Sept jours pour une éternité - WordPress.com
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MarcLEVY
Septjourspouruneéternité...
RobertLaffont
©Pocket,2004.978-2-266-13604-4
Lehasard,c'estlaformequeprendDieupourpasserincognito.JeanCOCTEAU
ÀManine,ÀLouis.
AucommencementDieucréalecieletlaterre.Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin:
1.
PremierJour
Allongé sur son lit, Lucas regarda la petite diode de son beeper quiclignotait frénétiquement. Il referma son livre et le posa juste à côté de lui,ravi.C'étaitlatroisièmefoisenquarante-huitheuresqu'ilrelisaitcettehistoireetdemémoired'enferaucunelecturenel'avaitautantrégalé.Ilcaressalacouvertureduboutdudoigt.CedénomméHiltonétaitenpasse
de devenir son auteur culte. Il reprit l'ouvrage enmain, bien heureux qu'unclientl'aitoubliédansletiroirdelatabledenuitdecettechambred'hôteletlelança d'un geste assuré dans la valise ouverte à l'autre bout de la pièce. Ilregardalapendulette,s'étiraetquittalelit.«Allez,lève-toietmarche»,dit-il,enjoué.Faceaumiroirdel'armoire,ilresserralenœuddesacravate,ajustalaveste de son costume noir, reprit ses lunettes de soleil sur le petit guéridonprès de la télévision et les rangea dans la poche haute de son complet. Lebeeperattachéaupassantdelaceinturedesonpantalonnecessaitdevibrer.Ilrepoussadupied laportede l'uniqueplacardet sedirigeavers la fenêtre. Ilécarta le voile grisâtre et immobile pour étudier la cour intérieure, aucunebriseneviendraitchasserlapollutionquienvahissait lebasdeManhattanets'étendait jusqu'aux limites deTriBeCa.La journée serait caniculaire,Lucasadorait le soleil, et quimieuxque lui savait combien il était nocif ?Sur lesterres de sécheresse, n'autorisaitil pas la prolifération de toutes sortes degermesetdebactéries,n'était-ilpasplus intraitableque lagrande faucheusepour trier les faibles des forts ? « Et la lumière fut ! » fredonna-t-il endécrochant le téléphone. Il demanda à la réceptionque l'onprépare sanote,sonvoyageàNewYorkvenaitd'êtreécourté,puisilquittalachambre.Au bout du couloir, il déconnecta l'alarme de la porte qui s'ouvrait sur
l'escalierdesecours.Arrivédanslacourette,ilrécupéralelivreavantdesedélesterdesavalise
dansungrandcontaineràorduresets'engagead'unpaslégerdanslaruelle.Dans la petite rue de SoHo aux pavés disjoints, Lucas guettait d'un œil
gourmand un balconnet en fer forgé, qui ne résistait plus à la tentation des'effondrerqueparlagrâcededeuxrivetsrouillés.Lalocatairedutroisièmeétage,jeunemannequinauxseinstropbiensculptés,auventreinsolentetauxlèvrespulpeuses,étaitvenues'installerdanssachaiselongue,nesedoutantderien et c'était parfait ainsi.Dans quelquesminutes (si sa vue ne le trompaitpas, et elle ne le trompait jamais), les rivets céderaient. La ravissante seretrouverait alors trois étages en contrebas, le corps disloqué. Le sang quis'écouleraitdesonoreilleentrelesintersticesdespavéssouligneraitlaterreurpeinte sur son visage. Son joliminois resterait ainsi figé jusqu'à ce qu'il sedécompose dans une boîte en sapin où la famille de la demoiselle l'auraitenferméavantdelarguerletoutsousunedalledemarbreetquelqueslitresdelarmesinutiles.Unriendutout,quiferaitauplusquatrelignesmalrédigéesdanslejournalduquartieretcoûteraitunprocèsaugérantdel'immeuble.Unresponsable technique de la mairie perdrait son emploi (il faut toujours uncoupable),undesessupérieursenterreraitl'affaire,enconcluantquel'accidentaurait tourné au drame si des passants s'étaient trouvés sous le balconnet.CommequoiilyavaitunDieusurcetteterre,etfinalementc'étaitbienlàlevraiproblèmedeLucas.La journée aurait pu parfaitement bien commencer si, à l'intérieur de cet
appartement coquet, un téléphone n'avait sonné et si l'idiote qui l'occupaitn'avaitlaissésonportabledanssasalledebains.Lastupidetêtedelinotteselevapouraller lechercher :décidément, ilyavaitplusdemémoiredansunMacquedanslacervelled'unmannequin,seditLucas,déçu.Lucasserralesdentsetsesmâchoiresgrincèrent,commecellesducamion
d'orduresquidescendaitverslui,faisanttremblerlaruesursonpassage.Dansunclaquementsecet franc, l'assemblagemétalliques'arrachade lafaçadeetdégringola.Àl'étageinférieur,unefenêtreexplosa,pulvériséeparunmorceaude la rambarde. Un gigantesque mikado de poutrelles de fer rouillées,habitations troglodytes de colonies de bacilles du tétanos, s'abattait sur lepavé.L'œildeLucass'éclairaànouveau,un longerondemétalaiguisé filaitvers le sol àunevitessevertigineuse.Si ses calculs immédiats se révélaientjustes,etilsl'étaienttoujours,rienn'étaitperdu.Ils'engageanonchalammentsur la chaussée, forçant le conducteur de la benne à ralentir. La poutrelletraversa la cabine de la benne à ordures et vint se ficher dans le thorax du
chauffeur,lecamionfituneterribleembardée.Lesdeuxéboueurs,juchéssurleurplate-formearrière,n'eurentpas le tempsdecrier : l'unfuthappépar lagueulebéantedelabenneetaussitôtbroyéparlesmandibulesquiofficiaient,imperturbables,l'autrefutprojetéau-devantetglissa,inerte,surlemacadam.L'essieuavantpassasursajambe.Danssacourse,leDodgepercutaunréverbèrequ'ilexpédiaenl'air.Lesfils
électriques désormais dénudés eurent la bonne idée de frétiller jusqu'aucaniveaugorgéd'eausale.Unegerbed'étincellesannonçaleformidablecourt-circuit qui affecta tout le pâté de maisons. Dans le quartier, les feux decroisementsemirentenberne,aussinoirsquelecompletdeLucas.Auloin,on pouvait déjà entendre les fracas des premières collisions aux carrefoursabandonnés à eux-mêmes.A l'intersection deCrosbyStreet et deSpring, lechocdelabennefolleetd'untaxijaunefutinévitable.Heurtéparletravers,leYellowCabvints'encastrerdansladevanturedelaboutiquedumuséed'Artmoderne. « Une compression de plus pour leur vitrine », murmura Lucas.L'essieuavantducamionescaladaunevoitureenstationnement,lesoptiquesdésormaisaveuglespointaientversleciel.Lalourdebennesetorditdansunbruit de tôles déchirées, avant de se coucher sur le flanc. Les tonnes dedétritus qu'elle contenait dégueulèrent de ses entrailles et la chaussée secouvritd'untapisd'immondices.Auvacarmedudrameconsommésuccédaunsilencedemort.Lesoleilcontinuaittranquillementsacourseverslezénith,lachaleur de ses rayons aurait vite fait de rendre l'atmosphère du quartierpestilentielle.Lucasajusta lecoldesachemise, ilavaitunesaintehorreurque lespans
dépassentdesonveston.Ilcontemplal'étenduedudésastretoutautourdelui.Il était àpeineneufheures à samontre, et, finalement, c'était une trèsbellejournéequicommençait.Latêteduchauffeurdetaxireposaitsurlevolant,actionnantleklaxonqui
résonnaità l'unissondelacornedesremorqueursdansleportdeNewYork,un endroit si joli quand il faisait beau comme en ce dimanche de find'automne.Lucass'yrendait.Delà,unhélicoptèreledéposeraitàl'aéroportdeLaGuardia,sonaviondécollaitdanssoixante-sixminutes.
*
Lequai80duportmarchanddeSanFranciscoétaitdésert,Zofiaraccrochalentementlecombinédutéléphoneetsortitdelacabine.Lesyeuxplissésparlalumière,ellecontemplalajetéeopposée.Unessaimd'hommess'yaffairaitautourdegigantesques containers.De leurnacelle, lesgrutiershautperchésdans le ciel dirigeaient un ballet subtil de flèches qui se croisaient à laverticaled'unimmensecargoenpartancepourlaChine.Zofiasoupira,mêmedouéedelameilleurevolontédumonde,ellenepouvaitpastoutfaireseule.Elleavaitbiendesdons,maispasceluid'ubiquité.LabrumerecouvraitdéjàletablierduGoldenGatedontseulslessommets
despilesdépassaientdel'épaisnuagequienvahissaitprogressivementlabaie.Dans quelques instants l'activité portuaire devrait cesser, faute de visibilité.Zofia,ravissantedanssatenued'officierenchargedelasécurité,n'avaitquepeudetempspourconvaincrelescontremaîtressyndiquésd'interrompreleursdockerspayésàlatâche.Siseulementellesavaitsemettreencolère!...Lavied'unhommedevraitpourtantpeserpluslourdquequelquescaisseschargéesàla hâte ; mais les hommes ne changeraient pas si rapidement, sinon ellen'auraitpasbesoind'êtrelà.Zofia aimait l'atmosphère qui régnait sur les docks. Elle avait toujours
beaucoup à faire ici. Toute la misère du monde se donnait rendezvous àl'ombre des anciens entrepôts. Les sansabri y élisaient domicile, à peineprotégésdespluiesd'automne,desventsglacésquelePacifiquecharriaitsurla ville l'hiver venu, et des patrouilles de police qui n'aimaient guères'aventurerdanscetunivershostile,quellequesoitlasaison.—Manca,arrêtez-les!L'homme à la carrure épaisse fitmine de ne pas l'avoir entendue. Sur le
grand bloc-notes qu'il calait contre son ventre, il recopiait le numérod'immatriculationd'uncontainerquis'élevaitdansleciel.—Manca!Nem'obligezpasàdresserunprocès-verbal,prenezvotreradio
etfaitescesserletravail,maintenant!repritZofia.Lavisibilitéestinférieureàhuitmètresetvoussavezbienqu'endessousdedixvousauriezdéjàdûsifflerl'arrêt.Le contremaîtreMancaparapha lapage et la tendit au jeunepointeurqui
l'assistait.D'unmouvementdelamainilluifitsignedes'éloigner.—Nerestezpaslà-dessous,vousêtesdansunezoned'aplomb:quandçase
décroche,çanepardonnepas!
—Oui, mais ça ne se décroche jamais.Manca, vousm'avez entendue ?insistaZofia.—Jen'aipasuneviséelaserdansl'oeilquejesache!bougonnal'homme
ensegrattantl'oreille.—Maisvotremauvaisefoiestplusprécisequen'importequeltélémètre!
N'essayezpasdegagnerdutemps,fermez-moiceporttoutdesuiteavantqu'ilnesoittroptard.—Celafaitquatremoisquevoustravaillezicietjamaislaproductivitén'a
autantbaissé.C'estvousquialleznourrirlesfamillesdemescamaradesàlafindelasemaine?Untracteurs'approchaitdelazonededéchargement.Lechauffeurnevoyait
plus grand-chose, et ses fourches frontales évitèrent de justesse la collisionavecuneremorqueàplateau.—Allezpoussez-vousdelà,mapetite,vousvoyezbienquevousgênez!—Cen'estpasmoiquigêne,c'estlebrouillard.Vousn'avezqu'àpayervos
dockersautrement. Je suis certaineque leursenfants serontplusheureuxdevoir leurpèrecesoirquedetoucherlaprimed'assurancedécèsdusyndicat.Dépêchez-vous, Manca, dans deux minutes je vous dresse une assignationpersonnelleautribunaletj'iraiplaidermoi-mêmedevantlejuge.LecontremaîtredévisageaZofiaavantdecracherdansleport.—Onnevoitmêmeplusvosrondsdansl'eau!dit-elle.Manca haussa les épaules, s'empara de son talkie-walkie et se résigna à
ordonnerl'arrêtgénéraldesactivités.Quelquesinstantsplustard,quatrecoupsde trompe résonnèrent, immobilisant aussitôt le ballet des grues, desélévateurs,destracteursàsellette,descavaliers,desfrontaux,etdetoutcequipouvait se mouvoir autour des quais ou à bord des cargos. Au loin, dansl'invisible,lacornedebrumed'unremorqueurréponditàl'arrêtdel'activité.—Aforcedejourschômés,ceportfiniraparfermer.—Cen'est pasmoi qui fais la pluie et le beau temps,Manca, j'empêche
juste vos hommes de se tuer.Arrêtez de faire cette tête-là, je déteste quandnoussommesfâchés,jevousoffreuncaféetdesœufsbrouillés.Venez!—Vous pouvezme regarder tant que vous voulez avec vos yeux d'ange,
mais,jevouspréviens,àdixmètresjeremetstoutenroute!—Dès que vous pourrez lire le nomdes bateaux sur leur coque !Allez,
venez!Le Fisher's Deli, meilleure cantine du port, était déjà bondé. A chaque
brouillard, tous les dockers s'y retrouvaient pour partager l'espoir d'uneéclairciequisauveraitleurjournée.Lesanciensétaientattablésaufonddelasalle.Deboutaucomptoir,lesplusjeunesserongeaientlesonglesententantdedevinerpar-delàlesfenêtreslaproued'unnavireoulaflèched'unegruedebord,premierssignesd'uneaméliorationdutemps.Derrièrelesconversationsdecirconstance, touspriaient,ventrenoué, cœur serré.Pourcespolyvalentsquitravaillaientdejourcommedenuit,sansjamaisseplaindredelarouilleetduselquis'infiltraientjusquedansleursarticulations,pourceshommesquinesentaientplusleursmainsauxcalsépais,ilétaitterriblederentreràlamaison,lesquelquesdollarsdelagarantiesyndicaleenpoche.Unecacophonierégnaitdanslebistrot—decouvertsquis'entrechoquaient,
devapeurquisifflaitdupercolateur,deglaçonsquel'onraclaitdansleurbac.Sur les banquettes en moleskine rouge, les dockers s'étaient entassés pargroupesdesixetpeudemotss'échangeaientau-dessusdubrouhaha.Mathilde, la serveuse aux cheveux coupés à la Audrey Hepburn, la
silhouette fragiledanssablouseenvichy,porteunplateausichargéque lesbouteilles y tiennent en équilibre comme par enchantement. Le carnet decommandesfichédanssontablier,ellevaetvientdelacuisineaucomptoir,dubarauxtables,delasalleauguichetduplongeur.Lesjournéesdegrandebrumesontpourellesans répit,maisdanssasolitudequotidienneellessontsespréférées.Desessouriresgénéreux,desesregardsencoin,desesrepartiescinglantes,ellefinittoujoursparréchaufferunpeulemoraldeshommesquilacôtoient.Laportes'ouvre,elletournelatêteetsourit,elleconnaîtbiencellequientre.—Zofia!Table5!Dépêche-toi,ilapresquefalluquejemontedessuspour
telagarder.Jevousapporteducafétoutdesuite.Zofias'yinstalleencompagnieducontremaîtrequicontinuederâler.— Cinq ans que je leur dis d'installer des éclairages au tungstène, on y
gagnerait au moins vingt jours de boulot par an. Et puis ces normes sontidiotes,mesgarssaventencorebosseràcinqmètresdevisibilité,cesonttousdespros.—Lesapprentisreprésententtrente-septpourcentdevoseffectifs,Manca!—Lesapprentis, ils sont làpourapprendre !Notremétierse transmetde
pèreenfils,etpersonnenejoueaveclaviedesautresici.Unecartededockerçasemérite,partouslestemps!LevisagedeMancas'adoucitquandMathildelesinterromptpourdéposer
leurcommande,fièredesonagilitéacquiseàl'ouvrage.—Desœufsbrouillésbaconpourvous,Manca.Toi,Zofia,jesupposequetunemangespas,commed'habitude.Je
t'aiquandmêmeserviuncaféquetuneboiraspasnonplus,avecdulaitsansmousse.Lepain,leketchup,voilà,toutyest!Labouchedéjàpleine,Mancalaremercie.D'unevoixmalassuréeMathilde
demande à Zofia si sa soirée est libre. Zofia lui répond qu'elle passera lachercher dès la fin de son service. Soulagée, la serveuse disparaît dans letumulteducaféquinecessedes'emplir.Dufonddelasalle,unhommeàlacarrure sérieuse sedirigevers la sortie.À lahauteurde leur table il s'arrêtepour saluer le contremaître. Manca essuie sa bouche et se redresse pourl'accueillir.—Qu'est-cequetufaisparici?—Commetoi,jesuisvenurendrevisiteauxmeilleursœufsbrouillésdela
ville!—Tuconnaisnotreofficierdesécurité,lelieutenantZofia...?—Nousn'avonspasceplaisir,l'interromptaussitôtZofiaenselevant.—Alors,jevousprésentemonvieilamil'inspecteurGeorgePilguezdela
policedeSanFrancisco.Elletenditunemainfrancheaudétectivequilaregardait,étonné,lorsquele
beeperaccrochéàsaceinturesemitàsonner.—Jecroisbienquel'onvousappelle,ditPilguez.Zofia examina le petit appareil à sa ceinture. Au-dessus du chiffre 7, la
diodelumineusenecessaitdeclignoter.Pilguezladévisageaensouriant.—Çavajusqu'à7chezvous?Votreboulotdoitêtrerudementimportant,
cheznousças'arrêteà4.—C'estlapremièrefoisquecettediodes'allume,répondit-elle,troublée.Je
vouslaisse,jevouspriedem'excuser.Ellesalualesdeuxhommes,adressaunpetitsigneàMathildequinelavit
pasetsefrayauncheminverslaporteàtraversl'assemblée.
De la table où l'inspecteur Pilguez avait pris sa place, le contremaîtres'écria:—Ne conduisez pas trop vite, àmoins de dixmètres de visibilité aucun
véhiculen'estautoriséàcirculersurlesquais!MaisZofian'entenditpas;remontantsursanuquelecoldesavesteencuir,
ellecouraitverssavoiture.Portièreàpeineclaquée,ellelançalemoteurquidémarra au quart de tour. La Ford de service s'ébranla et fonça le long desdocks, sirènehurlante.Zofiane semblait aucunementperturbéepar l'opacitédubrouillardquinecessaitdes'intensifier.Elleroulaitdanscedécorspectral,se faufilant entre les pieds des grues, slalomant allègrement entre lescontainersetlesmachinesimmobilisées.Quelquesminutesluisuffirentpourarriver à l'entrée de la zone d'activité marchande. Elle ralentit au poste decontrôle, même si par ce temps la voie devait être libre. La barrière striéerouge et blanc était levée. Le gardien du quai 80 sortit de sa guérite,mais,dansune tellenuitblanche, ilnevit rien.Onnevoyaitplus sapropremaintendue. Zofia remontait 3rd Street, longeant la zone portuaire. Après avoirtraversétoutleBassinchinois,3rdStreetbifurquaitenfinverslecentredelaville. Imperturbable, Zofia naviguait dans les rues désertes. À nouveau sonbeeperretentit.Elleprotestaàvoixhaute.—Jefaiscequejepeux!Jen'aipasd'ailesetlavitesseestlimitée!Elle avait à peine achevé sa phrase qu'un immense éclair diffusa dans la
brume un halo de lumière fulgurant. Un coup de tonnerre d'une violenceinouïeéclata,faisanttremblertouteslesvitresdesfaçades.Zofiaécarquillalesyeux,sonpiedappuyaunpeuplusfortsurl'accélérateur,l'aiguillegrimpatrèslégèrement. Elle ralentit pour traverser Market Street, on ne pouvait plusdistinguer la couleur du feu, et s'engagea surKearny.Huit blocs séparaientencoreZofiadesadestination,neufsielleserésignaitàrespecterlesensdecirculationdesrues,cequ'elleferaitsansaucundoute.Danslesruesaveugles,unepluiediluviennedéchiraitlesilence,degrosses
goutteséclataientsur lepare-brisedansunclapotisassourdissant, lesessuie-glacesétaientimpuissantsàchasserl'eau.Auloin,seulelapointequiabritaitl'ultime étage de lamajestueuse Tour pyramidale duTransamericaBuildingémergeaitdel'épaisnuagenoirquirecouvraitlaville.
*
Vautrédanssonfauteuildepremièreclasse,Lucasprofitaitparlehublotde
cespectaclediaboliquemaisd'unebeautédivine.LeBoeing767tournaitau-dessus de la baie de San Francisco, dans l'attente d'une hypothétiqueautorisation d'atterrir. Impatient, Lucas tapota sur le beeper accroché à saceinture.Ladioden°7necessaitdeclignoter.L'hôtesses'approchapour luiordonnerdel'éteindreetderedressersondossier:l'appareilétaitenapproche.— Eh bien, arrêtez donc d'approcher, mademoiselle, et posez-nous ce
putaind'avion,jesuispressé!La voix du commandant de bord grésilla dans les haut-parleurs : les
conditions météorologiques au sol étaient relativement difficiles, mais lafaible quantité de kérosène dans les réservoirs les obligeait à atterrir. Ildemandaà l'équipagenavigantdes'asseoiretconvoqualechefdecabineaupostedepilotage.Ilraccrochasonmicro.Lamineforcéedel'hôtessedel'airdelapremièreclassevalaitbienunoscar:aucuneactriceaumonden'auraitsucomposer lesourireà laCharlieBrownqu'elleaccrochaà lacommissuredeses lèvres.LavieilledameassiseàcôtédeLucasetquineparvenaitplusàcontrôler sapeuragrippa sonpoignet.Lucas fut amusépar lamoiteurde samainetlelégertremblementquil'agitait.Lacarlingueétaitmalmenéeparunesérie de secousses plus violentes les unes que les autres. Lemétal semblaitsouffrir autant que les passagers. Par le hublot on pouvait voir les ailes del'appareil osciller au maximum de l'amplitude prévue par les ingénieurs deBoeing.—Pourquoilachefdecabineestconvoquée?demandalavieilledame,au
borddeslarmes.— Pour faire un canard dans le café du commandant de bord ! répondit
Lucas,rayonnant.Vousavezlatrouille?—Plusqueça,jecrois.Jevaisprierpournotresalut!—Ah!maisarrêtez-moiçatoutdesuite!Bienheureuse,gardezdonccette
angoisse,c'esttrèsbonpourvotresanté!L'adrénaline,çadécrassetout.C'estledéboucheur liquideducircuitsanguinetpuisça fait travaillervotrecœur.Vous êtes en train de gagner deux années de vie ! Vingt-quatre moisd'abonnementàl'œil,c'esttoujoursçadepris,mêmesiàvoirvotreminelesprogrammesnedoiventpasêtrefolichons!Labouchetropsèchepourparler,lapassagèreessuyad'unreversdelamain
desgouttesdesueuràsonfront.Danssapoitrine lecœurs'étaitemballé,sarespiration devenait difficile et unemultitude de petites étoiles scintillantesvenaienttroublersavue.Lucas,amusé,luitapotaamicalementlegenou.—Sivousfermezbienfortlesyeux,etenvousconcentrantbienentendu,
vousdevriezvoirlaGrandeOurse.Iléclataderire.Savoisineavaitperduconnaissanceetsatêteretombasur
l'accoudoir.Endépitdesviolentes turbulences, l'hôtesse se leva.S'agrippanttantbienquemalauxportebagages,elleavançaitverslafemmeévanouie.Delapochedesontablier,ellesortitunepetitefioledeselsqu'elledécapsulaetpromenasouslenezdelavieilledameinconsciente.Lucaslaregarda,encoreplusamusé.—NotezqueMamieadesexcusesdenepasbiensetenir,votrepiloten'y
vapasdemainmorte.Onsecroiraitdansdesmontagnesrusses.Dites-moi...çaresteraentrenous,promis...votreremèdedegrand-mère...surelle...c'estpoursoignerlemalparlemal?Etilneputréfrénerunnouveléclatderire.Lachefdecabineledévisagea,
outrée:ellenetrouvaitriend'amusantàlasituationetleluifitsavoir.Un trou d'air brutal expédia l'hôtesse vers la porte du poste de pilotage.
Lucas luiadressaunlargesourireetgiflafranchement la jouedesavoisine.Celle-cisursautaetouvritunœil.— Et la revoilà parmi nous ! Ça vous fait combien de Miles ce petit
voyage?Ilsepenchaàsonoreillepourchuchoter:—N'ayezpashonte,regardez-lesautourdenous, ilssont tousentrainde
prier,c'estd'unridicule!Elle n'eut pas le temps de répondre, dans le hurlement assourdissant des
moteurs l'avion venait de toucher le sol. Le pilote inversa la poussée desréacteursetdeviolentesgerbesd'eauvinrentfouetterlacarlingue.L'appareils'immobilisa enfin. Dans toute la cabine, les passagers applaudissaient lespilotesoujoignaientlesmains,remerciantDieudelesavoirsauvés.Exaspéré,Lucas déboucla sa ceinture de sécurité, leva les yeux au ciel, regarda samontreets'avançaverslaporteavant.
*
Lapluieavaitredoublédeforce.ZofiagaralaFordlelongdutrottoirqui
bordait la Tour. Elle abaissa le pare-soleil, dévoilant un petit macaron quiarborait les lettres CIA. Elle sortit en courant sous l'ondée, chercha de lamonnaie au fond de sa poche et inséra la seule pièce qu'elle avait dans leparcmètre.Puiselletraversal'esplanade,dépassalestroisportesàtambourquidonnaient accès au hall principal du majestueux édifice pyramidal qu'ellecontourna.Unenouvellefoislebeepervibraàsaceinture:ellelevalesyeuxversleciel.—Jesuisdésolée,maisc'esttrèsglissantlemarbremouillé!Toutlemonde
lesait,saufpeut-êtrelesarchitectes...On plaisantait souvent au dernier étage de la Tour en disant que la
différence entre les architectes etDieu était queDieu, lui, ne seprenait paspourunarchitecte.Elle longea le mur du bâtiment, jusqu'à une dalle qu'elle reconnut à sa
couleurplusclaire.Elleposasamainsurlaparoi.Unpanneaus'effaçadanslafaçade,Zofias'engouffraetlatrappeseremitaussitôtenplace.
*Lucasétaitdescendude son taxietmarchaitd'unpasassuré sur leparvis
queZofiaavaitabandonnéquelquesinstantsplustôt.Al'opposédelamêmeTour, il appliqua comme elle samain sur la pierre.Une dalle, celle-ci plussombrequelesautres,coulissaetilentradanslepilierouestduTransamericaBuilding.
*Zofian'avaiteuaucunmalàs'accoutumeràlapénombreducorridor.Sept
lacets plus tard, elle accéda à un large hall habillé de granit blanc d'oùs'élevaient trois ascenseurs. La hauteur qui régnait sous le plafond étaitvertigineuse.Neufglobesmonumentaux, tousde tailledifférente, suspenduspardescâblesdontonnepouvaitdiscernerlespointsd'amarrage,diffusaientunelumièreopaline.
Chaquevisiteausiègedel'Agenceétaitpourelleunesourced'étonnement.L'atmosphèrequi régnaitences lieuxétaitdécidément insolite.Ellesalua leconciergequis'étaitlevéderrièresoncomptoir.—Bonjour,Pierre,vousallezbien?L'affectiondeZofiapourceluiquidepuistoujoursveillaitauxaccèsdela
Centraleétaitsincère.Chaquesouvenirdecepassageauxportessiconvoitéesyassociaitsaprésence.N'était-cepasàluiquel'ondevaitleclimatpaisibleetrassurant qui régnait dans l'Entrée de la Demeure en dépit d'un transitintense ? Même les jours de grande affluence, quand des centaines depersonnesseprécipitaientauxportes,Pierre,aliasZée,nepermettaitjamaisledésordreoulabousculade.LesiègedelaCIAneseraitvraimentpaslemêmesanslaprésencedecetêtreposéetattentif.—Beaucoupdetravailcestempsderniers,ditPierre.Vousêtesattendue.Si
voussouhaitezvouschanger,jedoisavoirvotreclédevestiairequelquepart,donnez-moiquelquessecondes...Ilsemitàfouillerdanslestiroirsdelabanqued'accueiletmurmura:—Ilyenatellement!Voyons,oùl'ai-jemise?—Pasletemps,Zée!ditZofiaenmarchantd'unpaspresséversleportique
desécurité.La porte vitrée pivota. Zofia avança vers l'ascenseur de gauche, Pierre la
rappelaà l'ordre, luimontrantdudoigt lacabineexpressaucentre,cellequimontaitdirectementautoutdernierétage.—Vousêtescertain?demanda-t-elle,surprise.Pierrehocha la têtealorsque lesportess'ouvraientausond'uneclochette
quiricochasurlesmursdegranit.Zofiaenrestainterditequelquessecondes.—Dépêchez-vous,etbonnejournée,luidit-ilavecunsourireaffectueux.Lesportesserefermèrentsurelle,etlacabines'élevaversledernierétage
delaCIA.
*DanslepilieropposédelaTour,lenéonduvieuxmonte-chargegrésillaitet
la lumière vacilla quelques secondes. Lucas ajusta sa cravate et tapota les
reversdesaveste.Lesgrillesvenaientdes'ouvrir.Un homme vêtu d'un costume identique au sien vint aussitôt l'accueillir.
Sansluiadresserlaparole,illuiindiquasèchementlessiègesdusasd'attenteetretournas'asseoirderrièresonbureau.Lemolosseauxalluresdecerbèrequidormait enchaîné à ses pieds souleva une paupière, se lécha les babines etrefermal'œil,untraitdebavefilasurlamoquettenoire.
*L'hôtesseavaitaccompagnéZofiaversuncanapéà l'assiseprofonde.Elle
luiproposadechoisirunedesrevuesmisesàdispositionsurunetablebasse.Avant de retourner derrière son comptoir, elle lui assura qu'on viendrait lachercherdanspeudetemps.
*Aumêmemoment, Lucas referma unmagazine et consulta samontre, il
étaitpresquemidi.Ilendéfitlebraceletetl'attachaàl'enverssursonpoignetpour ne pas oublier de la régler en repartant. Il arrivait parfois qu'au« Bureau » le temps s'arrête, et Lucas ne supportait pas le manque deponctualité.
*Zofia reconnut Michaël dès qu'il apparut au bout du couloir, son visage
s'éclairaaussitôt.Lacheveluregrisonnantetoujoursunpeuenbroussaille,lespattes épaisses qui allongeaient ses traits et cet irrésistible accent écossais(certains prétendaient qu'il l'avait emprunté à sir Sean Connery, dont il nerataitjamaisaucunfilm)luidonnaientunealluredontl'âgen'altéreraitjamaisl'élégance.Zofiaadoraitlafaçonquesonparrainavaitdefairechuinterless,mais elle raffolait encore plus de la petite fossette qui se formait sur sonmenton quand il souriait. Depuis son arrivée à l'Agence,Michaël était sonmentor,sonmodèleéternel.Aufuretàmesurequ'elleavaitgravileséchelonsde la hiérarchie, il avait accompagné chacun de ses pas et s'était toujours
arrangépourqueriendenégatifnefigurâtàsondossier.Àforcedepatientesleçons et d'attentions dévouées, il avait toujours valorisé les qualitésprécieuses de sa protégée. Sa générosité rarement égalée, son à-propos, lavivacitédesonâmesincère,compensaient les légendaires repartiesdeZofiaqui surprenaient parfois ses pairs. Quant à la façon parfois peu orthodoxequ'elle avait de s'habiller... tout le monde savait bien ici, et depuis fortlongtemps,quel'habitnefaisaitpaslemoine.Michaël avait toujours soutenu Zofia car il avait identifié en elle, aux
premiers instants de son admission, un membre d'élite, et il avait toujoursveilléàcequ'elle-mêmenelesachejamais.Personnen'auraitosécontestersesvues : il était reconnupour sonautoriténaturelle, sa sagesseet sadévotion.Depuis lanuitdes temps,Michaëlétait lenumérodeuxde l'Agence, lebrasdroitdugrandPatronquetoutunchacunappelaitici-hautMonsieur.Un dossier sous le coude,Michaël passa devant Zofia. Elle se leva pour
l'embrasser.—C'estdouxdeterevoir!C'esttoiquim'asfaitappeler?—Oui,enfinpastoutàfait,restelà,ditMichaël.Jevaiscertainementvenir
techercher.Ilavaitl'airtendu,cequineluiressemblaitpas.—Qu'est-cequisepasse?— Pas maintenant, je t'expliquerai plus tard, et tu me feras le plaisir
d'enlevercebonbondetaboucheavantque...Laréceptionnisteneluilaissapasletempsd'acheversarecommandation,il
étaitattendu.Ils'engageadanslecouloird'unpaspresséetseretournapourlarassurer d'un regard. À travers la cloison il entendait déjà les bribes de laconversationquis'envenimaitdanslegrandbureau.—Ahnon,pasàParis!Ilssonttoutletempsengrève...ceseraitbeaucoup
trop facile pour toi, il y a desmanifestations quasi quotidiennes... N'insistepas... depuis le temps que ça dure, je ne les vois pas s'arrêter demain pournousfaireplaisir!UncourtsilenceencourageaMichaëlàleverlebraspourfrapperàlaporte,
mais il interrompitsongesteenentendant lavoixdeMonsieur reprendreuntonplusfort:—L'Asieetl'Afriquenonplus!
Michaëlrecourbal'index,maislamains'immobilisaàquelquescentimètresdubattantcarànouveaulavoixs'élevait,résonnantcettefoisjusquedanslecorridor.—LeTexas,pasquestion!PourquoipasenAlabamatantquetuyes?!Ilfitunenouvelle tentative,sansplusdesuccès,néanmoinslavoixs'était
apaisée.—Quepenserais-tud'ici?Cen'estpasunemauvaiseidéeaprèstout...ça
nous évitera des déplacements inutiles et depuis le temps que nous nousdisputonsceterritoire.VapourSanFrancisco!Le silence indiqua que le moment était venu. Zofia sourit timidement à
Michaëlalorsqu'ilpénétraitdanslebureaudeMonsieur.Laporteserefermaderrièrelui,Zofiaseretournaverslaréceptionniste.—Ilestnerveux,non?—Oui,depuisleleverdujouroccidental,répondit-elleévasivement.—Pourquoi?—J'entendsbeaucoupdechosesici,maisjenesuisquandmêmepasdans
lesecretdeMonsieur...etpuisvousconnaissezlarègle,jenedoisriendire,jetiensàmaplace.Elle réussit au prix de grands efforts à garder le silence plus d'une petite
minuteetreprit:—Tout à fait confidentiellement, et de vous àmoi, je peux vous assurer
qu'iln'estpasleseulàêtretendu.RaphaëletGabrielonttravaillétoutelanuitoccidentale, Michaël les a rejoints au crépuscule oriental, cela doit êtresacrémentsérieux.Zofia s'amusait du vocable étrange de l'Agence.Mais était-il possible, en
ces lieux, de penser en heures alors que chaque fuseau du globe avait lasienne ? Son parrain lui rappelait, à la première ironie de sa part, que lerayonnement universel des activités de la Centrale et les diversitéslinguistiques de son personnel justifiaient certaines expressions et autresusages.Ilétaitproscrit,parexemple,d'utiliserdeschiffrespouridentifierlesagentsde l'Intelligence.Monsieur avait choisi les premiersmembres de sondirectoireenlesnommant,etlatraditionavaitperduré...Finalement,quelquesrègles bien simples, très éloignées des idées préconçues sur la terre,facilitaient les coordinations opérationnelles et hiérarchiques de la CIA.
Depuistoujours,ondistinguaitlesangesparunprénom....carc'estainsiquefonctionnaitdepuislanuitdestempslamaisondeDieu
quel'onappelaitaussilaCENTRALEDEL'INTELLIGENCEDESANGES.Monsieurmarchait de long en large, lesmains croisées dans le dos, l'air
soucieux.Detempsentemps,Ils'arrêtaitpourregarderautraversdesgrandesfenêtresde la pièce.Au-dessousde lui, l'épaismatelasdenuages interdisaitd'entrevoir la moindre parcelle de terre. L'immensité bleue bordait la baievitréeauxdimensions infinies. Il jetaunœilcourroucéà la tablederéunionqui traversait la pièce dans toute sa longueur. Le plateau démesuré s'étiraitjusqu'à la cloison du bureau adjacent. Se retournant vers la table,Monsieurrepoussa une pile de dossiers. Tous ses gestes trahissaient l'impatience qu'ilcontrôlait.—Vieux!Toutçaestpoussiéreux!Veux-tuquejetedisecequeJepense?
Cescandidaturessontcanoniques!Commentveux-tuquel'ongagne?Michaëlétaitrestéprèsdelaporteetavançadequelquesmètres.—CesonttousdesagentssélectionnésparvotreConseil...—Parlons-endemonConseil,quelmanqued'idées!Toujoursàradoterles
mêmes paraboles, il vieillit leConseil !Quand ils étaient jeunes, ils étaientpleins d'idées pour améliorer le monde. Aujourd'hui, ils sont presquerésignés!—Maisleursqualitésn'ontjamaistari,Monsieur.—Jenelesremetspasencause,maisregardeoùnousensommes!Sa voix s'était élevée dans le ciel, faisant trembler les murs de la pièce.
Michaël redoutait plus que tout les colères de son employeur. Elles étaientrarissimes,maisleursconséquencesavaientétéplutôtdévastatrices.Ilsuffisaitde regarder par la fenêtre le temps qui régnait sur la ville pour deviner sonhumeurdumoment.—LessolutionsduConseilont-ellesréellementfaitprogresserl'humanité
ces tempsderniers? repritMonsieur. Iln'yavraimentpasdequoipavoiser,non ?Bientôt, on ne pourra plus influencer un simple froissement d'aile depapillon...niLuiniMoid'ailleurs,dit-il,désignantlemuraufonddelapièce.Sileséminentsmembresdemonassembléeavaientfaitpreuved'unpeuplusdemodernité,jen'auraispasàreleverundéfiaussiabsurde!Maislepariest
lancé, alors il nous faut du neuf, de l'original, du brillant et, surtout, de lacréativité !Unenouvellecampagnes'engage,etc'est lesortdecettemaisonquiestenjeu,queDiable!Onfrappaaussitôttroiscoupsàlacloisonmitoyenne,Monsieurlaregarda
d'unairagacéets'assitàl'extrémitédelatable.L'airmalin,IlavisaMichaël.—Montre-moidonccequetucachessoustonbras!Confus, son fidèle adjoint s'approcha et déposa devant lui une chemise
cartonnée.Monsieurouvritlerabatetfitdéfilerlespremiersfeuillets,sonœils'éclaira, les plissements de son front dénotaient l'intérêt grandissant qu'ilportait à sa lecture. Il souleva le dernier onglet et examina attentivement lasériedephotographiesjointes.Blonde, recueillie dans une allée du vieux cimetière de Prague, brune,
courantlelongdescanauxdeSaint-Pétersbourg,rousse,attentivesouslatourEiffel,cheveuxcourtsàRabat,longsetdansleventàRome,bouclésplacedel'Europe à Madrid, ambrés dans les ruelles de Tanger, elle était toujoursravissante. De face ou de profil, son visage était simplement angélique.Interrogatif, Monsieur désigna le seul cliché où l'épaule de Zofia étaitdénudée:unlégerdétailretintsonattention.—C'estunpetitdessin,s'empressadedireMichaëlencroisantlesdoigts.
Unetoutepetitepaired'ailesderiendutout,unecoquetterie,untatouage...unpeumodernepeut-être?Maisonpeutl'effacer!— Je vois bien que ce sont des ailes, grommelaMonsieur. Où est-elle,
quandpuis-jelavoir?—Elleattendsurlepalier...—Alors,fais-laentrer!Michaël sortit dubureauet alla chercherZofia.Enchemin, il lui infligea
une série de recommandations. Zofia allait rencontrer le grand patron etl'événement était assez exceptionnelpourque sonparrain en ait le trac à saplace...etZofiadevraitsavoirgarderlasiennependanttoutl'entretien.Ellesecontenteraitd'écouter,saufsiMonsieurposaitunequestionsansapporterlui-mêmederéponse.Ilétaitinterditdeleregarderdanslesyeux.Michaëlrepritsonsouffleetpoursuivit:—Attachetescheveuxenarrièreettiens-toidroite.Unechoseencore,situ
doisparler,tuconcluraschacunedetesphrasesparMonsieur...
MichaëldévisageaZofiaetsourit.—...etpuisoubliecequejeviensdetedire,soistoi-même!Aprèstout,
c'est ce qu'il préfère. C'est pour cela que j'ai proposé ta candidature etcertainementpourcelaaussiqu'ilt'adéjàchoisie!Jesuisépuisé,cen'estplusdemonâgetoutça.—Choisiepourquoi?—Tuvaslesavoir,allez,prendstonsouffleetentre,c'esttongrandjour...
ettumecrachescechewing-gumunefoispourtoutes!Zofianeputs'empêcherdefaireunerévérence.Avecsonvisageburiné,sesmainssublimes,sacarrure,savoixgrave,Dieu
étaitencoreplusimpressionnantquetoutcequ'elleavaitpuimaginer.Ellefitdiscrètement glisser son chewing-gum sous la langue et sentit unindescriptible frisson parcourir son dos. Monsieur l'invita à s'asseoir.Puisqu'elle était selon son parrain (Il savait que c'était ainsi qu'elle appelaitMichaël) l'undesagents lesplusqualifiésdesaDemeure,Il s'apprêtaità luiconfier la mission la plus importante que l'Agence ait connue depuis sacréation.Illaregarda,ellebaissaaussitôtlatête.— Michaël vous délivrera les documents et instructions nécessaires au
parfaitdéroulementdesopérationsdontvousaurezlaseuleresponsabilité...Ellen'avaitpasledroità l'erreuret le tempsluiseraitcompté...Elleavait
septjourspourréussir.—...Faitespreuved'imagination,de talent, ilparaîtquevousenavezde
multiples,jelesais.Soyezd'uneextrêmediscrétion,vousêtestrèsefficace,jelesaisaussi.Il étaitdirectif, jamaisuneopérationn'avaitautantexposé l'Agence. Il lui
arrivait de ne plus savoir lui-mêmede quelle façon il s'était laissé entraînerdanscetincroyabledéfi.—...Si,jecroisquejelesais!ajouta-t-il.Comptetenudelagravitédesenjeux,ellen'enréféreraitqu'àMichaëlet,en
cas de besoin extrême ou d'indisponibilité de sa part, à Luimême. Ce queMonsieurallaitmaintenantluirévélernedevraitjamaissortirdeceslieux.Ilouvrit son tiroir et présenta devant elle un manuscrit où deux signaturesétaient apposées.Le texte détaillait les dispositions de la singulièremissionquil'attendait:
Les deux puissances qui régissent l'ordre du monde n'ont cessé des'affronter depuis la nuit des temps.Constatant qu'aucune d'elles n'arrive àinfluencer selon sa volonté le destin de l'humanité, chacune se reconnaîtcontrecarréeparl'autredansl'achèvementparfaitdesavisiondumonde...MonsieurinterrompitZofiadanssalecturepourcommenter:—Depuislejouroùlapommeluiestrestéeentraversdelagorge,Lucifer
s'opposeàcequejeconfielaTerreàl'homme.Iln'aeudecessedevouloirmedémontrerquemacréaturen'enestpasdigne.IlluifitsignedepoursuivreetZofiarepritledocument:... Toutes les analyses politiques, économiques et climatiques tendent à
révélerquelaterretourneàl'enfer.MichaëlexpliquaàZofiaqueleurConseilavaitopposéàcetteconclusion
prématurée de Lucifer que la situation actuelle résultait de leur rivalitépermanente,freinàl'expressiondelavéritablenaturehumaine.Ilétaitbientroptôtpourseprononcer,laseulecertitudeétaitquelemonde
netournaitplustrèsrond.Zofiapoursuivit:Lanotiond'humanitédivergeradicalementselonlepointdevuedel'unou
de l'autre. Après d'éternelles discussions, nous avons accepté l'idée quel'avènementdu troisièmemillénairesedevaitdeconsacreruneèrenouvelle,libéréedenosantagonismes.Dunordausud,de l'ouestà l'est, le tempsestvenu de substituer à notre cohabitation forcée un mode opératoire plusefficient...—Çanepouvaitpluscontinuerainsi,repritMonsieur.Zofia observait les lents mouvements des mains qui accompagnaient sa
voix.—Lexxesiècleaététropéprouvant.Etpuis,autrainoùvontleschoses,
nous allons finir par perdre tout contrôle, Lui comme moi. Ce n'est pastolérable,ilenvadenotrecrédibilité.Iln'yapasquelaTerredansl'univers,toutlemondemeregarde.Leslieuxsaintssontpleinsdequestions,maislesgensytrouventdemoinsenmoinsderéponses...Gêné, Michaël fixait le plafond, il toussa, Monsieur invita Zofia à
poursuivre....Pourattesterlalégitimitédeceluiàquiincomberaderégirlaterreau
coursduprochainmillénaire,nousnoussommeslancéunultimedéfidontles
termessontdécritsci-dessous:Septjoursdurant,nousenverronsparmileshommesceluioucellequenous
considérons comme le meilleur de nos agents. Le plus à même d'entraînerl'humanitéverslebienoulemalapporteralavictoireàsoncamp,préludeàlafusiondenosdeuxinstitutions.Lepouvoird'administrerlenouveaumondereviendraauvainqueur.LemanuscritétaitsignédelamaindeDieuetdelamainduDiable.Zofia releva lentement la tête.Ellevoulait reprendre le texteà sondébut,
pourcomprendrel'originedel'actequ'elletenaitentresesmains.—C'estunpariabsurde,ditMonsieur,unpeuconfus.Maiscequiestfait
estfait.Ellerepritleparchemin,Ilcompritl'étonnementquetrahissaientsesyeux.—Considèrecetécritcommeunalinéaàmonderniertestament.Moiaussi
jevieillis.C'estbienlapremièrefoisquejeressensdel'impatience,alorsfaisen sorte que le temps passe très vite, ajouta-t-il en regardant par la fenêtre,n'oubliepasàquelpointilestcompté...Ill'atoujoursété,cefutmapremièreconcession.Michaël fit un signe à Zofia, il fallait se lever et quitter la pièce. Elle
s'exécutasur-le-champ.Aupasdelaporte,elleneputréprimerl'enviedeseretourner.—Monsieur?Michaëlretintsonsouffle,Dieutournalatêteverselle,levisagedeZofia
s'éclaira.—Merci,dit-elle.Dieuluisourit.—Septjourspouruneéternité...jecomptesurtoi!Illaregardasortirdelapièce.Danslecouloir,Michaëlretrouvaitàpeinesarespirationquandilentendit
lavoixgravelerappeler.IlabandonnaZofia,fitdemi-touretretournadanslegrandbureau.Monsieurfronçalessourcils.—Le bout de caoutchouc qu'elle a collé sousma table est parfumé à la
fraise,n'est-cepas?—C'estbiendelafraise,Monsieur,réponditMichaël.
— Une dernière chose, lorsqu'elle aura terminé sa mission, je te seraisreconnaissantdeluifaireenlevercepetitdessinsurl'épauleavantquetoutlemondeicines'ymette.Onn'estjamaisàl'abrid'unemode.—C'estévident,Monsieur.—Unequestionencore:Commentas-tusuquejelachoisirais?—Parcequecela faitplusdedeuxmilleansque je travailleàvoscôtés,
Monsieur!Michaëlrefermalaportederrièrelui.LorsqueMonsieurfutseul,ils'assitau
boutde la longuetableet fixa lacloisonfaceà lui. Il se racla lagorgepourannoncerd'unevoixclaireetforte:—Noussommesprêts!—Nousaussi!réponditnarquoisementlavoixdeLucifer.Zofiaattendaitdansunepetitesalle.Michaëlentraetavançaverslafenêtre.
Au-dessous d'eux le ciel s'éclaircissait, quelques collines émergeaient de lacouchenuageuse.— Dépêche-toi, nous n'avons pas de temps à perdre, il faut que je te
prépare.Ils prirent place autour d'une petite table ronde sous une alcôve. Zofia
confiasoninquiétudeàMichaël.—Paroùdois-jecommencerunetellemission,parrain?—Tuparsavecuncertainhandicap,maZofia.Voyonsleschosesenface,
lemalestdevenuuniverseletpresqueaussi invisiblequenous.Tu jouesendéfense, ton adversaire en attaque. Il te faudra d'abord identifier les forcesqu'illigueracontretoi.Trouvelelieuoùiltenterad'opérer.Laisse-lepeut-êtreagirenpremieretcombatssesprojetsdumieuxquetulepourras.Cen'estquelorsque tu l'aurasneutraliséque tu aurasunechancedemettre enœuvreungranddessein.Tonseulatoutseralaconnaissanceduterrain.IlsontchoisiSanFranciscocommethéâtred'opérations...parlepluspurdeshasards.
