Scmitt Reves

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ETHN&ID_NUMPUBLIE=ETHN_034&ID_ARTICLE=ETHN_034_0553 Récits et images de rêves au Moyen Âge par Jean-Claude SCHMITT | Presses Universitaires de France | Ethnologie française 2003/2 - Tome XXXVII ISSN 0046-2616 | ISBN 2-13-053402-3 | pages 553 à 563 Pour citer cet article : — Schmitt J.-C., Récits et images de rêves au Moyen Âge, Ethnologie française 2003/2, Tome XXXVII, p. 553-563. Distribution électronique Cairn pour les Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Récits et images de rêves au Moyen Âge

par Jean-Claude SCHMITT

| Presses Universitaires de France | Ethnologie française2003/2 - Tome XXXVIIISSN 0046-2616 | ISBN 2-13-053402-3 | pages 553 à 563

Pour citer cet article : — Schmitt J.-C., Récits et images de rêves au Moyen Âge, Ethnologie française 2003/2, Tome XXXVII, p. 553-563.

Distribution électronique Cairn pour les Presses Universitaires de France.© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Récits et images de rêves au Moyen Âge

Jean-Claude SchmittEHESS, GAHOM

RÉSUMÉ

La conception médiévale des rêves diffère largement de la nôtre : le rêve n’y est pas une activité psychique de l’individu,mais la mise en rapport immédiate, dans le sommeil, du sujet avec les puissances de l’au-delà, positives ou négatives. D’oùle souci de distinguer rêves « vrais » (d’origine divine) et rêves « faux » (les illusions diaboliques), et la méfiance de principeà l’égard des rêves. Comme les miracles, ils permettent de légitimer toute institution, toute innovation. Le rêve est aussi lelieu de la découverte d’une forme spécifique de subjectivité : celle du sujet chrétien. Son iconographie, largement inspiréepar les rêves bibliques, se caractérise par la juxtaposition, dans la même image, de la figure du rêveur et de l’objet du rêve.On ne trouve pas d’image « autobiographique » de rêve avant l’aquarelle célèbre de Dürer. Bien des images médiévalesmontrent pourtant que les peintres se sont aussi préoccupés d’exprimer l’expérience subjective du rêveur.Mots-clefs : Rêve. Image. Subjectivité. Bible. Moyen Âge.

Jean-Claude SchmittEHESSGroupe d’anthropologie historique de l’Occident médiéval (GAHOM)54, bd Raspail75006 [email protected]

Pourquoi s’intéresser à l’histoire des rêves ? Si nousvoulons comprendre ce que sont nos rêves, commentet pourquoi nous les racontons et les mettons en images,il nous faut les comparer à d’autres conceptions, usageset images de rêves, peut-être aussi à d’autres types derêves que ceux qui nous sont familiers. Pour nous,aujourd’hui, le rêve est une activité psychique référée àl’inconscient de l’individu. Suivant Sigmund Freud, ilse nourrit du refoulement dans l’inconscient des trau-matismes de la petite enfance. Dans bien des sociétéstraditionnelles, et en particulier dans la culture de lachrétienté médiévale, il en va tout autrement. Le rêven’est pas censé exprimer l’activité autonome de l’espritdu rêveur, ni son inconscient (cette notion est incon-nue), et pas davantage sa seule histoire personnelle. Lasource du rêve lui est extérieure : elle réside essentiel-lement dans les puissances invisibles – positives et néga-tives – qui gouvernent le monde et les hommes. Face àelles, le dormeur est passif, en proie à l’intrusion d’ima-ges venues d’ailleurs. En outre, le rêveur n’est pas seulconcerné par son rêve. Son rêve importe au groupe, àla société tout entière. Il renseigne sur le destin collectifet pas seulement individuel, sur l’heure de la mort et lesort dans l’au-delà des uns et des autres, sur le devenir

du roi et du pays, sur la légitimité d’une action à entre-prendre, qu’il s’agisse d’une guerre ou d’un pèlerinage.

Dans une telle conception, le rêve est, au sens propre,une forme d’aliénation : même si c’est de moi que jerêve (et bien des clercs médiévaux disent avoir fait unetelle expérience), c’est de moi sous le regard d’un Autre,qui m’apparaît ou m’envoie un message plein d’imageset de paroles.

On peut donc parler, notamment pour le Moyen Âge,d’une culture spécifique des songes – le rêve se dit som-nium et plus volontiers au pluriel somnia – qui se distinguenettement de notre culture des rêves telle qu’elle se pré-cise à la Renaissance, ou en tout cas à partir du XVIIe siècleavec Descartes (c’est alors, du reste, qu’en français le mot« rêve », qui s’apparente par sa racine à l’idée d’erranceet de folie – ancien français desver –, tend à remplacer« songe », qui devient plus littéraire) [Fabre, 1996 : 69-82]. Cette culture médiévale des songes est fortementimprégnée de christianisme, même si elle se rattache àplusieurs égards aux cultures antérieures, païenne etgréco-romaine d’un côté, hébraïque de l’autre.

L’Église tendit d’abord à refouler la culture païennedes rêves, en particulier l’oniromancie et l’onirocritiquetenues pour caractéristiques du culte des idoles dans les

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grands sanctuaires de l’Antiquité. Le rêve était une partessentielle du rituel de l’incubation, en vigueur dans lessanctuaires païens. Mais les auteurs païens, puis chré-tiens, de l’Antiquité tardive, tel Macrobe dans soncommentaire du Songe de Scipion de Cicéron, ont léguéà la culture lettrée des clercs une réflexion et une clas-sification des visions et des rêves dont l’influence futdurable, depuis le VIe siècle chez Grégoire le Grand,jusqu’au XIIe siècle dans le Liber de spiritu et anima ducistercien Alcher de Clairvaux. Au XIIIe siècle, les auteursscolastiques, tel Albert le Grand, se réfèrent à la théoriearistotélicienne de l’âme, du sommeil et des songes, pours’interroger plus que dans le passé sur les conditionssomatiques de ces phénomènes.

