Simone de Beauvoir, féministe / Hélène Pedneault,...

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SIMONE DE BEAUVOIR féministe QUI A PEUR DE SIMONE DE BEAUVOIR? P aris, XIVème arrondissement; dans une petite rue qui coupe le Boulevard Raspail où elle est née, entre la Place Denfert-Rochereau et le cimetière Montparnasse où est en- terré Sartre, le 29 décembre 1983 à 4 hres: Simone de Beauvoir nous re- çoit chez elle. Cet appartement, où elle habite depuis 25 ans, a pour seul luxe des centaines de souvenirs (luxe de souvenirs comme on dit «luxe de détails»): bibelots, photos, masques, poupées, dont la quantité traduit à la fois ses nombreux voyages à travers le monde et son «échelle du temps» comme elle dit. Elle n'est ni froide ni intimidante comme certaines mauvaises lan- gues le prétendent, la qualifiant mê- me d'horloge dans un frigidaire». ce qu'elle rapporte elle-même avec humour. Des quatre femmes présen- tés, ce serait presque elle la plus timide 2 . Et Je crois bien qu'elle doit être plus à l'aise dans l'écriture que dans la parole. Ça n'empêche pas sa présence d'être remarquable: elle écoute nos questions comme si c'é- tait sa première entrevue, attentive, intense, précise. Précise parce que, dit-elle, «je suis une intellectuelle, j'accorde du prix aux mots et à la LA VIE EN ROSE, mars 1984 25

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SIMONEDE BEAUVOIR

féministe

QUI A PEUR DE SIMONE DE BEAUVOIR?Paris, XIVème arrondissement;

dans une petite rue qui coupe leBoulevard Raspail où elle est née,entre la Place Denfert-Rochereau etle cimetière Montparnasse où est en-terré Sartre, le 29 décembre 1983 à4 hres: Simone de Beauvoir nous re-çoit chez elle. Cet appartement, oùelle habite depuis 25 ans, a pour seulluxe des centaines de souvenirs (luxede souvenirs comme on dit «luxe dedétails»): bibelots, photos, masques,poupées, dont la quantité traduit à lafois ses nombreux voyages à traversle monde et son «échelle du temps»comme elle dit.

Elle n'est ni froide ni intimidantecomme certaines mauvaises lan-gues le prétendent, la qualifiant mê-me d'horloge dans un frigidaire».ce qu'elle rapporte elle-même avechumour. Des quatre femmes présen-tés, ce serait presque elle la plustimide2. Et Je crois bien qu'elle doitêtre plus à l'aise dans l'écriture quedans la parole. Ça n'empêche pas saprésence d'être remarquable: elleécoute nos questions comme si c'é-tait sa première entrevue, attentive,intense, précise. Précise parce que,dit-elle, «je suis une intellectuelle,j'accorde du prix aux mots et à la

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vérité».3 C'est littéralement exact.Quand nous lui demandons de quoielle discute avec sa soeur, elle répond«on ne discute pas, on parle!» Nuance.Elle a raison. J'ai la sensation qu'elledoit se sentir toujours un peu trahiepar la parole, que la parole n'arrivejamais à la puissance d'évocationde l'écrit, à la précision de l'écrit. Enrevanche nous avons la spontanéité:les rires fréquents, les exclamations,l'expression extrêmement mobile deson visage et le langage de ses mainsqui peut même remplacer des motsparce que sa pensée court encoreplus vite que sa parole. Elle parle vitepourtant, de cette voix avec un voiledessus qui réussit pourtant à faireles mots coupants, directs.

Elle pourrait se donner le droitd'être prétentieuse (certain-e-s le sontà beaucoup moins) mais elle ne l'estjamais et s'empresse de nous rappe-ler régulièrement qu'elle n'est pasune encyclopédie, qu'il y a des sujetsqu'elle ne connaît pas bien. Elle saitpourtant très bien l'effet qu'elle nousfait: elle nous aide à la sortir de sonmythe comme elle nous a aidéestant de fois, dans le passé et encoremaintenant, à ne pas nous contenterdes apparences, des leurres, des idéesreçues. Honnête jusqu'au bout de sesongles bien taillés et peints en rouge,raffinement d'une femme qui saitbien qu'elle peut s'approprier ce dontelle a envie, y compris les symbolesde ce genre. A l'aise dans sa peau.

Personnellement, je n'aurais paspu me passer de Simone de Beau-

voir dans ma vie. Tout le monde n 'estpas comme moi. La préparation decette entrevue avec elle m'a donnél'occasion de repasser à travers sonœuvre, d'un coup. Je l'ai fait sansattentes, disponible, et ce fut uneexpérience magnifique, bouleversan-te: l'impression de gober de l'énergiepure. Et, à la limite, le fait de la ren-contrer en chair et en chaleur étaitun cadeau en supplément. Ça peutparaître présomptueux de présenterles choses comme ça. Mais non. L'oeu-vre de Simone de Beauvoir en est unede démystification, et elle nous donne

Simone de Beauvoir

Hélène Pedneault et Marie Sabourin

toutes les clés pour qu'on la considèrecomme un être humain et non commeun monument. Elle y tient profondé-ment et sa demande est parfaitementlégitime. Suzanne Jacob m'écrivait:«On cherche ce qu'on trouve». Etcomme je cherchais à rencontrer unefemme et non un mythe, je l'ai ren-contrée, semblable à la femme quej'avais rencontrée dans l'oeuvre, vi-vante, exigeante, toute entière aumonde.

Je n'aurais pas pu me passer desa passion, de sa sensualité, de sonabsolu. Cette femme m apparaît com-me une ogresse magnifique, excessi-ve, une grande vivante qui mange lemonde par tous les pores de sa peauet de son esprit. Qui donc fait circulerla rumeur d'une femme froide et par-cimonieuse? Alors que la générositéest partout dans son oeuvre et danssa vie, dans la substance qu'elle nousdonne à lire et à vivre comme dansles actions qu'elles a posées, nom-breuses, envers ses semblables, pouressayer de débarrasser la planètedes oppresseurs de tout acabit. C'estune femme radicale, dans le senspremier du mot radical, «qui tient àl'essence d'une chose, d'un être» (pe-tit Robert) Sa référence ultime estl'absolu, elle ne se contente pas depeu. Elle termine son essai sur «Lavieillesse» en disant: «La vieillessedénonce l'échec de toute notre civili-sation. C'est tout le système qui esten Jeu et la revendication ne peutêtre que radicale: changer la vie».Rien de moins. Et il ne peut être ques-tion de moins. Elle a raison.

En astrologie, on dit que les capri-cornes sont de «vieux jeunes» et

de «jeunes vieux». Nous avons ren-contré «une jeune femme aux exigen-ces intactes», comme disait le person-nage de Anne dans "Les mandarins »Une femme belle, coiffée de ce turbandont elle s'est fait une signature, cejour-là bleu électrique, presque de la

même teinte que ses yeux qui ont tel-lement l'air de savoir regarder.

Depuis 1970, elle est résolumentengagée dans la lutte féministe, aprèsque son livre "Le deuxième sexe» soitdevenu la bible des féministes amé-ricaines au tout début du mouve-ment de libération des femmes. Nousavons rencontré des féministes quila connaissent, nous avons rencontréMadeleine Gobeil, son «amie cana-dienne» qui la connaît depuis 25 ans:toutes nous en parlent avec amour,avec la même tendresse qu'elle-mê-me manifeste à l'égard des gens»,comme disait l'écrivaine françaiseCathy Bemheim. Elle reçoit ce qu'elledonne. Et ce qu'elle donne-son ami-tié, sa confiance ou son appui politi-que - elle le donne complètement.

Le «Deuxième sexe» a 35 ans cetteannée. Simone de Beauvoir, 76. Quevit-elle, que fait-elle, que dit-elle etque pense-t-elle maintenant? AvecMarie Sabourin, qui, comme moi,n'aurait pas pu se passer d'elle, nouslui avons posé des questions sur sonactualité. Et il est grandement tempsde lui laisser la parole.

HÉLÈNE PEDNEAULT

1 et 3/Extraits de l'entretien avec FrancisJeanson. Simone de Beauvoir ou l'entra-prise de vivre.2/ Avec Marie Sabourin et la photographeDominique Doan.

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LVR: Simone de Beauvoir, vous aurez 76ans dans dix jours. Comment allez-vous?S. de B.: Très bien!

LVR: Qu'est-ce qui vous arrive en cemoment?S. de B.: Je travaille a certaines choses, enparticulier au tournage d'une série d'émis-sions a la télévision qui s'appellera Ledeuxième sexe. Et c'est ce qui m'intéresse leplus pour l'instant Malheureusement, nousn'avons que quatre heures.

Ce sera une étude de la condition desfemmes: la petite fille, la jeune fille, la femmemariée, la femme non mariée, la sexualitéféminine, le travail féminin. Et puis d'autres«flashes» sur la femme américaine aujour-d'hui, la Chine avec les infanticides depetites filles, les Indes, etc. Enfin, il y auraun contenu très riche.

J'ai fait beaucoup d'entrevues déjà, et jevais encore en faire quelques autres: avecElizabeth Badinter, par exemple, qui a écritle livre L'amour en plus, j'ai traite del'instinct maternel qu'elle dénie, et del'amour maternel que, naturellement, nousreconnaissons. J'ai parlé avec une prostituéequi m'a explique ce que c'était d'êtreprostituée, ainsi que les rapports avec lesproxénètes. J'ai parlé avec une Algérienneque son père et son frère sont venusrécupérer pour l'envoyer en Algérie et la

Simone de Beauvoirmarier. Enfin, j'ai parle avec un très grandnombre de femmes qui avaient chacunequelque chose de précis a dire. Josée Dayan,de son côte, a fait des entrevues auxquellesje n'assistais pas.

LVR: VOUS VOUS êtes occupée aussi de la loiantisexiste...S. de B.: Oui La Ligue des droits de lafemme, que j'ai fondée et dont je suisprésidente (en principe, parce que je nem'en occupe plus tellement), a été lapremière a proposer qu'on fasse des loisantisexistes analogues aux lois antiracistes.On demande, par exemple, que des associa-tions de femmes puissent protester s'il y adans les journaux, mais surtout dans lapublicité, des choses vraiment avilissantespour la femme. Exactement comme la loiantiraciste permet a des organisations deprotester s'il y a des choses racistes. Etcette loi a beaucoup gagne contre le racismequotidien. Alors on espère que la loi anti-sexiste fera la même chose.

J'ai déjà écrit des articles de soutienpour cette loi. Elle sera présentée auParlement par la ministre Yvette Roudy,probablement entre la fin janvier et le moisd'avril

LVR: On est en train de tourner Le sang desautres. C'est votre premier roman qui esttourne à l'écran...

Paris, 1956

S. de B.: Oui, mais il a été pris en main pardes compagnies américaine et canadienne.On ne m'a pas du tout consultée pour lescénario qui a été remis entre les mains deClaude Chabrol. Et je ne sais pas ce qu'il en afait

LVR: Ça ne vous inquiète pas?S. de B.: Ça ne m'inquiète pas parce que jem'en moque. Mais ce sera quelque chose quin'aura aucun rapport avec mon roman.

« J'ai des liens avec l'ensembledu monde. Un vieil ami m'a ditavec reproche: «Vous vivez dansun couvent». Soit: mais je passebeaucoup d'heures au parloir».

S. de B.citée par Francis Jeanson

in S. de B. ou l'entreprise de vivre

LVR: Qu'on ait choisi ce roman sur larésistance, est-ce que cela a une significationparticulière dans le contexte politique demaintenant?S. de B.: Certainement pas. Je pense qu'ilsvoulaient faire quelque chose de rétro, queça les amusait et ils ont pris ça.

LVR: Après la parution des Lettres anCastor, beaucoup se sont demande pour-quoi vous n'aviez pas publie vos réponses.Elles nous manquent Avez-vous l'intentionde le faire?S. de B.: Non. D'abord mes lettres ont étéperdues plus ou moins parce qu'elles n'étaientpas chez moi mais chez Sartre. Et comme il ya eu chez lui un attentat a la bombe,plusieurs de ses papiers ont été perdus.Ensuite, je ne trouve pas que, de monvivant je devrais publier des lettres de moi.Quand je serai morte, peut-être, si on lesretrouve, on pourra les publier.

LVR: Avez-vous une œuvre en cours?S. de B.: Non. Pour l'instant mon travailc'est le tournage du Deuxième sexe, auquelje tiens beaucoup et auquel je me consacreentièrement

LVR: Est-ce un passage de la littérature al'audiovisuel?S. de B.: Non. Je continuerai toujours apréférer la littérature a l'audio- visuel Maisl'audio-visuel nous permet de toucherbeaucoup plus de gens. Ça m'intéresse, surla question des femmes, de toucher ungrand public, et en particulier des femmesque je n'aurais jamais touchées par meslivres. Et j'espère que ça pourra leurparler.