*Se balançant sur sa chaise, Lucas achevait de prendre connaissance du
même document sous l'oeil attentif de son Président. Bien que les storesfussent baissés, Lucifer n'avait pas ôté les épaisses lunettes de soleil quimasquaient son regard. Tous ses proches le savaient, le moindre éclairageirritaitsesyeux,brûlésjadisparunrayonnementexcessif.Entouré des membres de son cabinet qui avaient pris place autour de la
tableauxproportionsdémesurées(elles'étirait jusqu'àlacloisonquiséparaitl'immense salle du bureau adjacent), Président déclara aux membres duConseil que la séance était levée. Sous l'impulsion du directeur de lacommunication, un dénommé Blaise, l'assemblée s'achemina vers l'uniqueportedesortie.Restéassis,Présidentfitungestedelamain,rappelantLucasàsescôtés.Accentuantsongeste,ill'invitaàsepencherversluietmurmuraquelque chose à son oreille que personne n'entendit. En sortant du bureau,LucassevitrejoindreparBlaisequil'accompagnajusqu'auxascenseurs.Enchemin,illuiremitplusieurspasseports,desdevises,ungrandtrousseau
declésdevoitures,etexhibaunecartedecréditdecouleurplatinequ'ilagitasoussonnez.—Doucementaveclesnotesdefrais,n'abusezpas!D'ungestevifetagacé,Lucass'emparadurectangleenplastiqueetrenonça
àserrerlamainlaplusadipeusedetoutel'organisation.Habituédelachose,Blaise frotta sa paume sur le dos de son pantalon et cacha gauchement sesmains dans ses poches. Dissimuler était une des grandes spécialités del'individuquis'étaithisséjusqu'àceposte,nonparcompétence,maispartoutcequelavolontéd'ascensionpeutproduiredefourberieetd'hypocrisie.BlaisecongratulaLucas,luiditqu'ilavaitpesédetoutsonpoids(unelitote,comptetenudesaphysionomie)pourfavorisersacandidature.Lucasn'accordapaslemoindrecréditàsespropos:Blaisen'étaitàsesyeuxqu'unincompétentàquil'on avait confié la responsabilité de la communication interne, pourd'exclusivesraisonsdeparenté.Lucasnepritmêmepas lapeinedecroiser sesdoigtsquand il promitde
rendrerégulièrementcompteàBlaisedel'avancementdesamission.Auseinde l'organisation qui l'employait, mystifier était le moyen le plus sûr dontdisposaient les directeurs pour pérenniser leurs pouvoirs. Pour plaire à leurPrésident, il leurarrivaitmêmedesementirentreeux.Leresponsablede lacommunication supplia Lucas de lui divulguer ce que Président avaitmurmuréàsonoreille.Cedernierledévisageaavecméprisetpritcongé.
*Zofiaembrassalamaindesonparrainetl'assuraqu'elleneledécevraitpas.
Elleluidemandasiellepouvaitluiconfierunsecret.Michaëlacquiesçad'unsignedetête.EllehésitaetluiavouaqueMonsieuravaitdesyeuxincroyables,ellen'avaitjamaisrienvud'aussibleu.—Ilschangentparfoisdecouleur,maisilt'estinterditdedireàquiconque
cequetuasvudedans.Elle promit et sortit dans le corridor. Il l'accompagna à l'ascenseur. Juste
avantquelesportesnesereferment,illuisouffla,complice:—Ilt'atrouvéecharmante.Zofiarougit.Michaëlfitmineden'enavoirrienvu.—Poureux,cedéfin'estpeut-êtrequ'unmaléficedeplus;pournous,c'est
unequestiondesurvie.Nouscomptonstoussurtoi.Quelquesinstantsplustard,elletraversaànouveaulegrandhall.Pierrejeta
un œil sur ses écrans de contrôle, la voie était libre. La porte coulissa ànouveaudanslafaçadeetZofiaputaccéderàlarue.
*Aumêmemoment,Lucassortaitdel'autrecôtédelaTour.Undernieréclair
zébralecielauloin,au-dessusdescollinesdeTiburon.Lucashélauntaxi,lavoitureserangeadevantluietilgrimpadansleYellowCab.Sur le trottoir d'en face, Zofia courait vers sa voiture, un agent de la
circulationétaitentrainderédigerunecontravention.—Bellejournée,vousallezbien?ditZofiaàlafemmeenuniforme.Lacontractuelle tourna lentement la têteafindes'assurerqueZofianese
moquaitpasd'elle.—Nousnousconnaissons?demandal'agentJones.—Non,jenecroispas.Dubitative, ellemâchouillait son stylo en dévisageant Zofia. Elle détacha
l'amendedesasouche.
—Etvous,vousallezbien?demanda-t-elleenglissantlePVsurlepare-brise.— Vous n'auriez pas un chewing-gum à la fraise ? demanda Zofia en
s'emparantduticket.—Non,àlamenthe.Zofia refusa courtoisement la tablette qui lui était offerte. Elle ouvrit sa
portière.—VousnenégociezmêmepasvotrePV?—Non,non.—Voussavezque,depuisledébutdel'année,lesconducteursdevéhicules
dugouvernementsonttenusdepayereux-mêmesleursamendes?—Oui,ditZofia,j'ailucelaquelquepartjecrois,c'estunpeunormalaprès
tout.—Al'école,vousétieztoujoursaupremierrang?demandal'agentJones.—Trèsfranchement,jenem'ensouviensplus...Maintenantquevousm'en
parlez,jecroisquejem'asseyaisunpeuoùjevoulais.—Vousêtescertainequevousallezbien?—Lecoucherdusoleilserasuperbecesoir,neleratezsurtoutpas!Vous
devriez y assister en famille, depuis Presidio Park le spectacle seraéblouissant.Jevouslaisse,untravailénormem'attend,ditZofiaengrimpantdanssavoiture.Quand la Ford s'éloigna, la contractuelle sentit comme un léger frisson
parcourirsonéchine.Ellerangeasonstylodanssapocheetpritsontéléphoneportable.Elle laissa un long message sur la boîte vocale de son mari. Elle lui
demanda s'il pouvait retarder d'une demi-heure le début de son service, elleferait tout pour rentrer plus tôt. Elle lui proposait une promenade dansPresidioParkaucoucherdusoleil.Ilseraitexceptionnel,c'étaituneemployéedelaCIAquileluiavaitdit!Elleajoutaqu'ellel'aimaitetque,depuisqu'ilsvivaient en horaires décalés, elle n'avait pas trouvé lemoment de lui dire àquelpointilluimanquait.Quelquesheuresplustard,faisantdescoursespourunpique-niqueimprovisé,elleneserenditmêmepascomptequelepaquetdechewing-gumsqu'elleavaitmisdanssoncaddien'étaitpasàlamenthe.
*Prisonnier des embouteillages du quartier financier, Lucas feuilletait les
pagesd'unguide touristique.Quoiqu'enpenseBlaise, l'enjeude samissionjustifaituneaugmentationdesesnotesdefrais:ildemandaauchauffeurdeledéposer à Nob Hill. Une suite au Fairmont, palace réputé de la ville, luiconviendrait parfaitement. La voiture bifurqua sur California Street, à lahauteur deGraceCathedral pour s'engouffrer sous lemajestueux auvent del'hôtel.Elles'immobilisadevantletapisdeveloursrougegansédefiletsdorés.Lebagagistevouluts'emparerdesapetitemallette,maisilluijetaunregardquilemaintintàdistance.Ilneremerciapasleportierquifaisaittournerpourluilaportetambouretsedirigeadirectementverslaréception.Lapréposéenetrouvait nulle trace de sa réservation. Lucas haussa le ton, traitant la jeunefemme d'incapable. Instantanément le responsable du service fondit sur lui.D'un ton obséquieux « spécial client difficile » il tendit à Lucas une clémagnétique et se confondit en excuses, espérant qu'un surclassement encatégorie«Suitesupérieure»luiferaitoublierleslégersdésagrémentscauséspar une employée incompétente. Lucas saisit la carte sans ménagement etdemanda à n'être dérangé sous aucun prétexte. Il fit mine de lui glisser unbilletdanslamain,qu'ildevinaitpresqueaussimoitequecelledeBlaise,etsedirigea d'un pas pressé vers l'ascenseur. Le responsable de la réception seretourna,lapaumevideetl'aircourroucé.Leliftierdemandacourtoisementàsonpassagerrayonnants'ilavaitpasséunebonnejournée.—Qu'est-ce que ça peut bien te foutre ? réponditLucas en sortant de la
cabine.
*Zofiarangeasavoiturelelongdutrottoir.Ellegravitlesmarchesduperron
de la petite maison victorienne perchée sur Pacific Heights. Elle ouvrit laporteetcroisasalogeuse.—Tuesrentréedevoyage,jesuisbiencontente,ditMissSheridan.—Maisjenesuispartiequedepuiscematin!—Tuescertaine?Ilmesemblaitquetuétaisabsentehiersoir.Oh,jesais
bienquejememêleencoredecequinemeregardepas,maisjen'aimepasquandlamaisonestvide.— Je suis rentrée tard, vous dormiez, j'avais un peu plus de travail que
d'habitude.—Tutravaillestrop!Àtonâge,etjoliecommetul'es,tudevraispassertes
soiréesavecunpetitami.—Ilfautquejemontemechanger,maisjepasseraivousvoirenpartant,
Reine,c'estpromis.La beauté de Reine Sheridan n'avait jamais capitulé devant le temps. Sa
voixdouceetgraveétaitmagnifique,sonregarddelumièretémoignaitd'uneviedensedontellenechoyaitquelesbonssouvenirs.Elleavaitétél'unedespremières femmes grands reporters à parcourir le monde. Les murs de sonsalon ovale étaient couverts de photos jaunies, visages passés quitémoignaientdesesnombreuxvoyages,desesrencontres.Làoùsesconfrèresavaientcherchéàphotographierl'exception,Reineavaitsaisilecommun,pourcequ'ilcontenaitdeplusbeauàsesyeux,sonà-propos.Lorsquesesjambesluiinterdirentleprochaindépart,elleseretiradanssa
demeuredePacificHeights.Elleyétaitnée,pourenpartirun2février1936embarquersuruncargoàdestinationdel'Europe,lejourdesesvingtans.Elleyétaitrevenueplustard,yvivresonuniqueamour, le tempsd'untropcourtmomentdebonheur.Depuislors,Reineavaithabitéseulecettegrandemaison,jusqu'aujouroù
elleavaitrédigéunepetiteannoncedansleSanFranciscoChronicle.«Jesuisvotre nouvelle roommate », avait dit Zofia souriante en se présentant à saporte d'entrée, aumatinmêmede la parution.Le tondéterminé avait séduitReine,etsanouvellelocataireavaitemménagélesoirmême,changeantaufildes semaines la vie d'une femme qui s'avouait aujourd'hui heureuse d'avoirrenoncéàsasolitude.Zofiaadoraitlesfinsdesoiréepasséesencompagniedesalogeuse.Quandellenerentraitpastroptard,elledistinguaitdelavitreduperron le rai de lumière qui traversait le vestibule, l'invitation de MissSheridan était toujours ainsi formulée. Sous prétexte de s'assurer que toutallait bien, Zofia passait la tête dans l'encadrement de la porte. Un grandalbum de photographies était ouvert sur le tapis et quelques morceaux degalettedisposésdansunecoupellefinementciseléerapportéed'Afrique.Reineattendaitdanssonfauteuil,assisefaceàl'olivierquis'épanchaitdansl'atrium.Alors, Zofia entrait, s'allongeait àmême le sol et commençait à tourner les
feuillets d'un des albums aux vieilles couvertures de cuir, dont lesbibliothèquesdelapièceregorgeaient.Sansjamaisquitterl'olivierduregard,Reinecommentaituneàunelesillustrations.Zofia grimpa à l'étage, fit tourner la clé de son appartement, repoussa la
porte du pied et lança son trousseau sur la console. Elle jeta sa veste dansl'entrée, ôta son chemisier dans le petit salon, traversa sa chambre en yabandonnantsonpantalon,etentradanslasalledebains.Elleouvritengrandlesrobinetsdeladouche,latuyauteriesemitàcogner.Elledonnauncoupsecsurlepommeauetl'eauruisselasursescheveux.Parlapetitelucarneouvertesurlestoitsenhélixquidévalaientjusqu'auportpassaitlesondesclochesdeGraceCathedral,quiannonçaitdix-neufheures.—Pasdéjà!dit-elle.Elle sortit de l'alcôve qui sentait bon l'eucalyptus et retourna dans sa
chambre. Elle ouvrit la penderie, hésita entre un débardeur et une chemised'hommetropgrandepourelle,unpantalonencotonetsonvieuxjean,optapour le jean et la chemise dont elle retroussa lesmanches. Elle attacha sonbeeperàlaceintureetenfilaunepairedetennisensautillantversl'entréepourenredresserlescontrefortssansavoiràsebaisser.Ellepritsontrousseaudeclés,décidadelaisserlesfenêtresouvertesetdescenditl'escalier.—Jerentreraitardcesoir.Nousnousverronsdemain,sivousavezbesoin
dequoiquecesoit,appelez-moisurmonbeeper,d'accord?Miss Sheridan grommela une litanie que Zofia savait parfaitement
interpréter.Quelquechosequidevaitdire:«tutravaillestrop,mafille,onnevitqu'uneseulefois».Et c'était vrai, Zofia œuvrait continuellement à la cause des autres, ses
journéesétaient sans relâche,mêmepas lamoindrepetitepauseneserait-cequepourdéjeunerousedésaltérerpuisquelesangesnesesustentaientjamais.Si généreuse et intuitive fût-elle, Reine ne pouvait rien deviner de ce queZofiapeinaitelle-mêmeàappeler«savie».
*Les lourdes cloches résonnaient encoredu septièmeetdernier carillonde
l'heure. Grace Cathedral, perchée au sommet de Nob Hill, faisait face auxfenêtresde la suitedeLucas. Il suçait avecdélectation sonosdepoulet, en
croqualecartilageauboutdupilonetselevapours'essuyerlesmainssurlesrideaux. Il enfila saveste, se regardadans legrandmiroir qui trônait sur lacheminéeet sortitde lachambre. Ildescendit lesmarchesdugrandescalierdontlamajestueusevoléecommandaitlehalletadressaunsourirenarquoisàlaréceptionniste,quibaissalatêtedèsqu'ellelevit.Sousl'auvent,unchasseurhéla aussitôt un taxi qu'il emprunta sans lui délivrer de pourboire. Il avaitenvied'unebellevoitureneuve,leseulendroitdelavillepourenchoisiruneledimancheétait leportmarchandoùdenombreuxmodèlesétaientparquésunefoisdébarquésdescargos.Ildemandaauchauffeurdeleconduiresurlequai80...Là,ilpourraitenvoleruneàsongoût.—Dépêchez-vous,jesuispressé!dit-ilauconducteur.LaChrysler bifurquadansCaliforniaStreet et descendit vers le bas de la
ville.Illeurfallutàpeineseptminutespourtraverserlequartierdesaffaires.À chaque intersection, le chauffeur rouspétait en reposant son bloc-notes ;tous les feux passaient au vert, l'empêchant d'y inscrire la destination de sacoursecommelaloil'yobligeait.«Acroirequ'ilslefontexprès»,marmonna-t-ilausixièmecarrefour.Danssonrétroviseur,ilvitlesouriredeLucasetleseptièmefeuluiouvritlaroute.Lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée de la zone portuaire, une épaisse vapeur
s'échappadelacalandre,lavoituretoussaets'immobilisasurlebas-côté.—Ilnemanquaitplusquecela!soupiraleconducteur.— Je ne vous règle pas la course, dit Lucas d'un ton cassant, nous ne
sommespastoutàfaitarrivésàdestination.Il sortit en laissant sa portière ouverte. Avant que le chauffeur ne puisse
réagir,lecapotdesontaxifutpropulséverslecielparungeyserd'eaurouilléequi s'échappait du radiateur. « Joint de culasse, le moteur est mort, mongrand!»criaLucasens'éloignant.Àlaguérite,ilprésentaunbadgeaugardien,labarrièreauxstriesrougeset
blanches se releva. Ilmarchad'unpas assuré jusqu'auparking.Là, il repéraune sublime Chevrolet Camaro cabriolet dont il crocheta la serrure sansdifficulté.Lucass'installaderrièrelevolant,choisituneclédansletrousseauqu'ilportaità laceintureetdémarraquelquessecondesplus tard.Lavoitureremonta l'allée centrale, ne ratant aucune des flaques formées au creux desnids-de-poule. Il souilla ainsi chaque container qui se trouvait de part etd'autredesonchemin,rendantlesimmatriculationsillisibles.
Auboutdupavé,iltiralefreinàmaind'uncoupsec;lavoitureglissaparson travers jusqu'à s'immobiliser à quelques centimètres de la devanture duFisher'sDeli, lebarduport.Lucassortit,gravit les troismarchesenboisduperronensifflotantetpoussalaporte.La salle était presque vide.D'ordinaire les ouvriers venaient se désaltérer
aprèsune longue journéede travail,mais aujourd'hui, en raisondumauvaistemps qui avait sévi toute la matinée, ils tentaient de récupérer les heuresperdues.Cesoirilsfiniraienttrèstard,serésignantàrendrelesmachinesauxéquipesdenuitquinetarderaientpasàarriver.Lucas prit place dans un box, fixant Mathilde qui essuyait des verres
derrière son comptoir. Troublée par son sourire étrange, elle vint aussitôtprendresacommande.Lucasn'avaitpassoif.—Amangerpeut-être?questionna-t-elle.Uniquementsiellel'accompagnait.Mathildedéclinaaimablementl'offre,il
luiétait interditdes'asseoirdanslasalledurant lesheuresdeservice.Lucasavait tout son temps, il n'avait pas faim et se proposait de l'inviter dans unautrelieuquecelui-ciqu'iltrouvaitterriblementbanal.Mathildeétaitgênée,lecharmedeLucasétaitloindelalaisserindifférente.
Danscettepartiede laville, l'éléganceétait aussi rarequedans savie.Elledétournasonregardalorsqu'illadévisageaitdesesyeuxdiaphanes.—C'estvraimenttrèsgentil,murmura-t-elle.Aumêmemoment,elleentenditdeuxpetitscoupsd'avertisseur.—Jenepeuxpas,répondit-elleàLucas,jedînejustementavecuneamiece
soir.C'estellequivientdeklaxonner.Uneautrefoispeutêtre?Zofiaentra,essoufflée,etsedirigeaverslebaroùMathildeavaitreprissa
place,etunsemblantdecontenance.—Pardon, je suis en retard,mais j'ai euunevraie journéededingue,dit
Zofiaensehissantsurl'undestabouretsducomptoir.Unedizained'hommesappartenantauxéquipesdenuitentrèrentàleurtour
dans l'établissement, ce qui contraria beaucoup Lucas. L'un des dockerss'arrêta à la hauteur de Zofia, il la trouvait ravissante sans uniforme. ElleremercialegrutierdesoncomplimentetseretournaversMathildeenlevantlesyeuxauciel.La jolie serveuse sepenchavers son amiepour lui demanderde regarder
discrètementleclientàlavestenoire,installédansleboxaufonddelasalle.—J'aivu...laissetomber!—Toutdesuite,lesgrandsmots!chuchotaMathilde—Mathilde,tadernièreaventureendateafaillitecoûterlavie,alors,cette
fois-ci,sijepeuxt'éviterlepire...j'aimeraismieux!—Jenevoispaspourquoitudisça?—Parcequelepire,c'estjustementcegenre-là!—Quelgenre?—Leregardquiseveutténébreux.— Tu tires vite, dis donc ! Je ne t'avais même pas entendue charger le
revolver!—Tu asmis sixmois à te désintoxiquer de toutes les saloperies que ton
barmand'O'Farrelltefaisaitgénéreusementpartageraveclui.Tuveuxruinertasecondechance?Tuasunjob,unechambre,ettues«propre»depuisdix-septsemaines.Tuveuxreplongertoutdesuite?—Monsangn'estpaspropre,lui!—Donne-toiunpeudetempsetprendstesmédicaments!—Cetypeal'airgentilcommetout.—Commeuncrocodiledevantunfiletmignon!—Tuleconnais?—Jamaisvu!—Alorspourquoicejugementhâtif?—Fais-moiconfiance,j'aiundonpourfairelapartdeschoses.LavoixgravedeLucassouffladanslecreuxdesanuqueetZofiasursauta.—Puisque vous avez préempté la soirée de votre délicieuse amie, soyez
généreuseetacceptezuneinvitationcommuneàl'unedesmeilleurestablesdelaville.Ontientparfaitementàtroisdansmoncabriolet!—Vous êtes très intuitif, il n'y apasplusgénéreuxqueZofia ! enchaîna
Mathilde,pleined'espoirquesonamiesoitaccommodante.Zofia se retournaavec l'intentionde le remercier etde le congédier,mais
elle fut aussitôt saisie par les yeux qui la dévisageaient. Tous deux seregardèrent longuement sans rienpouvoir sedire.Lucas aurait vouluparler,
mais aucun son ne sortit de sa gorge. Silencieux, il scrutait les traits de cevisagefémininaussitroublantqu'inconnu.Ellen'avaitpluslamoindregouttedesalivedanslabouche,ellecherchauneboissonàtâtons,ilposasamainsurlecomptoir.Uncroisementdegestesmaladroitsfitglisserleverre,quiroulasur le tablier de zinc et se brisa au sol en sept éclats. Zofia se baissa pourramasseravecprécautiontroisdesmorceauxdeverre,Lucass'agenouillapourl'aiderets'emparadesquatreautres.Enserelevantilsnesequittèrenttoujourspasduregard.Mathildelesavaitobservéstouràtour,elleintervint,agacée.—Jevaisbalayer!—Enlèvetontablieretallons-y,noussommestrèsenretard,réponditZofia
endétournantleregard.EllesaluaLucasd'unsignede têteetentraînasansménagementsonamie
au-dehors.Sur leparking,Zofiapressa lepas.Aprèsavoirouvert laportièredeMathilde,elles'installaàsontouretdémarraentrombe.—Maisqu'est-cequiteprend?demandaMathilde,interloquée.—Riendutout!Mathildefitpivoterlerétroviseurcentral.—Regardetatêteetreformule-moitonriendutout!La voiture filait le long du port. Zofia ouvrit sa fenêtre, un air glacial
envahitl'habitacle,Mathildefrissonna.—Cethommeestterriblementgrave!murmuraZofia.— Je connaissais grand, petit, beau, laid, maigre, gros, poilu, imberbe,
chauve,maisgrave,làjet'avouequetumesèches!— Alors je te demande de me faire confiance, je ne sais même pas
commentlediremoi-même.Ilesttristeetsemblaitsitourmenté...jamaisjen'ai...—Ehbien,c'estlecandidatparfaitpourtoiquiraffolesdesâmesenpeine.
Tuvascertainementnousfaireunepetitefractureduventriculegauche!—Nesoispascaustique!— Ça, c'est quand même le monde à l'envers ! Je te demande un avis
impartialsurunhommequejetrouvecraquantcommeunpetitLu.Tuneleregardesmêmepas,maistumeledescendsd'uneflèchequeGeronimoaurait
pu tailler enpersonne.Et lorsque tudaignes enfin te retourner, tu colles tesyeuxdanslessienscommeuneventousequivoudraitdéboucherlelavabodemasalledebains.Mais,àpartça,jen'aipasledroitd'êtrecaustique!—Tun'asrienressenti,Mathilde?—Si,HabitRougesituveuxtoutsavoir,etcommeonentrouvequechez
Macy's,côtéélégancejepensaisquec'étaitplutôtbonsigne.—Tunet'espasrenducompteàquelpointilavaitl'airsombre?— C'est dehors qu'il fait sombre, allume tes phares, on va avoir un
accident!Mathilderesserralecoldesaparkaautourdesanuqueetajouta:—Bon, d'accord, sa veste était un peu sombre :mais coupe italienne en
cashmeresixfils,pardonne-moidupeu!—Cen'estpasdeçaquejeteparle.—Tuveuxquejetedise?Jesuiscertainequecen'estpaslegenreàporter
n'importequelcaleçon.Mathildepritunecigaretteetl'alluma.Elleouvritsafenêtreetsoufflaune
longuevolutedefuméequifilaparlavitreouverte.—Quitteàmourird'unepneumonie!Bon,jeteleconcède,ilyacaleçonet
caleçon!—Tun'écoutespasunmotdecequejetedis!repritZofia,préoccupée.—Tu imagines le troublepour la filledeCalvinKleindevoir lenomde
sonpèreécritengrosseslettresquandunhommesedéshabilledevantelle!—Tul'avaisdéjàvu?demandaZofia,imperturbable.—Peut-être au bar deMario,mais je ne peux pas te le garantir.A cette
époquelessoiréesoùjevoyaisclairétaientplutôtrares...—Maistoutçac'estfini,c'estderrièretoimaintenant,ditZofia.—Tucroisauxsensationsde«déjà-vu»?—Peut-être,pourquoi?—Tout à l'heure, au bar... quand le verre lui a échappé desmains... j'ai
vraimenteul'impressionqu'iltombaitauralenti.—Tuasleventrevide,jet'emmènedînerasiatique!achevaZofia.—Jepeuxteposerunedernièrequestion?
—Biensûr.—Tun'asjamaisfroid?demandaMathilde.—Pourquoi?—Parcequ'avecunbâtonnetdans labouche, jepourrais ressembleràun
esquimau,fermemoicettevitre!LaFordroulaitversl'anciennechocolateriedeGhirardelliSquare.Aubout
de quelques minutes de silence, Mathilde tourna le bouton de la radio etregarda la ville qui défilait.Au croisement deColombusAvenue et deBayStreet,leportdisparutdesavue.
*—Sivousvoulezbienrelevervotremainpourquejepuissenettoyermon
comptoir!LepatronduFisher'sDeliavaittiréLucasdesarêverie.—Pardon?—Ilyaduverresousvosdoigts,vousallezvouscouper.—Nevousfaitespasdesoucipourmoi.Quiétait-ce?—Unejoliefemme,cequiestassezrareparici!—Oui, c'est pour ça que j'aimebien le quartier ! coupaLucas aussi sec.
Vousn'avezpasréponduàmaquestion.— C'est ma barmaid qui vous intéresse ? Désolé, mais je ne donne pas
d'information sur mon personnel, vous n'avez qu'à revenir et lui demandervous-même,ellereprenddemainàdixheures.Lucas plaqua sa main sur le comptoir en zinc. Les morceaux de verre
explosèrentenmilleéclats.Lepropriétairedel'établissementreculad'unpas.—Jemefouscomplètementdevotreserveuse!Connaissez-vouslajeune
femmequiestpartieavecelle?repritLucas.—C'estunedesesamies,elle travailleà lasécuritéduport,c'est toutce
quejepeuxvousdire.D'ungestevif,Lucass'emparadutorchonfichédanslaceinturedupatron.
Ilépoussetasapaumequiétrangementn'avaitpaslamoindreégratignure.Puis
illançalemorceaudechiffondanslapoubelleplacéederrièrelecomptoir.LepatronduFisher'sDelifronçalessourcils.—T'inquiètepas,monvieux,ditLucasenregardantsamainintacte.C'est
commepourmarchersurlesbraises,ilyauntruc,ilyatoujoursuntruc!Puis il sedirigeavers la sortie.Sur leperronde l'établissement, il ôtaun
minusculeéclatquis'étaitfichéentresonindexetsonmajeur.Ilavançaverslecabriolet,sepenchapardessuslaportièreetendesserrale
freinàmain.Lavoiturequ'ilavaitvoléeglissa lentementvers labordureduquaietbascula.Dèsquelacalandrepénétradanslesflots,levisagedeLucass'éclairad'unsourire,aussiintensequeceluid'unenfant.Pour lui, lemomentoù l'eauenvahissait l'habitacle enentrantpar lavitre
(qu'il prenait toujours soin de laisser entrouverte) était unmoment de purejoie.Maiscequ'ilpréféraitleplus,c'étaientlesgrossesbullesquis'évadaientdupotd'échappementjusteavantquelacombustionnes'étouffe.Quandelleséclataientàlasurface,leurs«blob-blob»étaientirrésistibles.Lorsque la foule se massa pour voir les feux arrière de la Camaro
disparaître dans les eaux troubles du port, Lucas marchait déjà loin dansl'allée,mainsdanslespoches.— Je crois que je viens de trouver une perle rare, murmura-t-il en
s'éloignant.Sijenegagnepas,ceseraitbienlediable.
*Zofia et Mathilde dînaient face à la baie, devant l'immense vitre qui
surplombait Beach Street. «Notremeilleure table », avait précisé lemaîtred'hôteleurasiend'unsourirequinecachaitriendesadentureproéminente.Lavueétaitmagnifique.Àgauche,leGoldenGâte,fierdesesocres,rivalisaitdebeautéavecleBayBridge,lepontargentéd'unansonaîné.Devantelles,lesmâtsdesvoilierssebalançaientlentementdansl'enceintedelamarinaàl'abridesgrandeshoules.Desalléesdegravierparcellisaient lescarrésdepelousequi s'étendaient jusqu'à l'eau. Les promeneurs du soir les empruntaient,jouissantdelatempératureclémentedecedébutd'automne.Le serveur déposa deux cocktails maison et une corbeille de chips de
crevettes sur leur table. « Cadeau de la maison », dit-il en présentant les
menus. Mathilde demanda à Zofia si elle était une habituée. Les prix luisemblaient trèsélevéspourunemodesteemployéede l'administration.Zofiaréponditquelepatronlesinvitait.—TufaissauterlesPV?— Juste un service rendu il y a quelques mois, rien du tout, je t'assure,
rétorqua-t-elle,presqueconfuse.—J'aiunpetitcontentieuxavectesriendutout!Quelgenredeservice?Zofiaavaitrencontrélepropriétairedel'établissementunsoir,surlesdocks.
Il ymarchait le long du quai, attendant que l'on dédouane une livraison devaisselleenprovenancedeChine.Latristessedesonregardavaitattirél'attentiondeZofia;elleavaitredouté
lepirequandils'étaitpenchéprèsdubord,fixant l'eausaumâtrependantunlongmoment.Elles'étaitapprochéedeluietavaitengagélaconversation;ilavait finipar luiconfierquesafemmevoulait lequitteraprèsquarante-troisannéesdemariage.—Quelâgeasafemme?demandaMathilde,intriguée.—Soixante-douzeans!—Etonpenseàdivorcer à soixante-douzeans ?questionnaMathildeen
réprimantdifficilementlerirequilagagnait.—Si tonmarironfledepuisquarante-troisans, tupeuxypenser trèsfort,
voiremêmetouteslesnuits.—Tuasressoudélecouple?— Je l'ai convaincu de se faire opérer en lui promettant que cela ne lui
feraitpasmal.Leshommessonttellementdouillets.—Tucroisqu'ilauraitvraimentsauté?—Ilavaitjetésonallianceàl'eau!Mathildelevalesyeuxauciel,ellefutfascinéeparleplafonddurestaurant
entièrementdécorédevitrauxdechezTiffany's.Ildonnaitàlasalleunairdecathédrale.Zofiapartageaitsonavisetluiresservitunebouchéedepoulet.Intriguée,Mathildesepassalamaindanslescheveux.—C'estvrai,cettehistoirederonflement?Zofialaregardaetnerésistapasausourirequilagagnait.—Non!
—Ah!Alorsqu'est-cequenousfêtons?demandaMathildeenlevantsonverre.Zofiaparlavaguementd'unepromotiondontelleavaitfait l'objet lematin
même. Non, elle ne changeait pas d'affectation et, non, elle n'était pasaugmentée, et tout ne se ramenait pas non plus à des considérationsmatérielles.SiMathildevoulaitbiencesserdericaner,ellepourraitpeut-êtreluiexpliquerquecertainestâchesapportaientbienplusquedel'argentoudel'autorité :une formesubtiled'achèvementpersonnel.Lepouvoir acquis sursoi-mêmeaubénéfice—etnonaudétriment—desautrespouvaitêtre trèsdoux.—Ainsisoit-il!ricanaMathilde.— Décidément, avec toi, ma vieille, je suis loin d'être au bout de mes
peines,répliquaZofia,dépitée.Mathildesaisissaitlabouteilledesakéenbamboupourremplirleursdeux
verres,lorsqu'enl'espaced'unesecondelevisagedeZofiasemétamorphosa.Elleagrippalepoignetdesonamieetlasoulevapratiquementdesonfauteuil.—Sorsd'ici,fonceverslasortie!hurlaZofia.Mathilderestafigée.Leursvoisinsdetable,toutaussiétonnés,regardèrent
Zofia qui vociférait en tournoyant sur elle-même, à l'affût d'une menaceinvisible.—Sorteztous,sortezaussivitequevouslepouvezetéloignez-vousd'ici,
dépêchez-vous!L'assembléehésitante la regardait, sedemandantquellemauvaise farce se
jouait.Legérantde l'établissementaccourutversZofia, lesmains jointesenun geste de supplication pour que celle qu'il considérait comme une amiecesse de perturber le bon ordre de son établissement. Zofia le priténergiquement par les épaules et le supplia de faire évacuer la salle, sansattendre. Elle le conjura de lui faire confiance, c'était une question desecondes.LiuTrann'étaitpastoutàfaitunsage,maissoninstinctneluiavaitjamais fait défaut. Il frappadeux coups secsdans sesmains et les quelquesmots qu'il prononça en cantonais suffirent à animer un ballet de serveursdéterminés.Leshommesen livréeblanche tiraientenarrière leschaisesdesconvivesqu'ilsguidaientprestementverslestroissortiesdel'établissement.LiuTranrestaaumilieudelasallequisevidait.Zofial'entraînaparlebras
vers une des issues, mais il résista, avisant Mathilde, pétrifiée à quelques
mètresd'eux.Ellen'avaitpasbougé.— Je sortirai le dernier, dit Liu au moment même où un aide-cuisinier
couraithorsdelacuisineenhurlant.Uneexplosiond'uneviolenceinouïesoufflaleslieux.Lelustremonumental
futdisloquéparl'ondedechocquiravagealasalle;iltombalourdementsurlesol.Lemobiliersemblaitcommeaspiréautraversdelagrandebaiedontlesvitrespulvériséess'éparpillaientsurlachausséeencontrebas.Desmilliersdepetits cristaux rouges, verts et bleus pleuvaient sur les décombres. L'âcrefuméegrisequienvahissaitlasalleàmangers'élevaenépaissesvolutesparlafaçade béante. Au grondement qui suivit le cataclysme succéda un silenceétouffant. Garé en contrebas, Lucas referma la vitre de la nouvelle voiturequ'ilavaitvoléeuneheureplustôt.Ilavaitunesaintehorreurdelapoussièreetplusencorequeleschosesnesepassentpascommeillesavaitprévues.Zofiarepoussalebuffetmassifquis'étaitcouchésurelle.Ellesefrottales
genoux et enjamba une desserte retournée. Elle observa le désordre quis'étendaitautourd'elle.Souslesquelettedugrandluminaire,dégarnidetoussesapparats,gisaitlerestaurateur,larespirationsaccadéeetdifficile.Zofiaseprécipitaverslui.Liugrimaçait,terrasséparladouleur.Lesangaffluaitdanssespoumons,comprimantunpeuplussoncœuràchaqueinspiration.Auloin,lessirènesdespompierssefaisaientéchodanslesruesdelaville.ZofiasuppliaLiudetenirbon.—Vousêtesinestimable,soupiralevieuxChinois.Elleprit samain ;Liu saisit la sienne et la posa sur son torsequi sifflait
commeunpneupercé.Mêmemalenpoint,sesyeuxsavaientlirelavérité.Iltrouvaquelquesforcesultimespourmurmurerque,grâceàZofia,iln'étaitpasinquiet. Ilsavaitque,danssongrandsommeiléternel, ilneronfleraitpas. Ilricana,provoquantunequintedetoux.—Quellechancepourmesfutursvoisins!Ilsvousdoiventbeaucoup!Unrefluxdesangémergeadesabouche,s'écoulantsursajouepourvenir
sefondreaurougedutapis.LesouriredeLiuseraidit.—Jepensequ'ilfautvousoccuperdevotreamie,jenel'aipasvuesortir.Zofia regarda tout autour d'elle mais ne vit aucune trace deMathilde ni
d'aucunautrecorps.—Prèsdelaporte,souslevaisselier,suppliaLiuentoussantunenouvelle
fois.Zofia se releva. Liu la retint par le poignet et plongea ses yeux dans les
siens.—Commentavez-voussu?Zofia contempla l'homme, les derniers rayonsdevie s'échappaient de ses
prunellesdorées.—Vouslecomprendrezdansquelquesinstants.Alors, le visage de Liu s'éclaira d'un immense sourire, et tout son être
s'apaisa.—Mercipourcettemarquedeconfiance.CefurentlàlesdernièresparolesdeMr.Tran.Sespupillesdevinrentaussi
infimes que la pointe d'une aiguille, ses paupières cillèrent et sa joues'abandonnaaucreuxdelamaindesatoutedernièrecliente.Zofialuicaressalefront.— Pardonnez-moi de ne pas vous accompagner, dit-elle en reposant
doucementlatêteinertedurestaurateur.Ellesereleva,écartaunepetitecommodequigisaitlesquatrepiedsenl'air
et se dirigea vers le grand meuble couché. De toutes ses forces, elle lerepoussaetdécouvritMathilde, inconsciente,unegrandefourchetteàcanardplantéedanslajambegauche.Lefaisceaudelalampedupompierbalayalesol,sespascrépitaientsurles
gravats. Il s'approcha des deux femmes et décrocha aussitôt l'émetteur-récepteur du holster accroché à son épaule pour annoncer qu'il avait trouvédeuxvictimes.—Uneseule!repritZofiaens'adressantàlui.— Tant mieux, dit un homme, en veston noir, qui scrutait au loin les
décombres.Lechefdespompiershaussalesépaules.— C'est probablement un agent fédéral. Maintenant, ils arrivent presque
avant nous quand ça explose quelque part, ronchonna-t-il en apposant unmasqueàoxygènesurlevisagedeMathilde.Ils'adressaàl'undeseséquipiersquivenaitdelesrejoindre:—Elleaunejambefracturée,peut-êtreunbrasaussi,elleestinconsciente.
Prévienslesparamédicauxpourqu'ilsl'évacuenttoutdesuite.IldésignalecorpsdeTran.—Etluilà-bas,commentest-il?—Ilesttroptard!réponditl'hommeaucomplet-veston,depuisl'autrebout
delasalle.Zofia tenait Mathilde dans ses bras et tâchait d'étouffer la tristesse qui
noyaitsagorge.—Toutçaestmafaute,jen'auraispasdûnousamenerici.Elleregardalecielparlafenêtreéclatée,salèvreinférieuretremblotait.—Ne la reprenezpasmaintenant !Ellepouvaityarriver,elleétait sur la
bonnevoie.Nousétionsconvenusdequelquesmoisavantdedéciderdequoiquecesoit.Uneparoleestuneparole!Étonnés, les deux ambulanciers qui s'étaient approchés d'elle lui
demandèrentsitoutallaitbien.Ellelesrassurad'unsimplemouvementdelatête.Ilsluiproposèrentdel'oxygène,ellen'envoulaitpas.Ilslaprièrentalorsde s'écarter, elle recula de quelques pas et les deux sauveteurs déposèrentMathildesurunecivièreetsedirigèrentaussitôtvers lasortie.Zofiaavançajusqu'àcequirestaitdelabaievitrée.Ellenequittapasdesyeuxlecorpsdeson amie qui disparaissait dans l'ambulance. Les tourbillons des gyropharesrougesetorangedel'unité02s'estompèrentausondelasirènequis'éloignaitversleSanFranciscoMémorialHospital.—Neculpabilisezpas,çanousarriveàtousd'êtreaumauvaisendroitetau
mauvaismoment,c'estledestin!Zofia sursauta.Elle avait reconnu la voix grave de celui qui tentait de la
réconforteraussigauchement.Lucass'approchaitd'elleenplissantlesyeux.—Qu'est-cequevousfaiteslà?demandat-elle.— Je croyais que le commandant des pompiers vous l'avait déjà dit,
répondit-ilenôtantsacravate.—...Etcommetoutsembleindiquerqu'ils'agitd'unebanaleexplosionde
gaz en cuisine ou aupire d'une affaire criminelle, le gentil agent fédéral vapouvoirrentrerchezluietlaisserfairelesgénéralistes.Lesmilieuxterroristesn'ontaucuneraisondechasserlecanardàl'orange!Lavoixaussiérailléequebourruedel'inspecteurdepoliceavaitinterrompu
leurconversation.
—A qui avons-nous l'honneur ? demanda Lucas d'un ton persifleur quitrahissaitsonagacement.—Al'inspecteurPilguezdelapolicedeSanFrancisco,luiréponditZofia.—Jesuiscontentquecettefoisvousmereconnaissiez!ditPilguezàZofia,
ignorant totalement la présence de Lucas. A l'occasion, vousm'expliquerezvotrepetitnumérodecematin.—Jenesouhaitaispasquenousayonsàexpliquerlescirconstancesdenos
premières rencontres, pour protéger Mathilde, ajouta Zofia. Ixs ragots sediffusentplusvitequelabrumesurlesdocks.—Jevousaifaitconfianceenlalaissantsortirplustôtqueprévu,alorsje
vous remercierais d'en faire autant àmon sujet. Le tact n'est pas forcémentinterditdanslapolice!Celaétantdit,vul'étatdelapetite,onauraitpeut-êtremieuxfaitdelalaisserpurgersapeine.—Joliedéfinitiondutact,inspecteur!repritLucasenlessaluanttousdeux.Il traversa l'ouverture béante où gisaient les restes de la double porte
monumentaleexpédiéed'Asieàgrandsfrais.Avantderegagnersonvéhicule,LucasapostrophaZofiadelarue.—Jesuisdésolépourvotreamie.SaChevroletnoiredisparutquelquessecondesplustardàl'intersectionde
BeachStreet.Zofia ne pouvait fournir aucun éclaircissement à l'inspecteur. Seul un
terriblepressentiment l'avait conduiteàpresser tous lesoccupantsdequitterl'établissement.Pilguez lui fit remarquerque ses explications étaientunpeulégèresauregarddunombredeviesqu'ellevenaitdesauver.Zofian'avaitriend'autre à ajouter. Peut-être avait-elle détecté inconsciemment l'odeur de gazquis'échappaitdanslefauxplafonddelacuisine.Pilguezgrogna:lesdossierstordusoù l'inconscientavait sonmotàdireavaientune fâcheuse tendanceàs'attacheràluicesdernièresannées.—Prévenez-moiquandvousaurezétablilesconclusionsdevotreenquête,
j'aibesoindesavoircequis'estpassé.Il la laissa libredequitter les lieux.Zofia retourna à savoiture.Lepare-
briseétaitfendudepartetd'autre,etlacarrosseriemarronrepeinted'ungrispoussière parfaitement uniforme. Sur la route qui la conduisait vers lesurgences,ellecroisaplusieurscamionsdepompiersquicontinuaientàaffluer
versleslieuxdudrame.EllegaralaFord,traversaleparkingetentradanslesas. Une infirmière vint à sa rencontre et lui indiqua queMathilde était ensalle d'examen. Zofia remercia la jeune femme et prit place sur une desbanquettesvidesdelasalled'attente.
*Lucasklaxonnadedeuxcoupsimpatients.Assisdanssaguérite,legardien
appuya sur un bouton sans détourner le regard du petit écran : lesYankeesmenaientconfortablement.LabarrièresesoulevaetlaChevroletavança,feuxéteints,jusqu'auborddelajetée.Lucasouvritsafenêtreetjetalemégotdesacigarette. Il amena le levier de vitesse sur la position neutre et sortit duvéhicule en laissant tourner lemoteur.D'un coup de pied sur le pare-chocsarrière, il donna l'impulsion juste nécessaire pour que la voiture glisse enavant et bascule du quai. Lesmains sur les hanches, il contempla la scène,ravi. Quand la dernière bulle d'air eut éclaté, il se retourna et marchajoyeusement en direction du parking. Une Honda couleur olive semblaitn'attendrequelui.Ilencrochetalaserrure,ouvritlecapot,arrachalatrompede l'alarme et la lança au loin. Il s'installa et contempla, peu enthousiaste,l'intérieur enplastique. Il sortit son trousseaude clés et choisit celle qui luiparaissaitlemieuxconvenir.Lemoteurausonaigusemitàtourneraussitôt.—Unejaponaiseverte,onauratoutvu!maugréa-t-ilendesserrantlefrein
àmain.Lucasregardasamontre, ilétaitenretardet ilaccéléra.Assissurunplot
d'amarrage, un clochard nommé Jules haussa les épaules en regardant lavoitures'éloigner,unultime«blob»mourutàlasurface.
*—Ellevas'entirer?C'étaitlatroisièmefoisdelasoiréequelavoixdeLucaslafaisaitsursauter.— J'espère, répondit-elle, le regardant de pied en cap. Qui êtes-vous
exactement?—Lucas.Désoléetenchantéàlafois,dit-ilentendantlamain.
C'était bien la première fois queZofia ressentait la fatiguepeser sur elle.Elleselevaetsedirigeaversledistributeurdecafé.—Vousenvoulezun?—Jeneboispasdecafé,réponditLucas.—Moinonplus,dit-elle,contemplantlapiècedevingtcentsqu'ellefaisait
tournerdanslecreuxdesamain.Qu'est-cequevousfaitesici?—Commevous,répliquaLucas,jesuisvenuvoircommentelleallait.—Pourquoi?demandaZofiaenrangeantlapiècedanssapoche.— Parce que je dois faire un rapport et que pour l'instant, dans la case
«victimes», j'aimis lechiffre1,alors jeviensvérifier s'il fautounonquej'amende l'information. J'aime bien remettre mes comptes rendus le jourmême,j'aiunesaintehorreurduretard.—Jemedisaisbienaussi!— Vous auriez mieux fait d'accepter mon invitation à dîner, nous n'en
serionspaslà!—Vous avez bien fait de parler de tact tout à l'heure, vous avez l'air de
vousyconnaître!—Ellenesortiradublocquetarddanslanuit,çafaitdessacrésdégâtsune
fourchetteàcanardquandelleestplantéedansunmagrethumain.Ilsenontpourdesheuresàrecoudretoutça,jepeuxvousemmeneràlacafétériad'enface?—Non,vousnepouvezvraimentpas!—Commevous voudrez, attendons ici, c'estmoins sympathique,mais si
vouspréférez...Dommage!Ilsétaientassisdosàdossurlesbanquettesdepuisplusd'uneheurelorsque
lechirurgienapparutenfinauboutducouloir.Ilnefitpasclaquersesgantsenlatex (depuis toujours les chirurgiens s'en débarrassaient en sortant du blocopératoire et les jetaient dans les poubelles disposées à cet effet).Mathildeétait hors de danger, l'artère n'avait pas été touchée. Le scanner ne révélaitaucunetracedetraumatismecrânien.Lacolonnevertébraleétaitintacte.Mathildeavaitdeuxfracturesnondéplacées,uneàlajambe,l'autreaubras,
etquelquespointsdesuture.Onétaitentraindelaplâtrer.Unecomplicationétaittoujourspossible,maislemédecinétaitconfiant.Ilsouhaitaitnéanmoinsqu'elle reste au repos complet au cours des prochaines heures. Il remercia
Zofiad'avertirsesprochesqu'aucunevisiteneseraitautoriséeavantlematin.—Ceseravitefait,dit-elle,iln'yaquemoi.Elle communiqua à la responsable de l'étage le numéro d'appel de son
beeper.Ensortant,ZofiapassadevantLucaset, sans lui adresserun regard,ellel'informaqu'iln'auraitpasàraturersonprocès-verbal.Elledisparutdansle tourniquet du sas. Lucas la rejoignit sur le parking désert, elle cherchaitencoresesclés.— Si vous pouviez arrêter de me faire sursauter, je vous en serais très
reconnaissante,luidit-elle.—Jecroisquenousavonsmalcommencé,repritLucasd'unevoixdouce.—Commencéquoi?rétorqua-t-elle.Lucashésitaavantderépondre:—Disonsque je suis parfois unpeudirect dansmespropos,mais jeme
réjouissincèrementquevotreamies'ensorte.— Eh bien, nous aurons au moins partagé quelque chose aujourd'hui,
comme quoi tout est possible !Maintenant si vous vouliez bienme laisserouvrirmaportière...—Etsinousallionsaussipartageruncafé...s'ilvousplaît?Zofiarestamuette.—Mauvaise pioche ! poursuivit Lucas.Vous n'en buvez pas etmoi non
plus!Unjusd'orangepeut-être?Ilsenserventd'excellents,justeenface.— Pourquoi avez-vous tellement envie de vous désaltérer en ma
compagnie?— Parce que je viens d'arriver en ville et que je ne connais vraiment
personne. J'aipassé troisansd'uneextrêmesolitudeàNewYork,cequin'arien de très original. La Grande Pommem'a rendu peu disert, mais je suisrésoluàchanger.ZofiainclinalatêteetscrutaLucas.—Bon, je recommence tout, dit-il.OubliezNewYork,ma solitude et le
resteaussid'ailleurs.Jenesaispaspourquoij'aitantenviedeprendreunverreavecvous.Enfait,jem'enficheduverre,j'aienviedevousconnaître.Voilà,jevousaiditlavérité.Ceseraitunebonneactiondevotrepartdedireoui.Zofiaregardasamontreethésitaquelquessecondes.Ellesouritetaccepta
l'invitation.IlstraversèrentlarueetentrèrentdansleKrispyKreme.Lepetitétablissementsentaitbonlapâtisseriechaude,uneplaquedebeignetssortaittoutjustedufour.Ilss'attablèrentdevantlavitrine.Zofianemangeapasmaisregardait Lucas, perplexe. Il avait englouti sept beignets au sucre glacé enmoinsdedixminutes.— Dans la liste des péchés capitaux, la gourmandise ne vous a pas
traumatiséàcequejevois?dit-elle,l'œilamusé.—C'est d'un ridicule ces histoires de péchés..., répondit-il en suçant ses
doigts,destrucsdemoine.Unejournéesansbeignet,c'estpirequ'unejournéedebeautemps!—Vousn'aimezpaslesoleil?luidemandat-elle,étonnée.—Ahmais, j'adoreça ! Ilya lesbrûlureset lescancersde lapeau ; les
hommes crèvent de chaud, étranglés par leur cravate ; les femmes sontterroriséesàl'idéequeleurmaquillagefonde,toutlemondefinitparattraperlacrèveàcausedesclimatiseursqui trouent lacouched'ozone; lapollutionaugmente et les animauxmeurent de soif, sansparler desvieilles personnesquisuffoquent.Ahnon,pardonnez-moi!Lesoleiln'estpasdutoutl'inventiondeceluiqu'oncroit.—Vousavezuneétrangeconceptiondeschoses.Zofia s'intéressaplus attentivement auxproposdeLucas lorsqu'il dit d'un
ton grave qu'il fallait être honnête lorsque l'on qualifiait le mal et le bien.L'ordonnancement des mots intrigua Zofia. Lucas avait cité à plusieursrepriseslemalavantlebien...d'ordinairelesgensfaisaientl'inverse.Uneidéetraversasonesprit.Ellelesoupçonnad'êtreunAngeVérificateur
venu contrôler le bon déroulement de sa mission. Elle en avait souventrencontré sur des opérations moins ambitieuses. Plus Lucas parlait, plusl'hypothèseluisemblaitvraisemblable,tantilétaitprovocateur.Achevantsonneuvième beignet, il annonça, la bouche à moitié pleine, qu'il adorerait larevoir.Zofiasourit.Ilréglalanoteettousdeuxsortirent.Surleparkingdésert,Lucaslevalatête.—Unpeufraismaissublimeciel,n'est-cepas?Elleavaitacceptéson invitationàdînerpour le lendemain.Si,par leplus
grand des hasards, tous deux travaillaient pour la même maison, celui quiavaitvoulu la testerseraitservi :ellecomptaitbiens'endonneràcœur joie.Zofiarepritsavoitureetrentrachezelle.