Du côté de l’héritage hébraïque, le nombre considé-rable de rêves cités dans l’Ancien Testament a non seu-lement nourri les abondants commentaires du Talmudet de la tradition rabbinique (tout particulièrement dansle courant hassidique), mais a fortement influencé laculture chrétienne elle-même et contribué à une meil-leure acceptation des rêves par les clercs. Certes, cesderniers vont longtemps encore se méfier des rêves,comme le montre a contrario le Roman de la Rose, quis’élève dès son prologue contre ceux qui font rimer songeet mensonge. Pendant le haut Moyen Âge, cette méfiancea conduit les litterati – c’est-à-dire les moines et les clercs,ceux qui avaient le monopole de l’écriture – à écarterles rêves des humbles, des illitterati, au profit des rêvesde ceux qui offraient de meilleures garanties de véracité :les saints, les moines et les rois (du moins, pour cesderniers, quand ils se laissaient guider par l’Église).

Un changement sensible s’opère cependant vers lesXIe-XIIe siècles : alors se produit ce que Jacques Le Goffa joliment appelé la « démocratisation des rêves » 1. Lesclercs prêtent désormais plus d’attention aux rêves ordi-naires des gens ordinaires, et il leur arrive de les trans-crire. Au début du XIIe siècle, le moine Guibert deNogent, âgé d’une soixantaine d’années, se remémoreses rêves et cauchemars d’enfants et cite aussi les rêvesque faisaient son entourage et sa mère. La réputationd’« interprète » des rêves de cette femme lui valait lavisite de nombreuses voisines qui lui racontaient leursrêves et lui en demandaient la signification 2.

La vision en général et le rêve en particulier jouentun rôle fondamental d’institution de toutes les nouveautésqui surgissent – spécialement dans la phase de croissanceet d’innovation des XIe-XIIIe siècles – au sein de cettesociété pétrie de tradition et du respect des « autorités ».Une nouvelle croyance (telle la croyance au purgatoire[Le Goff, 1981] à partir de la fin du XIIe siècle), unenouvelle dynastie, l’« invention » d’une relique ou d’uneimage miraculeuse, la fondation d’un monastère ou d’unnouvel ordre religieux, exigent un rêve pour pouvoirs’imposer en surmontant tous les obstacles matériels etidéologiques, parce que le rêve est compris comme unmoyen de légitimation céleste qui court-circuite toutesles médiations institutionnelles, celles du clergé et des

pouvoirs établis. Mais ces derniers, naturellement, seservent des rêves, ceux des moines, des prélats et ausside visionnaires beaucoup plus humbles (un forgeron, unenfant, une simple femme), pour légitimer leur proprepouvoir et leurs actions 3.

Les récits de rêves envahissent à cette époque toutesles formes d’écriture : les commentaires bibliques, lesVies de saints, les chroniques des rois et aussi la toutejeune littérature en langue vernaculaire. Le meilleurexemple en est le Roman de la Rose de Guillaume deLorris et Jean de Meung, qui est tout entier un songe.Ce songe est commun aux deux auteurs successifs, aupoint que celui qui, à la fin du roman, s’éveille, n’estplus celui qui s’était endormi au début. Le songe nedure en principe que le temps qui sépare les premièreslueurs de l’aube du matin. Mais cet instant se distenddans l’écriture romanesque et onirique, jusqu’aumoment où Jean de Meung peut enfin cueillir la rosevermeille tant convoitée. D’autres œuvres utilisentpareillement la fiction du rêve, quitte à s’en servir d’uneautre manière : Guillaume de Diguleville donne à sonPèlerinage de vie humaine la forme d’un long voyageonirique dans l’au-delà, jusqu’à la Jérusalem céleste.Quant aux romans arthuriens – Lancelot, la Queste duGraal, la Mort Artu –, il ne s’y passe pas une actionimportante qui ne soit précédée, annoncée, justifiée parun rêve.

Dans mes travaux sur la culture médiévale du rêve,j’ai donné une importance particulière à ce que j’appellel’« autobiographie onirique ». À partir du tournant duXIe-XIIe siècle, on assiste dans la culture latine et plusparticulièrement monastique d’Occident, à un renou-veau de l’« autobiographie » chrétienne ou, plus préci-sément, dans la ligne des Confessions de saint Augustin,à une forme d’écriture « confessionnelle », au doublesens du mot confessio, aveu de ses fautes et louange deDieu. Des moines, tels Otloh de Saint-Emmeran ouRupert de Deutz dans l’Empire, Guibert de Nogentdans la France du Nord, et un peu plus tard en Angle-terre un clerc, Giraud de Cambrie (qui rêvait qu’il allaitdevenir évêque, mais en vain), accordent dans leur « écri-ture de soi sur soi » (c’est ainsi qu’on peut traduire le termemonodiae utilisé par Guibert pour désigner son ouvrage)une place très importante au récit et au commentairede leurs propres rêves. C’est dans ce contexte qu’estrédigée vers 1150, sans doute dans et pour l’abbaye pré-montrée de Cappenberg, en Westphalie, l’autobiogra-phie de conversion d’Hermann le Juif (du moins est-ceainsi que se présente ce récit singulier). Ce récit estencadré par le récit du rêve prémonitoire que fit le futurconverti, quand il n’était encore qu’un enfant juif àCologne, et l’interprétation qu’il est enfin capable d’endonner bien plus tard, une fois baptisé, devenu chanoinerégulier et prêtre [Schmitt, 2003]. Ces clercs qui parlentd’abondance de leurs rêves sont imités par certainesmoniales lettrées, encore que celles-ci évitent souventde parler de songes à propos de leurs expériences

