toujours pour manie de ne s’en remettre qu’au discontinu. Le continu du corps-langage ne se cherche pas à proprement parler, il se trouve « toujours pour la première fois », selon la formule d’André Breton5.

Toujours pour la première fois C’est à peine si je te connais de vue […] Il y a Qu’à me pencher sur le précipice De la fusion sans espoir de ta présence et de ton absence J’ai trouvé le secret De t’aimer Toujours pour la première fois Impossible donc de conclure sans faire le point sur le problème qui et que ne cesse de

travailler la linguistique ces dernières années sous le signe d’un retour du sujet et d’une exploration des altérités. Le continu du corps-langage par le sujet amoureux du poème s’il demande certainement « l’union libre » – au sens où engage Breton et pas seulement au sens sociologique, demande le poète libre autant sinon plus que le poème ou le vers libres ; il demanderait aussi le linguiste libre. C’est alors une perspective qui s’ouvre jusqu’à une anthropologie du langage dans et par la relation sans qu’on sache bien encore si on a trouvé quoi que ce soit.

1 W. Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », dans Charles Baudelaire un poète lyrique à l’âge du capitalisme, trad. J. Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, p. 103 2 Ibid., p. 115. 3. G. Gasarian, « "Nous" poétique et moi biographique chez Baudelaire », RSH, n° 263 (« Paradoxes du biographique »), juillet-septembre 2001, p. 217-231. 4. W. Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », dans Charles Baudelaire un poète lyrique à l’âge du capitalisme, op. cit., p. 139. 5. A. Breton, « Toujours pour la première fois », dans L’Air de l’eau (1934), repris dans Clair de terre, Paris, Gallimard, « Poésie », 1966, p. 180-181.

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CHAPITRE 7

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Entendre les voix de l’Autre dans le Même ? Les attendus de la praxématique nous intéressent puisque, voulant « penser le discours

dans sa production », elle a très rapidement posé « la subjectivité comme procédant de l’intersubjectivité »1 et s’est associée plus récemment avec les « travaux rouennais » qui, inspirés des thèses de Gooffman, Vygotski et Bakhtine, considèrent l’individuation linguistique dans un procès où « coexistent et s’affrontent » mêmeté et altérité « à tous les niveaux de la mise en mots » (p. 5-6) :

La pulsion communicative dans laquelle s’origine tout discours procède de l’appel tacite toujours-déjà lancé par l’autre. Le discours est structuralement réponse à cet appel. Plus pratiquement, le sujet se construit et s’inscrit dans sa parole selon la dialectique du même et de l’autre : il dessine constamment un espace variable des mêmes où il s’engage et simultanément un espace des autres dont ils se dégagent. (p. 4-5)

En vue d’intégrer pleinement le concept d’interaction verbale, la praxématique a développé ses recherches « en faisant travailler notamment les concepts de dialogisme et d’espaces variables de positionnement des sujets » (p. 5). Reste que les équipes de Montpellier et de Rouen engagées dans une recherche sur « certains aspects du fonctionnement de la dynamique langagière dans les pratiques discursives » (p. 6) situent épistémologiquement celle-ci dans le cadre philosophique le plus traditionnel qui soit, celui qui pose le dualisme du même et de l’autre. Nous en avons esquissé une critique avec Francis Jacques (voir chapitre 2) mais plus certainement il faudrait voir dans ce maintien une des formes que prend la conception de l’individuation. Celle-ci rapportée soit à la conscience soit à la notion individualiste de l’individu constitue un obstacle à une pensée de la subjectivation dans et par le langage puisqu’elle met l’identité et l’altérité dans un rapport d’opposition. Or l’individu advient à la subjectivation quand le social devient individuel, quand l’individu entre dans un processus d’association qui lui permet de s’identifier en tant qu’individu. Ce que ne permettent jamais les conceptions qui s’ancrent dans le dualisme abstrait qui oppose ces deux entités non-relationnelles, le Même et l’Autre, c’est justement d’historiciser et donc de contester forcément de telles catégories qui ne servent qu’à métaphoriser les faiblesses de la pensée.

