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7/23/2019 Silviano Santiago, J'ai deux mains et le sentiment du monde http://slidepdf.com/reader/full/silviano-santiago-jai-deux-mains-et-le-sentiment-du-monde 1/23  J'AI DEUX MAINS ET LE SENTIMENT DU MONDE  Silviano Santiago Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2012/4 - n°76 pages 80 à 101  ISSN 1144-0821 Article disponible en ligne à l'adresse: ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2012-4-page-80.htm ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Santiago Silviano, « J'ai deux mains et le sentiment du monde », Rue Descartes , 2012/4 n°76, p. 80-101. DOI : 10.3917/rdes.076.0080 ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie.  © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays.

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J'AI DEUX MAINS ET LE SENTIMENT DU MONDE

 

Silviano Santiago 

Collège international de Philosophie | Rue Descartes

2012/4 - n°76

pages 80 à 101

 

ISSN 1144-0821

Article disponible en ligne à l'adresse:

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http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2012-4-page-80.htm

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Pour citer cet article :

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Santiago Silviano, « J'ai deux mains et le sentiment du monde »,

Rue Descartes , 2012/4 n°76, p. 80-101. DOI : 10.3917/rdes.076.0080

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SILVIANO SANTIAGO

J’ai deux mains et lesentiment du monde

 J’entreprends cet éloge de la main comme on remplit un devoir d’amitié. Au moment où je commence à l’écrire, je vois lesmiennes qui sollicitent mon esprit, qui l’entraînent. Elles sont là, ces compagnes inlassables,

qui, pendant tant d’années, ont fait leur besogne, l’une maintenant en place le papier,

l’autre multipliant sur la page blanche ces petits signes pressés, sombres et actifs.Henri Focillon, Éloge de la main, 1934

Mes doigts refont donc ce qu'ont fait ceux de Giacometti, mais alors que les siens cherchaientun appui dans le plâtre humide ou la terre, les miens remettent avec sûreté leurs pas dans ses pas.

 Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti

La carte de la main : géographie et divinationDe l'équation, moi partie du Cosmos, à l'axiome, Cosmos partie du moi

Oswald de Andrade, Manifeste anthropophage

À partir de la seconde moitié du XXe siècle, la découverte du monde par les jeunes artistesbrésiliens ne se fait plus à la manière de Torres-García, mais plutôt sur le modèle de l’artisteplasticienne Adriana Varejão (née en 1964), dont le travail récent, datant de 2003, ferme etréouvre les conquêtes de l’expérimentalisme artistique, amorcé entre les années cinquante etsoixante. Le continent (pour reprendre Torres Garcia) américain devient contigent, pourexploiter l’image et le titre qu'Adriana Varejão a donnés à l’une de ses œuvres,  Contigente

(2003). Dans « contigente », espèce de mot-valise (ou portemanteau, cher à James Joyce), il

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y a « continent », « contigu » et « contigo » (avec toi) etc, sans oublier « gente » (gens).Prenant sa propre main, paume de face, Adriana fait sien le monde/cosmos. L’âme tientdans le creux de la main comme on dit en chiromancie (l’interprétation des lignes de lamain). L’artiste va puiser du côté du poète et homme de théâtre Antonin Arthaud et du

philosophe Walter Benjamin, auteur de l’essai Théorie de la ressemblance. Elle prend enphoto sa propre main contre un mur et la restitue sous le double prisme du géographe etde la voyante. Elle commence par tracer une ligne rouge qui traverse les lignes que la viea creusées dans sa main. Cette ligne, qu’elle nomme « Équateur », renvoie le spectateur àune représentation cartographique du monde à la subjectivité intense et puissante,débarrassée de l’objectivité de ces petits cubes qui désignent habituellement les noms descontinents et les nations. (la photo de la main avec le trait rouge deviendra plus tardlinotype.)

Adriana Varejão, Contigente (2003)

La ligne de l’Équateur vient s’inscrire dans la peau de l’artiste sur la partie privilégiée de son

corps – sa main. Ce trait supplémentaire, rouge sur fond vert (laissons de côté l’interpré-

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tation des couleurs), contraste avec les lignes naturelles de la main. Ces lignes au creux de lamain, dessinées depuis la naissance et évoluant au fil des ans, révèlent le cœur, la tête, la vie,la destinée, et revitalisent de façon subjective l’énergie rouge de l’Équateur. La main pétrit

avec la paume, tandis que ses doigts en extension tentent d’atteindre ce qui se trouve au-delàde l’horizon géographique et humain. Main, lignes, couleurs – voici la carte du monde telqu’il se révèle à l’artiste par les images qu’elle produit.Si on lui associe la vision divinatoire de la chiromancie, la représentation cartographiqued’Adriana renvoie le spectateur à une forte exposition de lumière qui lui ouvre les yeux (àl’instar de l’ouverture du diaphragme de l’appareil photo) sur les mystères du cosmos,puisque les astres –et leur influence sur l’être humain – sont inscrits dans la représentation dela main. Quant aux lignes de la main, elles enrichissent d’une autre perspective la ligne del’Équateur, transformant la main en une représentation qui échappe à la configuration de la

carte du monde, offerte par la planète Terre. La main est «le cosmos, partie de moi».L’index est relié à Jupiter, le majeur à Saturne, l’annulaire au soleil, l’auriculaire à Mercure,et le pouce à Vénus et à Mars. Observons, par exemple, comment l’équateur divise nonseulement la planète Terre mais sépare aussi le pouce en deux à l’endroit où sont placés etreprésentés Vénus, déesse de l’amour, et Mars, dieu de la guerre.

La main de l’artiste et le radar de la fourmi

Aspiro ao grande labirinto (Rocco, 1986) réunit les pages du journal intime de Hélio Oiticica(1937-1980) et ses écrits sur l’art. La compilation s’ouvre sur un texte précurseur et révolu-tionnaire, daté du 31 mars 1954 (il avait alors 17 ans, et il est intéressant de rappeler que la lettretestament du suicide de Getúlio Vargas fut écrite le 24 août de la même année). Ici également, onsent l’importance de la main de l’artiste. Il s’agit d’une petite fable à la manière de Samuel BeckettCette fois, la main de l’artiste est posée à plat sur la table. Une fourmi marche sur lasurface du plateau. La main de l’artiste se ferme et ses doigts s’allongent l’un après l’autrepour lui faire obstacle. D’abord l’index, puis le pouce et enfin le majeur. L’artiste observecomment l’insecte cherche à dévier sans trop s’écarter de sa trajectoire pour échapper audoigt gulliverien qui entrave son chemin. La fourmi veut éviter l’obstruction que luiimpose le géant par ce geste autoritaire. Le minuscule insecte pressent le danger etinvente/expérimente un nouveau trajet –plus long mais sans doute plus satisfaisant. En

ayant recours à une circumnavigation libératrice, la fourmi a développé et exercé ce que

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nous appelons vulgairement un sixième sens. Helio écrit :

En observant comment la fourmi a contourné mon pouce en déviant à peine,   je résolus d’essayer son

radar[souligné].

