Soldats, domestiques et concubines

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Soldats, Domestiques et Concubines L'esclavage au Maroc au X I X siècle

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Mohammed Ennaji

Soldats, Domestiques et Concubines

L'esclavage au Maroc au X I X siècle

B a l l a n d L e N a d i r

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Collection Le Nadir dirigée par Jean-Pierre Péroncel-Hugoz

Ouvrages parus

Alexandre Paléologue, Souvenirs merveilleux d'un ambassadeur des golans. Entretiens avec Marc Semo et Claire Tréan.

Hinde Taarji, Les Voilées de l'Islam (traduit en italien). Prix Atlas 1992 pour son édition marocaine (Eddif, Casablanca).

Victor Nahmias et Sarah Gabbaï, Les Années de pierre. Israéliens et Palestiniens, l'épreuve infinie.

Ehsan Naraghi, Des palais du chah aux prisons de la révolution (traduit en espagnol, arabe, anglais et persan).

Eric Revel, Madagascar l'île rouge. Marie de Varney, l'Irak du silence.

Philip Mansel, Splendeur des sultans. Les dynasties musulmanes de 1869 à 1952. Avec cent photos inédites (traduit de l'anglais).

Adel Sabet, Farouk, un roi trahi (traduit de l'arabe et de l'anglais). Nicolas Iorga, t Byzance après Byzance (avant-propos d'Alexandre

Paléologue). René Grousset, † de l'Académie française. Figures de proue, d'Alexandre

le Grand au Grand Mogol. Malek Chebel, Histoire de la circoncision des origines à nos jours.

(Réédité par Eddif, Casablanca. traduit en italien). Welter Harris, Le Maroc au temps des sultans (préface du général

Gouraud et introduction nouvelle de Daniel Rondeau).

Mohamed Kacimi et Chantal Dagron, Arabe, vous avez dit Arabe ? (vingt-cinq siècles de regards occidentaux sur les Arabes).

Marcel Laugel, Le Roman du Sahara (publié également en anglais). Michel Boldoduc, † Rétaorah, chronique d'une cité engloutie. Maurice Brunetti, Les Voleurs de soleil. Au bled algérien vers 1950. Omar Haleby et Paul de Régla, Les lois secrètes de l'amour en Islam.

(Introduction de Malek Chebel). Jorge Asis, Don Abdel Zalim, (l'aventurier de Benos-Aires (traduit de

l'espagnol. Argentine).

Salah Guemriche, Un amour de djihad. François Pouillon, Etienne Dinet peintre de l'islam. Assem Akram, Histoire de la guerre d'Afghanistan.

Autres ouvrages publiés chez Balland sous la direction de J.-P. Péroncel-Hugoz

Nicholas Saudray, Voyage au pays des frogs. Oscar Niemeyer, Niemeyer par lui-même.

(l'architecte de Brasilia parle à Edouard Bailby).

© Editions EDDIF, 1994 © Editions BALLAND, 1994 ISBN 2 71581043 1

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à ma femme à Salim, Nizar et Fatine

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P r é f a c e

L'esclavage est une des plus importantes institutions hu- maines. Il s'agit de la forme de domination la plus extrême que des êtres humains exercent sur d'autres, une forme par laquelle l'homme est assimilé à une marchandise. Dans les anciennes pratiques marocaines ainsi que l'auteur de ce fas- cinant ouvrage nous le dit, les esclaves étaient considérés comme une sous-catégorie de bétail dont la caractéristique était l'usage de la parole et la pratique du jeûne. Les es- claves étaient ainsi perçus comme des bêtes qui avaient la faculté de communiquer et d'être croyants.

Cette définition n'est pas sans rappeler celle qui était en usage à Rome, et selon laquelle l'esclave est un outil par- lant. Mais dans la société marocaine, où le pastoralisme, économiquement et symboliquement, était fondamental, les animaux étaient plus importants que les outils.