Que Jacqueline Authier-Revuz pose à l’entrée d’une réflexion sur « l’autre en discours », que l’autre « n’est ni le double d’un face à face, ni même le "différent", mais un autre qui traverse constitutivement l’un »2. Ce qui fait dire à Jacques Bres3 que :

L’autre en discours prend la forme de discours autres dont le discours procède, avec lesquels il interagit jusqu’à informer sa substance même. (p. 194)

Cette assertion ainsi que celle d’Authier-Revuz se situent très nettement dans la perspective dialogique de Bakhtine. Elles montrent toutefois un durcissement que nous pourrions juger substantialiste de ce que Benveniste appelle simplement la seconde personne, Culioli le coénonciateur. Nous ne nous trompons quand Bres situe son analyse dans le cadre d’une « spectacularisation de la réalité » (p. 195) qui, quand elle est « de second degré, c’est-à-dire dialogique », conduit à proposer que « le dialogisme est donc conçu comme un spectacle de spectacle qui fonctionne sur un dédoublement énonciatif » (p. 196). Nous retrouvons ce sur quoi nous avons régulièrement porté notre attention critique : la métaphore spectaculaire ou théâtrale qui informe plus sur le mode de pensée qu’elle n’ouvre celle-ci sur des perspectives vraiment neuves. En effet, concevoir le dialogisme sur un tel modèle métaphorique c’est à coup sûr disposer les voix, les phrasés, les prosodies personnelles, les mouvements d’un sujet-relation, sur la scène d’une représentation qui renvoie forcément à un ailleurs qu’elle informerait, exprimerait, inscrirait. Et Bres fait ce qu’on pouvait attendre d’une telle perspective épistémologique puisqu’il réduit alors le problème de « l’autre en discours » à celui d’un relevé

1. J. Bres, F. Madray-Lesigne, R. Delamotte-legrand, P. Siblot, « Présentation », dans J. Bres et alii (éd.), L’Autre en discours, op. cit., p. 3-14. Je renvoie dorénavant à cet ouvrage. 2. J. Authier-Revuz, « Hétérogénéité montrée, hétérogénéité constitutive ; éléments pour une approche de l’autre en discours », DRLAV n° 26, 1982, p. 103. 3. J. Bres, « Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français », dans J. Bres et alii (éd.), L’Autre en discours, op. cit., p. 194. Les références vont dorénavant à cet article.

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CONCLUSION

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des « traces » de cette « double interaction » (« la rencontre des discours autres sur le même thème » et celle du « discours-réponse de l’autre ») :

Ces traces sont nombreuses, leurs signifiants hétérogènes, leur mode d’être très variable (de l’explicite clairement marqué à l’implicite laissé à l’interprétation). Le discours rapporté et la modalisation autonymique sont les marqueurs de dédoublement énonciatif les plus évidents, les plus fréquents et les mieux étudiés : je ne m’y attarderai donc pas. Parmi les autres manières de convoquer d’autres voix, de signifier l’hétérogénéité énonciative, je présenterai ici, de façon forcément superficielle, l’interrogation, l’extraction, le détachement et quelques phénomènes d’hétérogénéité masquée. (p. 197)

Bres précise en note que : Cet article fait partie d’un travail plus ample, qui donne matière à une publication complémentaire à celle-

ci, dans laquelle se trouve développée l’analyse d’autres marqueurs dialogiques (conditionnel, négation, comparaison, renchérissement, confirmation, concession et opposition, subordination). (p. 197, n. 11)

Loin de nous l’idée de contester tout intérêt à de tels travaux. Deux remarques, toutefois. La première est faite par Bres lui-même qui reproche à Bernard Lagadec1 de « limiter l’analyse du dialogisme » à celle des « marqueurs » du discours rapporté et de la modalisation autonymique : une telle analyse n’est-elle pas toujours « limitée » puisque Bres semble indiquer par sa modalisation restrictive et naturalisante de la « façon forcément superficielle » dont on peut réaliser de telles présentations ? À ce pari impossible à tenir d’un relevé exhaustif des marqueurs du dialogisme, ne faudrait-il pas aussitôt ajouter le fait qu’un relevé même exhaustif ne rendra jamais compte du dialogisme constitutif de tel discours s’il n’en pense pas le continu, c’est-à-dire s’il n’en montre pas la spécificité : tel dialogisme ne vaut certainement pas tel autre ou alors les discours ne sont plus des discours ? Nous pourrions arguer que loin d’aboutir à une rhétorique dialogique dont l’établissement d’une liste des marqueurs dialogiques puis leur classement occuperaient longtemps la recherche sans qu’on sache à quel dialogisme nous avons affaire, Bres ne cesse de repenser le problème dialogique. Il aperçoit tel tour métaphorique pris par sa réflexion et en déduit un problème des plus intéressant que Benveniste avait lui aussi esquissé en son temps dans un autre cadre2 :