Elle se gara devant la maison et prit garde de ne pas faire de bruit engravissant leperron.Aucunelumièrene traversait l'entrée, laportedeReineSheridanétaitclose.Avant d'entrer dans lamaison elle leva les yeux, il n'y avait ni nuage ni
étoileaufirmament.Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...
2.
DeuxièmeJour
Mathildes'était éveilléeà l'aube.On l'avaitdescendueaucoursde lanuitdansunechambreoùl'ennuiperçaitdéjà.Depuisquinzemois,l'hyper-activitéavait été son seul remède pour se guérir des scories d'une autre vie où lecocktailmalindedésespoirsetdedroguesavaitpresqueeu raisond'elle.Lenéonquigrésillaitau-dessusdesatêteluirappelaitleslonguesheurespasséesà lutter contre le manque, qui en son temps corrompait ses entrailles enindiciblesalgies.Mémoirede joursdantesquesoùZofia,qu'elleappelaitsonangegardien,devaitretenirsesmains.Poursurvivre,ellemutilaitsoncorps,le griffait à s'en arracher la peau pour inventer île nouvelles blessures quidilueraientleschâtimentsinsoutenablesdesplaisirsrévolus.Illuisemblaitparfoisressentirencoreàl'arrièredesoncrânelelancinement
des hématomes, conséquence desmultiples coups qu'elle s'assenait au fonddesnuitsabandonnéesàdessouffrancesultimes.Elleregardalecreuxdesoncoude, les stigmates des piqûres s'en étaient effacés semaine après semaine,signe de rédemption. Seul un ultime petit point violacé subsistait encore autraitd'uneveine, commeun rappelde làoù lamort lenteétait entrée.Zofiapoussalaportedesachambre.—Justeàtemps,dit-elleendéposantunbouquetdepivoinessurlatablede
nuit.—Pourquoijusteàtemps?demandaMathilde.— J'ai vu ta tête en entrant, lamétéo de tonmoral avait l'air de virer au
variable,tendanceorage.Jevaisallerdemanderunvaseauxinfirmières.—Resteauprèsdemoi,ditMathilded'unevoixeffacée.—Lespivoinessontpresqueaussiimpatientesquetoi,ellesontbesoinde
beaucoupd'eau,nebougepas,jereviens.
Seuledanssachambre,Mathildecontemplaitlesfleurs.Desonbrasvalide,elle caressa les corolles soyeuses. Les pétales de pivoine avaient la textured'unpelagedechat,Mathildeadoraitlesfélins.Zofiainterrompitsarêverieenrevenant,lesbraschargésd'unseau.—C'esttoutcequ'ellesavaient;cen'estpastrèsgrave,cenesontpasdes
fleurssnobs.—Cesontmespréférées.—Jesais.—Commenttuasfaitpourentrouverencettesaison?—Secret!Zofiacontemplalajambeplâtréedesonamiepuisl'attellequiimmobilisait
sonbras.Mathildesurpritsonregard.—Tun'yespasalléedemainmorteavectonbriquet!Qu'est-cequ'ils'est
passéexactementlà-bas?Jenemesouviensdepresquerien.Nousparlions,tut'eslevée,moipas,etpuisensuiteunimmensetrounoir.—Non... une fuite de gaz dans le faux plafond de l'office !Combien de
tempsdevras-turesterici?LesmédecinsauraientacceptédelaisserMathildesortirdèslelendemain,
maisellen'avaitpaslesmoyensdefaireappelàuneassistanceàdomicileetson état la privait de toute autonomie. Lorsque Zofia s'apprêta à repartir,Mathildefonditenlarmes.—Nemelaissepasici,cetteodeurdedésinfectantmerendfolle.J'aiassez
payé,jetelejure.Jen'yarriveraiplus.J'aitellementlatrouilledereplongerquejefaissemblantd'avalerlescalmantsqu'ilsmedonnent.Jesaisquejesuisunpoidspourtoi,maissors-moidelà,Zofia,maintenant!Zofiaretournaauchevetdesonamieetluicaressalefrontpourchasserles
spasmes de chagrin qui agitaient son corps. Elle lui promit de faire de sonmieuxpourtrouverunesolution,auplusvite.Ellerepasseraitlavoirenfindesoirée.Ensortantdel'hôpital,Zofiafilaverslesdocks,sajournéeétaitchargée.Le
tempspassaitvite : elleavaitunemissionàaccomplir, etquelquesprotégésqu'iln'étaitpasquestiond'abandonner.Ellepartitrendrevisiteàsonvieilamierrant. Jules avait quitté lemonde sans avoir jamais identifié le chemin quil'avaitconduitsous l'archen°7oùilavaitéludomicilenonfixe...Justeune
sériedeterriblesmauvaistoursquelavieluiavaitjoués.Unecompressiondepersonnelavaitmarquéle termedesacarrière.Unesimplelettreétaitvenueluiannoncerqu'ilne faisaitpluspartiede lagrandecompagniequiavaitététoutesonexistence.Acinquante-huitansonestencore très jeune...etmêmesi lessociétésde
cosmétiques juraient qu'à l'approche de la soixantaine la vie était encoredevant soi pour peu que l'on prenne soin de son capital esthétique, leurspropresdépartementsderessourceshumainesn'enétaientquepeuconvaincuslorsqu'ilsréévaluaientleplandecarrièredeleurscadres.C'estainsiqueJulesMinskys'étaitretrouvéauchômage.Unagentdesécuritéavaitconfisquésonbadge à l'entrée de l'immeuble où il avait passé plus de temps que dans sapropremaison.Sansluiadresseruneseuleparole,l'hommeenuniformel'avaitaccompagnéjusqu'àsonbureau.Souslesregardssilencieuxdesescollègues,ilavaitdûrangersesaffaires.Parunjourdepluiesinistre,Juless'enétaitallé,unpetitcartonsouslebraspouruniquebagage,après trente-deuxannéesdefidèlesservitudes.LaviedeJulesMinsky,statisticienetférudemathématiquesappliquées,se
résumaitpourtantenunearithmétiquetrèsimparfaite:additiondeweek-endspasséssurdesdossiersaudétrimentdesaproprevie;divisionsubieauprofitdupouvoirdeceuxquil'employaient(onétaitfierdetravaillerpoureux,onformait une grande famille où chacun avait son rôle à jouer à condition detenirsaplace);multiplicationd'humiliationsetd'idéesignoréesparquelquesautoritésillégitimesauxpouvoirsinégalementacquis;soustraction,enfin,dudroitdefinirsacarrièredansladignité.Semblableàlaquadratureducercle,l'existencedeJulesseréduisaitàuneéquationd'insolublesiniquités.Au cours de son enfance, Jules aimait à traîner près de la décharge de
ferraille où une presse immense compressait les carcasses des vieillesvoitures. Pour chasser les solitudes qui hantèrent ses nuits, il avait souventimaginélaviedujeunecadrenantiquiavaitruinélasienneenl'«évaluant»bon pour la casse. Ses cartes de crédit s'étaient effacées à l'automne, soncompte en banque n'avait pas survécu à l'hiver, il avait quitté samaison auprintemps.L'étésuivant, ilavaitsacrifiéunimmenseamourenemportantsafierté dans un dernier voyage. Sansmême s'en rendre compte, le dénomméJules Minsky, cinquante-huit ans, était revenu élire domicile non fixe sousl'archen°7duquai80duportmarchanddeSanFrancisco.Ilpourraitbientôty fêter dix années de belles étoiles. Il se plaisait à raconter à qui pouvait
l'entendreque,lejourdesongranddépart,ilnes'étaitvraimentrenducomptederien.Zofiaavisa lacicatricequi suintait sous l'accrocdupantalonen tweedau
motifprincede-galles.—Jules,vousdevezallerfairesoignercettejambe!—Ah,nerecommencepas,s'ilteplaît,ellevatrèsbienmajambe!—Si on ne nettoie pas cette plaie, elle sera gangrenée dansmoins d'une
semaineetvouslesaveztrèsbien!—J'aidéjàvéculapiredesgangrènes,majolie,alorsunedeplus,unede
moins ! Et puis, depuis le temps que je demande à Dieu de venir merechercher,ilfautbienquejelelaissefaire.Sijemesoigneàchaquefoisquej'aiquelquechosedetravers,àquoiçasertd'implorerdepartirdecettefoutueterre!Alorstuvois,cebobo,c'estmonticketgagnantpourTailleurs.—Quivousmetdesidéesaussistupidesdanslatête?—Personne,maisilyaunjeunegarsquitraîneparicietquiesttoutàfait
d'accordavecmoi.J'aimebiendiscuteraveclui.Quandje levois,c'estmonreflet dansunmiroirpassé. Il s'habille avec lemêmegenrede costumequeceuxque jeportais avantquemon tailleurn'ait levertige endécouvrant lesabîmesdemespoches.Jeluiprêchelabonneparole,luilamauvaise,onfaitunpeudetroc,tuvois,etmoijemedistrais.Nimurnitoit,personneàhaïr,pasplusdenourrituredevantlaportequede
barreauxqu'onrêveraitdescier...LaconditiondeJulesMinskyavaitétépirequecelled'unprisonnier.Rêverpouvaitdevenirunluxequandonluttaitpoursa survie. Le jour, il fallait chercher de la nourriture dans les décharges,l'hiver,marchersanscessepourluttercontrel'alliancemortelledusommeiletdufroid.—Jules,jevousconduisaudispensaire!—Jecroyaisquetutravaillaisàlasécuritéduport,pasàl'ArméeduSalut!Zofia tira de toutes ses forces sur le bras du clochard pour l'aider à se
relever. Il ne lui facilita pas la tâche mais finit bon gré mal gré parl'accompagner jusqu'à sa voiture. Elle lui ouvrit la portière, Jules passa samain dans sa barbe, hésitant. Zofia le regarda, silencieuse. Les ridesmagnifiques autour de ses prunelles azur composaient les fortins d'une âmeriche d'émotions. Autour de sa bouche épaisse et souriante se dessinaient
d'autrescalligraphies,cellesd'uneexistenceoùlapauvretén'étaitquecelledel'apparence.—Çanevapassentirtrèsbondanstoncarrosse.Aveccettefoutueguibole,
jen'aipaspuallerjusqu'auxdouchescesderniersjours!—Jules,sil'onditquel'argentn'apasd'odeur,pourquoiunpeudemisère
enaurait-elle?Arrêtezdediscuteretmontez!Aprèsavoirconfiésonpassagerauxsoinsdudispensaire,elleredescendit
vers les docks. En chemin, elle fit un crochet pour rendre visite à MissSheridan:elleavaitunprécieuxserviceàluidemander.Ellelatrouvasurlepasdesaporte.Reineavaitquelquescoursesàfaireet,danscettevilleréputéepour ses rues pentues où chaque pas est un défi pour une personne âgée,rencontrerZofiaàcetteheureinhabituellerelevaitdumiracle.Zofialapriades'installer dans la voiture etmonta en courant à son appartement.Elle entrachez elle, jeta un coup d'œil à son répondeur téléphonique qui n'avaitenregistréaucunmessageetredescenditaussitôt.Enchemin,elleseconfiaàReine, qui accepta de recevoir Mathilde jusqu'à ce qu'elle se rétablisse. Ilfaudrait trouver un moyen de la hisser jusqu'à l'étage et quelques bonnespairesdebraspourdescendrelelitmétalliqueremiséaugrenier.
*Confortablement installé dans la cafétéria du 666 Market Street, Lucas
griffonnaitquelquescalculsàmêmelatableenformica,prenantpossessiondesontoutnouvelemploiauseinduplusgrandgroupeimmobilierdeCalifornie.Il trempait son septièmecroissantdansune tassede café crème,penché surl'ouvrage passionnant qui racontait comment s'était développée la SiliconValley:Unevastebandedeterres,devenuesentrenteanslaplusstratégiquezonedehautestechnologies,baptiséelepoumondel'informatiquedumonde.Pour ce spécialiste du changement d'identité, se faire embaucher avait étéd'unesimplicitédéconcertante,ilprenaitdéjàunplaisirfouàlapréparationdesonplanmachiavélique.Laveille,dansl'aviondeNewYork,lalectured'unarticleduSanFrancisco
Chronicle sur le groupe immobilierA&H avait illuminé l'œil de Lucas : laphysionomie rondouillarde de son vice-président s'offrait sans retenue àl'objectifduphotographe.EdHeurt, leHdeA&H,excellaitdans l'artde se
pavaner d'interview en conférence de presse, vantant sans relâche lesincommensurables contributions de son groupe à l'essor économique de larégion.L'homme,quiambitionnaitdepuisvingtansunecarrièrededéputé,neratait jamais une cérémonie officielle. Il s'apprêtait à inaugurer en grandtralaladominicall'ouvertureofficielledelapêcheaucrabe.C'estàcetteoccasionqueLucasavaitcroisélarouted'EdHeurt.L'impressionnant carnet d'adresses influentes dontLucas avait habilement
nourrilaconversationluiavaitvalulepostedeconseilleràlavice-présidence,aussitôt créé pour lui. Les rouages de l'opportunisme n'avaient aucun secretpourEdHeurtetl'accordfutscelléavantquelenumérodeuxdugroupen'eûtachevé d'engloutir une pince de crabe, généreusement trempée dans unemayonnaiseausafran,qui tacha toutaussigénéreusement leplastrondesonsmoking.Ilétaitonzeheurescematinet,dansuneheure,EdprésenteraitLucasàson
associé,AntonioAndric,leprésidentdugroupe.LeAdeA&Hdirigeaitd'unemaindeferdansungantdevelourslevaste
réseau commercial qu'il avait sumailler au fil des années.Un sens inné del'immobilier, une assiduité inégalable au travail avaient permis à AntonioAndric de développer un immense empire qui employait plus de trois centsagentsetpresqueautantdejuristes,comptablesetassistantes.Lucas hésita avant de renoncer à une huitième viennoiserie. Il claqua du
pouceetdel'indexpourcommanderuncappuccino.Mâchouillantsonfeutrenoir, il compulsa ses feuillets et continua de réfléchir. Les statistiques qu'ilavaitempruntéesaudépartementinformatiquedeA&Hétaientéloquentes.S'accordant finalement un petit pain au chocolat, il conclut qu'il était
impossible de louer, vendre ou acheter lemoindre immeuble ou parcelle deterraindanstoutelavalléesanstraiteraveclegroupequil'employaitdepuislaveilleausoir.Laplaquettepublicitaireetsonineffableslogan:«L'immobilierintelligent»luipermirentd'affinersesplans.A&Hétaituneentitéàdeuxtêtes,sontalond'Achillesesituaitàlajonction
desdeuxcousde l'hydre. Il suffiraitque lesdeuxcerveauxde l'organisationaspirent aumême air pour en venir à s'étouffermutuellement.Qu'Andric etHeurtsedisputentlabarredunavire,etlegroupenetarderaitpasàdériver.Lenaufrage brutal de l'empire A&H attiserait vite l'appétit des grandspropriétaires, entraînant la déstabilisation du marché immobilier dans une
vallée où les loyers étaient des piliers fondamentaux de la vie économique.Les réactions des places financières ne se feraient pas attendre et lesentreprisesdelarégionseraientviteasphyxiées.Lucas compulsa quelques données pour établir ses hypothèses : la plus
probable était qu'un grand nombre d'entreprises ne survivraient pas àl'augmentationdeleursloyersetàlabaissedeleurscotations.Mêmeenétantpessimiste, les calculs de Lucas laissaient prévoir qu'au moins dix millepersonnes perdraient leur emploi ; un chiffre suffisant pour faire imploserl'économiedetoutelarégionetprovoquerlaplusbelleemboliequel'onn'aitjamaisimaginée,celledupoumondel'informatiquedumonde.Lesmilieuxfinanciersn'ayantd'égaleàleurscertitudespassagèresqueleur
frilosité permanente, les milliards qui se jouaient à Wall Street sur lesentreprises de haute technologie se volatiliseraient en quelques semaines,infligeantunsuperbeinfarctusaucœurdupays.—Lamondialisationaquandmêmedubon!ditLucasàlaserveusequilui
portacettefoisunchocolatchaud.—Pourquoi, c'est avecunproduit coréenquevouscompteznettoyervos
cochonneries?répondit-elle,dubitative,enregardantlesgraffitissurlatable.—J'effacerai toutenpartant!grommela-t-ilenreprenant lecheminement
desapensée.Puisqu'on laissait entendre que le seul froissement des ailes d'un papillon
pouvaitdonnernaissanceàuncyclone,Lucasdémontreraitquece théorèmepouvait s'appliquer en économie. La crise américaine ne tarderait pas à sepropager en Europe et en Asie. A&H serait son papillon, Ed Heurt sonfroissementd'aile,etlesdocksdelavillepourraientbienêtrelethéâtredesavictoire.Aprèsavoirméthodiquement raturé le formicaavecune fourchette,Lucas
sortitde lacafétériaetcontourna l'immeuble. Il repéradans la rueuncoupéChryslerdontilcrochetalaserrure.Aufeu,ilactionnalacapoteélectriquequise replia dans son habitacle. En descendant la rampe de parking de sesnouveauxbureaux,Lucaspritsontéléphoneportable.Ils'immobilisadevantlevoiturieretluifitunsigneamicaldelamainpourqu'ilpatiente,letempsdeterminer sa communication. D'une voix ostentatoire, il confiait à uninterlocuteur imaginaire avoir surpris Ed Heurt prêcher à une ravissantejournalistequelavraie têtedugroupe,était lui,etsonassociéseulement les
jambes ! Lucas enchaîna d'un formidable éclat de rire, ouvrit sa portière ettendit ses clés au jeune homme, qui lui fit remarquer que le barillet étaitendommagé.—Jesais,ditLucas,l'aircontrit,onn'estplusensécuriténullepart!Le voiturier, qui n'avait pas perdu unmot de la conversation, le regarda
s'éloignerendirectionduhalldel'immeuble.Ilallagarerladécapotabled'unemainexperte et reconnue... c'était à lui et àpersonned'autreque l'assistantepersonnelled'AntonioAndricconfiaitchaquejourlesoindegarerson4x4.Larumeurmitdeuxheuresàgrimperjusqu'auneuvièmeetdernierétagedu666Market Street, le prestigieux siège social deA&H : la pause-déjeuner avaitfreinésaprogression.Àtreizeheuresdixsept,AntonioAndricentraitivrederagedanslebureaud'EdHeurt,à treizeheuresvingt-neuf, lemêmeAntonioressortaitdubureaudesonassociéenclaquantlaporte.Ilcriasurlepalierque« les jambes » allaient se détendre sur un terrain de golf et que les« méninges » n'avaient qu'à assurer à sa place le comité mensuel desdirecteurscommerciaux.Lucasadressaunregardcompliceauvoiturierenreprenantsoncabriolet.Il
n'avaitrendezvousavecsonemployeurquedansuneheure,cequiluilaissaitletempsdefaireunepetitecoursederiendutout.Ilavaituneenviefolledechangerdevoiture, et pourgarer à samanière celle qu'il conduisait, le portn'étaitpassiloinqueça.
*ZofiaavaitdéposéReinechezsoncoiffeuretpromisdevenirlarechercher
deux heures plus tard. Juste le temps pour elle d'aller donner son coursd'histoire au centre de formation pour les malvoyants. Les élèves de Zofias'étaientlevéslorsqu'elleavaitfranchileseuildelaporte.—Sanscoquetterie, je suis laplus jeunedecetteclasse, asseyez-vous, je
vousenprie!L'assemblées'étaitexécutéedansunmurmureetZofiarepritlaleçonlàoù
elle l'avait laissée. Elle ouvrit le livre en braille posé sur son bureau et encommença la lecture.Zofia aimait cette écriture où lesmots se déliaient dubout des doigts, où les phrases se composaient au toucher, où les textesprenaient vie au creux de lamain. Elle appréciait cet univers amblyope, si
mystérieux pour ceux qui croyaient tout voir, bien que souvent aveugles detant d'essentiels. Au son de la cloche, elle avait terminé sa leçon et donnérendez-vousàsesélèveslejeudisuivant.Elleavaitretrouvésavoitureetétaitallée chercher Reine pour la déposer chez elle. Puis elle avait traversé denouveaulavillepourreconduireJulesdudispensaireauxdocks.Lebandagequientouraitsajambeluidonnaitdesalluresdeflibustier,ilnedissimulapasunecertainefiertélorsqueZofialuienfitlaremarque.—Tum'asl'airpréoccupée?demandaJules.—Non,justeunpeudébordée.—Tuestoujoursdébordée,jet'écoute.— Jules, j'ai relevé un drôle de défi. Si vous deviez faire quelque chose
d'incroyablementbien,quelquechosequichangerait lecoursdumonde,quechoisiriez-vous?— Si j'étais utopiste ou si je croyais au miracle, je te dirais que
j'éradiquerais la faim dans le monde, j'anéantirais toutes les maladies,interdirais que quiconque attente à la dignité d'un enfant. Je réconcilieraistouteslesreligions,souffleraisuneimmensemoissondetolérancesurlaterre,jecroisaussique je feraisdisparaître toutes lespauvretés.Oui, toutça je leferais...sij'étaisDieu!—Etvousêtes-vousdéjàdemandépourquoiLuinelefaisaitpas?—Tulesaisaussibienquemoi,toutcelanedépendpasdeSavolontémais
decelledeshommesàquiIIaconfiélaTerre.Iln'existepasdebienimmensequel'onpuissesereprésenter,Zofia,toutsimplementparceque,aucontrairedumal, lebienest invisible. Ilnesecalculenineseracontesansperdredeson élégance et de son sens. Le bien se compose d'une quantité infinie depetitesattentionsqui,misesboutàbout,finiront,elles,unjourpeut-être,parchangerlemonde.Demandeàn'importequidetecitercinqhommesquiontchangéenbienlecoursdel'humanité.Jenesaispas,parexemple,lepremierdes démocrates, l'inventeur des antibiotiques, ou un faiseur de paix. Aussiétrange que cela paraisse, peu de gens pourront les nommer, alors qu'ilsévoquerontsansproblèmecinqdictateurs.Onconnaîttouslenomdesgrandesmaladies, rarementceluideceuxqui lesontvaincues.L'apogéedumalquechacunredouten'estriend'autrequelafindumonde,maiscemêmechacunsembleignorerquel'apogéedubienadéjàeulieu...lejourdelaCréation.—Mais alors, Jules, que feriez-vous pour faire le bien, accomplir le très
bien?—Je feraisexactementceque tu fais ! Jedonneraisàceuxque jecôtoie
l'espoir de tous les possibles. Tu as inventé une chose merveilleuse tout àl'heure,sansmêmet'enrendrecompte.—Qu'est-cequej'aifait?— En passant devant mon arche tu m'as souri. Un peu plus tard, ce
détectivequivientsouventdéjeunerpariciestpasséenvoiture,ilm'aregardéavecsonéternelairbougon.Nosregardssesontcroisés, je luiaiconfié tonsourire,etquandilestreparti,jel'aivu,illeportaitsurseslèvres.Alors,avecunpeud'espoir, il l'auratransmisàceluioucellequ'ilallaitvoir.Turéalisesmaintenantcequetuasfait?Tuasinventéunesortedevaccincontrel'instantde mal-être. Si tout le monde faisait cela, rien qu'une seule fois par jour,donner juste un sourire, imagines-tu l'incroyable contagion de bonheur quifileraitsurlaterre?Alorsturemporteraistonpari.LevieuxJulestoussadanssamain.— Mais, bon. Je t'ai dit que je n'étais pas utopiste. Alors, je vais me
contenterdeteremercierdem'avoirreconduitjusqu'ici.Leclochardsortitdelavoitureetavançaverssonabri.Ilseretourna,fitun
petitsignedelamainàZofia—Quellesquesoientlesquestionsquetuteposes,fie-toiàtoninstinctet
continuedefairecequetufais.Zofialeregarda,interrogative.—Jules,quefaisiez-vousavantdevivreici?Ildisparutsousl'arche,sansrépondre.ZofiarenditvisiteàMancaauFisher'sDeli, l'heuredudéjeunerétaitdéjà
bien entamée et, pour la seconde fois de la journée, elle avait un service àdemanderàquelqu'un.Lecontremaîtren'avaitpastouchéàsonassiette.Elles'assitàsatable.—Vousnemangezpasvosœufsbrouillés?Mancasepenchapourchuchoteràsonoreille:—QuandMathilden'estpaslà,lanourrituren'aaucungoûtici.—Justement,c'estd'ellequejesuisvenuvousparler.
Zofiaquittaleportunedemi-heureplustardencompagnieducontremaîtreetdequatredesesdockers.Enpassantdevantl'archen°7,ellepilanet.Elleavaitreconnul'hommeencompletélégantquifumaitunecigaretteauprèsdeJules.Lesdeuxdockersqui avaientprisplaceàbordde sonvéhicule et lesdeux autres qui la suivaient dans un pick-up lui demandèrent pourquoi elleavait freiné aussi brutalement. Elle accéléra sans répondre et fila vers leMémorialHospital.
*Les optiques de la Lexus flambant neuve s'illuminèrent dès qu'elle
s'engageadanslessoussols.Lucasmarchad'unpaspresséverslaported'accèsauxescaliers.Ilconsultasamontre,ilavaitdixminutesd'avance.Lesportesdel'ascenseurs'ouvrirentsurleneuvièmeétage.Ilfitundétour
pourpasser devant la portede l'assistanted'AntonioAndric, s'invita dans lapièceets'assitsurlecoindesonbureau.Ellenerelevapaslatêteetcontinuadepianotersurleclavierdesonordinateur.—Vousêtestotalementdévouéeàvotretravail,n'est-cepas?Elizabethluisouritetpoursuivitsatâche.—Savez-vousqu'enEurope laduréedu travailest légalisée?EnFrance,
ajouta Lucas, ils pensentmême que plus de trente-cinq heures par semainenuisentàl'épanouissementdel'individu.Elizabethselevapourseservirunetassedecafé.—Etsic'estvousquivouleztravaillerplus?demanda-t-elle.—Vousnepouvezpas!LaFranceprivilégiel'artdevivre!Elizabeth reprit place derrière son écran et s'adressa à Lucas d'une voix
distante.— J'ai quarante-huit ans, je suis divorcée, mes deux enfants sont à
l'université, je suispropriétairedemonpetit appartementàSausalitoetd'unjoli petit condominiumauborddu lacTahoe, que j'aurai fini de payer dansdeux ans. Pour tout vous dire, je ne compte pas le temps que je passe ici.J'aimebiencequejefais,bienplusquededéambulerdevantdesvitrinesenconstatantquejen'aipasassezbossépourmepayercedontj'aienvie.Quantaux Français, je vous rappelle qu'ilsmangent des escargots !Mr. Heurt est
danssonbureauetvousavez rendez-vousàquatorzeheures... cequi tombebienpuisqu'ilestexactementquatorzeheures!Lucassedirigeaverslaporte.Avantd'emprunterlecouloirilseretourna.—Vousn'avezjamaisgoûtéaubeurred'ail,sinon,vousnediriezpasça!
*Zofiaavaitorganisé lasortieanticipéedeMathilde.Mathildeacceptaitde
signerunedécharge, etZofiaavait juréqu'aumoindre signeanormalelle laraccompagneraitaussitôtauxurgences.Lechefdeservicedonnasonaccordsous réserve que l'examenmédical prévu à quinze heures ne contredise pasl'évolutionfavorabledel'étatdesantédesapatiente.QuatredockersprirentMathildeenchargesurleparkingdel'hôpital.Leurs
plaisanteriessurlafragilitéduchargementallaientbontrain:ilss'amusaientàutiliser tout le vocabulaire d'unemanutention oùMathilde jouait le rôle ducontainer. Ils l'allongèrent avec beaucoup de précaution sur la civière qu'ilsavaient improvisée à l'arrière de la camionnette. Zofia conduisait aussilentementqu'ellelepouvait,maislemoindrecahotréveillaitdanslajambedeMathildeunevivedouleurremontantjusqu'aucreuxdel'aine.Illeurfallutunedemi-heurepourarriveràbonport.Lesdockersdescendirentlelitmétalliquedugrenieretl'installèrentdansle
living de Zofia. Manca le poussa jusqu'à la fenêtre et arrangea le petitguéridonquiferaitofficedetabledenuit.Commençaalorslalenteascensionde Mathilde, que les dockers emportaient vers l'étage, sous le hautcommandementdeManca.Achaquemarchegagnée,Zofiaserrait lesdoigtsenentendantMathildecriersapeur.Leshommesyrépondaientenchantantàtue-tête.Ellesfinirentpars'abandonnerauxrireslorsqu'ilseurentenfinpasséle coude de la cage d'escalier. Avec mille attentions, ils déposèrent leurserveusepréféréesursanouvelleliterie.Zofia les inviteraitàdéjeunerpour les remercier.Mancaditquecen'était
pas la peine, Mathilde les avait suffisamment choyés au Deli pour qu'ilspuissent rendre la pareille. Zofia les reconduisit au port. Quand la voitures'éloigna, Reine prépara deux tasses de café accompagnées de quelquesmorceauxdegaletteposésdanssacoupelleenargentciselé,puisellemontaàl'étage.
Quittant le quai 80, Zofia décida de faire un léger détour. Elle allumal'autoradioetcherchaunestation jusqu'àceque lavoixdeLouisArmstrongs'envoledansl'habitacle.Whatawonderfulworldétaitl'unedeseschansonspréférées.Ellefredonnadeconcertaveclevieuxbluesman.LaFordtournaaucoindes entrepôts et fila endirectiondes archesquibordaient la travéedesimmensesgrues.Elleaccéléraet,aupassagedesralentisseurs, lavoitureeutunesériedehoquets.Elleensouritetouvritsavitreengrand.Leventfaisaitvolersescheveux,elletournaleboutonduvolume,etlachansonsejouaplusfort encore.Radieuse, elle s'amusait à slalomerentre les cônesde sécurité...vers la septième arche. Lorsqu'elle vit Jules, elle lui fit un petit signe de lamain, qu'il lui rendit aussitôt. Il était seul... alors Zofia éteignit la radio,refermalavitreetbifurquaverslasortie.
*Heurt avait quitté la salle du conseil sous les applaudissements cauteleux
des directeurs, effarés par les promesses qui venaient de leur être faites.Certain qu'il était rompu à tout exercice de communication, Ed avaittransformé la réunion commerciale en parodie de conférence de presse,détaillant sans retenue ses visionsmégalo-expansionnistes.Dans l'ascenseurquilereconduisaitauneuvièmeétage,Edétaitauxanges:lemanagementdeshommesn'étaitfinalementpassicompliquéquecela;s'illefallait,ilpourraittrèsbienœuvrerseulàladestinéedugroupe.Foudejoie,ildressasonpoingserréverslecielensignedevictoire.
*Laballedegolfavaitfaitchancelerledrapeauavantdedisparaître.Antonio
Andricvenaitderéussirunmagnifique«trouenun»surun«parquatre».Foudejoie,illevasonpoingserréverslecielensignedevictoire.
*Ravi,Lucas abaissa sonpoingvers la terre en signedevictoire : levice-
présidentavait réussiàsemerun troublesansprécédentparmi lesdirigeantsdesonempire,et laconfusiondesespritsne tarderaitpasàsepropagerauxétagesinférieurs.Ed l'attendait près du distributeur de boissons, il ouvrit les bras en le
voyant.—Quelleréunionformidable,n'est-cepas?Jemerendscomptequejesuis
tropsouventloindemestroupes!Jedoisremédieràcela,àceproposj'aiunpetitserviceàvousdemander.Edavait rendez-vous lesoirmêmeavecune journalistequidevait rédiger
un article sur lui dans un quotidien local. Pour une fois il sacrifierait sesdevoirs vis-à-vis de la presse aux besoins de ses fidèles collaborateurs. Ilvenait de convier à dîner le patron du développement, le responsable dumarketingetlesquatredirecteursduréseaucommercial.Àcausedesonpetitaccrochage avec Antonio, il préférait ne pas informer son associé de soninitiativeetlelaisserjouird'unevraiesoiréedereposdontilavaitvisiblementbesoin.SiLucasvoulaitbienassurer l'interviewàsaplace, il lui rendraitunserviceinestimable;d'autantquelesélogesd'untierss'avéraienttoujoursplusconvaincants. Ed comptait sur l'efficacité de son nouveau conseiller, qu'ilencouragead'une tapeamicalesur l'épaule.La tableétait réservéeàvingtetuneheureschezSimbad,unrestaurantdepoissonssurFisherman'sWharf:uncadreuntantinetromantique,descrabesdélicieux,uneadditionhonorable,lepapierdevraitêtreéloquent.
*Après s'être occupée du transfert deMathilde, Zofia revint auMémorial
Hospital,dansunautreservicecettefois-ci.Elleentradanslepavillonn°3etgrimpajusqu'autroisièmeétage.Le service des hospitalisations pédiatriques était comme à son habitude
surchargé.Dèsque lepetitThomaseut reconnusonpasau fondducouloir,toutsonvisages'illumina.Pour lui, lesmardisetvendredisétaientdes jourssansgris.Zofiacaressasajoue,s'assitauborddesonlit,déposaunbaisersursamainqu'ellesouffladanssadirection(c'étaitleurgestecomplice),etrepritsalectureàlapagecornée.Personnen'étaitautoriséàtoucheraulivrequ'ellerangeaitdansletiroirdesatabledenuitaprèschaquevisite.Thomasyveillait
commesuruntrésor.Mêmeluinesepermettaitpasdelirelemoindremotenson absence. Le petit bonhomme à la tête chauve connaissait mieux quequiconquelavaleurdel'instantmagique.SeuleZofiapouvaitluidirececonte.NulneconfisqueraituneminutedeshistoiresfantastiquesdulapinTheodore.Deses intonationselle rendait chaque ligneprécieuse.Parfois elle se levait,parcouraitlapiècedelongenlarge;chacunedesesgrandesenjambéesqu'elleaccompagnait d'amples mouvements de bras et de mimiques provoquaitaussitôtlesriressansretenuedupetitgarçon.Pendantl'heureféeriqueoùlespersonnagess'animaientdanssachambre,c'étaitlaviequireprenaitsesdroits.Même quand il rouvrait les yeux, Thomas oubliait les murs, sa peur et ladouleur.Elle replia l'ouvrage, le rangea en bonne place et regarda Thomas qui
fronçaitlessourcils.—Tuasl'airsoucieuxtoutàcoup?—Non,réponditl'enfant.—Quelquechoset'aéchappédansl'histoire?—Oui.—Quoi?dit-elleenreprenantsamain.—Pourquoitumelaracontes?Zofianetrouvapaslesmotsjustespourformulersaréponse,alorsThomas
sourit.—Moijesais,dit-il.—Alors,dis-le-moi.Ilrougitetfitglisserleplidudrapdecotonentresesdoigts.Ilmurmura:—Parcequetum'aimes!Etcettefois,cefurentlesjouesdeZofiaquis'empourprèrent.—Tu as raison, c'était exactement lemot que je cherchais, dit-elle d'une
voixdouce.—Pourquoilesadultesnedisentpastoujourslavérité?—Parcequ'elleleurfaitpeurparfois,jecrois.—Maistoitun'espascommeeux,n'est-cepas?—Disonsquejefaisdemonmieux,Thomas.
Ellerelevalementondel'enfantetl'embrassa.Ilplongeadanssesbrasetlaserra très fort.Le câlin achevé,Zofia avançavers la porte,maisThomas larappelaunedernièrefois.—Jevaismourir?Thomas la dévisageait, Zofia scruta longuement le regard si profond du
petitgarçon.—Peut-être.—Passitueslà,alorsàvendredi,ditl'enfant.—Avendredi,réponditZofiaensoufflantlebaiseraucreuxdesamain.Elle reprit le chemin des docks pour aller vérifier le bon déroulement du
débardaged'uncargo.Elles'approchad'unepremièrepiledepalettes,undétailavaitattirésonattention:elles'agenouillapourcontrôlerlavignettesanitairequigarantissaitlerespectdelachaînedufroid.Lapastilleavaitviréaunoir.Zofia prit immédiatement son talkie-walkie et bascula sur le canal 5. Lebureau des services vétérinaires ne répondit pas à son appel. Le camionréfrigéré qui attendait au bout de la travée ne tarderait pas à emporter lamarchandise improprevers lesnombreuxrestaurantsde laville. Il lui fallaittrouverunesolutionauplusvite.Elletournalamolettesurlecanal3.—Manca,c'estZofia,oùêtes-vous?Lepostegrésilla.—A lavigie,ditManca,et il fait trèsbeausivousaviezundoutesur la
question!Jepourraispresquevoirlescôteschinoises!—LeVasco-de-Gamaestendéchargement,pouvez-vousm'yrejoindreau
plusvite?—Ilyaunproblème?— J'aimerais mieux en parler avec vous sur place, répondit-elle en
raccrochant.Elle attendait Manca au pied de la grue qui transbordait les palettes du
navire vers la terre, il arriva quelques minutes plus tard, au volant d'unFenwick.—Alorsqu'est-cequejepeuxfairepourvous?demandaManca.—Auboutdecettegrue,ilyadixpalettesdecrevettesnoncomestibles.
—Et?—Commevouspouvezleconstater,lesservicessanitairesnesontpaslàet
jen'arrivepasàlesjoindre.— J'ai bien deux chiens et un hamster à la maison, mais je ne suis pas
vétérinairepourautant.Etpuisqu'est-cequevousyconnaissezencrustacés,vous?Zofialuimontralapastilletémoin.—Lescrevettesn'ontpasdesecretpourmoi!Sionnes'enoccupepas,il
neferapasbonalleraurestaurantenvillecesoir...—Benoui,maisqu'est-cequevousvoulezquej'yfasse,àpartmangerun
steakchezmoi?—...Nipourlespetitsdemangeràlacantinedemain!Laphrasen'étaitpasinnocente,Mancanesupportaitpasquel'ontoucheà
un seul cheveu d'un enfant, ils étaient sacrés pour lui. Il la fixa quelquesinstantsensefrottantlementon.—Bon,d'accord!ditMancaens'emparantdel'émetteurdeZofia.Ilchangealafréquencepourcontacterlegrutier.—Samy,mets-toiaularge!—C'esttoi,Manca?J'aitroiscentskilosaubout,çapeutattendre?—Non!Laflèchepivotalentement,entraînantsachargedansunlentbalancement.
Elles'immobilisaàlaverticaledel'eau.—Bien!ditMancadanslemicro.Maintenantjevaistepasserl'officieren
chef de la sécurité qui vient de repérer unegrosse faiblesse à ton arrimage.Ellevat'ordonnerdelarguertoutdesuitepourquetuneprennespasderisquepersonnel,ettuvasluiobéiràlamêmevitesseparcequec'estsonmétierdefairedestrucscommeça!Il tendit le combiné à Zofia avec un immense sourire. Zofia hésita et
toussotaavantdetransmettrel'ordre.Ilyeutunbruitsecetlecrochetsedéfit.Lespalettes de crustacés s'abîmèrent dans les eauxduport.Manca remontasur son Fenwick. En démarrant, il oublia qu'il avait enclenché la marchearrièreetrenversalescaissesdéjààterre.Ils'arrêtaàlahauteurdeZofia.—Silespoissonssontmaladescettenuit,c'estvotreproblème,jeneveux
pasenentendreparler!Despapiersdel'assurancenonplus!Etletracteurfilasansbruitsurl'asphalte.L'après-midi touchait à sa fin. Zofia traversa la ville, la boulangerie qui
fabriquait lesmacaronspréférés deMathilde se trouvait à la pointe norddeRichmondsur45thStreet.Elleenprofitapourfairequelquescourses.Zofiarentrauneheureplustard,lesbraschargés,etgrimpajusqu'àl'étage.
Elle repoussa laportedupied, ellenevoyaitpasgrand-chosedevantelleetpassadirectementderrièrelecomptoirdelacuisine.Ellesoufflaenposantlespaquets bruns sur le plateau en bois et releva la tête :Reine etMathilde laregardaientavecunairplusqu'étrange.—Jepeuxprofiterdecequivousfaitrire?demandaZofia.—Nousnerionspas!assuraMathilde.—Pasencore...maisàvoirvosdeuxtêtes,jepariequeçanevapastarder.—Tuasreçudesfleurs!susurraReineentreseslèvresqu'ellepinçait.Zofialesdévisageatouràtour.— Reine les a mises dans la salle de bains ! ajouta Mathilde, la gorge
nouée.—Pourquoidanslasalledebains?demandaZofia,suspicieuse.—L'humiditéjesuppose!répliquaMathilde,hilare.ZofiaécartalerideaudedoucheetentenditReineajouter:—Cegenredevégétalabesoindebeaucoupd'eau!Lesilencerégnad'unepièceàl'autre.LorsqueZofiademandaquiavaiteu
ladélicatessedeluienvoyerunnénuphar,leriredeReineéclatadanslesalon,celuideMathildesuivitaussitôt.Reineretrouvasuffisammentdecontenancepour ajouter qu'il y avait un petit mot sur le rebord du lavabo. Dubitative,Zofialedécacheta.Amongrandregret,uncontretempsprofessionnelm'obligeàreporternotre
dîner.Pourmefairepardonner, jevousdonnerendez-vousà19h30aubarduHyattEmbarcadero,nousyprendronsl'apéritif.Soyezlà,votrecompagniem'estindispensable.Lepetitboutdebristol télégraphiéétaitsignéLucas.Zofia lefroissaet le
jetadanslacorbeille.Elleretournadanslesalon.
—Alorsc'étaitqui?demandaMathildeens'essuyantlespommettes.Zofiasedirigeaversleplacardqu'elleouvriténergiquement.Elleenfilaun
cardigan, attrapa ses clés sur la tablette de l'entrée et se retourna avant desortir pour dire à Reine et Mathilde qu'elle était ravie qu'elles se soienttrouvées. Il y avait de quoi préparer à dîner sur le comptoir. Elle avait dutravailetrentreraittard.Ellefitunerévérenceforcéeets'éclipsa.MathildeetReine entendirent un « bonsoir » glacial dans la cage d'escalier, juste avantque la porte d'entrée ne claque. Le bruit du moteur de la Ford s'évanouitquelques secondes plus tard.Mathilde regarda Reine sansmasquer le largesourireaucoindeseslèvres.—Vouscroyezqu'elleestvexée?—Tuasdéjàreçuunnénuphar,toi!Reines'essuyalecoindel'oeil.Zofiaconduisaitsèchement.Elleallumalaradioetgrommela.—Donc,ilm'aprisepourunegrenouille!Au carrefour de la Troisième Avenue elle donna un coup rageur sur le
volant, actionnant inopinément le klaxon. Devant son pare-brise, un piétonmontraitd'ungesteinélégantquelefeuétaitencoreaurouge.Zofiapassasatêteparlafenêtreetluihurla:—Désolée,lesbatracienssontdaltoniens!Elleroulaàviveallureendirectiondesquais.—Unfâcheuxcontretemps,gnagnagna,maispourquiseprend-il!LorsqueZofiaarrivaauquai80,legardiensortitdesaguérite.Ilavaitun
messagedelapartdeMancaquivoulaitlavoirdetouteurgence.Elleregardasamontre et fila vers le bureaudes contremaîtres.En entrant dans la pièce,elle vit aussitôt à la mine de Manca qu'il y avait eu un accident : il luiconfirmaqu'uncalierdunomdeGomezétaittombé.Uneéchelledéfectueuseétaitprobablementà l'originedesachute.Levracaufonddelacaleavaitàpeineamorti lechoc, l'hommeavaitété transportéà l'hôpitaldansunpiteuxétat.Les causes de l'accident provoquaient la colère de ses collègues.Zofian'étaitpasdeserviceaumomentdelacatastrophe,maisellenes'ensentaitpasmoinsresponsable.Depuisledrame,latensionn'avaitcessédemonteretdesrumeursdedébrayagecirculaientdéjàentrelesquais96et80.Pourcalmerles
esprits,Mancaavaitpromisde faireconsigner lebateauàquai.Si l'enquêteconfirmait lessuspicions, lesyndicatseporteraitpartiecivileetpoursuivraitl'armateur.Enattendant,pourdébattredubienfondéd'unegrève,Mancaavaitconviéàdînerlesoirmêmelestroischefsdesectiondel'UniondesDockers.L'airgrave,Mancagriffonna lescoordonnéesdurestaurantsurunpetitboutdepapierqu'ildéchiradubloc-notes.—Ceseraitbienquetutejoignesànous,j'airéservéàneufheures.IltenditlefeuilletàZofia,ellepritcongédelui.Le vent froid qui soufflait sur les quais giflait ses joues. Elle emplit ses
poumonsd'air glacé et expira lentement.Unemouettevint seposer surunecorded'amarragequigrinçaitens'étirant.L'oiseauinclinalatêteetfixaZofiaduregard.—C'esttoi,Gabriel?dit-elled'unevoixtimide.Lamouettes'élevadanslesairsenpoussantungrandcri.—Non,cen'étaitpastoi...Marchant le long de l'eau, elle ressentit une impression qu'elle ne
connaissaitpas,commeunvoiledetristessequivenaitsemêlerauxembruns.—Çanevapas?LavoixdeJuleslafitsursauter.—Jenevousavaispasentendu.—Moisi,dit levieilhommeens'approchantd'elle.Qu'est-ceque tu fais
pariciàcetteheurelà,tun'esplusdeservice!—Jesuisvenueméditersurunejournéequin'acessédedéraper.— Alors, ne te fie pas aux apparences, tu sais qu'elles sont souvent
trompeuses.Zofia haussa les épaules et s'assit sur la premièremarche de l'escalier de
pierrequidescendaitversl'eau.Juless'installaàsescôtés.—Votrejambenevousfaitpassouffrir?demanda-t-elle.—Ne t'occupedoncpasdema jambe,veuxtu !Alorsqu'est-cequineva
pas?—Jecroisquesuisfatiguée.—Tun'esjamaisfatiguée...jet'écoute!