Si dans la plupart des sociétés traditionnelles l'escla- vage n'était pas la forme de domination la plus extrême, contrairement à ce que laisse supposer la sinistre défini- tion, ce n'est pas tant en raison des restrictions sur les mo- dalités de traitement des êtres humains qu'en raison des restrictions portant sur l'achat et la vente des biens. L'es- clave ne tirait pas profit de son humanité, mais de l'ab- sence d'économie de marché. Il semble que l'on ne peut

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parler de société esclavagiste au sens propre - c'est-à-dire une société dans laquelle les esclaves jouent un rôle cen- tral dans le processus de production - que lorsque la pro- priété d'êtres humains est liée à quelque chose qui ressem- blerait à une économie de marché extensive, tel que c'était le cas dans la Méditerranée ancienne ou dans quelques parties du Nouveau Monde où les travailleurs étaient né- cessaires à la production agricole pour un marché libre. Ailleurs l'esclavage, proprement dit, était limité (sans pour autant mériter d'être idéalisé) par un ensemble de restric- tions sociales. L'esclavage ne revêt ainsi une forme vérita- blement horrible que lorsque la liberté du marché et de la production va de pair avec l'absence de liberté de certains acteurs. Lorsque les restrictions englobent l'ensemble de la société, l'esclave peut être plus objet de restrictions que d'autres personnes (parfois moins, comme dans le cas des esclaves-soldats ou des esclaves à la tête de l'État), mais les frontières entre sa condition et celles des autres ne sont pas très marquées.

Mohammed Ennaji nous dit explicitement à propos du Maroc au XIX siècle que l'opposition entre la liberté et l'esclavage n'était pas tranchée mais qu'il y avait des gra- dations d'un statut à l'autre.

L'esclavage suscite le voyeurisme et la lubricité de la part des observateurs extérieurs. Montesquieu, éminent so- ciologue par ailleurs, dans ses Lettres Persanes, s'aban- donne à une sorte de pornographie du sexe, tant il est fas- ciné par la relation triangulaire entre le maître, l'esclave et l'épouse. Il a anticipé et peut-être influencé la fameux passage de Hegel sur la dialectique du maître et de l'es- clave. Mais la réalité est beaucoup plus variée, complexe et nuancée.

Il est tout à fait clair que le Maroc n'était pas une « so- ciété esclavagiste » dans le sens où l'esclavage aurait été une institution fondamentale pour son fonctionnement. L'esclavage était un aspect relativement mineur de cette

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société et la plupart de ses formes sont saisies par les termes employés dans le titre de cet ouvrage : Soldats, do- mestiques et concubines. Peut-être peut-on y ajouter les serfs agricoles qui, bien que n'apparaissant pas dans le titre, sont en fait étudiés dans le corps du livre.

Les formes de l'esclavage qui ont leur place dans la so- ciété marocaine traditionnelle, étaient celles des services domestiques et du concubinage, conférant prestige et confort dans les maisons où elles s'exercaient. Le service militaire, dans un corps spécial d'esclaves, fit son appari- tion très tôt au XVIII siècle.

La population paysanne vivait en communautés mais dans une relation servile par rapport aux tribus dominantes et même les artisans de couleur vivaient dans une position subalterne au sein des tribus libres. Dans certaines régions du Maroc central, le droit coutumier n'imposait pas de li- mite supérieure quant au nombre d'épouses, mais exigeait que la cinquième, la dixième, etc., fut noire.

J'ai observé ces institutions quand je menais un travail de terrain dans les montagnes du Maroc central dans les années 1950 et au début des années 1960. Dans la zaouia où je vivais principalement, il y avait quelques personnes de couleur noire qui avaient été des « esclaves de la zaouia » et qui, bien que de statut inférieur, n'étaient pas en mau- vais termes avec leur environnement social. L'une d'elles, un homme, disait qu'elle se souvenait de son grand-père qui parlait encore une langue africaine et qui avait proba- blement été amené jusque-là à travers le Sahara. Non loin, il y avait une autre communauté, autour de trois magasins collectifs d'une tribu, composée de moins de douze fa- milles de couleur. C'étaient des artisans attachés à une tribu blanche à qui ils fournissaient différents produits des- tinés au commerce. Ils constituaient, on pourrait dire, une sorte de quasi petite-bourgeoisie esclave. Le fils d'un des membres de cette communauté émigra du Maroc et il est à présent chauffeur de taxi à Stockholm.

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Dans ce livre joliment écrit, les diverses formes et si- gnifications de l'esclavage dans le Maroc du XIX siècle sont extrêmement bien décrites, avec toutes leurs variétés et toutes leurs nuances. On peut être profondément recon- naissant envers l'auteur pour avoir contribué à l'histoire so- ciale du Maroc et pour avoir décrit avec perspicacité et élégance, un aspect très significatif de la vie marocaine. Il s'agit d'un livre à lire aussi bien pour le plaisir que pour l'érudition. Il est à coup sûr un enrichissement de la connaissance de la société marocaine.

