Simon Toulou Université de Genève...

23
Enseigner la tradition orale: quel type d’éducation pour les griots? Le cas de Kéla (Mali) Simon Toulou Université de Genève [email protected]

Transcript of Simon Toulou Université de Genève...

Enseigner la tradition orale: quel type d’éducation pour les griots?

Le cas de Kéla (Mali)

Simon ToulouUniversité de Genève

[email protected]

Présentation des griots mandingues

• Groupe des Nyamakalaw:§ Finaw (éveilleurs de conscience)§ Garankew (travailleurs du cuir)§ Numuw (travailleurs du bois et des métaux)§ Jeliw (griots / griottes: fonction héréditaire)

leurs patronymes : § Kuyaté (Kouyaté), Jabaté (Diabaté), Kamisoko,

Somano, Danté, Jawara (Diawara) etc.

• Outils du griot:§ Les instruments de musique§ La parole

Présentation des griots mandingues

• Conception de la parole§ La parole est sacrée§ C’est un instrument qu’il faut savoir utiliser en public, car

pouvant agir en bien ou en mal§ Elle est chargée du « nyama » (poison ou force occulte)§ Pour les mandingues: « la parole n’est pas agréable, mais le

silence ne l’est pas davantage » (Camara, 1986); d’où la nécessité de passer par ceux qui en ont l’expertise.

• Fonction et rôle des griots§ Orateurs publics, musiciens, gardiens des traditions,

historiens, généalogistes, médiateurs, formateurs d’autres griots, etc.

Problématique• À propos de la formation des jeliw (griots /

griottes):§ Beaucoup de travaux sur les griots, mais très peu sur la

formation (Okpewho, 1992; Jansen, 2000). On peut distinguer les trois pôles ci-après:

– Groupe 1: Sans analyse empirique, affirmation de l’existence d’une formation rigoureuse (Johnson, 1986 ; Leynaud & Cissé, 1978 ; Mauny, 1973 ; Perrot, 1993; Schaffer & Cooper, 1980)» Perrot (1993) qui affirme que dans l’aire mandingue, «

contrairement aux autres traditions où le savoir s’acquiert d’une manière plus ou moins informelle, l’apprentissage fait l’objet d’un enseignement formalisé qui peut durer dix ans ou plus » (p. 59)

Problématique– Groupe 2: Affirmations avec exemples tirés de la

littérature (Camara, 1996; Kesteloot, 1971; Okpewho, 1990, 1992)

» Camara (1996) parle d’un « enseignement spécifiquement organisé sous une forme institutionnelle » (p. 768)

» Okpewho (1992) analyse certains « aperçus » contenus dans les ouvrages de Babalola (1966), Nketia (1974), Opland (1980) et Azwonye (1990) pour en déduire 2 modes de formations: «informelle» Vs « raffinée »

Problématique– Groupe 3: Affirmations sur la base de certaines études

(Diawara, 1990; Dramé & Senn-Borloz, 1992; Hale, 1998; Jansen, 2000, 2001; Janson, 2002; Schaer, 2005)

» Les observations de Jansen (2000) l’amènent :• à affirmer que l’enseignement du maître est contenu dans

presque tout acte de communication qu’il donne (p. 23); • à envisager la possibilité d’un mode parallèle où « le

kumatigi peut donner une formation à laquelle nul non-initié n’a jamais assisté » (p. 208)

» Diawara (1990) atteste de l’existence d’une école de traditionnistes à Bagaama (« l’école existe à partir de l’instant où il y a une formalisation du processus d’acquisition des connaissances, où l’enfant est enlevé à sa famille et placé sous le contrôle d’un supérieur qui l’initie aux choses du passé » (p. 94)

Problématique

• À propos de l’éducation:§ La même difficulté (à caractériser les

phénomènes éducatifs s’observe) chez les spécialistes de l’éducation avec 3 modalités:

- L’éducation formelle « forme scolaire » (Fabre, 2003; Lahire, 1993)

- L’éducation informelle (Brougère, 2007; Dasen, 1987; Poizat, 2003)

- L’éducation non formelle (Bibeau, 1989; La Belle, 1982)

