SÉPARATION, RÉPARATION || Disponibilités littéraires : la lecture comme usage

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Armand Colin Disponibilités littéraires : la lecture comme usage Author(s): MARIELLE MACÉ Source: Littérature, No. 155, SÉPARATION, RÉPARATION (SEPTEMBRE 2009), pp. 3-21 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41705261 . Accessed: 11/06/2014 11:08 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.248.81 on Wed, 11 Jun 2014 11:08:19 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

Disponibilités littéraires : la lecture comme usageAuthor(s): MARIELLE MACÉSource: Littérature, No. 155, SÉPARATION, RÉPARATION (SEPTEMBRE 2009), pp. 3-21Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705261 .

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■ MARIELLE MACÉ, CNRS-EHESS

Disponibilités littéraires :

la lecture comme usage

Irmgard était là - mieux que présente, disponible. Julien Gracq, La Presqu yîle

En quoi la lecture littéraire constitue-t-elle une ressource pour l'existence concrète ? Il n'y a en effet « pas d'autre problème esthétique, écrivait Deleuze, que celui de l'insertion de l'art dans la vie quotidienne » - dans la vie, et que cette vie soit quotidienne. En réponse à ce souci, nombreuses sont aujourd'hui les pensées orientées vers une représentation de la littérature comme instrument cognitif ou comme « ustensile », pour reprendre un mot du jeune Sartre : la « refiguration » de Ricoeur, le progressisme éthique de Stanley Cavell ou de Martha Nussbaum, la «connaissance» de Jacques Bouveresse, l'«inférence» de Robert Brandom, les « appropriations » d'Yves Citton... J'inscrirais volontiers la lecture, à mon tour, dans une pensée assouplie des inférences ou des ins- trumentations où ce qui compte, ce sont les propositions que chacun tire pour sa propre vie, avec plus ou moins de fluidité et ď à-propos, de ce qu'il perçoit, de ce qui est représenté, et des modalités de cette représen- tation : devant le livre, et plus encore une fois le livre refermé, que devient le lecteur ? que construit-il à son propre usage ? Un tel pragma- tisme a la vertu de redensifier en profondeur la question de la « mémoire des œuvres », en la faisant déborder du cadre restreint de l'intertextualité ou des cheminements internes à l'histoire littéraire, pour montrer com- ment la lecture peut modeler, sur le temps long, les perspectives de notre existence ; à cet égard, on pourrait définir toute œuvre par la façon dont on la pratique, dont on s'en saisit, dont on la cite, bref dont on la laisse durablement s'insinuer en nous. Mais les pensées instrumentales de la lit- térature sont peut-être aussi trop volontaires, et enclines à simplifier les opérations et les figures par lesquelles on parvient, en vérité plus ou moins bien, à rapatrier la littérature dans la vie quotidienne ; car l'usage des œuvres est aussi fait de ratages ou d'abandons : on lâche les livres, on ne sait qu'en faire, l'oubli les menace autant qu'il les fait décanter, et l'optimisme des nouvelles philosophies morales et des pensées pragma- tiques de la littérature ne fait pas toujours sa place à l'échec dans l'ana- lyse de nos « réponses » esthétiques. Or ce n'est qu'en observant les modalités selon lesquelles les œuvres circulent effectivement ou non dans

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les existences, que l'on pourra définir cette capacité singulière qu'a la lit- térature d'offrir des cas moins exemplaires, moins applicables, que, plus énigmatiquement, remobilisables.

Certains livres semblent d'ailleurs écrits en vue de cette remobilisa- tion, accentuant dans leur intention ce qui se passe après l'immersion pro- prement dite, ou même contre elle ; l'expérience que l'on en a passe tout entière, ou presque, dans la façon dont ils se rendent disponibles sur le champ et dont ils se rendront disponibles à l'avenir. « Je faisais donc ce que je pouvais pour augmenter un peu les durées de quelques pensées » explique Monsieur Teste au début de son log-book ; quelques pensées qui durent, voilà en effet ce que l'on cherche dans le livre de Valéry, voilà sa possibilité d'essaimer une fois qu'on l'a refermé. Il serait intéressant d'observer la singularité de ce que l'on peut appeler les « occasions infé- rentielles » offertes par les différentes œuvres, et surtout par la manière qu'a chaque lecteur de les prendre. De ce point de vue, la description que Pascal proposait du style de Montaigne pour le défendre contre Malebranche définissait parfaitement sa valeur d'usage, sa capacité à faire ressource : la prose des Essais , écrivait-il, est celle « qui s'insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer » 2. Pénétrante, mémorable, prolongée, l'œuvre se superpose ici à sa durée, qui implique une densité stylistique et une habitabilité inséparables l'une de l'autre : le livre est réénonçable dans l'exacte mesure de son intensité, pris dans l'opacité vive d'un style ou dans la force de « situations » (j'y reviendrai) qui sont amenées à dériver en chaque lecteur, à se poursuivre en lui et hors de lui. Ce mouvement rend sensible l'événement long de la lecture, lorsque les œuvres se laissent prendre par chacun de nous comme des places, ainsi que le proposait Michel Deguy : « Là même où vous croyiez que c'était plein (ou vide, ce qui revient au même), il y a place. La place est à réinventer ; l'espace libre ; l'identité de l'espace et de la liberté à prouver. Frayer l'élément de la disponibilité. [...] tout est à ramasser » 3. Dans cette pratique des disponibilités qui fait la vie des livres en nous, l'important tient en effet aux phénomènes d'intériorisation ou d'appropriation, plus ou moins voyants, qui couvrent tout l'arc temporel de l'expérience lectrice.

Quelle réorientation de méthode peut engager cette attention à ce qui, dans la lecture des œuvres littéraires, se rend « disponible » ? Il s'agit, avant toute chose, de considérer la lecture comme une conduite , c'est-à-dire de l'intégrer à une esthétique, et à une esthétique large, pra- 1. Paul Valéry, Monsieur Teste , in Œuvres , vol. H, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 11. 2. « La manière d'écrire d'Epictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d'usage, qui s'insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu'elle est toute composée de pensée nées sur les entretiens ordinaires de la vie » (Biaise Pascal, Pensées , Classement Lafuma 535). 3. Michel Deguy, Figurations, Paris, Gallimard, 1969, p. 193. Je souligne.