Je viens de parler, par images, de terres dialogiques. Cela signifie-t-il qu’il y aurait des terres non dialogiques ? Je pense plutôt que le dialogisme est partout, qu’on ne saurait y échapper. Nous faisons du dialogisme sans le savoir, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose –ou plutôt : d’une manière plus nécessaire que lui, qui pouvait échapper à la prose par la poésie –. Les marqueurs étudiés ici (et dans Bres 1998) ne sont-ils pas seulement la partie émergée de l’iceberg dialogisme ? Je pense, entre autres outils de dialogisation, aux connecteurs logiques […] ; aux outils de thématisation […] ; aux tours véridictoires du type […] ; aux tours comparatifs du type […]… Plus profondément, n’est-ce pas la production de sens par les praxèmes qui est elle-même éminemment dialogique ? L’énonciateur trouve les mots toujours-déjà habités de sens avec lequel/lesquels il se produit dans l’actualisation une interaction.3 Cette interaction se résout le plus souvent dans la non-conscience de l’à-dire ; elle se signifie parfois jusque sur le fil du dire sous forme de ratages ou de modalisation autonymique4…

Bres abandonne la métaphore territoriale pour mieux la retrouver dans la métaphore géologique (« l’iceberg » sans patrie annonçant la « profondeur » praxématique) et, plus sérieusement, pour mieux retrouver l’esprit taxinomique qui ressemble fort à la poésie que Monsieur Jourdain pouvait faire croyant échapper à la prose… Cette « poésie » dialogique abuse, comme l’autre, des « outils » et autres « tours » dont la panoplie toujours incomplète ouvre la boîte de Pandore d’une stylistique dialogique. Il nous semble que la praxématique de Bres conserve les attendus des stylistiques : une linguistique du mot plus que du phrasé, de la

1. B. Lagadec, « Dialogisme interdiscursif et interlocutif dans la misère du monde de P. Bourdieu », Cahiers du français contemporain, n° 3, 1996, p. 133-149. 2. Pour mémoire, rappelons au moins ces deux passages : « Où sont les titres du langage à fonder la subjectivité ? / En fait le langage en répond dans toutes ses parties. […] On se contentera ici de citer les plus apparentes » (É. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », dans Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 261) ; « Bien d’autres développements seraient à étudier dans le contexte de l’énonciation. […] De longues perspectives s’ouvrent à l’analyse des formes complexes du discours, à partir du cadre formel esquissé ici. » (É. Benveniste, « L’appareil formel de l’énonciation », dans Problèmes de linguistique générale, 2, op. cit., p. 88). 3. Cf. ici-même les articles de C. Détrie, F. Madray, P. Siblot et A. Steuckardt [note de Bres]. 4. Pour une étude de cas, cf Bres 1997 [note de Bres qui renvoie à J. Bres, « Production de sens : interaction, dialogisme, actualisation », dans D. Baggioni, P. Larcher (éds.), Le Contrôle social du sens, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1997, p. 105-112].

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CHAPITRE 7

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langue plus que du discours (« mots habités de sens »), de l’énoncé plus que de l’énonciation (« l’à-dire ») et une théorie du sujet qui se rabat sur le sujet de la conscience (« la non-conscience ») des philosophes. Bres poursuit pourtant son interrogation jusqu’à la contestation de la coupure bakhtinienne entre linguistique et métalinguistique et plus généralement entre « relations logiques » et « relations dialogiques » postulant que les premières « sont dialogiques »… Malheureusement, il s’arrête à ce constat : « Vastes questions qu’au stade actuel de ma réflexion, je ne peux que mettre en débat… » (p. 209). C’est justement à partir de la contestation d’une telle dichotomie que la problématique des marqueurs se verraient totalement déplacée pour lui préférer celle des valeurs. Les marqueurs restent dans le sens pendant que les valeurs permettent de concevoir un système-sujet du discours, de la relation, du dialogisme si l’on veut rester dans le projet de Bres. Mais celui-ci revient toujours aux notions traditionnelles qui ne permettent pas ce passage. Sur fond dichotomique sujet/objet et intérieur/extérieur (le « double mouvement par lequel le petit d’homme devient sujet : introjection du bon objet / extrajection du mauvais objet »), Bres pose un problème qui reste une vieille question :

De quel phénomène plus général, concernant le rapport du sujet au langage et par là le sujet en tant qu’être de langage, ces marqueurs sont-ils la trace ? On sait qu’Authier-Revuz met en relation discours rapporté et modalisation autonymique (qu’elle analyse comme des phénomènes d’hétérogénéité montrée) avec l’hétérogénéité constitutive : l’hétérogénéité constitutive, inconsciente, tient à ce qu’au principe du langage il y a l’autre qui construit le sujet en radicale extériorité par rapport à lui-même (« l’autre dans l’un ») ; l’hétérogénéité montrée consiste à désigner des lieux circonscrits de non-coïncidence (l’un en rapport avec ses autres), en dénégation de la non-coïncidence fondamentale. Puis-je étendre cette puissante hypothèse aux marqueurs dialogiques étudiés. (p. 210)