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visionnaires : c’est qu’elles ne jouissent pas de l’autoriténécessaire pour pouvoir les évoquer sans éveiller les soup-çons quant à la « vérité » de telles expériences visionnai-res. Hildegarde de Bingen s’emploie à répéter qu’elle n’apas rêvé, qu’elle n’a pas eu d’hallucinations sous l’effet dela fièvre, qu’elle n’était pas folle, mais qu’elle a bénéficiéde « visions spirituelles » véridiques – c’est-à-dire d’originedivine – dans l’état de veille et dans la pleine maîtrise desa raison. Sa contemporaine et correspondante Elisabethde Schönau parle pour sa part d’« extases » (in extasim cor-rui) qui la surprennent plus d’une fois dans son « petit lit »(in lectulo meo : l’expression vient du Cantique des Can-tiques). En revanche, l’abbé Rupert de Deutz, parce qu’ilest un abbé et un homme plein d’« auctoritas », n’hésitepas à parler longuement de ses rêves, où l’élan mystiquese teinte fortement d’érotisme 4.

Comment expliquer ce lien entre autobiographie etrêve, qui peut sembler contradictoire avec ce que j’aidit du rêve comme forme d’« aliénation » ? Le rêvedonne accès immédiatement – sans la médiation d’unautre, d’un clerc, d’un directeur spirituel, d’un confes-seur, à la source divine de la vérité, où se trouve le sensdu destin de chacun, placé sous le regard de Dieu. C’està travers cet échange des regards, permis par le rêve, quele sujet se découvre lui-même, mais toujours dans unerelation essentielle au divin. Sa subjectivité n’est pasconçue comme la revendication de la liberté de son ego.Elle est aveu de sujétion à l’égard du Créateur, dont lavolonté se montre et se fait entendre dans l’immédiatetédes images et paroles oniriques. Il n’y a donc pas contra-diction entre une conception qui voit dans le rêve l’inva-sion d’images surnaturelles dans l’esprit, et l’utilisationdu rêve pour se définir soi-même comme sujet chrétien.

On ne peut traiter de l’histoire médiévale des rêvessans analyser, outre les récits oniriques, l’iconographiedes rêves. Les images des rêves ont été beaucoup moinsétudiées que les récits oniriques 5. Cependant, le rêveproduit lui-même des images : des images immatérielles,ou mentales, ou, si j’ose dire, imaginaires. Il m’intéressede savoir comment les images matérielles (enluminures,sculptures, peintures de retables, vitraux) représententces autres images ou les descriptions verbales qui en sontdonnées, au sein d’un vaste procès de production d’ima-ginaire qui occupe dans la société et la culture du MoyenÂge une place considérable.

Mais il ne s’agit pas seulement de savoir comment etpourquoi les images matérielles représentent, au sensbanal du terme, les images oniriques, ou du moins lesrécits qui en parlent. Mon propos n’est pas exclusive-ment iconographique. Il s’agit avant tout d’analyser lamanière dont les images matérielles « pensent » les rêvesqu’elles figurent ; de se demander dans quelle mesure leprocessus de figuration matérielle participe ou non d’unprocessus plus large de production de l’imaginaire dontles rêves sont – avec la mémoire – l’un des mécanismesimportants ; de voir enfin comment la figuration du rêvepropose une certaine représentation de la subjectivité.

1. Le rêve de Nicodème (© Bibliothèque municipale de Mâcon,Ms. 3, f. 222).

En ce qui concerne le Moyen Âge, nous n’avons pasconservé d’images des rêves qu’auraient faits personnel-lement un peintre ou un sculpteur. J’ignore s’il y eutjamais à cette époque de telles « images autobiographi-ques de rêve », lesquelles ne nous seraient pas parvenues.Je doute qu’elles aient jamais existé. Cependant, il mesemble que des images de rêves bibliques ou de rêveslittéraires ont pu permettre à ceux qui les ont réalisées et,après eux, à ceux qui les ont contemplées, de retrouveren elles quelque chose du souvenir de leurs propres rêves.

Les images de rêve se distinguent de celles de toutesles autres « visions spirituelles » : les apparitions (commecelle de l’archange Gabriel à la Vierge Marie), les visionséveillées (comme celles de l’Apocalypse de Jean ou à leursuite celles que Hildegarde de Bingen a fait représenterdans son manuscrit du Scivias), les voyages de l’âme dansl’au-delà (comme celui que Tnugdal entreprit « enesprit » de l’enfer au paradis). Au Moyen Âge, une imagede rêve consiste en la juxtaposition de deux éléments :le dormeur (couché dans son lit, les yeux généralementfermés, la tête reposant sur la main ou sur le coude, lespieds parfois croisés) et l’objet de son rêve. Cette juxta-position peut être source d’ambiguïté : en effet, si on nedispose pas d’un récit explicite qui accompagne etcommente l’image, on peut penser que l’objet qui figureaux côtés du rêveur, par exemple un arbre, appartient àson environnement physique et n’est pas ce dont il rêve.Dans le cas du rêve de Nicodème, visité en rêve par unange qui lui ordonne de couper un arbre pour y sculpterle crucifix du Volto Santo de Lucques, l’arbre est à lafois l’objet du rêve et l’arbre réel que le rêveur, à sonréveil, ira couper [photo 1] 6. Pareille équivoque seretrouve dans le cas de l’Arbre de Jessé, un motif qui serépand à partir du XIIe siècle. Ni la prophétie d’Isaïe[Is 11, 1], ni l’évocation de l’ascendance du Christ dans

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les Évangiles de Matthieu [Mt 1, 1-17] et de Luc [Lc3, 23-38] ne parlent de rêve. Pourtant les images repré-sentent Jessé endormi et semblant contempler en songela « racine », le « tronc » qui sort de son corps et porteen son sommet la Vierge et le Messie.