Non qu’il faille à l’artiste affronter bêtement et inutilement l’(es) obstacle(s) qui se dresse(nt)sur son chemin puisque l’espace dans lequel il circule et s’inscrit est aussi vaste que lesreprésentations bi-dimensionnelles du monde et suffisamment large pour lui permettrequelques fioritures. Il suffit de savoir observer le comportement de l’autre et d’oser expéri-menter de ses propres doigts, avec sa propre main. La connaissance du monde est à la portéede l’artiste, de sa main, de son regard, dans le comportement ingénieux de la fourmi. C’estdans la main de l’artiste, à la portée de son imagination et de son esprit, que l’on observe lafourmi et ses expériences sur la surface de la table, et c’est ce savoir –emprunté à un insecte– symbole de la brésilianité, cf les romans Triste fim de Policarpo Quaresme de Lima Barreto etMacunaíma de Mario de Andrade –qui l’amènera à expérimenter, tel un radar, de nouveauxconcepts comportementaux pour conduire l’art brésilien aux différentes parties du monde. Àcet égard, la connaissance scientifique de l’homme civilisé se superpose aux ressourcesintuitives de survie issues de l’instinct animal. Souvenons-nous du  Manifeste Pau-Brasil :

Nous avons une base double et présente – la forêt et l’école. La race crédule et dualiste et la géométrie, l’algèbre etla chimie juste après le biberon et la tisane d’anis. Un mélange de «dors mon enfant sinon le loup viendra te manger » et d’équations.

 – Une vision qui bat dans les cylindres des moulins, dans les turbines électriques, dans les usines de production, dansles questions de change, sans perdre de vue le Musée National. Bois Brésil. – Obus d’ascenseurs, cubes de gratte-ciel et la sage paresse solaire. La prière. Le carnaval. L’énergie intime.Le merle. L’hospitalité un peu sensuelle, amoureuse. La saudade des sorciers et les terrains d’aviation militaire.Bois Brésil.

Radar de fourmi. Instinct animal et savoir scientifique, dans leur différence, s’articulent dansun mouvement non-dialectique qui gagne du terrain dans une «double affirmation» (cf.Deleuze/Nietzsche). Cela permet de contrôler les éléments disparates en les mélangeant eten fournissant de nouvelles données à la libre circulation de chaque être humain dans l’espacedu monde contemporain, pris depuis la deuxième moitié du XXe siècle par des vagues de

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diasporas insoupçonnées qui ont créé une autre forme de cosmopolitisme, celui des pauvres.Il suffit de savoir observer le comportement de cet insecte qui, en échappant à la rigueurlinéaire qu’il s’était fixée comme étant la meilleure, est capable d’expérimenter en

construisant un parcours nouveau et original qui dévie de la trajectoire naturelle initiale et quila contourne avec son imagination et son art.En raison des persécutions de la dictature militaire instaurée au Brésil en 1964, Gilberto Gilet Caetano Veloso se sont exilés à Londres. Dans une chanson devenue célèbre etemblématique, Gilberto Gil relate comment il a appris à retracer à la règle et au compas sonparcours par le monde, à contourner l’obstacle que la dictature militaire avait constitué pourlui. Il envoie à tous «Aquele abraço» (cette accolade) :

Mon chemin par le monde Je le trace moi-même

Bahia m'a déjà donné la règle et le compasC’est à moi de décider sur moi

Avant d’être une faculté proprement humaine, l'intuition de l'artiste est l'intuition de l'insecte,pourvu qu’elle ait été métamorphosée en temps voulu –entre ses mains– par les ondesradioélectriques du radar. L'intuition est la forme et c'est la force qui manipule l’empirie, pourrester au coeur du concept cher à Hélio Oiticica et à Lygia Clark. L’intuition élabore un traithumain et artistique à la surface de la terre, un tracé dans l’aire à la fois vaste et limitée de sonexécution. L'important est de savoir inventer le chemin qui est et sera le sien.

Le radar du piguara 2, senhor do caminho 

Rien n’est plus objectif que la subjectivité de l’instinct, celui de l’animal comme celui del’homme. Dans la tradition littéraire brésilienne, la fable beckettienne de Hélio Oiticicarencontre son pendant révélateur dans une autre fable de José de Alencar (1829-1877) où ilraconte comment l’Indien ouvre un propre chemin dans la forêt vierge. Par cette fable,l’écrivain romantique du Céara met en relief avec la grâce propre à un habitant du  sertaobrésilien, l’espace bi-dimensionnel de base, l’immensité infinie d’un mur vert sur unephotographie, l’espace du monde sur une carte, enfin du cosmos, ainsi qu’ils sont transcrits

dans le creux de la main. Souvenons nous du linotype d’Adriana Varejão. Il fait aussi ressortir

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le tracé original commencé par la fourmi sur la surface de la table (Oiticica). Il met égalementen valeur le chemin de l’exil du compositeur, perdu dans le monde comme l’exprime lachanson « Aquele abraço», de Gilberto Gil.

Avec José de Alencar, je me réfère à l’expérimentation à laquelle doit se livrer l’Indienquand, face à une forêt vierge, il doit dégager le chemin au plus vite. Il doit se munir de sonradar à lui puisque la forêt tropicale est un obstacle dense et impénétrable. Cependant, il estnécessaire de poursuivre le chemin dans la continuité de ce qui a été initié. Celui qui ouvre lavoie à travers une forêt est, comme Adriana et sa main, comme la fourmi sur la table, ouGilberto Gil à Londres dans les années soixante-dix, en train de tracer un trait décisif etextrêmement original pour le monde, un trait utile également puisqu’il est passible d’êtretransmis aux générations futures. Se dégage le chemin.Comme Alencar est perdu au XIXe siècle brésilien, voici un extrait de la «Lettre au Dr

 Jaguaribe», qui sert de postface à Iracema : Je me souviens d’un exemple tiré de ce livre. Les indigènes appelaient guide le Seigneur du chemin, piguara. Labeauté de l’expression sauvage dans la traduction littérale et étymologique me paraît bien saillante. Ils ne disaient

 pas connaisseur du chemin malgré qu’ils aient le terme approprié, couab, parce que l’expression n’exprimerait pasl’énergie de leur pensée. Le chemin dans l’état sauvage n’existe pas, ce n’est pas une chose à connaître. Il se fait àl’occasion de la marche à travers la forêt ou le champ, et dans une certaine direction ; celui qui la connaît et qui ladonne est réellement seigneur du chemin.