LVR: Quels sont vos amis actuellement?8. de B.: Surtout de vieux amis. Mais aussibeaucoup de féministes que j'ai connuesdepuis 1970. On ne peut pas dire que ce sontde vieilles amies, puisque 1970 n'est pastellement loin pour moi étant donne monéchelle du temps. Mais ce sont de bonnesamies et je les vois souvent

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Ma sœur Hélène est encore très impor-tante dans ma vie. Nous ne nous voyons pasbeaucoup puisqu'elle habite près deStrasbourg. Mais je vais la voir une fois paran et elle vient a Paris assez souvent. Ellefait de la très belle peinture.

LVR: Vous êtes allée aux États-Unis l'étédernier?S. de B.: Oui J'ai fait vraiment un voyage derepos, d'agrément de tourisme. Je me suispromenée dans les campagnes du Nord-Est.Et j'ai été chez Kate Milett trois jours. J'aibeaucoup d'estime et d'amitié pour elle. Jel'aime autant comme romancière que com-me penseuse.

«Le jour où l'humanité toutentière s'organisera du dedansd'elle-même, il n'y aura plusbesoin de politique».

JEANin Le sang des autres

LVR: De quoi parlez-vous avec elle?S. de B.: Vous savez, de quoi on parle..! Onparle de petites choses. On parle aussi biendu dîner qu'on fera que d'une promenadequ'on pourra faire.

Simone de BeauvoirLVR: Mais vous parlez quand même duféminisme?S. de B.: Naturellement on en a parlebeaucoup. En un sens, les États-Unis sonten régression sur la France. Par exemple, laloi sur l'égalité des droits et des salairesentre les hommes et les femmes n'a pas étévotée. Quinze États, Je crois, l'ont refusée, cequi est monstrueux. Il y a beaucoup deforces contre le féminisme aux États-Unis.Bien sûr il y en a ici aussi mais c'est un peuplus mou.

LVR: Comment se porte la presse féministeen France?S. de B.: Il n'y a presque rien, et quelquechose comme La vie en rose, précisémentn'existe pas en France. Il y avait eu un effortqui était le F Magazine, mais il a très vitesombré pour des raisons privées et desraisons de capitaux; c'est devenu un journalféminin comme les autres, et même moinsbon que les autres. Il y a une toute petitepoussée féministe, quand même, dans certainsjournaux comme Marie-Claire, ou il y aquelques pages sur les femmes. Maisvraiment les journaux féministes, on peutles compter sur les doigts de la main. Il y aLa revue d'en face. Nouvelles questionsféministes, et un certain nombre de revuesqui paraissent très rarement et qui n'attei-gnent pas vraiment le grand public.

«Bien sûr une analyse auraitpu m'apprendre sur mon compteun tas de petites choses, mais jene voyais pas à quoi ça m'auraitavancée; et si elle avait prétendualler plus loin, je me seraisinsurgée: mes sentiments nesont pas des maladies».

ANNEin Les mandarins

LVR: Quels sont vos liens avec Nouvellesquestions féministes?S. de B.: En principe, je suis directrice de lapublication. J'aide a fournir et à choisir lesarticles et je m'entends très bien avec ladirectrice réelle qui est Christine Delphy.C'est une femme très forte, une penseuse.Cette revue a malheureusement beaucoupde mal a paraître faute d'argent mais elleest vraiment intéressante. En français,c'est la seule revue vraiment théorique,profonde, très solide et idéologique quiexiste sur les femmes.

LVR: Et dans l'information officielle, enFrance, comment traite-ton le sujet desfemmes?

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S. de B.: C'est très peu traite. Parce quedans l'ensemble, la presse est entre lesmains d'hommes; et par-dessus le marche,a cause des intérêts capitalistes, entre lesmains de gens de droite qui ne sont pas dutout interesses par les questions proprementféminines.

Paris, avec Sartre, au bar de l'hôteldu Pont Royal *

LVR: Et les gens de gauche? Il ne semblepas qu'ils soient beaucoup mieux que lesgens de droite...S. de B.: Ah si, quand même! Ils sontbeaucoup plus interesses, ils aident beau-coup plus. D'ailleurs Mitterrand a crée unministère des Droits de la femme. Avant iln'y avait qu'un ministère a la Conditionféminine, sans aucun budget. Tandis quemaintenant, Madame Roudy a un budgetassez sérieux. Elle fait un vrai travail. Elleaide les chercheuses féministes. Elle aideles femmes un peu sur tous les plans.

LVR.: Et dans la presse de gauche, est-ce lamême préoccupation?S. de B.: La presse de gauche soutient toutde même les mouvements féministes. Ellesoutient, par exemple, la loi antisexiste.Mais enfin, on ne peut pas dire qu'ils soienttrès fervents et très passionnes pour laquestion des femmes, pour eux assezsecondaire. Mais dans l'ensemble, dans lamesure ou on les oblige un peu a prendreconscience, ils sont évidemment pour lesfemmes.

«Il n'y a pas chez elle deséparation entre la pensée etl'action».

ANDRÉE MICHELsociologue a CNRS

LVR: Vous avez souvent dit que vous aviezéchappe aux inconvénients de la conditionféminine parce que vous étiez économique-ment indépendante, respectée en tantqu'ecrivaine et par vos camarades mascu-lins. Mais il n'y a pas que les inconvénientsd'ordre économique ou politique. Il y a aussiles inconvénients d'ordre psychologique.Diriez-vous que vous avez échappe aussi aces inconvénients?S. de B.: Lesquels voulez-vous dire?

Simone de BeauvoirLVR: Je pense, par exemple, aux différencesde comportement dans les rapports amou-reux. Au début de votre relation, vous étieztrop préoccupée par vos rapports avecSartre pour écrire. Sartre ne l'était pas, lui,au point de s'empêcher d'écrire...S. de B.: Oui, mais si on a vraiment lavolonté d'écrire ou de faire quelque chose,cet empêchement ne peut pas durer trèslongtemps. J'ai été assez préoccupée, maisce n'était pas seulement par Sartre. C'étaitaussi par ma liberté. Après avoir travailletrès durement comme je l'ai fait pour avoirune agrégation (ça arrive a beaucoup degens, même a des hommes), on a envie d'unpeu de détente la ou les deux années quisuivent, et on n'a plus tellement envie de seremettre a travailler. C'est ce que j'ai vécuquand j'avais 21 ans. je suppose. J'étaiscontente d'avoir passe l'agrégation, detrouver un nouveau milieu pas seulementSartre, mais des amis, un milieu intellectuelavec lequel je m'entendais. Et en effetpendant deux ans, je n'étais pas tellementfarouche pour écrire. Mais ça n'a pas duretrès longtemps.

«On nous exhorte: «Soyezfemmes, restez femmes, devenezfemmes». Tout être humainfemelle n'est donc pas nécessai-rement une femme; il lui fautparticiper à cette réalité mysté-rieuse et menacée qu'est la fé-minité. Celle-ci est-elle sécrétéepar les ovaires? ou figée au fondd'un ciel platonicien? Suffit-ild'un jupon à froufrou pour lafaire descendre sur terre? Bienque certaines femmes s'efforcentavec zèle de l'incarner, le modèlen'en a jamais été déposé».

S. de B.in Le deuxième sexe, p. 12

LVR: Actuellement on dit beaucoup que leféminisme est mort Qu'en pensez-vous?S. de B.: Je crois que le féminisme n'est pasmort du tout. Il n'a plus la couleur agressivequ'il avait avant du moins en France. Laministre Yvette Roudy est extrêmementféministe et fait des tas de lois en faveur desfemmes. Alors les femmes tentent plutôt des'intégrer a ce mouvement je ne dis pas«gouvernemental» parce qu'au gouverne-ment il y a aussi beaucoup de tendances,mais enfin a ce mouvement qui leur permetpar exemple d'avoir des centres de recher-che sur les études féministes, etc.

Les femmes tentent maintenant de pren-dre de l'influence et de s'infiltrer plutôt qued'organiser des grands mouvements, desgrandes manifestations. Ces manifestationsn'ont plus tellement de raison d'être puis-

que nous avons maintenant la gratuité del'avortement une conquête énorme, et lacontraception est tout a fait répandue. Et il ya vraiment des lois qui insistent beaucoupsur l'egalite des droits, des salaires, del'embauche, et sur l'antisexisme a l'école. Etça, ça me semble très important.

Je pense que le mouvement féministe estmoins éclatant maintenant mais qu'il gagneplus en profondeur. Je pense qu'il a gagneintérieurement chez les femmes qui nevoudraient pour ainsi dire pas, et mêmepour rien au monde, se dire féministes: ellessont tout de même gagnées par le mouve-ment. Je pense a des revues féminines touta fait moches d'un point de vue féministecomme Elle, eh bien malgré tout, lesconseils du cœur que donne une MarcelleSegal ne sont plus du tout les mêmes.

Avant elle aurait trouve absolumentscandaleux qu'une femme ait un amant.Maintenant elle donne des conseils sur latactique qu'il faut avoir entre le mari etl'amant Elle conseille la contraception. À lalimite même, elle conseillerait l'avortementDonc, il y a un gros changement dans lesmentalités. C'est-a-dire que les femmes nonféministes sont plus féministes qu'elles ne lecroient Elles ont un sens plus aigu de leurdignité, de leurs droits et de la lutte a menerqu' elles ne F avaient il y a vingt ans. Donc, çagagne plus sourdement et en même tempsde façon plus officielle.

LVR: Vous avez dit dans l'entrevue avecFrancis Jeanson en 65: «Les féministesradicales ne pourront jamais me trahirparce qu'elles vont toujours m'amener enavant avec elles»...S. de B.: C'est vrai C'est vrai d'autant plusdepuis 70. Parce que je ne connaissais pasde féministes radicales en 65, et maintenantj'en ai connu et en effet elles m'ont aidée aaller plus avant dans le féminisme.

LVR: Lorsqu'on dit aux femmes activesdans les luttes de libération nationale, parexemple au Salvador, que la lutte desclasses n'englobe pas la lutte des sexes,comme vous le disiez, elles nous répondentqu'elles et les hommes ont un ennemicommun, l'impérialisme ou la dictature, etque l'heure est a l'unité. C'est un vieuxproblème que cette question d'unité a toutprix...S. de B.: Je pense qu'en effet, pour l'instantau Nicaragua ou au Salvador, c'est avanttout une lutte générale ou les femmes et leshommes doivent être unis, ça c'est certain.Les revendications féministes viendrontsans doute après. Naturellement ce que jetrouve très dangereux, c'est qu'on dittoujours «les luttes féministes viendrontaprès». Il faut voir a quel moment après.Mais il y a tout de même des moments,quand c'est tellement brûlant et difficile degagner contre l'impérialisme, ou il mesemble normal que les femmes luttent a cotedes hommes.

Seulement des que les choses sontstabilisées, il faut tout de suite qu'elles se

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dépêchent de faire valoir leurs revendicationsde femmes. Sans ça, ça se passe comme enAlgérie, ou les femmes ont lutte avec leshommes, en pensant qu'ainsi elles pour-raient obtenir leur émancipation. En vérité,l'ensemble des femmes n'a pas du tout étélibère parce que l'Islam a repris le dessus etles Algériennes sont à nouveau complète-ment écrasées. Et ça, je l'ai vu dans je nesais combien de pays ou on m'a dit: «Ah oui,la lutte des femmes, d'accord, mais nousavons d'autres priorités».

LVR: Même quand ça se stabilise, comme auNicaragua par exemple, on continue de direqu'on ne peut pas réclamer telle revendica-tion pour les femmes parce que l'impérialismeaméricain est toujours menaçant Il y atoujours quelque chose...S. de B.: Ça c'est vrai, il y a toujours quelquechose. Il y a un exemple absolumentsaisissant bouleversant et horrible, c'estl'histoire de l'Iran, ou les femmes ont luttecontre le régime du Shah, pour Khomeiny.Et après on voit comment elles sont traitées,c'est horrible.

LVR: Dans certains pays, des féministessont en train de verser tranquillement dansle pacifisme, comme en Allemagne et enHollande. Qu'est-ce que vous en pensez?S. de B.: Je pense que, la aussi, hommes etfemmes doivent unir leurs efforts pour lepacifisme. Ce n'est pas une question pro-prement féminine. Et ce n'est surtout pas aunom de la maternité que les femmes doiventêtre pacifistes. On essaie trop souvent de lesenfermer dans une espèce de ghetto en

disant: «C'est parce que vous êtes desmères». Alors la, je ne suis pas d'accord.C'est parce qu'elles sont des êtres humainsqu'elles doivent se battre pour le pacifisme.Et la, il peut y avoir une alliance avec leshommes, qui doivent aussi être pacifistes.