Il n’y a pas de « rapport du sujet au langage » mais le sujet « en tant qu’être de langage » –terminologie qui montre encore ses origines ontologiques –n’est que rapport, rapport de rapports. À moins que, dans le prolongement des travaux d’Authier-Revuz, on ne conçoive comme toujours valides les dichotomies (hétérogénéité « montrée »/ « constitutive » c’est-à-dire « masquée », ce qui revient à continuer les dichotomies psychologiques et philosophiques traditionnelles) qui engagent à penser le langage et le sujet du langage dans les termes de l’expression et de l’impression : effets et marqueurs… La « puissante hypothèse » n’est au fond qu’une (très) vieille hypothèse, pour le moins freudienne, qui aboutit inévitablement à séparer inévitablement productions ordinaires et littéraires, normalité et folie et, pourquoi pas, hommes et femmes, civilisés et primitifs, adultes et enfants, etc. Mais, Bres lui-même conteste une formulation significative d’Authier-Revuz :

Authier-Revuz pose qu’« à travers [les marques explicites d’hétérogénéité], le sujet s’évertue, en désignant l’autre, localisé, à conforter le statut de l’un »1 (le soulignement est de moi). Plutôt que d’un souci, d’une volonté (s’évertuer pose un choix, fût-il inconscient) de montrer l’autre, la plupart des tours dialogiques ne témoignent-ils pas de la difficulté de ne pas le laisser apparaître, voire de l’impossibilité de le cacher ? (ibid.)

Bres brûle mais pour mieux remettre le problème dans la question qui suppose un hors-langage, du moins une subjectivation qui s’origine toujours ailleurs puisque « laisser apparaître » et « cacher » restent les témoins de ce refus de couper les ponts : « Revenons cependant à l’hypothèse d’Authier-Revuz… », finit par dire Bres alors qu’il venait de « rappeler notre dialogique condition » et de prophétiser : « et qui veut faire l’Adam mythique abordant un monde vierge de discours… fait le bête » (p. 210-211). Conclusion où Bres revient définitivement à « l’objet dont il veut parler » (p. 210) et non au sujet du langage [je souligne les marques de ce retour] :

Et si les marqueurs dialogiques étaient pour le sujet à la fois –mis à des niveaux différents –façons de ne pas pouvoir ne pas mentionner les autres discours et ce faisant, dans l’aveu de cette impossibilité, façons de dénier l’hétérogénéité constitutive ? Manières de ne pas pouvoir cacher de petits autres pour (se) cacher le grand Autre ? (p. 211)

1. J. Authier-Revuz, « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive ; éléments pour ue approche de l’autre en discours », DRLAV, n° 26, 1982, p. 145 [références données par Bres].

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CONCLUSION

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Donc Bres n’abandonne pas l’objet dialogisme pour le sujet-dialogisme du langage. Signalons à cette occasion que nous préférons désigner ce dernier « sujet-relation » parce que le « dialogue », certes « structure fondamentale », laisse toujours entendre – Bres est ici notre témoin – la « vieille antinomie » (« du "moi" et de l’autre, de l’individu et de la société ») que Benveniste1 pensait voir « tomber » pour laisser la place à « une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle » : seul moyen de découvrir « le fondement linguistique de la subjectivité », ajoutait Benveniste. Pourquoi Bres n’abandonne-t-il pas son « objet » alors même que ses hypothèses visent le problème du sujet du langage ? Nous pensons que les habitudes de travail facilitent une telle fidélité. Le fait de recourir constamment à des exemples qui, comme chez les philosophes, se limitent à l’énoncé-proposition et font toujours fi de leur contexte discursif. Notons qu’à la différence des corpus littéraires, dans cet article de Bres, aucun exemple n’est référencé, et qu’une seule fois Bres est obligé de faire référence au contexte (« l’énoncé (13) est précédé, deux paragraphes plus haut dans le texte, de celui-ci : […] », p. 204). Le paradoxe n’est pas indifférent à notre réflexion : comment un linguiste peut-il chercher à « entendre des voix » quand il n’entend pas le discours autrement que comme des « énoncés » ? Il ne lui reste qu’une façon de le faire croire, c’est de métaphoriser :

Autant de questions, que sous-tend cette certitude : (presque) tout énoncé résonne de l’inflexion de voix, pas toujours chères, qui ne se sont jamais complètement tues… (p. 211)

Émouvante, cette clausule qui montre ce que Milner signalait : la souffrance du linguiste… ou sa jouissance à entendre ce qu’il croit cacher si bien. Mais les questions n’empêchent pas les problèmes de rester à vif comme les voix de résonner, à condition de les entendre même dans les silences de la linguistique et des lingusites. Reconnaissons à Bres que sa dernière métaphore brûle plus que les autres : « l’inflexion » mallarméenne vise bien ce qui s’essaie dans cette recherche avec le continu d’un corps-langage du sujet-relation. Cette « inflexion » vient souligner combien est forte la demande même prise dans les habitudes, d’une écoute enfin libre du sujet du langage, de la voix-relation, du sujet amoureux dans et par le langage.