 – N’est-ce pas beau ? N’est-ce pas là un trésor de la poésie brésilienne ? – Il y aura celui qui préfèrera l’expression « roi du chemin » bien que les Brasis n’aient pas de roi, ni l’idée d’unetelle institution. D’autres s’inclinent au mot  « guide », considérant qu’il est plus simple et plus naturel en

 portugais, même s’il ne correspond pas à la pensée du sauvage.

À l’inverse, en se tournant vers le passé et pas obligatoirement vers l’avenir, la languenationale peut être cosmopolite de façon divergente. Il existe des termes du langagequotidien, populaires et érudits, «dans la condition de dictionnaire» comme dit Drummond,mais il en existe d’autres, réprimés au fil du temps, et, par conséquent, proscrits dudictionnaire de la langue portugaise parlée au Brésil. Il est indispensable de s’occuper de lasurvivance (voir Aby Warburg) des mots des langues indigènes et africaines qui ont disparu

avec la colonisation (concernant la survie des langues africaines, il faut se référer au récent

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ouvrage: Cafundó: a África no Brasil : linguagem e sociedade, 1996, signé de Peter Fry et CarlosVogt). Avec les mots proscrits –contrairement à ce que peut supposer le bon sens futuriste– ce ne sont pas les actions et les situations qui sont désignées. Les actions et les situations

demeurent dans l’inconscient des habitants de la région.L’hybridité linguistique cosmopolite est à double tranchant. Elle peut mener à la disparitiondu mot le moins fort ; elle peut mener à la redécouverte du mot perdu dans l’espace et dans letemps, et qui, ressuscité par la sensibilité de l’artiste, se met à désigner l’action qui poussel’individu à l’audace et à la liberté d’action. Par ignorance linguistique, nous ne sommes pasparvenus à donner un nom correct à une action. Le mot apparemment incorrect, et doncabsent du dictionnaire, est celui qui désignait correctement l’action. «Le chemin dans l’étatsauvage n’existe pas, ce n’est pas une question de savoir. Il se fait à l’occasion de la marche àtravers la forêt ou du champ, et dans une certaine direction; celui qui la connaît et qui la

donne est réellement Seigneur du chemin».La fourmi que Hélio Oiticica observe en train de marcher sur la surface de la table en déviantde sa trajectoire est piguara, Dame du chemin, elle n’est ni la reine du chemin ni un guide.Plus important encore: elle n’a pas connaissance du chemin, elle doit l’inventer, de façonexpérimentale, devant l’obstacle que représente le doigt gulliverien qui lui barre la route. Ilen est de même pour Gilberto Gil qui, perdu et sans argent dans le froid londonien à cause dela dictature militaire, cherche la règle et le compas à Bahia. Le radar de la fourmi est le radarde l’Indien est le radar de Gilberto Gil.

Caminhando 3- en marchant - (avec la main et les ciseaux), l’acte de marcher

Et chaque fois que l’expression «en marchant» surgit dans la conversation, je sens naître en moiun vrai espace qui m’intègre au monde. Je me sens en sécurité.

Lygia Clark

La main droite de l’artiste est autonome et libre. Elle fait montre d’une grande dextérité avecsa paire de ciseaux. Sa main gauche est également autonome et libre et il lui incombe de tenirfermement une bande de papier qui pourrait être le bandeau d’un livre récemment publié ouquelque chose de ce genre. Les deux mains sont libres et autonomes, mais seulement en

apparence, puisqu’elles appartiennent au même corps et que l’une reconnaît dans la tache de

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l’autre le désir d’une tache unique. Elles sont au même niveau, légèrement au-dessous dubuste de l’artiste, un peu au-dessus des genoux. Elles s’activent entre le buste et les genoux.Dans l’acte de réaliser une expérience artistique, c’est-à-dire une œuvre d’art, les mains

s’entrecroisent –disons-le, en allusion au célèbre poème   Sentimento do mundo  de CarlosDrummond de Andrade. Dans la performance, Caminhando (1963), il y a une solidarité entrele corps et les mains, et entre les mains elles-mêmes. C’est «en marchant» (avec la main et lesciseaux) sur le ruban de papier que l’artiste ouvrira un espace immanent qui va l’intégrer aumonde. Elle s’affirme.Pour Lygia, chaque expérience artistique nécessite - comme spéculation -l’engagement ducorps, de l’émotion et de l’esprit, c’est ainsi qu’elle est le mieux exprimée métaphori-quement. L’hypothèse expérimentale est semblable à l’état de gestation par lequel l’artisteest passée –«un vide plein», comme elle se plaît à le rappeler. Lygia analyse la métaphore:

«dès le début de la gestation, je subis de véritables désordres physiques, tel que le vertige,par exemple, jusqu’au moment où je parviens à affirmer mon nouvel espace-temps dans lemonde».Tandis qu’une des mains, la droite, passe le pouce et le majeur par les poignées pour donnerau ciseau la force de perforer la bande qu’elle découpera d’une légère impulsion du tranchantdes lames qui s’ouvrent et se referment, l’autre main, la gauche, tient fermement la bande depapier tendue entre le pouce et l’index. Voici comment l’artiste s’organise pour marcher dansle monde : le corps positionné pour le travail de brodeuse, de couturière ou de tailleuse, deuxmains, quatre doigts, une paire de ciseaux et juste un ruban de papier. Marcher, en soi, n’estpas grand chose; cela existe en tant que «maquette à monter» pour reprendre l’expression de

 Julio Cortazar. Cela existe pour l’autre en tant que don, pour nous rappeler comments’établissent les relations sociales –selon Marcel Mauss avec son Essai sur le don – dans lessociétés du Pacifique et les tribus du Nord-Est de l’Amérique du Nord.Le corps bien positionné, deux mains, quatre doigts, une paire de ciseaux et juste un ruban depapier –c’est de cette manière que le spectateur-participant se prépare aussi à réaliser uneoeuvre d’art «bon marché» (terme de l’artiste indispensable à son raisonnement), accessibleà toutes les bourses. Dans l’ambiance de l’exposition, une salle avec de petits carreaux rectan-gulaires pour reconstituer le rituel du potlach. Tous les gens en présence, sans distinction, ontle droit d’entrer dans un corps-à-corps avec l’œuvre d’art. Brodeurs, couturiers et tailleurs

dans l’atelier. Dans le manifeste Nós recusamos (nous refusons) datant de 1966, on lit : « Dans

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un monde où l’homme est devenu étranger à son propre travail, nous [les artistes] l’incitons,par l’expérience, à prendre conscience de l’aliénation dans laquelle il vit.»