Moi je suis absolument, résolumentpacifiste. Je ne suis pas contre le nucléaireindustriel, on ne peut pas arrêter le progrès.Mais je suis contre l'interventionnisme et jesuis contre la bombe nucléaire.

Simone de Beauvoir

«Tout occupés à déclarerpourquoi nous ne voulions pasmourir, nous inquiétions-nousde savoir pourquoi nous vivionsencore?»

JEANM Le sang des autres

La pornographieLVR: Nous aimerions avoir votre opinionsur certains grands thèmes de la lutteféministe: la pornographie par exemple?S. de B.: C'est un sujet sur lequel je ne suispas tellement au fait S'il y a des gens quiveulent être pornocrates, qu'ils le soient Jesuis pour la liberté dans la mesure ou l'onn'impose pas la pornographie. Évidemment,la porno est contre les femmes en général,puisqu'elles y sont traitées comme desobjets erotiques et uniquement comme ça.Mais je ne pense pas que ce soit un grosproblème pour la situation des hommes etdes femmes. L'affichage pornographique,cependant, c'est tout a fait autre chose: çatouche aussi les enfants, ça peut faire queplus tard les hommes auront des préjugesmachistes, et en plus c'est une insulte auxfemmes. Je suis complètement contre l'affi-chage pornographique et c'est pour cela quej'appuie la loi antisexiste. Moi, personnelle-ment, je trouve ça tellement ennuyeux, lapornographie...

L'informatiqueLVR: Quels sont vos rapports avec latechnologie?S. de B.: Nuls, complètement nuls! Je nesuis pas une encyclopédie, vous savez. Il y ades tas de choses que j'ignore. Mais je nesuis pas contre la technologie, comme je nesuis pas passéiste, je pense que touteinvention peut rendre de grands services sielle est bien utilisée. Mais je n'ai aucun

rapport personnel avec ça. Vous savez, je nesais même pas me servir d'une machine aécrire..!

Le salaire au travail ménager.LVR: Vous avez dit, dans une entrevuerécente, qu'il faudrait reparler du travailménager. Êtes-vous en faveur d'un salaireau travail ménager?S. de B.: Non, pas du tout Selon moi, donnerun salaire au travail ménager enfermeencore la femme dans le travail ménager.Remarquez que c'est très complique, on nepeut pas en parler en trois mots. Certainespersonnes disent: «Du moment ou il y auraitun salaire, du même coup les femmes sesyndiqueraient il y aurait une prise deconscience et déjà une possibilité de luttecontre le travail ménager.» C'est une despossibilités. Personnellement, je seraisplutôt pour la politique du pire: c'est-a-direlaisser les femmes vivre le travail ménagerde la manière sinistre dont elles le viventpour qu'elles se révoltent qu'elles demandenta faire autre chose et qu'elles exigent qu'ilsoit partage par l'homme et l'État

«Quand un avion pique dunez, il vaut mieux être le pilotequi essaie de le redresser qu'unpassager terrorisé».

HENRIin Les mandarins

L'avortementLVR: Êtes-vous entièrement satisfaite desrésultats obtenus par la lutte féministe surla question de l'avortement?S. de B.: Non naturellement Je suis trèssatisfaite des lois: la gratuite de l'avortementest quelque chose de formidable. Mais je nesuis pas très satisfaite quant a l'applicationdes lois. Parce que les mœurs sont toujoursplus fortes que les lois, des quantités de

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Simone de Beauvoirmédecins refusent encore de pratiquer desavortements. Il faudrait faire d'autres lois -etje pense qu'on les fera- pour empêcher cesmédecins de refuser l'avortement quand onle leur réclame. Il faudrait qu'on puisse lesaccuser de non-assistance a personne endanger, par exemple, quand ils refusent

Il y aurait encore beaucoup de choses afaire pour que ça passe vraiment dans lequotidien. Il y a encore trop de résistance, cequi oblige beaucoup de femmes a avorterclandestinement, c'est-a-dire d'une manièredangereuse et quelquefois mortelle.

Donc, les résultats ne sont pas absolu-ment gratifiants. Sur le plan des lois, jepense qu'on ne pouvait pas faire beaucoupmieux: je comprends que le ministère desDroits de la femme ne puisse pas faire deschoses trop choquantes pour certaines.Mais évidemment, ce n'est pas l'avortementcomplètement libre comme je le souhaiterais.Personnellement, je pense qu'on pourraitpermettre l'avortement aussi longtempsqu'il y a lieu d'avorter.

La violence et le violLVR: Un autre sujet qui vous tient a cœur,c'est celui des femmes violentées, battues,violées. Qu'y a-t-il a faire pour elles?S. de B.: Ça, c'est très difficile. Je pense quela première chose a faire c'est de créer descentres comme le Centre Flora-Tristan, oul'on accueille les femmes battues avec leursenfants. On leur permet de respirer un peu,de se soustraire au mari qui les bat, d'avoirun endroit ou vivre en attendant On essaieaussi de les recaser, de les travailler un peu

psychologiquement en leur disant: «Écoutez,essayez de prendre votre destin en main».Mais on ne peut pas les garder éternellementen refuge. Il faut qu'elles arrivent a trouverun travail et en même temps une indépen-dance affective.

Vous me parliez des problèmes affectifsqui sont aussi importants que les problèmeséconomiques; on le voit très bien dans cescas-la, en effet Mais tant que la situation dela femme ne sera pas complètement chan-

gée, ce sera toujours pareil Il faut abattretoute la forêt et pas seulement un arbre.Tant que les femmes seront dans la dépen-dance économique et affective, beaucoup defemmes battues reviendront a leur mari.C'est ce qui est terrible. Elles reviennentd'abord parce qu'elles n'ont pas de quoivivre, et puis elles disent: il me bat maisquand même je l'aime et je n'ai rien.

Il y a une telle solitude affective chez lesfemmes! Chez les hommes aussi d'ailleurs,mais c'est encore pire chez les femmesparce qu'elles n'ont pas d'autres recours.L'homme, même s'il est très seul affective-ment ce qui le rend parfois complètementfou a quand même plus ou moins descamarades, a cause de son métier. Pour unefemme c'est beaucoup moins facile. Alors,quand elle est tout a fait seule et perdue, ellese dit: «Un homme qui me bat c'est mieuxque pas d'homme du tout». C'est toute lacondition de la femme et de la société qu'ilfaut changer pour arriver a supprimer cephénomène des femmes battues.

LVR: Mais c'est un phénomène qui prend deplus en plus d'ampleur. Et je ne pense pasque ce soit uniquement parce qu'on en parleplus. Comment expliquez-vous ça?S. de B.: D'abord je pense qu'il fautdistinguer complètement le problème desfemmes battues de celui des femmes violées.La femme battue est plus ou moins consen-tante, même a son corps défendant dans lamesure ou elle revient dans la mesure ouelle ne part pas. D'ailleurs, elle ne peut pasle faire. Elle est intégrée a la société par lemariage ou par un concubinage qui duredepuis longtemps. Et elle est consentanteparce que sa position économique et affec-tive est telle qu'elle est battue d'avance.

La femme violée c'est autre chose. Ellen'est pas consentante, contrairement a ceque les hommes voudraient prétendre etc'est vraiment une violence qui lui est faite.Pourquoi y en a-t-il plus maintenant?D'abord, je pense que les femmes le dénon-cent beaucoup plus. Autrefois, elles n'osaientpas, mais maintenant on les encourage et ily a des associations pour les aider a enparler.

Ensuite, je crois qu'il y a une animositébeaucoup plus grande du côte des hommes,du fait qu'il y a plus de liberté du côte desfemmes. En particulier cette fameuse libertésexuelle dont on parle tellement et que leshommes prennent a leur avantage, parcequ'ils retournent toujours les choses de leurcôte; ils se disent que la femme, après tout,peut baiser n'importe quand, n'importecomment et pourquoi pas eux. Alors ils sontpersonnellement vexes si une femme refuse,Il y a une animosité grandissante à cause dela lutte des femmes et cela aussi, selon moi,explique un certain nombre de viols.

LVR: Vous faites la différence entre lafemme battue et la femme violée quant auconsentement Mais du point de vue del'homme, il y a quand même quelque chose

du même ordre dans cette violence faite auxfemmes...S. de B.: Je crois que c'est tout a faitdifférent. Parce que le type qui bat safemme, il le fait dans la séduction, il penseque c'est normal de la battre. Peut-êtremême qu'il l'aime bien! Tandis que celui quiviole, c'est vraiment une espèce de revancheméchante, une vengeance contre la libertéde la femme et contre toutes les femmes. Cesont deux choses tout aussi répréhensibles,mais très différentes.

«Un des bénéfices que l'op-pression assure aux oppresseursc'est que le plus humble d'entreeux se sent supérieur: un «pau-vre blanc» du Sud des U.S.A. a laconsolation de se dire qu'il n'estpas un «sale nègre»; et lesBlancs plus fortunés exploitenthabilement cet orgueil. De mêmele plus médiocre des mâles secroit en face des femmes undemi-dieu. (. . .) Pour tous ceuxqui souffrent de complexe d'in-fériorité, il y a là un Unimentmiraculeux: nul n'est plus arro-gant à l'égard des femmes, agres-sif ou dédaigneux, qu'un hommeinquiet de sa virilité».

S. de B.in Le deuxième sexe, pp. 28 et 29

LVR: Que peut-on faire contre le viol, d'unpoint de vue légal?S. de B.: En France, maintenant on aobtenu que les violeurs passent devant lesAssises. Par conséquent ils sont parfoiscondamnes a des années de prison. Bienentendu c'est rare, parce qu'ils se débattentet disent toujours que la femme était plus oumoins consentante. Ça pose aussi un problè-me aux femmes de gauche, qui se disent:«Nous n'allons pas utiliser la justice bour-geoise». Je trouve qu'elles ont tort Si on nese défend pas, en un sens on consentglobalement au nom des institutions, a ceque l'homme puisse nous violer.

Bien sûr, dans les commissariats, c'estépouvantable quand une femme vient seplaindre pour viol. Elle est vraiment briméeet insultée, comme au procès lui-même.C'est souvent atroce pour les femmes. Maisenfin, de temps en temps, on arrive malgrétout à arracher un verdict contre lesvioleurs. Dans la mesure ou ça peut lesdissuader un peu. c'est important

L'amourLVR: Votre couple avec Sartre a été, jepense, un idéal pour bien des femmes. Parcontre, je n'ai jamais entendu un hommeciter votre couple comme un idéal a atteindre.Comment pouvez-vous expliquer ça?

LA VIE EN ROSE, mars 19S4 31

8. de B.: Je pense que ça leur est beaucoupplus facile de courir et de mentir que ça l'estaux femmes. Par conséquent, ils ne veulentpas se donner la peine d'avoir un rapporttranslucide avec leur femme. Ils pensentque c'est aussi bien de garder leurs histoirespour eux. Quelquefois, ils détournent lachose. Mais il y a une manière de raconter asa femme ses exploits amoureux qui est uneinsulte supplémentaire pour elle - et quin'est pas du tout de la transparence. Ilfaudrait qu'ils acceptent que leur femme aitdes histoires et les leur raconte. Alors ça, jecrois que très peu d'hommes en sontcapables. Ils n'en ont pas du tout envie;d'une manière, ce serait sanctionner laliberté de la femme. Eux ont tout de même lebeau rôle, et font quand même partie de lacaste privilégiée: ils peuvent faire ce qu'ilsveulent et ils peuvent se taire.

«Parmi les artistes et écri-vains féminins, on compte denombreuses lesbiennes. Ce n'estpas que leur singularité sexuellesoit source d'énergie créatriceou manifeste l'existence de cetteénergie supérieure; c'est plutôtqu'absorbées par un sérieuxtravail, elles n'entendent pasperdre leur temps à jouer unrôle de femme ni à lutter contreles hommes. N'admettant pas lasupériorité mâle, elles ne veulentni feindre de la reconnaître ni sefatiguer à la contester; ellescherchent dans la volupté dé-tente, apaisement, diversion.(...) Elles peuvent s'aimer dansl'égalité.»