C’est en continuant ce travail que la dimension à proprement parler anthropologique apparaîtra ouvertement non seulement dans les poèmes qui font l’amour mais dans tout le langage et le tout du langage : la relation dans et par le langage2. L’amour en continu, dans et par ses rythmes amoureux, ouvre bel et bien à l’amour en relation comme universel langagier. Un universel que les poèmes-relation rythment à chaque fois sans pareil.

1. É. Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 260. 2. Voir notre ouvrage : Langage et relation, Poétique de l’amour, op. cit.

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INDEX

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INDEX NOMINUM .i..i.Annenski ............................................................... 146 .i..i.È. Mailleret ........................................................... 145 .i..i.Jouffroy ................................................................. 145 .i..i.M. Deguy ................................................................ 84 .i..i.Mailleret ................................................................ 144 .i..i.Tsvetaieva ............................................................. 144 .i.Annenski .................................................................. 146 .i.È. Mailleret .............................................................. 145 .i.Jouffroy .................................................................... 145 .i.M. Deguy ................................................................... 84 .i.Mailleret ................................................................... 144 .i.Tsvetaieva ................................................................ 144 Adelen ............................................. 157,158,159,160,162 Agacinski ................................................................. 25,26 Ancet ..................................... 49,50,127,129,130,154,156 Anderson ..................................................................... 117 Annenski ..................................................................... 146 Annenski ..................................................................... 146 Apollinaire .......................................... 18,80,124,160,167 Apollon ......................................................................... 66 Aquien ........................................................................... 27 Aristote ....................................................................... 9,11 Atlani ................................................................... 162,163 Authier-Revuz ...................................................... 169,171 Bachelard ...................................................................... 40 Badiou ........................................................... 132,141,142 Baggioni ...................................................................... 170 Bailly ........................................................................ 97,98 Bakhtine .......................................................... 13,168,169 Bally .............................................................................. 23 Bank Pedersen ............................................... 117,118,119 Baquey .......................................................................... 83 Barberis ....................................................................... 162 Barthes 33,39,57,58,59,60,61,64,65,66,72,109,110,112,122,125,155 Bataille ......................................................... 29,64,66,140 Béatrice ......................................................................... 10 Beauvoir ........................................................................ 25 Béguelin ........................................................................ 55 Bellegarde ..................................................................... 19 Bender ........................................................................... 40 Benjamin .............................................................. 167,168 Benveniste 13,16,21,23,25,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,46,50,59,91,92,110,127,137,142,153,154,162,163,164,169,170,171 Bertaut ........................................................................... 19 Biga ................................... 113,122,123,124,125,130,167 Bivort .......................................................................... 102 Blacking ........................................................................ 93 Blanchot ................................................ 8,30,117,126,166 Bobillot ....................................................................... 137 Bonfand ......................................................................... 84 Bonnefoy ..................................................................... 152 Bouguerra ...................................................... 162,163,164 Bourassa ........................................................................ 78 Bouvard et Pécuchet ..................................................... 17 Bray ................................................. 110,111,112,129,131 Bres ..................................... 80,162,168,169,170,171,172 Brisset ......................................................................... 133