L’œuvre d’art est-elle «de» Lygia Clark? En favorisant et en exaltant la participationcollective, la syntaxe génitive (la préposition « de » qui indique l’appartenance de l’œuvre àl’artiste seul) est déconstruite et continuera de l’être tout au long de la longue carrière deLygia Clark, à tel point que, dans certains textes théoriques, on parlera «d’œuvre anonyme».Ainsi dirons-nous que Caminhando s’affirme comme don, dans l’ambiance et pendant le tempsde l’exposition –ou de l’exposition en reproduction pour le lecteur dans l’environnement etle temps de la page du livre ou de l’écran d’ordinateur. Selon Lygia Clark, l’artiste s’affirmecomme «proposition» (1968), c’est-à-dire, comme celui qui propose, et  Caminhando  (Enmarchant) comme «potência», c’est-à-dire, comme force. En cela, une virtualité déterminée

se transforme en entreprise concrète: quiconque entreprend de perforer une bande de papieret de la découper est indissociable de la «marche». Le tracé de la coupe est à celui ou celle quila fait et juste à lui ou à elle. Soit les réponses de l’artiste et de ses spectateurs/participantsdivergent dans le style de la coupe et dans le nombre de découpes du ruban, etc. –ce sont desimples accidents de parcours. Soit ils divergent pour des questions d’aptitude et depersévérance, etc. –ce sont de simples questions de tempérament. En fin de compte,personne ne copie personne. Chacun est unique.Souvenons nous des paroles de Gertrude Stein pour dresser le portrait de Picasso: «Un créateurn’est pas en avance sur sa génération, mais il est le premier de ses contemporains à avoirconscience de ce qui arrive à sa génération». ( A creator is not in advance of his generation but he isthe first of his contemporaries to be conscious of what is happening to his generation.) Il y a une fusionimmédiate entre le sujet et l’objet dans l’instant de la perforation et pendant la découpe. Il y aégalement fusion entre le travail propre à l’artiste et le travail propre aux autres. Ainsi, l’art sedessine comme une ambivalence: le travail de l’artiste et du spectateur. «Chaque homme est uncréateur», résume Lygia dans un texte daté de 1965,  Art, religiosité, espace-temps. La créationartistique dépersonnalisée, et pourtant individualisée, est aussi universalisable. Lygia est lagrande messagère de cette vérité dans les années de plomb brésiliennes. Elle n’hésite pas àcoucher sur le papier la sensation que lui cause cette expérience inédite:

Maintenant, je ne suis plus seule. Je suis aspirée par les autres. Cette perception est si aigüe que je me sens arrachée

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à mes racines. Instable dans l’espace, j’ai l’impression que je me désagrège.

L’itinéraire du participant – de l’acte à son corps– proposé et fourni par  Caminhando  se

complète par le trajet des corps entre eux. Lygia s’en justifie ainsi: «L’important est l’actequi n’a rien à voir avec l’artiste et tout à voir avec le spectateur.»En ce qui concerne la temporalité précaire de l’œuvre d’art, Lygia est plus radicale quel’italo-argentin Lucio Fontana (1899-1968). De plus, les découpes de Lucio Fontana, bienqu’audacieuses, demeurent solitaires et impossibles à reproduire par le spectateur. Elles sontfaites pour rester dépendantes du mur de la galerie ou du musée. Et pourtant, il faut mettreen avant son Manifeste spatial (1947) dans lequel il résume de manière foudroyante le sortimmédiat des arts plastiques: « L’art est éternel, mais il ne peut pas être immortel, il peutvivre un an ou mille ans, mais arrivera le temps de sa destruction matérielle: comme geste il

dure éternellement, mais il meurt comme matière».PourLygia,iln’existe«qu’untypededurée:l’acte».Etelleinsiste:«Iln’yarienavantetrienaprès». En parlant de la genèse de Caminhando, Lygia se souvient d’un voyage à la fenêtre d’un wagon detrain. Elle confie qu’elle n’a ressenti Caminhando que lorsque «le train traversa la campagne» et ellesentit «chaque fragment du paysage comme un tout, une totalité temporelle, advenant sous ses yeuxdans l’immanence du moment. C’est le moment qui fut décisif», conclut-elle. Il y a quelque chosedans Caminhando qui peut être expliqué, génétiquement et métaphoriquement, par la reproductionad infinitum d’une photo prise de la fenêtre d’un wagon detrain, à condition cependant desavoirquesa reproductabilité –au contraire de ce qu’affirme Walter Benjamin– ne s’opère pas par un moyen«technique» mais par la médiation du corps de l’artiste. D’où l’organicité (littérale) de Caminhando.Dans une lettre à son ami Hélio Oiticica, Lygia commente l’exposition Apocalipopótese quiaeulieuen1968 sur le quai de Flamengo, à côté du Musée d’art moderne de Rio de Janeiro. Elle se rappelle:«Pour moi, depuis Caminhando, l’objet a perdu sa signification et si je l’utilise encore, c’est pour qu’ilserve de médiateur  [souligné] à la participation [...] Dans tout ce que je fais, il y a la nécessitéimpérieuse du corps humain afin qu’il s’exprime ou pour qu’il se révèle comme expériencepremière.»Dans le cas de Fontana, l’art est l’acte de l’artiste qui découpe –à l’aide d’instruments empruntésà la sculpture et avec une habileté symbolique– une incision blanche qui restera sur le mur de lagalerie ou du musée. Pour Lygia, l’art est l’action qui est dans l’acte de couper habilement de ses

mains et à l’aide de ciseaux un ruban de papier dont le but ne s’annonce qu’à l’horizon

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mathématique du travail de découpe –le ruban de Möbius. La fusion entre le sujet-artiste et lesujet-spectateur vis-à-vis de la «proposition» (l’utilisation des mains, des ciseaux et de la bande depapier) est instantanée et n’a pas pour seul objectif d’être contemplée et admirée à distance; elle

réside principalement dans l’acte précaire et éphémère de faire. Homo faber .