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tique, ouverte sur la vie. Je proposerai donc de replacer au cœur des her- méneutiques de la lecture cette esthétique active et concrète : aligner la littérature sur les autres arts, regarder la lecture comme un comportement dans la vie autant que comme une performance interprétative, la consi- dérer comme une conduite entée sur une perception autant que comme un acte de construction de sens, comme une pratique sensible au long cours plutôt que comme une opération sémiotique ou une activité ponctuelle. Cette accentuation permet de considérer l'orientation existentielle de toute lecture : elle met l'accent sur la singularité sensible de ce qui s'offre durablement à l'appropriation individuelle (des situations destinées à être réénoncées, des sens réinvestis, des formes réhabitées, un rythme repris...), ou à l'appel d'une contestation intime. Elle éclaire, symétrique- ment, la condition ou les circonstances dans lesquelles les livres nous trouvent pour nous ouvrir des accès nouveaux : cette dynamique provi- sionnelle et seconde, devient l'essentiel de la lecture lorsque celle-ci est saisie dans sa dimension pratique, c'est-à-dire au sein d'une esthétique intégrée ; elle nous invite à réfléchir à ce que c'est que de faire trésor d'une expérience artistique, même, et a contrario , dans ce que cette expé- rience peut avoir de moins immédiatement reconductible à notre propre aventure. Une telle pratique des disponibilités doit enfin être regardée dans sa composante individuelle : si elle constitue effectivement une conduite, si elle a une portée d'expérience authentique et même d'épreuve, c'est que la lecture vaut, pour chaque lecteur, comme pratique du « soi » ; elle requiert un individu pour avoir lieu - non pas seulement un sujet ni une conscience, mais un individu pris dans l'aventure de son propre devenir, qui forme couple avec un milieu ; la lecture, autrement dit, participe d'une dynamique déployée sur un temps long, une véritable dialectique ď individuation qui a lieu avec les formes et devant elles.

MÉMORABLE

On ne peut en effet désigner qu'à la première personne ce qui, dans une lecture, nous a sollicité et s'est rendu durablement disponible pour nous ; une première personne qui sera celle de la phénoménologie, puisqu'il s'agit ici de rapporter les qualités d'une expérience sensible et de s'en servir comme d'un tremplin vers le général. Toute pratique de lec- ture est sans doute à la fois insubstituable et partageable (certains, comme les essayistes, ont pour tâche de la formuler précisément dans cette ambi- valence) ; elle est prise dans la forme idiosyncrasique et le temps d'une existence, « la mienne » et pas une autre ; mais elle est aussi exemplaire, car nous faisons tous l'expérience d'une distance intérieure entre nous- mêmes et la façon dont nous nous trouvons, par intermittence, requis par les œuvres d'art. Une expérience que valent les autres et qui les vaut

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toutes : on ne connaît que la sienne, on ne la vit que subjectivement (et souvent énigmatiquement), mais on l'a en commun avec n'importe qui.

Julien Gracq a médité, en ce sens, sur ce qui lui restait de ses lec- tures de La Chartreuse de Parme , sur ce qui pourrait en rester à quelqu'un d'autre, et réfléchi aux processus de simplification, de démem- brement, de recomposition ou de rééquilibrages qu'entraîne, dans toute lecture individuelle, le lent travail de la mémoire : « Il faudrait comparer entre eux les souvenirs que gardent à distance d'une même œuvre des lec- teurs exercés et de bonne foi, leur faire raconter de mémoire à leur idée le livre - ou plutôt ce qu'il en reste, toute référence au texte omise - noter la récurrence plus ou moins régulière du naufrage de pans entiers qui ont sombré dans le souvenir, de points ď ignition au contraire qui continuent à l'irradier, et à la lumière desquels l'ouvrage se recompose tout autre- ment. » 4 Sans doute ces paysages de la mémoire, plus ou moins ressem- blants, en disent-ils autant sur les liseurs que sur le livre ; ses souvenirs de Stendhal disent quelque chose de Gracq, comme ils l'avaient déjà fait au sujet de Marcel dans La Prisonnière , lorsque ce dernier énumérait les « phrases-types » au creux desquelles un style d'auteur s'identifie, selon Proust, à quelques formes perceptives, c'est-à-dire à quelques situations sensibles5. Mais ils indiquent aussi la capacité de chacun à laisser changer le livre en soi, et, par conséquent, dévoilent le rôle des reliefs intérieurs du souvenir ou de la projection dans la pratique des œuvres.

Ce qui me reste, par exemple, d'une des plus belles proses de Sartre, « Venise, de ma fenêtre »6, c'est l'ouverture d'un regard, le réglage parti- culier d'une distance, l'élaboration d'une posture devant le monde, la sin- gularité d'un rythme perceptif un peu haletant et courant après soi, bref une situation cognitive inédite, et par là mémorable. Au début du texte, Sartre se place à la fenêtre de son hôtel vénitien pour observer la lagune, il décrit la configuration particulière de l'espace déployé devant lui, médite sur son malaise devant le caractère évanescent, mobile, féminin du spectacle, et nous offre quelque chose comme un balcon sur son expé- rience perceptive. Il s'agit d'une expérience mal intégrée à la pensée sar- trienne du temps et de l'action : le philosophe accoudé au balcon se perd 4. Julien Gracq, En lisant en écrivant , dans Œuvres complètes , Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. H, 1995, p. 646. Je dois à l'enseignement de Michel Charles la reconnais- sance de l'importance de cette question. 5. Gracq cite dans cette meme page ce qui lui reste de La Chartreuse de Parme , il enumere quelques scènes de hauteur, concentrés de romanesque ou provocations au désir, et retrouve avec exactitude (jusque dans le vocabulaire) ce que Marcel, dans La Prisonnière , appelle les « phrases-types » des grands écrivains et qu'il expose ainsi à Albertine : « Je ne peux pas vous parler comme cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle : le lieu élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l'abbé Blanès s'occupe d'astrologie et d'où Fabrice jette un si beau coup d'œil. » (À la recherche du temps perdu , Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, 3 t., vol. Ill, p. 377). 6. Jean-Paul Sartre, « Venise, de ma tenetre », repris in La Keine Albemarle ou le dernier touriste , Paris, Gallimard, 1991, p. 186-200.

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dans les reflets (ici, là-bas, ailleurs, être, non-être, hésitations, toute une série de qualités coulent les unes dans les autres...), il est obligé d'arrêter sa course vers le choix et vers l'avenir, il tombe dans une image a priori inutilisable, qui n'a pas besoin de son engagement, un mirage qui le désarme et dans lequel il se perd (car « la vraie Venise » est toujours en face, précise Sartre, elle est toujours là où le sujet n'est pas) ; à la fin de l'essai, brusquement, il décide de sortir du cadre qu'il avait momentané- ment construit, avec son propre temps et avec son propre corps, autour de cet épisode sensible : « J'ai besoin de lourdes présences massives, je me sens vide en face de ces fins plumages peints sur vitre. Je sors. » 7 C'est un moment de vacillement dans la pensée sartrienne, un moment aussi où l'effort d'élucidation est à son comble.

Ce n'est pas seulement la singularité d'un paysage qui s'est imposée ici à la mémoire du lecteur (de la lectrice), mais un scénario intérieur complet, qui est d'autant plus frappant qu'il apparaît comme une scène paradigmatique, comme la figuration de ce qu'est, en vérité, toute expé- rience : quand quelque chose - objet du monde, rencontre, événement de la vie, œuvre de l'esprit - est devant moi, je me demande comment je vais le prendre, et peut-être, comme Sartre ici, ce qu'il veut de moi. Particulièrement réénonçable, car le lecteur peut se loger dans le « je » ouvert de l'élucidation essayiste, avec ses tentatives, ses impasses ou ses retours, l'œuvre constitue ici, à son sommet, une « expérience de l'expé- rience ». Le va-et-vient du « touriste » qu'est Sartre entre l'épisode véni- tien énigmatiquement vécu et sa ressaisie intérieure, le mouvement de cette conduite compréhensive prise dans la durée, constituent bien une disposition remobilisable, une forme réitérable, une manière d'être, un contexte accueillant, à nouveau une « situation », qui présente une cer- taine plasticité et qui pourra désormais servir de raccourci à ma propre pensée ou de « fenêtre » à ma vie sensible. La perception et le sens, ici, ne se trouvent pas renvoyés dos à dos, mais pris dans une même expérience individuelle, ouverte à un usage, à une véritable interprétation pratique.

