Si on parlait de violence: comprendre pour mieux intervenir

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COllOQUE VIOLENCE DE BROME-MISSISQUOI, 17-18 avril 2008. PRÉSENTATION DU CONFÉRENCIER : Jacques Hébert est professeur à l’École de travail social de l’UQÀM depuis 1989. Il intervient et mène des recherches pour lutter contre la violence et promouvoir la paix depuis plus de 30 ans (centre de réadaptation ouvert, centre de réadaptation fermé, hôpital psychiatrique sécuritaire, centres jeunesse, milieux scolaires et communautés locales). Il est pratiquant d’arts martiaux depuis 25 ans pour s’exercer à une meilleure maîtrise de soi et retrouver une paix intérieure nécessaire à l’édification d’une paix sociale. CONFÉRENCE D’OUVERTURE. SI ON PARLAIT DE VIOLENCE : COMPRENDRE POUR MIEUX INTERVENIR. RÉSUMÉ. Mon investigation dans le champ de la violence, depuis trois décennies me conduit humblement à réfléchir avec vous sur son sens et à énoncer quelques principes pour mieux la combattre. Partager des idées sérieuses après un copieux repas relève du défi, lutter contre des estomacs plein alors que l’esprit est au repos, cela peut être vécu comme une forme de violence…. je m’en excuse à l’avance auprès de vous. Digestion et réflexion, font rarement bon ménage. C’est pourquoi, nous aborderons les questions de définitions, de causes et de principes pour guider l’action à l’aide de citations, de métaphores et de contes pour capter votre attention. Passer par l’émotionnel permet d’éveiller les consciences. Nous utiliserons également deux courts documents audiovisuels pour illustrer nos propos et faciliter une cogitation davantage intellectuelle. J’aimerais profiter de cette occasion pour lancer quelques pistes de réflexion pour amorcer ce colloque. D’entrée de jeu pourquoi la violence nous interpelle autant ? Je dirai parce qu’elle fascine, terrorise et fonctionne encore trop souvent dans notre quotidien. Les gouvernements et les organisations criminelles ont compris depuis longtemps que son utilisation ou la menace d’y recourir permet malheureusement d’obtenir ce qu’ils désirent. 1

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D’entrée de jeu pourquoi la violence nous interpelle autant ? Je dirai parce qu’elle fascine, terrorise et fonctionne encore trop souvent dans notre quotidien. Les gouvernements et les organisations criminelles ont compris depuis longtemps que son utilisation ou la menace d’y recourir permet malheureusement d’obtenir ce qu’ils désirent.

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COllOQUE VIOLENCE DE BROME-MISSISQUOI, 17-18 avril 2008.

PRÉSENTATION DU CONFÉRENCIER :

Jacques Hébert est professeur à l’École de travail social de l’UQÀM depuis 1989.

Il intervient et mène des recherches pour lutter contre la violence et promouvoir la paix

depuis plus de 30 ans (centre de réadaptation ouvert, centre de réadaptation fermé, hôpital

psychiatrique sécuritaire, centres jeunesse, milieux scolaires et communautés locales). Il

est pratiquant d’arts martiaux depuis 25 ans pour s’exercer à une meilleure maîtrise de

soi et retrouver une paix intérieure nécessaire à l’édification d’une paix sociale. CONFÉRENCE D’OUVERTURE.

SI ON PARLAIT DE VIOLENCE :

COMPRENDRE POUR MIEUX INTERVENIR. RÉSUMÉ.

Mon investigation dans le champ de la violence, depuis trois décennies me conduit

humblement à réfléchir avec vous sur son sens et à énoncer quelques principes pour

mieux la combattre. Partager des idées sérieuses après un copieux repas relève du défi,

lutter contre des estomacs plein alors que l’esprit est au repos, cela peut être vécu

comme une forme de violence…. je m’en excuse à l’avance auprès de vous. Digestion et

réflexion, font rarement bon ménage. C’est pourquoi, nous aborderons les questions de

définitions, de causes et de principes pour guider l’action à l’aide de citations, de

métaphores et de contes pour capter votre attention. Passer par l’émotionnel permet

d’éveiller les consciences. Nous utiliserons également deux courts documents

audiovisuels pour illustrer nos propos et faciliter une cogitation davantage intellectuelle.