Ruban de Möbius (© istockphoto/-hakusan-)

Mais il y quelque chose de Caminhando qui est «de» Lygia: le concept mathématique qui luifait coller ensemble les extrémités du ruban de papier et qui confère un sentiment existentielà la libre marche des mains et des lames de ciseau. Lygia est maîtresse, dans le sens où l’onentend la leçon tirée du célèbre aphorisme de Guimarães Rosa: «Le maître n’est pas toujourscelui qui enseigne, mais celui qui apprend vite». Lygia synthétise la découverte du mathéma-ticien allemand et fait une torsion avec la bande de papier avant de coller les extrémités defaçon à obtenir un ruban de Möbius. Elle a appris, avec le scientifique, les qualités intrin-sèques et notables du ruban torsadé et relié aux extrémités, voilà pourquoi, elle peuttransmettre aux spectateurs les bases ou l’essentiel de cette découverte scientifique.Elle enfonce l’une des pointes du ciseau et découpe uniformément dans le sens de la longueur.Dès lors, l’expérience peut se répéter sur la même bande; au fur et à mesure que l’on coupe,la bande se dédouble en formant une infinité d’entrelacements, rappelant, justephysiquement, une autre œuvre de Lucio Fontana, Struttura al neon, présentée à la biennale

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PÉRIPHÉRIES

de Venise en 1951. Pour reprendre Lygia Clark: lorsque l’on continue de découper après lapremière coupe, on choisit le côté droit ou le côté gauche : « cette notion de choix est décisiveet réside dans le sentiment unique de cette expérience. L’œuvre, c’est l’acte.» La coupe

initiale se dédouble en formant des entrelacés à l’infini. Lygia conclut: «à la fin, le chemin[découpé aux ciseaux] est si étroit qu’il ne saurait être plus ouvert».En collant les extrémités de la bande de papier après avoir effectué une torsade à 180 degré,on opère une réorganisation de la structure plane. La bande qui se présente avec deux côtésdistincts, un bord supérieur et un bord inférieur, permet la circulation de n’importe quelobjet, insecte ou personne sur les deux faces en un seul tracé rectiligne.Si la fourmi à laquelle se réfère Hélio Oiticica parcourait le ruban de Möbius, elle feraitl’expérience inverse de celle qu’elle expérimente sur la table en affrontant les obstacles qui sedressent sur sa route. Chez Lygia Clark, elle serait en train de se mouvoir sur un seul des deux

plans. Tout en faisant l’expérience du chemin, elle ne rencontrerait d’obstacle ni d’un côté nide l’autre. Selon Lygia, l’acte de marcher par le ruban de Möbius:

brise nos habitudes spatiales : droite-gauche, endroit-envers, etc. Cela me fait vivre l’expérience d’un temps sans limite et d’unespace continu.

 – La fourmi – reprenons-nous – passe d’un hémisphère à l’autre de la planète en cheminant. La figure de l’inversion (dans cecas, spatiale) si chère aux artistes depuis les années vingt perd tout sens transgressif et devient partie intégrante de l’histoire.

Desenhe com o dedo  (Dessine avec le doigt) : « l’instant comme nostalgie du cosmos »

L’un des jeux préférés de l’enfant consiste à jeter une pierre dans l’eau calme d’un lac oud’une rivière et la faire ricocher pour la voir tracer une ligne droite à la surface, ou la voirs’enfoncer en formant une série de cercles concentriques. Que ce soit le tracé linéaire de lapierre effectuant des ricochets ou le dessin de cercles concentriques obéissant à la loi de lagravité, l’expérience de l’enfant est une aventure. À la maison, il se familiarise avec les lettresde l’alphabet suivant un lent processus un peu fou de découverte; à l’école, il griffonne unefeuille de cahier pour s’exercer à maîtriser le langage phonétique. L’expression, « faire la nagedu petit chien», est l’acte de jeter des pierres dans l’eau. Apprendre la nage du petit chien eneau calme a à voir avec l’expérience du dessin dans l’espace public, dans l’immensité del’univers. La main de l’homme et sa force, avec l’aide d’une pierre qui lui sert de stylet,

dessine des lignes droites et circulaires dans une immense surface liquide naturelle.

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SILVIANO SANTIAGO92 |

Source d’inspiration plus riche que la proposition de faire le petit chien, l’acte auquel Lygia Clarkconvie le spectateur avec  Desenhe com o dedo   n’est pas différent. Le doigt est l’extension etl’expressiondelamain,dubrasetducorps,etvautcequevautunepierredanslamaindel’enfant

plein d’imagination et de créativité. Comme l’homme des cavernes qui fabrique son support surles rochers, l’enfant face au matériau le plus malléable de la nature tel que la pierre à savon desartistes autodidactes du Minas Geiras fait des dessins à main levée avec ses propres signeDesenhe com o dedo 4 date de 1966. Le Brésil survit sous la dictature militaire imposée en 1964et les citoyens sont à la veille de l’Acte Institutionnel nº 5 (AI-5). Lygia propose un coussintransparent, rempli d’eau, qui se transforme, avec la participation du spectateur, en unesurface sur laquelle on peut créer, aussi longtemps que l’on garde l’index enfoncé dans leplastique, une variété de lettres, de dessins et de formes plus imprévisibles les unes que lesautres. L’eau, ainsi retenue, devient élastique, malléable et complice des aspirations de celui

qui désire s’exprimer en toute liberté et trouver son propre chemin. Emprisonnée, l’eau estle contenant qui accepte et s’adapte à la force de l’index, ou doigt indicateur, et aux effets duhasard qu’il convoque.

L’acte du doigt indicateur contre l’acte du doigt dénonciateur.

La prévisibilité de la marche (souvenons-nous de la main et des ciseaux, et de la fourmi sur leruban de Möbius) est soumise à la question de l’abandon du sujet de l’action à une volonté pleineet espiègle en accord, premièrement avec les idiosyncrasies apprivoisées et indomptables du sujet-spectateur dans le cadre répressif et le contexte politique de la dictature et, deuxièmement, enaccord avec la clémence du cosmos, mémoire ainsi retrouvée dans sa splendeur naturelle grâce àla transformation du coussin rempli d’eau en un support compact et réduit. Sur la toile, restentimprimées les marques subjectives et silencieuses de l’acte au moment des Actes institutionnels.Pour appréhender cette proposition de Lygia Clark, on peut se référer à la poésie de CarlosDrummond de Andrade évoquant d’autres temps, finalement semblables, par lesquels sont passésla planète Terre et le Brésil. Je fais référence à la période de la seconde guerre mondiale et à ladictature Vargas et, plus spécifiquement, aux poèmes de Drummond rappelant des jours ancienset meilleurs, comme Souvenir du monde ancien :

Clara se promenait au jardin avec ses enfants.