Ernest Gellner Juin 1993

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Introduction

Si l'on connaît les grands traits de l'esclavage dans le monde arabe, on n'est cependant pas renseigné, dans le détail, sur la vie matérielle et affective des esclaves dans cette région du monde. Cette carence trouve son origine en premier lieu dans l'orientation même de la recherche historique qui a dé- daigné certains aspects de la vie quotidienne. Le faible im- pact de l'esclavage dans la production matérielle des pays arabes par le passé, l'absence de conflits raciaux dans le présent de ces pays expliquent le peu d'intérêt suscité par cette question parmi les historiens. Une certaine idéalisa- tion du passé n'est pas non plus étrangère à cet état de fait. Mais une autre raison importante consiste dans la pauvreté de la documentation mise, jusque-là, à contribution.

En plus de sa pauvreté, cette documentation a contri- bué, par sa nature même, à une vision quelque peu édulco- rée de l'esclavage dans l'aire concernée. La plupart des au- teurs qui ont abordé le sujet, ont puisé leurs informations dans les recueils de droit musulman ainsi que dans les ré- cits de voyage et les écrits littéraires. Or si certaines de ces sources ne sont pas dénuées d'objectivité, elles présentent des caractéristiques qui limitent parfois considérablement leur portée. Ainsi, une lecture de l'esclavage à travers le droit n'est pas en mesure de donner une idée exacte du

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fonctionnement réel de l'institution. C'est plutôt une repré- sentation rassurante, sécurisante que fournit cette lecture. La réalité ne colle pas toujours au droit, surtout dans des sociétés où l'État était loin de maîtriser parfaitement l'es- pace relevant théoriquement de sa compétence. Les récits des voyageurs occidentaux quant à eux, rapportent des témoignages ponctuels du fait même des contraintes des itinéraires empruntés par leurs auteurs, et conditionnés le plus souvent par une idée préconçue de « la vie orientale ». Tout cela explique la prédominance des clichés et des sté- réotypes dans la littérature sur l'esclavage.

Si ces considérations sont valables pour l'ensemble du monde arabe, au Maroc, à l'exception de quelques articles sur le commerce des esclaves à travers le Sahara, il n'y a pra- tiquement pas d'études sur la question. C'est à l'occasion d'un travail sur les structures économiques, politiques et sociales dans le Sud-Ouest marocain que nous avons été amené à nous interroger sur la place de l'esclavage dans la société marocaine. À cet effet nous avons recouru, en plus des sources traditionnelles, aux archives de l'État marocain. La consultation de ces archives nous a permis de disposer d'informations de première main, inédites et assez précises. Nous avons aussi abondamment puisé dans les consultations juridiques qui se sont révélées d'un secours très précieux.

Ce livre n'a pas d'ambition théorique. Cette perspective nous semble encore prématurée et appelle des travaux plus nombreux et mieux documentés à l'échelle du monde arabe. Notre prétention est plus modeste, elle consiste à traiter des différents aspects de l'esclavage tel qu'il existait au Maroc au XIX siècle et jusqu'à l'avénement du protecto- rat français. Quels furent les rôles joués par les esclaves ? Quels rapports entretenaient ces derniers avec leurs maîtres ? De quel traitement faisaient-ils l'objet ? Com- ment l'esclavage était perçu dans la société ? Telles sont les principales questions qui nous ont préoccupé. Nous avons tenté d'y répondre dans la mesure des possibilités offertes par la documentation.

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Remerciements

J e tiens à rendre hommage à la mémoire de mon ami Paul Pascon qui dès le début m'a encouragé à mener cette recherche. Celle-ci a bénéficié d'une subvention du CODESRIA de Dakar dont je remercie les responsables. Mes remerciements vont également au personnel et à la Di- rection de la Bibiolthèque Hassaniya de Rabat ainsi qu'à Abdelwahab ben Mansour, Directeur des Archives Royales, qui a eu l'aimabilité de mettre à ma disponsition un certain nombre de documents.