J’aimerais profiter de cette occasion pour lancer quelques pistes de réflexion pour

amorcer ce colloque.

D’entrée de jeu pourquoi la violence nous interpelle autant ? Je dirai parce qu’elle

fascine, terrorise et fonctionne encore trop souvent dans notre quotidien. Les

gouvernements et les organisations criminelles ont compris depuis longtemps que son

utilisation ou la menace d’y recourir permet malheureusement d’obtenir ce qu’ils

désirent.

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Que savons-nous sur les conduites violentes ? Comment les expliquer pour mieux les

contrecarrer ? Les réponses à ces questions demandent d’interroger certaines idées

préconçues pour mieux cerner la dynamique de la violence. Bien saisir ce qui est en cause

devrait aider à développer des stratégies d’intervention plus respectueuses des citoyens.

Comment définir la violence ?

La violence est principalement interpersonnelle, institutionnelle et sociale. Ses formes

sont directes, indirectes, subtiles ou pernicieuses. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Des groupes vont pointer certaines violences pour mieux en occulter d’autres. L’éminent

sociologue, Fernand Dumont nous mettait en garde quand il mentionnait : « Si on prend

trop vite parti contre la violence on se solidarise avec les pouvoirs » (Warren, 2008). Et

l’histoire malheureusement, nous montre que la violence renvoie à différentes formes

d’abus de pouvoir (Chenais, 1981).

Comment distinguer l’agressivité, l’agression et la violence ? L’agressivité renvoie à

une disposition mentale ou une énergie vitale pour aller de l’avant et entreprendre des

actions. Il en faudrait même un certain niveau pour préserver sa santé physique et

mentale dans la vie en société. L’agression et la violence constituent des conduites jugées

négatives, abusives ou destructrices. La différence entre l’agression et la violence

ramène à une notion de gravité. L’agression serait moins grave que la violence, par

exemple la tentative de meurtre représenterait un acte moins grave que le meurtre. Ces

notions de jugement et de gravité demeurent relatives en fonction du contexte social et

des normes d’une société. Je peux, des suites d’une tentative de meurtre, être paralysé le

reste de mes jours. Cette condition est jugée par les tribunaux moins grave que de perdre

la vie malgré que ce nouvel état ait complètement bouleversé mon existence. Toujours

selon nos lois, il serait plus grave de commettre un vol qui brime une seule victime que

de détourner plusieurs millions à des épargnants qui risquent de se retrouver à la rue. Les

propriétaires d’une usine polluante sont avant tout perçus comme des créateurs

d’emplois même si cette pollution coûte des millions de dollars aux contribuables et

détériore l’environnement. Les fabricants de voitures sont vus comme des gens ayant mis

sur le marché un moyen de transport et une source de liberté et de plaisir. Pourtant, il se

tue dans le monde 50 fois plus de personnes dans des collisions automobiles qu’avec des

armes (Chesnais,1981).On parlera davantage d’accidents dans ce cas et on verrait mal

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une publicité mettant l’emphase sur le fait que monter dans une automobile augmente

significativement vos chances de mourir. La frontière entre l’acceptable et l’inacceptable

demeure fragile. Le fait que les normes ne sont pas statiques conduit au besoin régulier de

redéfinir les balises de nos rapports sociaux en termes de permis et d’interdits (Malherbe,

2003).