Le texte met en circulation des formes et des manières qui sont autant d'occasions cognitives à redéployer, c'est-à-dire d'invitations à une pratique individuelle de l'inférence. « Occasion » ; le mot mérite d'être placé au centre d'une pensée esthétique de la lecture ; il a depuis long- temps conquis une dignité philosophique : c'est par exemple le souvenir de la notion grecque de kairos , et de la conduite rusée qui lui est associée (la métis qui a retenu l'attention de l'anthropologie structurale) ; il peut être réinscrit dans le renouveau d'une pensée pragmatique des œuvres, et dans l'accentuation de la catégorie de « l'usage » qui en a résulté, notam- ment chez Foucault. C'est sans doute cette attention portée à l'usage et au concret des pratiques qui a par exemple permis la réévaluation des écrits 7. Ibid., p. 200.

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de Michel de Certeau, lui qui proposait de considérer la mémoire comme une forme de l'occasion8. L'hypothèse de son Invention du quo- tidien est qu'il existe une véritable « logique de la pratique », active et productrice ; dans cette pensée de l'usage, on célèbre moins l'invention que l'appropriation, la combinaison, le sens du réemploi et du moment opportun - tout est à ramasser, comme le dit Michel Deguy. Marcher, parler, mais aussi lire... sont décrits par Certeau comme des « énoncia- tions », selon une dialectique langue-parole et une accentuation du contexte qui structure en profondeur les arts de vivre. Ce modèle énon- ciatif est peut-être démodé, mais il nous place sur la voie d'un stockage actif. Que dit l'occasion du mémorable ? que ce qui reste (ce qui reste de ce qu'on a lu, en l'occurrence) ne reste pas comme un événement isolé, comme la sidération de ce qui fut, mais comme une forme dispo- nible après coup ; c'est l'occasion qui fait l'activité de la mémoire, la durée d'une œuvre cheminant dans le lecteur et hors de lui. Cette propo- sition a la vertu de défaire le lien apparemment univoque qui associe la mémoire à la rétrospection, car le souvenir est aussi dirigé vers Tailleurs, la relance, le différent.

NOTABLE

Ce qui module la conscience que l'on a de quelque chose ce sont, en termes husserliens, les formes de l'attention que l'on porte à cette chose, la façon dont on la « prend pour thème », dont on la découpe en la consi- dérant comme ce qu'il est pertinent de percevoir ; c'est à travers ces variations de l'attention esthétique que s'éclaire le moment de l'identifi- cation et de l'extraction du mémorable. L'état de lecture est en effet une conduite attentionnelle particulière, inséparable de la notion d'« intérêt » : le champ attentionnel s'y organise autour d'un centre défini par ce qui compte pour nous (on rejoindrait ici le care de Martha Nussbaum), par ce vers quoi nous sommes orientés, ou, encore une fois, disposés ; il s'éla- bore dans un trajet autour de ce centre, car l'attention est en permanence détournable vers des éléments périphériques et saillants. Pour reprendre le mot de Sartre à Venise, dont la situation était décidément paradigmatique, l'attention est constituée par une sorte de « balcon » qui dispose un cadre de saisie, et se construit dans la durée en une superposition d'actes inten- tionnels très variés (perceptions, souvenirs, évocations, raisonnements...). L'extraction de ce qui nous retiendra, la notation de ce que l'on se rappel- lera pour s'en ressaisir, est une marque privilégiée de ces mouvements qui recentrent et réorganisent l'attention, rechargeant en permanence la lec- ture autour de ce qui nous importe. 8. Michel de Certeau, L'Invention du quotidien , arts de faire, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990.

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Ce qui est ici enjeu, et qui suscite des conduites particulières, c'est ce que Barthes a appelé le « notable » : ce qui est mémorable « pour moi », comme il le précise. Le notable a des qualités formelles ; Barthes le décrit comme une sorte de tableau que l'on découpe dans les livres, dans le flux de la réflexion, ou dans la vie, en créant autour de lui un cadre, une fenêtre ; il apparaît d'un seul mouvement « comme vu et phrasé », cerné, c'est-à-dire à la fois perçu et déjà mis en forme. Barthes a réfléchi à plusieurs reprise à ce petit geste de la notation, qui correspond à un système de perception avant de désigner une forme de l'écriture, et qui se cristallise pour lui dans la catégorie transversale du «roma- nesque », mode de captation, de découpage, « d'investissement, d'intérêt au réel quotidien, aux personnes, à tout ce qui se passe dans la vie » 9 ; de ce point de vue, la notation concrète (le soulignement du livre, l'emphase) apparaît dans la lecture comme une première « mise en forme » de la per- ception, le geste par lequel le sujet répond en lecteur à son propre ébran- lement. Le notable, qui se découvre à la vitesse et sous la forme d'une phrase, est une citation virtuelle, immédiatement investie à partir de ma situation existentielle, et qui essaime dans des milliers de situations pos- sibles 10. C'est ce que l'on dote d'une fama en le cernant, et qui fait dire « C'est ça ! », ou plutôt « C'est ça pour moi !» - la conjonction d'une vérité et d'une configuration, un instant qui a vocation de trésor. Barthes n'a cessé dans ses dernières années de décliner cette figure, reportant au crédit de la littérature l'émotion du détail, l'enchantement affectif, l'assomption du vrai sous la forme de phrases littéraires intensément frap- pées : « Car la littérature, note Barthes, dans ses moments parfaits (l'eidé- tique de la littérature), tend à faire dire "C'est ça, c'est tout à fait ça !"

l'Interprétation fait dire : "Ce n'est pas tout à fait ça". » 11

La notation écarte, en cela, le commentaire, et elle a toute la densité d'une pratique de vie. De cette qualité expérientielle de la lecture, portée par une dynamique de l'intérêt, on peut donner un visage individuel, un exemple concret, qui tient à la description d'un petit geste physique et mental directement lié à l'identification du « notable », à son caractère d'intentionnalité, et à l'expérience que l'on en fait au présent ; il s'agit de l'interruption de la lecture : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt mais au contraire par afflux d'idées, d'excitations, d'association ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » 12 Qu'y a-t-il dans ce geste qui fait interrompre la lecture pour souligner, rentrer en soi et pour- suivre sa propre pensée, mais aussi pour s'en détourner et en reconstruire 9. Roland Barthes, « Vingt mots-clés pour Roland Barthes », Œuvres complètes , op. cit., vol. Ill, p. 327. 10. Idem, Le Discours amoureux , op. cit., p. 292. 11. Idem, La Préparation du roman, Paris, Le Seuil, coll. Traces écrites, 2004, p. 125. 12. Idem, « Ecrire la lecture », Le Figaro littéraire, 1970, repris in Œuvres complètes , op. cit., vol. II, p. 961.