J'exprime ma gratitude à Fanny Colonna, Directeur de re- cherches au CNRS et au Professeur Abdallah Laroui pour leurs remarques judicieuses. Je ne remercierai pas assez le Professeur Ernest Gellner qui, malgré ses nombreuses obligations, a rédigé la préface de cet ouvrage. Enfin, ma profonde reconnaissance va à Ruth Grosrichard, Directeur du Centre d'Etudes Arabes, pour le soutien cons- tant qu'elle m'a témoigné. Ce livre doit beaucoup à ses con- seils éclairés et à sa rigueur scientifique.

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CHAPITRE I

L e s e s c l a v e s d a n s l a s o c i é t é m a r o c a i n e

« Ah ! voilà de véritables Maures ! » lance l'écuyer à l'adresse de son maître dans le Bâtard de Mauléon d'Alexandre Dumas : « Voyez donc comme ils sont noirs, Jésus ! on dirait des garde-corps du diable ! » Noirs, mé- créants, hideux et démoniaques, ainsi vécurent les Maures dans l'imaginaire européen des siècles durant. Aussi le voyageur européen qui débarquait en Barbarie, imbu de ces représentations, était surpris à la vue de cette race si décriée. « Ils ne sont point naturellement noirs, écrit l'Abbé Poiret, malgré le proverbe et comme le pensent plu- sieurs écrivains, mais ils naissent blancs et restent blancs toute leur vie quand leurs travaux ne les exposent pas aux ardeurs du soleil ». « Il est vrai, ajoute-t-il, que les Noirs ne manquent pas parmi eux, mais ils viennent d'autres contrées et sont les esclaves des Maures »

L'esclavage, au sud de la Méditerranée, n'avait pas manqué de frapper les visiteurs venant du Nord. La plu- part, indignés au premier abord, relevaient la douceur du traitement réservé aux esclaves, qui contrastait avec les rigueurs dont les Noirs faisaient l'objet en Amérique.

Ce commerce de chair humaine aux portes de l'Europe, note Marcet, est une monstruosité. C'est, à n'en point douter, la corruption morale qui seule entretient cet odieux trafic. Il

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ajoute cependant que l'esclave n'est pas malheureux chez son propriétaire. Du reste, confirme Lenz, il ne faut pas don- ner à ce nom d'esclave un sens qui rappelle les récits plus ou moins exagérés de leurs pareils en Amérique. Au Maroc, ce sont surtout des serviteurs qui sont bien nourris et bien trai- tés et qui prennent assez souvent une place très influente dans la maison. La femme est traitée fort doucement, d'au- tant plus que les mœurs polygamiques s'y prêtant, elle est la plupart du temps l'une des favorites du maître, souvent sa première femme.

L'esclavage n'était pas une pratique que l'Islam aurait intro- duite au Maroc et au Maghreb de façon générale. Il y exis- tait déjà du temps de l'occupation romaine, et peut-être même dans des proportions inégalées par la suite. Quoique hypothétiques, les évaluations de la population servile pour cette époque sont de l'ordre de 8 à 20 % de la population to- tale. Les esclaves étaient surtout utilisés dans les mines et

dans l'agriculture. Ils étaient beaucoup plus nombreux sur les terres de l 'Empereur que sur celles des particuliers, mais ils n'ont jamais constitué la majorité des travailleurs agri- coles. On en rencontrait aussi d'autres, employés comme domestiques dans les villes ou servant dans l'Administra- tion. Une fraction de cette classe servile était d'origine lo- cale et provenait des razzias sur les tribus d'alentour. Les Noirs quoique rares, n'étaient pas totalement absents. Comme le montrent les mosaïques, les familles riches avaient un Noir comme garçon de bain ou serviteur à t a b l e

On ne sait pas trop comment ces esclaves noirs parve- naient sur les rivages de la Méditerranée, et rien ne prouve que le commerce saharien, qui eût pu en procurer, ait pris une quelconque importance à l'époque. Jusqu'au I V siècle (avant J.-C.), le Sahara a été, en effet, une barrière presque infranchissable pour les Berbères, une limite entre Noirs et Blancs. Au I I siècle l'arrivée du chameau lève ce blocus. Le Sahara, cette mer sablonneuse et caillouteuse, jusque-là "solitude", allait vivre à l'heure du grand commerce ryth- mé par le mouvement incessant des c a r a v a n e s