S. de B.in Le deuxième sexe, pp. 492-503

Les femmes et la créationLVR: Dans le Deuxième sexe, vous disiezque la création était impossible pour lesfemmes si elles ne devenaient pas des êtreshumains à part entière. Vous disiez parexemple, et je cite, «qu'une femme nepouvait écrire Guerre et paix, que les Hautsde Hurlevent c'est moins bon que Les frèresKaramazov. Diriez-vous la même chosemaintenant? Est-ce que les femmes ont prispossession de leur création?S. de B.: Je pense qu'elles avaient déjà prispossession de leur création avant, et que j'aipeut-être été un peu sévère. Finalement, enrelisant George Eliot, je trouve que ses livresvalent bien ceux de Dickens, et que c'estpeut-être parce qu'elle était une femmequ'elle n'a pas été mise au pinacle comme luil'a été. Dans l'ensemble Je pense qu'en effet,il y a une difficulté pour les femmes -et

Simone de BeauvoirVirginia Woolf l'a dit avant moi de ne pasavoir «une chambre a soi». Et encore, lacréation littéraire est la plus facile puis-qu'elle ne demande qu'un bout de table, unpeu de papier et un stylo. Tandis que lacréation artistique, être sculpteure oupeintre, est pour une femme quelque chosede terriblement difficile. Mais la aussi lesfemmes s'évadent de plus en plus: parexemple, il y a maintenant en Francebeaucoup de femmes metteures en scène decinéma.

vous avez aide Violette Leduc». Et ellesm'envoient des choses d'une médiocritéépouvantable. Violette Leduc avait un grandtalent, peut-être qu'elle serait arrivée,d'ailleurs, même sans mon appui

LVR: Elle prétend le contraire, en tout cas,dans ses livres...8. de B.: Oui, elle le dit et elle le pense sansaucun doute. Mais ça n'est pas tellementsur: elle avait au contraire du talent,quelque chose a dire, une espèce de génie.

LVR: II y a une femme avec qui vous avez eudes rapports particuliers, c'est VioletteLeduc. Elle a pu écrire beaucoup grâce avous, grâce à votre aide...8. de B.: En écrivant son premier livre, ellene me connaissait pas du tout Parce quec'était bon, je l'ai en effet un peu aidée, je l'airecommandée. Mais si elle n'avait pas euson talent, mon appui n'aurait rien fait Destas de femmes m'écrivent: «Aidez-moi comme

LVR: Est-ce que vous croyez, comme on leprétend, qu'il y a véritablement une grandedifférence entre l'écriture des hommes etcelle des femmes?S. de B.: Pas du tout Et même je suis tout afait contre les femmes qui cherchent uneécriture «féminine». Le langage est un outilcomme les autres, il a été forge par ce mondeet il se trouve que ce monde a été masculin.Mais maintenant, il faut plutôt voler l'outil

32 LA VIE EN ROSE, mars 1984

Simone de Beauvoirque le transformer. Ce qu'il y a de différent,c'est la condition de la femme, qui n'est pasla même que celle de l'homme. Un livreexprime d'abord une condition: alors, eneffet, un écrit féminin n'est pas le mêmequ'un écrit masculin, quant au contenu etquant au style. Mais je ne pense pas qu'il yait vraiment une écriture, un langage quidoivent être différents.

Modèles et ambitionLVR: Victor Hugo a dit; «Je serai Chateaubriandou rien». Croyez-vous que maintenant, avectous les acquis de la lutte féministe, unefemme pourrait dire par exemple: «Je seraiSimone de Beauvoir ou rien»? Croyez-vousque c'est important d'avoir des modèles, deshéroïnes? Parce que les femmes ont beaucoupde mal avec l'ambition...8. de B.: Je ne sais pas si je pourrais direque l'ambition est une très grande vertu. Cen'est pas si mal que les femmes ne soientpas compétitives a la manière des hommes,le plus gros défaut des hommes, c'est devouloir l'emporter sur l'autre. Et les femmesdevraient éviter ça. Ce qui ne veut pas direqu'elles ne devraient pas avoir une ambi-tion au sens le plus profond du mot c'est-à-dire souhaiter réussir leur vie, faire quel-que chose de leur vie. Mais pour ça, ellesn'ont pas tellement besoin de modèles. C'estun élan qui vient de l'intérieur de soi.

«Moi, mon entreprise, ce futnu vie même, que je croyaistenir entre mes propres mains.Elle devait satisfaire à deuxexigences que dans mon opti-misme je ne séparais pas: êtreheureuse, et me donner le monde»

S. de B.in La force de l'âge

LVR: Vous avez dit en 76 que peu de femmesvous avaient influencée ou marquée intellec-tuellement. Rediriez-vous la même chosemaintenant?S. de B.: Oh oui. Il y a une femme qui m'a unpeu servi de modèle et que j'admirais, -enfin, c'était quand même très superficiel -,c'était George Eliot. Quand j'ai lu «Le moulinsur la Floss . j'avais 18 ans et j'ai étéenthousiasmée par son héroïne, et du mêmecoup par elle. J'avais pense: je voudraisqu'on lise mes livres avec la même émotionque je lis le sien. Mais on ne peut pas direque c'était vraiment une influence. C'étaitun peu, comme ça, une rencontre. Et si jen'avais pas eu déjà cette espèce «d'ambition»chevillée au corps, ça ne m'aurait pastouchée. De même Louise Alcott avec LittleWomen, ou il y avait aussi un personnagequi m'a beaucoup touchée quand j'étais unpeu plus jeune, vers 14-15 ans: c'était Jo,qui ne voulait pas être une petite femme etqui voulait écrire, faire quelque chose.

LA VIE ES ROSE. mars 1984 33

Simone de Beauvoir

En Chine, en 1955, entretien avecmaréchal Chen-

«La majorité impose sa loi àla minorité ou la persécute.Mais les femmes ne sont pascomme les Noirs d'Amérique,comme les Juifs, une minorité:il y a autant de femmes qued'hommes sur terre. (...) Il y atoujours eu des femmes; ellessont femmes par leur structurephysiologique; aussi loin quel'histoire remonte, elles onttoujours été subordonnées àl'homme: leur dépendance n'estpas la conséquence d'un événe-ment ou d'un devenir, elle n'estpas arrivée.

(...) Les prolétaires ont faitla révolution en Russie, les Noirsà Haïti, les Indochinois se battenten Indochine: l'action des fem-mes n'a jamais été qu'une agita-tion symbolique; elles n'ont ga-gné que ce que les hommes ontbien voulu leur concéder; ellesn'ont rien pris: elles ont reçu.C'est qu'elles n'ont pas lesmoyens concrets de se rassembleren une unité qui se poserait ens'opposant. Elles n'ont pas depassé, d'histoire, de religion quileur soit propre; et elles n'ontpas comme les prolétaires unesolidarité de travail et d'intérêts;il n'y a même pas entre ellescette promiscuité spatiale quifait des Noirs d'Amérique... unecommunauté. Elles vivent dis-persées parmi les hommes, rat-tachées par l'habitat, le travail,les intérêts économiques. lacondition sociale, à certainshommes - père ou mari • plus

étroitement qu'aux autres fem-mes. Bourgeoises, elles sont so-lidaires des bourgeois et non desfemmes prolétaires; blanches deshommes blancs et non des fem-mes noires. Le prolétariat pour-rait se proposer de massacrer laclasse dirigeante; ...même ensonge la femme ne peut exter-miner les mâles. Le lien quil'unit à ses oppresseurs n'estcomparable à aucun autre. Ladivision des sexes est en effet undonné biologique, non un mo-ment de l'histoire humaine.

(...) Outre les pouvoirs con-crets qu'ils possèdent, les hom-mes sont revêtus d'un prestigedont toute l'éducation de l'en-fant maintient la tradition: leprésent enveloppe le passé, etdans le passé toute l'histoire aété faite par les mâles. Au mo-

; où les femmesà prendre part à l'élaboration dumonde, ce monde est encore unmonde qui appartient aux hom-mes: ils n'en doutent pas, ellesen doutent à peine (...) refuserla complicité avec l'homme, ceserait pour elles renoncer à tousles avantages que l'alliance avecla caste supérieure peut leurconférer. (...) Il reste à expli-quer que ce soit l'homme qui aitgagné au départ. (...) D'où vientque ce monde a toujours appar-tenu aux hommes et que seule-ment aujourd'hui les chosescommencent à changer?»

S. de B.in Le deuxième sexe, pp. 19 a 23

La psychanalyseLVR: Dans Tout compte fait vous avezparle de Malraux, que vous n'auriez pasimagine avec un poste de ministre, et vousajoutez que si vous aviez connu son enfance,ça vous aurait moins étonnée. Vous semblezaccorder beaucoup d'importance a l'enfancepour expliquer ce qu'on devient et vous lisezbeaucoup en psychanalyse...S. de B.: Certainement. J'accorde beaucoupd'importance a l'enfance, mais ça ne veutpas dire que j'en accorde tellement a lapsychanalyse. La psychanalyse a eu raisond'indiquer l'importance de l'enfance pour ledevenir de quelqu'un: on ne comprend bienune personne, on ne la comprend de près,que si on l'a connue enfant ou si on a connude près son enfance. Mais je n'accorde pasforcement beaucoup d'importance a la psy-chanalyse en tant que technique, métier, etmanipulation des gens. C'est autre chose. Ily a des tas de choses que je n'aime pas dutout chez Freud, mais je crois que sadécouverte de la sexualité infantile, del'importance de l'enfance, sont des chosesessentielles.

LVR: Quelle valeur au juste accordez-vousa la psychanalyse?S. de B.: Alors la c'est une question...Quellepsychanalyse? Il y a des tas de psychana-lystes. Dans la mesure ou ils font, de lathéorie qui revient toujours a la mêmechose, «papa- maman- pénis- non-penis», çam'assomme. Je trouve très élémentaire laplupart de leurs interprétations. C'est inté-ressant quand ils arrivent a débrouillercertains cas. Il y a des livres de Freud quisont bons, entre autres les cinq psychanaly-ses, encore que beaucoup de choses soienttout a fait discutables, particulièrementl'histoire de Dora; parce qu'il était horri-blement misogyne, il n'a rien compris a cette

I histoire. Cela a été discute des tas de fois,! mais je pense que les psychanalystes

s'obstinent a ne rien comprendre auxfemmes. Ils ont gardé le schéma freudien, etje crois que c'est absolument stupide,pratiquement.

Critiques et adversairesLVR: Vous avez dit: «Je suis sensible auxblâmes et aux louanges». Quelles sont lescritiques qui vous blessent le plus? Est-cepossible qu'une critique vous blesse?S. de B.: Non. Pas les critiques des critiques.Les critiques qui m'intéressent le plus sontcelles de gens éclairés, de mes ami-e-s ou degens qui m'écrivent et qui me font desobservations, des remarques. Mais lescritiques proprement dits, a l'heure qu'il esten tout cas, il n'en est pas un seul dont l'aviscompte pour moi.

LVR: Vous avez dit a Francis Jeanson en 65que vous n'aviez pas de véritables adver-saires. Est-ce encore le cas maintenant?S. de B.: Non, parce que je suis beaucoupplus engagée dans le féminisme que je nel'étais, alors maintenant j'ai beaucoup

34 LA VIE EN ROSE mars 1984

d'adversaires. De toute façon, en 65 j'étaisun peu naïve; je sais aujourd'hui que des tasde gens me considéraient déjà a l'époquecomme une folle, une excentrique, unedissolue, une dévoyée, etc. Célibataire, sansenfant enfin c'était atroce. Ce sont des gensqui me détestent, plutôt que des adversairesparce qu'un adversaire suppose un combat.

Je dirais maintenant que j'ai des adver-saires parce que je représente quelquechose dans le féminisme, et qu'il y abeaucoup d'antifeministes, hommes et fem-mes. Les adversaires visibles sont souventdes femmes alors que les hommes sonttoujours, comme d'habitude, globalementméprisants.

«Jamais on ne savait d'avancece qu'on était en train de faire».

in Le sang des autres

LVR: Quand vous dites «adversaires», voussuggérez donc une argumentation construite,intelligente....8. de B.: Elle n'est jamais intelligente..!(rires) Elle est quelquefois construite, maisvous savez, elle repose toujours sur desbases très simples, antifeministes: «II fautavoir des enfants, il faut se subordonner al'homme, l'homme est quand même supé-rieur...»

LVR: Comme Suzanne Lilar qui a écrit unlivre contre «Le deuxième sexe»...?

S. de B.: C'était absurde, ça. Elle s'appuyaitsur un certain scientisme a quatre sous.Françoise d'Eaubonne a fait un très bonarticle pour la contester. Il y en a des comme .ça, bien sur.

Le deuxième sexeLVR: Vous avez dit que Le deuxième sexeest un livre que vous défendriez contrevents et marées...S. de B.: Oui, c'est vrai. Il y a des tas dechoses a dire sur ce livre, mais je le donnetel qu'il est, avec sa date. Et je ne veux pas leré-écrire aujourd'hui parce que, naturelle-ment, les références seraient entièrementdifférentes. Les livres que j 'y cite, parexemple, sont déjà très périmes.

LVR: En lisant ce livre, on se demande ouvous avez pris toute la documentation sur lasexualité et sur l'homosexualité des femmes.En 1949, il y avait quand même peu de livressur ces questions...S. de B.: Ah si! H y en avait quand mêmebeaucoup.