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l'objet ? La singularité d'une conduite attentionnelle justement, qui pré- sente l'originalité de se diriger vers l'avenir, de faire la plus grande part à une anticipation obscure. Le mouvement d'interruption et les bouffées d'excitations qui le suscitent accentuent l'orientation temporelle (« l'intention ») de la lecture : lire en levant la tête, ce n'est pas seulement prendre son temps et ralentir l'allure ; c'est aussi s'arrêter sur ce qui s'apprête à devenir souvenir , et s'y arrêter au moment où ce qui sera effectivement remobilisable est encore tout vibrant de son événementia- lité, de sa nouveauté, de son altérité.

On s'arrête, en levant les yeux de son livre, sur ce dont on sait que l'on s'en saisira (on s'en souvient « sur le champ », dit Barthes), on s'arrête sur ce qui sera susceptible de dire « autrement » notre propre expérience - aussi énigmatique soit-il - , on suspend la lecture au moment clé de « l'insinuation » de l'œuvre en nous. Yves Bonnefoy a consacré un article à ces syncopes de la lecture, en l'occurrence de la lec- ture poétique ; l'interruption, souligne-t-il, révèle que le prolongement naturel de la lecture n'est pas l'écriture (si l'on porte la littérature en soi, si l'on a ses livres préférés dans ses poches, ce n'est en effet pas forcé- ment pour écrire à son tour) mais la transformation d'un regard porté sur le dehors, un dehors dont on se souvient brusquement : « n'est-ce donc pas là demander aussi à qui lit de se détourner de certains aspects du texte - ces choix sensibles, dits à moitié - au profit de son vécu propre ? N'est-ce pas vouloir qu'on ne revienne à ce texte que sous le signe, et dans l'exigence, de ce mouvement de rupture ? » 13

Le geste d'interruption est donc à la fois une réplique (une réponse esthétique) et une anticipation, il incarne un balancement entre deux attentes - celle du livre, et celle du vivre - , il figure l'espace sécant où l'un pourra se poursuivre en l'autre. On lit alors un crayon à la main (ou des ciseaux à l'esprit), lorsque le texte indique ses propres moments d'intensité et de dépense, lorsque les citations, ces adéquations offertes à l'état de possibles, s'extraient en quelque sorte d'elles-mêmes. Le lecteur devient le sujet des pensées d'un autre 14, met ses pas dans ceux de cet autre, et l'interruption à l'occasion de laquelle il laisse une idée ou une situation se prolonger en lui apparaît comme une continuation de la com- préhension par d'autres moyens. Pierre Pachet a détaillé d'une façon ana- logue l'irruption des idées, qu'il regarde comme une émotion 15 ; il décrit 13. Yves Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre », Nouvelle Revue de psychanalyse , prin- temps 1988, n° 37, p. 14. 14. Georges Poulet en a décrit, au sujet de l'essai critique, l'étrange principe : «je suis quelqu'un à qui il arrive d'avoir pour objet de ses propres pensées des pensées qui sont tirées d'un livre queje lis et qui sont les cogitations d'un autre. Elles sont d'un autre et c'est pourtant moi qui en suis le sujet. [...] La lecture est exactement cela : une façon de céder la place non seulement à une foule de mots, d'images, d'idées étrangères, mais au principe étranger lui-même d'où ils émanent et qui les abrite », La Conscience critique , Paris, Corti, 1971, p. 281. 15. Pierre Pachet, L'Œuvre des jours , Paris, Circé, 1999, p. 7-24.

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ou plutôt raconte l'événement que constituent pour un individu, dans son propre temps et dans son propre corps, la naissance et la croissance d'une pensée, qui elle aussi fait lever la tête et se dirige vers l'avenir d'un nouvel usage. Décrite, à sa naissance, comme une «bouffée d'excita- tion » (ces mots étaient aussi ceux de Barthes), l'idée figure une sorte de « petit événement mental sans lequel rien n'est possible, parce qu'il donne accès aux choses, aux choses de l'esprit comme aux choses du monde, un accès nouveau, intéressant, qui fait battre le cœur et donne de l'appétit » 16. L'articulation du sensible au sens se lit dans ces heurts qui sont autant de préparations à un usage.

CITABLE

Dans un texte de 1931, Walter Benjamin disposait face à face deux personnalités mentales, deux façons dont nous pouvons user de ce qui est présenté à notre expérience - intellectuelle, existentielle, affective : « Certains, écrivait-il, rendent les choses transmissibles (tels les collec- tionneurs, natures conservatrices), d'autres rendent les situations exploi- tables, et pour ainsi dire citables : ce sont les caractères destructifs. » 17 « Citable » : le mot fait écho à la formule de Pascal au sujet de Montaigne ; mais le choix du néologisme est précieux, riche du coefficient d'immi- nence et du sentiment des potentialités que renferme son suffixe ; je ne l'ai retrouvé tel quel que chez Michel Deguy et chez Barthes, qui sont également susceptibles d'enrichir une conception de la littérature comme ressource pratique, comme « vocation citationnelle » 18.

L'œuvre littéraire, en effet, produit non pas des modèles applicables mais justement des cas réappropriables, tout ou partie, des accès, des cons- tellations perceptives et cognitives à suivre ; au chapitre de l'amour, chacun est invité à se figurer la cristallisation formée autour d'un « rameau d'arbre effeuillé par l'hiver » dans les mines de sel de Salzbourg, sa rapidité à se transformer, et sa précarité ; à propos du temps, à se rappeler tel essai de Bergson qui proposait de considérer les divisions visuelles du cadran d'une horloge, que le lecteur était encouragé à conserver en soi-même comme une mauvaise image, afin de mieux sentir désormais la vérité de la durée ; à propos de la simplicité d'un cœur, à repenser au perroquet adoré d'une ser- vante chez Flaubert ; au sujet de la mauvaise foi, à un garçon de café pari- sien qui joue trop bien son rôle... La citation proprement dite, où l'on remobilise concrètement, en parole ou en écriture, ce qui s'est rendu mémo- rable dans la lecture, fait passer dans la pratique cette force d'insinuation des pensées « bonnes pour écrire », comme le disait Valéry ; les lecteurs 16. Ibid., p. 8-9. Je souligne. 17. Voir Gérard Raulet, Le Caractère destructeur. Esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin , Paris, Aubier 1997. 18. Roland Barthes, Œuvres complètes , op. cit., t. II, p. 1187.

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professionnels que nous sommes font grand usage de ces disponibilités-là, il nous suffit de nous retourner vers nos façons de faire pour observer la force de cette sollicitation, et voir combien notre vie intérieure se mesure parfois au retour de quelques formules préférées, constamment re-citées, qui dressent le portrait de lecteurs qui se sont incorporé leur bibliothèque et se sont véritablement individués selon celle-ci.

