"Soigner autrement et se faire du bien"

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  • 8/11/2019 "Soigner autrement et se faire du bien"

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    2 SANT MENTALE | SPCIAL FORMATION | AOT 2014

    Sant mentale : Qui tes-vous ?

    Raphal Bouloudnine : Ce nest pas vident

    de rpondre cette question car nous

    sommes toujours plein de choses en

    mme temps, et cest dailleurs lide

    de ce livre. Nous sommes galement ce

    que les autres veulent bien voir de nous.

    Alors dans le contexte de cette revue, je

    suis un psychiatre sensible lapproche

    systmique, contextuelle et aux soins

    orients autour du rtablissement. Je

    crois normment lapport des sciences

    humaines dans le champ de la sant

    mentale. Je travaille dans le programme

    exprimental Un chez soi dabord (1),

    ainsi que dans lunit de rhabilitation psy-

    chosociale du service du Pr Lanon

    Marseille. Mais jaurais pu tout aussi bien

    dire que je suis supporter de lOlympique

    de Marseille, que jadore manger des

    abats et que je viens dacheter des poules

    Qui sont les habitants voyageurs de votre livre ?

    Ce sont des hommes et des femmes qui

    tentent dhabiter. Mais habiter quoi, o, com-ment Ce sont des personnes qui ont pu

    nous surprendre, nous faire rire, nous pei-

    ner, nous inspirer de la sympathie ou au

    contraire du dgot. Ce sont surtout des

    personnes trs singulires, comme tout le

    monde. Ces habitants voyageurs, cest

    aussi nous qui essayons de nous raconter

    des histoires, dtre porteurs despoir et de

    considrer lintrt du voyage en lui-mme

    et non dans sa destination finale.

    Pourquoi ces chroniques ?

    Nous avons fait la rencontre de ces per-sonnes dans diffrents lieux : la rue, un

    lieu de vie semi-collectif, leur domicile,

    la Caisse dallocations familiales, au

    caf, au restaurant, chez le docteur

    Soigner autrement,Clia Carpaye, ducatrice spcialise et Raphal Bouloudnine, psychiatre, partent la

    rencontre des usagers de la psychiatrie, l o ils tentent dhabiter. Dans un ouvrage

    sensible, ils droulent les chroniques de ces habitants voyageurs et proposent une

    psychiatrie inventive, qui questionne les vidences. Entretien avec Raphal Bouloudnine.

    E

    pictura.

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    et se faire du bien ! Lide de dpart tait dtre au plus proche

    de leur contexte de vie. Pour ma part,

    jai ressenti le besoin de travailler loin

    de lhpital ou dun lieu de consultation

    qui me donnait limpression dtre aveugle

    certaines dimensions des personnes,

    dtre trop protg par le cadre institutionnel,

    ce qui ne me procurait plus trop de sur-prises. Aller sur le lieu de vie des personnes,

    cest accepter de se prsenter autrement,

    plus seulement en tant que mdecin.

    Cest aussi ne pas matriser de nombreux

    paramtres et se donner lopportunit

    dtre bouscul. Jai vcu cette sorte din-

    confort comme une chance de voir les

    situations autrement et de questionner

    des vidences. Ces chroniques nous ont

    permis de discuter les frontires, les pr-

    supposs, la clinique psychiatrique, le

    travail social. Mais elles sont aussi de

    formidables occasions de parler du travail

    dune autre manire et de se faire du

    bien. Peut-tre aussi de montrer la mala-

    die mentale autrement que comme elle

    est habituellement prsente dans les

    mdias ou les discours politiques Rendre

    visibles des personnes qui le sont le plus

    souvent pour de mauvaises raisons. Leur

    rendre une forme dhommage.

    On voque toujours la difficult darticuler

    le sanitaire et le social. Comment situez-

    vous votre travail ?

    Le choc des cultures ! Le programme Un

    chez soi dabord est n de ce constat. Com-ment faire pour que 1+1 = 3. Les profes-

    sionnels de cette quipe ont envie dtre auto-

    riss, quand cela est utile, dpasser

    quelque peu leurs prrogatives ou tout du

    moins leur identit professionnelle. Pour exis-

    ter, le mdico-social doit tre port par

    lensemble de lquipe. Il ne sagit pas de

    faire travailler des travailleurs sociaux avec

    des soignants, chacun enferm dans son rle,

    son champ daction. Le psychiatre doit tre

    travailleur social, lducateur doit pouvoir

    tre infirmier, lassistant social mdecin

    Pour cela, des outils sont ncessaires. Lamultirfrence me semble tre le plus

    emblmatique. En raction la rfrence

    unique ou au case-management(2), nous

    proposons dtre une sorte de bote outils

    o les usagers piochent ce dont ils ont

    besoin ou pensent avoir besoin au moment

    o ils le souhaitent. Pour nous, la personne

    concerne est son propre case-manager.