LVR: Avez-vous formule vos hypothèses apartir d'observations personnelles? Avez-vous fait des entrevues avec des femmes?S. de B.: Je n'ai fait aucune entrevue. J'ai lubeaucoup de livres, j'ai fait des observationssur des femmes que je connaissais, biensur. Mais pas sur des questions comme lafrigidité, la sexualité, parce que les femmesne parlaient pas de ça a l'époque.

«Entre cuir et chair»LVR: Cette célébrité que vous souhaitiezatteindre par le biais de l'écriture, vousl'avez eue, avec ses inconvénients. Cepen-dant, vous avez toujours souhaite qu'onvous descende du piédestal sur lequel onvous avait mise. N'est-ce pas un peucontradictoire?S. de B.: Non, ce n'est pas contradictoire.C'est absurde de supposer qu'on a despiedestaux. Ni Sartre ni moi n'avons jamaissouhaite ça. Des gens ont dit qu'en publiantles lettres de Sartre, je le faisais descendrede son piédestal Mais il n'a jamais voulu enavoir un. Camus voulait un piédestal Sartreet moi voulions être apprécies pour cequ'on était dans notre réalite, dans notrehumanité de tous les jours, tels qu'on esttels qu'on vit avec les choses qu'on fait etavec les choses qu'on ne fait pas. Dansnotre vérité, autrement dit Donc, pas depiédestal.

LVR: Vous avez dit dans Les mémoiresd'une jeune fille rangée, que Sartre nepouvait pas vous faire souffrir autrementque s'il mourait avant vous. Depuis troisans et demi, comment vous arrangez-vousavec son absence, quelle est votre vie sanslui?S. de B.: Eh bien, on s'arrange. On fait deschoses. Justement je travaille, je m'occupede ce tournage du Deuxième sexe, leféminisme m'intéresse beaucoup, enfin...

Simone de Beauvoir

LA VIE EN ROSE. mars I984 35

LVR: Vous êtes dans l'action?S. de B.: Voila, c'est ça.

LVR: Votre vieillesse se passe comment?Vous avez quatorze ans de plus qu'en 70,quand vous avez fait paraître votre essai Lavieillesse. Cette vieillesse que vous vivezcorrespond- elle a ce que vous en appréhen-diez?S. de B.: Je n'ai jamais appréhende lavieillesse. J'ai parle de la vieillesse surtoutpour les autres, j'ai dit qu'elle était affreusequand on était vraiment dans les couchesdéfavorisées de la société. Mot comme jesuis très favorisée, la vieillesse ne me gênepas beaucoup. Je me porte bien, je visconfortablement, j'ai beaucoup d'intérêtsencore dans la vie.

Simplement 0 me semble qu'on nesouligne jamais assez la chose la plusimportante dans la vieillesse, qui est lemanque d'avenir. Vous ne pouvez pas vouslancer dans de grandes entreprises, voussavez qu'il faut vivre avec votre acquis, aujour le jour, et non plus vivre dans l'avenir.Et c'est ça, pour moi, la chose essentielledans la vieillesse.

Tout le monde ne le sent pas comme ça: ily a des tas de gens qui ont vécu autrementque mot et d'autres qui sont malades. Jen'ai pas ces inconvénients-la. Simplement,ce qui me gène -enfin, ça ne me gène mêmepas, je sais que c'est comme ça- ce quichange ma vie, si vous voulez, de ce qu'elleétait quand j'avais cinquante ans, c'est qu'ace moment-la, je pouvais vivre dans unavenir quasi illimite. À cinquante ans, on nese dit pas: « J'ai encore trente ans de vie». Onpense que c'est pour toujours. Mais a monâge, quand on regarde dix ans plus tard...

«J'aime la jeunesse: je sou-haite qu'en elle se continuenotre espèce et que celle-ci con-naisse des temps meilleurs. Sanscet espoir, la vieillesse verslaquelle je m'achemine me sem-blerait tout à fait insupportable».

S. de B.in La vieillesse

LVR: Vous avez dit, dans le film de JoséeDayan sur vous: «On pourrait dire que jesuis un peu éteinte»...S. de B.: C'était en réponse a un ami qui medemandait si je ne l'étais pas complètement!(rires)... Alors je lui ai dit que je l'étais peut-être un peu...

LVR: Je pense que vous parliez de la mort,de la révolte. Vous disiez que ce n'est pluscomme avant, «la pleine lumière ou l'obscu-rité», qu'on s'empoisonne a être toujoursdans la révolte, et qu'il y a toujours une partde consentement dans les états d'âme.Diriez-vous que vous ne consentez plus auxétats d'âme?

Simone de Beauvoir

Paris, S. de B. chez elle 'S. de B.: Je consens aux états d'âme, maisils ne sont peut-être plus les mémes...(rires)Par exemple, la révolte est vaine. Pas larévolte humaine contre l'oppression, contreles hommes, mais la révolte contre lacondition humaine, c'est complètement vain.Alors je suis fatiguée...(rires)

LVR: Vous n'avez plus écrit de fiction aprèsLa femme rompue en 1968. Et dans Lavieillesse, vous citez Mauriac qui dit que,quand on est vieux, il n'y a plus de placepour des personnages de fiction. Est-ce queça signifie que l'imaginaire a un âge?S. de B.: Peut-être. Peut-être que l'imagi-naire a un âge. Peut-être qu'en effet il vientun moment, quand on n'a plus beaucoupd'avenir, ou on s'intéresse beaucoup moinsa imaginer la vie des autres comme on lefaisait quand on était jeune. C'est peut-êtreça, je ne sais pas. J'ai écrit la-dessus tantque j'ai pu dans La vieillesse, et j'ai constatequ'en fait, chez les romanciers, ceux quiécrivaient encore des romans après soixanteans étaient très rares. Quelques-uns com-mencent au contraire a être romanciers àsoixante ans, on pourrait en citer trois ouquatre, mais ils sont très peu. Souvent,même des grands romanciers comme ThomasHardy, a partir de cet âge-la, écrivent despoèmes, des mémoires, mais plus des romansproprement dits.

LVR: Mais il n'est quand même pas exclu,s'il vous venait une idée de fiction, que vousle fassiez volontiers...S. de B.: Certainement Rien n'est exclu.Non, bien sûr.

LVR: Vous avez écrit dans La vieillesse:«Contrairement a ce que conseillent lesmoralistes, il faut souhaiter conserver dans

le grand âge des passions assez fortes pourqu'elles nous évitent de faire un retour surnous. La vie garde un prix tant qu'on enaccorde a celle des autres a travers l'amour,l'amitié, l'indignation, la compassion». Jeretiens l'indignation, parce qu'on a lu de vosarticles récents sur les mutilations sexuel-les, sur la loi antisexiste, et vous ne mâchezpas vos mots...S. de B.: Non, bien sûr! (rires). Si je meporte bien dans ma vieillesse, c'est certaine-ment parce que je suis encore capable depassions, d'indignation, d'amitié. Je penseque c'est très important

LVR: Ce ne sont pas les paroles de quel-qu'une «d'un peu éteinte»...S. de B.: Non, en effet! (rires)

LVR: Vous avez dit aussi: «Je ne veux pasdevenir une grande vieillarde». Que vouliez-vous dire?S. de B.: Je voulais dire une «potiche»!(rires) C'est quand on commence a voustraiter comme un monument national,comme une potiche. On vous demande tropde signatures, ou de présider des trucs etfinalement ce que vous pensez, ce que vousdites, ce que vous faites, n'a plus aucuneimportance. On veut simplement votre nom.C'est ce que j'appelle une potiche.

LVR: Alors que vous rester dans le présent.et toujours reviser ce que vous avez dit etfait?S. de B.: Absolument.

Une entrevue deHÉLÈNE PEDNEAULT

MARIE SABOURIN

* Les photos marquées d'un ' sont tirées deSimone de Beauvoir et le cours du monde.Claude Francis et Janine Niepce, Ed. Klinck-sieck, Paris, 1978

RemerciementsLa Vie en rose remercie particuliè-

rement Cathy Bernheim, MadeleineGobeil, Françoise Pasquier, LeilaSebbar, les femmes du Centre audio-visuel Simone-de-Beauvoir et de l'Agen-ce Femmes Information pour leur aide,leur témoignage de tendresse enversSimone de Beauvoir et le temps qu'ellesnous ont accorde. Dominique Doan pourla prise de photos et le travail qui aprécédé et suivi (ainsi que pour lesouper...). Célia Bertin, Denise Boucher,Marie Cardinal, Marie Denis et BenoîteGroult pour nous avoir parle de Simonede Beauvoir. (N.B. Les entrevues deMarie Cardinal et Celia Bertin serontpubliées dans notre numéro d'avril).Nancy Huston pour avoir témoigned'une manière plus élaborée. Marie-Françoise Losay des Éditions Gallimarda Montréal pour la documentation pho-tographique et les livres de Simone deBeauvoir.

36 LA VIE EN ROSE, mars 1984

TémoignagesMarie Denis

in La Revue Nouvelle«Simone de Beauvoir est possédée.

Pas tant de 1 écriture que de la choseà dire, de la réalité à faire connaîtrede l'expérience à crier au monde.Joie et douleur. Simone de Beauvoirest un chantre de la vie dans ce qu'ellea de meilleur et de pire. (...) C'estavec des mots de gourmandise queSimone de Beauvoir fait comprendresa passion des choses: «Cet universque nous habitons, s'il était tout entiercomestible, quelle prise nous au-rions sur lui!» (Mémoires d'une jeunetille rangée). Parlant de fruits, elleavait dit: «Par ma bouche, le mondeentrait en moi plus intimement quepar mes yeux et mes mains». (...)Simone de Beauvoir a un don incom-parable pour dire le sentiment de lanature, ce cadeau de jour en jour,pour dire aussi les lassitudes, les pe-tites incompréhensions, les doutes,tout ce cinéma intérieur qui lait latrame des jours et leur prix. Mais que

la vie soit laite de bonheurs intermit-tents, peut-être Simone de Beauvoirn'en conviendrait-elle pas: la forcedu désir est en elle si intense que saréalisation ne peut à aucun momentêtre mise en question. D'où le senti-ment d'allégresse que son oeuvrecommunique».

Francis Jeansonin Simone de Beauvoirou l'entreprise de vivre

«C'est une tailleuse de vie (...) unefemme qui a entrepris de vivre àplein selon ses propres exigences -et l'une d'entre elles est précisémentet l'une d'entre elles est précisémentde communiquer avec ses sembla-bles, de leur dire sa propre expérience,sans la moindre concession, avec laplus rigoureuse honnêteté. (...) Cetteconscience n'a jamais eu le goût dela facilité: une folle exigence vis-à-vis d'elle-même semble avoir été lepremier de ses dons.»

Marie Cardinal«C'est marrant, Le deuxième sexe,

à l'époque où je l'ai lu. ne m'a pastouchée. J'étais toute jeune, j'avaisvingt ans J'ai été dix fois plus touchéepar ses mémoires. Mais 11 était néces-saire qu'elle écrive Le deuxième sexepour que ça soit un ouvrage de réfé-rence. C'est une femme très impor-tante qui nous a rendu service, qui aaussi rendu service aux hommes, parle fait d'être comme elle est et den'avoir jamais tourné sa veste. Etcomme c'est une femme intelligenteet cultivée, elle enlève les grilles desmecs. Qu'est-ce que tu veux dire à undiscours pareil, aussi bien informé?Tu dis des choses bêtes, c'est tout.S'ils nient ou s'ils ne veulent pas dis-cuter de ça intelligemment, ils devien-nent totalement stupides. Les femmesdevraient faire comme ça à proposde tout, dans tous les domaines».

Jean-Paul Sortiein Les lettres au Castor

«Vous êtes l'armature de ma vie,ma conscience et ma raison. ( )Toutce que je suis de bien, c'est à causede vous que je le suis».

Simone de Beauvoir

Célia Bertin"C'était en 38 ou 39, Juste avant la

guerre. Elle a été mon professeurpendant deux ou trois mois. Il y avaitdeux classes de philo et j'étais dansla mauvaise, c'est-à-dire celle oùn'enseignait pas Simone de Beauvoir.Mais mon professeur a perdu sonpère, est tombée malade et on a misles deux classes ensemble. Tout àcoup, moi qui avais attendu avecimpatience d'étudier la philosophieet qui avals tellement été déçue,quand j'ai suivi les cours avec Simonede Beauvoir, j'ai été ravie. C'était descours magistraux tout ce qu'il y a deplus traditionnel mais elle était telle-ment fascinante que les filles la sui-vaient dans la rue pour savoir où ellehabitait ce qu'elle faisait On ne savaitpas grand-chose d'elle. À ce moment-là, on ne savait à peu près pas quiétait Sartre, et de Beauvoir n'avaitpas encore publié L'invitée Elle lefera en 43 »

Paris, 1938 : S. de B. et ses élèves dansla cour du lycée Molière *

Denise Boucher«Je ne veux rien manquer de ma

vie. Nous ne voulons rien manquerde notre temps. Ma liberté exigepour s'accomplir de déboucher surun avenir concret.