—Jenesaispascequej'ai,Jules...jemesensunpeulasse...—Nousvoilàbien!—Pourquoidites-vousça?—Pourrien,commeça!D'oùnousvientcecoupdecafard?—Jen'ensaisrien.—Onnelevoit jamaisvenir lepetitscarabéechagrin, ilest làetpuisun
matinilrepart,onnesaitpascomment.Ilessayadeserelever,elleluitenditlamainpourl'aideràprendreappuisur
elle.Ilgrimaçaenseredressant.—Ilestseptheuresetquart...jecroisquetudoisyaller.—Pourquoidites-vousça?—Arrêteaveccettequestion!Disonsquec'estparcequ'ilesttard.Bonne
soirée,Zofia.Il marcha sans boiter. Avant d'entrer sous son arche, il se retourna et
l'interpella:—Toncafardseraitplutôtblondoubrun?Julesdisparutdanslapénombre,lalaissantseulesurleparking.Le premier tour de clé ne laissait aucun espoir : les phares de la Ford
éclairaient àpeine laprouedunavire.Ledémarreur fit à peuprès lemêmebruitqu'unepuréedepommesdeterrequel'ontouilleàlamain.Ellesortitenclaquantviolemmentlaportièreetmarchaverslaguérite.—Merde!dit-elleenremontantsoncol.Un taxi la déposa un quart d'heure plus tard au pied de l'Embarcadero
Center.Zofiacourutdanslesescalatorsquidébouchaientsurlegrandatriumducomplexehôtelier.Delà,ellepritl'ascenseurquimontaitd'untraitjusqu'audernierétage.Lebarpanoramiquetournaitlentementsurunaxe.Enunedemi-heure,on
pouvait ainsi admirer l'île d'Alcatraz à l'est, le Bay Bridge au sud, lesfaubourgs financiers et leurs toursmagistrales à l'ouest. Le regard de ZofiaauraitputoutaussibienapercevoirlemajestueuxGoldenGatequireliaitlesterres verdoyantes du Presidio aux falaises tapissées de menthe quisurplombaient Sausalito... à condition toutefois d'être assise face à la vitre,
maisLucasavaitprislabonneplace...Ilrefermalacartedescocktailsethélaleserveurd'unclaquementdedoigts.
Zofia baissa la tête. Lucas recracha dans sa main le noyau qu'il astiquaitméticuleusementdelalangue.— Les prix sont absurdes ici, mais je dois reconnaître que la vue est
exceptionnelle,dit-ilenenfournantunenouvelleolive.—Oui, vous avez raison, lavue est assez jolie, ditZofia. Je croismême
pouvoir deviner un tout petit morceau du Golden Gate dans le tout petitbandeaudemiroirenfacedemoi.Amoinsquecelanesoitlerefletdelaportedestoilettes,elleaussielleestrouge.Lucastiralalangueetlouchaenessayantd'envoirlebout,ilsaisitlenoyau
poli,l'abandonnasurlacoupelleàpainetconclut:—Detoutefaçonilfaitnuit,n'est-cepas?D'unemaintremblante,leserveurdéposasurlatableunmartinidry,deux
cocktailsdecrabesets'éloignad'unpaspressé.—Vousnetrouvezpasqu'ilestunpeutendu?demandaZofia.Lucasavaitattenducettetabledixminutesetavaitunpeutancélegarçon.—Croyez-moi,vulestarifs,onpeutêtreexigeant!—Vousavezcertainementunecartedecréditdorée?réponditZofiadutac
autac.— Absolument ! Comment le savez-vous ? demanda Lucas, l'air aussi
étonnéqueravi.— Elles rendent souvent arrogant... Croyezmoi, les additions sont sans
communemesureaveclasoldedesemployésdelasalle.—C'estunpointdevue,accusaLucasenmâchouillantuneénièmeolive.Dèslors,àchaquefoisqu'ilcommandadesamandes...unautreverre...une
serviette propre... il fit l'effort de prononcer quelques mercis étouffés quisemblaientvraimentluibrûlerlagorge.Zofias'inquiétadecequin'allaitpaschezlui,iléclatad'unriretonitruant.Toutallaitpourlemieuxdanslemeilleurdesmondes, il était vraiment heureux de l'avoir rencontrée.Dix-sept olivesplus tard, il régla l'addition sans laisser de pourboire. En sortant del'établissement,ZofiaglissadiscrètementunbilletdecinqdollarsdanslamainduchasseurquiétaitallérechercherlavoituredeLucas.
—Jevousdépose?dit-il.—Non,merci,jevaisprendreuntaxi.D'ungestelarge,Lucasouvritlaportièrecôtépassager.—Montez,jevousdépose!Le cabriolet filait à vive allure. Lucas fit vrombir lemoteur et inséra un
disquecompactdans le lecteurde la consoledebord.Ungrand sourire auxlèvres, il saisit une carte de crédit Platinium de sa poche et l'agita entre lepouceetl'index.—Vousreconnaîtrezqu'ellesn'ontpasquedesdéfauts!Zofialedévisageaquelquessecondes.Alavitessedel'éclair,elleluiôtale
morceaudeplastiquedorédesdoigtsetlejetapar-dessusbord.—Ilparaîtmêmequ'ilslesrefontenvingtquatreheures!dit-elle.Lavoiturepiladansuncrissementdepneus,Lucaséclataderire.—L'humour,c'estirrésistiblechezunefemme!Quandlavoitureserangeadevantlastationdetaxis,Zofiafitpivoterlaclé
de contact pour couper le bruit assourdissant du moteur. Elle descendit etrefermadélicatementsaportière.—Vousêtescertainequevousnevoulezpasquejevousraccompagnechez
vous?demandaLucas.—Jevousremercie,maisj'airendez-vous.Enrevanche,j'aiunpetitservice
àvousdemander.—Toutcequevousvoudrez!ZofiasepenchaàlafenêtredeLucas.— Pourriez-vous attendre que j'aie tourné au coin de la rue avant de
remettrevotresupertondeuseàgazonenmarche?Ellereculad'unpas,ilagrippasonpoignet.—J'aipasséunmomentdivin,ditLucas.Illapriad'accepterdereconduirecedînermanqué.Lespremiersmoments
d'unerencontreétaienttoujoursdifficiles,malaiséspourlui,carilétaittimide.Elle devait leur laisser une chance de mieux se connaître. Zofia restaitperplexequantàsadéfinitiondelatimidité.—Onnepeutpasjugerlesgenssurunepremièreimpression,n'est-cepas?
Ilyavaituneoncedecharmedansletonqu'ilavaitemprunté...Elleacceptaundéjeuner,riendeplus!Puiselletournalestalonsetavançaversletaxientêtedestation.Lev12deLucasvrombissaitdéjàdanssondos.
*Le taxi se rangea le long du trottoir. Les cloches de Grâce Cathedral
résonnèrentdeleurneuvièmecoup.ZofiaentrachezSimbad,elleétaitpileàl'heure.Ellereplialemenuqu'ellerenditàlaserveuseetpritunegorgéed'eau,décidée à entrer dans le vif du sujet qui l'avait amenée à cette table. Il luifallaitconvaincreleschefsdusyndicatd'enrayerlemouvementdegrognesurlesquais.—Même si vous les soutenez, vos dockers ne tiendront pas plus d'une
semainesanssalaire.Sil'activités'arrête,lescargosn'aurontqu'às'amarrerdel'autrecôtédelabaie.Vousalleztuerlesdocks,dit-elled'unevoixsansfaille.L'activité marchande était vivement concurrencée par Oakland, le port
voisin rival.Unnouveaublocus risquaitd'entraîner ledépartdesentreprisesdefret.L'appétitdespromoteurs,quilorgnaientdepuisdixanslesplusbeauxterrainsdelaville,étaitdéjàsuffisammentaiguisépourquel'onnejouepasenplusauPetitChaperonrouge,avecdesparfumsdegrèvedansunpanier.—C'estarrivéàNewYorketàBaltimore,çapeutnousarriverici,reprit-
elle,convaincuedelacausequ'elledéfendait.Et si les quais marchands fermaient leurs portes, les conséquences ne
seraientpasseulementdésastreusespourlaviedesdockers.Trèsvitelesfluxincessants de camions qui traverseraient quotidiennement les pontsachèveraientd'engorger lesaccèsde lapresqu'île.Lesgensdevraientquitterleurdomicileencoreplustôtpourserendreautravailetrentreraientchezeuxencoreplustard.Ilnefaudraitpassixmoisavantquebeaucoupd'entreeuxneserésignentàmigrerplusausud.—Vousnecroyezpasquevouspoussezlebouchonunpeuloin?demanda
l'undeshommes.Ilnes'agitquederenégocierlesprimesderisque!Etpuisjepensequenoscollèguesd'Oaklandserontsolidaires.—C'est ce que l'on appelle la théorie du battement de l'aile du papillon,
insistaZofiaendéchirantunboutdelanappeenpapier.
—Qu'est-cequ'ilsviennentfairelà,lespapillons?demandaManca.L'hommeaucompletnoirquidînaitderrièreeuxseretournapourintervenir
dans leur conversation. Le sang de Zofia se glaça aussitôt qu'elle reconnutLucas.—C'estunprincipegéophysiquequiprétendque lemouvementdesailes
d'un papillon en Asie crée un déplacement d'air qui peut devenir, derépercussionenrépercussion,uncyclonedévastantlescôtesdelaFloride.Les délégués syndicaux se regardèrent tour à tour, aussi silencieux que
dubitatifs.Manca trempasonquignondepaindans lamayonnaiseet reniflaavantdes'exclamer:—QuitteàfairelesconsauVietnam,onauraitdûenprofiterpoursulfater
leschenilles,aumoinsonn'yseraitpasallépourrien!Lucas saluaZofia et se retourna vers la journaliste qui l'interviewait à la
tablevoisine.LevisagedeZofiaétaitcouleurpivoine.L'undesdéléguésluidemanda si elle était allergique aux crustacés, elle n'avait pas touché à sonplat. Elle se sentait légèrement nauséeuse, se justifia-telle, leur offrant departager son assiette. Elle les supplia de réfléchir avant de commettrel'irréparable,puiss'excusa:ellenesesentaitvraimentpastrèsbien.Tousselevèrentquandellequittalatable.Enpassant,ellesepenchaversla
jeune femmeet la regarda fixement.Surprise,celle-cieutunmouvementderecul,manquantdebasculerenarrière.Zofialuiadressaunsourireforcé.—Vousdevezdrôlementluiplairepourêtrefaceàlavue!Celadit,vous
êtesblonde!Jevoussouhaiteunebonnesoirée...professionnelle...àtouslesdeux!Ellesedirigead'unpasdéterminéverslesvestiaires,Lucasseprécipita,la
retintparlebrasetlaforçaàseretourner.—Qu'est-cequivousapris?—Professionnel,c'estdifficileàépeler,non?Unf,deuxs,deuxn,etvous
savez quoi ? Pas deq dedans ! Et pourtant, en ymettant un peu de bonnevolonté,onarrivequandmêmeàentrouverun,n'est-cepas!—C'estunejournaliste!—Oui,moi aussi je suis journaliste : le dimanche, je recopiemon bloc-
notesdelasemainedansmonjournalintime.—MaisAmyestunevraiejournaliste!
—Et le gouvernement a l'air très occupé en cemoment à communiqueravecAmy!—Parfaitement,etneparlezpassifort,vousallezgrillermacouverture!—Celledesonmagazine,jesuppose?Offrezluiquandmêmeundessert,
j'enaivuunàmoinsdesixdollarsàlacarte!—Lacouverturedemamission,bonsang!—Ça,c'estunevraiebonnenouvelle!Plustard,quandjeseraigrand-mère,
jepourrairaconteràmespetits-enfantsqu'unsoirj'aiprisl'apéritifavecJamesBond!Àlaretraite,vousaurezbienledroitdeleverlesecret-défense?—Bonçasuffit!Vousnedîniezpasavectroiscopinesdelycéeàcequeje
constate!— Charmant, vous êtes résolument charmant, Lucas, remarquez, votre
invitéeaussi,dit-elle.Elleaundélicieuxportdetêtesurunjolicoud'oiseau.Laveinarde:dansquarante-huitheuresellevarecevoirunesublimecageenosiertressé!—Ça,c'estunsous-entendu!Monnénupharvousadéplu?—Bienaucontraire!Jemesuissentieflattéequevousnem'ayezpasfait
livrer l'aquariumet lapetite échelle avec !Allez,dépêchez-vous, elle a l'airaccablé ! C'est redoutable pour une femme de s'ennuyer à la table d'unhomme,croyez-moisurparole,jesaisdequoijeparle.Zofiatournalestalons,laportedurestaurantserefermaderrièreelle.Lucas
haussa lesépaules, avisad'uncoupd'œil la tabléequeZofiaavaitquittéeetrejoignitsoninvitée.—Quiétait-ce?demandalajournalistequis'impatientait.—Uneamie.—Jememêledecequinemeregardepas,maiselleavaitl'airdetout,sauf
deça.—Effectivement,vousvousmêlezdecequinevousregardepas!Tout au long du dîner, Lucas ne cessa de vanter les mérites de son
employeur. Ilexpliquaqu'à l'encontrede toutes les idées reçues,c'étaitàEdHeurtquelacompagniedevaitsonformidableessor.Unefidélitéexcessiveàson associé et sa modestie légendaire avaient amené le viceprésident à sesatisfairedutitredenumérodeux,carpourEdHeurtseulecomptaitlacause.Pourtant,lavraietêtepensantedubinômec'étaitlui,etluiseul!Lajournaliste
pianotait d'une main agile sur le clavier de son ordinateur de poche.Hypocritement,Lucaslapriadenepasfaireétatdanssonarticledecertainesconsidérationsqu'illuiavaitlivréestoutàfaitconfidentiellementetparcequesesyeuxbleusétaientirrésistibles.Ilsepenchapourluiservirunverredevin,ellel'invitaàluiconfierd'autressecretsd'alcôve,àtitrepurementamical,bienentendu.Ilritauxéclatsetajoutaqu'iln'étaitpasencoreassezivrepourcela.Ajustantlabretelledesondébardeurensoiesurleborddesonépaule,Amydemandacequipourraitprovoquerl'ivressechezlui.
*Zofiagravitlesmarchesduperronàpasdeloup.Ilétaittard,maislaporte
deReineétaitencoreentrebâillée,Zofialapoussadoucementdudoigt.Iln'yavaitpasd'albumposésurletapis,pasdecoupelleàgâteaux,MissSheridanl'attendaitassisedanssonfauteuil.Zofiaentra.—Ilteplaîtcejeunehomme,n'est-cepas?—Quiça?—Nefaispasl'idiote,celuidunénuphar,avecquituaspassélasoirée!—Nousn'avonsprisqu'unverre.Pourquoi?—Parcequ'ilnemeplaîtpas,voilàpourquoi!—Jevousrassure,àmoinonplus.Ilestodieux.—C'estbiencequejedis,ilteplaît!—Maisnon!Ilestvulgaire,imbuetsuffisant.—MonDieu,elleestdéjàamoureuse!s'exclamaReineenlevantlesbras
auciel.—Alorsvraimentpas!C'estquelqu'undemaldanssapeauquejepensais
pouvoiraider.—C'estencorepirequecequejecroyais!ditReineenlevantànouveau
lesbras.—Maisenfin!—Neparlepassifort,tuvasréveillerMathilde.—De toute façon,c'estvousquinecessezdemedirequ'il fautque j'aie
quelqu'undansmavie.
— Ça, ma chérie, c'est ce que toutes les mères juives disent à leursenfants...tantqu'ilssontcélibataires.Lejouroùilsleurramènentquelqu'unàlamaison, elles chantent lamême chanson,mais ellesmettent les paroles àl'envers.—Mais,Reine,vousn'êtesmêmepasjuive!—Etalors?Reineselevaetsortitlepetitplateaudubuffet;elleouvritlaboîteenmétal
et déposa troisbiscuitsdans la coupelle argentée.ElleordonnaàZofiad'engrignoter au moins un, et sans discuter, elle avait suffisamment souffertcommeçaàl'attendretoutelasoirée!— Assieds-toi et raconte-moi tout ! dit Reine en s'enfonçant dans son
fauteuil.Elle écoutaZofia sans l'interrompre, cherchant à comprendre les desseins
del'hommequiavaitcroisésarouteàplusieursreprises.EllefixaZofiad'unregard inquisiteur et ne brisa le silence qu'elle s'était imposé que pour luidemanderdeluitendreunmorceaudegalette.Ellen'enprenaitqu'àlafindeses repas, mais la circonstance justifiait l'assimilation immédiate de sucresrapides.— Décris-le-moi encore, demanda Reine après avoir croqué un bout de
sablé.Zofia s'amusait beaucoup du comportement de sa logeuse. Vu l'heure
tardive,elleauraitpumettreuntermeàcetteconversationetseretirer,maisleprétexte était parfait pour savourer ces instants précieuxoù la caresse d'unevoix se fait plus envoûtante que celle de la main. En répondant le plussincèrement possible à son interlocutrice, elle se surprit de ne pouvoirattribuer lamoindrequalité à celui qui avait partagé sa soirée, hormispeut-êtreuncertainespritoùlalogiquesemblaitrégnerenmaître.ReinetapotatendrementlegenoudeZofia.—Cetterencontren'estpaslefruitduhasard!Tuesendangerettunele
saismêmepas!LavieilledameserenditcomptequesonintentionavaitéchappéàZofia;
ellesecalaprofondémentdanssonfauteuil.— Il est déjà dans tes veines, il ira jusqu'à ton cœur. Il y récoltera les
émotions que tu y as cultivées avec tant de précautions. Puis il te nourrira
d'espoirs.Laconquêteamoureuseestlapluségoïstedescroisades.—Reine,jecroisvraimentquevousvouségarez!—Non,c'esttoiquibientôtvast'égarer.Jesaisquetumeprendspourune
vieilleradoteuse,maistuverrascequejetedis.Chaquejour,chaqueheure,tuterassurerasdetesrésistances,detesmanières,detesesquives,maisl'enviedesaprésenceserabienplusfortequ'unedrogue.Alorsnesoispasdupedetoi-même,c'esttoutcequejetedemande.Ilenvahiratatête,etriennepourraplustedélivrerdumanque.Nitaraison,nimêmeletempsquiseradevenutonpireennemi.Seulel'idéedeleretrouver,telquetul'imagines,teferavaincrelaplusterribledespeurs:l'abandon...delui,detoi-même.C'estleplusdélicatdeschoixquelavienousimpose.—Pourquoimedites-voustoutça,Reine?Reine contempla dans la bibliothèque le dos de couverture de l'un de ses
albums.Quelqueslignesdenostalgievenaientdes'écriredanssesyeux.—Parcequemavieestderrièremoi!Alorsnefaisrienoufaistout!Pas
detricherie,pasdefaux-semblantet,surtout,pasdecompromis!Zofiaentrelaçaitlesfrangesdutapisentresesdoigts.Reineluiadressaun
regarddetendresseetcaressasescheveux.—Bon,nefaispascettetête-là,ilparaîtquedetempsentempsleshistoires
d'amourfinissentbien!Allez,assezdemotsusés,jen'osemêmepasregardermamontre.Zofia referma doucement la porte et grimpa chez elle.Mathilde dormait
d'unsommeild'ange.
*Les deuxMargarita s'entrechoquèrent dans un tintement de cristal. Assis
profondément dans le canapé de sa suite, Lucas se vanta de préparer cecocktail commepersonne.Amyporta le verre à sa bouche et acquiesça desyeux.D'unevoixterriblementdouceilconfiaêtrejalouxdesgrainsdeselquis'étaientabandonnéssursabouche.Ellelesfitcraquerentresesdentsetjouadesalangue,celledeLucasglissasurleslèvresd'Amy,avantdes'aventurerplusavant,bienplusavant.
*Zofian'allumapaslalumière.Elletraversalapiècedanslapénombrepour
serendre jusqu'à la fenêtrequ'elle fitcoulisserdoucement.Elles'assit sur lerebordetregardalamerourlerlescôtes.Elleemplitsespoumonsdesembrunsquelabriseocéanesoufflaitsurlavilleetregardaleciel,songeuse.Iln'yavaitpasd'étoilesdansleciel....Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...
3.
TroisièmeJour
Il voulut remonter à lui le couvre-lit,mais samain le chercha en vain. Ilouvritunœiletfrottasabarbenaissante.Lucassentitsaproprehaleineetseditquelacigaretteetl'alcoolfaisaientvraimentmauvaisménage.L'affichagedu radio-réveil indiquait six heures vingt et une. À côté de lui, l'oreillerdéfoncéétaitsolitaire.Ilselevaetsedirigeaverslepetitsalon,nucommeunver.Amy,enrouléedanslecouvre-lit,croquaitunepommerougearrachéeàlacorbeilledefruits.—Jet'airéveillé?demanda-t-elle.—Indirectement,oui!Ilyaducafédanscetendroit?—J'aiprislalibertéd'encommanderauroomservice,jeprendsunedouche
etjemesauve.—Si ça ne te dérange pas trop, répondit Lucas, j'aimeraismieux que tu
rentresprendretadouchecheztoi,jesuistrèsenretard!Amyenrestainterdite.Ellesedirigeaaussitôtverslachambreetrécupéra
sesaffaireséparses.Elle s'habilla à la hâte, attrapa ses escarpins et s'engagea dans le petit
corridorverslaportepalière.Lucassortitlatêtedelasalledebains.—Tuneprendsplusdecafé?—Non,jevaisleprendrechezmoiluiaussi,mercipourlapomme!—Iln'yapasdequoi,tuenveuxuneautre?—Non,çairacommeça,j'aiétéravie,bonnejournée.Elle retira la chaînette de sécurité et tourna la poignée. Lucas s'approcha
d'elle.—Jepeuxteposerunequestion?—Jet'écoute!
—Quellessonttesfleurspréférées?—Lucas, tuasbeaucoupdegoût,maisessentiellementdumauvais !Tes
mains sont très habiles, j'ai vraiment passé une nuit d'enfer avec toi, maisrestons-enlà!Ensortant,ellesetrouvanezànezaveclegarçond'étagequiapportait le
plateaudupetitdéjeuner.LucasregardaAmy.—Tuescertainequetuneveuxpasdecafé,maintenantqu'ilestarrivé?—Certaine!—Soisgentille,dis-moipourlesfleurs!Amyinspiraprofondément,visiblementexaspérée.—Onnedemandepasceschoses-lààl'intéressée,çabrisetoutlecharme,
tunesaispasçaàtonâge?— Évidemment que je sais ça, répondit Lucas d'un ton de petit garçon
boudeur,maiscen'estpastoil'intéressée!Amytourna les talons,manquantdepeubousculer legarçonquiattendait
toujoursàl'entréedelasuite.Lesdeuxhommesimmobilesentendirentlavoixd'Amyhurlerdufondducouloir:«Uncactus,ettupeuxt'asseoirdessus!»Silencieux,ilslasuivirentduregard.Unepetitesonnetteretentit:l'ascenseurétaitarrivé.Avantquelesportesnesereferment,Amyajouta:«Undernierdétail,Lucas,tuestoutnu!»
*—Tun'aspasfermél'œildelanuit.—Jedorstoujourstrèspeu...—Zofia,qu'est-cequitepréoccupe?—Rien!—Uneamie,çasaitentendrecequel'autreneditpas.—J'ai tropde travail,Mathilde, jenesaismêmeplusparoùcommencer.
J'aipeurd'êtredébordée,denepasêtreàlahauteurdecequel'onattenddemoi.—C'estbienlapremièrefoisquejetevoisdouter.
—Alors,nousdevonsêtreentraindedevenirdevraiesamies.Zofia se dirigea vers le coin cuisine. Elle passa derrière le comptoir et
remplit la bouilloire électrique. De son lit installé dans le salon, Mathildepouvaitvoirlejourseleversurlabaie,sousunlégercrachind'aube.Debientristesnuagesopacifiaientleciel.—Jehaisoctobre,ditMathilde.—Qu'est-cequ'ilt'afait?—C'est lemoisquienterre l'été.Toutestmesquinà l'automne : les jours
raccourcissent,lesoleiln'estjamaisaurendez-vous,lesfroidstardentàvenir,on regarde nos pull-overs sans encore pouvoir les mettre. L'automne n'estqu'une saloperie de saison paresseuse, rien que de l'humidité, de la pluie etencoredelapluie.—Etc'estmoiquisuissupposéeavoirmaldormi!Labouilloiresemitàtrembloter.Undéclicinterrompitlefrémissementde
l'eau.Zofiasoulevalecouvercled'uneboîteenfer,pritunsachetd'EarlGrey,versa le liquide fumant dans une grande tasse et laissa le thé infuser. EllecomposalepetitdéjeunerdeMathildesurunplateau,ramassalejournalqueReine avait glissé sous la porte comme chaquematin et le lui apporta.Elleaidasonamieàseredresser,remitlesoreillersenplaceetsedirigeaverssachambre. Mathilde souleva la fenêtre à guillotine. La moiteur de l'arrière-saison s'infiltra jusquedans sa jambe, réveillantunedouleur lancinante, ellegrimaça.—J'ai revu l'hommeaunénupharhier soir ! criaZofiadepuis la sallede
bains.—Vousnevousquittezplus!répliquaMathilde,crianttoutaussifort.—Tuparles!Ildînaitjustedanslemêmerestaurantquemoi.—Avecqui?—Uneblonde.—Quelgenre?—Blonde!—Maisencore?— Genre cours après moi tu n'auras pas de mal à me rattraper, j'ai des
talonshauts!
—Vousvousêtesparlé?—Vaguement. Il abafouilléqu'elleétait journalisteetqu'il accordaitune
interview.Zofia entra sous sa douche. Elle tourna les vieux robinets grinçants et
gratifiad'uncoupseclepommeauquitoussapardeuxfois:l'eauruisselasurson visage et son corps. Mathilde ouvrit le San Francisco Chronicle, unephotoattirasonattention.—Iln'apasmenti!cria-t-elle.Zofia,quishampouinaitabondammentsescheveux,ouvritl'œil.Durevers
de lamain, elle tenta de chasser le savon qui la piquait et provoqua l'effetcontraire.—Saufqu'elleestplutôtchâtain...,renchéritMathilde,etplutôtpasmal!Le bruit de la douche cessa, Zofia apparut aussitôt dans le salon. Une
serviette-épongerhabillaitàlatailleetsachevelureétaitcoifféedemousse.—Qu'est-cequeturacontes?Mathildecontemplasonamie.—Tuasvraimentdebeauxseins!—Lessaintssonttoujoursbeaux,sinonceneseraientpasdessaints!—C'estcequej'essaiededireauxmienstouslesmatinsdevantlaglace.—Dequoituparlesexactement,Mathilde?—Detespommes!J'adoreraisquelesmiennessoientaussifières.Zofiacachasapoitrineavecsonavant-bras.—Dequoiparlais-tu,avant?—Probablementdecequit'afaitsortirdeladouchesansterincer!dit-elle
enagitantlejournal.—Commentl'articlepourrait-ilêtredéjàpublié?—Appareils numériques et Internet ! Tu donnes une interview, quelques
heuresplustardtuessurlapremièrepagedujournaletlelendemaintusersàemballerlepoisson!ZofiavoulutprendrelequotidiendesmainsdeMathilde,elles'yopposa.—N'ytouchepas!Tuestrempée.Mathildesemitàlireàvoixhautelespremièreslignesdel'articlequititrait
sur deux colonnes «LAVRAIEASCENSIONDUGROUPEA&H» : unvéritablepanégyriqued'EdHeurtoùlajournalisteencensaitentrenteligneslacarrière de celui qui avait incontestablement contribué au formidable essoréconomiquede la région.Le texteconcluaitque lapetitesociétédesannées1950,devenueungigantesquegroupe,reposaitaujourd'huientièrementsursesépaules.Zofia finit par s'emparer du feuillet et acheva la lecture de la chronique
chapeautéed'unepetitephotoencouleurs.ElleétaitsignéeAmySteven.Zofiareplialepapieretneputrefrénerunsourire.—Elleestblonde!dit-elle.—Vousallezvousrevoir?—J'aiacceptéundéjeuner.—Quand?—Mardi.—Àquelleheure,mardi?Lucasdevaitpasser lachercherversmidi,réponditZofia.Mathildepointa
alorsdudoigtlaportedelasalledebainsenhochantlatête.—Dansdeuxheuresdonc!—Onestmardi?demandaZofiaenramassantàlahâtesesaffaires.—C'estcequiestécritdanslejournal!Zofiaressortitdudressingquelquesminutesplustard.Elleétaitvêtued'un
jeanetd'unpullagrossesmailles,elleseprésentadevantsonamie,enquêteinavouéed'unéventuelcompliment.Mathilde lui jetaunregardet replongeadanssalecture.— Qu'est-ce qui ne va pas ? Les couleurs jurent ? C'est ce jean, non ?
demandaZofia.—On en reparlera quand tu te seras rincé les cheveux, ditMathilde en
feuilletantlespagesdesprogrammesdetélévision.Zofia se contempla dans le miroir posé sur la cheminée. Elle ôta son
chandailetretourna,lesépaulesbasses,verslasalledebains.—C'estbienlapremièrefoisquejetevoistepréoccuperdelafaçondont
tueshabillée...Essaiedemeraconterqu'ilneteplaîtpas,quecen'estpastongenred'homme,qu'ilesttrop«grave»...justepourvoircommenttuledirais!
ajoutaMathilde.Unpetitgrattementsurlaporteprécédal'entréedeReine.Elleavaitlesbras
chargésd'unpanierdelégumesfraisetd'uneboîteencartondontlejolirubantrahissaitlecontenugourmand.—Ondiraitqueletempsn'arrivepasàdéciderdesatenueaujourd'hui,dit-
elleenrangeantlesgâteauxsuruneassiette.—Ondiraitqu'iln'estpasleseul,renchéritMathilde.ReineseretournaquandZofiasortitdelasalledebains,lescheveuxtrèsen
volumecettefois.Elleachevadeboutonnersonpantalonetd'ajusterleslacetsdesestennis.—Tusors?questionnaReine.—J'aiundéjeuner,réponditZofiaendéposantunbaisersursajoue.—JevaistenircompagnieàMathilde.Sielleveutbiendemoi!Etmême
siçal'ennuied'ailleurs,parcequejem'ennuieencoreplusqu'elle,touteseuleenbas.Unesériedecoupsdeklaxonretentitdanslarue.Mathildesepenchaàla
vitre.—Onestbienmardi!ditMathilde.—C'estlui?demandaZofia,restantenretraitdelafenêtre.—Non,c'estFédéralExpress ! Ils livrent leurscolisenPorschecabriolet
maintenant.Depuisqu'ilsontrecrutéTomHanks,ilsnereculentplusdevantrien!Lasonnetteretentitdeuxfois.ZofiaembrassaReineetMathilde,sortitde
l'appartementetdescenditrapidementl'escalier.Installéauvolant,Lucasrelevasapairedelunettesdesoleiletluiadressa
ungénéreuxsourire.ÀpeineZofiaavait-ellerefermésaportièrequelecoupés'élançait à l'assaut des collines de Pacific Heights. La voiture entra dansPresidio Park, elle le traversa et s'engagea sur la bretelle qui conduisait auGoldenGâte.De l'autrecôtéde labaie, lescollinesdeTiburonémergeaientpéniblementdelabrume.—Jevousemmènedéjeuneraubordde l'eau !hurlaLucasdans levent.
Lesmeilleurscrabesdelarégion!Vousaimezlecrabe,n'est-cepas?Parpolitesse,Zofiaacquiesça.L'avantagequandonnesesustentepas,c'est
quel'onpeutchoisirsansaucunedifficultécequel'onnevapasmanger.L'air était doux, l'asphalte défilait enun trait continu sous les rouesde la
voitureetlamusiquequejouaitlaradioétaitenchanteresse.L'instantprésentressemblaitàs'yméprendreàunmorceaudebonheur,qu'ilnerestaitplusqu'àpartager.Lavoiturequittalavoierapidepourunepetiteroute,dontleslacetsse déroulaient jusqu'au port de pêche de Sausalito. Lucas se rangea sur leparkingfaceàlajetée.IlfitletourduvéhiculeetouvritlaportièredeZofia.—Sivousvoulezbienmesuivre.Illuitenditlebrasetl'aidaàs'extrairedel'habitacle.Ilsmarchèrentsurle
trottoir qui bordait lamer.De l'autre côté de la rue, unhommeétait tiré enlaisseparunmagnifiquegoldenretrieveraupelagecouleursable.Enpassantàleurhauteur,ilregardaZofiaets'encastradepleinfouetdansleréverbère.Ellevouluttraverseraussitôtpourluiporterassistance,maisLucaslaretint
parlebras:cegenredechienétaitspécialisédanslessauvetages.Ill'entraînaà l'intérieur de l'établissement.L'hôtesseprit deuxmenus et les guida à unetableenterrasse.LucasinvitaZofiaàprendreplacesurlabanquettequifaisaitfaceà lamer. Il commandaunvinblancpétillant.Elleprit unboutdepainpour le lancer à une mouette perchée sur la balustrade qui la guettait duregard.L'oiseauattrapalemorceauauvolets'élançaversleciel,traversantlabaieàgrandscoupsd'aile.À quelques kilomètres de là, sur l'autre rive, Jules arpentait les quais. Il
s'approcha du bord et envoya d'un coup de pied sec un caillou ricocher parseptfoisavantdeleregardersombrer.Ilenfouitsesmainsdanslespochesdeson vieux pantalon de tweed et regarda le trait de la berge opposée qui sedécoupaitsurl'eau.Sonairétaitaussitroubléquelesflots,sonhumeuraussihouleuse. La voiture de l'inspecteur Pilguez qui quittait le Fisher's Deli etremontaitsirènehurlanteverslavilleletiradesespensées.Unerixeavaitviréà l'émeute dans Chinatown, et toutes les unités étaient appelées en renfort.Julesfronça lesyeux.Ilgrommelaet retournasoussonarche.Assissurunecagette en bois, il réfléchit : quelque chose le contrariait. Une feuille dejournalquivolaitdansleventseposadansuneflaque,justedevantlui.Elles'imbiba d'eau et, petit à petit, la photo de Lucas au verso apparut entransparence. Julesn'aimaitpasdu tout le frissonquivenaitde luiparcourirl'échiné.
*La serveuse déposa sur la table une marmite fumante qui débordait de
pincesdecrabe.LucasservitZofiaetjetaunbrefcoupd'œilauxplastronsquiaccompagnaient le rince-doigts. Il lui en offrit un, qu'elle refusa, Lucasrenonçaégalementàs'enattacherunautourducou.—Jedoisavouerquelabavetten'estpasunaccessoiretrèsseyant.Vousne
mangezpas?demanda-t-il.—Jenecroispas,non.—Vousêtesvégétarienne!—L'idéedemangerdesanimauxmesembletoujoursunpeubizarre.—C'estdansl'ordredeschoses,iln'yariendebizarreàcela.—Unpeu,quandmême,si!—Maistouteslescréaturesdelaterreenmangentd'autrespoursurvivre.—Oui,maismoi lescrabesnem'ont rienfait. Jesuisdésolée,dit-elleen
repoussantlégèrementl'assiettequivisiblementl'écœurait.— Vous avez tort, c'est la nature qui veut ça. Si les araignées ne se
nourrissaientpasd'insectes,ceseraitlesinsectesquinousmangeraient.—Ehbien,justement,lescrabessontdegrossesaraignées,alorsilfautles
laissertranquilles!Lucasseretournaetappelalaserveuse.Ildemandalacartedesdessertset
trèscourtoisementindiquaqu'ilsavaientfini.—Jenedoispasvousempêcherdemanger,ditZofia,rougissante.—Vousm'avezralliéàlacauseducrustacé!Ildéplialacarteetdésignadudoigtunfondantauchocolat.—Jepenseque là,nousneferonsdemalqu'ànous-mêmes.Çadoitbien
chercherdanslesmillecaloriesuntruccommeça!Curieusede tester la justessedeson intuitionsur lesAngesVérificateurs,
Zofia interrogeaLucas sur ses véritables fonctions, il éluda la réponse. Il yavaitd'autressujetsplusintéressantsqu'ilsouhaitaitpartageravecelleet,pourcommencer,cequ'ellefaisaitd'autredanslaviequedeveilleràlasécuritéduportmarchand.Commentoccupait-ellesestempslibres?Mêmeausingulier,dit-elle, l'expression lui semblait étrangère. En dehors des heures qu'elle
passait sur les docks, elle œuvrait dans diverses associations, enseignait àl'institut des malvoyants, s'occupait de personnes âgées et d'enfantshospitalisés.Elleaimait leurcompagnie, ilyavaitentreeuxun traitd'unionmagique.Seuls lesenfantset lespersonnesâgéesvoyaientcequebeaucoupd'hommesignoraient,letempsperdud'avoirétéadultes.Àsesyeux,lesridesde la vieillesse formaient les plus belles écritures de la vie, celles où lesenfantsapprendraientàlireleursrêves.Lucaslaregarda,fasciné.—Vousfaitesvraimenttoutça?—Oui!—Maispourquoi?Zofia ne répondit pas. Lucas avala la dernière gorgée de son café pour
retrouver un semblant de contenance, puis il en commanda un autre. Il prittoutsontempspourleboireettantpissilebreuvageétaitdevenufroid,tantpissilegrisducielviraitausombre.Ilauraitvouluquecetteconversationnes'arrêtepas,pasdéjà,pasmaintenant.IlproposaàZofiadefairequelquespasauborddel'eau.Elleresserralecoldesonpullautourdesoncouetseleva.Elle le remercia pour le gâteau, c'était la première fois qu'elle goûtait auchocolatetelleendécouvraitlasaveurincroyable.Lucasluiditqu'ilcroyaitbienqu'ellesemoquaitdelui,mais,àl'expressionjoyeusequelajeunefemmeluiadressa, il sutqu'ellene luimentaitpas.Uneautrechose ledéroutabienplus encore : à cet instantprécis,Lucas lut l'indicible au fonddesyeuxdeZofia-ellenementaitjamais!Pourlatoutepremièrefois,ledoutelepénétraetilenrestabouchebée.—Lucas,jenesaispascequej'aidit,mais,enl'absenced'araignée,vous
prenezunrisqueénorme!—Pardon?—Sivousgardezlaboucheouvertecommeça,vousallezfinirpargober
unemouche!— Vous n'avez pas froid ? dit Lucas en se redressant, droit comme un
bâton.—Non,çava,maissinousnousmettonsenmarcheçairaencoremieux.La grève était presque déserte. Un immense goéland semblait courir sur
l'eauàlarecherchedesonenvol.Sespattess'arrachèrentauxflots,soulevantquelqueécumeàlacrêtedesvagues.L'oiseaus'élevaenfin,fitunlentvirageet s'éloigna indolemment dans le rai de lumière qui traversait la couche denuages.Lesclaquementsd'ailessefondirentdansleclapotduressac.Zofiasecourba,luttantcontreleventquisoufflaitparbourrasquesenétrillantlesable.Un léger frissonparcourut soncorps.Lucasôta savestepour la luidéposersur les épaules.L'air chargéd'embrunsvenait fouetter ses joues.Sonvisages'éclaira d'un immense sourire, comme un ultime rempart au rire qui lagagnait,unriresansprétexte,sansraisonapparente.—Pourquoiriez-vous?demandaLucas,intrigué.—Jen'enaipaslamoindreidée.—Alorsnevousarrêtezsurtoutpas,celavousvavraimentbien.—Çavabienàtoutlemonde.Unefinepluiesemitàtomber,creusantlaplagedemillepetitscratères.—Regardez,dit-elle,ondiraitlaLune,vousnetrouvezpas?—Si,unpeu!—Vousavezl'airtristetoutàcoup.—Jevoudraisqueletempss'arrête.Zofiabaissalesyeuxetavança.Lucas se retourna pour marcher face à elle. Il continua sa progression à
reculons,précédantlespasdeZofiaquis'amusaitàposerméticuleusementlespiedsdanssestraces.—Jenesaispascommentdireceschoses-là,reprit-ild'unaird'enfant.—Alorsneditesrien.LeventchassalescheveuxdeZofiadevantsonvisage,ellelesrepoussaen
arrière.Unefinemèches'étaitenchevêtréedansseslongscils.—Jepeux?dit-ilenavançantlamain.—C'estdrôle,vousavezl'airtimidetoutàcoup.—Jenem'enrendaispascompte.—Alorsnevousarrêtezsurtoutpas...celavousvavraimentbien.LucasserapprochadeZofiaetl'expressiondeleursdeuxvisageschangea.
Elleressentitaucreuxdelapoitrinequelquechosequ'ellenepossédaitpas:un infime battement qui résonnait jusqu'à ses tempes. Les doigts de Lucastremblaient délicatement, retenant la promesse d'une caresse fragile qu'ildéposasurlajouedeZofia.—Voilà,dit-ilendélivrantsesyeux.Un éclair déchira le ciel obscurci, le tonnerre retentit et une pluie lourde
vints'abattresureux.—J'aimeraisvousrevoir,ditLucas.—Moiaussi,unpeuplusausecpeut-être,maismoiaussi,réponditZofia.IlpritZofiasoussonépauleet l'entraînaencourantvers le restaurant.La
terrasseenboisblanchiavaitétéabandonnée.Ilss'abritèrentsousl'auvententuilesd'ardoiseetregardèrentensemblel'eauquidébordaitdelagouttière.Surla balustrade, la mouette gourmande se moquait bien de l'averse et lesdévisageait. Zofia se pencha et ramassa un quignon de pain trempé. Ellel'essoraetlelançaauloin.Levolatiles'enfuitverslelarge,lagueulepleine.—Commentvousreverrai-je?demandaLucas.—Dequeluniversvenez-vous?Ilhésita.—Quelquechosecommel'enfer!Zofiahésitaàsontour,elleledétaillaetsourit.—C'est ce que disent souvent ceux qui ont vécu àManhattan quand ils
arriventici.Le temps virait à la tempête, maintenant il fallait presque hurler pour
s'entendre.ZofiapritlamaindeLucasetditd'unevoixdouce:—D'abord vousme contacterez. Vous prendrez de mes nouvelles, et au
cours de la conversation vous proposerez un rendez-vous. Là, je vousrépondraiquej'aidutravail,quejesuisoccupée;alorsvoussuggérerezuneautredateetjevousdiraiquecelle-ciconvientparfaitement,car,justement,jeviendraid'annulerquelquechose.Un nouvel éclair zébra le ciel devenu noir. Sur la plage le vent soufflait
désormaisenrafales.Cetempsavaitdesairsdefindumonde.—Vousnevoudriezpasquel'onsemetteplusàl'abri?demandaZofia.—Commentallez-vous?ditLucaspourseuleréponse.
—Bien!Pourquoi?répondit-elle,étonnée.—Parce que j'aurais voulu vous inviter à passer l'après-midi avecmoi...
maisvousn'êtespaslibre,vousavezdutravail,vousêtesoccupée.Peut-êtrequ'undînercesoirseraitparfait?Zofia sourit. Il ouvrit sonmanteaupour l'abriter et l'entraîna ainsi vers la
voiture.Lamerdémontéeabordaitletrottoirdésert.LucasfittraverserZofia.Il lutta pour ouvrir la portière plaquée par les assauts du vent. Le bruitassourdissantdelatempêtes'étouffadèsqu'ilsfurentàl'abrietilsreprirentlaroute sousunepluiebattante.LucasdéposaZofiadevantungarage,commeelle le lui avait demandé.Avant de la quitter, il consulta samontre.Elle sepenchaàsafenêtre.—J'avaisundînercesoir,maisj'essaieraidel'annuler,jevoustéléphonerai
survotreportable.Il sourit, démarra et Zofia le suivit du regard, jusqu'à ce que la voiture
disparaissedansleflotdeVanNessAvenue.Elle allapayer la rechargede sabatterie et les frais de remorquagede sa
voiture. Lorsqu'elle s'engagea dansBroadway, l'orage était passé. Le tunneldébouchait directement au cœurduquartier chaudde laville.Aunpassageclouté,ellerepéraunpickpocketquis'apprêtaitàfondresursavictime.Elleserangeaendoublefile,sortitdelaFordetcourutverslui.Elleinterpellasansménagementl'homme,quireculad'unpas:sonattitude
étaitmenaçante.—Trèsmauvaiseidée,ditZofiaenpointantdudoigtlafemmeàl'attaché-
casequis'éloignait.—T'esflic?—Laquestionn'estpaslà!—Alors,barre-toi,connasse!Et il courut à toute vitesse vers sa proie.Alors qu'il approchait d'elle, sa
chevilledévissaetils'étaladetoutsonlong.Lajeunefemmequiavaitgrimpédans unCablecar ne se rendit compte de rien. Zofia attendit qu'il se relèvepourrejoindresonvéhicule.Enouvrantlaportière,ellesemorditlalèvreinférieure,mécontented'elle-
même. Quelque chose avait interféré avec ses intentions. L'objectif était
atteint,maispascommeellel'auraitvoulu:raisonnerl'agresseurn'avaitpassuffi.Ellerepritlarouteetserenditverslesdocks.
*—Dois-jeallergarervotrevoiture,monsieur?Lucassursautaetrelevala tête, il fixalevoiturierqui ledétaillaitd'unair
étrange.—Pourquoimeregardez-vouscommeça?—Vousrestiezsansbougerdansvotrevoituredepuiscinqbonnesminutes,
alorsjemedisais...—Qu'est-cequevousvousdisiez?—J'aicruquevousnevoussentiezpasbien,surtoutquandvousavezposé
votretêtesurlevolant.—Ehbien,necroyezpas,çavouséviteradestasdedéceptions!Lucas sortit de son coupé et lança les clés au jeune homme. Quand les
portes de l'ascenseur s'ouvrirent, il tomba nez à nez avec Elizabeth, qui sepenchaversluipourluidirebonjour.Lucasfitaussitôtunpasenarrière.— Vous m'avez déjà salué ce matin, Elizabeth, dit Lucas en faisant la
grimace.—Vousaviezraisonpourlesescargots,c'estdélicieux!Bonnejournée!Lesportes de la cabine s'ouvrirent sur le neuvième étage, et elle disparut
danslecouloir.EdaccueillitLucasàbrasouverts.—C'estunebénédictiondevousavoirrencontré,moncherLucas!— On peut appeler cela comme ça, dit Lucas en refermant la porte du
bureau.Ilavançaverslevice-présidentets'installadansunfauteuil.Heurtagitale
SanFranciscoChronicle.—Nousallonsfairedegrandeschosesensemble.—Jen'endoutepas.
—Vousn'avezpasl'aird'allerbien?Lucas soupira. Ed ressentit l'exaspération de Lucas. Il secoua à nouveau
joyeusementlapagedujournaloùfiguraitlepapierd'Amy.—Formidable,l'article!Jen'auraispasfaitmieux.—Ilestdéjàpublié?—Cematin!Commeellemel'avaitpromis.ElleestdélicieusecetteAmy,
n'est-cepas?Elleadûytravaillertoutelanuit.—Quelquechosecommeça,oui.EdpointadudoigtlaphotodeLucas.—Jesuisidiot,j'auraisdûvousremettreunephotodemoiavantlerendez-
vous,maistantpis,vousêtestrèsbienvousaussi.—Jevousremercie.—Vousêtescertainquetoutvabien,Lucas?—Oui,monsieurleprésident,jevaistrèsbien!—Jene sais pas simon instinctme trompe,mais vous avez l'air unpeu
bizarre.Eddéboucha le carafon en cristal, servit unverred'eau àLucas et ajouta
d'unairfaussementcompatissant:—Sivousaviezdessoucis,mêmed'ordrepersonnel,vouspouveztoujours
vous confier à moi. Nous sommes une grandemaisonmais avant tout unegrandefamille!—Vousvouliezmevoir,monsieurleprésident?—Appelez-moiEd!Extatique,Heurtcommentasondînerdelaveillequis'étaitdérouléau-delà
detoutessesespérances.Ilavaitinstruitsescollaborateursdesonintentiondefonderauseindugroupeunnouveaudépartementqu'ilbaptiserait:DivisionInnovations.Lebutdecettenouvelleunitéseraitdemettreenœuvredesoutilscommerciauxinéditspourconquérirdenouveauxmarchés.Edenprendraitlatête :cetteexpérienceseraitpourluicommeunecuredejouvence.L'actionlui manquait. À l'heure où il lui parlait, plusieurs sous-directeurs seréjouissaient déjà à l'idée de former la nouvelle garde rapprochée du futurprésident.Décidément,Judasnevieilliraitjamais...ilsavaitmêmeêtrepluriel,pensaLucas.Poursuivantsonexposé,Heurtconclutqu'unepetiteconcurrence
avec son associé ne pourrait pas faire demal, bien au contraire, un apportd'oxygèneesttoujoursbénéfique.—Vouspartagezcetteopinionavecmoi,Lucas?—Toutàfait,répondit-ilenhochantlatête.Lucasétaitauxanges:lesintentionsdeHeurtallaientbienau-delàdeses
espérances et laissaient présager la réussite de son projet. Au 666 MarketStreet, l'air du pouvoir ne tarderait pas à se raréfier. Les deux hommesdiscutèrentdelaréactiond'Antonio.Ilétaitplusqueprobablequesonassociés'opposeàsesnouvellesidées.Ilfallaituncoupd'éclatpourlancersadivision,maismettreaupointuneopérationd'enverguren'étaitpasunechoseaiséeetdemandait beaucoup de temps, rappela Heurt. Le vice-président rêvait d'unmarchéprestigieuxquilégitimeraitlepouvoirqu'ilvoulaitconquérir.Lucasselevaetposa ledossierqu'il tenait sous lebrasdevantEd. Il l'ouvritpourenextraireunépaisdocument:LazoneportuairedeSanFranciscos'étendaitsurdenombreuxkilomètres,
bordant pratiquement toute la côte est de la ville. Elle était en perpétuellemutation.L'activitédesdockssurvivait,augrandregretdumondeimmobilierqui avait pourtant bataillé ferme pour l'extension du port de plaisance et latransformation des terrains de front demer, les plus prisés de la ville. Lespetitsvoiliersavaienttrouvéunancragedansunesecondemarina,victoiredesmêmespromoteursquiavaient réussiàdéplacer leurbatailleunpeuplusaunord. La création de cette unité résidentielle avait fait l'objet de toutes lesconvoitisesdesmilieuxd'affaires,et lesmaisonsquibordaient l'eaus'étaientarrachées à prix d'or. Plus avant, on avait aussi construit de gigantesquesterminaux qui accueillaient les immenses paquebots. Les flots de passagersqu'ils déversaient suivaient une promenade récemment aménagée qui lesconduisait au quai 39. La zone touristique avait donné naissance à unemultitude de commerces et de restaurants. Lesmultiples activités des quaisétaientsourcedegigantesquesprofitsetd'âpresbataillesd'intérêts.Depuisdixans,lesdirecteursimmobiliersdelazoneportuairesesuccédaientaurythmede un tous les quinzemois, signe indicateur des guerres d'influence qui necessaientdesedéroulerautourdel'acquisitionetdel'exploitationdesrivesdelacité.—Oùvoulez-vousenvenir?demandaEd.Lucassouritmalicieusementetdépliaunplan:surlecartoucheonpouvait
lire«PortdeSanFrancisco,Docks80».