D’autres formes de violence demeurent plus difficiles à circonscrire mais tout aussi

dommageable à la vie : « Il y a violence institutionnelle partout où les humains ne sont

pas reconnus comme humains avec leurs besoins et leurs capacités propres; partout où ils

sont chosifiés, dominés, manipulés et sommés de s’adapter immédiatement aux exigences

de ladite institution, au risque d’être profondément déstabilisés ou exclus» (Tartar-

Goddet, 2001 :77). Il s’agit de diverses façons de faire qui font partie des routines

institutionnelles (famille, école, travail, santé, etc.…) sans qu’un milieu concerné prenne

le temps de s’interroger sur ses pratiques abusives. Les institutions consacreraient encore

beaucoup trop d’énergie à maintenir le statu quo et témoigner d’une façade d’harmonie

et de sécurité plutôt que de présenter un regard critique sur leur fonctionnement. Lanza

Del Vasto (1973), apôtre de la non-violence, insistait pour dire qu’une des formes la plus

sournoise de violence consiste à l’incapacité de se remettre en question.

La violence sociale renvoie aux violences économiques, culturelles, environnementales et

politiques. Cette dernière mérite une attention particulière. Les gouvernements

américains, canadiens et européens déplorent ne pas avoir suffisamment d’argent pour

investir dans la santé, l’éducation et l’environnement. Ils viennent pourtant de consacrer

à ce jour 6,000 milliards de dollars pour la guerre en Irak (Desrosiers, 2008).Cette guerre

a tué jusqu’à maintenant près d’un million de personnes dont la majorité sont des civils

alors que le gouvernement américain continue de diffuser dans les médias qu’au plus

30,000 victimes ont été dénombrées (Lebel, 2008). Le Canada se retrouve parmi les pays

importants pour la production et la vente d’armements militaires (Beaudet, 1993). Les

américains ont tiré une leçon de la guerre de Vietnam, une guerre se gagne avant tout par

le contrôle de l’information. Le gouvernement chinois a employé la même stratégie, en

expulsant récemment tous les journalistes étrangers, pendant qu’il exerçait une

répression au Tibet.

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Pensons également, aux messages ambigus sur notre sport national à partir des incidents

impliquant dernièrement le père et le fils Roy. Le hockey aurait ses propres règles en

parallèle de celles demandées pour vivre en société. Le coup de poing sur la glace

n’aurait pas la même valeur que sur la rue. Un défoulement individuel ou collectif

autorisé (catharsis) ne démontre cependant, pas jusqu’à maintenant, qu’il permet de

contrôler positivement notre agressivité. Dans un cas on invoque comme excuse une

poussée d’adrénaline dans l’autre des voies de fait sur la personne pour que justice soit

rendue. Ce qui était le plus déstabilisant pour l’imagerie populaire, dans cet événement,

c’est que le jeune gardien des Saguenéens, Bobby Nadeau, ait décidé de ne pas se battre.

Combien de propos, à partir de lignes ouvertes, ont traité ce geste de lâcheté plutôt que

d’avoir engagé un combat viril. Deux poids, deux mesures pour une même réalité, soit

l’atteinte à l’intégrité d’une personne pouvant causer la mort, de l’autre un geste de

bravoure sportive. Devons -nous laisser le hockey s’organiser un peu comme les gangs

de rue en parallèle des lois (Courtemanche, 2008) ? Il y a quelques années je

m’entretenais avec des policiers montréalais qui me rapportaient qu’il y avait plus

d’appels pour violence familiale les journées où le club de hockey Canadiens perd un

match. Les liens possibles entre le sport, les lois du marché et la violence mériteraient

une réflexion sociale plus poussée que le cadre de cet exposé. La manipulation de

l’information et le sensationnalisme des médias sont-ils des formes de violence en

tentant de neutraliser notre esprit critique et de banaliser la violence ?

