SANS PARAÎTRE Y TOUCHER · ! 5! Résurrection, comme saint Pierre a saisi le bras du Christ...
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SANS PARAÎTRE Y TOUCHER... L'incrédulité de Saint Thomas -‐ LE CARAVAGE (Michelangelo MERISI da Caravaggio),
huile sur toile, 107 x 146 cm, vers 1600-‐1601 -‐ Schlossgalerie à Potsdam (Allemagne).
Tout d’abord, présentons notre peintre :
Né en 1571 à Caravaggio, Michelangelo Merisi, dit « Le Caravage », vient à Rome vers l'âge de 15 ans, luttant contre la misère et une santé précaire. Installé chez le Cardinal del Monte en 1593, il ne peindra plus que des sujets religieux à partir de 1597.
Mais sa nature violente l’entraîne dans de mauvaises histoires : -‐ 19 nov. 1600 : plainte pour coups et blessures sur le peintre G. Spampa da Montepulciano.
-‐ 7 février 1600 : plainte pour coups et blessures de Flavio Canonico, sergent du Château Saint-‐Ange.
-‐ 12 octobre 1604 : dénoncé pour avoir jeté des pierres à la garde de nuit, via del Babuino.
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-‐ 12 mai 1605: il est arrêté pour port d'armes abusif.
-‐ 10 juillet 1605: il est incarcéré à Tor di Nonna pour une obscure histoire de femmes.
-‐ 1605: au court d'une rixe « à quatre contre quatre », il tue Ranuccio Tommasoni da Terni. Il doit fuir vers Naples, Malte, la Sicile.
-‐ Juillet 1610 : apprenant que sa grâce est proche, il s'embarque et arrive à Porto Ercole, passe la frontière des États Pontificaux, il y est arrêté puis relâché. Selon le témoignage de Baglione, chroniqueur de l'époque, relâché, il ne retrouve plus sa felouque. Furieux et désespéré, il parcourt la plage sous la morsure du soleil, tentant de retrouver sur la mer le bateau qui emporte ses maigres affaires. Arrivé à midi, il est pris d'un accès de fièvre et se couche. C’est la malaria. Sans aucune aide humaine, en près de trois jours, il meurt misérablement comme il a vécu, le 18 juillet. A Rome, la veille, sa grâce était accordée !
La commande de ce tableau : Stendhal écrivait de lui : « Le Caravage, poussé par son caractère querelleur et sombre, s'adonna à représenter les objets avec très peu de lumière en chargeant terriblement les ombres, il semble que les figures habitent dans une prison éclairée par peu de lumière qui vient d'en haut. » Stendhal, Écoles de peinture italiennes. Cette oeuvre fut certainement réalisée pour le marquis Giustiniani, puisqu’en 1606, elle est décrite dans l’inventaire de ses collections. Le tableau fut acheté en 1805 par le Roi de Prusse lors de la dispersion de la collection. Le tableau est
resté au Kaiser Friedrich Muséum jusqu'à la seconde guerre mondiale et, depuis, il est à Potsdam. L’évangile de saint Jean : C'était après la mort de Jésus, le soir du premier jour de la semaine. Les disciples avaient verrouillé les portes du lieu où ils étaient, car ils avaient peur des Juifs. Jésus vint, et il était là au milieu d'eux. Il leur dit : « La paix soit avec vous ! » Après cette parole, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur. Jésus leur dit de nouveau : « La paix soit avec vous ! De même que le Père m'a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » Ayant ainsi parlé, il répandit sur eux son souffle et il leur dit : « Recevez l'Esprit Saint. Tout homme à qui vous remettrez ses péchés, ils lui seront remis ; tout homme à qui vous maintiendrez ses péchés, ils lui seront maintenus. » Or, l'un des Douze, Thomas (dont le nom signifie : Jumeau)
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n'était pas avec eux quand Jésus était venu. Les autres disciples lui disaient : « Nous avons vu le Seigneur ! » Mais il leur déclara : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt à l'endroit des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas ! » Huit jours plus tard, les disciples se trouvaient de nouveau dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vient, alors que les portes étaient verrouillées, et il était là au milieu d'eux. Il dit : « La paix soit avec vous ! » Puis il dit à Thomas : « Avance ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d'être incrédule, sois croyant. » Thomas lui dit alors : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Jésus lui dit : « Parce que tu m'as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu. » 1l y a encore beaucoup d'autres signes que Jésus a faits en présence des disciples et qui ne sont pas mis par écrit dans ce livre. Mais ceux-là y ont été mis afin que vous croyiez que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu, et afin que, par votre foi, vous ayez la vie en son nom.