La pensée de l'influence et le motif de l' innutrition chez Gide, par exemple, tournent autour de cette logique de la ressource ; le passé n'y est pas contemplé dans son antécédence mais vécu comme un fonds, où tout est à la fois conservé et disponible. «Je cite de mémoire, comme Proust » 19, écrit plusieurs fois Gide ; de mémoire en effet, et bien des cita- tions sont d'autant plus justes, c'est-à-dire adéquates, qu'elles sont fausses et transformées, car Gide fait corps avec elles. Nietzsche, Goethe, Montaigne. . . figurent au long de ses essais et de son Journal de véritables gisements, moins modèles que moteurs ; l'énonciation et la temporalité souples de la citation réalisent chez lui ce « concret mémorable » dont parlera Barthes, qui prolonge l'événement de lecture dans le geste de copie : « Ne suffit-il pas de faire passer dans le discours critique un "rond bleuâtre de fumée" pour vous donner le courage, tout simplement... de le recopier ? » 20 Un rond bleuâtre de fumée : s'il suffit de rappeler le rameau de Salzbourg, le perroquet de Félicité ou le garçon de café pour s'entendre sur une situation mentale partagée, ou plutôt, sur son nom propre , c'est peut-être en effet qu'il s'agit moins d'énoncés que de scènes ou de tableaux dotés d'une matérialité, d'une aura, d'une découpe et d'un rythme propres, c'est-à-dire de manières d'être dans lesquelles nous pour- rons, grâce à ces qualités sensibles, entrer à notre tour.

Car il faut au « citable » une forme sensible - phrase, rythme, figure : « J'avais la tête pleine de Nietzsche, que je venais de lire ; mais ce que je désirais, ce que je voulais capter, c'était un chant - d'idées- phrases : l'influence était purement prosodique »21, écrit Barthes. Ce qui est cité, repris, altéré, c'est la configuration complète d'un style, une forme qui présente une certaine force, et à laquelle le geste de citation constitue une réponse. Cette forme sensible est par exemple celle des images ou des figures, qui sont particulièrement projectibles ; Judith Schlanger en a souligné la qualité d'avenir : si « l'image a le droit d'être à la fois suggestive et impropre, car il est de la nature du métaphorique de n'être jamais exact mais toujours décalé et légèrement inadéquat », c'est cette légère inadéquation qui non seulement autorise, mais requiert la relance22. L'image soutient l'élan, la vitesse et surtout la portée de cette 19. André Gide, Journal , Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1948, p. 707. 20. Roland Barthes par Roland Barthes , Œuvres complètes , op. cit., vol. Ill, p. 198. 21. Ibid., p. 116. 22. Judith Schlanger, in Littérature et exemptante , E. Bouju, A. Greien, G. Hautcœur et M. Macé (dir.), Rennes, PUR, coll. Interférences, 2007.

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flèche mentale décrite par Deleuze, lancée par un individu et ramassée par un autre ; elle est orientée vers le futur de l' après-lecture, vers le champ des possibles, de l'opportunité, de ce qui est à saisir. Ce dont on s'empare en citant ne le doit pas uniquement à des lacunes ou à des indétermina- tions (ce qu'accentuent volontiers les pensées de la réception), mais au contraire à un effet de pertinence projeté en avant, à une ouverture dense à l'usage, à une capacité à être réénoncé ; c'est un événement de style, une qualité de diction : « citable [:] propre à être emblématisées, frappée par une marque verbale, une phrase, une citation, un exergue » 23, expli- quait Barthes. Méditant sur la nouveauté intellectuelle, Judith Schlanger a décrit ces événements de pensée comme l'apparition d'une « réserve de diction » 24 : une proposition neuve, lorsqu'elle vient à en particulier à être figurée, offre un dépôt créateur, une voie pour la réflexion, un accès, qui permet de parler autrement et ajoute à nos phrases possibles. Un style qui requiert de nous que nous nous stylisions.

J'introduirais volontiers dans la description de cet accès stylistique quelques termes phénoménologiques qui éclairent le rapport d'une trou- vaille de diction au concret d'une situation cognitive : le citable est ce qui enrichit le répertoire ouvert de nos expériences et des formes de notre attention ; c'est en ce sens qu'il n'est pas seulement mémorable par sa qualité stylistique, mais aussi vectorisé, directionnel, ouvert à l'appropria- tion : il fournit un cadre anticipatif, à l'image de la fenêtre de Sartre, il « prédit » 25 ce qui sera vécu et ce qui sera à dire ; comme si la phrase citable, sorte de proverbe à usage personnel, nous « disait » à chaque moment où, citant effectivement, nous la redisons, et comme si elle avait la faculté de nous précéder dans ce que nous aurons à penser ou dans ce dont nous aurons à faire l'expérience ; comme si les disponibilités que nous avons reconnues en les mémorisant, donc, erraient en nous à la façon des proverbes de Paulhan, dans l'attente de leur nouvelle situation, de leur heure, de leur circonstance vitale, dans l'attente de devenir à nouveau vraies, ou plutôt, «justes », quoiqu'elles puissent l'être de toute éternité26. L'intensité prospective du souvenir de l'œuvre lue est en rap- port direct avec sa capacité à prendre place parmi ces figures cognitives et sensibles ; ce qui sera citable, ce seront donc des cheminements de 23. Roland Barthes, Le Discours amoureux. Séminaire à l'École pratique des hautes études , 1974-1976, Paris, Le Seuil, coll. « Traces écrites », 2007, p. 360. 24. Judith Schlanger et Isabelle Stengers, Les Concepts scientifiques, invention et pouvoir , Paris, La Découverte, 1988. 25. Je rejoins ici la belle conclusion de Maïté Snauwaert, dans « Vivre avec l'écrivain » : « l'œuvre littéraire, dans sa diction du vivre, dans sa diction comme vivre, me fait advenir à ce que j'ignorais tout en le sachant - me fait voir et savoir ce que, sans le détour [. . .] d'un tiers pour me le montrer, je n'aurais jamais vu », www.fabula.org/lht. 26. C est un mouvement prospectif analogue à celui de cette autre forme de généricité qu'est le lieu commun, en route vers son « devenir commun », tel qu'il est décrit à propos de Paulhan par Laurent Jenny dans « Terreur et lieu commun », in Pierre Glaudes (dir.), Terreur et représentation , Grenoble, ELLUG, 2003.

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langage, des suspens, des scénarios, des médiations du perçu ; bref, non pas des « choses » mais précisément des manières d'être et de percevoir engainées dans des « situations », comme le disait justement Benjamin.

C'est cette disponibilité existentielle, cette actualité future que Michel Deguy a suggérée dans toute trouvaille de diction, en particulier dans les figures : il s'agit, dans la lecture, de regarder les œuvres comme des propositions allégoriques, qui étendent leurs « possibles » stylistiques sur le monde, et de s'y glisser soi-même en biais pour vivre autrement et y devenir à son tour figurable, dans une sorte de « comme » généralisé. Toute justesse de style continue, après la lecture, à chercher autour de soi de nouvelles circonstances d'énonciation « Comment sans cela ma per- ception et mon vécu (ma "circonstance" mon expérience) pourrait-elle intéresser ; intéresser ces autres, si je ne leur donnais à entendre autre- ment dans leur vie, à l'interpréter comme on dit, autrement dit à la citer à leur usage dans le contexte de leurs circonstances. Le poème sert à être cité. » 27 Certes le « garçon de café » n'a pas la densité figurale d'un poème (ni, d'un autre point de vue, la force d'altérité d'un héros de roman) ; à ce titre, il semble moins appropriable, et c'est ici que les dis- tinctions génériques pourraient opérer entre les diverses « situations » suscitées ; mais ces différentes scènes peuvent avoir la même plasticité, la même puissance de surprise et d'accueil, le même degré pratique d'habi- tabilité et de variabilité, c'est-à-dire de citabilité.