—Àl'attaquedecedernierbastion!Levice-présidentvoulaituntrône,Lucasluioffraitunsacre!Ilserassitpourdétaillersonprojet.Lasituationdesdocksétaitprécaire.Le
travail, toujours dur, était souvent dangereux, le tempérament des dockersfougueux.Unegrèvepouvait s'ypropagerplusvitequ'unvirus.Lucasavaitdéjàfaitlenécessairepourquel'atmosphèreysoitexplosive.—Jenevoispasenquoicelanoussert,ditEdenbâillant.Lucasrepritd'unairdétaché:—Tantque les entreprisesde logistique etde fret paient leurs salaires et
leursloyers,personnen'oselesdéloger.Maiscelapourraitchangerassezvite.Ilsuffiraitd'unenouvelleparalysiedel'activité.— La direction du port n'ira jamais dans cette direction. Nous allons
rencontrerbeaucouptropderésistances.—Celadépenddescourantsd'influence,ditLucas.—Peut-être,repritHeurtendodelinantdelatête,mais,pourunprojetde
cetteenvergure,ilnousfaudraitdesappuistoutausommet.—Cen'estpasàvousqu'il fautexpliquercommentontire lesficellesdu
lobbying!Ledirecteurimmobilierduportestàdeuxdoigtsd'êtreremplacé.Jesuiscertainqu'uneprimededépartl'intéresseraitauplushautpoint.—Jenevoispasdequoivousparlez!—Ed,vousauriezpuinventerlacolleaudosdesenveloppesquicirculent
souslestables!Levice-présidentseredressadanssonfauteuil,nesachantpass'ildevaitse
sentirflattéparcetteremarque.Ensedirigeantverslaporte,Lucasapostrophasonemployeur:—Dans la chemise bleue, vous trouverez aussi une fiche d'informations
détailléessurnotrecandidatàunericheretraite. Ilpasse toussesweek-endsaulacTahoe, ilestcriblédedettes.Débrouillez-vouspourm'obtenirauplusviteunrendez-vousaveclui.Imposezunlieutrèsconfidentiel,etlaissez-moifairelereste.Heurt compulsa nerveusement les folios du dossier. Il regarda Lucas,
médusé,etfronçalessourcils.—ANewYork,vousfaisiezdelapolitique?
Laportesereferma.L'ascenseur était sur le palier,Lucas le laissa repartir à vide. Il sortit son
portable,l'allumaetcomposafébrilementlenumérodesamessagerievocale.«Vous n'avez pas de nouveaumessage », répéta par deux fois la voix auxintonations de robot. Il raccrocha et fit rouler la molette de son téléphonejusqu'àafficherlapetiteenveloppetexto:elleétaitvide.Ilcoupal'appareiletentradanslacabine.Quandilressortitdansleparking,ils'avouaquequelquechose qu'il n'arrivait pas à identifier le troublait : un infime battement aucreuxdesapoitrinequirésonnaitjusquedanssestempes.
*Leconcileduraitdepuisplusdedeuxheures.Lesrépercussionsdelachute
de Gomez au fond de la cale du Valparaiso prenaient des proportionsinquiétantes.L'hommeétaittoujoursenréanimation.Touteslesheures,Mancatéléphonaità l'hôpitalpour s'enquérirdesonétat : lesmédecins réservaientencoreleurdiagnostic.Silecaliervenaitàdécéder,personnenepourraitpluscontrôlerlacolèrequigrondaitsourdementsurlesquais.Lechefdusyndicatde la côte ouest s'était déplacé pour assister à la réunion. Il se leva pour seresservirunetassedecafé.Zofiaenprofitapourquitterdiscrètementlasalleoùsetenaientlesdébats.Ellesortitdubâtimentets'éloignadequelquespaspour se cacher derrière un container. À l'abri des regards indiscrets, ellecomposaunnuméro.L'annoncedurépondeurétaitbrève:«Lucas»,suivaitimmédiatementlebip.—C'estZofia,jesuislibrecesoir,rappelezmoipourmedirecommentnous
nousretrouverons.Àtoutàl'heure.Enraccrochant,elleregardasontéléphoneportableet,sansvraimentsavoir
pourquoi,ellesourit.A la fin de l'après-midi, les délégués avaient reporté à l'unanimité leur
décision. Il leur faudrait du temps pour y voir plus clair. La commissiond'enquêtenepublieraitsonexpertisesurlescausesdudramequetarddanslanuit et le San Francisco Mémorial Hospital attendait également le bilanmédical du matin à venir pour se prononcer sur les chances de survie dudocker.Enconséquence,laséancefutlevéeetreportéeaulendemain.Mancaconvoqueraitlesmembresdubureaudèsqu'ilauraitreçulesdeuxrapports,et
uneassembléegénéralesetiendraitaussitôtaprès.Zofiaavaitbesoindeprendrelegrandair.Elles'accordaquelquesminutes
de répit pourmarcher le longduquai.Àquelquespas, la proue rouilléeduValparaiso se balançait au bout de ses amarres, le navire était enchaînécommeunanimaldemauvaisaugure.L'ombredugrandcargosereflétaitparintermittencesurlesnappeshuileusesquiondulaientaugréduclapot.Lelongdescoursives,deshommesenuniformeallaientetvenaient,s'activantàtoutessortes d'inspections. Le commandant du vaisseau les observait, appuyé à labalustradedesavigie.Àenjugerpar lafaçondont il lançasacigarettepar-dessusbord,ilyavaitfortàcraindrequelesheuresàvenirnesoientencoreplustroublesqueleseauxdanslesquelleslemégots'étiola.LavoixdeJulesrompitlasolitudedulieuquelesmouettesébréchaientdeleurscris.—Çanedonnepasenviedefaireunplongeon,n'est-cepas?Saufsic'estle
grand!Zofiaseretournaet ledétailla tendrement.Sesyeuxbleusétaientusés,sa
barbeinsolente,sesvêtementsdéfraîchis,maisledénuementn'ôtaitrienàsoncharme.Chez cet homme, l'élégance se portait au fonddu cœur. Jules avaitenfouisesmainsdanslespochesdesonvieuxpantalondetweedauxmotifsàcarreaux.—C'estduprince-de-galles,maisjecroisqu'ilyapasmaldetempsquele
princes'estfaitlamalle.—Etvotrejambe?—Disonsqu'elletienttoujoursàcôtédel'autreetquecen'estdéjàpassi
mal.—Vousavezfaitrefairelepansement?—Ettoi,commentvas-tu?—Unpetitmaldetête,cetteréunionn'enfinissaitplus.—Unpeumalaucœuraussi?—Non,pourquoi?—Parcequ'auxheuresauxquelles tu traînespar icicesderniers temps, je
doutequecesoitpourvenirprendrelesoleil.—Çava,Jules,j'avaisjusteenvied'unpeud'airfrais.—Et le plus frais que tu aies trouvé, c'est autour d'un bassin qui pue le
poissoncrevé.Maisjesupposequetudoisavoirraison:tuvastrèsbien!
Leshommesqui inspectaient levieuxbateaudescendirentpar l'échelledecoupée.IlsentrèrentclansdeuxFordnoires(dontlesportièresnefirentaucunbruit en se refermant), qui roulèrent lentement vers la sortie de la zoneportuaire.—Situpensaisprendretajournéedecongédemain,n'ycompteplus!J'ai
bienpeurqu'ellenesoitencorepluschargéequed'habitude.—Jelecrainsaussi.—Alors,oùenétions-nous?repritJules.—Aumomentoùj'allaismedisputeravecvouspourvousemmenerrefaire
votrepansement!Restezlà,jevaischerchermavoiture.Zofianeluilaissapasleloisird'argumenterets'éloigna.—Mauvaisejoueuse!bougonna-t-ildanssabarbe.Aprèsavoir raccompagnéJules,Zofia fit routeverssonappartement.Elle
conduisaitd'unemainetcherchaitsonportabledel'autre.Ildevaitencoresecacheraufonddesongrandsacet,commeelleneletrouvaitpas...lepremierfeupassaaurouge.Àl'arrêt,elleretournalefourre-toutsurlesiègeàsadroiteetpritlecombinéaumilieududésordre.Lucasavaitlaisséunmessage,ilpasseraitlaprendreenbasdechezelleà
sept heures et demie. Elle consulta sa montre, il lui restait exactementquarante-septminutespourrentrerembrasserMathildeetReineetsechanger.Unefoisn'étantpascoutume...ellesepencha,ouvritlaboîteàgantsetposasongyropharebleusurlaplageavant.Sirènehurlante,elleremonta3rdStreetàviveallure.
*Lucass'apprêtaitàquittersonbureau.Ilpritlagabardineaccrochéesurun
cintreauportemanteauetlapassasursesépaules.Iléteignit lalumièreet lavilleapparutennoiretblancderrièrelabaievitrée.Ilallaitrefermerlaportelorsque le téléphone semit à grelotter. Il retourna sur ses pas pour prendrel'appel.Ed l'informaque lerendez-vousqu'ilavaitsolliciteaurait lieuàdix-neufheures trenteprécises.Dans lapénombre,Lucasgriffonna l'adresse surunmorceaudepapier.
— Je vous téléphonerai dès que j'aurai trouvé un terrain d'entente avecnotreinterlocuteur.Lucasraccrochasansplusdecivilitéscls'approchadelavitre.Ilregardait
les ruesquis'étendaientencontrebas.Decettehauteur, les filesde lumièresblanchesetrougesdélinééesparlesfeuxdevoituresdessinaientuneimmensetoile d'araignée qui scintillait dans la nuit. Lucas plaqua son front contre lecarreau,une auréoledebuée se formadevant sabouche, au centre, unpetitpointdelumièrebleueclignotait.Auloin,ungyrophareremontaitversPacificHeights.Lucassoupira,mitlesmainsclanslespochesdesonmanteauetsortitdelapièce.
*Zofiacoupalasirèneetrangealegyrophare;ilyavaituneplacedevantla
portedelamaison,elles'ygaraaussitôt.Ellegrimpal'escalierquatreàquatreetentradanssonappartement.—Ilssontnombreuxàtepoursuivre?demandaMathilde.—Pardon?—Tun'espresquepasdutoutessoufflée,situvoyaistatête!— Je vais me préparer, je suis très en retard ! Comment s'est passée ta
journée?—Al'heuredudéjeuner,j'aifaitunpetitsprintavecCarlLewis,c'estmoi
quil'aibattu!—Tut'esbeaucoupennuyée?—Soixante-quatrevoituressontpasséesdanslarue,dontdix-neufvertes!Zofiarevintverselleets'assitaupieddulit.—Jeferaimonpossiblepourrentrerplustôtdemain.Mathildejetaunœilencoinàlapenduletteposéesurleguéridonethocha
latête.—Jeneveuxpasmemêlerdecequinemeregardepas...—Jesorscesoir,maisjenerentreraipastard.Situnedorspas,onpourra
parler,ditZofiaenselevant.— Toi ou moi ? murmura Mathilde en la regardant disparaître dans la
penderie.Ellereparutdixminutesplustarddanslesalon.Uneservietteentouraitses
cheveux mouillés, une autre sa taille encore humide. Elle posa une petitetrousseentissusurlereborddelacheminéeets'approchadumiroir.—TudînesavecpetitLu?questionnaMathilde.—Ilatéléphoné?!—Non!Paslemoinsdumonde.—Alorscommentlesais-tu?—Commeça!Zofiaseretourna,posasesmainssurseshanchesetfitfaceàMathilde,l'air
trèsdéterminé.—Tuasdevinécommeça,quejedînaisavecLucas?—Saufàmetromper,ilmesemblequecequetutiensdanstamaindroite
s'appelledumascara,etdanstagaucheunpinceauàblush.—Jenevoisvraimentpaslerapport!—Tuveuxquejetedonneunindice?ditMathilded'untonironique.—Tum'enverraisabsolumentravie!réponditZofia,légèrementagacée.—Tuesmameilleureamiedepuisplusdedeuxans...Zofiainclinalatêtedecôté.LevisagedeMathildes'illuminad'unsourire
généreux.—...c'estlapremièrefoisquejetevoistemaquiller!Zofia se retourna vers le miroir sans répondre. Mathilde prit
nonchalamment le supplément des programmes de télévision et enrecommençalalecturepourlasixièmefoisdelajournée.—Nousn'avonspaslatélé!ditZofiaenétalantdélicatementdudoigtun
peudebrillantàlèvres.—Ça tombebien, j'aihorreurdeça ! réponditMathildedu tacau tacen
tournantlapage.LetéléphonesonnadanslesacqueZofiaavaitlaissésurlelitdeMathilde.—Veux-tuquejedécroche?luidemandaielled'unevoixinnocente.Zofiaseprécipitasurlefourre-toutetplongeadedans.Ellepritl'appareilet
s'éloignaàl'autreboutdelapièce.— Non, tu ne veux pas ! grommela Mathilde en attaquant la grille des
programmesdulendemain.Lucas était désolé, il avait pris du retard et il ne pouvait pas passer la
chercher.Unetableleurétaitréservéeàvingtheurestrenteaudernierétagedel'immeuble de laBank ofAmerica surCalifornia Street. Le restaurant troisétoiles qui surplombait la ville offrait unemagnifique vue duGoldenGâte.Zofialerejoindraitlà-bas.Elleraccrocha,gagnalecoincuisineetsepenchaàl'intérieurduréfrigérateur.Mathildeentendit lavoixcaverneusedesonamieluidemander:—Qu'est-cequi te feraitplaisir?J'aiunpeude tempspour tepréparerà
dîner.—Une«omelette-salade-yaourt».Plustard,Zofiaattrapasonmanteaudanslapenderie,embrassaMathildeet
refermadoucementlaportedel'appartement.Elles'installaauvolantdelaFord.Avantdedémarrer,elleabaissalepare-
soleiletseregardaquelquessecondesdans lemiroirdecourtoisie.Lamouedubitative,elle relevasavitreet tourna laclédecontact.Lorsque lavoituredisparutauboutdelarue, levoileà lafenêtredeReineretombadoucementsurlavitre.Zofiaabandonnasonvéhiculeàl'entréeduparkingetremercialevoiturier
enlivréerougequiluitendaitunticket.—J'aimeraisbienêtreceluiavecquivousallezdîner!ditlejeunehomme.—Mercibeaucoup,dit-elle,écarlateetravie.LaportetambourvirevoltaetZofiaapparutdanslehall.Aprèslafermeture
desbureaux,seuls lebaraurez-de-chausséeet lerestaurantpanoramiqueaudernierétagerestaientouvertsaupublic.Ellesedirigeaitd'unpasassuréversl'ascenseur,lorsqu'elleressentitunesingulièresensationdesécheresseenvahirsabouche.Pour la première fois,Zofia avait soif.Elle consulta l'heure à samontre. Comme elle avait dix minutes d'avance, elle avisa le comptoir encuivrederrière lavitrineducaféetchangeadedirection.Elles'apprêtaitàyentrer lorsqu'elle reconnut leprofildeLucas,attablé, enpleineconversationavec le directeur des services immobiliers du port. Elle recula, troublée, et
retournaversl'ascenseur.Quelque temps plus tard, Lucas se laissait guider par le maître d'hôtel
jusqu'àlatableoùZofial'attendait.Elleseleva,ilbaisasamainetl'invitaàs'asseoirfaceàlavue.Au cours du dîner, Lucas posa cent questions auxquelles Zofia répondait
parmilleautres.Ilappréciaitlemenugastronomique,ellenetouchaitàaucunplat, écartant délicatement la nourriture aux quatre coins de l'assiette. Lesinterruptionsdu serveur leur semblaientdurerd'éternellesminutes.Quand ils'approcha encore,muni d'un ramasse-miettes qui ressemblait à une faucillebarbue,Lucasvints'asseoiràcôtédeZofiaetsoufflad'ungrandcoupsurlanappe.— Voilà, c'est propre maintenant ! Vous pouvez nous laisser, merci
beaucoup!dit-ilaugarçon.Laconversationrepritaussitôt.LebrasdeLucastrouvaappuisurledossier
delabanquette,Zofiaressentitlachaleurdesamain,siprochedesanuque.Legarçons'avançaànouveau,aucourrouxdeLucas.Ildéposadevanteux
deux cuillères et un fondant au chocolat. Il fit tourner l'assiette pour la leurprésenter, se redressa droit comme un piquet et annonça fièrement soncontenu.— Vous avez bien fait de le préciser, dit Lucas, agacé, on aurait pu
confondreavecunsouffléauxcarottes!Legarçons'éloignadiscrètement.LucassepenchaversZofia.—Vousn'avezrienmangé.—Jemangetrèspeu,répondit-elleenbaissantlatête.—Goûtez,pourmefaireplaisir,lechocolatestunmorceaudeparadisen
bouche.—Etunenferpourleshanches!reprit-elle.Ilneluilaissapaslechoix,tranchalefondant,portaunecuilleréejusqu'àla
bouchedeZofiaetdéposalechocolatchaudsursalangue.DanslapoitrinedeZofia, les battements sourdaient plus fort et elle cacha sa peur au fond desyeuxdeLucas.—C'estchaudetfroidenmêmetemps,c'estdoux,dit-elle.
Leplateauqueportaitlesommeliers'inclinalégèrement,leverreàcognacglissa. Quand il heurta la pierre au sol, il éclata en sept morceaux, tousidentiques.Lasallesetut,LucastoussotaetZofiabrisalesilence.ElleavaitencoredeuxquestionsàposeràLucas,maisellevoulutqu'illui
prometted'yrépondresansdétour,etilpromit.—Quefaisiez-vousencompagniedudirecteurimmobilierduport?—C'estétrangequevousmedemandiezcela.—Onavaitditsansdétour!LucasregardafixementZofia,elleavaitposésamainsurlatable,lasienne
s'enapprocha.—C'étaitunrendez-vousprofessionnel,commeladernièrefois.— Ce n'était pas une vraie réponse, mais vous anticipez ma seconde
question.Quelestvotremétier?Pourquitravaillez-vous?—Nouspourrionsdirequejesuisenmission.LesdoigtsdeLucaspianotèrentfébrilementsurlanappe.—Quelgenredemission?repritZofia.LesyeuxdeLucasabandonnèrentZofiauninstant,uncertainregardavait
détournésonattention:aufonddelasalle,ilvenaitdereconnaîtreBlaise,lesouriremalinaucoindeslèvres.—Qu'ya-t-il?demanda-t-elle.Vousnevoussentezpasbien?Lucas était métamorphosé. Zofia reconnaissait à peine celui qui avait
partagécettesoiréerichedesentimentsinédits.— Ne me posez aucune question, dit-il. Allez au vestiaire, prenez votre
manteauetrentrezchezvous.Jevouscontacteraidemain,jenepeuxrienvousexpliquermaintenant,j'ensuisdésolé.—Qu'est-cequivousprend?dit-elle,levisageinterdit.—Partez,maintenant!Elleselevaettraversalasalle.Lesmoindresbruitsvenaientàsesoreilles:
le couvert qui tombe, les verres qui s'entrechoquent, le vieuxmonsieur quis'essuie la lèvre supérieure d'un mouchoir presque aussi vieux que lui, lafemme mal habillée qui regarde la pâtisserie dévorée d'envie, l'hommed'affairesquijouesonproprerôleenlisantunjournal,surlecheminentrelestablescecouplequineparleplusdepuisqu'elles'estlevée.Ellepressalepas,
enfin les portes de l'ascenseur se refermèrent. Tout en elle n'était plusqu'émotionscontredites.Ellecourutjusqu'àlarueoùleventlasaisit.Danslavoiturequis'enfuyait,
iln'yavaitplusqu'elleetunfrissondemélancolie.QuandBlaises'assità laplacequeZofiavenaitd'abandonner,Lucasserra
lespoings.—Alors,commentvontnosaffaires?dit-il,jovial.— Qu'est-ce que vous foutez là ? demanda Lucas d'une voix qui ne
cherchaitnullementàcachersonirritation.—Jesuisresponsabledelacommunicationinterneetexterne,alorsjeviens
unpeucommuniquer...avecvous!—Jen'aiaucuncompteàvousrendre!—Lucas,Lucas,allons!Quiparledecomptabilité?Jevienssimplement
m'inquiéter de la santé demon poulain, et, à ce que j'ai vu, il a l'air de seporteràmerveille.Blaisesefitaussimielleuxquefaussementamical.—Jesavaisquevousétiezbrillant,maislà,jedoisavouerquejevousavais
sous-estimé.—Sic'esttoutcequevousaviezàmedire,jevousinviteàprendrecongé!—Jel'airegardéependantquevouslaberciezdevossérénades,etjedois
reconnaîtrequ'aumomentdudessertj'étaisimpressionné!Parcequelà,monvieux,çafriselegénie!Lucas scruta Blaise attentivement, cherchant à décrypter ce qui pouvait
rendrehilareceparfaitabruti.—Lanaturen'apasététrèsheureuseavecvous,Blaise,maisnedésespérez
pas.Ilyaurabienunjourcheznousunepénitentequiauracommisquelquechosede suffisammentgravepourêtrecondamnéeàpasserquelquesheuresdansvosbras!—Nesoyezpasfaussementmodeste,Lucas,j'aitoutcomprisetj'approuve.
Votreintelligencemesurprendratoujours.Lucas se retourna pour demander d'un signe de la main qu'on lui porte
l'addition.Blaises'enemparaettenditunecartedecréditaumaîtred'hôtel.
—Laissez,c'estpourmoi!— Où voulez-vous en venir exactement ? demanda Lucas en reprenant
l'additiondesdoigtsmoitesdeBlaise.—Vouspourriezm'accorderplusdeconfiance.Dois-jevousrappelerque
c'estgrâceàmoiquecettemissionvousaétéconfiée?Alorsnejouonspasauximbécilespuisquenoussavonstrèsbientouslesdeux!—Quesavons-nous?ditLucasenselevant.—Quielleest!LucasserassitlentementetdévisageaBlaise.—Etquiest-elle?—Maiselleestl'autre,moncher...,votreautre!La bouche de Lucas s'entrouvrit légèrement, comme si l'air se raréfiait
soudain.Blaiseenchaîna:—Cellequ'ilsontenvoyéecontrevous.Vousêtesnotredémon,elleestleur
ange,leurélite.BlaisesepenchaversLucas,quifitunmouvementenarrière.— Ne soyez pas dépité comme ça, mon vieux, enchaîna-t-il, c'est mon
métierdetoutsavoir.Jemedevaisbiendevousféliciter.Latentationdel'angen'est plus unevictoire pour notre camp, c'est un triomphe !Et c'est biendecelaqu'ils'agit,n'est-cepas?Lucas avait senti une pointe d'appréhension dans la dernière question de
Blaise.—N'est-cepasvotremétierquedetoutsavoir,monvieux?ajoutaLucas
avecuneironiemêléedecolère.Ilquittalatable.Alorsqu'iltraversaitlasalle,ilentenditlavoixdeBlaise:—J'étaisaussivenuvousdirederallumervotreportable.Onvouscherche!
La personne que vous avez approchée ces dernières heures souhaiteraitbeaucouppouvoirconclureunaccordcesoir.L'ascenseur se referma sur Lucas. Blaise avisa l'assiette de dessert
inachevée,ilserassitettrempasondoigtmoitedanslechocolat.
*
LavoituredeZofiafilaitlelongdeVanNessAvenue,sursonpassagetous
les feux passaient .m vert. Elle alluma le poste de radio et chercha unefréquence rock. Ses doigts frappaient le volant au gré des percussions, ilstapaientintensément,deplusenplusfort,jusqu'àcequeladouleurenvahisseles phalanges. Elle bifurqua dans Pacific Heights et vint se ranger sansménagementdevantlapetitemaison.Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient éteintes.Zofiamonta vers l'étage.
Lorsqu'elle posa son pied sur la troisième marche de l'escalier, la porte deMissSheridans'entrouvrit.Zofiasuivitleraidelumièrequifilaitàtraverslapénombrejusquedansl'appartementdeReine.—Jet'avaisprévenue!—Bonsoir,Reine.—Assieds-toi donc près demoi, tume diras plutôt bonsoir en repartant.
Quoique, à voir ta mine, il est possible qu'on se dise plutôt bonjour à cemoment-là.Zofias'approchadufauteuil.Elles'assitsurlamoquetteetposasatêtesur
l'accoudoir.Reineluicaressalescheveuxavantdeprendrelaparole:—Tuasunequestion,j'espère?Parceque,moi,j'aiuneréponse!—Jesuisbienincapabledevousdirecequejeressens.Zofiase leva,avançavers la fenêtreetsouleva levoile.LaFordsemblait
dormirdanslarue.Reinereprit:—Loindemoil'idéed'êtreindiscrète.Enfin,àl'impossible,nuln'esttenu!
Àmonâge,lefuturrétrécitàvued'œil,etquandonestpresbytecommejelesuis,ilyadequois'inquiéter.Alorschaquejourquipasse,jeregardedevantmoi,aveclafâcheuseimpressionquelaroutevas'arrêteràlapointedemeschaussures.—Pourquoidites-vousça,Reine?—Parcequejeconnais tagénérosité,et tapudeuraussi.Pourunefemme
de mon âge, les joies, les tristesses de ceux qu'on aime sont comme deskilomètres gagnés dans la nuit qui s'annonce. Vos espoirs, vos envies nousrappellent qu'après nous le chemin continue, que ce que nous avons fait denotrevieaeuunsens,mêmeinfime...untoutpetitboutderaisond'être.Alorsmaintenant,tuvasmedirecequinevapas!
—Jenesaispas!—Cequeturessenss'appellelemanque!—Ilyatantdechosesquej'aimeraispouvoirvousdire.—Net'inquiètepas,jelesdevine...ReinesoulevadoucementlementondeZofiadelapointedudoigt.—Réveille-moidonctonsourire;ilsuffitd'uneminusculegrained'espoir
pourplantertoutunchampdebonheur...etd'unpeuplusdepatiencepourluilaisserletempsdepousser.—Vousavezaiméquelqu'un,Reine?— Tu vois toutes ces vieilles photos dans ces albums, eh bien, elles ne
serventstrictementàrien!Laplupartdesgensquisontdessussontdéjàmortsdepuis longtemps et, pourtant, elles sont très importantes pourmoi. Sais-tupourquoi?...Parceque je lesaiprises!Si tusavaiscommejevoudraisquemes jambesm'emmènent encore une fois là-bas ! Profite,Zofia !Cours, neperds pas de temps ! Nos lundis sont parfois éreintants, nos dimanchesmaussades,maisDieuquelerenouvellementdelasemaineestdoux.Reineouvritlapaumedesamain,pritl'indexdeZofiaetluifitparcourirle
traitdesalignedevie.—Sais-tucequ'estleBachert,Zofia?Zofianeréponditpas,lavoixdeReinesefitplusdouceencore:—Écoute bien, c'est la plus belle histoire dumonde : le Bachert est la
personne queDieu t'a destinée, elle est l'autremoitié de toi-même, ton vraiamour.Alors,toutel'intelligencedetavieseradelatrouver...et,surtout,delareconnaître.ZofiaregardaReineensilence.Ellese leva, luidéposaunbaiserpleinde
tendresse sur le front et lui souhaita bonne nuit. Avant de sortir, elle seretournapourluidemanderunedernièrechose:—Ilyaundevosalbumsquej'aimeraisbeaucoupvoir.—Lequel?Tulesastousparcourusunebonnedizainedefois!—Levôtre,Reine.Etlaporteserefermadoucementsurelle.Zofiagravitlesmarches.Sursonpalierelleseravisa,repritl'escaliersans
faire de bruit et réveilla la vieille Ford. La ville était presque déserte. Elle
descenditCaliforniaStreet.Unfeulaforçaàmarquerl'arrêtdevantl'entréedel'immeubleoùelleavaitdîné.Levoiturier lui fitunpetit signeamicalde lamain, elle détourna la tête et regarda Chinatown qui s'ouvrait à sa gauche.Quelquesblocsplusbas,ellerangeasavoiturelelongdutrottoir,traversaleparvisàpied,apposasamainsur laparoiestde laTourpyramidaleetentradanslehall.Elle salua Pierre et se dirigea vers l'ascenseur qui conduisait au dernier
étage. Quand les portes s'ouvrirent, elle demanda à voirMichaël. L'hôtesseétaitdésolée,lejourorientalétaitlevéetsonparrainœuvraitàl'autreboutdumonde.Ellehésita,etdemandasiMonsieurétaitdisponible.—Enprincipeoui,maislà,çarisqued'êtreunpeudifficile.La réceptionniste ne put résister à l'envie de répondre à l'air intrigué de
Zofia.—A vous je peux bien le dire !Monsieur a un dada, un hobby si vous
préférez:lesfusées!Ilenraffole!L'idéequeleshommesenenvoientpleindans leciel le rendhilare. Ilne rate jamaisundépart, Il s'enfermedanssonbureau,allumetoussesécransetpersonnenepeutplusLuiparler.JenevouscachepasqueçadevientunpeuproblématiquedepuisquelesChinoiss'ysontmiseuxaussi!—Etilyaunlancementencemoment?demandaZofia,impassible.—Saufproblèmetechnique, ledécollageestprévudans37minuteset24
secondes!VousvoulezquejeLuilaisseunmessage,c'étaitimportant?—Non,neLedérangezpas,j'avaisjusteunequestion,jereviendrai.—Oùserez-vousunpeuplustard?Quandjelaissedesmémosincomplets,
j'aitoujoursdroitàunepetiteréflexionencoin.—Jevaisprobablementallermarchersur lesquais,enfin, jecrois.Alors,
bonnenuitoccidentale,oubonjouroriental,commevouspréférez!Zofia quitta la Tour. Une fine pluie tombait, ellemarcha sans se presser
jusqu'àsavoitureetrepritlevolantendirectionduquai80,cetautreendroitdelavillequiétaitsonrefuge.Elleeutenvied'airpur,devoirdesarbres,etpritladirectiondunord.Elle
entradansleGoldenGâteParkparlavoieMartinLutherKingqu'elleremontajusqu'aulaccentral.Lelongdelapetiteroute,lesréverbèresdessinaientdes
myriadesdehalosdanslanuitétoilée.Sesphareséclairèrentlapetitecabaneenboisoùlespromeneursviennentlouerdesbarqueslesjoursdebeautemps.Leparkingétaitdésert,elleylaissalaFordetmarchajusqu'àunbancsousunlampadaire,oùelles'assit.Pousséparunebriselégère,ungrandcygneblancdérivaitsurl'eaulesyeuxclos,passantprèsd'unegrenouilleendormiesurunnénuphar.Zofiasoupira.Elle Le vit arriver au bout de l'allée. Monsieur marchait d'un pas
nonchalant,lesmainsdanslespoches.Ilenjambalepetitgrillageetcoupaparlapelouse,évitantlesmassifsdefleurs.Ils'approchaets'assitàcôtéd'elle.—Tuasdemandéàmevoir?—Jenevoulaispasvousdéranger,Monsieur.—Tunemedérangesjamais.Tuasunproblème?—Non,unequestion.LesyeuxdeMonsieurs'éclairèrentunpeuplusencore.—Alorsjet'écoute,mafille.—Nouspassonsnotretempsàprêcherl'amour,maisnouslesanges,nous
nedisposonsquedethéories.Alors,Monsieur,qu'est-cevraimentquel'amoursurterre?IlregardalecieletpritZofiasoussonépaule..—Mais c'est la plus belle chose que j'aie inventée ! L'amour c'est une
parcelled'espoir,lerenouvellementperpétueldumonde,lechemindelaterrepromise.J'aicrééladifférencepourquel'humanitécultivel'intelligence:unmonde homogène aurait été triste à mourir ! Et puis la mort n'est qu'unmomentdelaviepourceluioucellequiasuaimeretêtreaimé.Duboutdupied,Zofiatraçafébrilementunronddanslegravier.—MaisleBachert,c'estunehistoirevraie?Dieusouritetluipritlamain.—Belleidée,n'est-cepas?queceluiquitrouvesonautremoitiédevienne
plusaboutiquel'humanitétoutentière.Cen'estpasl'hommequiestuniqueensoi - si je l'avais voulu ainsi, je n'en aurais créé qu'un ; c'est lorsqu'ilcommence à aimer qu'il le devient. La création humaine est peut-êtreimparfaite, mais rien n'est plus parfait dans l'univers que deux êtres quis'aiment.
—Alors je comprends mieux maintenant, dit Zofia en traçant une lignedroitejusteaumilieudesoncercle.Il se leva, remit sesmainsdans lespoches et s'apprêtait à partir quand II
posasamainsurlatêtedeZofiaetluiditd'uneparoledouceetcomplice:—Jevaisteconfierungrandsecret,laseuleetuniquequestionquejeme
posedepuislepremierjour:Est-cevraimentmoiquiaiinventél'amour,ouest-cel'amourquim'ainventé?S'éloignant d'un pas léger, Dieu regarda son reflet dans l'eau et Zofia
l'entenditgrommeler:—Monsieurpar-ci,Monsieurpar-là, il fautvraimentque jeme trouveun
prénomdanscettemaison...déjàqu'ilsmevieillissentaveccettebarbe...IlseretournaetdemandaàZofia:—Quepenserais-tudeHoustoncommeprénom?Interloquée,Zofialeregardapartir,sessublimesmainsétaientcroiséesdans
sondos,ilcontinuaitdemarmonnertoutseul.—MonsieurHouston,peut-être...Non...Houston,c'estparfait!Etlavoixs'éteignitderrièrelegrandarbre.Zofiarestaseuleunlongmoment.Lagrenouillejuchéesursonnénupharla
regardaitfixement,ellecoassapardeuxfois.Zofiasepenchaetluidit:—Quoi,quoi?!Zofia se leva, rejoignit sa voiture et quitta le Golden Gâte Park. Sur la
collinedeNobHill,unclochersonnaitonzecoups.
*Lesrouesavants'arrêtèrentdetourneràquelquescentimètresdurebord,la
calandre de l'Aston Martin surplombait l'eau. Lucas descendit et laissa laportière ouverte. Il posa son pied droit sur le pare-chocs arrière, soupiraprofondémentetrenonça.Ils'éloignadequelquespas,sentanttournersatête.Ilsepenchaaudessusdel'eauetvomit.—Çan'apasl'aird'allerbienfort!Lucasserelevaetdévisagealevieuxclochardquiluitendaitunecigarette.
—Desbrunes,unpeufortesmaisvulacirconstance,ditJules.Lucas enprit une, Jules avança sonbriquet, la flammeéclaira leurs deux
visagesuncourtinstant.Ilinhalauneprofondeboufféeettoussaaussitôt.—Ellessontbonnes,dit-ilenlançantlemégotauloin.—L'estomacdérangé?demandaJules.—Non!réponditLucas.—Alors,unecontrariétépeut-être!—EtvousJules,commentvavotrejambe?—Commelereste,elleboite!—Alorsremettezdoncvotrebandageavantqueças'infecte,ditLucasen
s'éloignant.Julesleregardasedirigerverslesvieuxbâtimentsàunecentainedemètres
delà.Lucasgrimpaitlesmarchesdel'escalierpiquéderouilleetavançaitsurlacoursivequilongeaitlafaçadeaupremierétage.Julesluicria:—Cettecontrariété,elleseraitplutôtbruneoublonde?MaisLucasn'entenditpas.Laporteduseulbureauàlafenêtreéclairéese
refermasurlui.
*Zofia n'avait aucune envie de rentrer chez elle. En dépit du plaisir
d'hébergerMathilde, une part d'intimité luimanquait. Ellemarchait sous lavieille tour en brique rouge qui dominait les quais déserts. La penduleincrustéedanslechapiteauconiquesonnalademi-heure.Elles'approchadelabordureduquai.Laproueduvieuxcargotanguaitdanslalumièred'uneluneàpeinedélayéed'unlégervoiledebrume.—Jel'aimebien,moi,cerafiot,onalemêmeâge!Luiaussigrincequand
ilbouge,ilestencoreplusrouilléquemoi!ZofiaseretournaetsouritàJules.—Jen'ai riencontre lui,dit-elle,mais, si seséchellesétaientenmeilleur
état,jel'aimeraisencoreplus.—Lematérieln'yestpourriendanscetaccident.
—Commentlesavez-vous?— Les murs des docks ont des oreilles, des petits bouts de mot par-ci
formentdespetitsboutsdephrasepar-là...—VoussavezcommentGomezesttombé?—C'est bien là tout lemystère. Avec un jeune on aurait pu croire à un
moment d'inattention. Depuis le temps qu'on entend dire à la télé que lesjeunessontplusconsquelesvieux...,maisjen'aipaslatéléetledockerétaitun vieux briscard. Personne ne va gober qu'il a dévissé tout seul sur unbarreau.—Ilapuavoirunmalaise?—Possibleaussi,maisresteàsavoirpourquoiilauraiteucemalaise.—Maisvousavezvotrepetiteidée!—J'aisurtoutunpeufroid,cettesaletéd'humiditémerentrejusquedansles
os,j'aimeraisbiencontinuernotreconversationmaisunpeuplusloin.Prèsdel'escalierquimonteauxbureaux, là-bas ily a commeunmicroclimat, ça tedérangeraitquenousfassionsquelquesmètresensemble?Zofia offrit son bras au vieil homme. Ils s'abritèrent sous la coursive qui
longeait la façade.Julessedéplaçadequelquespaspours'installer justeau-dessousdelaseulefenêtreencorealluméeàcetteheuretardive.Zofiasavaitquelespersonnesâgéesavaienttoutesleursmaniesetquepourbienlesaimerilfallaitsavoirnepascontrarierleurshabitudes.—Voilà,onestbienici,dit-il,c'estmêmelàqu'onestlemieux!Ilss'assirentaupieddumur.Juleslissalesplisdesonéternelpantalonau
motifprincede-galles.—Alors,repritZofia,pourGomez?—Moi je ne sais rien !Mais si tu écoutes, il est bien possible que cette
petitebrisenousracontequelquechose.Zofia fronça les sourcils,mais Julesposaundoigt sur ses lèvres.Dans le
silence de la nuit, Zofia entendit la voix grave de Lucas résonner dans lebureau,justeau-dessusdesatête.
*
Heurt était assis au bout de la table en formica. Il poussa un petit colisemballédansdupapierkraftdevant ledirecteurdesservices immobiliersduport.TerenceWallaceavaitprisplaceenfacedeLucas.— Un tiers maintenant. Le second viendra lorsque votre conseil
d'administrationauravoté l 'expropriationdesdockset ledernierdèsque jesignerai le mandat de commercialisation exclusif des terrains, dit le vice-président.—Nous sommesbiend'accordquevos administrateurs devront se réunir
avantlafindelasemaine,ajoutaLucas.—Le délai est terriblement court, gémit l'homme, qui n'avait pas encore
osésaisirlepaquetbrun.— Les élections approchent ! La mairie sera ravie d'annoncer la
transformationd'unezonepolluanteenrésidencesproprettes.Ceseracommeuncadeautombéduciel!renchéritLucasenchassantlepaquetverslesmainsdeWallace.Votretravailnedevraitpasêtresicompliquéqueça!Lucasselevapours'approcherdelafenêtrequ'ilentrebâillaetajouta:—Etpuisquevousn'aurezbientôtplusbesoindetravailler...vouspourrez
même refuser la promotion qu'ils vous offriront pour vous remercier de lesavoirenrichis...— Pour avoir trouvé une solution à une crise annoncée ! repritWallace
d'unevoixminaudiere,entendantunegrandeenveloppeblancheaEd.—Lavaleurdechaqueparcelleest indiquéedanscerapportconfidentiel,
dit-il.Surévaluezlesprixdedixpourcentetmesadministrateursnepourrontpasrefuservotreoffre.Wallaceempoignasondûetsecouajoyeusementlecolis.—Jelesauraitousréunisvendrediauplustard,ajouta-t-il.LeregarddeLucasquis'échappaitparlavitrefutattiréparl'ombrelégère
qui fuyait en contrebas. LorsqueZofiamonta dans sa voiture, il lui semblaqu'elleleregardaitdroitdanslesyeux.LesfeuxarrièredelaForddisparurentauloin.Lucasbaissalatête.—Vousn'avezjamaisd'étatsd'âme,Terence?—Cen'estpasmoiquivaisprovoquercettegrève!répondit-ilenquittant
lebureau.Lucasrefusaqu'Edleraccompagneetrestaseul.
LesclochesdeGraceCathedralsonnèrentminuit.Lucasenfilasagabardine
etglissasesmainsdanslespoches.Enouvrantlaporte,ilcaressaduboutdesdoigts la couverture du petit livre dérobé qui ne le quittait plus. Il sourit,contemplalesétoilesetrécita:—Qu'ilyaitdesluminairesaufirmamentducielpourséparerlejourdela
nuit...etqu'ilsserventdesignespourséparerlalumièredesténèbres.Dieuvitquecelaétaitbon.Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...
4.
QuatrièmeJour
Mathildeavaitgémipresque toutes lesheures, ladouleurn'avait cessédetroublersonsommeiletsanuitn'avaitconnuderépitqu'auxpremièreslueursdumatin. Zofia s'était levée sans faire de bruit, elle s'était habillée et avaitquittél'appartementsurlapointedespieds.Lafenêtredupalierdispensaitunjolisoleil.Enbasdel'escalierelleavaittrouvéReinequirepoussaitdupiedlaported'entrée,lesbraspleinsd'unbouquetdefleursénorme.—Bonjour,Reine.Reine qui serrait une lettre entre ses lèvres ne pouvait répondre, Zofia
avançaaussitôtpourl'aider.Elles'emparadel'immensegerbeetlaposasurlaconsoledel'entrée.—Vousavezétédrôlementgâtée,Reine.—Moinon,maistoioui!Tiens,lepetitmotaussial'aird'êtrepourtoi!
dit-elleenluitendantl'enveloppequeZofia,intriguée,décacheta.Jevousdoisdesexplications,appelez-moi,s'ilvousplaît.Lucas.Zofia rangea le mot dans sa poche. Reine contemplait les fleurs, mi-
admirative,mimoqueuse.— Il ne s'est pas foutu de toi, dis donc ! Il y en a près de trois cents, et
toutesdevariétésdifférentes!Jen'auraijamaisunvasesuffisammentgrand!Miss Sheridan retourna dans son appartement, Zofia lui emboîta le pas,
emportantlesomptueuxbouquetdanssesbras.—Posecesfleursprèsdel'évier,jeteferaidesbouquetsàtaillehumaine,
tulesreprendrasenrentrant.File,jevoisquetuesdéjàenretard.—Merci,Reine,jepasseraitoutàl'heure.—Oui,oui,c'estça,allezouste,jedétestenetevoirqu'àmoitiéettatête
estdéjàailleurs!
Zofiaembrassasalogeuseetquittalamaison.Reinepritcinqvasesdansleplacard qu'elle aligna sur la table, chercha son sécateur dans le tiroir de lacuisineetcommençasescompositions.Ellelorgnasurunelonguebranchedelilasqu'ellemitdecôté.Quandelleentenditleparquetcraquerau-dessusdesatête,elleabandonnasonouvragepourpréparerlepetitdéjeunerdeMathilde.Quelquesinstantsplustard,ellemontaitl'escalierenmarmonnant:—Hôtelière,fleuriste...etpuisquoimaintenant?Nonmais,jetejure!Zofia rangea sa voiture devant le Fisher'sDeli. Elle reconnut l'inspecteur
Pilguezenentrantdanslebar;ill'invitaàs'asseoir.—Commentvanotreprotégée?—Elleserétablitdoucement,sajambelafaitsouffrirplusquesonbras.—C'estnormal,dit-il,onn'aplusbeaucoupde raisondemarcher sur les
mainscesdernierstemps!—Qu'est-cequivousamèneparici,inspecteur?—Lachutedudocker.—Etqu'est-cequivousrendd'humeuraussimaussade?— L'enquête sur la chute du docker ! Vous prenez quelque chose ? dit
Pilguezenseretournantverslecomptoir.Depuis l'accident de Mathilde, l'établissement assurait un service
minimum:endehorsdesheuresdepointe,ilfallaits'armerdepatiencepourobteniruncafé.—Est-cequel'onsaitpourquoiilesttombé?repritZofia.—Lacommissiond'enquêtepensequec'estlebarreaudel'échellequiest
encause.—C'estplutôtunetrèsmauvaisenouvelle,murmuraZofia.—Jenesuispasconvaincuparleursméthodesd'investigation!J'aieuun
petitaccrochageavecleurresponsable.—Àquelsujet?— J'avais l'impression qu'il faisait des gargarismes en répétant le mot
«vermoulu».Leproblème,continuaPilguez,plongédanssespensées,c'estquelepanneaudesfusiblessemblen'intéresseraucundescommissaires!—Quevient-ilfairelà,votretableaudefusibles?—Ici rien,maisprèsde lacale,beaucoup! Iln'yapas trente-sixraisons
pourqu'undockerexpérimentétombe.Soitl'échelleestpourrie,jenedispasqu'elleétaitdepremièrejeunesse...soitilyafauted'inattention:paslegenredeGomez!Àmoinsquelacalenesoittrèssombre,cequidevientlecassilalumières'éteintbrutalement.Alorsl'accidentestquasimentinévitable.—Voussuggérezqu'ils'agiraitd'unactedemalveillance?— Je suggère que le meilleur moyen de faire dévisser Gomez était de
couper les projecteurs pendant qu'il était sur l'échelle ! Il faudrait presqueporterdeslunettesdesoleilpourbosserlà-dedansquandc'estéclairé,àvotreavisquesepasse-t-ilquandtoutestplongédans lenoir?Le tempsquevosyeuxaccommodent,vousperdezl'équilibre.Vousn'avezjamaiseulevertigeenentrantdansunmagasinoudansuncinémaaprèsêtrerestéenpleinsoleil?Imaginezl'effet,perchéenhautd'unescabeaudevingtmètres!—Vousavezdespreuvesdecequevousavancez?Pilguezmit lamaindans sa poche et sortit unmouchoir qu'il posa sur la
table. Il le déplia, découvrant un petit cylindre rond calciné sur toute salongueur.Ilréponditàl'airinterrogatifdeZofia.—J'aiunfusiblegrilléauquelilmanqueunzéroàl'ampérage.—Jenesuispastrèsdouéeenélectricité...—Cemachinétaitdixfoistropfaiblepourlachargequ'ildevaitsupporter!—C'estunepreuveça?—Demauvaisefoientoutcas!Larésistancepouvaittenircinqminutesau
mieuxavantderendrel'âme.—Maistoutçaprouveraitquoi?—Qu'iln'yapasquedans lescalesduValparaisoqu'onnevoitpas très
clair.—Qu'enpenselacommissiond'enquête?Pilgueztrituraitlefusible,sonvisagedissimulaitmalsacolère.—Ellepensequecequej'aientrelesmainsneprouverienpuisquejene
l'aipastrouvésurletableau!—Maisvouspensezlecontraire?—Oui!—Pourquoi?Pilguez fit rouler le coupe-circuit sur la table, Zofia s'en empara pour
l'observerattentivement.—Jel'airamassésousl'escalier,lasurtensionavaitdûl'envoyervaldinguer.