C'était les années cinquante. Ceque je lisais. Simone de Beauvoirnous conviait à la FÊTE. Du TRAVAIL.

C'était ma jeunesse. L'avenir étaitbouché. Mais il y avait des mots quicirculaient: résistance, libération,liberté, amours libres. Chacune estresponsable de sa vie. Entre l'être etle néant, entre le diable et le bondieu. Simone de Beauvoir et ses amischoisissaient l'être humain. Entre lepassé et le présent, ils choisissaientl'avenir. Et Simone de Beauvoir réus-sissait à faire penser l'existentialismeau-dessus de ses moyens Elle allaitdevenir l'être le plus important denotre époque. Nous allions recom-mencer le monde selon nos désirs etnos besoins. En défaisant aussi laprétendue sagesse des nations. Celledont la forme la plus basse et la plushonteuse mène au désespoir en re-couvrant la bêtise de: «c'est humain»,«loin des yeux, loin du coeur», «pourvivre heureux vivons cachés», «toutpasse, tout casse, tout lasse».

IL s'agissait, pour trouver la réalité,de défaire tous les clichés, tous lesmensonges. Pour faire apparaître lavie. Il s'agissait bien de vivre. Jem'en suis aperçue Simone de Beau-voir. Merci J'ai été votre enfant, votrefille, votre soeur. Et vous êtes venueà pleine page, dans les journaux, dutemps des malheurs des Fées. Jevous aime Simone de Beauvoir. Vousêtes ma maîtresse à penser »

38 LA VIE ES ROSE, mars 1984

Simone de Beauvoir

Benoîte Groult«Je l'ai vue cinq ou six lois. Elle

m'impressionne énormément. Onme dit quelquefois vous avez ducourage d'être féministe. Mais je n'aiaucun courage1 D'abord, ça me donneune amitié et une reconnaissancede la part des femmes, je gagne mavie avec ça, je ne suis même pas malvue. Alors, quel courage? Tandis queSimone de Beauvoir, qu'est-ce qu'ellea pris! Vraiment, on l'a traitée detous les noms, on l'a mise à l'index.C'est elle qui a été courageuse. Jel'admire infiniment.»

Simone de BeauvoirViolette Leduc

«Je m'asseyais près de la porte duFlore, à gauche; une pèlerine tombaitdoucement sur mes épaules quandj'entrais. Paralysée, éblouie, frappéede stupeur, je regardais, je buvais àla source: sa présence. Je m'enfermaisdans sa pèlerine, je voyageais sur unvisage. J'émigrais. j'atterrissais surdeux yeux, un nez, une bouche. Jedevins papillon, je n'avais qu'uneheure à vivre. Je voltigeais au-dessusde son front, une place. (...) Je l'ai tantregardée avant de lui parler. Le sait-elle, mes haltes pour elle?»

Paris. 1945 : au Café de Flore *

J'avais lu le nom de Simone deBeauvoir, le titre de son roman «L'in-vitée» dans le bureau d'un agrégé. Ilmit le Uvre dans mes mains. C'étaitplus qu'une émotion. Je lisais, je reli-sais le nom. le titre: une femme écri-vait à la place de millions de femmescomme si toutes les femmes étalentcapables d'écrire. (...)>

Sa coiffure, une construction. Undiadème, ses cheveux ares en arrière,ramenés en arc de cercle au milieude la tète. Elle l'Ignore, c'est un hom-mage à son grand dont Son front:oui. une plage. (...) Je cache mesmains sous la table. Je vois de mieuxen mieux une femme-écrivain. (...)Simone de Beauvoir écrivait un livre:où? Dans l'oxygène que je respiraisUne dizaine de mètres séparaientsa main qui tenait un stylo de mamain qui tenait une cigarette. Unefemme, vêtue comme tout le mondeécrivait ses Uvres en public mais ellene regardait pas autour d'elle. Elles'effaçait sous l'effort. Non, ce n'étaitpas du cinéma».

VIOLETTE LEDUCin La Folie en tête, 1970. pp. 39 a 44

- Allô, dis-je d'une voix morne.Je comptais sur mes doigts. Dix-neufheures s'étalent écoulées depuisnotre démarche au Café de Flore. (...)- Allô, Violette? Simone de Beauvoir

a lu votre texte la nuit dernière. Elleveut vous voir. Appelez maintenantau Flore.

- Que je l'appelle?Je répétais sans comprendre.Je raccrochai. Le plancher de la ca-bine s'ouvrit, Je tombal dans une mine.Je cueillais des étoiles, ou bien ellesse posaient sur mes mains. La lueurbleue des anthracites me renvoyasur le plancher.J'appelai le café. On la cherchait.Valait-il mieux vivre ou disparaître?- J aime vos souvenirs me dit-elle et

je voudrais vous en parler. Voulez-vous demain à quatre heures aupremier étage du Flore?

- Oui, ai-je répondu anéantie.Je raccrochai avec brutalité, plus rienn'était à sa place. Je tremblais... Jedisais oui, oui et encore oui à l'appa-reil silencieux Ma vie, Jusque-là: unelancée pour ce oui, un élan vers ceoui.

VIOLETTE LEDUCin La Folie en tète, pp. 58-59

«C'est elle qui m'a aidée à écrire meslivres, J'ai continué d'écrire pour elle.(...) Elle me donne ce qu'elle me pro-met. Elle m'Insuffle la force d'écriresans que j'écrive (...) Ce qu'elle donne,elle le donne une fois pour toutes. Cequ'elle ne donne pas, elle ne le don-nera jamais. Je l'ai compris.»

VIOLETTE LEDUCin La Folie en tète, pp. 77-92-93

LA VIE EN ROSE. mars 1984

Simone de Beauvoir

Bibliographie1

Oeuvres de Simone de Beauvoir.1943: L'Invitée (roman)1944: Pyrrhus et Cinéas (essai)*1945: Le sang des antres (roman)

Les bouches inutiles (théâtre)*1946: Tous les hommes sont mortels (roman)1947: Pour une morale de l'ambiguïté (essai)1948: L'Amérique au jour le jour (essai)1949: Le deuxième sexe, tomes I et II (essai)1954: Les mandarins (roman - Prix Goncourt)1955: Privilèges* | essai repris sous le titre «Faut-il brûler Sade?»)1957: La longue marche (essai sur la Chine)'1958: Mémoires d'une jeune fille rangée (essai-autobiographie)1960: La force de l'âge (essai-autobiographie en 2 tomes)1962: Djamila Boupacha (témoignage)*1963: La force des choses (essai-autobiographie en 2 tomes)1964: Une mort très douce (récit sur la mort de sa mère)1965: Que peut la littérature? (en collaboration - Coll. Le monde

en 10/18)1966: Les belles images (roman)1968: La femme rompue (nouvelles)1970: La vieillesse (essai)1972: Tout compte fait (essai-autobiographie)1979: Quand prime le spirituel (roman écrit entre 1935 et 37,

inédit jusqu'à ce jour)1981 : La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul

Sartre (essai-autobiographie)* Les titres marqués d'un * sont pratiquement introuvables.

En plus du Prix Goncourt, Simone de Beauvoir reçut en 1983 le PrixSonning du Danemark pour l'ensemble de son oeuvre. Ses livressont publies chez Gallimard et la majorité se retrouvent dans lacollection de poche Folio.

Préfaces et articles écrits parSimone de BeauvoirPréface de Le sexisme ordinaire, Éditions du Seuil, Coll. Libre àelles, 1979. (Recueil des chroniques du même nom dans les Tempsmodernes, de Cathy Bernheim et Liliane Kandel, entre autres).À propos de la mutilation sexuelle des femmes, préface àL'enterrée vive, de Renée Saurel, Éditions Slatkine. Reproduitedans Les nouvelles littéraires du 29 octobre 1981.La femme, la pub et la haine, in Le monde. 4 mai 1983 (sur la loiantisexiste).

Entrevues avec Simone de BeauvoirSimone de Beauvoir raconte l'histoire des «Carnets de la drôle deguerre» de Jean-Paul Sartre. Pierre Benichou, Nouvel Observateur,25 mars 1983.Simone de Beauvoir et le 8 mars: le féminisme n'est pas menacé,par Josyane Savigneau et Christiane Chombeau, Le Monde, 6-7mars 1983.Beauvoir par elle-même, Catherine David, Nouvel Observateur, 22janvier 1979.Entretien avec Simone de Beauvoir, Pierre Viansson-Ponte, LeMonde, 10 janvier 1978.

Livres consacrés à Simone de BeauvoirLes écrits de Simone de Beauvoir (La vie - L'écriture), avec enappendice Textes inédits et retrouvés, par Claude Francis etFernande Gonthier, Éd. Gallimard, 1979. (On ne saurait troprecommander ce livre volumineux (610 pages) et bien fait (maischer, près de 40$). Il contient une des bibliographies les pluscomplètes qui soient de ce que nous appellerons «l'oeuvre parallèle»de Simone de Beauvoir, qui consiste en articles, conférences,préfaces et interviews. 271 pages sont consacrées à sa chronologieavec l'aide de l'autobiographie écrite par Simone de Beauvoir, et les339 autres pages sont des textes «retrouvés» comme par exemple,deux chapitres inédite de L'invitée et un article sur Brigitte Bardotou le syndrome de Lolita. Passionnant.)Simone de Beauvoir aujourd'hui. Six entretiens avec la féministeallemande Alice Schwarzer, de 1972 a 1982. Éd. Mercure deFrance, 1984. (le plus récent)Le néo-féminisme de Simone de Beauvoir, Jacques J. Zephir, Éd.Denöel/Gonthier, 1982.Simone de Beauvoir, A Life of Freedom, Carol Ascher, BeaconPress, 1981.Simone de Beauvoir, Intégrale du film de Josée Dayan et MalkaRibowska, Éd. Gallimard, 1979.Simone de Beauvoir face à la mort, Jean-Raymond Audet, 1979.Simone de Beauvoir et le cours du monde, Claude Francis, Éd.Klincksieck, 1978 (très bel album de photos).La nature chez Simone de Beauvoir, Claire Cayron. Éd. Gallimard,1973.Simone de Beauvoir ou le souci de différence, Chantai Moubachir,Éd. Seghers, Coll. Philosophes d'aujourd'hui, 1972.Le malentendu du Deuxième sexe, Suzanne Lilar, Presses Univer-sitaires de France, 1970. (Elle aurait pu se passer de l'écrire mais sivous voulez rigoler... Comme dirait S. de B.: «Il y en a des commeça...!»)Simone de Beauvoir ou l'entreprise de vivre, Francis Jeanson,Éd. du Seuil, 1979. (Particulièrement passionnant)Simone de Beauvoir, Madeleine Chapsal, Éd. Julliard, Coll. Lesécrivains en personne.

Et aussi:Lettres au Castor, Tomes I et II, Lettres de Jean-Paul Sartre aSimone de Beauvoir, de 1926 a 1963, Éd. Gallimard, 1983.La folie en tête, Violette Leduc, Éd. Gallimard, Coll. Folio n°483,1970. (Autobiographie ou elle parle tout au long de Simone deBeauvoir)

Articles écrits sur Simone de BeauvoirSimone de Beauvoir, numéro spécial du Magazine littéraire, n°145,février 1979.Simone de Beauvoir ou la volonté du bonheur, Marie Denis, in Larevue nouvelle, n°7-8, juillet-août 1982, Bruxelles.

1 Bibliographie non exhaustive. Jusqu'à 1979, tous les écrits de S. de B. ettous les textes écrits sur elle sont compiles dans Le» écrits de Simone deBeauvoir, de Claude Francis et Fernande Bonthier. premier ouvrage deréférence.

40 LA VIF. EN ROSE, mars 1984

Simone de Beauvoir

Les enfants deSimone de Beauvoir

par Nancy Huston

II y a une réticence et une difficulté à direquoi que ce soit qui puisse entacherl'image de cette «mère» du Mouvementdes femmes qu'est Simone de Beauvoir,dans la mesure où nous sommes toutesses filles spirituelles. Par là je veux direnon seulement que nous puisons dans

ses écrits de l'inspiration personnelle (d'unecertaine façon, relire le Deuxième Sexe aujour-d'hui, c'est retrouver les germes de presquetout ce que nous avons pu écrire depuis: pourainsi dire chaque paragraphe semé par S. de B.a fleuri plus tard en un livre de quelqu'uned'autre), mais que cette œuvre a contribué,très concrètement, à créer les conditionsnécessaires pour l'avènement du néo-féminis-me elle a changé le contexte idéologique, et ducoup institutionnel, de notre époque.