Le ciel était vert sur la pelouse,

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PÉRIPHÉRIES

L’eau était dorée sous les ponts [...].La fillette a foulé l’herbe pour prendre un oiseau,Le monde entier, Allemagne, Chine, tout était tranquille à l’entour de Clara. [...]Les enfants regardaient vers le ciel : ce n’était pas interdit. [...]Les dangers que redoutait Clara étaient la grippe, la chaleur, les insectes. [...]Il y avait des jardins, il y avait des matins en ce temps-là !!!

Alors que le pays traverse une période douloureuse, surgit à la surface profonde du coussin ledessin ou l’écriture subjective et active du participant. Il peut s’exprimer en tout anonymat,c’est indispensable. L’impression du geste qui a consisté à former des lettres et des dessinsavec le doigt est bientôt brouillée par la force réactive de l’eau, et avec elle, les traces forméespar les réactions anarchiques du coussin, c'est-à-dire que les marques sont effacées parréaction, quel que soit le dessin. L’instant est littéralement instant; il ne laisse aucune trace

compromettante ni de dessin ni d’écriture. À la fin de l’acte, la surface en plastique retrouveune forme capable d'accepter et de s'adapter à la force d’autres doigts humains, tous respon-sables d'autres formes de dessin et d’écriture, solitaires, solidaires, faites par hasard au hasarddes circonstances.Desenhe com o dedo a favorisé une reprise de l’art de Lygia par de nouvelles idées politiques qu’ellefaisait circuler de manière diffuse au hasard des circonstances qui entravaient la liberté de l’artisteet de son spectateur. Je choisis l’une de ses réflexions les plus riches pour l’illustrer:

Maintenant, le commun des mortels commence à atteindre la position de l'artiste. L'homme n'a jamais été aussi

 proche de sa plénitude : il n’a plus d'excuses métaphysiques. Il n’a plus rien sur quoi se projeter. Il est libre de l'irres- ponsabilité. Il ne peut même plus se nier comme être total. Puisqu'aucun transfert n'est plus possible, il n’a plus qu’àvivre au présent, avec l'art sans l'art comme nouvelle réalité.

Si à l’époque de Caminhando, Lygia disait que chaque homme était créatif au moment où elles’exprime ici –ce sont les années de plomb au Brésil – elle ressent le besoin d’adjectiver lesubstantif homme et de nuancer l’affirmation catégorique que le verbe être porte en lui: l’hommeordinaire commence à atteindre [souligné] le statut d’artiste. Complétons la phrase de Lygia: quandl’homme ordinaire commence à accéder au statut d’artiste, l’artiste commence à accéder au statut

d’homme ordinaire. Le substantif «homme» étiqueté de l’adjectif «ordinaire», qui en soit n’a rien

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SILVIANO SANTIAGO94 |

de suspect, permet de comprendre ce qui est à l’œuvre dans une société nationaliste qui, faisantpreuve d’une grande violence, oppose une division entre hommes du commun et hommes hors ducommun –les privilégiés– qui sans rien faire d’extraordinaire tiennent pourtant les rennes du

pouvoir, et préfigure la nécessité d’un voyage lent et laborieux du sujet ordinaire pour arriver àl’art et de l’artiste également ordinaire pour accéder à l’action politique.  Desenho com o dedoannonce la nécessité du sujet, de tous les sujets, de s’engager dans un projet politique antagonistequi va à l’encontre de celui proposé par les dictateurs militaires à partir de 1964. La question:«1968 Sommes-nous domestiqués?» qui donne son titre au texte critique qui encourage la partici-pation de l’artiste, jaloux de la participation des héros ordinaires à la rébellion populaire, illustrel’état d’esprit de celui qui se contient trop pour se dédier au travail artistique.Il est curieux que l’exercice de la pleine liberté de la main se produise à ce moment critiquede manque de liberté. Si elle était expérimentée dans toute son étendue provocante, la

condition paradoxale permettrait à l’être humain de n’avoir plus rien sur quoi se projeter, et,dépourvu de possibilité, de perdre tout sens de culpabilité métaphysique et également duparadoxe que cela entraîne, l’irresponsabilité humaine devant les faits. Il ne restera à l’êtreordinaire - en agissant pour sa liberté et sa pleine responsabilité, en cherchant à se transformeren être total –qu’à «vivre au présent, l’art sans art comme une nouvelle réalité». Desenhe como dedo  est une œuvre décisive parmi les mouvements contestataires artistiques contre lerégime militaire brésilien. La démystification de la politique arbitraire implique la remise enquestion radicale de la fonction de l’art dans la société bourgeoise.Dans ce même texte, 1968, Estamos domesticaos ?, Lygia confie : « Si j’étais plus jeune, je feraisde la politique aujourd’hui. Je me sens trop à l’aise. Trop intégrée.» Là, elle fait aussiréférence à l’étudiant de 17 ans assassiné par la répression à Rio de Janeiro. Son nom: EdsonLuís Lima Souto. Près de soixante mille personnes assistèrent à son enterrement. Lygia avaitaffiché une photo de Edson dans son atelier. Elle a écrit : « j’ai pris conscience qu’il creusaitavec son corps un lieu pour les générations à venir.»Elle affirme encore :

Les jeunes et les artistes ont ceci de semblable qu’ils cherchent des processus dont ils ne connaissent pas la fin, ilsouvrent le chemin dont l’issue est inconnue. Mais la résistance de la société est plus forte et elle les tue. Voilà

 pourquoi ils agissent plus que nous [les artistes] Ils mettent le feu. Ce sont eux qui équilibrent le monde.

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PÉRIPHÉRIES

Parangolé  : le corps et la danseEu quero é botar meu bloco na rua

Brincar, botar pra gemer Eu quero é botar meu bloco na rua

Gingar, pra dar e vender Sérgio Sampaio, Eu quero é botar meu bloco na rua

(Ce que je veux, c’est jeter mon bloc dans la rue/Jouer, rebondir pour gémir/ Ce que je veux,c’est jeter mon bloc dans la rue/sautiller pour donner et vendre)

Hélio Oiticica, Parangolès, 1965

À ne pas confondre avec des exemples de «nouvelle figuration», le  parangolé   («habits delumière») ne doit pas non plus laisser entendre au spectateur, comme son nom l’indique, qu’il

s’agit d’«une folklorisation de l'expérience artistique». Expérience de la structure-couleur dansl’espace, le parangolé correspond à la fin du cadre et sert de nouveau support à la peinture 5.Cependant, loin de signifier la mort de la peinture, l’expérience inaugurée par Hélio et la fin ducadre signalent le moment de « sa rédemption». En 1961, Hélio fait savoir que « la peinture doitsortir dans l’espace, être complète, pas en surface ni en apparence, mais en profondeur et dansson intégralité» Et avec les Parangolés, il relie les deux extrémités de la mort, celle de la peinturefigurative et celle du cadre en peinture: «en réalité, la désintégration du cadre est dans lacontinuité de la désintégration de la forme figurative, à la recherche d’un art non-naturaliste,non-objectif.»