Celuiquiestvenueffacersestracesn'apasdûleretrouver.Surletableau,ilyenavaitunflambantneuf.—Vouscomptezouvriruneenquêtecriminelle?—Pasencore,làaussij'aiunproblème!—Lequel?—Lemotif!Quelpouvaitêtrel'intérêtdefairetomberGomezaufondde
cerafiot?Aquil'accidentpouvait-ilbienservir?Vousavezuneidée?Zofiarésistaaumalaisequil'envahissait,elletoussaetmitsamaindevant
sonvisage.—Paslamoindre!—Mêmepetite?demandaPilguez,suspicieux.—Mêmeminuscule,dit-elleentoussantànouveau.—Dommage,réponditPilguezenselevant.Il traversa le bar, sortit en cédant le passage àZofia et se dirigeavers sa
voiture.Ils'appuyaàsaportièreetseretournaversZofia.—N'essayezjamaisdementir,vousn'avezaucundonpourça!Illuiadressaunsourireforcéets'installaderrièresonvolant,Zofiacourut
verslui.—Ilyaunechosequejenevousaipasdite!Pilguezregardasamontreetsoupira.—Lacommissiond'enquêteavaitmis lebateauhorsdecausehiersoiret
personnen'estretournél'inspecterdepuis.—Alorsqu'est-cequiauraitpulesconvaincredechangerd'avispendantla
nuit?demandal'inspecteur.— La seule chose que je sais, c'est que la mise en cause du navire va
provoquerunenouvellegrève.—Enquoicelabénéficie-t-ilàlacommission?—Ildoitbienyavoirunlien,cherchez-le!—S'ilyenaun,c'estlecommanditairedelachutedeGomez.— Un accident, une conséquence, une seule et même finalité, murmura
Zofia,troublée.— Je vais commencer par aller fouiller dans le passé de la victime pour
écarterd'autreshypothèses.—Jesupposequec'estcequ'ilyademieuxàfaire,ditZofia.—Etvous,oùallez-vous?—Al'assembléegénéraledesdockers.Elles'écartadelaportière,Pilguezmitsonmoteurenmarcheets'éloigna.Ensortantdelazoneportuaireiltéléphonaàsonbureau.Laresponsabledu
dispatchingdécrochaàlaseptièmesonnerie,Pilguezenchaînaaussitôt:—Bonjour,icilespompesfunèbres,ledétectivePilguezafaitunmalaise,
il est décédé en essayant de vous joindre, et nous voulions savoir si vouspréfériezquel'onvousdéposesoncorpsaucommissariatoudirectementchezvous!—Enfin!Ilyaunedéchargeàdeuxblocsd'ici,vousn'avezqu'àledéposer
là-bas,j'irailevoirdèsquej'auraiuneadjointeetquejeneseraiplusobligéededécrochercetéléphonetouteslesdeuxminutes,réponditNathalia.—Gracieux!—Qu'est-cequetuveux?—Tunet'esmêmepasinquiétéeuneseconde?—Tu ne fais plus demalaise depuis que je surveille ta glycémie et ton
cholestérol.Enrevanche,ilm'arrivederegretterl'époqueoùtuallaismangertes œufs en cachette ; au moins, ta mauvaise humeur avait ses heures defaiblesse.C'étaitpourprendredemesnouvellesque tumepassaiscetappelbourrédecharme?—J'aiunserviceàtedemander.—Aumoinsonpeutdirequetusaist'yprendre!Jet'écoutetoujours...— Regarde sur le serveur central tout ce que tu peux trouver sur le
dénommé Félix Gomez, 56 Fillmore Street, carte de docker 54687. Etj'aimeraisbiensavoirquit'aracontéquejemangeaisdesœufsencachette!—Moiaussijesuisdanslapolice,figure-toi.Tumangesaussidélicatement
quetuparles!—Etalors,qu'est-cequeçaprouve?—Quiporteteschemisesaupressing?Bon,jetelaisse,j'aisixlignesen
attente,etilyapeut-êtreunevraieurgence.Une fois queNathalia eut coupé la communication, Pilguez enclencha la
sirènedesonvéhiculeetfitdemi-tour.Ilavaitfalluunebonnedemi-heurepourquelafoulesetaise,laréunionsur
l'esplanade venait à peine de commencer.Manca finissait de lire le rapportmédical du San Francisco Mémorial Hospital. Gomez avait subi troisinterventionschirurgicales.Lesmédecinsnepouvaientprédires'ilreprendraitunjoursontravail,maislesdeuxfêluresauxvertèbreslombairesn'avaientpasentraîné d'atteinte de lamoelle épinière : il était toujours inconscient, maishorsdedanger.Unmurmuredesoulagement traversa l'assemblée,n'apaisantpaspourautant la tensionqui régnait.Lesdockersse tenaientdebout faceàl'estrade improvisée entre deux containers. Zofia s'était installée un peu àl'écart,audernierrang.Mancademandalesilence.—La commission d'enquête a conclu que la vétusté de l'échelle de cale
étaitprobablementresponsabledel'accidentdenotrecamarade.Levisageduresponsablesyndicalétaitgrave.Lesconditionsdetravailqui
leurétaientimposéesavaientmislavied'undeleurscompagnonsendanger,unefoisencorel'und'euxavaitpayédesapersonne.Un filet de fumée âcre s'échappait derrière la porte d'un container qui
jouxtaitlatribuneoùManca s'adressait aux dockers. En allumant son cigarillo, EdHeurt avait
ouvert la fenêtre de sa Jaguar. Il remit l'allume-cigares dans son enclave etpostillonnalesfibresdetabacdéposéessurleboutdesalangue.Ilsefrottalesmains,ravidesentirlacolèregronderàquelquesmètresdelui.—Jenepeuxquevousproposerdevoterl'arrêtillimitédutravail,conclut
Manca.Un lourd silence planait au-dessus des têtes. Une à une les mains se
levaient, cent bras s'étaient dressés,Manca consentit d'un signe de tête à ladécision unanime de ses collègues. Zofia inspira profondément avant deprendrelaparole.—Nefaitespasça!Vousêtesentraindetomberdansunpiège!Elle lut l'étonnementquisemêlaità lacolèresur lesvisages tournésvers
elle.
—Ce n'est pas l'échelle qui a causé la chute de Gomez, reprit Zofia enhaussantleton.—Dequoiellesemêle!criaundocker.—Çat'arrangeraitbienquetaresponsabilitédechefdelasécuriténesoit
pasmiseencause!hurlaunautre.—C'estlamentablededireça!rétorquaZofia.Ellesentitl'agressivitéambianteseretournercontreelle.— On me reproche en permanence de prendre trop de précautions pour
vous,etvouslesaveztoustrèsbien!La rumeur se figea quelques secondes avant qu'un troisième homme ne
reprenne:—Alorspourquoiest-iltombé,Gomez?—Pasàcausedel'échelleentoutcas!réponditZofiaenbaissantlavoixet
latête.Un conducteur de tracteur s'avança en frappant une barre de fer dans le
creuxdesamain.—Tire-toi,Zofia!Tun'espluslabienvenueici.Ellesesentitsoudainmenacéeparlesdockersquiserapprochaient.Ellefit
unpasenarrièreetseheurtaàl'hommequisetenaitderrièreelle.—Donnant,donnant!chuchotaPilguezàsonoreille.Vousm'expliquezà
quisertcettegrève,etjevoustiredecemauvaispas.Jepensequevousavezunepetiteidéesurlaquestion,etvousn'aurezmêmepasàmedirequivousessayezdeprotéger!Elletournalatêteverslui,Pilguezaffichaitunsourirenarquois.—L'instinctpolicier,machère,ajouta-t-ilenfaisantroulerlefusibleentre
sesdoigts.Ilseplaçadevantelleetprésentasonbadgeàlafoule,quis'arrêtaaussitôt.—Ilestbienprobablequelapetitedameait raison,dit-ilensavourant le
silence qu'il venait d'imposer. Je suis l'inspecteur Pilguez de la brigadecriminelledeSanFranciscoetjevaisvousdemanderdebienvouloirreculerdequelquespas,jesuisagoraphobe!Personnen'obéitetdel'estradeMancalança:—Pourquoiêtes-vouslà,inspecteur?
—Pour empêcher vos amis de faire une connerie, et de tomber dans unpiège,commeditlademoiselle!—Etenquoicelavousregarde?repritlechefdusyndicat.—Ça,çameregarde!ditPilguezenlevantlebras,lefusibleauboutdes
doigts.—Qu'est-cequec'est?questionnaManca.— Ce qui aurait dû assurer la continuité de l'éclairage dans la cale où
Gomezesttombé!TouslesvisagessetournèrentversMancaquihaussaleton.—Onnevoitpasoùvousvoulezenvenir,inspecteur.—C'estbiencequejedis,monvieux,etdanslacale,Gomeznonplusne
risquaitpasdevoirgrand-chose.Le petit cylindre en cuivre dessina une parabole au-dessus de la tête des
dockers.Mancalesaisitauvol.—L'accidentdevotrecamaradeestdûàunactedemalveillance,poursuivit
Pilguez.Cecoupe-circuitestdixfoistropfaible,constatezparvous-mêmes.—Pourquoionauraitfaitça?demandaunevoixanonyme.—Pourquevousvousmettiezengrève!réponditlaconiquementPilguez.—Desfusibles,yenapartoutsurlesbateaux,ditunhomme.—Cequevous racontezn'a rienàvoiravec le rapportde lacommission
d'enquête!repritunautre.— Silence ! hurla Manca. Supposons que vous disiez vrai, qui aurait
fomentécecoup?PilguezregardaZofiaetsoupiraavantderépondreauchefdusyndicat:—Disonsquecetaspectdelachosen'estpasencoretoutàfaitélucidé!—Alorspartezd'iciavecvoshistoiresàdormirdebout,clamaundockeren
agitantunpied-de-biche.La main du policier descendit lentement vers son holster. L'assemblée
menaçantesemouvaitverseux,commeunemaréemontantequinetarderaitpas à les submerger. Près de l'estrade, devant un container ouvert, Zofiareconnutceluiquilafixait.—Moijeconnaislecommanditaireducrime!
LavoixposéedeLucasavaitsaisilesdockerssurplace.Touslesvisagessetournèrentverslui.Ilrepoussalaporteouverteducontainerquigrinçasursesgonds,découvrantàlavuedetouslaJaguarqu'ellecachait.Lucaspointadudoigtleconducteurquitournaitfébrilementlaclédudémarreur.—Ilyadegrossesenveloppespourracheterlesterrainssurlesquelsvous
bossez...aprèslagrèvebienentendu.Demandez-lui,c'estl'acheteur!Heurt enclencha brusquement la marche avant, les pneus patinèrent sur
l'asphalte et la voiture de fonction du vice-président deA&Hcommença sacoursefolleentrelesgruespouréchapperàlafureurdesdockers.PilguezordonnaàMancad'allerretenirseshommes.—Dépêchez-vousavantqueçatourneaulynchage!Lechefdusyndicatfitlagrimaceensefrottantlegenou.—J'aiunearthriteterrible,gémit-il,l'humiditédesquais,qu'est-cequevous
voulezc'estlemétierquiveutça!Ilclaudiquaens'éloignant.—Nebougezpasdelà,touslesdeux,grommelaPilguez.Il abandonnaLucas et Zofia pour courir dans la direction où les dockers
s'étaientélancés.Lucaslesuivitduregard.Alors que l'ombre de l'inspecteur se dérobait derrière un tracteur, Lucas
avançaversZofiaetpritsesmainsdanslessiennes.Ellehésitaavantdeposersaquestion.—Vousn'êtespasunVérificateur,n'est-cepas?dit-elled'unevoixpleine
d'espoir.—Non,jenesaispasdequoivousparlez!—Etvousnefaitespasnonpluspartiedugouvernement?—Disonsquejetravaillepourquelquechosede...comparable.Maisjete
doisquandmêmed'autresexplications.Unfracasdetôleretentitauloin.LucasetZofiaseregardèrentetcoururent
tousdeuxdansladirectiond'oùlebruitétaitvenu.—S'ilsmettentlamainsurlui,jenedonnepascherdesapeau!ditLucas
encourantàpetitefoulée.—Alorspriezpourqueçan'arrivepas, réponditZofia en sehissant à sa
hauteur.
— Oh, de toute façon, pour ce qu'elle vaut ! reprit Lucas avec deuxenjambéesd'avance.Zofialedépassaànouveau.—Vousnemanquezvraimentpasd'airquandmême!—Côtésouffle,jesuisinépuisable!Ilgrimaçaenredoublantd'effortspourreprendrelatêtedanslachicanequi
se profilait entre deux piles de containers. Zofia accéléra sa course pourl'empêcherdereveniràsahauteur.—Ilssontlà-bas,dit-elle,horsd'haleinemaistoujoursentête.Lucassprintapourlarejoindre.Auloin,unefuméeblanches'échappaitde
la calandre de la Jaguar empalée sur la fourche d'un chargeur.Zofia inspiraprofondémentpourmaintenirsonallure.—Jem'occupedeluietvousdesdockers...dèsquevousm'aurezrejointe,
dit-elleendonnantunenouvelleimpulsion.Ellecontournalafoulecompactequiencerclaitlacarcasseduvéhicule,ne
voulant pas se retourner au risque de perdre quelques précieuses secondes.EllesedélectaitdelatêtequedevaitfaireLucasdanssondos.—C'estridicule,onnefaisaitpaslacourse,àcequejesache!entendit-elle
criertroisfouléesenarrière.L'assistanceétaitsilencieuseetcontemplaitlavoiturevide.Undesdockers
accourut : le gardien n'avait vu passer personne devant sa guérite, Ed étaitencore prisonnier des quais et devait certainement se cacher à l'abri d'uncontainer.L'assembléesedispersa,chacunpartantdansunedirection,décidéàretrouverlepremierlefuyard.LucasserapprochadeZofia.—Jen'aimeraispasêtreàsaplace!—Ondiraitvraimentqueçaa l'airdevousravir ! répondit-elle,énervée.
Aidez-moiplutôtàlelocaliseravanteux!—Jesuisunpeuàcourtdesoufflelà,maisonsedemandeàquilafaute!— Mais quelle mauvaise foi ! dit Zofia en campant ses mains sur ses
hanches.Quiacommencé?—Vous!LavoixdeJuleslesinterrompit.— Votre conversation a l'air passionnante, mais si vous pouviez la
reprendreunpeuplus tard,nouspourrionspeut-êtresauverunevie.Suivez-moi!Julesleurexpliquaencheminqu'Edavaitabandonnésavoiturejusteaprès
le choc pour se précipiter vers la sortie du port. La meute se rapprochaitdangereusementdeluiquandilétaitpasséàlahauteurdel'archen°7.—Oùest-il?s'inquiétaZofia,marchantaucôtéduvieuxclochard.—Sousunepiledefripes!Julesavaiteuunmalfouàleconvaincredesecacherdanssoncaddie.—J'airarementvuquelqu'und'aussiantipathique!Vouslecroiriezqu'ila
faitsondifficile!repritJulesenrâlant.Quandjeluiaimontrélebassinoùlesdockers allaient lui faire prendre un bain, la couleur de la mousse l'aconvaincuquemonlingen'étaitpassisale.Lucas,quiétaittoujoursenretrait,accéléralepaspours'approcherd'euxet
murmura:—Si!C'estvous!—Absolumentpas!chuchota-t-elleentournantlatête.—Vousavezaccélérélapremière.I—Mêmepas!—Bon,çasuffit,touslesdeux,repritJules.I'inspecteurestauprèsdelui.Il
fauttrouverunmoyendefairesortircethommed'ici,discrètement.Pilguezleurfitunsignedelamain,et touslestroissedirigèrentverslui.
L'inspecteurpritlecommandementdesopérations.—Ilssont tousprèsdesgruesentraindefouillerchaquerecoin,et ilsne
vont pas tarder à venir par ici ! Est-ce que l'un de vous deux peut allercherchersonvéhiculesanssefaireremarquer?La Ford était parquée au mauvais endroit, Zofia attirerait probablement
l'attention des dockers en allant la prendre. Lucas resta muet, traçant de lapointedupieduncercledanslaterrepoussiéreuseduquai.Jules indiquad'un regard àLucas la gruequi déposait sur les docks, non
loind'eux,uneChevroletCamaroenpiteuxétat.C'était laseptièmecarcassequ'elleremontaitdesflots.—Moi je saurais bien où trouver des voitures non loin d'ici, mais leurs
moteurs fontdedrôlesdeblob-blobquanton lesdémarre ! souffla levieuxclocharddansl'oreilledeLucas.
Sous le regard interrogatif de l'inspecteur Pilguez, Lucas s'éloigna enmaugréant:—Jevaisvouscherchercedontvousavezbesoin!Ilrevinttroisminutesplustardauvolantd'unespacieuseChryslerqu'ilgara
devant l'arche. Jules avança le caddie, Pilguez et Zofia aidèrentHeurt à ensortir.Levice-présidents'allongeasurlabanquettearrièreetJuleslerecouvritcomplètementd'unedesescouvertures.—Etvousaurezl'obligeancedelafairenettoyeravantdemelaramener!
ajouta-t-ilenclaquantlaportière.Zofias'installaàcôtédeLucas.Pilguezavançaàsafenêtre.—Netraînezpas!—Onvousledéposeauposte?interrogeaLucas.—Pourquoifaire?réponditlepolicier,dépité.—Vousn'allezpaslepoursuivre?demandaZofia.— La seule preuve que j'avais était un petit cylindre en cuivre de deux
centimètresde long, et j'ai dûm'en séparer pourvous tirer d'affaire !Aprèstout,ajouta l'inspecteurenhaussant lesépaules,éviter lessurtensions...c'estbienàçaqueçasertunfusible,non?Allez,filez!Lucas enclencha la vitesse et la voiture s'éloigna dans un nuage de
poussière.Alorsqu'ilroulaitencorelelongdesquais,lavoieétoufféedeEdsefitentendre.—Vousallezmelepayer,Lucas!Zofiasoulevaunpandelacouverture,dévoilantlevisageécarlatedeHeurt.—Jene suispas sûreque lemoment soit bienchoisi, dit-elled'unevoix
réservée.Mais le vice-président dont les clignements de paupières étaient devenus
incontrôlablesajoutaàl'attentiondeLucas.—Vousêtesfini,Lucas,vousn'avezpasidéedemonpouvoir!Lucas bloqua ses freins, la voiture glissa sur plusieurs mètres. Les deux
mainsposéessurlevolant,LucassetournaversZofia.—Descendez!—Qu'est-cequevousallezfaire?réponditelle,inquiète.
Le tonqu'ilempruntapour réitérersonordrene laissaitaucuneplaceà ladiscussion. Elle descendit et la vitre se referma en couinant. Dans lerétroviseur,HeurtvitlesyeuxsombresdeLucasquisemblaientvireraunoir.—C'estvousquineconnaissezpasmonpouvoir,monvieux !ditLucas.
Maisnevousinquiétezpas,jevaisvousapprendretrèsvite!Il retira la cléde contact et sortit à son tourduvéhicule.Apeine avait-il
avancé d'un pas que toutes les portes se verrouillèrent. Le moteur montaprogressivementenrégimeet,quandEdHeurtseredressa,l'aiguilleducadranau centre du tableau de bord affichait déjà 4 500 toursminute. Les pneuspatinaientsurl'asphaltesansquelavoiturebouge.Lucascroisalesbras,l'airsoucieux,etmurmura:—Quelquechosenemarchepas,maisquoi?Zofias'approchadeluietlesecouasansménagement.—Qu'est-cequevousfaites?À l'intérieurde l'habitacleEdse sentithappéparune force invinciblequi
l'aplatissaitausiège.Ledossierdelabanquettefutbrutalementchassédesesenclaves et propulsé sur la lunette. Pour résister à la force qui le tirait enarrièreHeurts'agrippaàlasangledecuirdufauteuil,lacouturesedéchiraetla dragonne céda. Il saisit désespérément la poignée de la porte, maisl'aspirationétaitsifortequesesarticulationsbleuirentavantd'abandonnerleurvaine résistance. Plus Ed luttait, plus il reculait. Le corps comprimé par unpoidssansmesure,ils'enfonçaitinexorablementversl'intérieurducoffre.Sesonglesgriffèrent le cuir sansplusde succès ; dèsqu'il fut à l'intérieurde lamalle, le dossier de la banquette reprit sa place et la force cessa. Ed étaitdésormais dans le noir. Sur le tableau de bord, l'aiguille du comptetoursrebondissait contre la bordure extrême du cadran. De l'extérieur, levrombissement du moteur était devenu assourdissant. Sous les rouesfumantes, la gomme laissait de grasses empreintes noires, la voiture toutentière tremblait. Anxieuse, Zofia se précipita pour libérer le passager ;l'habitacleétaitvide,ellepaniquaetseretournaversLucasquitrituraitlaclédudémarreur,l'airpréoccupé.—Qu'est-cequevousavezfaitdelui?demandaZofia.—Ilestdanslecoffre,répondit-il,trèsabsorbé.Quelquechosenemarche
vraimentpas...qu'est-cequej'oublie?—Maisvousêtestotalementmalade!Silesfreinslâchent...
Zofia n'eut pas le loisir d'achever sa phrase. Visiblement soulagé, Lucashochalatêteetclaquaaussitôtdesdoigts.Àl'intérieurdelaberline,lelevierdufreinàmainselibéraetlavoitureseprécipitadansleport.Zofiacourutàla bordure du quai, elle se concentra sur l'arrière du véhicule qui émergeaitencoredes flots : le capotde lamalle s'ouvrit, et levice-présidentpataugeadansleseauxépaissesquibordaientlequai80.Flottantcommeunbouchonàladérive,EdHeurts'éloignad'unebrassemaladroiteversl'escalierdepierre,crachant tant qu'il le pouvait. La voiture sombra, entraînant avec elle lesgrandsprojetsimmobiliersdeLucas.Surleparvis,ilportaitaucoindesyeuxlagêned'unenfantprissurlefait.—Vousn'auriezpasunepetitefaim?dit-ilàZofiaquivenaitversluid'un
pasdéterminé.Avectoutçaonaunpeusautéledéjeuner,non?Ellelefusilladuregard.—Quiêtes-vous?—C'estunpeudifficileàexpliquer,réponditil,embarrassé.Zofialuiarrachalaclédesmains.—Vousêtes lefilsdudiableousonmeilleurélèvepourréussirdes tours
pareils?Delapointedupied,Lucastraçaunelignedroiteauparfaitmilieuducercle
qu'il avait dessiné dans la poussière. Il baissa la tête et répondit d'un airpenaud:—Vousn'avezdonctoujourspascompris?Zofiareculad'unpas,puisdedeux.—Jesuissonenvoyé...sonélite!Elleplaquasamainàsabouchepourétouffersoncri.—Pasvous...,murmura-t-elle en regardantLucasunedernière fois avant
des'échapperencourant.Ellel'entenditcriersonprénom,maislesmotsdeLucasn'étaientdéjàplus
quequelquessyllabeshachéesparlevent.— Et merde, toi non plus tu ne m'avais pas dit la vérité ! dit Lucas en
effaçantlecercled'uncoupdepiedrageur.
*
Danssonimmensebureau,Luciferéteignitsonécrandecontrôle,levisage
de Lucas devint une infime pointe blanche qui s'évanouit au centre dumoniteur. Satan pivota dans son fauteuil et appuya sur le bouton del'interphone.—Faites-moivenirBlaisetoutdesuite!
*Lucasmarcha jusqu'auparkingetquitta lesdocksàbordd'unDodgegris
clair.Labarrièrefranchie,ilcherchaaufonddesespochesunepetitecartedevisitequ'ilcoinçasurleparesoleil.Ilpritsontéléphoneportableetcomposalenumérodelaseulejournalistequ'ilconnaissaitbibliquement.Amydécrochaàlatroisièmesonnerie.—Jenesaistoujourspaspourquoituespartiefâchée?dit-il.—Jenem'attendaispasàcequeturappelles,tumarquesunpoint.—J'aiunserviceàtedemander!—Tuviensdereperdrelepoint!Etmoi,qu'est-cequej'ygagne?—Disonsquej'aiuncadeaupourtoi!—Sicesontdesfleurs,tutelesgardes!—Unscoop!—Quetuvoudraisquejepublie,j'imagine!—Quelquechosecommeça,oui.— Uniquement si le tuyau est assorti d'une nuit aussi brûlante que la
dernière.—Non,Amy,cen'estpluspossible!—Etsijerenonceàladouche,c'esttoujoursnon?—Toujours!—Çamedésespèrequedestypescommetoitombentamoureux!— Branche ton magnétophone, c'est au sujet d'un certain magnat de
l'immobilier dont les déconvenues vont faire de toi la plus heureuse desjournalistes!
LeDodge filait le longde3rd Street ;Lucas acheva la communication etbifurquadansVanNessenremontantversPacificHeights.
*Blaise frappa trois coups, il essuya sesmainsmoites sur son pantalon et
entra.—Vousavezdemandéàmevoir,Président?—Tuas toujoursbesoindeposerdesquestions idiotesdont tuconnais la
réponse?Restedebout!Blaise se redressa, terriblement inquiet. Président ouvrit son tiroir et fit
glisser une chemise rouge jusqu'à l'autre bout de la table. Blaise partit lachercheràpetitefouléeetrevintaussitôtseplanterdevantsonmaître—Atonavis,imbécile,jet'aifaitveniricipourteregardertournerautour
demonbureau?Ouvrelapochette,crétin!Blaisetournanerveusementlerabatencartonetreconnutaussitôtlaphoto
oùLucastenaitZofiadanssesbras.—J'enferaisbiennotrecartedevœuxdefind'année,maisilmemanque
unelégende!ajoutaLuciferentapantdupoingsurlatable.J'imaginequetuvasmelatrouver,puisquec'esttoiquiaschoisinotremeilleuragent!— Formidable cette photo, n'est-ce pas ? bredouilla Blaise, qui suait de
toutesparts.—Alorslà,repritSatanenécrasantsacigarettesurleplateauenmarbre,ou
tonhumourdépassel'entendementouquelquechosed'intelligentm'échappe.—Vousnepensiezquandmêmepas,Président,que...maisnon...enfin...
voyons ! enchaînaBlaise d'un ton affecté.Tout cela est prévu et totalementcontrôlé ! Lucas a des ressources insoupçonnées, il est décidémentincroyable!Satan sortit une nouvelle cigarette de sa poche et l'alluma. Il inhala une
profondeboufféeetexpiralafuméedevantlevisagedeBlaise.—Faistrèsattentionàcequetuesentraindemeraconter...—Nousvisonsl'échecetmat...ehbien,noussommesentraindeprendrela
reinedevotreadversaire.
Luciferselevaetmarchajusqu'àlabaievitrée.Ilposasesdeuxmainssurlecarreauetréfléchitquelquesinstants.—Arrêteavectesmétaphores,j'aihorreurdeça.Espéronsquetudisvrai...
lesconséquencesd'unmensongeseraientinfernalespourtoi.—Nousn'avonsaucunsouciàVousfaire!gémitBlaiseenseretirantsurla
pointedespieds.Dèsqu'ilfutseul,Satanrevints'installeràl'extrémitédelalonguetable.Il
allumasonécrandecontrôle.— On va quand même vérifier deux ou trois choses, grommela-t-il en
appuyantànouveausurleboutondel'interphone.
*LucasroulaitsurVanNess,ilralentitpourtournerlatêteàl'intersectionde
PacificStreet,ouvritsavitre,allumalaradioetpritunecigarette.EnpassantsouslespilesduGoldenGâte,iléteignitlaradio,jetasacigarette,refermalafenêtreetrouladanslesilenceversSausalito.
*Zofia avait garé sa Ford au fond du parking. Elle avait emprunté les
escaliers et refait surface sur Union Square. Elle traversa le petit parc etmarchasansbut.Dansl'alléediagonale,elles'assitsurunbancoùunejeunefemmepleurait.Llle luidemandacequin'allaitpas,mais, avantdepouvoirentendresaréponse,ellesentitlechagrinnoyersagorge.—Jesuisdésolée,dit-elleens'éloignant.Elleerralelongdestrottoirs,flânantdevantlesvitrinesdescommercesde
luxe.ElleregardalaporteàtambourdugrandmagasinMacy'setsansmêmes'en rendre compte s'engouffra dans le tourniquet. A peine était-elle entréequ'une hôtesse, vêtue de pied en cap d'un uniforme jaune poussin, luiproposait de l'asperger généreusement de la dernière senteur à la mode,CanaryWharf.Zofiadéclinacourtoisementd'unsourireeffacéetluidemandaoùtrouverleparfumHabitRouge.
Lajeunedémonstratricenecherchapasàmasquersonagacement.—Deuxièmestandsurvotredroite!dit-elleenhaussantlesépaules.LorsqueZofias'éloigna,lavendeusevaporisadanssondosdeuxpschittde
fumetjaune.—Lesautresaussiontledroitd'exister!Zofia s'approcha du présentoir. Elle souleva timidement le flacon de
démonstration, dévissa le bouchon rectangulaire et posa deux gouttes deparfumà l'intérieurde sonpoignet.Elleavança samainprèsde sonvisage,inspiral'essencesubtileetfermalesyeux.Soussespaupièrescloses,labrumelégèrequiflottaitsousleGoldenGâtefaisaitcapaunordversSausalito:surlapromenadedéserte,unhommeencompletnoirymarchaitseul le longdel'eau.Lavoix d'une vendeuse la rappela aumonde.Zofia regarda autour d'elle.
Des femmes, lesbraschargésdesacsenrubannés, seprécipitaientd'alléeenallée.Zofiabaissa la tête, remit la fiole enplace, puis sortit dumagasin.Après
avoir récupéré sa voiture, elle se rendit au centre de formation pour lesmalvoyants.Laleçondujournefutquesilence,sesélèveslerespectèrenttoutaulongducours.Lorsquelaclocheretentit,elleabandonnasachaiseperchéesur l'estrade et leur dit simplement «merci » avant de quitter la salle. Ellerentra chez elle et découvrit un grand vase qui garnissait le hall de fleurssomptueuses.—Impossibledelemontercheztoi!ditReineenouvrantsaporte.Çate
plaît,c'estgaidanscetteentrée,non?—Oui,ditZofiaensemordillantlalèvre.—Qu'est-cequetuas?—Reine,vousn'êtespasdugenreàdire«jet'avaisprévenue»?—Non,cen'estpasdutoutmongenre!— Alors, vous pourriez mettre ce bouquet chez vous, s'il vous plaît ?
demandaZofiad'unevoixfragile.Elle grimpa aussitôt à l'étage. Reine la regarda s'enfuir dans l'escalier ;
lorsqu'elledisparutdesavue,ellemurmura:—Jetel'avaisdit!
Mathildeposasonjournaletdévisageasonamie.—Tuaspasséunebonnejournée?—Ettoi?réponditZofiaenposantsonsacaupiedduportemanteau.— C'est une réponse ! Remarque, à voir ta tête, la question n'était pas
urgente.—JesuisfatiguéeMathilde!—Vienst'asseoirsurmonlit!Zofiaobéit.Lorsqu'elleselaissachoirsurlematelas,Mathildegémit.—Jesuisdésolée,ditZofiaenseredressant.Alorstajournée?—Passionnante ! repritMathilde engrimaçant. J'ai ouvert le frigo, lancé
unebonnevanne,tuconnaismonhumour,çaafaitexploserunetomatederireetducoupj'aipassélerestedel'après-midiàfaireunshampooingaupersil!—Tuasbeaucoupsouffertaujourd'hui?— Seulement pendant mon cours d'aérobic ! Tu peux te rasseoir mais
délicatementcettefois.MathilderegardaparlafenêtreetditaussitôtàZofia:—Restedebout!—Pourquoi?demandaZofia,intriguée.—Parceque tuvas te releverdansdeuxminutes, réponditMathilde sans
déviersonregard.—Qu'est-cequ'ilya?—Jenepeuxpascroirequ'ilremetteça!ricanaMathilde.Zofiaécarquillalesyeuxetreculad'unpas.—Ilestenbas?—Qu'est-cequ'ilestcraquant,siseulementc'étaitsonjumeau,ilyenaurait
unpourmoi!Ilt'attend,assissurlecapotdesavoiture,avecdesfleurs,allez,descends!ditMathilde,déjàseuledanslapièce.Zofia était sur le trottoir. Lucas se releva et tendit à mains jointes le
nénupharrouxquisetenaitfièrementplantédanssonpotenterrecuite.—Jenesaistoujourspasquellessontvospréférées,maisaumoins,celle-ci
vouspousseàmeparler!Zofialedévisageasansriendire.Ilavançaverselle.
—Jevousdemandedemelaisseraumoinsunechancedevousexpliquer.—Expliquerquoi?dit-elle.Iln'yaplusrienàexpliquer.Elletournaledos,rentrachezelle,s'arrêtaaubeaumilieuduhallpourfaire
demi-tour,ressortitdanslarue,marchajusqu'àluisansprononcerunseulmot,s'emparadunénupharetretournadanslamaison.Laporteclaquaderrièreelle.Reineluibarral'accèsàl'escalieretconfisqualafleurd'eau.—Jem'enoccupeettoijetedonnetroisminutespourmontertepréparer.
Fais ta coquette et ta difficile, c'est très féminin, mais n'oublie pas que lecontrairedetoutc'estrien!Etrien,cen'estpasgrand-chose...allez,file!Zofiavoulutrépliquer,maisReinecampasesmainssursesdeuxhancheset
affirmad'untonautoritaire:—Iln'yapasde«mais»quitienne!Enentrantdansl'appartementZofiasedirigeaverslapenderie.—Jenesaispaspourquoi,maisdèsquejel'aivuj'aipressentiunjambon
puréeentêteàtêteavecReinecesoir,ditMathildeenadmirantLucasparlafenêtre.—Çava!répliquaZofia,énervée.—Trèsbien,ettoi?—Nemecherchepas,Mathilde,cen'estpaslemoment.—Là,mavieille,j'ail'impressionquetut'estrouvéetouteseule!Zofiadécrochasonimperméableduportemanteauetsedirigeaverslaporte
sansrépondreàsonamiequilarappelad'unevoixfranche:—Leshistoiresd'amourfinissenttoujourspars'arranger!...Saufpourmoi.—Arrête avec tes remarques, veux-tu, tu n'asmême pas idée de quoi tu
parles,réponditZofia.—Si tu avais connumon ex, tu aurais eu une idée de ce qu'est l'enfer !
Allez,passeunebonnesoirée.Reine avait posé le nénuphar sur un petit guéridon. Elle le regarda
attentivementetmurmura:«Aprèstout!»Jetantunœilàsonrefletdanslemiroirau-dessusdelacheminée,elleremithâtivementenordresescheveuxargent et se dirigea d'un pas discret vers l'entrée. Elle glissa sa tête dansl'encadrementde laporte etmurmura àLucasqui faisait les cent pas sur letrottoir : «Elle arrive ! »Elle rentra vite chez elle en entendant les pas de
Zofia.Zofias'approchadelaberlinemauveàlaquelleLucasétaitadossé.—Pourquoiêtes-vousvenuici?Qu'est-cequevousvoulez?—Unedeuxièmechance!— On n'a jamais une seconde chance de faire une première bonne
impression!—Cesoir,çam'arrangeraitbeaucoupdevousprouverquec'estfaux.—Pourquoi?—Parceque.—C'estunpeucourtcommeréponse!—ParcequejesuisretournéàSausalitocetaprès-midi,ditLucas.Zofialeregarda,c'étaitlapremièrefoisqu'elleledevinaitfragile.—Jenevoulaispasquelanuit tombe,repritil.Non,c'estpluscompliqué
quecela.Ne«pasvouloir»atoujoursfaitpartiedemoi,cequiétaitétrangetoutàl'heurec'étaitdeconnaîtrelecontraire,pourunefoisj'aivoulu!—Vouluquoi?—Vousvoir,vousentendre,vousparler!—Etpuisquoid'autreencore!Quejetrouveuneraisondevouscroire?—Laissez-moivousemmener,nerefusezpascedîner.—Jen'aiplusfaim,dit-elleenbaissantlesyeux.—Vousn'avezjamaiseufaim!Iln'yapasquemoiquin'aipastoutdit...Lucasouvritlaportièredelavoitureetsourit.—...Jesaisquivousêtes.Zofialedévisageaetmontaàbord.Mathilde lâcha le pan du rideau qui glissa lentement sur le carreau. Au
mêmemoment,unvoilageretombaitsurunefenêtredurez-de-chaussée.Lavoituredisparutauboutdelaruedéserte.Sousunefinepluied'automne,
ilsroulaientsansriensedire,Lucasconduisaitàpetiteallure,Zofiaregardaitau-dehors,cherchantdanslecieldesréponsesauxquestionsqu'elleseposait.—Depuisquandsavez-vous?demanda-t-elle.—Quelquesjours,réponditLucas,gêné,ensefrottantlementon.
—Demieuxenmieux!Etpendanttoutcetemps-làvousn'avezriendit!—Vousnonplus,vousn'avezriendit.—Moijenesaispasmentir!—Etmoi,jenesuispasprogrammépourdirelavérité!—Alorscommentnepaspenserquevousaveztoutmanigancé,quevous
memanipulezdepuisledébut?— Parce que ce serait vous sous-estimer. Et puis ça pourrait bien être
l'inverse,touslescontrairesexistent!Lasituationactuellesemblemedonnerraison.—Quellesituation?— Toute cette douceur, envahissante et étrangère. Vous, moi, dans cette
voituresanssavoiroùaller.—Quevoulez-vousfaire?demandaZofia,leregardabsenttournéversles
piétonsquidéfilaientsurlestrottoirshumides.—Jen'ensaisabsolumentrien.Resterauprèsdevous.—Arrêtezça!Lucaspilaetlavoitureglissasurl'asphaltemouillépouracheversacourse
aupiedd'unfeu.—Vousm'avezmanqué toute la nuit, et toute la journée. Je suis reparti
marcher jusqu'à Sausalito, en mal de vous, mais là-bas aussi vous memanquiez;vousmemanquiezetc'étaitdoux.—Vousignorezlesensdecesmots.—Jeneconnaissaisqueleurantonyme.—Arrêtedemefairelacour!—Jerêvaisquenousnoustutoyionsenfin!Zofianeréponditpas.Lefeupassaàl'orangepuisauvert,puisàl'orange
puisaurouge.Lesessuie-glaceschassaientlapluie,cadençantlesilence.—Etpuis,jenevousfaispaslacour!ditLucas.— Je n'ai pas dit que vous la faisiez mal, répondit Zofia en hochant
franchementlatête,j'aiditquetulafaisais,c'estdifférent!—Etjepeuxcontinuer?demandaLucas.—Noussommesassaillisd'appelsdephares.
—Ilsn'ontqu'àattendre,c'estrouge!—Oui,pourlatroisièmefois!—Jenecomprendspascequim'arrive,jenecomprendsplusgrand-chose
d'ailleurs,maisjesaisquejemesensbienprèsdevousetquecesmots-lànonplusnefontpaspartiedemonvocabulaire.—C'estunpeutôtpourdiredeschosespareilles.—Parcequ'enplusilyadesmomentspourdirelavérité?—Oui,ilyena!—Alors là j'aivraimentbesoind'êtreaidé;êtresincère,c'estencoreplus
compliquéquejenelepensais!— Oui, c'est difficile d'être honnête, Lucas, bien plus que vous ne
l'imaginez, et c'est souvent ingrat et injuste, mais ne pas l'être c'est voir etprétendre être aveugle. Tout ça est tellement compliqué à vous expliquer.Noussommestrèsdifférentsl'undel'autre,vraimenttropdifférents.—Complémentaires,dit-il,pleind'espoir,làjesuisd'accordavecvous!—Non,vraimentdifférents!—Etdirequecesmotssortentdevotrebouche...Jecroyaisque...—Vouscroyezdésormais?—Nesoyezpasméchante,jepensaisentoutcasqueladifférence...mais
j'ai dû me tromper, ou plutôt j'avais raison, ce qui est paradoxalementdésolant.Lucas sortit de la voiture, laissant sa portière ouverte. Le vacarme de
klaxonsaugmentalorsqueZofiasemitàcourirderrièreluisouslapluie.Ellel'appelait,maisilnel'entendaitpas,l'averseavaitredoubléd'intensité.Ellelerattrapaenfinetagrippasonbras,ilseretournaetluifitface.LescheveuxdeZofia étaient plaqués sur son visage, il en écarta délicatement une mècherebelleàlacommissuredeseslèvres,ellelerepoussa.—Nosmondesn'ontrienencommun,noscroyancessontétrangères,nos
espoirsdivergents,nosculturessontsiéloignées...oùvoulezvousqu'onaillealorsquetoutnousoppose?—Vousavezpeur !dit-il.C'est ça,vousêtespétrifiéede trouille.Contre
vos ordres établis, c'est vous qui refusez de voir, vous qui parliezd'aveuglement et de sincérité. Vous prêchez la bonne parole à longueur de
journée,maisdénuésd'actelessermentsnesontrien.Nemejugezpas,c'estvrai, je suis votre opposé, votre contraire, votre dissemblance, mais je suisaussivotreressemblance,votreautremoitié.Jenesauraispasvousdécrirecequejeressensparcequejeneconnaispaslesmotspourqualifiercequimehante depuis deux jours, au point de me laisser croire que tout pourraitchanger, monmonde, comme vous disiez, le vôtre, le leur. Jeme fous descombats que j'ai menés, je me moque de mes nuits noires et de mesdimanches, je suis un immortel qui pour la première fois a envie de vivre.Nouspourrions nous apprendre l'un l'autre, nous découvrir et finir par nousressembler...avecletemps.Zofiaposaundoigtsursabouchepourl'interrompre:—Letempsdedeuxjours?—...Ettroisnuits!Maisellesvalentbienunepartdemonéternité,reprit
Lucas.—Vousrecommencez!Un coup de tonnerre explosa dans le ciel, l'ondée devenait un orage
menaçant.Illevalatêteetregardalanuitquiétaitnoirecommeellenel'avaitjamaisété.—Dépêchez-vous,dit-ild'untondéterminé,ilfautquenouspartionsd'ici
toutdesuite,j'aiuntrèsmauvaispressentiment.Sansplusattendre,ilentraînaZofia.Dèsquelesportièresfurentclaquées,il
brûla le feu, abandonnant les conducteurs agglutinés à son pare-chocs. Iltournabrutalementàgaucheets'engageaàl'abridesregardsindiscretsdansletunnel qui passait sous la colline. Le souterrain était désert, Lucas accéléradans la longue lignedroitequidébouchait sur lesportesdeChinatown.Lestubesdenéondéfilaientau-dessusdupare-brise,illuminantl'habitacled'éclatsblancsintermittents.Lesessuie-glacess'immobilisèrent.—Probablementunfauxcontact,ditLucasaumomentoùlesampoulesdes
phareséclataientsimultanément.—Desfauxcontacts!rétorquaZofia.Freinez,onn'yvoitpresquerien.—J'adorerais,réponditLucasenappuyantsurlapédalequin'opposaitplus
aucunerésistance.Il leva le pied de l'accélérateur,mais lancée à cette vitesse, la voiture ne
s'arrêteraitjamaisavantlafindutunneloùcinqavenuessecroisaient.Celane
portaitpourluiàaucuneconséquence,ilsesavaitinvincible,maisiltournalatêteetconsidéraZofia.Enunefractiondeseconde, ilserra levolantà touteforceetcria:—Accrochez-vous!D'unemain assurée, il dévia sa course pour plaquer le véhicule contre la
glissière qui bordait la paroi carrelée, de grandes gerbes d'étincelles vinrentlécher la vitre. Deux détonations résonnèrent : les pneus avant venaientd'éclater.Laberlinefituneséried'embardéesavantdesemettreentravers.Lacalandre percuta le rail de sécurité et l'essieu arrière se souleva, entraînantaussitôt la voiture dans une valse de tonneaux. La Buick était maintenantcouchée sur le toit et glissait inexorablement vers la sortie du tunnel. Zofiaserralespoingsetlavoitures'immobilisaenfinàquelquesmètresseulementducarrefour.Mêmelatêteàl'envers,ilsuffitàLucasderegarderZofiapoursavoirqu'elleétaitindemne.—Vousn'avezrien?luidemanda-t-elle.—Vousplaisantez!dit-ilens'époussetant.— C'est ce qu'on appelle une réaction en chaîne ! reprit Zofia en se
contorsionnantpoursesoustraireàl'inconfortdesaposition.—Probablement,sortonsde làavantque leprochainmaillonnous tombe
dessus,réponditLucasenrepoussantsaportièred'uncoupdepied.IlcontournalacarcassefumantepouraiderZofiaàs'enextraire.Dèsqu'elle
fut sur ses jambes, il lui prit lamain et l'entraîna en courant. Tous deux sefaufilèrentàviveallureverslecentreduquartierchinois.—Pourquoicourt-oncommeça?demandaZofia.Lucascontinuasansdireunmot.—Jepeuxaumoinsrécupérermamain?ditelle,essoufflée.Lucas délia ses doigts, la délivrant de son emprise. Il s'arrêta à la lisière
d'uneruelleblafardeéclairéeparquelquesréverbèresfatigués.— Entrons là, dit Lucas en montrant un petit restaurant, nous y serons
moinsexposés.—Exposésàquoi,qu'est-cequisepasse?Vousavezl'aird'unrenardaux
aguetspoursuiviparunemeutedechiens.—Dépêchons!
Lucasouvrit la porte,maisZofianebougeapasd'un centimètre, il revintversellepourl'entraîneràl'intérieur,ellerésista.—Cen'estpaslemoment!dit-ilenlatirantparlebras.Zofiasedégageaaussitôtetlerepoussa.—Vousvenezdenousfaireavoirunaccident,vousm'entraînezdansune
course folle alors que personne ne nous poursuit, j'ai les poumons qui vontexploseretpaslamoindreexplication...—Suivez-moi,nousn'avonspasletempsdediscuter.—Pourquoivousferais-jeconfiance?Lucasreculaverslapetiteéchoppe.Zofial'observait,ellehésitaetfinitpar
marcherdanschacunde sespas.La salleétaitminuscule, ellecomptaithuittables. Il choisit celle du fond, lui offrit une chaise et s'assit à son tour. Iln'ouvritpaslacartequelevieilhommeencostumetraditionnelluiprésentaitet lui demanda courtoisement, en parfait mandarin, une décoction qui nefiguraitpasaumenu.L'hommes'inclinaavantdes'effacerverslacuisine.—Vousm'expliquezcequisepasse,Lucas,sinonjepars!—Jecroisquejeviensderecevoirunavertissement.—Cen'étaitpasunaccident?Dequoiveutonvousavertir?—Devous!—Maispourquoi?Lucasinspiraavantderépondre:—PARCEQU'ILSAVAIENTTOUTPREVU,SAUFQUENOUSNOUS
RENCONTRIONS!Zofiapritunechipsdecrevettedans lepetitbolenporcelainebleueet la
croqua lentement sous l'œil interdit de Lucas. Il lui servit une tasse du thébrûlantquelevieilhommevenaitdedéposersurlatable.—Jevoudrais tellementvouscroire,maisqu'est-cequevous feriezàma
place?—Jemelèveraisetjequitteraiscetendroit...—Vousn'allezpasrecommencer!—...etdepréférenceparlaportedederrière.—Etc'estcequevoussouhaiteriezquejefasse?— Absolument ! En ne vous retournant sous aucun prétexte, vous vous
levezàtroisetnousfonçonsderrièrelerideau.Maintenant!Il la saisit par le poignet et l'entraîna sans ménagement. Traversant la
cuisine à toute hâte, il força d'un coup d'épaule la porte qui ouvrait sur lacourette.Poursefrayerunpassage,ilrepoussaunbacàorduresdontlesrouesgrincèrent.Zofiacompritenfin:unesilhouettesedécoupaitdansl'obscurité.A l'ombre portée par la lumière d'un lanterneau s'ajoutait celle de l'armeautomatique pointée dans leur direction. Zofia eut quelques secondes pourconstater d'un bref regard que trois murs les cernaient, cinq déflagrationsdéchirèrentlesilence.Lucassejetasurellepourluifaireunrempartdesoncorps.Ellevoulutle
repousser,maisillaplaquacontrelamurailled'enceinte.Le premier coup ricocha sur sa cuisse ; le deuxième effleura le haut du
bassin, il plia les genoux mais se redressa aussitôt ; le troisième impactrebonditsursescôtes,lamorsurefutsurprenante;lequatrièmeprojectilefitdemêmecontrelemilieudesacolonnevertébrale,ileneutlesoufflecoupéetretrouvapéniblementsarespiration.Quandlecinquièmeprojectilel'atteignit,ce fut comme une flamme qui brûlait sa chair : la cinquième balle était lapremièreàpénétrerdanssoncorps...sousl'épaulegauche.L'agresseur s'enfuit aussitôt son forfait accompli. Quand l'écho des
déflagrationss'estompa,iln'yeutplusquelaseulerespirationdeZofiapourvenirtroublerlesilence.Elleleserraitaucreuxdesesbras,latêtedeLucasreposait sur son épaule. Les yeux clos, il semblait lui sourire encore. Elleberçaitsoncorpsinerteetmurmuraàsonoreille:—Lucas?Ilneréponditpas,ellelesecouaunpeuplusvivement.—Lucas,nefaitespasl'idiot,ouvrezlesyeux!Les yeux clos, il semblait dormir, aussi paisiblement qu'un enfant
abandonné dans son sommeil. Et plus la peur montait en elle, plus ellel'étreignait.Quandunelarmeluivintàlajoue,elleressentituneforceinouïecomprimersapoitrine.Elleeutunhaut-le-cœur.—Celanepouvaitpasnousarriver,noussommes...—...Déjàmorts...invincibles...immortels?Oui!Àtoutinconvénientson
avantage,n'est-cepas?dit-ilenseredressant,presquejovial.Zofialedévisagea,incapabledecernerl'humeurquilagagnait.Ilapprocha
lentementsonvisagedusien,elleserefusa,jusqu'àcequeleslèvresdeLucasviennenteffleurerlessiennesesquissantunbaiseraugoûtopiacé.Ellereculaetregardalapaumeempourpréedesamain.—Alorspourquoisaignes-tu?Lucassuivitlefiletrougequicoulaitlelongdesonbras.—C'estabsolumentimpossible,çanonpluscen'étaitpasprévu!dit-il....Puisils'évanouit.Elleleretintdanssesbrasrefermés.—Qu'est-cequinousarrive?demandaLucasenreprenantsesesprits.—Encequimeconcerne,c'estassezcompliqué!Encequiteconcerne,je
croisqu'uneballeatraversétonépaule.—Çamefaitmal!—Celatesemblepeut-êtreillogiquemaisc'estnormal,ilfautt'emmenerà
l'hôpital.—Horsdequestion!— Lucas, je n'ai aucune connaissancemédicale en démonologie, mais il
semblequetuasdusangetquetuesentraindeleperdre.— Je connais quelqu'un à l'autre bout de la ville qui peut recoudre cette
blessureletempsqu'ellecicatrise,dit-ilenappuyantsurlaplaie.—Moiaussijeconnaisquelqu'un,ettuvasmesuivresansdiscuter,parce
que la soirée a été suffisammentmouvementée comme ça. Je crois que j'aimoncompted'émotions.Ellelesoutintetl'entraînadanslaruelle.Auboutdupassage,elleavisale
corps de leur agresseur qui reposait inanimé sous un enchevêtrement depoubelles.ZofiaregardaLucas,étonnée.—J'aiunminimumd'amour-proprequandmême!dit-ilenledépassant.Ilsarrêtèrentuntaxi,quilesdéposadixminutesplustarddevantchezelle.