Broda ................................................................... 40,75,76 Buber ............................................................................. 40 Butor .............................................................................. 64 Cadiot ................................................................... 135,136 Cahen .................................................................... 114,115 Caillois ........................................................................... 28 Calle-Gruber ........................................................ 26,27,28 Cassandre ....................................................................... 74 Castin ................................................................... 78,79,80 Celan .................................................................... 31,40,92 Céline ........................................................................... 133 Césaire ......................................................................... 128 Chaissac ......................................................................... 24 Char ........................................................................ 38,164 Chateaubriand .............................................................. 151 Chédid ............................................................................ 80 Chénier ..................................................................... 19,73 Chevallard ...................................................................... 17 Chiss ............................................................... 17,23,37,38 Cioran ............................................................................ 79 Cixous ....................................................... 27,111,112,131 Clémens ....................................................................... 134 Collot ........................................................................... 105 Combe ................................................................... 135,137 Conort .......................................................................... 135 Corneille ...................................................................... 151 Cortiana ....................................................................... 105 Court ....................................................................... 87,154 Courtois ....................................................................... 166 Cristofolini ..................................................................... 28 Culioli ............................................ 13,36,37,38,39,46,169 Dannemark ........................ 113,120,121,122,123,125,130 Dante .................................................................... 10,11,61 De Man ........................................................................ 136 De Sermet .................................................................... 136 Deblé ..................................................................... 113,179 Degroote ............................................................... 139,140 Deguy ......... 83,84,85,86,87,88,89,90,91,92,93,104,105,120,158 Delamotte-Legrand ...................................................... 162 Deleuze ........................................................... 24,28,53,85 Deluy ........................................................................... 144 Delvaille ...................................................................... 105 Demarcq ................................................................... 62,63 Derrida .................................................................. 117,132 Descombes ............................................ 12,14,15,16,17,18 Desnos .................................................................... 66,124 Desportes ....................................................................... 19 Dessons . 22,37,38,41,42,83,84,88,91,93,94,102,103,104,125,143,144,147,148,156,179 Détrie ...................................................................... 80,170 Dhénin ........................................................................... 62 di Fonzo Bo ................................................................. 144 Dilthey ........................................................................... 17 Dionysos ........................................................................ 66 Droit ............................................................................... 39 Drouet ................................................................... 111,117 Du Bouchet .................................................................... 94 Ducrot ............................................................................ 13 Duparc ........................................................................... 57

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SOMMAIRE

176

Dupin ...................... 83,86,97,98,99,101,102,103,104,105 Durkheim ....................................................................... 17 È. Mailleret .................................................................. 145 Éluard ..................................................................... 30,124 Emaz ................................................ 164,165,166,167,168 Etkind ................................................................... 144,145 Eurydice ........................................................................... 8 Fellini ............................................................................. 49 Finkielkraut ............................................................... 60,61 Flahaut ......................................................................... 115 Follain .......................................................................... 123 Fonagy ........................................................................... 78 Foucault ...................................................... 17,73,106,167 Freud ........................................................... 37,54,109,110 Friedrich ...................................................................... 135 Frontier ............................................... 57,61,62,63,65,122 Gagnon ........................................................................ 112 Gajard .......................................................................... 154 Garcia ........................................................ 57,61,63,64,65 Gardiner ......................................................................... 18 Garry Prieur ................................................................... 55 Gasarian ....................................................................... 168 Gaspar ..................................................................... 28,105 Genette ...................................................................... 27,55 Gentil-Bernard ............................................................... 74 Gide ............................................................................. 109 Gleize ............................................................ 61,62,85,105 Gori ................................................................................ 61 Gouvard ....................................................................... 102 Goux ......................................... 152,153,154,155,156,160 Gracq ........................................................................... 155 Grésillon ...................................................................... 162 Grosjean ....................................................................... 105 Grouix .......................................................................... 164 Guilleragues ................................................................. 148 Guyaux ............................................................................ 8 Habermas .................................................................. 23,39 Hamburger ................................................................... 136 Hegel ....................................................................... 31,142 Heidegger ............................................................ 26,86,92 Heidsieck ....................................................... 137,138,139 Hérodiade ...................................................................... 75 Hocquard ..................................................................... 135 Hölderlin ................................................................... 92,94 Homère ........................................................................ 152 Hordé ................................................................... 67,68,72 Houbert ........................................................................ 164 Hugo ....................................................... 117,133,135,156 Hugotte ................................................................... 97,103 Humboldt ................................................. 15,29,47,50,148 Husserl ........................................................................... 79 Imberty ................................................................. 153,154 Irigaray ..................................................................... 26,28 Jabès ............................................................................ 117 Jackson ................................................. 19,57,73,74,75,77 Jacobi ............................................................................. 17 Jacques 6,13,36,39,40,41,42,46,49,66,79,83,97,98,103,105,110,127,129,130,132,141,154,157,169 Jakobson ........................................................................ 38 Janicot .......................................................................... 133 Jankélévitch ................................................................... 68 Jarrety ............... 8,19,20,27,58,61,62,97,107,122,135,162