L’Ancien Testament est la source la plus importantede l’iconographie médiévale des rêves. Dans la Genèse,le songe de l’échelle par Jacob [Gn 28, 29] dispute lapremière place à la série des rêves faits ou interprétéspar son fils Joseph, lequel, suivant la Vulgate, est le « som-niator » par excellence [Gn 37, 19]. Une troisième sourced’inspiration importante est constituée, dans le livre deDaniel, par les deux rêves de Nabuchodonosor [Dn39-40] 7.

De très nombreuses miniatures des XIIe-XIIIe sièclesmontrent Jacob rêvant de l’échelle qui monte jusqu’auxcieux, où apparaît dans une nuée la figure de Dieu. Desanges, en nombre variable, montent et descendent lelong de l’échelle. Parfois, la tête du patriarche est prisedans la lumière divine qui double l’échelle céleste ettouche même l’échelle, qui sert ainsi de lien entre Jacobet Dieu. Souvent sont figurés en même temps, ou justeaprès, les épisodes qui suivent celui-ci dans le récit bibli-que : Jacob oint la pierre de Béthel, qui préfigure, pourles chrétiens, la consécration de l’autel dans l’Églisechrétienne, puis il rencontre les anges de Dieu et enfincombat jusqu’à l’aube avec l’un d’eux. Comme souventdans les images médiévales, la succession des actions etdes temps est figurée par la juxtaposition des scènes etla répétition des mêmes personnages, soit dans des regis-tres différents (accolés ou superposés), soit dans la mêmeimage. Dans la séquence narrative du rêve et de sesconséquences (rêve de l’échelle – onction de la pierrede Béthel – combat avec l’ange), se devine le choix dene représenter que deux de ces trois épisodes : le premieret le deuxième, ou le premier et le troisième, en négli-geant le deuxième.

Dans la série de pleines pages du précieux manuscritdu psautier réalisé vers 1250 pour le roi Saint Louis, onvoit, dans la même première image à pleine page, lajuxtaposition latérale des deux premières scènes : le rêvepuis l’onction [photo 2] 8. La continuité narrative estassurée par la couleur bleue de la tunique de Jacob quise prolonge sans solution de continuité du registre degauche à celui de droite. Une fine colonnette sépare lesdeux épisodes, qui sont encadrés par un motif architec-tural de style gothique, ornement symbolique du roicapétien, destinataire du manuscrit. Jacob est désignécomme un juif, dont il possède le chapeau pointu carac-téristique. Dans la scène du rêve, il a la tête découverte,par respect devant la manifestation de Dieu ou pourfavoriser le contact direct avec lui. Son corps mord surle bas de l’échelle, dont le sommet passe au contrairepar-dessus le cadre architectural. Cette image est la seulede la quarantaine des pleines pages initiales du manuscritoù le cadre architectural est ainsi transgressé par les autresobjets figurés : nul doute qu’il s’agisse de manifester ici

2. Le rêve de Jacob et l’onction de la pierre de Béthel (© Bibliothèquenationale de France, Ms. Lat. 10525, f. 13v).

que le rêve outrepasse les limites de la perception sen-sible et permet d’accéder sans médiation aux réalitésinvisibles du ciel. Dans le même manuscrit, il suffit detourner la page pour voir les deux épisodes suivants durécit : la rencontre avec les anges et le combat avec l’und’eux, jusqu’à l’aube, au moment où Jacob est enfindésigné comme l’élu de Dieu.

Un peu plus loin dans le manuscrit, plusieurs pein-tures à pleine page figurent les rêves qui concernentJoseph, rêveur et interprète des rêves. Le cadre archi-tectural est le même, mais ne connaît ici aucune trans-gression. Le chapeau juif sur la tête, Joseph endormirêve des étoiles qui symbolisent ses frères et pâlissentdevant l’astre luisant représentant sa propre préémi-nence. De même les gerbes d’épis appartenant à ses frèress’inclinent avec respect devant sa propre gerbe. Dans lamoitié droite de la même image, Joseph, le bras levé etle doigt tendu vers le ciel, donne à son père Jacob l’inter-prétation du rêve [Ibid., f. 15v].