Elleleguidaversleperronetluifitsignedenepasfairedebruit.Elleouvritla porte avec mille précautions, et ils montèrent l'escalier à pas feutrés.Lorsqu'ils arrivèrent sur le palier, la porte de Reine se refermasilencieusement.
*
Tétanisé derrière son bureau, Blaise éteignit son écran de contrôle. Ses
mains dégoulinaient, son front perlait d'une sueur abondante, lorsque lasonnerie du téléphone retentit, il enclencha le répondeur et entendit Luciferquileconviaitd'unevoixpeuavenanteaucomitédecrisequisetiendraitauleverdelanuitorientale.—Tuasintérêtàêtreàl'heureavecdessolutionsetunenouvelledéfinition
de«toutestprévu!»,achevaPrésidentavantderaccrocherbrutalement.Ilseprit la têteàdeuxmains.Tremblantde toutsoncorps, ildécrochale
combiné,quiluiglissadesdoigts.
*Michaël regardait lemurd'écransaccrochésen facede lui. Ildécrocha le
combiné de son téléphone et composa le numéro de la ligne directe deHouston. La ligne était sur répondeur. Il haussa les épaules et consulta samontre ; en Guyane, Ariane V quitterait sa rampe de lancement dans dixminutes.
*AprèsavoirinstalléLucassursonlit,l'épaulecaléepardeuxgroscoussins,
Zofiaserenditdanslapenderie.Elles'emparadelaboîteàcoutureposéesurl'étagèresupérieure,pritunebouteilled'alcooldansl'armoireàpharmaciedelasalledebainsetretournadanssachambre.Elles'assitprèsdelui,dévissaleflaconettrempalefilàcoudredansledésinfectant.Elleessayaensuitedelefairepasserautraversdel'aiguille.— Ta reprise va être un massacre, dit Lucas en souriant, narquois. Tu
trembles!— Pas lemoins dumonde ! répondit-elle, triomphante, alors que le lien
venaitenfindepasserdanslechasdel'aiguille.Lucas prit la main de Zofia et l'écarta doucement. Il caressa sa joue et
l'attiraverslui.
—J'aipeurquemaprésencenesoitcompromettantepourtoi.—Jedoisavouerquelessoiréesentacompagniesontrichesenaléas.—Monemployeurn'aquefaireduhasard.—Pourquoit'aurait-ilfaittirerdessus?—Pourmemettreàl'épreuveetenarriverauxmêmesconclusionsquetoi,
jesuppose.Jen'aurais jamaisdûêtreblessé.Jeperdsdemespouvoirsà toncontact,etjepourraispresqueprierpourquelaréciproquesoitvraie.—Qu'est-cequetucomptesfaire?—Iln'oserapass'attaqueràtoi.Tonimmunitéangéliquelaisseàréfléchir.ZofiaregardaLucasaufonddesyeux.— Ce n'est pas de ça que je parle, qu'est-ce que nous ferons dans deux
jours?Duboutdudoigt,ileffleuraleslèvresdeZofia^elleselaissafaire.—Aquoipenses-tu?demanda-t-elle,troublée,enreprenantsasuture.—Le jouroù lemurdeBerlinest tombé, leshommeset les femmesont
découvert que leurs rues se ressemblaient.De chaque côté, desmaisons lesbordaient,desvoituresycirculaient,des réverbèresyéclairaient leursnuits.Bonheurs et malheurs n'allaient pas de même, mais les enfants de l'Ouestcomme de l'Est ont réalisé que l'opposé ne ressemblait pas à ce qu'on leuravaitraconté.—Pourquoidis-tuça?—Parcequej'entendsRostropovitchjouerduvioloncelle!—Quelmorceau?dit-elleenachevantsontroisièmepointdesuture.—C'estlapremièrefoisquejel'entends!Etlà,tuviensdemefairemal.Zofias'approchadeLucaspourcouperlaligatureavecsesdents.Elleposa
sa tête sur son torse et cette fois-ci s'abandonna. Le silence les liait. LucasglissaitlesdoigtsdesamainvaillantedanslacheveluredeZofia,berçantsatêtedecaresses.Ellefrissonna.—C'estcourtdeuxjours!—Oui,chuchota-t-il.—Nousseronsséparés.C'estinéluctable.Et,pourlatoutepremièrefois,ZofiacommeLucasredoutèrentl'éternité.
—Onpourrait négocier qu'il te laisse repartir avecmoi ?ditZofia d'unevoixtimide.—OnnenégociepasavecPrésident,surtoutquandonluiafaitdéfautetde
toutefaçonjecrainsfortquel'accèsàtonmondenesoithorsdemaportée.—Maisavant, ilyavaitbiendespointsdepassageentre l'Estet l'Ouest,
non?dit-elleenapprochantànouveaul'aiguilleduborddelaplaie.Lucasgrimaçaetpoussauncri.—Là, tuesdouillet, je t'aiàpeine touché ! J'aiencorequelquespointsà
faire!Laportes'ouvritbrusquementetMathildeapparut,appuyéeaubalaiquilui
servaitdebéquille.— Je n'y suis pour rien si les murs de ton appartement sont en papier
mâché,dit-elleenboitantjusqu'àeux.Elles'assitaupieddulit.— Donne-moi cette aiguille, dit-elle autoritairement à Zofia, et toi,
approche-toi,ordonna-telleàLucas.Tuasunechancefolle,jesuisgauchère!Elle recousit les plaies d'unemain agile. Trois sutures de chaque côté de
l'épaulesuffirentàfermerlesblessures.—Deuxannéesdeviepasséesderrièreuncomptoir louchevousdonnent
des talents d'infirmière insoupçonnables, enfin, surtout quand on estamoureusedu taulier.A ce sujet d'ailleurs, j'aurais deux trois choses à vousdireàtouslesdeux,avantderetournermecoucher.Aprèsjeferaitoutcequiestenmonpouvoirpourmeconvaincrequejesuisentraindedormiretquedemainmatinj'auraileplusgrandfouriredemavierienqu'enrepensantaurêvequejesuisentraindefaireencemoment.Sursabéquilledefortune,Mathilderepartitverssachambre.Surlepasde
laporteelleseretournapourlescontempler.—Peuimportequevoussoyezounoncequejecroisquevousêtes.Avant
de te rencontrer, Zofia, je pensais que les vrais bonheurs de cette terren'existaientquedanslesmauvaisbouquins,c'estcommeça,parait-il,qu'onlesreconnaissait.Mais c'est toi quim'as dit un jour que le pire d'entre nous atoujoursdesailescachéesquelquepart,qu'ilfautl'aideràlesouvriraulieudelecondamner.Alorsdonne-toiunevraiechance,parcequesij'enavaiseuuneaveclui,jepeuxt'assurer,mavieille,quejenel'auraispaslaissépasser.Quant
àtoi, legrandblessé,si tu luifroissesneserait-cequ'uneplume, je terefaisdespointsdesutureavecuneaiguilleà tricoter.Etnefaitespasces têtes-là,quoiqu'ilvousfailleaffronter, jevousdéfendsformellementàtouslesdeuxde baisser les bras, parce que si vous renoncez, c'est le monde entier quibascule,entoutcaslemien!Laporteclaquaderrièreelle.LucasetZofiarestèrentmuets.Ilsécoutèrent
sonpasquiclaudiquaitsurleparquetdusalon.Desonlit,Mathildecria:—Depuis le temps que je te disais qu'avec tes airs de sainte-nitouche tu
faisais figure d'ange ! Eh bien, maintenant tu peux te les garder teshaussementsd'épaules,jen'étaispassiconnequeça!Elleprit l'interrupteurde la lampeposée sur leguéridonet tira le fild'un
coupsec.Ledisjoncteursautaimmédiatement.Lalumièredelalunefiltraautraversdesvoilagesde toutes lesfenêtresde l'appartement.Mathildeenfouitsatêteaufonddesonoreiller.Danssachambre,ZofiaseblottitcontreLucas.LesondesclochesdeGrâceCathedralentraparlafenêtreentrouvertedela
salledebains.Ledouzièmeéchorésonnaau-dessusdelaville.Ilyeutunenuit,ilyeutunmatin...
5.
CinquièmeJour
L'aubeducinquièmejourselevaitettousdeuxdormaient.Lafraîcheurdupetitmatin portait les senteurs de l'automnepar la fenêtre ouverte.Zofia seblottit contreLucas.Engémissant,Mathilde l'avait sortie de son rêve agité.Elle s'étira et se figea aussitôt en réalisant qu'elle n'était pas seule. Elle fitglisserlentementlacouvertureetsortitdesonlitdansseshabitsdelaveille.Àpasdeloupellegagnalesalon.—Tuasmal?—Justeunemauvaisepositionetuneviolentedouleur, jesuisdésolée, je
nevoulaispasteréveiller.— Ça n'a aucune importance, je ne dormais pas vraiment. Je vais te
préparerunthé.Ellesedirigeaverslecoincuisineetcontemplalevisagemaussadedeson
amie.— Tu viens de gagner un chocolat chaud ! ditelle en ouvrant le
réfrigérateur.Mathildetiralerideau.Danslarueencoredéserte,unhommesortaitd'une
maison,tenantsonchienenlaisse.—J'adoreraisavoirunlabrador,maisàlaseuleidéededevoirlepromener
touslesmatinsjepourraismemettreauProzacenintraveineuse,ditMathildeenabandonnantlevoilage.— On est responsable de ce qu'on apprivoise et ça n'est pas de moi !
commentaZofia.—Tuasbienfaitdelepréciser.Vousavezdesplans,petitLuettoi?—Nousnousconnaissonsdepuisdeuxjours!Etpuisils'appelleLucas.—C'estbiencequejedis!
—Non,nousn'avonspasdeplans!—Ehbien,çanepeutpasrestercommeça,onatoujoursdesplansquand
onestdeux!—Ettusorsçad'où?—C'estcommeça,ilyadesimagesdebonheurquel'onn'apasledroitde
retoucher, tu coloriesmais tu dépasses pas le trait !Alors un et un égalentdeux,deuxégalecoupleetcoupleégaleprojets,c'estainsietpasautrement!Zofiaéclatade rire.Le laitgrimpadans lacasserole,elle leversadans la
tasseetremualentementlapoudredechocolat.—Tiens,boisau lieudediredesbêtises,ditelleenapportant lebreuvage
fumant.Oùas-tuvuuncouple?— Tu es désolante ! Trois ans que je t'entends me parler de l'amour, et
blablabla. Ils servent à quoi tes contes de fées si tu refuses le rôle de laprincessedèslepremierjourdetournage.—Quellemétaphoreromantique!— Oui, eh bien, va métaphorer avec lui si ça ne te dérange pas ! Je te
préviensquesi tunefaisrien,dèsquecette jambeestréparéeje te lepiquesansvergogne.—Onverra.Lasituationn'estpasaussisimplequ'elleenal'air.—Tuenasdéjàvu,toi,deshistoiresd'amourquisontsimples?Zofia,je
t'ai toujours vue seule, c'est toi qui me disais : « Nous sommes seulsresponsablesdenotrefélicité»,ehbien,mavieille,tafélicitémesuredansles1,85mpourunpetit78kilosdemuscles,alors je t'enprie,nepassesurtoutpasàcôtédubonheur,c'estendessousqueçasepasse.—Ah!c'estvraimentmalinetdélicat!— Non, c'est pragmatique et je crois que « félicité » est en train de se
réveiller, alors si tu pouvais aller le voirmaintenant, parce que là vraimentj'aimeraisquetumefassesunpeud'air,allez,dégagedetonsalon,ouste!Zofiahochalatêteetrepartitverssachambre.Elles'assitaupieddulitet
guettaleréveildeLucas.S'étirerenbâillantluidonnaitunealluredefélin.Ilentrouvritlesyeux.Aussitôtsonvisages'éclairad'unsourire.—Tueslàdepuislongtemps?demanda-t-il.—Commentvatonbras?
— Je ne sens presque plus rien, dit-il en effectuant un mouvement derotationdel'épauleaccompagnéd'unegrimacededouleur.—Etenversionnonmacho,commentvatonbras?—Çamefaitunmaldechien!—Alors, repose-toi. Jevoulais tepréparerquelquechose,mais jenesais
pascequetuprendsaupetitdéjeuner.—Unevingtainedecrêpesetautantdecroissants.—Caféouthé?répondit-elleenselevant.Lucaslacontempla,sonvisages'étaitobscurci,illasaisitparlepoignetet
latiraverslui.—Tuasdéjàeul'impressionquelemondetelaisseraitseulederrièrelui,la
sensationqu'enregardantchaquerecoindelapiècequetuoccupesl'espaceserétrécit, la conviction que tes vêtements avaient vieilli pendant la nuit, quedanschaquemiroirtonrefletjouelerôledetamisèresansaucunspectateur,sansquecelanet'apporteplusaucunsentimentdebien,depenserqueriennet'aimeetque tun'aimespersonne,que toutce rienneseraque levidede tapropreexistence?ZofiaeffleuraduboutdesdoigtsleslèvresdeLucas.—Nepensepascommeça.—Alors,nemelaissepas.—J'allaisjustetefaireuncafé.Elles'approchadelui.—Jenesaispassilasolutionexiste,maisnouslatrouverons,chuchota-t-
elle.—Jenedoispaslaissercetteépaules'engourdir.Vaprendretadouche,je
vaism'occuperdupetitdéjeuner.Elle accepta de bonne grâce et s'éclipsa. Lucas regarda sa chemise
suspendueaumontantdulit:lamancheétaitmaculéed'unsangdevenunoir,il l'arracha. Ilavança jusqu'à lafenêtrequ'ilouvritetcontempla les toitsquis'étendaient sous lui ; la corne de brume d'un grand cargo soufflait dans labaie,commeenréponseauxclochesdeGrâceCathedral.Ilroulaenbouleletissutachéetlejetaauloinavantderefermerlecarreau.Puisilfitquelquespas vers le seuil de la salle de bains et colla son oreille à la porte. Le
ruissellementdel'eauleréchauffasoudain,ilinspiraprofondémentetsortitdelachambre.—Jevaisfaireducafé,vousenvoulez?demanda-t-ilàMathilde.Elleluimontrasatassedechocolatchaud.—J'aiarrêté lesexcitantsavec le reste,mais j'aientendupour lescrêpes,
alorsjemecontenteraidedixpourcentduhold-up.—Cinqpourcentmaximum,répondit-ilenserendantderrièrelecomptoir,
etuniquementsivousmeditesoùsetrouvelacafetière.—Lucas,hiersoir,j'aientenduquelquesbribesdevotreconversationetily
avaitvraimentdequoisepincer.Àl'époqueoùjemedroguais,jenedispas...jenemeseraisposéaucunequestion.Maislà, jenepensepasquel'aspirineprovoquedestripspareils,alorsdequoiparliez-vousexactement?—Nousavionsbeaucoupbu tous lesdeux,nousdevionsdirepasmalde
bêtises, ne vous inquiétez pas, vous pouvez continuer les antalgiques sanscraintedeseffetssecondaires.Mathilde regarda la veste qu'il portait la veille, elle était suspendue au
dossierdelachaise,sondosétaitcribléd'impactsdeballes.—Etquandvousprenezunecuite,vousfaitestoujoursunepartiedetiraux
pigeons?—Toujours!répondit-ilenouvrantlaportedelachambre.— En tout cas, elle est plutôt bien coupée pour une veste en kevlar,
dommagequevotretailleurn'aitpasrenforcélesépaulettes.—Jeleluiferairemarquer,comptezsurmoi.—Jecomptesurvous!Bonnedouche.Reine entra dans l'appartement, elle posa le journal et un gros sachet de
pâtisseriessurlatable,dévisageantMathildeseuledanslapièce.—QuitteàfaireBed&Breakfast,autantquepersonnenecritiquelabonne
tenue du petit déjeuner, ça pourrait nuire à ma future clientèle, on ne saitjamais.Lestourtereauxsontréveillés?—Danslachambre!ditMathildeenlevantlesyeuxauciel.—Quandje luiaiditquelecontrairedetoutc'estrien,ellem'avraiment
priseaupieddelalettre.—Vousn'avezpasvul'animaltorsenu!
—Non,maisàmonâge,tusais,çaouunchimpanzé,çanefaitplusgrandedifférence.Reinedisposait lescroissantssurunegrandeassietteenregardantlaveste
deLucasd'unairintrigué.—Tuleurdirasqu'ilsévitentleteinturierauboutdelarue,c'estlemien!
Bon,jeredescends!Etelledisparutdanslacaged'escalier.ZofiaetLucass'assirentautourdelatablepourpartageràtroislerepasdu
matin. Dès que Lucas eut avalé la dernière viennoiserie, ils rangèrent lacuisine et installèrent Mathilde confortablement dans son lit. Zofia décidad'entraînerLucasdans sa journéequi commençait par unevisite auxdocks.Ellepritsonimperméableauportemanteau,Lucaslançaunregarddégoûtéauvestonenpiteuxétat.Mathildeluifitremarquerqu'unechemiseàunemancheétait peut-être un peu trop originale pour le quartier. Elle possédait unechemised'hommedanssesaffairesetacceptaitdelaluiprêteràlaconditionqu'ilpromettedelaluirendretellequ'ill'avaitportée;illaremercia.Quelquesminutesplustard,ilss'apprêtaientàsortirdanslaruequandlavoixdeReinelesrappelaàl'ordre.Ellesetenait,mainssurleshanches,aumilieudel'entréeettoisaitLucas.—Àvousvoircommeça,onadebonnesraisonsdepenserquevousêtes
de constitution solide, mais n'allez quand même pas tenter le diable enattrapantfroid.Suivez-moi!Elles'engouffradanssonappartementetouvritsavieillearmoire.Laporte
en bois grinça sur ses gonds.Reine écarta quelques affaires pour sortir unevestequipendaitsuruncintre,qu'elletenditàLucas.—Ellen'est plusdepremière jeunesse, quoique le prince-de-gallesne se
démoderajamais,sivousvoulezmonavis,etpuisletweed,çatientchaud!ElleaidaLucasàpasserlevestonquisemblaitavoirétécoupésurluitantla
carrureétaitparfaitementajustéeetregardaZofia,l'œilencoin.—Necherchepasàsavoiràquielleappartenait,veux-tu!Àmonâgeon
faitcequ'onveutdesessouvenirs.Elle se plia en deux pour prendre appui sur le rebord de la cheminée en
faisantunedrôledegrimace.Zofiaseprécipitaverselle.
—Qu'est-cequevousavez,Reine?—Unriendutout,justeunedouleurauventre,pasdequoit'affoler.—Vousêtestoutepâleetvousavezl'airépuisée!—Jenesuispasalléeausoleildepuisdixans,etpuisàmonâge,tusais,il
fautbienseréveillerfatiguéeunmatinoul'autre.Netefaisdoncpasdesouci.—Vousnevoulezpasquel'onvousemmènevoirunmédecin?—Ilnemanqueraitplusqueça!Qu'ilsrestentdoncchezeuxtesdocteurs,
etmoijerestechezmoi!Iln'yaquecommeçaquejem'entendsbienaveceux.Elleleurfitunsignedelamainquivoulaitdire«allez,allez,vousavezl'air
aussipressésl'unquel'autre,partezd'ici».Zofiahésitaavantd'obtempérer.—Zofia?—Oui,Reine?—Cetalbumquetuvoulaistantvoir,jecroisquejeseraiscontentedetele
montrer. Mais ces photos sont un peu particulières, je voudrais que tu lesdécouvresàlalumièredelafindujour.C'estcellequileshabillelemieux.—Commevouslevoudrez,Reine.—Alorsviensmevoiràcinqheurescesoiretsoisprécise,jecomptesur
toi.—Jeserailà,c'estpromis.—Et,maintenant,filez,touslesdeux,jevousaiassezretardéscommeça
avec mes histoires de vieille bonne femme ! Lucas, prenez soin de cetteveste...jetenaisplusquetoutàl'hommequilaportait.Lorsque la voiture s'éloigna, Reine abandonna le rideau de sa fenêtre et
maugréatouteseuleenarrangeantl'undesbouquetsquifleurissaientsatable.—Levivre,lecouvert,ilnerestaitplusquelelinge!IlsdescendirentCaliforniaStreet.Aufeuquimarquaitl'arrêtàl'intersection
de Polk Street, ils se trouvèrent juste à côté de la voiture de l'inspecteurPilguez.Zofiabaissa savitrepour le saluer. Il écoutait sa radiodebordquicrachouillaitunmessage.—Jenesaispascequisepassecettesemaine,maisilssonttousentrainde
devenir fous, c'est la cinquième rixe qui dégénère dansChinatown. Je vous
laisse,passezunebonnejournée,leurdit-ilendémarrant.Lavoituredupolicierbifurquasurlagauchesirènehurlante,laleurs'arrêta
dixminutes plus tard au bout du quai 80. Ils regardèrent le vieux cargo sebalancernonchalammentauboutdesescordages.— J'ai peut-être trouvé une idée pour empêcher l'inévitable, dit Zofia, te
rameneravecmoi!Lucasladévisagea,inquiet.—Oùça?—Chezlesmiens,reparsavecmoi,Lucas!— Et comment ? Par la grâce du Saint-Esprit ? répondit Lucas
ironiquement.—Quandonneveutpasretournerchezsonemployeur,ilfautfairetoutle
contrairedecequel'onattenddevous.Fais-toivirer!— Tu as lu mon CV ? Tu crois que je peux l'effacer ou le récrire en
quarante-huitheures?Etquandbienmême,crois-tuvraimentquetafamillem'accueilleraitlesbrasgrandsouverts,lecœurauréolédebonnesintentions?Zofia, jen'auraipas franchi le seuilde tamaisonqu'unehordedegardes sejetterasurmoipourmerenvoyerlàd'oùjeviens,etjedoutequeleretoursefasseenpremièreclasse.—J'aidédiémonâmeauxautres,àlesconvaincredenejamaisserésigner
àlafatalité,alorsmaintenantc'estmontour,c'estàmoidegoûteraubonheur,àmoid'êtreheureuse.Leparadisgagné,c'estd'êtredeux,jel'aimérité!—Tudemandesl'impossible,leuroppositionesttropgrande,jamaisilsne
nouslaisserontnousaimer.— Il suffirait d'un peu d'espoir, d'un signe. Toi seul peux décider de
changer,Lucas,donne-leurunepreuvedebonnevolonté.—Jevoudraistellementquetudisesvraietquecelasoitsifacile.—Alors,essaie,jet'ensupplie!Lucass'amuïtet lesilencerégna.Ils'éloignadequelquespasversl'étrave
rouilléedugrandnavire.Achaqueclaquementdesesamarresquisetendaientdansdesgrincementssauvages,leValparaisoprenait l'allured'unanimalquisebattraitpourlaliberté,pourchoisirsadernièredemeure:unbeaunaufrage
degrandlarge.—J'aipeur,Zofia...—Moiaussi.Laisse-moit'emmenerdansmonmonde,j'yguideraichacun
detespas,j'apprendraitesréveils,j'inventeraitesnuits,jeresteraiprèsdetoi.J'effacerai tous lesdestins tracés, recoudrai toutes lesblessures.Tes joursdecolère, je lierai tesmains dans ton dos pour que tu ne te fasses pasmal, jecolleraimaboucheàlatiennepourétouffertescrisetrienneseraplusjamaispareil,etsituesseulnousseronsseulsàdeux.Illapritdanssesbras,effleurasajoueetcaressasonoreilledutimbregrave
desavoix.—Situsavaistouslescheminsquej'aiemployéspourarriveràtoi.Jene
savaispas,Zofia, jemesuistrompésisouvent,et j'airecommencéàchaquefois avec plus de joie encore, plus de fierté. Je voudrais que notre tempss'arrête pour pouvoir le vivre, te découvrir et t'aimer comme tu le mérites,maisce tempslànous liesansnousappartenir. Jesuisd'uneautresociétéoùtoutn'estquepersonne,toutn'estqu'unique;jesuislemal,toilebien,jesuistadifférence,maisjecroisquejet'aime,alorsdemande-moicequetuveux.—Taconfiance.Ils quittèrent la zone portuaire et la voiture remonta 3rd Street. Zofia
cherchaitunegrandeartère,unlieupleindepassage,traverséd'hommesetdevéhicules.
*Blaiseentradanslegrandbureau,penaud,leteintblafard.—C'estpourmoncoursparticulierd'échecs? clamaPrésident en faisant
lescentpaslelongdel'infiniebaievitrée.Redéfinis-moilanotionde«mat».Blaisetiraàluiungrosfauteuilnoir.—Restedebout,crétin!Etpuisnon,finalementassieds-toi,moinsjevois
ta personnemieux jemeporte !Doncpour résumer la situation, notre éliteauraitvirédebord?—Président...—Tais-toi!Tum'asentendutedemanderdeparler?As-tuaperçusurma
bouchequemesoreillesavaientenvied'entendrelesondetavoixnasillarde?—Je...—Tutetais!PrésidentavaithurlésifortqueBlaiseenrétrécitdecinqbonscentimètres.—Iln'estpasquestionquenousleperdionsànotrecause,repritPrésident,
etiln'estpasquestionquenousperdionstoutcourt.J'attendaiscettesemainedepuisl'éternitéetjenetelaisseraipastoutgâcher,minuscule!Jenesaispasquelleétait tadéfinitionde l'enfer jusqu'àprésent,mais j'enaipeut-êtreunenouvelleàvenirpourtoi!Tais-toiencore!Faisbienensortequejenevoieplusbougerteslèvresadipeuses.Tuasunplan?Blaise prit une feuille et griffonna quelques lignes à la hâte. Président
s'empara de la note et la lut en s'éloignant vers le bout de la table. Si lavictoire semblait compromise, la partie pouvait être interrompue, elle seraitalorsàrejouer.BlaiseproposaitderappelerLucasavantl'heure.Ivrederage,LuciferroulalepapierenbouleavantdelejetersurBlaise.—Lucasmelepaieratrèscher.Ramène-leiciavantlanuit,etnet'avisepas
deratertoncoupcettefois-ci!—Ilnereviendrapasdesonpleingré.—Tusous-entendraisquesavolontéseraitsupérieureàlamienne?—Jesous-entendssimplementqu'ilfaudraqu'ilmeure...— ... En oubliant un petit détail... c'est déjà fait depuis longtemps,
imbécile!—Siuneballeapuletoucher,d'autresmoyensdel'atteindreexistent.—Alors,trouve-lesaulieudeparler!Blaises'éclipsa,ilétaitmidi.Lejours'effaceraitdanscinqheures,cequilui
laissait peu de temps pour rédiger les termes d'un redoutable contrat.Organiserlemeurtredesonmeilleuragentnelaissaitaucuneplaceauhasard.
*La Ford était garée à l'intersection de Polk et de California, face à une
grande surface. A cette heure de la journée le ruban de véhicules étaitininterrompu.Zofiaavisaunhommeâgéquisemblaithésiteràs'engageravec
sacannesurlepassageclouté.Letempsimpartipourfranchirlesquatrefilesétaittrèscourt.—Etquefait-onmaintenant?ditLucasd'unairdésabusé.—Aide-le!répondit-elleendésignantlevieuxpiéton.—Tuplaisantes?—Paslemoinsdumonde.—Tuveuxque je fasse traverserunboulevardàunvieillard?Çaneme
semblepastrèscompliqué...—Alorsfais-le!—Ehbien,jevaislefaire,ditLucasens'éloignantàreculons.Ils'approchadel'hommeetrevintaussitôtsursespas.—Jenevoispasl'intérêtdecequetumedemandes.—Tupréfèrescommencerenpassantl'après-midiàremonterlemoralàdes
personneshospitalisées?Cen'estpastrèscompliquénonplus,ilsuffitdelesaider à faire leur toilette, prendre de leurs nouvelles, les rassurer surl'évolutiondeleurétat,t'asseoirsurunechaiseetleurlirelejournal...—C'estbon!Jevaism'enoccuperdetoncrouletabille!Ils'éloignaànouveau...pourrejoindreaussitôtZofia.—Je tepréviens, si lepetitmouflet en face,qui joueavec son téléphone
caméradigitale,prenduneseulephoto,jel'envoiejouerausatellited'uncoupdepiedaucul!—Lucas!—Çava,çava,j'yvais!Sansménagement, Lucas entraîna par le bras l'homme qui le dévisageait
d'unairétonné.— Tu n'étais pas venu compter les voitures, à ce que je sache ! Alors
accroche-toiàtacanneoutuvasgagnerlatraverséeensolitairedeCaliforniaStreet!Le feu passa au rouge et l'équipage s'engagea sur le macadam. À la
deuxièmebandezébrée,lefrontdeLucassemitàperler,àlatroisièmeileutl'impressionqu'unecoloniedefourmisavaitéludomiciledanslesmusclesdeses cuisses, une crampe violente le saisit à la quatrième bande. Son cœurbattaitlachamadeetl'airpeinaitdeplusenplusàtrouversespoumons.Avant
d'atteindre le milieu de la chaussée, Lucas suffoquait. La zone protégéeautoriseraitunehalte,imposéedetoutefaçonparlacouleurdufeuquivenaitdevirerauvert,toutcommelevisagedeLucas.—Toutvabien, jeunehomme?demandalevieuxmonsieur.Voulez-vous
que jevousaideà traverser?Restezaccrochéàmonbras,cen'estplus trèsloin.Lucas s'empara dumouchoir en papier qu'il lui tendait pour éponger son
front.—Jenepeuxpas!dit-ild'unevoixtremblotante.Jen'yarrivepas!Jesuis
désolé,désolé,désolé!Et il s'enfuit en courant vers la voiture où Zofia l'attendait, assise sur le
capot,brascroisés.—Tucompteslelaisserlà?—J'aifailliylaissermapeau!dit-il,haletant.Elle n'écoutamême pas la fin de sa phrase et se précipita aumilieu des
voituresquiklaxonnaientpourrejoindrelaplate-formecentrale.Elleagrippalevieuxmonsieur.—Jesuisconfuse, terriblementconfuse,c'estundébutant,c'était sa toute
premièrefois,ditelle,affolée.L'hommesegrattal'arrièredelatêteenregardantZofiad'unœildeplusen
plusintrigué.Alorsquelefeupassaitaurouge,LucasappelaZofia.—Laisse-lelà!cria-t-il.—Qu'est-cequetudis?—Tum'astrèsbienentendu!J'aifaitlamoitiéducheminpourtoi,àton
tourdefairel'autre,versmoi.Laisse-lelàoùilest!—Tuesdevenufou?—Non,logique!J'ailudansunmagnifiquelivredeHiltonqu'aimerc'est
partager, fairechacununpasvers l'autre !Tum'asdemandé l'impossible, jel'aifaitpourtoi,accepteaussiderenonceràunepartdetoi-même.Laissecethommelàoùilest.C'estlepetitvieuxoumoi!Levieilhommetapotal'épauledeZofia.—Jeneveuxpasvousinterrompre,maisvousallezvraimentfinirparme
mettreenretardavectoutesvoshistoires.Allezdoncrejoindrevotreami!
Etsansplusattendre,l'hommetraversal'autremoitiédel'avenue.Zofia retrouvaLucas adossé à la voiture, elle avait le regard triste. Il lui
ouvritlaportière,attenditqu'elles'asseyeetpritplacederrièrelevolant,maislaFordrestaimmobile.—Nemeregardepascommeça,jesuissincèrementnavrédenepasavoir
puallerjusqu'aubout,dit-il.Elleinspiraprofondémentpourluirépondre,songeuse:—Il fautcentanspourquepousseunarbre,quelquesminutesseulement
pourlebrûler...—Sûrement,maisoùveux-tuenvenir?—Jeviendraivivredanstamaison,c'esttoiquim'yemmèneras,Lucas.—Tun'ypensespas!—Bienplusquetunel'imagines.—Jenetelaisseraipasfaireça,enaucuncas.—Jereparsavectoi,Lucas,unpointc'esttout.—Tun'yarriveraspas.—C'esttoiquim'asditdenepasmesousestimer.C'estunvraiparadoxe,
maislestiensm'accueillerontàbrasouverts!Apprends-moilemal,Lucas!Il regarda longuement sa beauté singulière. Perdue dans le silence d'un
entre-deux-univers, elle était résolue à un voyage dont elle ignorait ladestinationmaisdontl'intentionluiôtaittoutepeur.Et,pourlapremièrefois,l'envie devint plus forte que la conséquence, pour la première fois, aimerprenaitunsensdifférentde toutcequ'elleavaitpu imaginer.Lucas reprit larouteetroulaàviveallureverslesbasquartiers.
*Surexcité, Blaise décrocha son téléphone et bafouilla qu'on lui passe
Président,ouplutôtqu'on lepréviennedesavisite imminente. Ilessuyasesmainssursonpantalonetretiralacassettedel'enregistreur.Trottinantverslefond du couloir aussi vite que ses petites jambes le portaient, Blaise avaitvraimenttoutducanard.Aussitôtaprèsavoirfrappé,ilentradanslebureaudePrésident,quilereçutenlevantunemainenl'air.
—Tais-toi!Jesaisdéjà!—J'avaisraison!neputs'empêcherdeclamerl'ineffableBlaise.—Peut-être!réponditPrésidentd'unairhautain.Blaisefitunpetitsautdecontentementettapadanssonpoingdetoutesses
forces.—Vous l'aurezvotre échec etmat ! jubilait-il d'unevoix comblée.Parce
que j'avais vu juste, Lucas est un pur génie ! Il a converti leur élite à nosdesseins,quellesublimevictoire!Blaisedéglutitavantdereprendre:—Ilfautinterromprelaprocédureimmédiatement,maisj'aibesoindevotre
signature.Luciferselevapourallermarcherlelongdelabaievitrée.—MonpauvreBlaise,tuessibêteque,certainsjours,jemedemandesita
présence ici n'est pas une erreur d'orientation. A quelle heure sera exécuténotrecontrat?—L'explosionauralieuàdix-septheuresprécises,répondit-ilenconsultant
fébrilementsamontre.... Ce qui leur laissait exactement quarante-deux minutes pour annuler
l'opérationqueBlaiseavaitsavammentpréparée.—Nousn'avonspasunesecondeàperdre,Président!—Nousavonstoutletemps,nousassureronsnotrevictoiresansprendrele
moindrerisquederédemption.Nousnechangeonsrienàcequiétaitprévu...àun détail près..., ajouta Satan en se frottant lementon, nous les ramèneronstouslesdeux,àcinqheuresprécises!—Mais quelle sera la réaction de notre adversaire ? demandaBlaise qui
cédaitàl'affolement.— Un accident est un accident ! Ce n'est quand même pas moi qui ai
inventélehasard,àcequejesache?Prépareuneréceptionpourleurarrivée,tun'asquequaranteminutes!
*LecroisementdeBroadwayetdeColombusAvenueétaitdepuistoujoursle
lieudeprédilectiondetouslesvicesdugenrehumain:ladrogue,lescorpsdefemmes et d'hommes abandonnés par la vie s'y échangeaient à l'abri desregards indiscrets. Lucas se rangea à l'entrée d'une ruelle étroite et sombre.Sous un escalier délabré une jeune prostituée subissait les brutalités de sonsouteneurquiluiinfligeaitunecorrectionmagistrale.— Regarde bien, dit Lucas ! Le voilà mon univers, l'autre visage de la
nature humaine, celui que tu veux combattre. Va chercher ta part de bontédanscetasd'immondices,ouvretesyeuxengrand,sanscompromis,tuverrasla pourriture, la déchéance, la violence à son état brut.La putain quimeurtdevanttoisefaitsouiller,dérouilleràencrever,sansopposerderésistanceàl'hommeàquionl'avendue.CommecetteTerre,illuirestequelquesinstantsdevie,quelquesfrappesencoreetellerendrasonâmedéchue.Voilàlaraisondecepariterriblequinouslie.Tuvoulaisquejet'apprennelemal,Zofia?Ilme suffit d'une leçon pour que toute sa dimension t'appartienne et tecompromettepourtoujours.Traversecetteruelle,acceptedenepasintervenir,tu verras, c'est d'une simplicité déconcertante de ne rien faire ; fais commeeux,passetonchemindevantcettemisère,jet'attendraidel'autrecôté;quandtuserasarrivéelà-bas,tuauraschangé.Cepassage,c'estceluidel'entre-deux-mondes,sansespoirderetour.Zofia descendit de la voiture, qui s'éloigna. Elle s'engagea dans une
pénombreoùchaquepasluisemblaitpluslourd.Elleportasonregardauloinet de toutes ses forces elle essaya de résister. Sous ses pieds, la ruelles'étendait à l'infini en un tapis de détritus épars qui maculaient le pavétortueux.Lesmursétaientnoir-de-gris,ellevitSarah,laprostituée,accabléeparles
coups qui pleuvaient en rafales. Sa bouche était meurtrie de multiplesblessures dont s'échappait un sang filant, aussi noir que l'abîme, sa têtechancelait, son dos n'était que déchirures, ses côtes craquaient l'une aprèsl'autresousledéchaînementdesviolences,maissoudainementelleluttait.Elleluttaitpournepastomber,nepaslaissersonventreàlamercidestalonnadesquiachèveraientlepeudeviequiluirestait.Lepoinglancésursamâchoireenvoyasa têteheurter lemur, lechoc fut inouï, la résonanceà l'intérieurdesoncrâne,terrible.Sarah lavit,commeuneultime lueurd'espoir,commeunmiracleoffertà
cellequicroyaitenDieudepuisjamais.AlorsZofiaserralesdents,lespoings,passasonchemin...etralentit.Derrièreelle,lafemmemitungenouàterre,ne
trouvantpluslaforcemêmedegémir.Zofianevoyaitpaslamaindel'hommequiselevaitcommeunmailletau-dessusdelanuquerésignéedelaprostituée.Dansunbrouillarddelarmes,submergéed'unenauséeindicible,ellereconnutàl'autreboutdelaruellel'ombredeLucasquil'attendait,lesbrascroisés.Elles'arrêta,sonêtretoutentiersefigeaetellehurlasonnom.Dansuncri
d'unedouleurqu'ellenepouvait imaginer,elle l'appelasi fortqu'elledéchiratouslessilencesdumonde,condamnatouslesabîmes,letempsd'unefractiondesecondequepersonnenevit.Lucascourutjusqu'àelle,ladépassaetsaisitl'homme,qu'ilenvoyarouleràterre.Cedernierserelevaaussitôtetfonçaverslui. La violence de Lucas fut indescriptible et l'homme se disloqua. En sevidant de son sang, il trahissait la tragédie de son arrogance défaite, ultimeterreurqu'ilemportaitdanslamort.Lucass'accroupitdevantlecorpsinanimédeSarah.Ilpritsonpouls,glissa
sesmainssouselleetlasoulevadanssesbras.— Viens, dit-il à Zofia d'une voix douce. Nous n'avons pas de temps à
perdre,tuconnaismieuxquepersonnelechemindel'hôpital,jevaisconduire,tumeguideras,tun'espasenétat.Ilsallongèrentlajeunefemmesurlabanquette,Zofiapritlegyropharedans
laboîteàgantsetenclenchalasirène.Ilétaitseizeheurestrente,laFordfilaità toute allure vers le San FranciscoMémorial Hospital, ils y seraient dansmoinsd'unquartd'heure.Dèssonarrivéeauxurgences,Sarahfutimmédiatementpriseenchargepar
deux médecins dont un réanimateur. Elle souffrait d'un enfoncement de lacage thoracique, les radios crâniennes révélèrent un hématome au lobeoccipital sans lésion cérébrale apparente et un polytraumatisme facial. Unscannerconfirmeraitquesesjoursn'étaientpasendanger.Ils'enétaitfalludepeu.LucasetZofiaquittèrentleparking.—Tuespâlecommeunlinceul,cen'estpastoiquil'asfrappé,Zofia,c'est
moi.—J'aiéchoué,Lucas,jenesuispaspluscapablequetoidechanger.—Jet'auraishaïed'avoirréussi.C'estcequetuesquimetouche,Zofia,pas
ce que tu deviendrais pour t'accommoder de moi. Je ne veux pas que tuchanges.—Alorspourquoituasfaitça?
—Pourquetucomprennesquemadifférenceestaussilatienne,pourquetunemejugespasplusquejenetejuge,parcequecetempsquinouséloigneennousfaisantdéfautpourraitaussinousrapprocher.Zofiaavisalapenduletteincrustéedansletableaudebordetsursauta.—Qu'est-cequetuas?—Jevaismanqueràlapromessequej'aifaiteàReine,etjevaisluifairede
lapeine.Jesaisqu'elleadûpréparerun thé,cuisinersessablés tout l'après-midi,etqu'ellem'attend.—Cen'estpassigrave,ellet'excusera.— Oui, mais elle sera déçue, je lui avais juré d'être ponctuelle, c'était
importantpourelle.—Quandaviez-vousrendez-vous?—Àdix-septheuresprécises!Lucasregardasamontre, ilétaitcinqheuresmoinsdix,et le traficdevant
euxleurlaissaitpeud'espoird'honorerlapromessedeZofia.—Tuaurasunquartd'heurederetardtoutauplus.—Ilseratroptard, le jourseratombé.Elleavaitbesoinpourmemontrer
ses photos d'une certaine lumière, commed'un soutien, unprétexte à ouvrircertaines pages de sa mémoire. J'ai tellement œuvré pour que son cœur selibère,jeluidevaisd'êtreàsescôtés.Jenesuisvraimentplusgrand-chose.LucasregardasamontreetcaressalajouedeZofiaenfaisantlamoue.—Onvarefaireunpetittourdemanègeengyrophareetensirène,ilnous
resteseptminutespourêtredanslestemps,vraimentpasdequoienfairetouteuneéternité!Accrochetaceinture!LaForddéboîtaaussitôtsurlafiledegaucheetremontaCaliforniaStreetà
touteallure.Danslenorddelaville,touslesfeuxs'alignèrentpourformerunealléemagistraledefanauxrouges,libéranttouslescarrefourssurleurpassage.
*—Oui, oui, j'arrive ! répondit Reine à la petite sonnette qui carillonnait
l'achèvementdelacuisson.
Ellesebaissapoursortirlapâtisseriedelagazinière.Laplaquechaudeétaitbien trop lourde pour qu'elle puisse la tenir d'une seulemain. Elle laissa laportedufourouverteetdéposalagalettesurl'établienémail.Prenantgardedenepas sebrûler, elle la fitglisser suruneplanchedebois,pritune lamelarge et fine et commença à découper des parts. Elle épongea son front etsentit quelques gouttes qui fuyaient dans sa nuque. Elle n'avait jamais desueur:sansdouteétait-cecettepesantefatiguequil'avaitsaisielematinetnel'avaitpasquittéedepuis.Elleabandonnalegâteauuninstantpourallerdanssachambre.Uncourantd'airentraalorsdans lapièceet tourbillonna jusquederrièrelecomptoir.QuandReinerevint,elleregardal'horloge,pressantlepaspourdisposer les tasses sur leplateau.Dans sondos, l'unedes septbougiesposées sur le plan de travail s'était éteinte, celle qui était le plus près de lacuisinièreàgaz.
*LaFordbifurquadansVanNessetLucasprofitaduviragepourconsulter
sa montre, ils avaient encore cinq minutes devant eux pour être à l'heure,l'aiguilleducompteurgrimpad'uncran.
*Reineavançaverslavieillearmoireetenouvritlaportequigrinçadetout
sonbois.Samainsi joliment tachéepar lesannéessefaufilasous lapiledelingeendentelled'antan, lesdoigts fragiles se refermèrent sur le registreencuircraquelé.Ellefermasespaupièresethumalacouverturedurecueilavantdeleposeràmêmelesol,surletapisaumilieudusalon.Ilneluirestaitplusqu'àfairechaufferl'eauettoutseraitfinprêt,Zofiaarriveraitd'uneminuteàl'autre ; elle sentit son cœur battre un peu plus vite et s'attacha à contrôlerl'émotionqui lagagnait.Elle retournavers la cuisine et sedemandaoùelleavaitbienpurangerlesallumettes.
*
Zofias'accrochaitdumieuxqu'ellelepouvaitàladragonneau-dessusdelaportière,Lucasluisourit.—Si tu savais lenombredevoituresque j'ai conduites, jen'enai jamais
éraflé une seule ! Encore deux petits feux et nous arriverons dans ta rue.Détends-toi,iln'estquecinqheuresmoinsdeux.
*Reine fouilla le tiroir du buffet, puis celui de la desserte, enfin ceux du
garde-manger, sans résultat. Elle tira le rideau sous le comptoir et regardaattentivement sur les étagères. En se relevant elle ressentit comme un légervertigeetsecoualatêteavantdecontinuersesrecherches.—Maisoùai-jebienpulesmettre?maugréat-elle.Elleregardaautourd'elleettrouvaenfinlapetiteboîteposéesurlerebord
delacuisinière.—Etl'eau,tulaverraisdevantlamer?sedit-elleentournantlamolettedu
brûleur.
*Lespneusdelavoiturecrissèrentdanslacourbe,Lucasvenaitdes'engager
dans Pacific Heights et la maison n'était plus qu'à cent mètres. Il annonçafièrement àZofia qu'au pire elle aurait quinze petites secondes de retard. Ilcoupalasirène...et,danssacuisine,Reinecraqual'allumette.L'explosion souffla instantanément toutes les vitres de la maison. Lucas
appuyadesdeuxpiedssurlapédaledufrein,laFordfituneembardée,évitantde justesse la porte d'entrée expulsée aumilieude la rue.Zofia etLucas seregardèrent, horrifiés, le rez-de-chaussée était la proie des flammes, il leurétait impossibledefranchiruntelmurdefeu.Ilétaitdix-septheures... justepasséesdequelquessecondes.Mathilde avait été projetée au milieu du salon. Autour d'elle, tout était
renversé : le petit guéridon gisait sur son côté, le cadre au-dessus de lacheminées'étaitbriséentombant,éparpillantmilleéclatsdeverresurletapis.Laportedu réfrigérateurpendait sur sesgonds, legrand lustre sebalançait,dangereusement accroché audominodes fils électriques.Uneâcreodeurdefumées'infiltraitdéjàparleslambourdesduplancher.Mathildeseredressaetpassasesmainssur sonvisagepourenchasser lapoussièredusinistre.Sonplâtreétaitfissurésurtoutesalongueur.Déterminée,elleenécartalesbordsetle jeta loin devant elle. Réunissant toutes ses forces, elle prit appui sur ledossierdelachaiserenverséeetsereleva.Ellesefaufilaenboitantparmilesdécombres,touchalaported'entréeet,commecelle-cin'étaitpaschaude,ellesortit sur lepalier et avança jusqu'à labalustrade.Sepenchant, elle avisa lecheminqu'ellepourraitsefrayerautraversdesnombreuxfoyersdel'incendie,puisentrepritdedescendrel'escalier,ignorantlesfulgurancesdanssajambe.Latempératuredanslehallétaitinsoutenable,illuisemblaitquesessourcilset ses cheveux allaient s'embraser d'une seconde à l'autre. Devant elle, unepoutre incandescente se décrocha du plafond, entraînant dans sa chute unepluie de braises rougeoyantes. Le concert des craquements de bois étaitassourdissant,l'airqu'elleaspiraitluibrûlaitlespoumons,àchaqueinspirationMathilde s'asphyxiait.Ladernièremarche réveilla tropvivement sadouleur,elle fléchitet s'étalade toutson long.Aucontactdusol,elleprofitadupeud'oxygène qui restait dans la pièce. Elle inspira et expira au prix de grandsefforts,etrecouvrasesesprits.Sursadroite,lemurétaitéventré,illuisuffiraitde ramperquelquesmètrespour sauver savie,mais sur sagauche, àmêmedistance,Reine gisait sur le dos.Leurs regards se croisèrent au travers d'unvoiledefumée.D'ungestedelamain,Reineluiditdes'enalleretluimontralepassage.Mathildeserelevaenhurlantsadouleur.Contractantsesmâchoiresàs'en
briser les dents, elle avança vers Reine. Chaque pas infligeait un coup depoignarddanssachair.Ellerepoussaleslambeauxdeboiseriesléchésparlefeuetcontinuad'avancer.Elleentradansl'appartementets'allongeaàcôtédeReinepourreprendresonsouffle.—Jevais vous aider à vous relever, et vousvous accrocherez àmoi, dit
Mathildeenhaletant.Reine clignades yeux en signed'acquiescement.Mathildepassa sonbras
souslanuquedelavieilledameetentrepritdelasoulever.