De cet « autrement dit » qu'offre une œuvre littéraire, et des conduites que les lecteurs inventent à son propos, Proust a donné un bel exemple, sur lequel je m'attarderai un peu plus longuement. Il s'agit de la lecture de Phèdre par le héros de La Recherche , lecture déversée en continu dans la propre vie de celui-ci, entièrement prise dans sa durée, et portée par le prolongement réciproque de l'une dans l'autre ; lecture nécessairement individuelle, en situation, que l'on ne peut observer que dans sa phénoménalité, et qui n'a de sens qu'à se produire à l'intérieur d'une personne « réelle ». Dans La Fugitive en effet, au moment d'écrire une lettre décisive à Albertine, le narrateur apprend la mort de la Berma, et se souvient brusquement de Phèdre. Les citations de Racine apparais- sent tour à tour comme des sortes d'interprétants de sa vie affective, et plus précisément comme des « prophéties ». Le narrateur souligne le rayonnement des phrases de Phèdre dans plusieurs de ses propres circons- tances, la façon dont elles prennent place dans un épisode auquel elles prêtent momentanément leur sens lorsqu'il les remobilise et les convoque à son usage. La scène de la déclaration de Phèdre, par exemple, annonçait plusieurs des événements amoureux de la vie de Marcel, et se trouve asso- ciée dans sa méditation à quelques effets majeurs du temps : la répétition, l'anticipation, la révélation... Le récit de «relecture» réaccompagne, à 27. Michel Deguy, L'Impair , Tours, Farrago, 2001, p. 74.

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cet égard, les étapes de l'apprentissage : « Alors je me souvins des deux façons différentes dont j'avais écouté Phèdre , et ce fut maintenant d'une troisième que je pensai à la scène de la déclaration. Il me semblait que ce que je m'étais si souvent récité à moi-même et que j'avais écouté au théâtre, c'était l'énoncé des lois que je devais expérimenter dans ma vie. » 28 Les phrases, réserve de diction, « énoncés » de lois, flottaient en lui, attendant leur heure et le moment de leur adéquation, c'est-à-dire le moment de leur maximum de résonnance (« c'est comme moi »).

La suite de ce récit, en première personne, d'une conduite esthé- tique, fonctionne comme un vaste syllogisme, où Marcel empile les énoncés et fait communiquer les espaces de la lecture et de la vie : on y lit d'abord la formulation de vérités générales sur le désir, ancrées dans l'expérience propre du lecteur - son histoire d'amour avec Gilberte puis avec Albertine ; puis le constat de ce que l'argument de Phèdre contenait déjà ces deux cas ; enfin le commentaire de plusieurs passages de Phèdre mis en écho permanent avec la vie du narrateur, qui se représente lui- même en attente de s'y reconnaître, ou déjà en témoin d'une analogie. Citant effectivement Racine, le narrateur souligne et exploite les réson- nances de la scène connue par cœur dans plusieurs situations : « Elle vient lui avouer son amour, et c'est la scène que je m'étais si souvent récitée. [...] Mais dès qu'elle voit qu'il n'est pas atteint, qu'Hippolyte croit avoir mal compris et s'excuse, alors, comme moi venant de rendre à Françoise ma lettre, elle veut que le refus vienne de lui, elle veut pousser jusqu'au bout sa chance : "Ah ! cruel, tu m'as trop entendue." Et il n'est pas jusqu'aux duretés qu'on m'avait racontées de Swann envers Odette, ou de moi à l'égard ď Albertine, duretés qui substituèrent à l'amour antérieur un nouveau, fait de pitié, d'attendrissement, de besoin d'effusion et qui ne faisait que varier le premier, qui ne se trouvent aussi dans cette scène. » 29 Le narrateur a conscience de lire « pour », de diriger son expérience de l'œuvre uniquement vers sa propre vie, et en cela de la gauchir : « C'est du moins ainsi, en réduisant la part de tous les scrupules "jansénistes", comme eût dit Bergotte, que Racine à donnés à Phèdre pour la faire paraître moins coupable, que m' apparaissait cette scène, sorte de pro- phétie des épisodes amoureux de ma propre existence. »30 Ce que l'œuvre prophétise, Marcel se l'est répété sans savoir encore comment cela serait vrai ; voilà une inversion du rapport ordinaire d'application de la fiction au réel : comme si les lectures dérivaient en nous, en attente d'usage, attendant que le réel fasse d'elles un nouvel accès ; elles ne « s'appliquent » pas au réel pour le recouvrir, mais prennent sens vitalement, lorsque la justesse du phrasé, d'abord mise en réserve, trouve au sein de la vie 28. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, op. cit., vol. Ill, p. 458. 29. Ibid., vol. Ill, p. 459. 30. Ibid., vol. Ill, p. 460.

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individuelle et de ses événements neufs, le lieu de son adéquation et de sa résonnance.

Marcel se dit donc en Phèdre et dit Swann en Phèdre ; il s'y trouve et s'y altère en même temps, dans une vaste logique de refiguration (une refiguration qui prendrait toute la place, aurait lieu tout le temps, serait la lecture même), tout comme il élit et altère en même temps les phrases qu'il mobilise, réduisant comme il le dit toute une part de ce que Racine avait d'abord donné à son héroïne ; voilà bien à la fois l'adéquation (la nouvelle pertinence) et le « caractère destructif » du citable. Cette articu- lation de négativité et de promesse que le « citable » réalise en fait un concept temporel et esthétique singulier, qui décrit bien le geste et la matière particulière brassée par la lecture, qui aide aussi à comprendre la nature de ce qui s'y rend effectivement disponible ; ce que l'idée de cita- bilità ajoute à celles de mémorabilité et de notabilité, c'est en effet l'exi- gence d'un remodelage conjoint du sujet et du livre, un déplacement, une altération (une destruction parfois) au sein même du mouvement de com- paraison, de reconnaissance et de mobilisation : altération de ce qui est cité par son application à la singularité d'une circonstance vitale, et, symétriquement, altération du lecteur par la forme neuve et la manière d'être avec laquelle il entre en relation, voire en lutte.

DISPOSITIONS

On le voit, la réponse faite aux livres se décrit, ici, comme l'essai de quelques attitudes, l'adoption, la relance et la transformation de ce que la littérature figure, par toute une série de détours, comme de véritables manières de vivre , et l'on peut concevoir les lectures déjà faites comme ce qui « dispose » à de nouvelles façons d'être : « autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition » 31, précisait Proust. La littérature suscite des situations verbales, et ces situations sont autant de dispositions dans lesquelles je peux me glisser, que je peux appliquer à toute nouvelle circonstance de ma vie, qui m'offrent d'autres façons de répondre à l'existence.