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Le trafic caravanier reçoit une impulsion décisive avec la conquête arabe. L'or et les esclaves du bilâd al-Sudân (l'Ouest africain compris entre le Nil et l'Atlantique au sud du Sahara), attirent les caravanes du Maghreb. On y par- vient selon al-Yacoubi, auteur du IX siècle, « à travers solitudes et déserts d'environ cinquante jours de marche ». « Les commerçants marocains, précise le voyageur et géo- graphe al-Idrissi, y portent de la laine, du cuivre, des ver- roteries et en rapportent de l'or et des esclaves. » D'après le même auteur, les esclaves capturés, en tous temps et par toutes sortes de stratagèmes, par leurs concitoyens, étaient vendus aux marchands par lots au point qu'il « en part cha- que année pour le Maghreb un nombre considérable ». Aussi, dès le IX siècle, de nombreux témoins étaient frap- pés par le nombre des Noirs en Afrique du Nord, dont beaucoup étaient au service des pr inces

L'origine de l'esclavage noir au Maroc remonte donc à des temps très anciens. Notre objectif, ici, n'est pas d'en faire l'histoire mais de rendre aussi fidèlement que pos- sible le vécu de l'esclave au XIX siècle. Même limitée, la période dont nous traitons est suffisamment représentative de la réalité de l'esclavage dans le passé marocain. Certes, au XIX siècle, des éléments nouveaux sont à prendre en considération. Aux portes du pays, en effet, l'agitation bat- tait son plein. Le mouvement abolitionniste était à son apogée. Les associations anti-esclavagistes, relayées par les gouvernements européens, dénonçaient l'existence de l'esclavage et appelaient les États musulmans à y mettre un terme. Mais malgré la pression diplomatique, très ti- mide par ailleurs, vis-à-vis du Maroc, l'institution esclava- giste était loin d'être ébranlée. Des comportements, des attitudes, des façons de sentir et de penser que des siècles ont forgés et qui avaient fini par se cristalliser, ne pou- vaient pas disparaître du jour au lendemain. D'un bout à l'autre du pays, maîtres et esclaves étaient loin de penser que les rapports qu'ils entretenaient, et que la religion

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islamique à sa naissance même avait consacrés, faisaient l'objet d'une vigoureuse remise en cause. Les péripéties de l'intervention européenne pour l'abolition de l'esclavage seront examinées en dernier lieu. Il convient au départ d'estimer l'importance des esclaves dans la société maro- caine, autant du point de vue du nombre que du rôle qui leur était dévolu. En bref, quelle était la place de l'esclave au Maroc ?

LE POIDS DU NOMBRE

Les témoignages dont nous disposons sont avares d'infor- mations relatives à la population servile. L'observateur d'alors ne disposait pas de moyens qui lui eussent permis de chiffrer avec précision cette minorité. Graberg de Hemsô donne pour total des Noirs dans le pays cent vingt mille. Godard, quant à lui, estime ce chiffre en-deçà de la réalité car il ne prenait pas en compte les régions méridio- nales où la population noire et métissée était plus impor- tante qu'ailleurs. Il n'hésite pas à avancer le chiffre de cinq cent mille, soit le dixième de la population to ta le L'Anti- Slavery Society évalue le nombre d'esclaves en 1885 à en- viron cinquante Quelque temps après cette date, un envoyé de la reine Victoria, Sir W.Ridgeway, parle de trois cent mi l l e Ces estimations approximatives et discor- dantes ne font pas toujours la distinction entre esclaves et affranchis ; elles traduisent néanmoins'l'impression géné- ralement ressentie par l'étranger de passage, pour qui les esclaves existaient en assez grand nombre dans le pays.

La mémoire populaire laisse aussi pencher dans ce sens. L'esclave noir est un personnage familier dans les contes populaires marocains Ombre du passé, il hante l'imagerie populaire : il y est embusqué, enrobé dans les maximes, dans les propos sarcastiques du parler vulgaire, dans les chants du melhoun qu'on écoute toujours avec agrément. Il resurgit dans telle mascarade qu'on donne

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encore, comme élément incontournable d'une hiérarchie sociale défunte. Et ici ou là dans le Sud, la toponymie en rappelle sans cesse le souvenir aux v ivants