Un peu plus tard, Joseph partage en prison la captivitéde l’échanson et du panetier du pharaon [photo 3] [Ibid.,f. 20r]. Ceux-ci rêvent, entassés dans leur étroite prison :

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3. Les rêves de l’échanson et du panetier interprétés par Joseph (© BNF,Ms. Lat. 10525, f. 20r).

le premier a le corps plus droit, ce qui est un signepositif. Il se voit en rêve pressant une grappe de raisindans la coupe du roi. À côté, le panetier se voit lui aussien rêve, le corps courbé sous le poids de trois corbeillesde pains que des oiseaux noirs viennent dévorer. Leprésage est négatif. Notons qu’une tête apparaît derrièreles paniers : c’est celle de Joseph qui tout à la fois partagela prison des deux serviteurs du roi et scrute l’intérieurde leurs rêves pour pouvoir ensuite les interpréter.L’ambivalence de l’image est remarquable, puisqu’ellemet en scène à la fois la face objective du sommeil (enmontrant deux dormeurs observés par leur compagnonde captivité) et la face subjective du rêve (en montrantl’objet de leur rêve, c’est-à-dire eux-mêmes puisqu’ilsse voient eux-mêmes en rêve). Simultanément, l’imagearticule le temps du rêve et celui de l’interprétation quisuit : déjà, le regard de Joseph traverse le mur du som-meil de ses compagnons pour, en quelque sorte, rêveravec eux, partager leurs rêves. C’est ce qui lui permet,dans le registre de droite, de leur en donner l’interpré-tation : positive dans le cas de l’échanson, qui est aupremier plan ; négative dans le cas du panetier, qui setient en retrait, en partie caché par son collègue. À la

page suivante, l’interprétation donnée par Joseph sevérifie : le roi accueille avec bienveillance l’échanson quide nouveau obtient le droit de lui servir à boire dans lacoupe dont il avait rêvé. Le panetier est au contrairependu [Ibid., f. 21v]. Dans le registre de droite, sanssolution de continuité puisque la couronne du roi sertde lien entre les deux épisodes, est figuré le rêve quefait le Pharaon, endormi dans son lit, la tête à la renversetournée vers l’image de son rêve. Il rêve de sept vachesmaigres prêtes à dévorer sept vaches grasses, un rêvedont Joseph, rentré en grâce auprès du souverain, luiexpliquera la signification prophétique.

Un autre ensemble fameux de rêves de l’Ancien Tes-tament concerne le prophète Daniel et les rêves deNabuchodonosor. Le roi de Babylone a le sommeil trou-blé par de fréquents rêves et les sages chaldéens à sonservice se révèlent incapables de deviner de quoi le roia rêvé, et à plus forte raison de donner de ses rêves une

4. L’échanson réhabilité, le panetier pendu et le rêve de Pharaon(© Marseille, BM, Ms. 89, f. 12).

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5. Le rêve du pape Innocent III, Assise, église supérieure, nef, côtéNord (photo de l’auteur).

interprétation satisfaisante. Avec l’assistance de Yahvé,le prophète Daniel réussit là où ils ont échoué. Dans unmanuscrit du XVe siècle du Speculum humanae salvationis,le roi est figuré endormi dans son lit soigneusementbordé [photo 4] 9. Il rêve de la statue gigantesque dontla tête est d’or, la poitrine et les bras d’argent, le ventreet les cuisses de bronze, les pieds d’argile. D’une hautemontagne se détache un rocher qui dévale la pente etvient fracasser les pieds de la statue qui aussitôt se briseet s’effondre au point qu’il n’en reste rien. Pour accuserla rotondité de la pierre, le peintre lui a donné la formed’une meule. Avec sa bannière, le géant semble réelle-ment menacer le dormeur. Suivant le récit biblique,Daniel devine sans peine la signification prophétique desrêves. Ainsi l’or de la statue symbolise-t-il le royaumede Nabuchodonosor. Après lui viendront d’autresroyaumes, mais de moins en moins glorieux. Enfin, unrocher fracassera le dernier d’entre eux, marquant l’avè-nement d’un règne nouveau et sans précédent. Il n’estpas difficile de comprendre le sens que le christianismea donné à l’interprétation prophétique de Daniel, quisemblait annoncer opportunément l’avènement duroyaume du Christ.

Les rêves sont moins nombreux dans le Nouveau

Testament, mais certains d’entre eux ont égalementconnu une belle fortune dans les images, tels les deuxrêves de Joseph, l’époux de Marie, ou encore celui desRois mages. Les légendes hagiographiques comportentégalement de très nombreux rêves, dont la fortune dansles images fut considérable. L’une de ces images les pluscélèbres représente, dans le cycle de l’église supérieured’Assise consacré à saint François, le rêve du pape Inno-cent III [photo 5] 10. L’objet du rêve – le saint deboutqui soutient de son épaule l’Église en train de basculer –est bien distinct du dormeur couché dans son lit et dansson palais. Le rideau tiré à la limite de ces deux espacescontribue à manifester le caractère onirique de la scène :il symbolise l’ouverture des yeux intérieurs du pontifesur la réalité surnaturelle qui lui est révélée, mais aussil’ouverture de la peinture murale sur cette réalité. Deuxpersonnages, assis au pied du lit, marquent toute la dis-tance entre l’espace extérieur de la veille et l’espaceintérieur du songe. L’un est abîmé dans sa méditation,tandis que l’autre, se redressant, fixe du regard le pape

6. Le rêve de Guillaume de Diguleville, Pèlerinage de vie humaine(© Soissons, BM, Ms. 208, f. 1).

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endormi : il ne voit pas ce dont rêve Innocent III,d’autant plus qu’il tourne le dos à saint François et àl’Église en déséquilibre. Mais il semble deviner que lepape est en train de rêver, invitant ainsi le fidèle quiregarde la peinture à y prêter, lui aussi, attention et à seconvaincre, avec le pape, que saint François est le Sau-veur de l’Église.