Une danse ? En lisant cet évangile de l’incrédulité de Thomas, je ne peux m’empêcher de me fixer sur le jeu des mains. Il est comme central. De fait, le jeu des corps prend toute son importance dans l’évangile johannique. Il suffit de penser à la danse que va faire Marie-‐Madeleine, virevoltant entre le tombeau vide et son Maître qu’elle prend pour le jardinier. L’évangile du corps, du corps transcendé, du corps transfiguré, du corps mené à l’achèvement, au parachèvement de sa mission. Déjà, ne serait-‐ce que par ses descriptions, que par son attention à la corporéité, l’évangile nous dit quelque chose de la résurrection de la chair, et même de ce qu’est ou devrait être notre chair terrestre.
Une danse des corps... Il est vrai qu’il est un continuer combat dans
notre Église au sujet de la chair. Nous savons que par l’Incarnation de Jésus, et par la Résurrection de son corps, elle n’est pas aussi mauvaise qu’ont pu nous le faire croire d’autres religions (je pense aux Cathares) ou de faux discours philosophiques. Et en même temps, dans beaucoup d’esprit, l’Église catholique semble «opposée» à la chair, comme la diabolisant. Pensons à tous les discours médiatiques, souvent déplacés, menteurs, présentant l’Église comme l’inquisitrice du corps, de la sexualité et du plaisir. Je ne vais pas ici m’étendre sur ce sujet polémique, simplement en aborder un aspect à partir de cet évangile, en y associant un peintre, un des
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grands peintres de la chair, un peintre que l’on pourrait dire johannique : LE CARAVAGE !
Le peintre de la chair
Le tableau que nous voyons me semble bien présenter le débat qui nous occupe, même s’il ne respecte pas scrupuleusement le texte évangélique. En effet, dans l’évangile, on ne lit pas que Jésus saisit la main de Thomas pour la glisser dans son côté ; on ne lit même pas que Thomas l’ait fait. Il semble, au contraire s’être immédiatement donné à la foi. Peut-‐être que, par cette représentation, Caravage, (qui comme peintre de cette époque de la Contre-‐Réforme connaissait certainement bien le texte évangélique) veut nous montrer autre chose,
veut nous emmener dans un balancement déjà présent dans l’évangile, un balancement entre le voir et le toucher. Les deux verbes sont dans l’Évangile : « Vois... avance ta main... » Caravage les traduit en image. Avant d’essayer de comprendre ce que veut nous dire tant le peintre que l’évangéliste, arrêtons-‐nous un peu sur le sens des mains.
Des mains... Quand on y pense, les mains sont un outil formidable. Elles nous permettent tant de choses, elles sont si sensibles. C’est par nos mains que l’homme est devenu l’homo faber, l’homme qui fabrique, qui fait, qui rend présent. Car nos mains rendent présentes tant de choses. Je me souviens de ce moment formidable de la visite du Musée de l’Acropole à Athènes avec un groupe d’aveugles. Comme eux, en fermant les yeux et en promenant mes mains sur les sculptures, je les rendais présentes, vivantes. Nos mains donnent vie. Dieu de ses mains façonna Adam, Jésus de ses mains, façonna cette même boue qu’il mit sur les yeux de l’aveugle. Des mains qui donnent vie, qui créent. Elles sont un reflet du mystère de la vie... du mystère de la rencontre.