    Les professionnels doivent pouvoir rpondre

    de nombreuses situations en fonction de

    leur bagage thorique, leur savoir exp-

    rientiel mais aussi tout simplement leurdisponibilit. Le professionnel nest pas

    cens tout savoir, bien entendu, mais il

    doit tre en mesure daider la personne

    trouver des solutions diffrents cas de figure.

    Bien souvent, il galre avec le bnfi-

    ciaire, qui prend conscience alors que ce

    nest peut-tre pas lui qui nest pas adapt

    aux diffrentes institutions de notre socit

    mais plutt linverse. Les thories lies au

    rtablissement et lempowerment(accrois-

    sement du pouvoir dagir) nous semblent

    galement pertinentes pour crer des liens

    entre le social et le mdical. Par dfinition,

    ce type daccompagnements ne saucis-

    sonnent pas les personnes. Lapproche est

    forcment globale, ne sappuie pas sur le

    savoir-faire des professionnels mais prin-

    cipalement sur les comptences des per-

    sonnes concernes. Labsence de prsup-

    poss et les messages despoir qui en

    dcoulent font office de ciment dans une

    quipe mdico-sociale et poussent les pro-

    fessionnels faire le pas de ct.

    Que pensez-vous du concept dusager citoyen

    et comment le mettre en uvre ?

    Ce nest probablement quune question desmantique, mais je trouve tonnant que

    personne narrive se mettre daccord sur

    le bon terme : patient, usager, bnficiaires,

    citoyen, psychotique ? Peut-tre quaucun

    mot nenglobe les diffrentes dimensions

    des personnes concernes. Sur la question

    du concept dusager citoyen, jai du mal

    rpondre. Il me semble vident que le sys-

    tme actuel a atteint ses limites diffrents

    niveaux. Les reprsentations autour de la

    maladie mentale sont trs souvent erro-

    nes dans la socit en gnral mais plus

    inquitantes encore chez les soignants oules acteurs du mdico-social, do la nces-

    sit de diffuser massivement linformation.

    Les mdiateurs de sant pairs (ou pairs

    aidants) sont aussi un vecteur puissant de

    lempowermentdes usagers des systmes

    de soins. Ce nouveau mtier vient crer de

    la confusion dans le bon sens du terme. Ce

    sont des brouilleurs de catgories. Ils am-

    nent un souffle nouveau, font linterface entre

    les usagers et les professionnels, donnent

    de lespoir et si nous acceptons de leur

    accorder une vraie place, ils pourront modi-fier en profondeur les pratiques et le regard

    de la socit et des soignants sur les per-

    sonnes vivant avec une maladie mentale

    svre. Je comprends les inquitudes face

    ce changement radical, mais je reste sur-

    pris de laccueil plus que frileux de ces

    nouveaux acteurs par les professionnels de

    la sant mentale. La psychiatrie est en

    crise, et les mdiateurs de sant pairs repr-

    sentent mes yeux la plus formidable des

    avances depuis la cration de la politique

    de secteur. Ce qui me dsole le plus, cest

    que bien souvent ce sont les soignants qui

    ont vcu cette rvolution de la psychiatrie

    qui sont le plus rticents ce progrs,

    comme sils avaient perdu leurs illusions et

    taient englus dans du Ctait mieux

    avant ou On faisait dj a, il ny a rien

    de nouveau . Les soins orients autour

    du rtablissement des personnes vont de

    pair avec larrive des mdiateurs de sant

    et cest gnial. Alors oui, la psychiatrie est

    en crise identitaire, mais surtout oui, nous

    vivons une priode propice pour changer un

    maximum de choses et redonner du pou-

    voir aux bnficiaires des systmes de soins.

    Que diriez-vous un jeune soignant en

    psychiatrie ?

    Je ne suis pas trs bon pour donner des

    conseils Peut-tre seulement ceci :

    prendre du plaisir dans son travail et gar-

    der de lespoir.

    1 Ce programme exprimental vise accompagner vers un

    logement prenne des personnes souffrant de troubles psy-

    chiques et en errance.

    2 Le case-management est une fonction de coordination

    du parcours de soin et du projet de vie.

    Les habitants voyageurs. Chroniques de lafolie en mouvement. Clia Carpaye, RaphalBouloudnine. ESF diteur, coll. Actions sociales/ Socit, 2014. 143 p.