Jarry ............................................................................. 133 Jenny ............................................................... 23,136,154 Jesenskà ....................................................................... 117 Jodelle ......................................................................... 133 Jouffroy ....................................................................... 145 Jousse ............................................................................ 78 Jouve ....................................................... 75,76,77,78,127 Joyce ............................................................................ 135 Juliet ............................................................................ 132 Kaddour ....................................................................... 135 Kafka ............................................................. 117,118,119 Kant ........................................................................ 40,142 Kerbrat-Orecchioni ............................................. 33,34,35 Kierkegaard ................................................................... 24 Kintzler .......................................................................... 93 Klee ............................................................................... 88 Kleiber ........................................................................... 55 Kleist ........................................................................... 155 Klinkenberg ............................................................ 43,122 Klossowski .................................................................... 50 Kristeva ......................................................................... 41 Kundera ....................................................................... 152 La Fontaine .................................................................... 55 La Rochefoucauld ......................................................... 58 Laborde ......................................................................... 93 Lacan ............................................................... 91,141,143 Laclos ............................................................ 109,110,112 Lagadec ....................................................................... 170 Lahor ............................................................................. 57 Larcher ........................................................................ 170 Laugier .......................................................... 165,166,167 Le Borgne ...................................................................... 67 Lebrave ........................................................................ 162 Lèbre ........................................................................... 167 Leclerc ......................................................................... 112 Legendre ........................................................................ 88 Leiris ........................................................................... 133 Lejeune ........................................................................ 126 Léonard ......................................................................... 55 Lévinas ........................................................... 60,61,79,86 Lévi-Strauss ......................................................... 14,15,16 Lloze .................................................................... 66,68,70 Loraux ........................................................................... 26 Luca ........................................................................ 48,179 Lucrèce .......................................................................... 87 M. Deguy ....................................................................... 84 Madou ................................................................. 66,71,72 Madray-Lesigne ................................................... 162,168 Mailleret ........................................................ 111,144,145 Mailleret ...................................................................... 144 Maimonide .................................................................... 29 Maingueneau ....................................................... 33,79,80 Malherbe .................................................................. 19,79 Malinowski .................................................................... 50 Mallarmé .. 19,23,48,73,74,75,83,88,89,90,92,94,151,155 Marcel .................................................................... 40,162 Marin ........................................................................... 132 Marteau ....................................................................... 105 Martial ......................................................................... 123 Martinon ...................................................................... 103 Maulpoix ..................... 84,85,86,98,105,106,132,135,152 Maulpoix ....................................................................... 84 Mauss ..................................................................... 16,162

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INDEX

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Mercoyrol .................................................................... 164 Merleau-Ponty .............................................................. 17 Meschonnic 5,9,12,28,29,31,42,78,84,85,91,117,129,133,142,144,145,147,148,152,154,155,156,179 Michaux ................................................... 43,133,136,138 Milner ..................................................................... 55,172 Montesquieu .................................................................. 17 Monteverdi ...................................................................... 8 Moulet ........................................................................... 10 Mourot ........................................................................ 151 Nerval ............................................................................ 85 Neumann ..................................................................... 117 Nietzsche ....................................................................... 29 Noailly .......................................................................... 55 Noël ..... 36,46,47,48,49,50,109,113,126,127,128,129,130,179 Novarina ...................................................................... 152 Orphée ............................................................ 8,11,84,133 Oster ............................................................................ 105 Paoli .............................................................................. 20 Parain ............................................................................ 16 Parnet ............................................................................ 85 Pascal ................................................................ 69,89,179 Pasolini .......................................................................... 49 Pasternak ....................................................... 111,130,156 Paulhan ..................................................................... 16,90 Pelletier ................................................... 83,91,94,96,104 Perelman ....................................................................... 90 Péret ....................................................................... 83,124 Pignon-Ernest .............................................................. 120 Pineau .......................................................................... 154 Pinson ....................................................................... 19,20 Planté ............................................................ 113,130,131 Platon ............................................................................ 78 Ponge ............................................... 19,64,65,96,165,179 Prigent ........................ 19,61,62,63,64,65,66,133,134,139 Proust ....................................................................... 60,61 Puech ................................................................... 17,23,38 Quignard ............................................................. 67,89,90 Rabaté ........................................................ 9,135,136,137 Rabelais .................................................. 123,133,135,156 Raimbaud ...................................................................... 24 Rastier .......................................................... 91,92,93,104 Real ..................................................................... 66,70,72 Réda ............................................... 6,7,8,11,30,66,79,105 Régy ..................................................................... 143,144 Renard ......................................................................... 105 Rey .............................................................................. 117 Richard ................................................................ 93,97,98 Ricœur ......................................... 22,38,39,86,92,135,154 Rimbaud ............................................. 8,37,38,64,102,133 Risset .............................................................. 53,54,55,56 Robbe-Grillet .............................................................. 152 Roche ....................................................................... 20,62