La violence se définit comme des formes d’abus de pouvoir jugées négatives qui portent

atteinte à l’intégrité d’une personne, d’un groupe ou d’une collectivité. La violence

jusqu’à maintenant donne malgré tout espoir de la combattre parce que plus de

démonstrations scientifiques indiquent qu’elle fait l’objet d’un apprentissage social en

fonction du contexte social et de facteurs situationnels. Il serait possible de changer

une trajectoire de violence par la non-violence. Une interaction de causes sont mises de

l’avant pour expliquer ce phénomène : individuelles, familiales, systémiques, culturelles,

structurelles, institutionnelles et sociales (Laplante, 2007). Malheureusement, nos

interventions s’attardent presque uniquement sur les facteurs individuels et familiaux en

cherchant à améliorer les compétences des personnes. Les résultats de cette approche

comportementale demeurent dans l’ensemble mitigés. Il y a des embûches importantes

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concernant le transfert et le maintien des acquis dans le milieu naturel. Il serait

indispensable d’agir sur les conditions de vie. Faut-il s’étonner que ce type

d’intervention ne fonctionne pas à long terme ? « Il y a trois fils qu’il faudrait tisser

ensemble : l’individuel, le familial et le social. Mais le familial est un peu pourri, le social

est plein de nœuds. Alors on tisse l’individuel seulement. Et l’on s’étonne de n’avoir fait

que de l’ouvrage de dame, artificiel et fragile» (Deligny, 1960 : 72). Pourquoi ce dernier

détour ? Comment demander à des citoyens de ne pas recourir à la violence quand ils

sont régulièrement exposés à des messages contradictoires.

Comment s’engager collectivement à construire une société plus pacifique ? Nous avons

besoin comme premier principe pour guider l’action d’être davantage exposés à des

modèles non-violents afin d’exercer une influence positive. C’est un effort de

cohérence qui nous est demandé entre nos beaux énoncés de principe et nos actions.

Comme le mentionne Fernand Deligny (1960 :25), un intervenant social qui a passé plus

de 60 ans auprès de jeunes en difficulté : « Si tu coupes la langue qui a menti et la main

qui a volé tu seras, en quelques jours, maître d’un petit peuple de muets et de manchots »

(Deligny, (1960 :25). Regardons ensemble pour 8 minutes le document audio-visuel «

Les voisins », sans parole, de Norman McLaren parce ces images valent mille mots ou

l’histoire de la goutte de miel (source inconnue). Il s’agit d’images fortes qui résument à

mes yeux l’essentiel pour saisir l’engrenage de la violence et une voie positive de sortie.

Que nous apprend ce visionnement ou cette histoire ? Que la violence sommeille en

chacun de nous. Une fois que débute la violence personne ne sait où elle peut nous

conduire. Formulé autrement, s’engager dans la violence conduit à une escalade dont

nous ne connaissons pas l’aboutissement. Que les meurtriers ont en commun de ne plus

croire que le dialogue peut les aider à résoudre un conflit. En guise de leçon à tirer de

ces images : l’individualisme et le désir de possession à tout prix risquent de nous

amener à notre destruction. Le partage comme deuxième principe demeure source de

justice et de paix. Sommes-nous prêts à placer le partage au centre de nos vies ? Si oui,

comment ? Que signifie en 2008, au Québec, le fait de partager des valeurs communes

dans le respect des différences ? Une commission même raisonnable ne peut donner de

réponses tangibles au mieux vivre ensemble. Ce mieux-être collectif demande que

l’ensemble des citoyens soit impliqué à sa définition et à son actualisation.

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J’aimerais m’attarder sur un exemple de violence, le bullying ou l’intimidation récurrente

pour introduire un troisième principe pour lutter contre la violence. Comme mentionné,

la violence est utilisée parce qu’elle fonctionne. Le bully (l’agresseur) peut exercer sa

domination à la maison, à l’école, au travail et dans la communauté. Il choisit

généralement ses proies en toute impunité. Il voit à isoler ses victimes de manière à

mieux les dénigrer et les terroriser parfois devant des témoins trop souvent passifs. Ce

type de conduite est habituellement traité à la légère. Il peut pourtant causer de

traumatismes parfois irréparables dans la vie des abusés. Il y a quelques années, l’État

québécois a même jugé la chose suffisamment sérieuse pour adopter une loi contre le

harcèlement psychologique au travail. Malgré la législation, plusieurs milieux ne savent

toujours pas comment agir face à ce phénomène.