Les rêves sont omniprésents dans les chroniques etsurtout dans la littérature vernaculaire. Les manuscritsenluminés, ceux du Roman de la Rose en premier lieu,font une place importante à leur iconographie 11. Un deces manuscrits dédouble, dans son frontispice, l’imagedu rêveur et celle de son rêve. Il rêve qu’il pénètre dansle verger dont Dame Oiseuse lui ouvre la porte, et oùNarcisse se contemple dans la fontaine. La fascinationde Narcisse est mise ainsi en rapport direct avec le rêve.Un autre manuscrit figure l’auteur enfermé dans lerosier, véritable prison intérieure de son rêve. Ailleursencore, la première miniature montre le début du rêvetandis que la dernière dépeint l’auteur qui s’éveille etcueille enfin la rose 12. Dans la littérature morale en lan-gue française, le Pèlerinage de vie humaine de Guillaumede Diguleville se présente lui aussi tout entier commeun songe. Mais il s’agit cette fois pour l’âme de gagnerla Jérusalem céleste qui apparaît en rêve à l’auteur dansun miroir dressé face à son lit. C’est le miroir rêvé,instrument de divination, qui dévoile au rêveur le butultime de son pèlerinage onirique [photo 6] 13.

Les exemples pourraient être multipliés. Je voudraisplutôt dégager les traits les plus importants et les enjeuxde ces images.

Le rêve et son sujet : rappelons d’abord que les imagesmédiévales de rêves associent dans la quasi-totalité descas la figure du rêveur et l’objet de son rêve. Sur cepoint, la structure des images est conforme à la concep-tion médiévale du rêve. Les images réunissent le dor-meur passif et l’objet du rêve. Paradoxalement, c’estl’objet du rêve qui constitue souvent la part en mouve-ment de l’image, quand il s’agit d’un ange ou de telautre personnage surnaturel qui apparaît en songe.Exceptionnellement, il arrive pourtant que l’objet durêve soit, dès le Moyen Âge, figuré isolément, offertpour lui-même au spectateur de l’image. C’est le casdans le manuscrit du XIe siècle du Commentaire del’Apocalypse de Beatus de Liebana provenant de l’abbayede Saint-Sever [photo 7] 14. Dans la pleine page figurantle rêve de la statue par Nabuchodonosor, le roi qui rêveest absent de l’image. Seule est figurée la statue aux piedsd’argile et, de profil et en dessous de face, la montagneà laquelle manque le rocher qui a roulé entre les piedsde la statue. L’inscription qui porte les mots « Evulsiolapidis » attire l’attention sur ce manque. Il ne reste encreux que le détour du rocher, qui semble avoir étédécoupé dans l’image elle-même. Le caractère tout à faitexceptionnel de cette image doit s’expliquer par le faitqu’elle fait partie d’une série, dans un manuscrit donttoutes les pages sont richement décorées. Il ne s’agit pas

7. Le rêve de Nabuchodonosor (Beatus de Liebana, Commentaire surl’Apocalypse, seconde moitié du XIe siècle, © BNF, Ms. Lat. 8870,f. 51v).

d’une page isolée. Si cela avait été le cas, le peintre eûtvraisemblablement figuré Nabuchodonosor en mêmetemps que son rêve.

À cette exception près, il faut attendre le début duXVIe siècle pour trouver pour la première fois d’unemanière explicite l’image d’un rêve qui fasse l’économiede la figure du rêveur. Il s’agit d’une aquarelle peinteen 1525 par Albrecht Dürer, qui constitue à tous égardsun document de première importance pour l’histoiredes rêves et de leurs images [photo 8] 15. L’artiste a rêvéd’un déluge qui allait l’engloutir. La frayeur le réveilleet aussitôt il peint ce dont il a rêvé et donne de son rêveun commentaire qu’il écrit en dessous de l’image, qu’ildate et qu’il signe. Cette aquarelle est à la fois la premièreimage qui représente un rêve sans le rêveur et la premièreimage autobiographique d’un rêve. Il peut sembler para-doxal que Dürer ne se soit pas représenté rêvant, lui quidepuis l’enfance a multiplié ses autoportraits. Maisj’aimerais soutenir que cette image de rêve sans rêveurconstitue justement son autoportrait onirique, sans nuldoute le premier du genre. L’aquarelle de Dürer marque

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8. Cauchemar de 1525 d’Albrecht Dürer (© KunsthistorischesMuseum, Vienne).

une rupture, non seulement par rapport à l’iconogra-phique médiévale du rêve, mais par rapport à la concep-tion médiévale du rêve : elle révèle que le rêve peut neplus être compris comme une image s’imposant del’extérieur à l’esprit, mais comme la production singu-lière de l’esprit du sujet, laquelle peut, à ce titre, êtrereprésentée pour elle-même. Dürer explique bien quece rêve est son rêve, son cauchemar. Il vient de lui etnous savons même comment ce rêve a pu lui être inspirépar des lectures et des rumeurs angoissantes au sujetd’une apocalypse imminente. La nouveauté de cetteimage est radicale. Mais le type iconographique médié-val n’a pas disparu pour autant, comme en témoigne dureste, vers 1504, la gravure de Dürer intitulée Le rêve dudocteur [photo 9] 16. Un mauvais esprit ailé, à demi caché,actionne un soufflet dans l’oreille du docteur endormi,tandis qu’une femme nue s’exhibe au premier plan etparaît désigner de la main droite le poêle carrelé prèsduquel se chauffe le dormeur. Cette gravure estcomplexe et il n’est pas sûr que l’interprétation d’ErwinPanofsky, selon laquelle il ne s’agirait « de rien d’autrequ’une allégorie de la paresse », en épuise le sens. Elleparticipe à l’évidence de la tradition iconographique dela mélancolie. Et en tant qu’image de rêve, elle juxta-pose, conformément à la tradition médiévale, un dor-meur-rêveur et ce qui est vraisemblablement l’objet deson rêve.