EN VILLE

Hier encore, au début du XIX siècle, la domesticité noire demeurait nombreuse dans les villes. Les frères Jérôme et Jean Tharaud, que le phénomène a frappés, s'attardent des pages durant, à décrire les allées et venues des domesti- ques noires dans les maisons cossues de F è s Ils sont quelques centaines à quelques milliers dans la ville, conjecture Le tou rneau À Marrakech aussi l'espèce est commune : un essaim de négresses bourdonne dans le patio d'une demeure où Aubin est c o n v i é

Le riche en avait plus que n'en requéraient ses aises : « Est riche, nous dit un texte, qui est connu pour l'argent, le bétail, les biens immobiliers ; non celui qui a une mai- son à sa convenance, une esclave pour le servir et autres choses analogues qui sont une néces s i t é » Est riche celui qui avait, en plus d'autres biens, des esclaves en nombre important. C'est qu'il y avait de nombreux maîtres, de mo- deste condition, qui en acquéraient au prix d'une part non négligeable de leurs économies. Bien des recours en jus- tice, à l'occasion d'un vol, d'un divorce, et souvent d'un hé- ritage nous mettent en présence de personnages que l'on devine hargneux devant le risque de perdre leur serviteur. Pour les gens de condition modeste, l'achat d'un esclave intervenait la plupart du temps au moment du mariage. Les femmes, excédées par le fardeau des tâches domesti- ques, en faisaient une exigence dès le début de la vie conjugale. « Est-il permis de peiner de la sorte ! » allé- guaient-elles au juge après les vaines suppliques et les sommations adressées à l'époux. Le Prophète n'avait-il pas enjoint à sa fille Fatima de s'acquitter uniquement des tra- vaux d'intérieur : moudre le grain, pétrir la pâte, cuire les

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aliments, tenir la maison. Au pis, en plus de ces tâches, la femme puiserait l'eau si la source est proche ; le reste, si elle n'y consentait pas de bon gré, allait au mari, c'est-à- dire toutes les peines du dehors. En fait, la division du tra- vail entre les conjoints dépendait des clauses stipulées par l'acte de mariage, sinon des usages l o c a u x Dans les cam- pagnes évidemment, parce que l'usage le voulait ainsi, « la femme faisait les moissons en été, récoltait les fruits dans les vergers en automne et participait à la cueillette des olives » Doutté, de passage dans le pays des Doukkala, n o t e q u e l a f e m m e y t r a v a i l l a i t s a n s r e l â c h e

E n v i l l e , l a p l a i g n a n t e , s o u c i e u s e d e t e n i r l a d r a g é e

h a u t e à s e s c o n g é n è r e s e t d e f a i r e b o n n e f i g u r e e n s o c i é t é ,

s e p r é v a l a i t d ' a u t r e s a r g u m e n t s . C e r t e s u n e s e r v a n t e l i b r e

f e r a i t t o u j o u r s l ' a f f a i r e e t , v u l ' i m p o r t a n c e d u p e t i t p e u p l e

s a n s f e u n i l i e u , i l é t a i t p o s s i b l e d e s ' e n p r o c u r e r s a n s f a i r e

t r o p d e s a c r i f i c e s M a i s o u t r e q u e c e l l e - c i n ' é t a i t p a s , s a u f

e x c e p t i o n , a s s o r t i e à l a t â c h e , l ' e s c l a v e n o i r e , e n v o g u e ,

é t a i t p l u s p r i s é e e t r e h a u s s a i t l e s t a t u t d u m é n a g e . A c q u i s e

d a n s d e s d e m e u r e s p l u s p r o c h e s d e l a p a u v r e t é q u e d e l ' a i -

s a n c e , e l l e é t a i t à l a f o i s m é n a g è r e , s o u f f r e - d o u l e u r , e n u n

m o t f a c t o t u m p u i s q u ' e l l e a l l a i t j u s q u ' à c o n s e n t i r a u m a r i

d e s f a v e u r s q u e l ' é p o u s e n e v o y a i t p a s d ' u n b o n œ i l . L o i n

d e c e t t e a m b i a n c e t e n d u e , l e s n a n t i s j o u i s s a i e n t d e l e u r s

e s c l a v e s a v e c p l u s d e l i b e r t é . I l s d i s p o s a i e n t d e d o m e s t i -

q u e s e t d e c o n c u b i n e s à s o u h a i t p o u r l e b i e n - ê t r e d i u r n e e t

l e s v o l u p t é s n o c t u r n e s .