Problématique§ La forme scolaire apparaît comme « le mode

dominant de socialisation » (Maulini & Perrenoud, 2005)§ Brougère & Bézille (2007, p.119) soulignent la

tendance à assimiler informel à non-scolaire, ou encore, à ce qui est adventice (Poizat, 2003 ; Fabre, 2005)§ Mais, font remarquer plusieurs auteurs (Escot, 1999;

Maulini & Montandon, 2005; Toulou, 2005), la tendance générale consiste à opposer l’école aux autres modalités éducatives§ On note une confusion entre la formalisation de la

situation et la formalisation de la dimension éducative(Brougère, 2007)

Cadre général de la recherche

• Notre but:– Questionner la subdivision actuelle des

modalités éducatives qui se décline en:• Éducation formelle;• Éducation informelle;• Éducation non formelle.

– Discuter cette problématique à travers une recherche empirique sur la formation des griots

Questions pour cette contribution

• Comment les griots de Kéla (petit village du Mali) font-ils pour préserver leur culture traditionnelle? Comment est-elle transmise?

• Quelle place peut-on accorder à cette forme de perpétuation et de transmission essentiellement orale du savoir ancestral?

Quelques éléments de méthode• Choix des sites (Niagassola vs Kéla)• Démarche de contact• Contrat de recherche§ La possibilité d’enregistrer et de filmer tout ce qui a

trait à la profession, sauf ce qui serait désigné comme relevant du sacré§ L’exclusivité d’être convoqué par eux-mêmes pour les

séances d’enseignement et d’apprentissage§ La consigne de procéder à ces séances comme

d’habitude§ La possibilité d’avoir des interviews périodiques avec

les garants de la tradition et leurs apprentis

Aperçu des résultats par rapport au site de Kéla (Mali)

• Présence d’une institution composée:• D’un jelikuntigi (ou chef des griots) • D’un kumatigi (ou maître de la parole) • Des jelikorobaw (griots du troisième âge ou d’un âge plus

avancé)

• Ces personnes travaillent selon des principes hérités de leurs ancêtres. Pour être formé, il faut:

• manifester l’intérêt pour un aspect du métier (en assistant à des événements culturels ou en côtoyant les seniors)

• expliciter son désir d’être formé

Aperçu des résultats par rapport au site de Kéla (Mali)

• Période de l’année propice à la culture et voyages de découverte

• Présence des événements culturels:• Improvisés (toute occasion est prétexte à rassemblement

culturel; tout rassemblement peut être propice pour l’apprentissage)

– Cas des visiteurs et touristes qui provoquent des événements

• Planifiés:– Cas des pêches collectives– Cas du kamabolon-ti qui combine dynamisme de la population

et aides des pouvoirs politiques

• Ceci donne lieu à plusieurs types de formations

Formation socio-générale (intégrée)

IndirecteFormation ciblée (décrochée) Incidente

Implicite

Pratique :- Privée-

Publique

Disciplinaire :- Musique- Parole chantée- Parole dite

Aperçu des composantes du processus de formation des griots à Kéla

À propos de la formation ciblée:

• L’entrée dans le système (à travers des palabres)

• Négociation d’un contrat didactique• Enseignement décroché autour d’un ou

plusieurs objets d’enseignement• Sortie du système (à travers une

évaluation semi-publique)

L’enseignement autour d’un objet: le cas des panégyriques

• Un enseignement décroché autour de l’épopée de Soundjata Kéita avec des gestes spécifiques:§ de base:w Déclamation magistrale (DM);w Enonciation/Répétition (E/R);w Récitation (Ré).