D'une disponibilité l'autre, en effet : si le livre constitue une occa- sion inférentielle, le lecteur se présente avec des « dispositions » cogni- tives et vitales elles aussi orientées, temporalisées, qui informent à leur tour l'expérience lectrice, et peuvent même en constituer le moteur. Chacun de nous a une question singulière à poser aux livres, pour soi- même, une question non échangeable, liée à l'obscurité de son destin, à sa situation dans la vie, à son moment ď individuation, à sa situation dans l'histoire, tout simplement à son âge ou à la particularité de son attente -

31. Ibid., vol. Ill, p. 896. Je souligne. Le mot est assez proustien : le narrateur parle par exemple dans Combray du « rêve disponible de beauté » que, comme les artistes, certaines femmes font rentrer ou non « dans les cadres de l'existence commune ».

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comme Marcel demandant à Racine ce qu'il lui faut écrire à présent à Albertine.

Là encore, c'est un lecteur individuel qui m'aidera à en décrire briè- vement le mécanisme ; il s'agit de Sartre, qui a souvent réfléchi à ce pro- cessus de lecture saisi « en situation ». « Pourquoi lit-on des romans ou des essais ? », demandait-il. C'est, répondait-il très simplement, qu'il y a « quelque chose qui manque, dans la vie de la personne qui lit et c'est cela qu'il cherche dans le livre. Ce qui lui manque, c'est un sens, puisque c'est justement ce sens, total, qu'il va donner au livre qu'il lit »32. Dans sa propre expérience de lecteur, Sartre n'a cessé de faire un usage vital, direct, pour soi-même, des œuvres qu'il lisait. Lorsqu'il rapportait par exemple ses lectures de soldat, autour de 1940, il disait quelle nourriture morale il trouvait dans les récits de vie ou les romans d'aventures, et don- nait à voir un va-et-vient entre une attente individuelle et des œuvres elles aussi singularisées, observant en lui-même le cheminement intérieur que ce va-et-vient avait informé ; si l'aventure de la lecture a effectivement constitué pour lui, pendant la drôle de guerre, une occasion inférentielle particulière, en forme d'invitation à se constituer une morale, c'est qu'elle a progressivement accompagné, guidé et transformé ce que Sartre appelait justement une disposition : « Je suis tout enchanté de ma morale [...]. J'y ai tout doucement glissé depuis septembre ; la guerre, Le Testament espa- gnol , Terre des hommes , Verdun m'y ont disposé. » 33 J'emprunte à des- sein à Sartre (et à Proust) ce mot un peu vague de « dispositions » pour embrasser aussi bien des souvenirs ou des attentions que des projets, bref des modes d'être pris dans une intention dynamique et conduisant au-delà de l'état de faits que désigne la « situation » dans son sens phénoménolo- gique strict cette fois (celui d'un donné, d'une facticité qui pondère un peu trop mécaniquement l'acte libre).

Sartre n'a donc pas manqué de considérer la pratique de lecture comme un complexe de dispositions et de devenirs, c'est-à-dire comme une forme avant tout intentionnelle, prise dans le temps et dans le concret d'une vie individuelle, essentiellement dirigée vers l'avenir. Comment me disposer devant l'œuvre, se demande-t-il : « que suis-je, moi, en tant que lecteur, quand un livre est devant moi et queje vais le prendre ? Qu'est-ce qu'il réclame de moi et qu'est-ce que je vais devenir ? » 34 Qu'est-ce que je vais devenir ? C'est-à-dire, sans pathos nécessaire (quoiqu'il y ait bien ici la composante inquiète ou désirante d'un « que me réservent les choses ? »), comment vais-je devenir autre dans l'expérience de cette forme ? Ou rester le même ? Le lecteur vise ici un phénomène de refigu- ration immédiatement redirigé vers lui-même, un rapatriement de l'expé- rience dans sa propre ligne de vie. 32. Jean-Paul Sartre, in Que peut la littérature ?, Paris, UGE, 1965, p. 122. 33. Idem, Lettres au Castor et à quelques autres , op. cit., vol. I, 1983, p. 458. Je souligne. 34. Idem, m Que peut la littérature ?, op. cit., p. 109.

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Du livre à l'individu qui le lit s'établit un mouvement dont la tem- poralité invite à assouplir le modèle communicationnel et binaire trop souvent adopté pour décrire la lecture : non pas seulement message/com- préhension, encore moins, je crois, émission/réception (dans ce face à face hors temps où, quelle que soit l'activité supposée du récepteur, il manque toute la dimension de l'accommodation et de l'intériorisation) mais dialectique prolongée d'occasions et de répliques, prise dans un temps qui reste toujours le nôtre. Nombreuses ont été les métaphores pro- posées, et pas seulement dans l'univers de la phénoménologie, pour figurer l'expérience littéraire : la toupie sartrienne, la partition de Barthes, les blancs de Jauss ou de Eco, le décodage de Riffaterre, le jeu du modèle interactif de Marie-Laure Ryan. . . On dirait parfois, dans certains tableaux de la pratique lectrice, que l'œuvre et le lecteur sont situés de part et d'autre d'une frontière, invités à une joute discontinue où chacun s'en tient à son territoire, le lecteur esquissant devant l'œuvre et sans trop y croire ce que Sartre appelait une « danse en face de l'irréel » 35. Peut-être ces métaphores gardent-elles en effet quelque chose de trop machinal, car elles sacrifient à l'indétermination de l'œuvre - c'est bien elle qui est ici promue - la disposition propre au lecteur, et ne convoquent celui-ci que dans le faux temps d'un script ; au sein d'une structure duelle (question/ réponse, action/réaction, règles/partie...), on sous-estime, me semble-t-il, la qualité de l'expérience du lecteur dans la mesure même où l'on sures- time son activité.

Il me semble, pourtant, qu'il y a à la fois plus et moins que l'exécu- tion libre d'une partition dans la lecture : plus de variété cognitive, plus de qualité temporelle, et moins d'action - plus de place à faire à la pas- sivité. Il s'agit de figurer une articulation entre ce qui nous sollicite et la façon dont nous nous en saisissons - ou dont nous ne nous en saisissons pas ; de s'intéresser aux conditions dans lesquelles nous sommes requis par les œuvres et à la manière dont nous pouvons nous conduire plus ou moins confortablement devant elles et avec elles, dans une modulation constante de cette relation sujet-monde que la lecture à la fois exemplifie, accentue et transforme.

ININTÉGRABLE

Il y a en effet aussi dans ces événements de lecture (dans le « c'est ça ! ») une part obscure, passive, que désigne bien chez Barthes l'idée d'un arrêt de l'interprétation, d'une défaite du commentaire, et chez Sartre la perplexité devant ce qui va se transformer en lui ; car ces moments où l'on lève les yeux de son livre indiquent aussi que l'on s'écarte de ce qu'il peut y avoir d'inappropriable dans le perçu ; d'inappropriable, d'inadéquat 35. Idem, L'Imaginaire , Paris, Gallimard, 1940, rééd. coll. Folio, p. 275.