Parangolé est au cœur d’un projet de Hélio, «poétique urbaine», projet complexe qui se

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SILVIANO SANTIAGO96 |

déroule comme proposition collective en plusieurs actes. En ce sens, le   parangolé   est àrapprocher –selon les indications de Hélio dans «Bases fondamentales pour une définition de“ parangolé“ » – des expériences de Kurt Schwitters (1887-1948) qui avait ironiquement tiré

Merz de la partie centrale du mot Kommerzbank. Les dérivés créés par Schwitters, dont faitpartie Merzbau (Maison Merz), sont déclinés autour d’un noyau théorico-expérimental dont lapuissance de prolifération est inépuisable. L’allusion à Schwitters et à sa Merzbau s’avèrentindispensables à l’étude des relations de Hélio avec l’artiste allemand et son projet d'art totalde l’époque, l’installation Tropicália, dont le succès international date de sa réinstallation à laWhitechapel Gallery, à Londres, en 1969. (À propos de la présence de Schwitters au Brésil,on peut lire le recueil d'essais de Haroldo de Campos, A arte no horizonte do provável, 1969.)Hélio nous rappelle que ce qui est implicite dans l’architecture de la   favela, c’est «uncaractère du  parangolé, celui d’une structure organique conçue entre les éléments qui la

constituent, la circulation interne et l’éclatement externe de ses constructions, telle qu’iln’existe pas de passage brusque de la “chambre” au “salon” ou à la “cuisine”, mais où l’essentielréside dans ce qui définit chaque partie liée les unes aux autres dans la continuité.»Indirectement, Guy Brett associe la structure-  favela aux collages de Schwitters, dans lesquelsprédomine le « lixo cultural » (ordure culturelle) pour reprendre l’expression de Haroldo deCampos qui apparaît dans le poème de son frère Augusto, Luxo (1965) ne comportant quedeux mots juxtaposés   luxo/lixo  (luxe/ordure). Le critique anglais Guy Brett écrit: «lesmaisons que construisent les gens pour eux-mêmes [sont] faites de résidus de matérielindustriel récupérés (souvent des publicités entières de Coca-Cola) auxquels ils adaptent leursbesoins et leur imagination (Londres, 1969).»Revenons au parangolé et aux capes dont ils se vêtent et qu’ils s’exhibent.Dans   Anotações sobre o parangolé   (1965), Hélio explique: «le spectateur revêt la cape,assemblage de tissus très colorés qui se révèlent à mesure qu’il tournoie, court ou danse. Ici,l’œuvre requiert la participation directe du corps qui en plus de se vêtir, se met à se mouvoiret finit par danser. En lui-même, “l’acte de vêtir” l’œuvre implique une transmutationexpressivo-corporelle du spectateur, caractéristique primordiale de la danse, sa conditionpremière.» L’action est la pure manifestation expressive de l’œuvre. En portant l’œuvre (casde l’étendard), en la dansant ou en la courant (cas de la cape), « l’acte du spectateur» porte enlui la totalité de l’expression des œuvres dans sa structure. Toujours selon Hélio, on ne peut

pas dissocier «le corps transmuté en danse » de la musique qui «n’est pas “un art parmi

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PÉRIPHÉRIES

d’autres” mais la synthèse de la conséquence de la découverte du corps... » D’où la relation«vivante» de l’artiste avec la favela de la Mangueira, son école de samba, ses musiciens et sesdanseurs. Parmi eux se distingue la figure emblématique de Mosquito, le danseur-mirim.

D’ailleurs Hélio entretenait des relations avec d’autres figures du mouvement musicalTropicália tel que Caetano Veloso.Le «cycle de participation» du spectateur est une unité qui comporte trois phases : il ne s’agit passeulement d’assister à l’œuvre (sens secondaire de l’expérience), mais aussi de la revêtir (sensmajeur de l’expérience), et il s’agit enfin d’aborder l’œuvre dans le temps et l’espace non pluscomme «si elle se situait par rapport aux éléments, mais comme une “vivência mágica” (partici-pation sensorielle magique) d’eux-mêmes». La «vitalité magique» s’opère dans l’espaceintercorporel qui active l’œuvre. Voici les raisons pour lesquelles Hélio récuse le mot «spectateur» pour désigner celui qui assiste, vêt et vit de façon magique le parangolé. Il lui préfère le terme «

participant». Dans le démembrement vivant de l’espace intercorporel, «il y a, explique l’artiste,comme une violation de son être “individuel” au monde, différencié et en même temps “collectif”,pour qu’il y “participe” comme moteur central, comme noyau, non pas comme centre moteurmais principalement comme centre symbolique à l’intérieur de la structure-œuvre.» Quands’arrête l’action corporelle du participant, le mouvement s’arrête. L’œuvre s’arrête. Il en resteraune trace sur la pellicule, le film ou la diapositive.Évidemment, je ne connais pas toute l’iconographie de Hélio Oiticica. Cependant, je ne l’aivu que rarement vêtir le parangolé, être photographié ou filmé dûment apprêté. Rarement, ilse décrit portant la cape. Par conséquent, il convient d’établir une distinction entre l’êtreéquilibré de l’artiste et expérimentateur des arts qui se viole lui-même en proposant le

 parangolé, comme on le verra, et l’être, également violé, du participateur, l’être ( estar )magique. Hélio définit avec une clarté et une netteté autobiographique ce moment magiquede sa vie où il devient parangolé (participant). Pour celui qui était déjà devenu parangolé, levêtir aurait presque été une contradiction. Ce serait une façon de ser  (d’être) redupliquée parune façon de estar  (être), pléonasme absurde, superflu pour celui qui, par la retenue, l’inhi-bition et l’équilibre, se targue d’intellectualiser et de contrôler artistiquement son proprecorps qui, paradoxalement, gazouille, jouit, et pétille en mouvement plus dense de l’âme. Parl’expérience du parangolé, Hélio passe du vivant en déséquilibre à la vie de l’être équilibré.C’est la leçon qu’il faudrait en tirer si le mot leçon n’était pas trop conservateur.