D A N S L E S C A M P A G N E S

C o n t r a i r e m e n t à u n e i d é e s o u v e n t r é p a n d u e , l a d o m e s t i c i t é

n o i r e n e f u t p a s d a n s l e M a r o c d ' h i e r l ' a p a n a g e d e l a h a u t e

s o c i é t é u r b a i n e . L e s d o c u m e n t s l a m e n t i o n n e n t s o u v e n t

d a n s l e s c a m p a g n e s ; e l l e y f u t m ê m e , à c e r t a i n s e n d r o i t s ,

c o n s i d é r a b l e . L e s h a b i t a n t s d e s d o u a r s d a n s l e G h a r b

a v a i e n t b e a u c o u p d ' e s c l a v e s n o i r s d e s d e u x s e x e s s e l o n

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P o t o c k i Si dans certaines régions, telles les Djebala, l'es- clavage, peu répandu, était limité aux familles riches, ailleurs il en était a u t r e m e n t Chez les Chiadma, note Brives, « pas de maison qui n'en possède peu ou prou. Les zaouïas en ont par d iza ines ». Plus au Sud, chez les Idaw Tanan, le même auteur n'en voit guère, leur présence est cependant attestée par les documents l o c a u x Dans le Maroc présaharien, le long des oasis, ils étaient si nom- breux que les travaux manuels leur revenaient exclusive- m e n t Au Sahara, les nomades aisés avaient plusieurs es- claves à leur s e r v i c e Dans le Sous, principal lieu d'ancrage des caravanes en provenance d'Afrique de l'Ouest, l'esclave noir était monnaie courante. De nom- breux particuliers en possédaient en grand nombre. Tel ce personnage cossu qui n'en possédait pas moins de cin- quante cultivant ses terres, ou ce clerc qui avait environ soixante-dix esclaves mâles mariés s'occupant de ses biens sous la férule de proches parents à lui. La fortune se jau- geait ici au vu de la masse servile détenue, tel lignage se targue de l'avantage où fut un de ses ascendants au XVIIe siècle, qui avait trois cents e s c l a v e s Les puissants de la région possédaient des effectifs qui dépassaient de beau- coup les estimations généralement avancées. La famille Bayrouk, sise sur l'oued Noun, et que le négoce saharien avait enrichie, aurait eu, à en croire l'historiographie, quel- ques quinze cents e s c l a v e s Ces témoignages qu'il faut prendre avec beaucoup de précautions, laissent en tout cas supposer des effectifs considérables. Au Nord du pays, le chérif de Ouezzane est crédité de sept cents e s c l a v e s

À côté des grandes maisons, sièges de pouvoirs quasi féodaux rattachés à des zaouïas prestigieuses, respectées et courtisées par le Makhzen, les hobereaux se suffisaient généralement d'une dizaine d'esclaves par souci de taire leur richesse. En effet une fortune trop voyante, un train de maison luxueux et une domesticité nombreuse, surtout aux mains du parvenu sans protection, attiraient sur leur

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L'esclavage est une des plus vieilles et des plus durables institutions humaines. Dans quelques-unes de ses formes antiques, qui ont perduré au Maghreb jusqu'au début du XX siècle, la servitude a suscité un certain « voyeurisme » occidental, une « érotisation » de la vision de cette pratique. Déjà Montesquieu, dans ses lettres Persanes, se mon- trait fasciné par le trio Maître-Esclave-Épouse et plus tard Hegel se penchera sur le rapport Maître-Esclave.

Mohammed Ennaji, jeune universitaire marocain, disciple du sociolo- gue Paul Pascon a, au cours de ses recherches, retrouvé nombre de faits lui permettant de ressusciter à travers la vie des militaires, des domesti- ques, des concubines et des serfs, ce que le professeur Ernest Gellner - qui a préfacé cet ouvrage - a nommé « un aspect très significatif de la vie marocaine » même si l'esclavage ne jouait plus, au XIX siècle, un rôle fondamental dans le fonctionnement de la société.

Attirant tant pour son érudition que pour le plaisir de lecture qu'il pro- cure, Soldats, Domestiques et Concubines est un peu l'envers des Mille et une Nuits à la marocaine, à l'heure où le protectorat français va précipiter l'Empire chérifien dans la modernité.

Collection Le Nadir « Tous les aspects du Sud » Dirigée par J.-P. Péroncel-Hugoz

Page 24: Soldats, domestiques et concubines

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