§ Combinés• Un enseignement rigoureux sur la forme (systématicité induite par

l’objet) avec une progression par fragments parallèles• Une présence des formes de régulations inégalement réparties à

travers des interventions métalinguistiques, métacommunicatives et métadiscursives

Comparaison de cet enseignement avec l’enseignement de la palabre irénique: le cas des procédures de démarches

de mariage

• Avec la palabre, il y a un passage qui s’effectue du genre essentiellement littéraire (panégyrique) vers un axe qui intègre aussi des genres publics non littéraires (palabre irénique ou agonistique)

• Différence au niveau de la mise en place du dispositif didactique (titre du panégyrique vs totalité de la procédure)

Aperçu des résultats: 4

• Sortie du système (à travers une séance semi-publique):– Évaluation formative à travers le jelitolon

Conclusion

• Enseignement déployé dans un continuum

• Modalités complémentaires

• Nécessité de revoir certaines idées reçues

Références bibliographiques• Bibeau, R. (1989). L’éducation non formelle au Québec. Paris : Unesco.• Bronckart, J.-P. & Plazaola-Giger, I. (1998). La transposition didactique – histoire et perspectives d’une

problématique fondatrice. Pratiques, 97/98, 35-38. • Brougère, G. (2007). Les jeux du formel et de l’informel. Revue française de pédagogie, 160, 5-12. • Brousseau, G. (1996). Fondements et méthodes de la didactique des mathématiques. In J. Brun (Ed.), Didactique

des mathématiques, (pp. 45-143). Paris : Delachaux et Niestlé. • Camara, S. (1996). La tradition orale en question. Cahiers d’études africaines, 144, 763-790.• Chevallard, Y. (1985/1991). La transposition didactique, du savoir savant au savoir enseigné. Grenoble: La

Pensée Sauvage.• Chevallard, Y. (2007). Readjusting didactics to a changing epistemology. European Educational Research Journal,

vol. 6, no 2, 2007, pp. 9-27. • Dasen, P. R. (1987). Savoirs quotidiens et éducation informelle. Genève : Université de Genève. • Dasen, P. R. (2004). Education informelle et processus d'apprentissage. In A. Akkari et P. Dasen (Ed.),

Pédagogies et pédagogues du Sud (pp. 23-51). Paris: L'Harmattan.• Dasen, P. R. (in press). Informal education and learning processes. In P. R. Dasen & A. Akkari (Ed.), Educational

theories and practices from the majority world (pp. 27-48). New Dehli: Sage. • Diawara, M. (1990). La graine de la parole : dimension sociale et politique des traditions sociales du royaume de

Jaara (Mali) du XVème au milieu du XIXème siècle. Stuttgart : Franz Steiner/ Verlag. • Dolz, J. & Schneuwly, B. (1998). Pour un enseignement de l’oral. Initiation aux genres formels à l’école. Paris :

ESF. • Dramé, A. & Senn-Borloz, A. (1992). Jeliya: être griot et musicien aujourd’hui. Paris : Harmattan.• Escot, C. (1999). La culture scientifique et technologique dans l’éducation non formelle. Paris : Unesco.• Fabre, M. (2003). L’école peut-elle encore former l’esprit? Revue française de pédagogie, 143, 7-15. • Félix, Ch. (2002). L'étude à la maison : un système didactique auxiliaire. Revue des sciences de l'éducation, 38 /3,

483-505. • Hale, T.-A. (1998). Griots and Griottes of West-Africa. Bloomington: Indiana University Press.• Jahoda, G. (1983). The cross-cultural emperors’ conceptual clothes: the emic-etic debate re-visited. In J.B.

Deregowski, S. Dziurawiec & R. C. Annis (Eds), Expiscations in Cross-Cultural Psychology. Lisse: Swets & Zeitlinger (pp.19-37).

Références bibliographiques

• Jahoda, G. (1992). Crossroads between culture and mind. New York: Harvester/Wheatsheaf.• Jansen, J. (2000). The Griot’s Craft. An Essay on Oral Tradition and Diplomacy. Hamburg: Lit Verlag.• Jansen, J. (2002). Les secrets du Manding: les récits du sanctuaire Kamabolon de Kangaba. Leiden: CNWS –

Leiden University.• Janson, M. (2002). The Best Hand is the Hand that Always Gives. Leiden : Research School CNWS – Leiden

University.• Johnson, J.-W. (1986). The Epic of Son-Jara, a West African Tradition. Bloomington: Indiana University Press.• Joshua, S. & Félix, Ch. (2002). Le travail à la maison, un milieu pour l'étude. Revue française de pédagogie, 141,

89-97. • La Belle, Thomas, J. (1982). Formal, non formal and informal education : a holistic perspective of lifelong learning,

Revue internationale de pédagogie, XXVIII, pp. 159-175.• Laborde, D. (2005). La mémoire et l’instant: les improvisations chantées du bertsulari basque. Donostia : Elkar. • Lahire, B. (1993). Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de « l’échec scolaire » à l’école primaire. Lyon :

Presses Universitaires de Lyon. • Leynaud, E. & Cissé Y. (1978). Paysans Malinké du Haut Niger (Tradition et développement rural en Afrique

Soudanaise). Bamako : Edition Imprimerie Populaire du Mali.• Maulini, O. & Montandon, C. (Ed.) (2005). Les formes de l’éducation : variété et variations (Raisons éducatives).