Regardons quelques minutes le document d’animation « Bully Dance » ou l’histoire de

sage indien (source inconnu).Qu’est-ce qui est frappant dans ce document ? La majorité

silencieuse n’ose pas intervenir. Comme le dit si bien le vieil adage : « Qui ne dit mot

consent». Le bully a souvent des complices pour le soutenir. Les victimes pour se sauver

de l’intimidation peuvent même attenter à leur vie pour échapper à leur agresseur.

Combien de suicides, de décrochages, de pertes d’estime de soi liés à ce phénomène ? Il

faut beaucoup de courage pour briser le mur du silence créé par le bully et se lever pour

dire non à ce type de conduite violente. Faudrait-il apprendre aux citoyens qu’il y a des

avantages (comme troisième principe) à être courageux et solidaires pour combattre la

violence ? L’individualisme conduit à l’indifférence des uns vis-à-vis des autres. Une

piste prometteuse indique la nécessité de mobiliser l’ensemble d’une collectivité pour

sortir de ce cercle vicieux (Olweus, 1993).

C’est ici qu’entre en jeu la socialisation comme facteur pouvant contribuer à

l’intégration sociale et l’orientation de la violence dans des voies positives : « La

socialisation devient ainsi un processus symbolique, biographique et relationnel, de

construction de ces formes sociales et langagières » (Dictionnaire des sciences humaines,

2006 : 1089). Qui dit processus renvoie à un sujet qui est avant tout perçu comme

définisseur de son existence. Cette personne est invitée à s’engager dans un dialogue

afin de dégager un sens commun à vie. Une première condition à la socialisation consiste

à la capacité de se maîtriser dans diverses situations. Où et comment nous apprend-t-on

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que le contrôle de soi est utile à la vie sociale. Il ne s’agit pas ici d’une soumission

inconditionnelle à des pouvoirs abusifs mais à une capacité de savoir s’affirmer, écouter

et négocier quand les différends surgissent inévitablement dans nos rapports

interpersonnels. La paix ne signifie pas une absence de conflit mais une manière de les

résoudre de manière positive. Autrement dit un conflit mal géré comporte des risques

plus élevés de nous faire basculer dans la violence.

L’exercice démocratique serait-il d’apprivoiser des lieux de citoyenneté, d’investir

réellement des lieux de pouvoir et d’ouvrir des espaces de dialogue et des réflexions

pour dégager des pistes d’actions en vue de combattre la violence ?

Nos sociétés seraient-elles en situation de déficit au plan des processus démocratiques?

Les normes évoluent selon les mœurs, le niveau de conscience et l’engagement social

d’une population ce qui entraîne la nécessité de régulièrement les ajuster. Où est la place

des citoyens quand il est question de mondialisation du marché, de capitalisme sauvage,

de pollution et de réformes déshumanisantes dans les réseaux de la santé et des services

sociaux ainsi que de l’éducation ? Que sont devenus les espaces de communication et de

convivialité ? Les commissions d’enquête et les auditions publiques ressemblent trop

souvent à des lieux de monologues que d’ouverture à autrui. « La violence première se

trouverait donc dans ce déni de parole. .... c’était quand un peuple ne pouvait plus faire

entendre son cri dans l’enceinte démocratique que sa douleur pouvait se transformer en

dynamite» (Warren, 2008 citant Fernand Dumont). Certaines conditions seraient

indispensables pour amorcer des échanges fructueux : ne pas tuer, manipuler et mentir

tant au sens figuré que propre (Malherbe, 2000). Gandhi indiquait que la vérité et la non-

violence sont les meilleurs moyens de combattre la violence. Nous serions encore loin de

répondre à ces prérequis. Les repères normatifs deviennent de plus en plus brouillés

dans notre course effrénée au chacun pour soi et à la consommation de biens.