En ce qui me concerne, l'image «idéale»que j'ai eue pendant longtemps de S. de B.était précisément cela: d'elle, je me faisais une

idée. Idée composée de tout ce qui appartenaitau savoir commun à son sujet: qu'elle a menéla vie la plus pleine qu'on puisse imaginer,bénie non seulement par l'intelligence maispar l'énergie, la santé physique et morale qu'ilfallait pour que cette intelligence puisseéclore; qu'elle a énormément voyagé, connu degrandes amitiés et défendu de grandes causespolitiques: qu'elle a été comblée d'honneurs,traduite dans toutes les langues et admiréedans le monde entier... Et puis, bien sûr, il yavait le couple formidable qu'elle formait avecJean-Paul Sartre: deux monstres de génie quiont témoigné pendant cinquante ans d'unamour et d'un respect incontestables l'un pourl'autre, même si lui a profité plus souventqu'elle de la liberté sexuelle dont ils s'étaientdotés d'un commun accord...

Mais depuis que j'ai essayé, en sillonnantl'œuvre romanesque et autobiographique del'auteure du Deuxième Sexe, de saisir quelquechose de la réalité de cette femme, l'idée queje me faisais d'elle s'est trouvée progressive-ment démentie, ou du moins mise en question.Cela m'a ébranlée, et ce que j'ai cherché àtranscrire ICI c'est un peu de cet ébranlement.Non pas pour «brûler mon idole» (non pas pour«assassiner la mère»), mais pour tenter de lafaire descendre, tout doucement, de sonpiédestal.

Entre 1949, date à laquelle fut publié leDeuxième Sexe, et 1970, date quimarque la renaissance du féminismeen France, S de B. a changé d'avis ausujet de la lutte des femmes; notam-ment elle a cessé de croire qu'il fallaitsurbordonner celle-ci à la lutte des

classes, et que le socialisme mettrait fincomme par magie au sexisme. Sur certainspoints cependant, elle est demeurée fidèle ases prises de position initiales. Dans uneinterview récente, par exemple, elle a déclaré(je cite de mémoire): «Le néo-féminisme n'estpas du tout mort, il se porte très bien; il s'estégaré pendant un moment dans l'impasse dela Différence mais maintenant il s'en sort».

Ce que recouvre ici le mot «Différence»,c'est un courant du mouvement des femmes

LA VIE EN ROSE, mars 1984 41

en France qui s'étend depuis Annie Leclercjusqu'à la feue revue Sorcières en passant parHélène Cixous et Luce Irigaray, et qui a tentéd'explorer et de revaloriser une certaine spéci-ficité féminine, presque toujours axée sur lecorps (et son éventuel retentissement dans lecorpus littéraire): règles, grossesses, accou-chements, temps cyclique, rapport différent àl'autre parce qu'on peut recevoir l'autre dansson corps, ou parce qu'on peut produire del'autre avec son corps, rapport différent parconséquent à la nature, à la culture et aulangage. Dans ces textes revenaient souvent,marqués d'un signe plus au lieu d'un signemoins, les thèmes de l'excès, du gaspillage, dubavardage, du don, du liquide, de l'insaisissable,de l'émotif - larmes, rires et pieds de nezopposés à la Raison.

Cela n'avait pas de quoi enchanter Simonede Beauvoir, elle qui a résumé, dans le premierchapitre du Deuxième Sexe («Les Données de

Simone de Beauvoirla biologie») tous les inconvénients qu'il yavait pour un esprit à habiter un corps femelle:dix pages à vous faire dresser les cheveux surla tête, tant est vive leur évocation du cycleoestral, qui «s'accomplit chaque mois dans ladouleur et le sang», du «travail fatigant» de lagestation, des dangers mortels de l'accouche-ment, pour aboutir a la conclusion peu réjouis-sante selon laquelle la femme «est de toutesles femelles mammifères celle qui est le plusprofondément aliénée, et celle qui refuse leplus violemment cette aliénation».1

L'aliénation de la femme, pour Simone deBeauvoir, c'est sa subordination à l'espèce.«C'est par la maternité que la femme accomplitintégralement son destin physiologique (...)puisque tout son organisme est oriente vers laperpétuation de l'espèce»2; «La femme, commel'homme, est son corps: mais son corps estautre chose qu'elle».3 Ces faits ne devraient-ils en rien infléchir la manière qu'ont lesfemmes d'appréhender la réalité, d'entrer eninteraction avec autrui, de lire ou d'écrire unlivre, de concevoir le temps? Ne sont-ils quedes handicaps et rien d'autre, autant d'obstaclessur le chemin de l'humanisation de la femme?

«L'impasse de la Différence»... Or il setrouve que ce sont ces faits-là - ce destin,cette orientation, cette aliénation de la femme -que Simone de Beauvoir a refusés pour elle-même. Ce refus (qu'aucune femme ne devraitavoir bien sûr à justifier), elle l'a exprimé dansles termes suivants: «Si je n'ai pas eu d'enfants,c'est parce que je ne voulais avoir que desrapports choisis, avec des êtres choisis »Ainsi, selon son système de valeurs personnel,l'individu doit l'emporter sur l'espèce, l'espritsur le corps, le choix sur la contingence, lanécessité sur la gratuite, ou - pour employer laterminologie maintenant un peu désuète de la«morale existentialiste» qui guidait la penséede Simone de Beauvoir en 1949 - la transcen-dance sur l'immanence.

«Je n'ai jamais regrette de ne pas avoir eud'enfants, dans la mesure ou ce que je voulaisfaire c'était d'écrire», a dit S. de B. dans uneautre interview. Et gare à ceux qui sortiraientle cliché fatigué selon lequel les livres d'unefemme sont un pis-aller pour les enfantsqu'elle n'a pas eus: S. de B. souligne à |ustetitre, dans le Deuxième Sexe, que pour beau-coup de femmes les enfants sont un pis-allerpour les livres qu'elles n'ont pas écrits ou pourles choses qu'elles n'ont pas accomplies.

Et pourtant Sartre lui-même recourt, sansdoute malicieusement, a cette métaphore«Savez-vous, écrit-il dans une lettre à Simonede Beauvoir, ce que Jules Renard dit descastors: «Le castor qui a l'air d'accoucherd'une semelle de soulier». Cela me demeure unpeu obscur (...). À moins qu'il ne parle de votrebelle petite chaussure que je me réjouis de liredans quelques jours». Et S. de B. de préciseren note que chaussure est le «nom que nousdonnions à nos écrits, par allusion au GoldenPot de Stephens ou les Lépricornes fabriquentde petites chaussures»4.

Ici, par un enchaînement de clins d'oeillittéraires et de codes intimes, le castor

42 LA VIE EN ROSE mars 1984

devient une mère Mais l'acception argotiquede ce mot en français est tout autre, commeSartre le savait bien: dans une autre lettre (ettoutes ses lettres à S. de B. commencent parles mots «Mon charmant Castor»), il parle de«ces plaisantes demi-putains - il faudrait direen beau langage: demi-castors - qui se fonttripoter par les soldats»5 En effet, un castorau XIXe siècle était une «fille de mœurslégères», et un demi-castor, au XVIIe, une«femme de conduite déréglée», comme l'indiquele Dictionnaire erotique de P. Guiraud6.

Tantôt mère et tantôt prostituée, le «castor»était tout ce que Simone de Beauvoir n'étaitpas. Elle a refusé l'un et l'autre des modèlesséculaires de la féminité ni maman, ni putain,elle a imposé au «castor» un nouveau sens, leforçant a designer une nouvelle manière d'êtrefemme même si le mot lui-même, et tous lesadjectifs qui l'affublent, restent masculins.

Dans les Mémoires d'une jeune fillerangée, Simone de Beauvoir nous apprend queson refus d'enfant est de très vieille date.Toute petite, en effet, elle s'est aperçuequ'«une mère de famille est toujours flanquéede son époux mille tâches fastidieuses l'ac-cablent. Quand j'évoquai mon avenir, cesservitudes me parurent si pesantes que jerenonçai à avoir des enfants à moi; ce quim'importait, c'était de former des esprits etdes âmes: je me ferai professeur, decidai-je»7.Promesse tenue: au lieu de former des corpsen chair et en os, Simone de Beauvoir consa-crerait toute sa vie à la formation des espritsPour ce faire, elle choisirait d'émuler son pèreet non sa mère, la dichotomie corps/esprit estcette fois explicite: «Je n'étais pour lui (sonpère) ni un corps, ni une âme mais un esprit,dit-elle. Nos rapports se situaient dans unesphère limpide ou ne pouvait se produireaucun heurt („.). Papa lui avait abandonné (àsa mère) le soin de veiller sur ma vie organique,et de diriger ma formation morale»8. Réparti-tion des tâches on ne peut plus classique, etqui n'avait rien de surprenant dans une famillede la bonne bourgeoisie française au début dusiècle Seulement, la répudiation du maternelchez Simone de Beauvoir ne pouvait être sansretentissement sur son travail théorique.

Autant il peut être d'un goût douteux d'allerfouiller dans la vie privée d'un auteur pour faireune prétendue «psychanalyse» de son œuvre,autant les rapprochements s'imposent quandl'auteure a elle-même publie des milliers depages d'autobiographie, ainsi que des romansa caractère ouvertement autobiographique.Chez S. de B. ces rapprochements sont parfoissaisissants. Quand son père apprit qu'elleavait eu ses premières règles, par exemple,l'adolescente quelle était se «consumai(t) dehonte J'avais imagine que la confrérie fémininedissimulait soigneusement aux hommes satare secrète. En face de mon père, je mecroyais un pur esprit: j'eus horreur qu'il meconsidérât soudain comme un organisme. Jeme sentis a jamais déchue»9.

Dans le romanesque, cette perception desmenstrues comme une «tare» donnera lieu àdes passages comme celui-ci dans LesMandarins - il s'agit des souvenirs d'une mèrea propos de sa fille - : «Quand je lui expliquaiqu'elle allait être réglée et ce que ça signifiait,elle m'a écoutée avec une attention hagarde etpuis elle a fracassé contre le sol son vasepréféré. Après la première souillure, sa colère aété si puissante qu'elle est restée pendant dix-huit mois sans saigner»10.

Et dans la théorie, S. de B. parlera desmenstrues comme «cet écoulement rouge quiavait plonge la fillette dans l'horreur». Maisest-ce que la menstruation est une chosehorrifiante pour toutes les fillettes ou seule-ment pour certaines? L'horreur est-elle uneréaction «naturelle» à ce phénomène naturel,ou bien le résultat du tabou dont il a étéentoure, et de la mauvaise éducation qu'ontreçue les fillettes - et leurs mères, et leurspères - à son sujet?

Ou encore: la partie du Deuxième Sexeintitulée «La Mère» démarre avec une demi-page sur la contraception, suivie de quinzepages sur l'avortement. Soit, ce sont desquestions extrêmement importantes, surtouten 1949, quand l'avortement était illégal et lacontraception très insuffisante, il n'en restepas moins que donner la priorité, dans unchapitre sur la maternité, au relus de maternitéreflète d'une manière peut-être excessive leschoix personnels de l'auteure. La grossesse,quant a elle, est représentée dans ce mêmechapitre sous des traits presque exclusive-ment négatifs; Simone de Beauvoir affirmeque «celles qui traversent le plus facilementl'épreuve de la grossesse, ce sont d'une partles matrones totalement vouées a leur fonctionde pondeuse (sic), d'autre part les femmesviriles qui ne se fascinent pas sur les aventuresde leur corps (...): Mme de Staël menait unegrossesse aussi rondement qu'une conversa-tion»12. Transparaissent, ICI encore, les équa-tions familières femme = corps, homme =esprit cette phrase ne suggère-t-elle pas queMme de Staël était «femme» parce qu'ellesavait mener une grossesse, et «virile» parcequ'elle savait mener une conversation7

Immédiatement après avoir pris la décisionde ne jamais devenir mère elle-même, Simonede Beauvoir petite imagine ce que sera sa vie

future: «Je planifierais (m)es journées dans lesmoindres détails, l'en éliminerais tout hasard;combinant avec une ingénieuse exactitudeoccupations et distractions, j'exploiteraischaque instant sans rien en gaspiller»13 Y a-t-il un lien entre ceci et cela ? Entre le refus dematernité et le quadrillage du temps ? Entre ladénégation de la «Différence» et la précipitation,l'urgence qui caractérisent le style de Simonede Beauvoir - son style littéraire, mais aussison style de vie9

«Être toujours «dans le coup», au cou-rant, au fait de ce qui se passe, partout et surtous les plans. Choisir les temps modernes-le présent, l'actualité - une fois pourtoutes. Se passionner pour les événementspolitiques et culturels, pour tous les mouve-ments et tous les courants d'idées; êtredans ces courants, aujourd'hui et pas plustard. Vivre la vie aussi intensément quepossible, la remplir, la transcrire dans unjournal intime, écrire des lettres quotidien-nes détaillées pendant chaque séparationavec Sartre, ne rien rater, saisir le tempsqui passe et le plaquer sur la page, lebaliser inlassablement par des mots, desmots et encore des mots - Sartre: «J'aitoujours considéré l'abondance commeune vertu»14 - discuter ensemble de tout,