Bruxelles : De Boeck. • Maulini, O. & Perrenoud, Ph. (2005). La forme scolaire de l’éducation de base : tensions internes et évolutions. In

O. Maulini & C. Montandon (Ed), Les formes de l’éducation : variété et variations (pp. 147-168, Raisons éducatives). Bruxelles : De Boeck.

• Mauny, R. (1973). ‘Notes bibliographiques’ in Bulletin de l’IFAN, t. XXXV, série B, n° 3 : pp. 759-760.• Mercier, A., Schubauer-Leoni, M-L, Sensevy, G., (Ed.) (2002). Vers une didactique comparée. Revue Française

de pédagogie, 141, 5-16.

Références bibliographiques

• Okpewho, I. (1979). The Epic in Africa. Toward a poetics of the oral performance. New York: Columbia University Press.

• Okpewho, I. (1990). The oral performance in Africa. Ibadan: Spectrum books.• Okpewho, I. (1992). La littérature orale en Afrique Subsaharienne. Paris: Ed. Mentha.• Pain, A. (1990). Education informelle : les effets formateurs dans le quotidien. Paris : L’Harmattan. • Perrot, H. (1993). Le Passé de l’Afrique par l’oralité (analyses bibliographiques). Paris : Ministère de la

Coopération et du Développement.• Rey-Debove, J. (1997). Le métalangage (2ème édition). Paris : Armand Colin/Masson.• Schaer, N. (2005). La transmission des savoirs musicaux par un musicien traditionnel Burkinabé, au Burkina Faso

et en Suisse. Mémoire de licence, Université de Genève. • Schneuwly, B. (1995). La transposition didactique. Réflexions du point de vue de la didactique du français langue

maternelle. In J.-L. Chiss, J. David & Y. Reuter (Ed), Didactique du français, état des lieux. (pp. 47-62). Paris : Nathan.

• Schneuwly, B. (1996). Le métalangage n'existe pas ? Et alors ? Note sur une table ronde. La lettre de la DFLM, 18, 19-21.

• Schneuwly, B. (2000). Les outils de l’enseignant. Un essai didactique. Repères, 22. • Schneuwly, B. & Dolz, J. (à paraitre). La construction de l'objet enseigné en français. Analyse du travail de

l'enseignant en classe sur la grammaire et la production écrite (titre provisoire). • Super, C. M., & Harkness, S. (1986). The developmental niche: Conceptionalisation at the interface of child and

culture. International Journal of Behavioral Development, 9(4), 545-570. • Toulou, S. (2005). La formation des griots : quelle forme éducative ? In O. Maulini & C. Montandon (Ed.), Les

formes de l’éducation : variété et variations (pp.82-102, Série Raisons éducatives). Bruxelles : De Boeck.• Toulou, S. (2006). Oral transmission to younger generations during ceremonial preparations : the case of the 2004

Kamabolon ti. In D.M.E. Bouwman & A. Breedveld (Ed.) Education in the Mande World. Mande studies, 8, pp. 27-38.

Références bibliographiques

• Toulou, S. & Dolz, J. (2005). Analysing videotaped data, what type of methodological tools? The case of an argumentative text. In: L. Allal & J. Dolz (Ed.), Proceedings of Sig-writing 2004 (9th International Conference of the EARLI Special Interest Group on Writing, september 20-22, 2004).Geneva : University of Geneva. [CD-ROM]. Adcom Productions

• Vincent, G. (Ed.) (1994). L’éducation prisonnière de la forme scolaire. Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles. Lyon : Presses Universitaires de Lyon.