En terminant, j’aimerai interroger nos choix derrière certains programmes de

prévention pour lutter contre la violence. Il ne faut rien prendre pour acquis, agir pour le

bien d’autrui, peut comporter plus de maux que de bienfaits. Vouloir contrecarrer la

violence c’est permettre à chacun d’être entendu et de se retrouver gagnant dans les voies

développées par l’ensemble d’une société. Une société produisant des gagnants et des

perdants crée des situations d’injustice sociale. Valérie Marange (2001 : 77), citant

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Hannah Arendt, établit un lien entre la violence et l’injustice : « La rage peut-elle

toujours être considérée comme pathologique, médicalisable, psychologisable, alors

qu’elle est souvent, comme l’indique Arendt, une réaction humaine naturelle dans des

situations d’injustice».

Mes expériences auprès de jeunes violents me conduisent à un lien similaire. Ces jeunes

ne sont pas si difficiles que certains experts le prétendraient. Ils vivent plutôt dans des

environnements de plus en plus difficiles : logements exigus, écoles délabrées,

malnutrition, inaccessibilité aux loisirs, pauvreté économique, culturelle et sociale. La

violence qu’ils expriment représente parfois les seules griffes qu’ils possèdent encore

pour manifester leur droit à l’existence et préserver un minimum de santé mentale.

Certains experts, bureaucrates, gestionnaires et responsables de fondations privées

s’arrogent actuellement, sans légitimité, le droit de déterminer les mesures préventives

pour une population dite à risque sans que cette dernière soit associée à la définition de

ses besoins : « Obsédés par les déviations des comportements individuels, les «

magistrats sociaux » n’ont à leur opposer que l’adaptation à une collectivité anonyme,

elle aussi pathogène, un « renoncement », générateur d’une frustration qui signale un

déficit démocratique, entendu à la fois comme injustice économique, dégradation des

conditions d’existence et perte de lien social. » (Marange, 2001 : 76). Que penser de ces

programmes préventifs qui identifient certaines populations et environnements comme

étant à risque (Vitaro, Dobkin, Gagnon et Leblanc (1994) ? Il me semble y avoir un

manque de transparence dans ce bricolage visant à prévenir des problèmes sociaux.

L’identification de ces populations à partir de croisements statistiques ne permet

aucunement de prétendre que l’ensemble d’un groupe serait en danger pour lui-même ou

pour autrui. Il y a toujours des faux positifs, c’est-à-dire des sujets qui possèdent les

caractéristiques d’une population dite vulnérable, mais qui réussiront significativement

à s’en sortir en faisant mentir les pronostics ? Il faut insister sur le fait que la

stigmatisation ou l’étiquetage social d’un individu représente probablement l’une des

pires formes de violence dans un monde de compétition féroce produisant de plus en

plus d’exclus. À titre indicatif, mentionnons : les licenciés d’entreprises dominées par

les lois du marché, les chômeurs devenus chroniques et les pauvres ciblés comme

souffre-douleur des problèmes sociaux. Ces situations peuvent conduirent à diverses

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formes de détresse sociale et d’impuissance : dépression, suicide, démission, décrochage,

culpabilité, soumission, violence, etc…

Nous oublions parfois que la vie constitue en soi un risque et que des opportunités et

des hasards peuvent venir influencer positivement le cours d’une vie. À écouter certains

agents préventifs, il faudrait considérer à risque toute mère de moins de 20 ans. Réalise-t-

on qu’avec cette sélection, ils auraient fallu étiqueter l’ensemble de nos grands-mères

qui ont souvent accouché de leur premier enfant à 15 ou 16 ans. Les poupons issus de

milieux pauvres seraient d’après cette idéologie futuriste à risque de délinquance à

l’adolescence et à l’âge adulte. Personne n’aime être stigmatisé négativement, les plus

favorisés de notre société ont compris depuis longtemps comment éviter les tentacules

du contrôle social pour eux et leurs proches car l’étiquetage social est porteur de trop de

préjudices (Mossé, 1983).