Devons-nous conclure que les images médiévales desrêves étaient incapables, avant la Renaissance, de faireune place à la subjectivité du rêveur ? Certains jeuxcirculaires des regards à l’intérieur des images médiévalesdes rêves peuvent nous convaincre du contraire.

Rappelons l’étonnante image du Psautier de SaintLouis figurant les deux serviteurs du Pharaon en trainde rêver d’eux-mêmes avec, derrière eux, le visage deJoseph, témoin de leur sommeil et interprète futur de

9. Le songe du docteur d’Albrecht Dürer (1504, © BNF, Cabinetdes Estampes).

leurs rêves que déjà il scrute en même temps qu’eux.Une étonnante lettre historiée d’un psautier anglais duXIIIe siècle figure, dans le contour de l’initiale E, le rêvede Jacob [photo 10] 17. Pour une fois, il a les yeuxouverts. Ce sont les yeux de l’âme, ouverts sur le rêve,qui sont ici figurés. De la sorte, Jacob ne rêve pas tantde l’échelle, dont il se détourne, mais de lui-même entrain de lutter le lendemain à l’aube avec l’ange. Etluttant avec l’ange, Jacob regarde en arrière, par-dessusson épaule, pour se voir, la veille, rêvant de son combatdu lendemain, jusqu’à son élection divine. Le doubleregard que Jacob pose sur lui-même insuffle à l’imageun mouvement circulaire qui dit le sens du rêve.Celui-ci est tout entier concentré sur la double figure

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10. Le rêve de Jacob et le combat avec l’ange (Amesbury Psalter, XIIIe siè-cle, Oxford, All Souls College, Ms. 6, f. 96r).

11. La Estoire de Saint Aedward le rei (Cambridge, Univ. Lib., Ms.Ec., 359, f. 7v).

de Jacob, au point qu’un seul ange est figuré sur l’échelleet que Dieu n’est représenté que par une mince nuée. Lastructure dynamique de cette image s’apparente au fonc-tionnement du rêve tel que Sigmund Freud en a parlé :le rêve condense dans l’instant des images hétérogènes qu’ilfusionne au mépris d’une logique narrative progressive.Comme dans l’expérience onirique, la miniature abolitle temps en refermant le rêve sur lui-même.

Le manuscrit du XIIIe siècle de La Estoire de SaintAedward le rei montre comment l’évêque Britwold eutla révélation en songe du couronnement par saint Pierredu roi Édouard le Confesseur [photo 11] 18. La miniatureest divisée en deux moitiés : dans la moitié gauche, unévêque est endormi au pied de l’autel et contre la portede son église. Il rêve, et l’objet de son rêve est figurédans la partie droite de l’image. On y voit à nouveaul’évêque endormi contre l’autel et voyant en songe saintPierre lui apparaître puis couronner le roi Édouard.C’est un rêve dans le rêve que l’image a mis en scène.Peu d’images figurent comme celle-ci le processus oni-rique comme un processus « autoréflexif », comme unretournement du regard intérieur sur lui-même. Mais iln’y aurait aucun sens à dire que l’enlumineur a voulutraduire des traits singuliers de la subjectivité de Jacobou de celle d’un évêque anglais ! C’est à chaque fois untexte qu’il a illustré à sa manière, non pour rendrecompte d’une quelconque psychologie des personnages,mais pour exprimer une certaine manière de concevoir

le rêve comme une scène où se rencontrent, dans lacirculation des regards intérieurs, l’ici-bas et l’au-delà.Une scène où l’âme du rêveur se retourne sur elle-mêmepour sonder ses désirs, s’interroger sur l’amour de Dieu,trouver le sens de son être et du destin.

Depuis le XIe siècle, les clercs médiévaux ont initiéune nouvelle manière de parler du sujet chrétien à lapremière personne. Dès le XIIIe siècle, avec Joinville,l’écriture autobiographique gagne la langue vernaculaireet les milieux laïcs. Au cours du XVe siècle, avec Jan VanEyck, l’autoportrait fait son apparition. Mais dès l’épo-que romane, des scribes, des peintres et des sculpteursse représentent dans l’exercice de leur travail et avec lesattributs de leur fonction. Souvent, ils inscrivent leurnom pour l’associer fièrement à l’œuvre accomplie etsurtout se recommander après leur mort à la mémoiredes destinataires de l’ouvrage. Mais il ne s’agit pas encored’autoportraits. Au XIIe siècle, si le monastère est le lieuprivilégié de l’introspection pénitentielle et de l’auto-biographie « confessionnelle » (dans la tradition desConfessions de saint Augustin), les rêves, qui jouent unrôle central dans cette écriture de soi sur soi, trouventaussi dans les images le moyen d’exprimer la circularitédu regard de l’âme qui s’observe sous le regard de Dieu.À travers les rêves et leurs images, c’est toute une quêtequi est en jeu, celle de l’identité du chrétien qui se pensecomme sujet de Dieu, créé « à l’image de Dieu ». ■

Notes

1. Cf. [Le Goff, « Les rêves dans la cultureet la psychologie collective de l’Occidentmédiéval », 1977 : 299-306] ; [« Rêves », in LeGoff et Schmitt (dir.), 1999 : 950-968] ; [Kru-ger, 1992] ; [Wittmer-Butsch, 1990].

2. Cf. [Schmitt, « Les rêves de Guibert deNogent », in 2001 : 263-294 ; et 1994 : 65-68].Sur l’histoire des rêves en général, cf. : [Shulman& Stroumsa, 1999].