Ronsard .................................... 74,76,96,148,149,159,160 Rosolato ....................................................................... 154 Rossellini ....................................................................... 49 Roudaut ........................................................................ 107 Rousseau ............................................ 93,110,112,150,151 Rousset ............................................ 141,148,149,150,151 Rouzeau .................................................. 157,160,161,162 Roy ........................................................................... 69,70 Sachs ..................................................................... 126,128 Sacré ................... 18,19,20,21,22,23,24,25,30,96,164,167 Sarraute ........................................................................ 152 Sartre .................................................................. 16,17,168 Saussure .................................................................... 36,39 Savitzkaya ....................................................... 36,42,43,46 Scève ..................................................................... 149,157 Schmidt ..................................................................... 64,74 Siblot .............................................................. 162,168,170 Simon ........................................................................... 152 Simonin ........................................................................ 162 Sintive ................................................................... 113,130 Smith ............................................................................ 120 Souza ........................................................................... 103 Spinoza ............................................................. 5,12,28,29 Stéfan .................... 57,66,67,68,69,70,71,72,77,81,83,105 Stierle ........................................................................... 136 Szondi ............................................................................ 92 Tatius ........................................................................... 148 Taylor ............................................................................ 17 Tesnière ............................................................. 15,16,147 Thélot ............................................................................. 76 Tortel ............................................................................. 19 Tsvetaieva ............................................................. 144,145 Vadé ............................................................................. 136 Valéry .................................................. 80,97,103,152,162 Van Rogger Andreucci .................................................. 66 Vargaftig ....................................................... 57,76,77,179 Vasse ............................................................................ 155 Veinstein .......................................................... 84,106,107 Venaille ........................................................................ 105 Verlaine ....................................................................... 102 Verstraten ................................................................. 86,87 Viart .......................................................................... 97,98 Vilar ............................................................................. 162 Villon ...................................................................... 45,160 Vinciguerra ........................................................... 141,143 Vion ..................................................................... 12,13,14 Visconti .......................................................................... 49 Wajsbrot ............................................................... 114,118 Warburg ......................................................................... 93 Watteau ..................................................................... 47,48 Werther ................................................................. 109,110 Wittgenstein ................................................................... 50 Woolf ........................................................................... 152 Wybrands ....................................................................... 58

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SOMMAIRE

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SOMMAIRE

Cet ouvrage vient à la suite 3 CHAPITRE 1 - Introduction : l’amour par les poèmes 5

1. Du discontinu au continu : vers le récitatif amoureux du corps-langage 5 2. Sujet de la relation ou sujet-relation ? 12 3. Le poème-relation : passage du sujet amoureux 18 4. Penser l’inséparabilité du corps et du langage 25 5. Du discontinu au continu : vers un corps-langage de la relation amoureuse 29

CHAPITRE 2 - Énoncer : inscription ou subjectivation ? 33 1. Qui s’énonce ? Qui énonce ? Qu’énonce-t-on ? 33 2. Benveniste au plus près 36 3. L’anthropologie relationnelle : une ontologie ? 39 4. Un « je » comme « un cochon farci » (Eugène Savitzkaya) 42 5. La recherche du continu relationnel ou le poème de la personne 46

CHAPITRE 3 - Incorporer : corps-objet ou corps-sujet ? 53 1. Une physique amoureuse : des éléments à la relation 53 2. La fragmentation du discours entre signe et rythme 57 3. Un corps-sujet par la pluralité litanique 66 4. La physique du langage: image ou histoire d'un corps ? 72 5. Le continu du poème : un corps qui frôle 77

CHAPITRE 4 - Se rapprocher : figures ou phrasés ? 83 1. La poésie comme l’amour : un rapprochement ? 83 2. Le rapprochement dans les figures 86 3. Le rapprochement par le phrasé 91 4. Le rapprochement comme l’histoire d’une voix 97 5. Seul contre tous les lyrismes de l’époque 104

CHAPITRE 5 – Correspondre : messages ou mouvements ? 109 1. Correspondance ou/et relation ? 109 2. « Ton nom » signe le poème 113 3. Correspondre : la relation prise dans les messages 119 4. L’ombre du double 126 5. Plus par toi que pour toi 129

CHAPITRE 6 - Emmêler : la lyre ou la voix ? 133 1. Écrire la voix ou l’écouter? 133 2. La voix est-elle toujours lyrique ? 136 3. Sexe et langue du poème : manières de faire l’amour 138 4. Le rythme boiteux de l’amour 142 5. Penser la voix comme matière relation 144

CHAPITRE 7 – Conclusion : les poèmes par le sujet amoureux 149 1. Du nœud amoureux à la relation dans et par le langage 149

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SOMMAIRE

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2. La prose : une fabrique du continu ? 153 3. La relation amoureuse dans et par le langage 159 4. Entre « on » et « autour » : la relation silencieuse 164 5. Toujours pour la première fois 170

Index nominum 175 Sommaire 179

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