Simone de Beauvoirne rien se cacher, devenir transparents l'unpour l'autre, tout savoir et tout dire, sur soi-même et sur le monde. Soi-même et lemonde pouvaient bien se transformer; lelangage rendrait compte de leurs trans-formations et en serait l'image en miroir.Ne jamais s'arrêter, emporter du travailpartout avec soi; faire coïncider le plusétroitement possible la vie et le travail,faire de sa vie une œuvre d'art et de sonœuvre d'art une vie, mener une vie exem-plaire en tout et a chaque instant - non pasparce qu'on est meilleur que les autresmais parce qu'on est plus exigeant, plusefficace, sans fausse pitié, sans indulgence:moral, mais d'un moralisme dont lescritères sont constamment à redéfinir,dans le libre choix de l'individu face aumonde. Avant tout, agir s'agiter, s'activer,être activiste, sans qu'aucune action jamaisne soit gratuite: tout doit compter, tout doit(pouvoir) être calculé. Et puisque la viec'est le travail, il s'ensuit que la paressec'est la mort: tout ce qu'on fait doit êtreédifiant d'une façon ou d'une autre, chaqueactivité doit avoir une double raison d'être,une double justification: elle doit êtreaimée non seulement pour elle-même maisparce qu'elle vous fait du bien, parce

qu'elle vous apporte quelque chose, parcequ'elle vous améliore- il faut fuir les zonesd'ombre et foncer vers la lumière, la vérité,vivre sous un spot et être soi-même unspot, un phare qui balaie la nuit du passé etde l'avenir pour le bénéfice de ses contem-porains. L'omniprésent. Le présent perpé-tuel Les Temps Modernes. «Sartre vivaitpour écrire; il avait mandat de témoigner detoutes choses et de les reprendre à soncompte a la lumière de la nécessité; moi, ilm'était enjoint de prêter ma conscience àla multiple splendeur de la vie et je devaisécrire afin de l'arracher au temps et aunéant»15.

Dans La Femme rompue, une épousesanctionne, après vingt ans de mariage, uneliaison de son mari dans l'espoir que celui-cis'en lassera; elle assiste, impuissante, àl'écroulement de toute sa vie. Elle dit: «Monerreur la plus grave a été de ne pas comprendreque le temps passe. II passait et j'étais figéedans l'attitude de l'idéale épouse d'un mariidéal („). (Peut-être la mort de mon père n'est-elle pas étrangère a ce laisser-aller. Quelquechose s'est brise. J'ai arrêté le temps a partirde ce moment-là)»16.

A propos de cette héroïne, Simone deBeauvoir affirme (sur le dos de la couverture)

En voyage avec Sartre

LA VIE EN ROSE, mars 1984 43

qu'elle est «la victime stupéfaite de la viequ'elle s'est choisie: une dépendance conjugalequi la laisse dépouillée de tout». Mais l'auteuren'est pas si distanciée de son personnage quecette déclaration pourrait laisser croire. À denombreuses reprises dans son autobiographie,elle avoue s'être identifiée à ses personnagesféminins les plus démunis, les plus affligés parl'infidélité de leur mari, les plus obsédés par levieillissement; certaines lettres de Sartre auCastor reproduisent presque textuellementles discours rassurants tenus par le mari de lafemme rompue, ou par Henri, le mari de Pauledans Les Mandarins... Et dans la Force deschoses, bilan de sa vie depuis la guerre rédigéen 1963, Beauvoir écrit: «Ce qui m'est arrivéde plus important, de plus irréparable depuis1944, c'est que (...) j'ai vieilli (..). L'un aprèsl'autre ils sont grignotés, ils craquent, ils vontcraquer les liens qui me retenaient à la terre(...). Les heures trop courtes me mènent à brideabattue vers ma tombe (...) Tournant un regardincrédule vers cette crédule adolescente (queje fus), je mesure avec stupeur à quel point j'aiété flouée»17.

On a beaucoup reproché à S. de B. d'avoirterminé ce livre sur une note aussi négative,certainement son désir de «descendre dupiédestal» y était pour quelque chose. Ce n'estpas toutefois sur la négativité que je voudraisinsister ici, mais sur le fait que finalement,même pour les épris de l'actualité, le tempspasse. La mort du père a-t-elle joué le mêmerôle dans la vie de S. de B. que dans celle de lafemme rompue? Impossible de le savoir- maiscette impossibilité elle-même est peut-êtresignificative: alors que Beauvoir consacre unlivre entier (Une mort très douce) a la désinté-gration du corps de sa mère, elle résume en unseul paragraphe de La force de l'âge la dispa-rition de son père, qui s'est pour ainsi direvolatilisé.

Il n'empêche que le temps passe. Simonede Beauvoir est devenue vieille (elle a publiéun livre sur La vieillesse), Sartre est mort (ellea publié La cérémonie des adieux), et ellemourra aussi... après quoi il ne restera plus quenous, ses filles spirituelles, pour prolonger satentative courageuse, folle, passionnée et pa-thétique pour comprendre, qui elle était.

Si, pour ma part, j'ai été frappée par lesthèmes du temps et de l'anti-maternel chez S. de B., c'est parceque j'ai longtemps eu des obsessionsidentiques. Moi non plus, je ne voulaispas avoir d'enfants; c'est un choix quifut mien et que j'ai défendu avec tant

de fougue que je le respecterai toujours. Laliberté plus grande du célibataire, et surtout dela célibataire, par rapport aux gens mariés, estincontestable. Le temps dont elle dispose -pour travailler, voyager, et s'instruire - estobjectivement, quantitativement, plus importantque le temps d'une mère. Mais je me suisaperçue que malgré tout le temps avaittendance à passer, et que je n'aimais pas samanière de le faire. J'avais beau le mesurer, ledistribuer, et m'efforcer d'en profiter au maxi-mum, je ne réussissais pas à le mater, à

Simone de Beauvoirl'immobiliser; il me glissait quand même entreles doigts.

Et si, après quelque dix années de vie defemme adulte-indépendante-célibataire-acti-viste, j'ai désiré partager ma vie avec unenfant (et aussi avec un homme, mais ça c estune autre histoire), ce fut entre autres raisonspour changer ce rapport-là au temps. Pour meforcer à accepter une certaine «perte» dutemps. Pour apprendre la paresse, la répétition,et les temps «morts». Parce qu'un enfant,peut-être plus qu'aucune autre expérience dela vie humaine, vous confronte et à la nécessiteet à la contingence. Quand vous lui mouchez lenez, ce n'est pas parce que c'est la chose quivous tient le plus à cœur à ce moment-là, c'estparce que c'est cela qu'il faut faire. De mêmepour acheter ses couches. Écraser ses carottes.Se lever la nuit. Marcher plus lentement dansla rue. Ce sont des «pertes de temps» auxquel-les il est impossible de remédier: des momentsde vie «insauvables», inracontables, irrécupé-rables. C'est comme ça. Et encore comme ça.Et encore la même chose. La vie pure. Lerapport à l'autre sans récit possible. On le faitvivre et c'est tout, il n'y a rien à en dire. Ducoup, la vie ne veut plus coïncider avecl'œuvre: ça déborde de partout, et ça vousdéborde. Effectivement, vous n'avez pas lechoix: ce ne sont pas des «rapports choisisavec des êtres choisis». L'enfant est là, celui-là et pas un autre, et il faut que vous subveniezà ses besoins. C'est nécessaire. Mais le plaisirqu'il vous apporte est, lui, parfaitement gratuit.Il n'est pas le résultat d'un «bon choix»: bonchoix de vin ou de promenade ou de livre oud'ami. Il vous tombe dessus sans que vous le«méritiez». Un sourire, un câlin, une confiancechuchotée - ces choses sont non seulement«gratuites», elles sont inestimables.

II s'agit là, me semble-t-il, d'un rapport àautrui qui ne relève pas forcément de l'altruisme,ni de l'aliénation. C'est un aspect de «l'huma-nité» qui s'est incarné traditionnellement,historiquement, chez les femmes plutôt quechez les hommes, et qui n'a pas à être bradé.Dans une interview de Jean-Paul Sartreréalisée en 1974 pour la revue L'Arc, Simonede Beauvoir demande si «le statut d'oppressionde la femme n'a pas développé en elle certainsdéfauts, mais aussi certaines qualités, quidiffèrent de ceux des hommes», ce à quoiSartre répond: «II est possible, en effet, qu'unemeilleure connaissance de soi, plus intérieure,plus précise, appartienne surtout à la femmeet moins à l'homme»18. On ne peut pas savoir àquoi fait allusion S. de B. lorsqu'elle parle de«certaines qualités» qui seraient propres auxfemmes, mais il est frappant que pour Sartre,cette supériorité hypothétique ne pourrait êtrequ'une «meilleure connaissance de soi»: projetauquel tous deux avaient consacré des annéeset des livres en grand nombre. Les femmesn'ont-elles pas toujours été formées et/oudouées, au contraire, de par les rôles qui leursont dévolus (épouse, mère, putain, muse ousecrétaire), pour la connaissance de l'autre? Ilest vrai que selon Sartre - si je peux mepermettre d'invertir sa célèbre boutade - les

autres, c'est l'enfer. (Et quand il parle de S. deB., ou elle de lui, c'est dans des termes quiréduisent à zéro l'altérité: «Sartre était unautre moi-même», «Nous ne faisons qu'un,mon bon Castor», etc.) Je ne dis pas, il nemanquerait plus que ça, qu'avoir un enfant estla seule manière pour un être humain de fairela découverte de la générosité et d'un authen-tique rapport à autrui. Et cependant, |e ne peuxm'empêcher de regretter que la prodigieuseréussite intellectuelle de S. de B. ait structurel-lement exclu cette expérience-là: expériencequi représente quand même, jusqu'à nouvelordre, une valeur incommensurable pour lagrande majorité des femmes. Des livres récents,notamment Silences de Tillie Olsen (livre queje trouve au demeurant très beau), endossentl'optique beauvoirienne et prônent la valorisa-tion à outrance de l'œuvre aux dépens desêtres... De Rilke, par exemple, qui refusa detravailler pour entretenir sa femme et sonenfant, de vivre avec eux, d'assister aumariage de sa fille et même de l'accueillir deuxheures chez lui pendant sa lune de miel - depeur que ces irruptions de vie ne brisent lasolitude dans laquelle il attendait sa poésie -Olsen dit qu'il témoignait d'une attitude«extrême - mais justifiée. II a protégé sespouvoirs créateurs».19 Les femmes n'ont passeulement le droit d'accéder à ces pouvoirscréateurs-là, elles ont aussi le devoir dereconnaître et de revendiquer ceux qu'elles onttoujours détenus. Le «deuxième sexe» doitconsidérer le «premier» non seulement commemaître mais comme élève, si nous souhaitonsun jour venir à bout de cette arithmétiqueabsurde.

N A N C Y H U S T O N

* D'origine canadienne, Nancy Huston vit aParis. Elle a participé aux revues Sorcières etHistoires d'elles, écrit couramment dans LesCahiers du GRIF a publié un roman, Lesvariations Goldberg et plusieurs essais dontJouer au papa et à l'amant et Mosaïque dela pornographie Elle travaille actuellementsur la question de l'amour et de la guerre

1,3/ Le deuxième sexe, S. de B. .tome I. Ed.Gallimard. 1949 pp 50,462/ Le deuxième sexe, tome II, p. 135.4, 5/ Lettres au Castor, J.-P Sartre, tome II,Ed. Gallimard, 1983, pp 149,19706/ Dictionnaire erotique, Pierre Guiraud,Ed. Payot. Paris. 1 978. p 2077,8,9/ Mémoires d'une jeune fille rangée,•S de B., Ed. Gallimard, 1954, pp 78. 50, 140.10/ Les mandarins, S de B., Ed. Gallimard,1954, p. 621 1 , 12/ Le deuxième sexe, tome II, op. cit.,pp 147, 16313/ Mémoires d'une jeune fille rangée, opc i t . p. 7814/ Lettres au Castor, op cit, pp 147.15/ La force de l'âge, S. de B . Ed.Gallimard.1960. p. 62716/ La femme rompue, S. de B. , Ed. Gallimard,1960, p. 211.17/ La force des choses, S. de B . Ed. Galli-mard. 1963. pp. 681. 686.1 8 / L 'Arc, n o 6 1 , p. 12.19/ Silences, Dell. New York, 1983, pp 33,34

44 LA VIE EN ROSE, mars 1984