Hélio se confie le 12 novembre 1965. La danse – « la danse de son expérience» – lui vient

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«d’un besoin vital de désintellectualisation, de désinhibition intellectuelle, de la nécessitéd’une expression libre, alors qu’il se sent menacé dans [son] expression par une intellectuali-sation excessive». Le parangolé, poursuit-il, «est flux de vitalité, exterminateur de préjugés,

de stéréotypes, etc. » En assumant la répression, le parangolé réactive le nègre qui existe enchacun de nous, la marginalité qui est la nôtre et qui continue d’être reléguée à l’arrière-plande la société ou de la vie. Le  parangolé peut avoir le sens d’invocation au soleil, que l’onretrouve dans un poème de Jean Cocteau «Soleil, moi je suis noir dedans et rose dehors, faisla métamorphose». «Soit marginal, soit un héros» voilà l’inscription qui figure sur l’objetréalisé par Hélio, Homenagem a Cara de Cavalo (1966), criminel assassiné par la police à Rio de

 Janeiro. Avec ce slogan saute aux yeux la meilleure proposition politique de Hélio pendant lesannées de plomb, proposition dont il ne faut pas ignorer le sens éthique. Il écrit: «la violenceest justifiée comme déterminant de révolte, mais jamais comme moyen d’oppression.» Hélio

assure que «le renversement des préjugés sociaux, des barrières de classes, de groupes, etc.,serait inévitable et essentiel dans la réalisation de cette expérience vitale.» Si elle est vitale,l’expérience ne peut connaître ni plan ni dimension. C’est une transformation radicale versl’utopie.

 J’ai toujours cru qu’il y avait deux vers dans la chanson Tropicália de Caetano Veloso qui, s’ilsn’ont pas été écrits pour décrire Hélio, le seront dans ce moment-ci: «J’organise lemouvement/je guide le Carnaval». Le parangolé est la découverte/invention de Hélio capablede lui permettre d’organiser l’action du mouvement qui dépasse les manifestations carnava-lesques pour intégrer le quotidien et qui pourtant est l’acte de son propre mouvementsanguin, jugulaire et secret, acte de mouvement qui devra être de tous sans discrimination,comme forme naturelle qui s’extériorise au monde, monde auquel, s’il ne lui appartient pas,il devra appartenir. Par le parangolé, le sujet monopolise, occupe l’espace. Il nourrit les yeuxdes autres où s’alimentent les siens. Il mange ce qu’ils disent n’être pas sien. L’art de Héliocrée   a priori   des sujets indomptables et audacieux en train de se métamorphoser enpersonnages qui dérivent uniquement de la marginalité et que l’on nommerait, en l’absencede mot moins galvaudé dans le nouveau millénaire, célébrité. Le   parangolé   en extase,extatique devant le miroir de la lentille de l’appareil photo qui sert d’intermédiaire aux yeuxde l’artiste photographe. Modèle et artiste fusionnent dans la pellicule du   parangolé   ets’immortalisent dans la photographie.

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PÉRIPHÉRIES

Romero veste um parangolé, Manhattan, 1971

Pour reprendre une expression de Lygia Clark, Hélio balança (verbe à double sens en portugais :équilibrer et balancer) le monde. Équilibre le monde. À mon sens, non seulement Hélio équilibrele monde, mais il y injecte aussi du désordre, créant de nouvelles associations par des combinaisonsmarginales, inattendues et frondeuses. Il confesse: «j’ai découvert là [dans le   parangolé] laconnexion entre le collectif et l’expression individuelle –le pas le plus important– c’est-à-direignorer les niveaux abstraits, les “strates” sociales pour aller vers unecompréhension d’une totalité.» L’art de Hélio, comme celui d’Andy Warhol, advient pour le succès et l’auto-satisfaction de touset de chacun. Si son art ne nous a pas saisi pas d’immédiat, c’est pour les raisons de son auto-exil à

Manahattan [d’auto-exil] qu’il n’y a pas lieu de commenter ici.

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C’est peut-être la différence fondamentale qui existe entre Hélio et Lygia. Elle crée, fait leprototype et a besoin de le définir comme produit organique en gestation, elle prend plaisir àle caresser comme un animal domestique et divertissant, elle a besoin de l’exhiber en public,

montrant les mécanismes successifs et délicats de son fonctionnement. La théorie vient après,comme pour enrichir l’expérience en regardant comment les sujets/participants sedésinhibent dans l’acte de la performance. Lygia travaille sur l’accumulation pour arriver aucollectif. Partant de l’accumulation, Hélio cherche le dépouillement chez l’individu intellec-tualisé jusqu’à atteindre la nudité complète. L’individu se livre à une «danse dionysiaque néedu rythme intérieur du collectif et s’extériorise comme manifestation de groupes populaires,nations, etc.» Lygia est lunaire et croissante. Sans chercher à être lunaire, Hélio est solairedécroissant, phénomène qui ne nous apparaît qu’au moment de l’éclipse de lune. Il est le seulà ne pas aller en cape de parangolé parce qu’il est l’un et l’autre, indifféremment. Lygia est la

grande prêtresse. Hélio investit son art dans le mythe de l’égalité qui le fait disparaître peu àpeu de la scène. Entrent les participants.

Texte traduit par Catherine Charmant

NOTES

1. D’après le poème   Sentiment du monde, de Carlos Drummond de Andrade.2. Mot de la langue tupi-guarani qui signifie «seigneur du chemin».3. Pour l'image de l'œuvre CAMINHANDO voir le site :http://rhibozoids.tumblr.com/post/18635648051/lygia-clark-caminhando-19634.Pour le site avec plusieurs archives Lygia Clark :http://www.lygiaclark.org.br/arquivoPT.asp5. La fin du cadre et la mort de la peinture peuvent expliquer d’une part que Lygia Clarket Hélio Oiticica aient pris leurs distances par rapport aux phases antérieures de leurrespectif travail, et d’autre part, par rapport au retour à la peinture traditionnelles’agissant, par exemple, de Pop art. En ce sens, Hal Foster explique, dans une étuderécente sur   The first pop age   (2012) l’un des principes des artistes engagés dans cecourant : « Pop puts painting under pressure – mostly in order to register the effects ofconsumer culture at large (glossy magazines ads, iconic movie images, blurry televisionscreens, and so on) – but even as it does so, it sometimes   looks back to the tradition of 

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PÉRIPHÉRIES

the tableau   [souligné]». À la page suivante, Foster observe: «Thus, at a time whenpainting seemed to be overturned not only in mass culture but also in avant-garde art(already in Happenings, Fluxus, and Nouveau Réalisme, and soon in Minimalism, Conceptualart, and Arte Povera), painting returned, in the most impress ive example s of Pop,a l mo s t a s m e ta - ar t , a b l e t o a s si m il a te s o me m e di a e f fe c ts a n d t o r e fl e ct o n

o t h e rs p r e c is e l y b e c a us e o f i t s r e l a t iv e d i s t a nc e f r o m t h e m » (P. 5-6).