On ne peut bâtir des programmes sociaux en se basant uniquement sur une approche

épidémiologique ou écologique où tous les démunis seraient soumis au même

traitement pour améliorer leur situation. En fait, ces programmes s’adressent plus

souvent qu’autrement aux plus pauvres sous une couverture de soutien social. Une

société « malade » ne se traite pas comme une épidémie. Que signifient les objectifs

visant au mieux-être? A-t-on pensé à considérer le point de vue des personnes ciblées

par ces programmes avant de mettre sur pied ces mesures ? Les humains et les contextes

de vie demeurent trop complexes pour se laisser circonscrire dans une planification

budgétaire par objectifs.

Un ouvrage asiatique rédigé il y a plusieurs siècles interroge nos choix pour résoudre ou

prévenir des problèmes sociaux : « Aussi, plutôt que d’arrêter les voleurs et de punir

simplement les crimes, serait-il préférable d’organiser la société de façon que le peuple

n’ait plus à souffrir du froid et de la faim. Lorsque les citoyens n’ont aucun moyen

d’existence digne de ce nom leur équilibre psychologique est en danger. Lorsqu’ils ont

perdu tout espoir ils volent et pillent. Une société malade ne saurait mettre fin au crime».

(Tiré de l’ouvrage Tsurezuregusa , cité par T. Cleary, 1992 : 143) Fernand Deligny

(1960 : 72) abonde dans le même sens quand il écrit : « Une nation qui tolère des

quartiers de taudis, les égouts à ciel ouvert, les classes surpeuplées, et qui ose châtier les

jeunes délinquants, me fait penser à cette vieille ivrognesse qui vomissait sur ses gosses à

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longueur de semaine et giflait le plus petit, par hasard, un dimanche, parce qu’il avait

bavé sur son tablier ».

Plutôt que de vouloir prévenir la violence à tout prix il faudrait avant tout réfléchir

collectivement sur les conditions nécessaires pour promouvoir la paix dans un

environnement donné et identifier des manières de socialiser l’agressivité dans des voies

jugées positives. En prenant soin d’inviter à cette discussion tous les laissés-pour-

compte d’une société. Pourrions-nous être une société bâtisseuse de son futur plutôt

qu’être la spectatrice de scénarios définis par des élites politiques, économiques et

intellectuelles ?

En conclusion, ouvrir le dialogue, partager nos savoirs et nos richesses, développer des

solidarités, faire preuve de courage, de cohérence et de transparence, impliquer

démocratiquement les citoyens dans la définition et la résolution de problèmes,

s’attaquer aux diverses causes de la violence dans un milieu et proscrire les

stigmatisations représentent selon notre analyse des éléments incontournables pour

construire une société plus juste et plus pacifique. En ce sens, le conte des portes du

paradis (Fauliot, 1984) mérite d’être médité pour amorcer ce travail en profondeur.

Merci de votre attention et bon colloque.

Jacques Hébert, Montréal, 14 avril 2008. Références

Beaudet, N. (1993). Le mythe de la défense canadienne. Montréal : Écosociété.

Chenais, J.C. (1981) Histoire de la violence. Paris : Laffont.

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Courtemanche, G. (2008). Gang de rue. Le Devoir, édition du 29 mars, A-2.

Deligny, F. (1960). Graine de crapule. Paris : Édition du Scarabée.

Del Vasto, L. (1973). Pour éviter la fin du monde. Montréal : Éditions La Presse.

Desrosiers, E. (2008). Le prix de la guerre. Le Devoir, édition du 25 mars, B 3.

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