La souffrance fut insoutenable, une constellation d'étoiles l'éblouit, elleperditl'équilibre.—Sauve-toi,ditReine,nediscutepasetparsd'ici.DisdemapartàZofia
quejel'aime,disluiaussiquej'aiadorémesconversationsavectoi,quetuestrès attachante. Tu es une fille formidable, Mathilde, tu as un cœur groscommeunananas,alorsessaiejustedemieuxchoisirceluiàquituoffresdesquartiers, allez, file tant qu'il est temps. De toute façon, je voulais qu'ondisperse mes cendres autour de ma maison, alors, à quelques détails près,j'auraiétéexaucée.—Vouscroyezqu'ilyaunepetitechancepourquejesoismoinstêtueque
vous à votre âge ? Je reprends mon souffle et on recommence dans deuxsecondes,onpartirad'icitouteslesdeux...oupas!Lucasapparutdansl'embrasure,ilavançaitverselles.Ils'agenouilladevant
Mathildeetluiexpliquacommenttoustroissortiraientdubrasier.Ilôtalevestonentweed,couvritlatêtedeReinepourprotégersonvisage,
lapritdanssesbrasetsereleva.Quandildonnalesignal,Mathildes'accrochaà ses hanches et le suivit, parfaitement collée à son corps qui faisait écran.Quelquessecondesplustard,touslestroiséchappaientàl'enfer.LucasretenaitReinedanssesbras,Mathildes'abandonnaàceuxdeZofia
qui avait accouru vers elle. Les sirènes des secours se rapprochaient. Zofiaallongeasonamiesurlapelousedelamaisonvoisine.Reine ouvrit les yeux et regardaLucas, un sourire demalice au coin des
lèvres.—Sionm'avaitditqu'unbeaujeunehommecommeça...Maisunequintedetouxl'empêchadepoursuivre.—Gardezvosforces!—Çatevaplutôtbienlecôtéprincecharmant,maistudoisêtredrôlement
myopequandmême,parceque,franchement,autourdetoiilyabienmieuxquecequetuasdanslesbras.—Vousavezbeaucoupdecharme,Reine.—Oui, sûrement autant qu'une vieille bicyclette dans unmusée ! Ne la
perdspas,Lucas, ilyadeserreursqu'onnesepardonnejamais,crois-moi!Maintenant, si tu voulais bienme reposer, je crois que quelqu'un d'autre vavenirmechercher!
—Neditespasdebêtises!—Ettoi,n'enfaispas!Les secours venaient d'arriver. Les pompiers s'attaquèrent aussitôt à
l'incendie. Pilguez courut vers Mathilde et Lucas s'avança vers lesbrancardiersquipoussaientunecivière.IllesaidaàyallongerReine.Zofialerejoignitetgrimpadansl'ambulance.—Retrouvons-nousàl'hôpital,jeteconfieMathilde!Un policier avait demandé une seconde ambulance, Pilguez fit annuler
l'ordre, pour gagner du temps il conduirait Mathilde luimême. Il enjoignitLucas de le suivre et tous deux la prirent sous l'épaule pour l'installer àl'arrièreduvéhicule.L'ambulancedeReineétaitdéjàloin.Unmaelstrômdelumièresbleuesetrougesscintillaitdansl'habitacle,Reine
regardaparlafenêtreetserralamaindeZofia.—C'estdrôle,lejouroùl'ons'enva,onpenseàtoutcequel'onn'apasvu.—Jesuislà,Reine,murmuraZofia,reposezvous.—Toutesmesphotosontbrûlémaintenant,saufune.Jel'aigardéecachée
surmoitoutemavie,elleétaitpourtoi,jevoulaisteladonnercesoir.Reinetenditsonbrasetouvritsamainquinecontenaitqueduvide.Zofia
laregarda,interloquée,Reineluisouritenretour.—Tuascruquej'avaisperdulaboule,hein?C'estlaphotodel'enfantque
jen'aijamaiseu,elleauraitétécertainementmaplusbelle.Prends-laetmets-la près de ton cœur, elle a tellementmanqué aumien. Zofia, je sais que tuferas un jour quelque chose qui me rendra fière de toi pour toujours. Tuvoulaissavoirsi leBachertn'étaitqu'unjoliconte?Jevais tedire lavérité.C'estàchacund'entrenousderendresonhistoirevraie.Nerenoncepasàtavieetbats-toi.Reineluicaressalajouetendrement.—Etapproche-toiquejet'embrasse,situsavaiscommejet'aime,tum'as
donnédevraiesannéesdebonheur.ElleserraZofiadanssesbrasetluioffritdanscetteétreintetouteslesforces
quiluirestaient.—Jevaismereposerunpeumaintenant,jevaisavoirpleindetempspour
mereposer.
Zofiainspiraprofondémentpourretenirseslarmes.ElleposasatêtesurlapoitrinedeReinequi respirait lentement.L'ambulance entradans le sasdesurgences,etlesportess'ouvrirent.OntransportaReine,etpourlasecondefoisde la semaine Zofia s'assit dans la salle d'attente réservée aux familles despatients.Àl'intérieurdelamaisondeReine,lacouvertureencuircraqueléd'unvieil
albumfinissaitdeseconsumer.LesportescoulissèrentànouveaupourlaisserMathildeentrerdanslesas,
soutenue par Lucas et Pilguez. Une infirmière se précipita vers eux enpoussantunechaiseroulante.—Laissez tomber ! dit Pilguez.Elle nous amenacés de repartir si on la
mettaitlà-dessus!Lanurserécitaparcœurlerèglementdesadmissionsàl'hôpitaletMathilde
serangeaauxraisonsdesassurancesens'installantdemauvaisegrâcedanslefauteuil.Zofiaserenditauprèsd'elle.—Commenttesens-tu?—Commeuncharme.Un interne vint chercher Mathilde et l'emmena vers une salle d'examen.
Zofiapromitdel'attendre.—Pastroplongtemps!ditPilguezdanssondos.Zofiaseretournaverslui.—Lucasm'atoutditdanslavoiture,ajoutat-il.—Qu'est-cequ'ilvousadit?— Que certaines affaires immobilières ne lui avaient pas valu que des
amis!Zofia, jepense trèssérieusementquevousêtes l'uncommel'autreendanger.Lorsquej'aivuvotreamiaurestaurantilyaquelquesjours,jepensaisqu'il travaillait pour le gouvernement et non qu'il venait vous y voir. Deuxexplosionsaugazenunesemaine,endeuxendroitsoùvousvoustrouviez,çafaitbeaucouppourunecoïncidence!—Lapremièrefois,aurestaurant,jecroisquec'étaitvraimentunaccident!
ditLucasdel'autreboutdelasalle.— Peut-être ! reprit l'inspecteur. En tout cas, c'est du travail de grand
professionnel, nous n'avons pas retrouvé lemoindre indice qui permette desupposer qu'il s'agisse d'autre chose. Ceux qui ont monté ces coups sont
démoniaques,etjenevoispascequilesarrêteratantqu'ilsn'aurontpasatteintleur but. Il va falloir vous protéger, et m'aider à convaincre votre petitcamaradedecollaborer.—Ceseradifficile.—Faites-leavantqu'ilnem'aitfoutulefeuàtouslesquartiersdelaville!
En attendant je vais vous mettre en sécurité pour la nuit. Le directeur duSheratonde l'aéroportmedoitquelques retoursd'ascenseur, c'est lemomentd'appuyer sur le bouton ! Il saura vous réserver un accueil des plusconfidentiels.Jeluipasseunappeletjevousemmène.Allezdireaurevoiràvotrecopine.Zofia souleva le rideauet entradans leboxd'examen.Elle s'approchade
sonamie.—Quellessontlesnouvelles?—Rienquedubanal!réponditMathilde.Jevaisavoirunplâtretoutneuf;
ilsveulentmegarderenobservationpourêtresûrsquejen'aipasinhalétropde fumées toxiques.Lespauvres, s'ils savaient ce que j'ai pu avaler commetrucstoxiquesdansmavie,ilsneseraientpassiinquiets.CommentvaReine?—Pastrèsbien.Elleestauservicedesgrandsbrûlés.Elledort,onnepeut
paslavoir,ilsl'ontmisedansunechambrestérile,auquatrièmeétage.—Tuviendrasmechercherdemain?Zofialuitournaledosetregardalepanneaulumineuxoùétaientaccrochées
lesradiographies.—Mathilde,jenecroispasquejepourraiêtrelà.— Je ne sais pas pourquoi, mais je m'en doutais un peu. C'est le lot de
l'amitiédeseréjouirquel'autrerompeunjoursoncélibat,mêmequandcelarenvoieàsapropresolitude.Nosmomentsvontrudementmemanquer.—Amoiaussi.Jevaispartirenvoyage,Mathilde.—Longtemps?—Oui,assezlongtemps.—Maistureviendrasquandmême?—Jen'ensaisrien.LesprunellesdeMathildes'embrumèrentdechagrin.— Je crois que je comprends. Vis,ma Zofia, l'amour est court,mais les
souvenirsdurentlongtemps.ZofiapritMathildedanssesbrasetlaserratrèsfort.—Tuserasheureuse?demandaMathilde.—Jenesaispasencore.—Onpourrasetéléphonerdetempsentemps?—Non,jenepensepasquecelaserapossible.—C'estsiloinqueçal'endroitoùilt'emmène?—Encoreplusloin.Jet'enprie,nepleurepas.—Jenepleurepas,c'estcettefuméequicontinueàpiquer,allez,filed'ici!—Prendssoindetoi,ditZofiad'unevoixdouceens'éloignant.Elle souleva le rideau et regarda à nouveau son amie, les yeux pleins de
tristesse.—Tuvaspouvoirtedébrouillertouteseule?—Toiaussi,prendssoindetoi...pourunefois,ditMathilde.Zofiasourit,etlevoileblancretomba.L'inspecteur Pilguez était au volant, Lucas assis à côté de lui. Lemoteur
tournaitdéjà.Zofiamontaàl'arrière.Levéhiculequittal'auventdesurgencesetpritladirectiondel'autoroute.Personneneparlait.Zofia, le cœur trop lourd, revivait quelques souvenirs projetés sur les
façades et les carrefours qui défilaient par la fenêtre. Lucas inclina lerétroviseur pour la regarder, Pilguez fit lamoue et le remit en place.Lucaspatientaquelquessecondesetletournaànouveau.—Çavousdérangequejeconduise?râlaPilguezenleremettantdansle
bonsens.Il abaissa le pare-soleil côté passager, ouvrit le miroir de courtoisie et
reposasesmainssurlevolant.LavoiturequittalaHighway101àlahauteurdeSouthAirportBoulevard.
Quelquesinstantsplustard,PilguezserangeaitsurleparkingduSheraton.Ledirecteurdel'hôtelleuravaitréservéunesuiteausixièmeétage,leplus
haut.Ilsavaientétéenregistrésdansl'établissementaunomdeOliveretMarySweet. Pilguez avait haussé les épaules en expliquant qu'il n'y avait rien de
mieuxpourattirerl'attentionquelesDoeetlesSmith.Avantdeleslaisser,illeur recommanda de ne pas quitter leur chambre et de faire appel au roomservicepourserestaurer.Illeurdonnalenumérodesonbeeperetlesinformaqu'il viendrait les chercher le lendemain avant midi. S'ils s'ennuyaient, ilspourraient commencer la rédaction d'un rapport sur les événements de lasemaine, ce serait autant de travail en moins pour lui. Lucas et Zofia leremercièrentsuffisammentpourqu'ilensoitgênéetilpartit,laminebourrue,agrémentantson«aurevoir»dequelques«Çava,çava».Ilétaitvingt-deuxheures,laportedelasuiteserefermaitsureux.Zofia se rendit à la salle de bains. Lucas s'allongea sur le lit, prit la
télécommandeetfitdéfilerleschaînes.Lesprogrammeslefirentrapidementbâiller.Iléteignitlatélévision.Ilentendaitl'eaucoulerderrièrelaporte,Zofiaprenait une douche. Alors, il regarda la pointe de ses chaussures, remit enplacelereversdesonpantalon,enépoussetalesdeuxgenouxettirasurlepli.Ilseleva,ouvrit leminibar,qu'ilrefermaaussitôt,avançaprèsdelafenêtre,soulevalevoilage,avisaleparkingdésertetretournas'allonger.Ilobservasacage thoracique qui se gonflait et se dégonflait au fur et à mesure desmouvements de sa respiration, soupira, inspecta l'abat-jour de la lampe dechevet,déplaçalecendrierlégèrementsurladroiteetfitcoulisserletiroirdelatabledelanuit.Sonattentionfutattiréeparlapetitecouverturecartonnéede l'ouvrage, gravée au sigle de l'hôtel ; il le prit et commença à lire. Lespremièreslignesleplongèrentdansuneffroiabsolu.Ilcontinuasalectureentournantlespagesdeplusenplusvite.Auseptièmefeuillet,ilselevahorsdeluietallafrapperàlasalledebains.—Jepeuxentrer?—Uneseconde,demandaZofiaenenfilantunpeignoir.Elleouvritetletrouvafulminant,faisantlescentpasauseuildelaporte.—Qu'est-cequ'ilya?demanda-t-elle,inquiète.—Ilyaquepluspersonnenerespecterien!Ilagita lepetit livrequ'il tenaitdanslamainetpoursuivitendésignant la
couverture:—CeSheratonaentièrementpompélelivredeHilton!Etjesaisdequoije
parle,c'estmonauteurpréféré.Zofia lui prit l'ouvrage desmains et le lui rendit aussitôt.Elle haussa les
épaules:
—C'estlaBible,Lucas!Asonairinterrogatif,elleajoutad'unairdésolé:—Laissetomber!Ellen'osaitpas luidirequ'elleavait faim, il ledevinaà lafaçondontelle
feuilletaitlelivretduserviced'étage.—Ilyaunechosequejevoudraiscomprendreunebonnefoispourtoutes,
demanda-t-elle.Pourquoimettent-ilsdeshorairesdevantlesmenus?Çasous-entend quoi ? Que passé dix heures trente le matin ils doivent absolumentrangerleurscornflakesdansuncoffre-fortavecuneserrureàhorodateurquines'ouvriraplusavantlelendemain?C'estbizarre,quandmême!Etsituasenviedecéréalesàdixheurestrente,maisdusoir!Etregarde,ilsfontpareilaveclescrêpes!Detoutefaçon,tun'asqu'àmesurerlalongueurducordondeleursèchecheveuxdans lasalledebainset tuas toutcompris !Celuiquiainventélesystèmedevaitêtrechauve;ilfautquetutecollesàdixcentimètresdumurpourteréchaufferunemèche.Lucaslapritdanssesbrasetlaserracontreluipourlacalmer.—Tuesentraindedevenirexigeante!Elleregardaautourd'elleetrougit.—Peut-être!—Tuasfaim!—Pasdutout!—Jecroisquesi!—Unpetitquelquechoseàgrignoteralors,maispourtefaireplaisir.—DesFrostiesoudesSpécialK?—Ceuxquifont«Snap,Crackle,Pop»quandtulescroques?—RiceKrispies!Jem'enoccupe.—Sanslait!—Pasdelaitage,accordaLucasendécrochantletéléphone.—Maisdusucre,pleindesucre!—Jem'enoccupeaussi!Ilraccrochaetvints'asseoiràcôtéd'elle.—Tunet'esriencommandé?dit-elle.
—Non,jen'aipasfaim,réponditLucas.Aprèsqueleroomserviceeutdélivrésacommande,elleprituneserviette-
éponge et dressa le couvert sur le lit. À chaque cuillerée avalée, elle enenfournait une dans la bouche de Lucas qui l'acceptait de bonne grâce. Unéclairzébralecieldanslelointain.Lucasselevaetfermalesrideaux.Ilrevints'allongerprèsd'elle.—Demain, je trouverai une solution pour que nous leur échappions, dit
Zofia.Ildoitbienyavoirunmoyen.—Nedisrien,murmuraLucas.J'auraisvouludesdimanchesfantastiques,
vivredesdemainsavectoienrêvantqu'ilyenauraitpleind'autres,maisilnenous reste qu'une seule journée, et celle-là, je veux que nous la vivionsvraiment.LepeignoirdeZofiasedéfit légèrement, ilenreferma lespans,elleposa
seslèvressurlessiennesetmurmura:—Déchois-moi!—Non,Zofia,lespetitesailestatouéessurtonépauletevonttropbienetje
neveuxpasquetulesbrûles.—Jeveuxrepartiravectoi.—Pascommeça,paspourça.Ilcherchaàtâtonsl'interrupteurdelalampe,Zofiaseblottittoutcontrelui.Danssachambred'hôpital,Mathildeéteignitlalumière.Cettenuitencore,
elles'endormiraitjusteau-dessusdulitdeReine.Lesclochesdelacathédralesonnèrentminuit.Ilyeutunenuit,ilyeutunmatin...
6.
SixièmeJour
Elles'étaitavancéejusqu'àlafenêtresurlapointedespieds.Lucasdormaitencore.Elleavaitouvert lesrideauxsurl'aubed'unmatindenovembre.ElleregardalesoleilquiperçaitlabrumeetseretournapourcontemplerLucasquis'étirait.—Tuasdormi?demanda-t-il.Elles'enrouladanssonpeignoiretcollasonfrontàlavitre.—Je t'ai commandéunpetitdéjeuner, ilsnevontpas tarderà frapper, je
vaisallermepréparer.—C'estsiurgentqueça?dit-ilenprenantsonpoignetpourl'entraînervers
lui.Elles'assitsurleborddulitetpassasamaindanslescheveuxdeLucas.—Tusaiscequec'estqueleBachert?luidemanda-t-elle.—Çameditquelquechose,j'aidûlirecemotquelquepart,réponditLucas
enplissantlefront.—Jeneveuxpasquenousabandonnions.—Zofia,nousavonsl'enferànostrousses,ilnousrestejusqu'àdemainet
aucunendroitpourfuir.Restonslà,touslesdeux,etvivonsletempsquinousestoffert.—Non,jenemerésoudraispasàleurvolonté.Jenesuispasunpionsur
leuréchiquieretjeveuxtrouverlemouvementqu'ilsn'avaientpasprévu.Ilyatoujoursunrebellequisecacheparmilesimpossibles.—Maislà,tuparlesd'unmiracle,etcen'estvraimentpasmonrayon...—C'estsupposéêtrelemien!dit-elleenselevantpourouvrirauservice
d'étage.Elle signa la note, referma la porte et poussa la table roulante jusqu'à la
chambre.— Je suis trop loin de leurs pensées maintenant pour qu'ils puissent
m'entendre,dit-elleenremplissantlatasse.Ellepritlescéréalesqu'ellerecouvritdetroissachetsdesucre.—Tuneveuxvraimentpasdelait?demandaLucas.—Nonmerci,c'esttoutmouaprès.Elle regardapar la fenêtre lavillequi s'étendait au loinet sentit lacolère
monter.—Jenepeuxpasregardercesmurstoutautourdemoietmedirequ'ilsont
plusd'immortalitéquenousdésormais,çamerendfollederage.—BienvenuesurlaTerre,Zofia!Lucas se leva et laissa la porte de la salle de bains entrouverte. Zofia
repoussaleplateau,songeuse.Elleseleva,arpentalepetitsalon,revintverslachambreets'allongeasur le lit.Sur la tabledenuit, lepetit livreéveillasonattention,ellebonditsursespieds.—Jeconnaisunendroit!cria-t-elleàLucas.Il passa la tête par la porte entrebâillée, unevolutedebuée entourait son
visage.—Moiaussijeconnaispleind'endroits!—Jeneplaisantepas,Lucas!—Moinonplus,dit-ild'unairtaquin.Tum'endisunpeuplus?Danscette
position j'ai à moitié chaud et à moitié froid, il y a un gros écart detempératureentrelesdeuxpièces.—JeconnaisunlieusurlaTerreoùplaidernotrecause.Elleavait l'airsi tristeetsi troublée,si fragiledanssonespoir,queLucas
s'eninquiéta.—Quelestcetendroit?demanda-t-ild'unevoixgrave.—Levraitoitdumonde,lamontagnesacréeoùtouslescultescohabitent
etserespectent,lemontSinaï.Jesuissûreque,delà-haut,jepourraiencoreparleràmonPèreetLuipeutêtrem'entendra.Lucasregardal'horlogedumagnétoscope.—Renseigne-toisurleshoraires,jem'habilleetjerevienstoutdesuite.
Zofia se précipita sur le téléphone et composa le numéro desrenseignements aériens. Le disque lui promit qu'un opérateur traiterait trèsbientôt sa demande. Impatiente, elle regarda par la fenêtre unemouette quiprenaitsonenvol.Quelquesonglesrongésplustard,personnen'avaitprissonappel,Lucasarrivadanssondosetl'entouradesesbraspourmurmurer:— Au moins quinze heures de vol, auxquelles il faut ajouter dix de
décalagehoraire...lorsquenousarriverons,nousnepourronsmêmeplusnousdire adieu sur un trottoir d'aéroport, ils nous auront déjà séparés depuislongtemps.Ilesttroptard,Zofia,letoitdetonmondeesttroploind'ici.Lecombinédu téléphone retrouvasaplace.Ellese retournapourplonger
sesyeuxaufonddessiensetilss'embrassèrent,pourlapremièrefois.
*Bienplusaunord,lamouettevintseposersuruneautrebalustrade.Desa
chambre d'hôpital, Mathilde laissa un message sur le portable de Zofia etraccrocha.
*Zofiareculadequelquespas.—Jeconnaisunmoyen,dit-elle.—Tunerenonceraspas!— À l'espoir ? Jamais ! Je suis programmée pour ça ! Finis vite de te
prépareretfais-moiconfiance.—Jenefaisqueça!Dixminutesplustard,ilssortirentsurleparkingdel'hôteletZofiaserendit
comptequ'illeurfallaitunevoiture.—Laquelle ? demandaLucas d'un air désabusé en regardant le parc des
véhiculesenstationnement.A lademandedeZofia, il se résigna à« emprunter» laplusdiscrète. Ils
reprirent aussitôt la Highway 101, cette fois en direction du nord. Lucasvoulutsavoiroùilsserendaient,maisZofia,plongéedanssonfourre-toutàla
recherche de son téléphone, ne lui répondit pas. Elle n'eut pas le temps decomposer le numéro de l'inspecteur Pilguez pour le prévenir de ne pas sedéranger,samessageriesonna,ellepritl'appel:«C'estmoi,c'estMathilde,jevoulaistediredeneplustefairedesoucis.Je
leurai tellementpourri lamatinéequ'ilsme laisseront sortir avantmidi. J'aiappeléManca, il viendramechercherpourme ramener chezmoi, et puis ilm'apromisqu'ilpasserait tous lessoirsm'apporteràdîner, jusqu'àceque jesoisremise...peut-êtrequejeferaiunpeudurerlachose...L'étatdeReinen'apasévolué,onnepeutpasluirendrevisite,elledort.Zofia,ilyadeschosesquel'onditenamouretquel'onn'osepasenamitié,alorsvoilà,tuasétébienplusquelaclartédemesjournéesoulacomplicedemesnuits,tuasétéetturestesmonamie.Oùquetuailles,bonneroute.Tumemanquesdéjà.»Zofiapressa lepetitboutonde toute laforcedesesdoigtsetsonportable
s'éteignit;ellelelaissachoiraufonddusac.—Rouleverslecentredelaville.—Oùnousemmènes-tu?demandaLucas.—Dirige-toiversleTransamericaBuilding,laTourenformedepyramide,
surMontgomeryStreet.Lucass'immobilisasurlabanded'arrêtd'urgence.—Àquoitujoues?—Onnepeutpastoujourscomptersurlesvoiesaériennes,maiscellesdu
cielrestentimpénétrables,démarre!La vieille Chrysler reprit sa route, dans le silence le plus absolu. Ils
quittèrentla101àl'embranchementde3rdStreet.—Noussommesvendredi?demandaZofia,soudainementinquiète.—Hélas!réponditLucas.—Quelleheureilest?—Tum'avais demandé une voiture discrète ! Tu noteras que celle-ci ne
donnemêmepasl'heure!Ilestmidimoinsvingt!—Ondoitfaireundétour,j'aiunepromesseàtenir,rouleversl'hôpital,s'il
teplaît.LucasbifurquapourremonterCaliforniaStreet,etdixminutesplustardils
entraient dans l'enceinte du complexe hospitalier. Zofia lui demanda de se
garerdevantl'unitédepédiatrie.—Viens,dit-elleenrefermantsaportière.Illasuivitdanslehalljusqu'auxportesdel'ascenseur.Ellepritsamaindans
la sienne, l'entraîna et appuya sur le bouton. La cabine s'éleva jusqu'auseptièmeétage.Au milieu du couloir où d'autres enfants jouaient, elle reconnut le petit
Thomas. Il lui sourit en la voyant, elle lui rendit son bonjour d'un signe detendresseets'avançaverslui.Ellereconnutl'angequisetenaitàsoncôté.EllesefigeaetLucassentitalorslamaindeZofiaserrerlasienne.L'enfantrepritcelle de Gabriel et continua son chemin vers l'autre bout du corridor sansjamais laquitterdesyeux.Àlaportequidonnaitsur le jardind'automne, lepetitgarçonseretournaunedernièrefois.Ilouvritsamainengrandetsoufflaunbaiserdans sapaume. Il ferma sespaupières et, tout en sourire, disparutdanslapâlelumièredecettefindematin.AsontourZofiafermalesyeux.—Viens,luimurmuraLucasenl'entraînant.Quandlavoiturequittaleparking,elleeutunhaut-le-cœur.—Tuparlaisdecertainsjoursoùlemondeserefermesurnous?ditZofia.
C'estunedecesjournées-là.Ils roulèrent à travers la ville sans se dire un mot. Lucas ne prit aucun
raccourci,bienaucontraire,lescheminsqu'ilchoisitfurentlespluslongs.Ilroulaauborddel'océanets'arrêta.Ellel'emmenamarchersurlaplagebordéed'écume.IlsarrivèrentuneheureplustardaupieddelaTour.Zofiatournatroisfois
autourdublocsanstrouveruneplacedestationnement.—OnnepayepaslesPVdesvoituresvolées!dit-ilenlevantlesyeuxau
ciel.Gare-toin'importeoù!Zofia se rangea le long du trottoir réservé aux livraisons. Elle se dirigea
vers l'entrée est, Lucas lui emboîta le pas. Lorsque la dalle bascula dans laparoi,Lucaseutunmouvementderecul.—Tuessûredecequetufais?demandat-il,inquiet.—Non!Suis-moi!Ils parcoururent les couloirs qui conduisaient au grand hall. Pierre était
derrièresoncomptoir,ilselevaenlesvoyant.
—Tunemanquespasdeculotdel'amenerici!dit-ilàZofiad'unairoutré.—J'aibesoindetoi,Pierre.—Est-cequetusaisquetoutlemondetechercheetquetouslesgardiens
delaDemeuresontàvostrousses.Qu'as-tufait,Zofia?—Jen'aipasletempsdet'expliquer.—C'estbienlapremièrefoisquejevoisquelqu'undepresséici.—Ilfautquetum'aides,jenepeuxcompterquesurtoi.Jedoismerendre
aumontSinaï,donne-moil'accèsaupassagequiyconduitparJérusalem.Pierresefrottalementonenlesdévisageanttouslesdeux.—Jenepeuxpasfairecequetumedemandes,onnemelepardonnerait
pas.Enrevanche,dit-ilens'éloignantversuneextrémitéduhall,ilsepourraitbien que tu aies le temps de trouver ce que tu cherches, pendant que jepréviens la sécurité de votre présence ici. Regarde dans le compartimentcentraldelaconsole.ZofiaseprécipitaderrièrelecomptoirdésertéparPierreetenouvrittousles
tiroirs.EllechoisitlacléquiluisemblaitlabonneetentraînaLucas.Laportedissimuléedanslemurs'ouvritquandelleintroduisitlepasse.ElleentenditlavoixdePierredanssondos.—Zofia,c'estunpassagesansretour,tusaiscequetufais?—Mercipourtout,Pierre!Il hocha la tête et tira sur une grande poignée qui pendait au bout d'une
chaîne, les clochesdeGrâceCathedral sonnèrent etZofia etLucas eurent àpeineletempsdesefaufilerdansl'étroitcorridoravantquetouteslesportesdugrandhallnesereferment.Ils en ressortirent quelques instants plus tard par une ouverture dans la
palissaded'unterrainvague.Lesoleilinondaitdesesrayonslapetiteruebordéed'immeublesdetroisou
quatreétagesauxfaçadesdéfraîchies.Lucaspritunairsoucieuxenregardantautourdelui.Zofias'adressaaupremierhommequipassaitprèsd'elle.—Vousparleznotrelangue?—J'ail'aird'unabruti?réponditl'hommeens'éloignant,vexé.Zofianesedécourageapasetserapprochad'unpiétonquitraversait.—Jecherche...?
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase, l'homme avait déjà rejoint letrottoird'enface.— Les gens sont plutôt accueillants pour une ville sainte ! dit Lucas,
ironique.Zofianefitaucuncasdelaréflexionet interpellaunetroisièmepersonne.
L'hommevêtutoutdenoirétaitsansaucundouteunreligieux.— Mon père, demanda-t-elle, pouvez-vous m'indiquer la route du mont
Sinaï?Leprêtrelatoisadepiedencapets'enallaenhaussantlesépaules.Adossé
àunréverbère,Lucascroisaitlesbrasensouriant.Zofiaseretournaversunefemmequimarchaitdanssadirection.—Madame,jecherchelemontSinaï?— Vous n'êtes pas très drôle, mademoiselle, répondit la passante en
S'éloignant.Zofiaavançaverslemarchanddesalaisonsquiarrangeaitsadevantureen
discutantavecunlivreur.—Bonjour,est-cequel'und'entrevouspeutm'indiquercommentserendre
aumontSinaï?Les deux hommes se regardèrent, intrigués, et reprirent le cours de leur
échangesansplusprêterlamoindreattentionàZofia.Entraversantlarue,ellemanquadesefairerenverserparunautomobilistequiklaxonnavivementenlafrôlant.—Ilssontabsolumentcharmants,ditLucasàvoixbasse.Zofiatournasurelle-mêmeàl'affûtd'unequelconqueassistance.Ellesentit
lacolère l'envahir,ellesaisitunecagettevideaupieddel'étaldumarchand,descenditsurlachausséepourseplanteraumilieuducarrefour,grimpasursapetiteestradeimproviséeet,mainssurleshanches,hurla:— Est-ce que quelqu'un ici voudrait bien me prêter attention une petite
minute,j'aiunequestionimportanteàposer!Laruesefigeaettouslesregardsconvergèrentverselle.Cinqhommesqui
passaientencortègeserapprochèrentetdirentàl'unisson:—Quelleestlaquestion?Nousavonsuneréponse!—JedoismerendreaumontSinaï,c'estuneurgence!
Lesrabbinsformèrentuncercleautourd'elle.Ilsseconsultèrenttouràtour,échangeant avec force gestes leur avis sur la direction la plus appropriée àindiquer.Unhommedepetite taille se faufilaentreeuxpour s'approcherdeZofia.—Suivez-moi,dit-il,j'aiunevoiture,jepeuxvousconduire.IlsedirigeaimmédiatementversunevieilleFordgaréeàquelquesmètres
delà.Lucasabandonnasonlampadaireetsejoignitàl'équipage.—Dépêchez-vous, ajouta l'homme en ouvrant les portières, il fallait dire
toutdesuitequec'étaituneurgence.Lucas et Zofia prirent place à l'arrière et la voiture démarra en trombe.
Lucas regarda autour de lui, fronça à nouveau les sourcils et se pencha àl'oreilledeZofia:—Ilseraitplussagedesecouchersurlabanquette,ceseraittropbêtedese
fairerepérersiprèsdubut.Zofian'avaitaucuneenviedediscuter.Lucassetassaetelleposasatêtesur
sesgenoux.Leconducteurjetauncoupd'œildanssonrétroviseur,Lucasluirenditunlargesourire.La voiture roulait à vive allure, chahutant ses passagers.Une demi-heure
plustard,ellepilaàuncarrefour.—LemontSinaïvousvouliez,aumontSinaïvousvoilà!ditl'hommeen
seretournant,ravi.Zofiaseredressa,trèsétonnée,lechauffeurluitendaitlamain.—Déjà?Jecroyaisquec'étaitbeaucoupplusloin.—Ehbien,c'étaitbeaucoupplusprès!réponditleconducteur.—Pourquoimetendez-vouslamain?— Pourquoi ? dit-il en haussant le ton. De Brooklyn à 1470 Madison
Avenue,çafaitvingtdollars,voilàpourquoi!Zofia regardapar la fenêtreenécarquillant lesyeux.Lagrandefaçadedu
MontSinaïHospitaldeManhattansedressaitdevantelle.Lucassoupira.—Jesuisdésolé,jenesavaispascommentteledire.Il régla le chauffeur et entraîna Zofia qui ne disait plus mot. Elle tituba
jusqu'aupetitbancsousl'abrid'autobusets'assit,hébétée.
—Tut'estrompéedemontSinaï,tuasprislaclédelapetiteJérusalemdeNewYork,ditLucas.Ils'agenouilladevantelleetpritsesmainsdanslessiennes.— Zofia, arrête maintenant... Ils n'ont pas réussi à statuer sur le sort du
mondeendesmilliersd'années,tucroisvraimentquenousavionsunechanceenseptjours?Demainàmidinousseronsséparés,neperdonspasuneminutedu temps qu'il nous reste. Je connais bien la ville, laisse-moi faire de cettejournéenotremomentd'éternité.Ill'entraînaettousdeuxdescendirentlaCinquièmeAvenue,endirectionde
CentralPark.Ill'emmenadansunepetitetrattoriaduVillage.Lejardinarrièreétaitdésert
encettesaison,ilss'yfirentservirundéjeunerdefête.Ilsremontèrentjusqu'àSoHo,entrèrentdanstouteslesboutiques,sechangèrentdixfois,abandonnantlesvêtementsdel'instantprécédentauxsans-abriquierraientsurlestrottoirs.À cinq heures, elle eut envie de pluie, il lui fit descendre la rampe d'unparkingetl'installaaumilieudelatravée.Ilallumasonbriquetsousunebuseanti-incendie et ils remontèrent l'allée main dans la main sous une averseunique. Ils s'enfuirent en courant auxpremières sirènesdespompiers. Ils seséchèrentdevantlagrilled'ungigantesqueextracteurd'airetentrèrents'abriterdansuncomplexedecinéma.Qu'importaitlafindesfilms,poureux,seulslesdébuts comptaient ; ils changèrent sept fois de salle, sans jamais perdre unseul pop-corn au cours de leurs cavalcades dans les couloirs. Quand ilssortirent, la nuit était déjà tombée surUnionSquare.Un taxi les déposa aucoinde57thStreet.Ilsentrèrentdansungrandmagasinquifermaittard.Lucaschoisitunsmokingnoir,elleoptapouruntailleuràlamode.—Lesrelevésnetombentqu'à lafindumois!chuchota-t-ilàsonoreille
alorsqu'ellehésitaitsuruneétole.Ils ressortirent par la Cinquième Avenue et traversèrent le hall du grand
palacequibordaitleparc.Ilsmontèrentjusqu'audernierétage.Depuislatablequ'onleurattribua,lavueétaitsublime.Ilsgoûtèrentàtouslesplatsqu'elleneconnaissaitpas,elles'attardasurlesdesserts.—Çanefaitgrossirquelesurlendemain,ditelleenchoisissantsurlemenu
lesouffléauchocolat.Il était onze heures du soir quand ils entrèrent dansCentral Park.L'air y
était doux. Ils marchèrent le long des chemins bordés de réverbères et
s'assirent sur unbanc sousungrand saule.Lucasôta sa veste et couvrit lesépaules de Zofia. Elle regarda le petit pont de pierre blanche dont la voûtesurplombaitl'alléeetdit:—Danslavilleoùjevoulaist'emmener,ilyaungrandmur.Leshommes
écriventdesvœuxsurdesboutsdepapierqu'ilsglissententrelespierres.Nuln'aledroitdelesenlever.Unclochardpassadansl'allée,illessaluaetsasilhouettedisparutdansla
pénombre, sous l'arche du petit pont. Il y eut un long moment de silence.Lucas et Zofia regardèrent le ciel, une immense lune ronde diffusait autourd'euxunelumièreargentée.Leursmainssejoignirent,LucasdéposaunbaiseraucreuxdelapaumedeZofia,ilhumaleparfumdesapeauetmurmura:—Unseulinstantdetoivalaittoutesleséternités.Zofiaseserracontrelui.PuisLucaspritZofiadanssesbraset,danslaconfidencedelanuit,ill'aima
tendrement.
*Julesentradansl'hôpital.Ilavançajusqu'auxascenseurssansquepersonne
leremarque,lesAngesVérificateurssavaientserendreinvisiblesquandilslevoulaient...Ilappuyasurleboutonduquatrièmeétage.Lorsqu'ilpassadevantla salle de garde, l'infirmière ne vit pas la silhouette qui avançait dans lapénombreducouloir. Ils'arrêtadevant laportedelachambre,remitbienenplace sonpantalon en tweed aumotif prince-de-galles, frappadoucement etentrasurlapointedespieds.Ils'approcha,soulevalevoileentourantlelitoùReinedormaitets'assità
soncôté.Ilreconnutlavestedanslapenderie,etl'émotiontroublasonregard.IlcaressalevisagedeReine.—Tum'astellementmanqué,chuchotaJules.C'étaitlongdixanssanstoi.Il posa un baiser sur ses lèvres et le petit écran vert sur la table de nuit
paraphalaviedeReineSheridand'unlongtraitcontinu.L'ombredeReineselevaetilspartirenttouslesdeux,maindanslamain...
*... Il était minuit dans Central Park et Zofia s'endormait sur l'épaule de
Lucas.Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...
7.
SeptièmeJour
Une fine brise soufflait sur Central Park. Lamain de Zofia glissa sur ledossier du banc et retomba. Le froid du petit matin la faisait frissonner.Engourdiedanssonsommeil,elleresserralecoldumanteausursanuqueetramena ses genoux contre elle. La pâleur du jour naissant infiltrait sespaupières closes, elle se retourna.Non loin de là, un oiseau piailla dans unarbre,ellereconnutlecridelamouettequis'envolait.Elles'étiraetsesdoigtscherchèrentàtâtonslajambedeLucas.Samainremontalelongdel'assiseenboissansrientrouver,elleouvritlesyeuxsurlasolitudedesonréveil.Elle appela aussitôt, sans que personne lui réponde.Alors elle se leva et
regardaautourd'elle.Lesalléesétaientdésertes,laroséeintacte.—Lucas?Lucas?Lucas?Achaqueappel,savoixse faisaitplus inquiète,plus fragile,plusblessée.
Elletournaitsurelle-même,criantlenomdeLucas,às'endonnerlevertige.Quelquesbruissementsdefeuilles témoignaientdelaseuleprésencedupetitvent.Elle avança fébrilement jusqu'au petit pont, les morsures du froid la
faisaientgrelotter.Ellemarchale longdumurdepierreblancheet trouvalalettredéposéedansuninterstice.Zofia,Je te regarde dormir et Dieu que tu es belle. Tu te retournes dans cette
dernièrenuitoùtufrissonnes,jeteserrecontremoi,jeposemonmanteausurtoi, j'aurais voulu pouvoir en mettre un sur tous tes hivers. Tes traits sonttranquilles, jecaresse ta joue,et,pour lapremière foisdemonexistence, jesuistristeetheureuxàlafois.C'est la findenotremoment, ledébutd'un souvenirquidurerapourmoi
l'éternité. Il y avait en chacun de nous tant d'accompli et tant d'inachevéquandnousétionsréunis.Jepartiraiauleverdujour,jem'éloigneraipasàpas,pourprofiterencore
dechaquesecondedetoi,jusqu'àl'ultimeinstant.Jedisparaîtraiderrièrecetarbre pour me rendre à la raison du pire. En les laissant m'abattre, noussonnerons la victoire des tiens et ils te pardonneront, quelles que soient lesoffenses.Rentre,monamour, retournedanscettemaisonquiest la tienneetquitevasibien.J'auraisvoulutoucherlesmursdetademeureàl'odeurdesel, voir de tes fenêtres lesmatins qui se lèvent sur des horizons que je neconnaispas,maisdontjesaisqu'ilssontlestiens.Tuasréussil'impossible,tuaschangéunepartdemoi.Jevoudraisdésormaisquetoncorpsmerecouvreetneplusjamaisvoirlalumièredumondeautrementqueparleprismedetesyeux.Làoùtun'existespas,jen'existeplus.Nosmainsensembleeninventaient
uneàdixdoigts;latienneenseposantsurmoidevenaitmienne,sijustementque,lorsquetesyeuxsefermaient,jem'endormais.Ne sois pas triste, personne ne pourra voler nos souvenirs. Il me suffit
désormaisdefermermespaupièrespourtevoir,cesserderespirerpoursentirtonodeur,memettrefaceauventpourdevinertonsouffle.Alorsécoute:oùquejesois,jedevineraiteséclatsderire,jeverrailessouriresdanstesyeux,j'entendraileséclatsdetavoix.Savoirsimplementquetueslàquelquepartsurcetteterresera,dansmonenfer,monpetitcoindeparadis.TuesmonBachert,Jet'aime
Lucas.Zofiaserecroquevilla lentementsur le tapisdefeuillesenserrant la lettre
danssesdoigts.Ellerelevalatêteetregardalecielvoilédechagrin.Aumilieu du parc, le nom de Lucas résonna comme jamais la Terre ne
l'avait entendu résonner ; lesmains tendues au plus haut vers le ciel, Zofiadéchiraitlesilenceetsonappelinterrompaitlecoursdumonde.—Pourquoim'as-tuabandonnée?murmurat-elle.—N'exagéronsrientoutdemême!réponditlavoixdeMichaëlquiapparut
sousl'archedupetitpont.—Parrain?—Pourquoipleures-tu,Zofia?—J'aibesoindetoi,dit-elleencourantverslui.— Je suis venu te chercher, Zofia, il faut que tu rentres avec moi
maintenant,c'estfini.Illuitenditlamain,maisellerecula.—Jenerentrepas.Monparadisn'estpluscheznous.Michaëlavançaverselleetlapritsoussonbras.—TuveuxrenonceràtoutcequetonPèret'adonné?— À quoi servait de me donner un cœur si c'était pour le laisser vide,
parrain?Il semit faceàelleetposasesdeuxmainssur sesépaules ; il la regarda
attentivementetsourit,pleindecompassion.—Qu'as-tufait,Zofia?Elle plongea ses yeux dans les siens, ses lèvres serrées de tristesse, elle
soutintsonregardetluidit:—J'aiaimé.Alorslavoixdesonparrainsefitfeutrée,sonregarddevintévanescentetla
lumièredujourtraversasonvisageaufuretàmesurequ'ildisparaissait.—Aide-moi,supplia-t-elle.—C'estunealliance...Mais elle n'entendit jamais la fin de sa phrase, il avait disparu, elle ne
l'entendraitplus.—...sacrée,acheva-t-elleens'éloignantseuledansl'allée.
*Michaël sortitde l'ascenseur,passadevant l'hôtesse,qu'il saluad'ungeste
impatient, et avançad'unpaspressédans le corridor. Il frappaà laportedugrandbureauetentrasansattendre.
—Houston,nousavonsunproblème!Laporteserefermaderrièrelui.Quelquesminutesplustard,lavoixtonitruantedeMonsieurfittremblerles
mursdelademeure.Michaëlressortitpeuaprès,faisantsigneàtousceuxqu'ilcroisait dans les couloirs que tout allait pour lemieux dans lemeilleur desmondes et que chacun pouvait retourner à son poste de travail. Il se faufiladerrière le comptoir de la réceptionniste et regarda nerveusement par lafenêtre.Danssonimmensebureau,Monsieurfixaitdesonœilrageurlacloisondu
fond,ilouvritletiroiràsamaindroite,fitcoulisserlecompartimentsecretetdéverrouillabrutalementlasécuritéducontacteur.D'un coup de poing franc, il appuya sur le bouton-poussoir. La cloison
coulissalentementsursesrailsets'ouvritsurlebureaudePrésident;lesdeuxtables n'en formaient désormais plus qu'une seule démesurée où chacun setenaitàuneextrémité,l'unfaceàl'autre.—Jepeuxfairequelquechosepourtoi?demandaPrésidentenposantson
jeudecartes.—Jenepeuxpascroirequetuaiesosé!—Oséquoi?susurraSatan.—Tricher!—Parcequec'estmoiquiaitrichélepremier?répliquaPrésidentd'unton
arrogant.—Commentas-tupuattenteraudestindenosenvoyés?Tun'asdoncplus
delimites?— Mais c'est quand même le monde à l'envers, j'aurai vraiment tout
entendu!raillaSatan.C'esttoiquiastrichélepremier,monvieux!—Moij'aitriché?—Parfaitement!—Etenquoiai-jetriché?—Neprendspascetairangéliqueavecmoi!—Maisqu'est-cequej'aifait?demandaDieu.—Tuasrecommencé!ditLucifer.—Quoi?
—DESHUMAINS!Dieu toussa et caressa la pointe de son menton en dévisageant son
adversaire.—Tuvasarrêterimmédiatementdelespourchasser!—Etsinonquoi?—Sinonc'estmoiquivaistepoursuivre!—Ah oui ? Essaie, juste pour voir ! Je m'amuse déjà ! A ton avis, les
avocatsrésidentcheztoiouchezmoi?réponditPrésidentenappuyantsurleboutondanssontiroir.La cloison se referma lentement.Dieu attendit qu'elle soit àmi-course, il
inspiraprofondémentetSatanentendit savoix luicrierde l'autreboutde lapièce:—NOUSALLONSETREGRANDS-PERES!Lacloisons'immobilisaaussitôt.DieuvitlatêteeffaréedeSatanquis'était
penchépourlevoirànouveau.—Qu'est-cequetuviensdedire?—Tum'astrèsbienentendu!—Garçonoufille?demandaSatand'unepetitevoixinquiète.—Jen'aipasencoredécidé!Satanselevad'unbond.—Attends,j'arrive!Cettefois-ciilfautvraimentqu'onparle!Présidentfitletourdubureau,franchitlaséparationetvints'asseoiràcôté
de Monsieur, à l'autre extrémité de la table... s'ensuivit une longueconversationquidura...dura...durajusqu'ausoir...Puisilyeutunmatin,et...
UneEternité
UnefinebrisesoufflaitsurCentralPark...Unamasdefeuillessemitàvirevolter,tourbillonnantautourd'unbancqui
bordait l'allée piétonne. Dieu et Satan s'étaient assis sur le dossier. Ils lesvirentarriverdeloin.LucastenaitlamaindeZofiadanslasienne.Desamainlibre, chacun guidait la poussette à deux berceaux. Ils passèrent devant euxsanslesvoir.Lucifersoupirad'émotion.—Tupeuxmedire ceque tuveux,mais la petite est la plus réussiedes
deux!dit-il.Dieuseretournapourletoiserd'unœilgoguenard.—Jecroyaisqu'onavaitditqu'onneparleraitpasdesenfants?Ilsselevèrentensembleetremontèrentl'alléecôteàcôte.— D'accord, dit Lucifer, dans un monde totalement parfait ou imparfait
nousnousserionsennuyés,oublionsça!Maismaintenantquenoussommesseulàseul,tupeuxmeledire!Tuascommencéàtricherlequatrièmeoulecinquièmejour?—Maispourquoiveux-tuquej'aietriché?...Dieuposasamainsurl'épaule
deLuciferetsourit:—...Etlehasarddanstoutça!
*
Ilyeutunsoir...etpleind'autresmatins.
Remerciements
NathalieAndré,M.R.Bass,ÉricBrame,Frédérique,KamelBerkane,AntoineCaro,PhilippeDajoux,ValérieDjian,MarieDrucker,M.P.Fehner,GuillaumeGallienne,M.C.Garot,PhilippeGuez,SophieFontanel,KatrinHodapp,M.P.Leneveu,RaymondetDanièleLevy,LorraineLevy,DanielManca,M.Natalini,PaulineNormand,l'instructeurIFRPatrickPartouche,J.M.Perbost,MlleRegenTell,ManonSbaïz,AlineSouliers,ZofiaetleSyndicatdesdockersCGTduportdeMarseille,MarieLeFort,AlixdeSaint-André,poursonmerveilleuxlivreArchivesdesAnges,NicoleLattès,LeonelloBrandolinietSusannaLeaetAntoineAudouard.