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ou de débordant, de non instrumentable, c'est-à-dire de non citable, ou plutôt de non encore citable, d'étranger à ma circonstance, à mon besoin. La longue description proustienne de la plongée en Phèdre , que j'ai briè- vement suivie plus haut, se referme d'ailleurs sur le constat un peu déri- soire d'un retour à la case départ de la part du narrateur : « Ces réflexions n'avaient d'ailleurs rien changé à ma détermination, et je rendis ma lettre à Françoise »36... comme si le lecteur n'avait pas appris grand-chose, comme s'il ne sortait pas transformé de sa lecture. Parfois la façon dont on s'est emparé de l'œuvre n'aboutit en effet qu'en dépense ; l'essentiel de ce qu'on a lu, de ce qu'on en garde, sort sans forme, sans phrases, sans style ; observant par exemple que les prome- nades lui sont d'autant plus agréables qu'il les fait après de longues heures passées sur un livre, le narrateur de La Recherche souligne que son corps, chargé de vitesse accumulée, n'y fait que se dépenser : « La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous apprend pas à le connaître. » 37 Chacun de nous connaît sans doute ces moments où lisant, nous sommes conduits comme le narrateur à nous lever brusquement pour marcher et consumer physi- quement l'énergie sans usage , ou momentanément sans usage, d'une lec- ture pourtant frappante.

Lire en levant la tête, alors, c'est aussi prendre acte de l'excès des formes sur la vie, un excès auquel il faut parfois se résoudre et dont les écrits intimes de Sartre, encore lui - portent la marque parfois humi- liante. Sans doute, ici, faudrait-il en effet se rendre attentifs aussi bien à la façon dont les œuvres nous arment de formes disponibles qu'à la manière, plus sombre et plus opaque, dont elles désarment. La situation de Sartre à Venise recouvre exemplairement ce sentiment de l'inappropriable : il y est mis en difficulté par ses propres émotions esthétiques, arrêté par l'abondance du donné, empêtré en soi-même - pas malheureux, et plutôt euphorique, d'ailleurs, mais autrement requis par quelque chose de sou- dain très hétérogène à sa vie, mais aussi de très sollicitant. Le corps est incertain, l'expérience titube, sans issue dialectique : « c'est un peu la pensée maudite d'un type égaré par la mauvaise foi, qui s'embrouille en soi et qui n'en sort pas. C'est le contraire de la délivrance par la réflexion et on s'y sent comme un homme qui ne pourrait connaître la délivrance de se voir et de se juger » 38. Le texte vénitien se conclut par cette logique d'interruption et de passage brusque de relais, dans une sortie qui mène, un peu comme chez Proust, de la contemplation à son abandon dans la marche, dans la dépense physique (et sans incorporation de formes) d'une impression qui n'a pas trouvé à se prolonger vitalement : le philosophe 36. Marcel Proust, À La Recherche du temps perdu ,. op. cit., vol. Ill, p. 460. 37. Ibid., vol. I, p. 155. 38. Jean-Paul Sartre, La Reine Albemarle ou le dernier touriste , op. cit., p. 139.

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LITTÉRATURE N° 155 - SEPTEMBRE 2009

■ SÉPARATION, RÉPARATION

spectateur détourne les yeux et court dehors au moment fort, au moment où s'affole la pensée dialectique des reflets vénitiens, au moment où les choix sensibles que semble avoir fait le monde sous ses yeux ont quelque chose d'« inintégrable » 39. Inintégrable au flux contrôlé de cette vie orientée, dont l'épisode s'extrait brusquement («je sors», conclut Sartre), et en ce sens inutilisable ; mais remobilisable ailleurs, plus loin et pour un autre individu, puisque par exemple il me sert à présent à penser la dynamique provisionnelle de la lecture, à vivre aujourd'hui sur son modèle (avec lui, selon lui, ou contre lui) le temps et la forme de ma propre lecture.

Dans cette réflexion, j'ai proposé, en somme, de dévier le cours de la lecture vers ce qui se passe une fois le livre refermé, vers la formalité de « l'accès » qui se sera trouvé ouvert, et conservé à l'état de trace men- tale en attente d'un « usage » : ce qui est à citer, et que l'on se répétera sans savoir exactement comment cela sera vrai, au prix de quels déplace- ments cela sera vrai, si cela même deviendra vrai pour soi, mais que l'on a identifié sur le champ, par exemple en levant la tête. Il s'agit de réorienter la relation éthique entre le lire et le vivre, notamment pour l'arracher au postulat aujourd'hui dominant d'un perfectionnisme moral : l'expérience des œuvres ne débouche pas nécessairement, selon l'expres- sion de Nizan, dans « l'univers des solutions », mais simplement dans celui du devenir , c'est-à-dire de la pratique jamais achevée d'une indivi- duation ; cette expérience ne rend ni meilleurs (ça se saurait) ni mêmes plus heureux ; au mieux, justement, elle « dispose », elle « accroît les pos- sibilités qu'a le sujet de circuler »40, car elle met enjeu des formes autres, qui peuvent toujours présenter une certaine exemplarité pratique.

La disponibilité du lu, identifiée sur le fond nécessaire d'une attente intime, incarnée dans une certaine tournure, change à elle seule la tonalité du sentiment d'être, car elle refaçonne le champ sensible du sujet : elle pénètre le mouvement de sa vie intérieure, maintenue dans son instabilité, associée à la chance, à l'ouverture et à la difficulté de cet individu en qui elle se produit, qui veut y reconnaître quelque chose de soi et qui n'y par- vient pas forcément. Ce que l'on fait de ses lectures, ou ce que l'on échoue à en faire, manifeste tout ce que la difficile et décisive construc- tion de soi doit aux œuvres, à leur altérité qui réclame qu'on s'altère autant que l'on s'y retrouve ; mémorable, notable, citable, refigurable... : l'insistance du coefficient de promesse dans ces mots en -able dit assez 39. C'est par exemple le leitmotiv de L'Idiot de la famille : « c'est le vécu lui-même conçu comme unification et revenant sans cesse sur les déterminations originelles à l'occasion de déterminations plus récentes pour intégrer l' inintégrable, comme si chaque nouvelle agres- sion de l'extérieur cosmique apparaissait en même temps comme disparité à absorber et comme la chance peut-être unique de recommencer sur de nouvelles bases le grand brassage totalisateur qui vise à assimiler les antiques contradictions jamais détruites », L'Idiot de la famille , Paris, Gallimard, 1973, vol. I, p. 656-657. 40. Michel de Certeau, op. cit., p. 254.

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DISPONIBILITÉS LITTÉRAIRES : LA LECTURE COMME USAGE ■

que, une fois le livre refermé, tout est encore à faire et à mettre en œuvre. Le vécu du lecteur réside dans la série de ces attitudes, de ces manières d'être et de ces moments d'être, de ces déclinaisons pratiques - il pro- longe une idée, un accès, une forme sensible, dans une sorte de détour figurai du rapport à soi ; et il attend par exemple qu'un voyage lui donne l'occasion de retrouver (de moduler, de contredire) la situation un peu vertigineuse de Sartre à sa fenêtre.

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