3. Un exemple, à propos du rêve d’un for-geron : [Schmitt, « Translation d’image et trans-ferts de pouvoir. Le crucifix de pierre de

Waltham (Angleterre, XIe-XIIIe siècle) », in2002 : 199-216].

4. Sur les diverses formes de visions, cf :[Dinzelbacher, 1981].

5. Je ne puis guère citer que trois ouvragesqui leur soient consacrés, tous trois publiés enallemand : cf. : [Paravicini-Bagliani & Stabile,

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1989] ; [Bogen, 2001 et Dinzelbacher, 2000].Je me permets aussi de renvoyer à : [Schmitt,2002 : 297-352].

6. Cf. Schmitt, « Cendrillon crucifiée. Àpropos du Volto Santo de Lucques (XIIIe-XVe siècles) », in 2002 : 217-271.

7. Sur les rêves bibliques, cf. : [Le Goff,« Le christianisme et les rêves, IIe-VIIe siècle », in1985 : 265-316 (tableau des références bibli-ques : 314-316)].

8. [Paris, BNF, Lat. 10525, f. 13v]. Pourcette pleine page et les suivantes, cf. : [Schmitt,2002 : 316-321].

9. [Marseille, BM, Ms. 89, f. 12].

10. Cf. : [Krüger, 1992] ; et surtout :[Bogen, 2001 : 327-370, spécialement 343, etfig. 115].

11. Claude Carozzi, « Die drei Ständegegen den König : Mythos, Traum, Bild », inParavicini-Bagliani & Stabile, 1989 : 148-160,et planches 28-29.

12. Hermann Braet, « Der Roman derRose, Raum im Blick », ibid. : 183-208, etPl. 20-23.

13. [Soissons, BM, Ms. 208, f. 1 (Guillaumede Diguleville, Pèlerinage de vie humaine)].

14. [Paris, BNF, Lat. 8870, f. 51v (Beatusde Liebana, Commentaire sur l’Apocalypse,

seconde moitié du XIe siècle)] ; [Williams,1993].

15. [Vienne, Kunsthistorisches Museum] ;cf. : [Schmitt, 2002 : 342-343 ; 399, n. 55].

16. [Scherer, 1904 : 103] ; cf. : [Klibansky,Panofsky & Saxl, 1989 : 466 et 522, fig. 102].

17. [Oxford, All Souls College, Ms. 6,f. 96r (Amesbury Psalter, XIIIe siècle). Cf. :Schmitt, 2002 : 313, fig. 56].

18. [Cambridge, University Library, Ms.Ec., 359, f. 7v (La Estoire de Saint Aedward lerei)].

Références bibliographiques

■ Manuscrits

Paris, BNF, Lat. 10525.Paris, BNF, Lat. 8870.Cambridge, University Library, Ms. Ec., 359.Oxford, All Souls College, Ms. 6.Marseille, BM, Ms. 89.Soissons, BM, Ms. 208.

■ Ouvrages

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DINZELBACHER Peter, 1981, Vision und Visionsliteratur im Mitte-lalter, Stuttgart, Anton Hiersemann.– 2000, Himmel, Hölle, Heilige. Visionen und Kunst im Mittelalter,

Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft.

FABRE Daniel, 1996, « Rêver », Terrain, 26 mars : 69-82.

LE GOFF Jacques, 1977, Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard.– 1981, La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard.– 1985, L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard.

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KRUGER Steven F., 1992, Dreaming in the Middle Ages, CambridgeUniversity Press.

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ABSTRACTNarratives and oneiric images in the Middle AgesThe medieval conception of dreams differs significantly from ours : dreaming is not then the psychic activity of an individual, but

his immediate getting in contact during his sleep with the powers of the beyond, either positive or negative. Hence the distinctionbetween « true » dreams (of divine origin) and « false » dreams (diabolic illusions) and the systematic suspicion towards dreams. Likemiracles dreams enable to legitimate any institution, any innovation. They also enable to discover a specific form of subjectivity :that of the Christian subject. His iconography is greatly inspired by biblical dreams and characterized by the juxtaposition in a sameimage of the dreamer’s figure and dream’s object. No « autobiographic » image of dream is to be found before Dürer’s famouswatercolour. A good many medieval images show however that painters were also concerned to express the dreamer’s subjectiveexperience.

Keywords : Dream. Representation. Subjectivity. Bible. Middle Ages.

ZUSAMMENFASSUNGErzählungen und Traumbilder im MittelalterDie mittelalterliche Träumenauffassung ist sehr verschieden von der heutigen : Träumen ist keine psychische Aktivität eines

Individuums, sondern seine unmittelbare Inbeziehungsetzung während seines Schlafs mit den Mächten des Jenseits, entweder positivoder negativ. Daher die Unterscheidung zwischen « echten » Träumen (göttlicher Herkunft) und « wahren » Träumen (teuflischeIllusionen) und das grundsätzliche Misstrauen gegen Träume. Wie die Wunder erlauben sie, jede Institution und Innovation zulegitimieren. Auch erlauben sie eine spezifische Form der Subjektivität zu entdeceken : diejenige der Christlichen Person. IhreBebilderung, die weit von biblischen Träumen inspiriert wird, kennzeichnet sich durch die Nebeneinanderstellung der Träumersfigurund des Traumsobjekts auf einem selben Bild. Vor Dürers berühmtes Aquarell ist kein « autobiographisches » Traumbild zu finden.Doch zeigen viele mittelalterliche Bilder, dass die Maler darum gesorgt waren, die subjektive Träumerserfahrung auszudrücken.

Stichwörter : Traum. Bild. Subjektivität. Bibel. Mittelalter.

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