Bernard BRO écrivait dans son fameux ouvrage « La beauté sauvera le monde » : Il est un moment dans une vie de prêtre où, sans qu’on l’ait prévu, le mystère de ceux qu’on accueille est saisissant. Il ne s’agit plus de curiosité physique. Et pourtant, il s’agit bien d’une rencontre. La plus forte et la plus discrète ; la plus noble et la plus libre ; la plus totale et la plus réservée, avant celle de la mort. C’est le moment de la communion eucharistique. (...) Je suis cependant plus ému en voyant une paroisse tendre la main vers son Dieu, pour le recevoir, depuis la réforme de Vatican II. Comme saint Thomas a tendu la main vers les plaies du Christ après la
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Résurrection, comme saint Pierre a saisi le bras du Christ lorsqu’il enfonçait sur la mer de Galilée, comme Marie-Madeleine au Jardin de Pâques s’est jetée les bras tendus vers son Maître. Dans les mains de ses paroissiens, quel prêtre ne serait pas ému et même beaucoup lus : bouleversé. Mais des émigrés portugais ou africains qui supplient par-dessus les barrières au fond du parc du Bourget lors de la messe du Pape Jean-Paul II ; mains des messes du troisième âge, dans telle cathédrale lorsque s’avance une procession de huit cents ou mille personne âgées présentant inlassablement leurs paumes ravinées, creusées, sculptées. Mais encore incertaines des premiers communiants. Mains des paysans du Jura un Jeudi saint à Porrentruy ou à Delémont... Inutile de s’interroger : ce sont bien des mains de charpentiers, de bûcherons, de menuisiers comme celles du Christ. Elles ont l’air d’être immenses, tellement plus fortes que des mains de citadins. Elles parlent, disent le travail, l’apprentissage, la peine et la finesse, l’habileté, la force et la retenue.
Oui, nos mains disent tellement de nous, elles sont le reflet de notre vie, le reflet de notre âme aussi. Et l’on peut en avoir peur... « Si ta main t'entraîne au péché, coupe-‐là ! » nous dit Jésus (Mc 9). Elles font, elles SONT tant de choses...
• Des mains pour faire le bien, parfois aussi le mal. • Des mains pour sculpter, parfois aussi pour détruire. • Des mains pou protéger, parfois exposer impudiquement. • Des mains pour caresser, parfois pour
gifler. • Des mains pour aimer, parfois haïr. • Des mains pour accueillir, parfois
repousser. • Des mains pour recevoir, parfois saisir. • Des mains pour consoler, parfois blesser. • Des mains qui parlent, parfois qui
imposent le silence. • Des mains qui donnent, parfois qui
reprennent. • Des mains qui écrivent, parfois qui
effacent. • Des mains qui travaillent, parfois se
replient. • Des mains qui abreuvent, parfois dessèchent. • Des mains qui plantent, parfois arrachent. • Des mains qui s’ouvrent, parfois pour enchaîner. • Des mains qui se serrent, parfois pour broyer.
Des mains qui révèlent la noblesse de notre humanité, qui montrent que nous sommes faits à l’image de Dieu , et que l’on recouvre parfois d’un masque de laideur que l’on appelle le péché... Des mains à l’image de notre vie, de notre être le plus profond, de notre âme. À l’image du combat que nous vivons entre le Bien et le Mal, entre l’Amour et la Haine. Mais à chaque fois, de mains qui nous
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servent à aiguiser un des sens ultimes de notre vie, un des sens essentiels à la rencontre : le toucher ! Vous en avez certainement déjà fait l’expérience, lors des grands froids. On perd le sens du toucher, les doigt gelés. Nous devenons si maladroits, si gourds. Sans toucher, les doigts engourdis, nous devenons gourds, pour ne pas dire des gourdes ! Le toucher nous redonne droiture et ordre. Il est vraiment un sens capital, plus que le goût, plus que l’odorat, plus que l’ouïe, autant que la vue... Car ce sens du toucher de nos mains ne prend toute sa valeur que s’il est associer à la vue. Comme il est difficile de toucher sans voir. Seule l’imagination nous permet de créer une image intérieure, de récréer, de voir ce que nos mains touchent. On dit alors que l’on voit avec les mains. Comment pourrions-‐nous dissocier les deux : toucher et voir, voir et toucher ?
Voir et toucher... Et ici, comment ne pas en revenir au tableau du Caravage ? Cet épisode johannique, mis en image, constitue comme une preuve capitale en faveur de la Résurrection. car sans paraître y toucher, l’histoire met à mal une série d’objections : que l’apparition de Jésus ne soit qu’une hallucination (pourtant le témoignage des disciples est
concordant), que l’apparition ne soit pas Jésus (pourtant les plaies sont là, comme une identification certaine), que l’apparition si réelle soit-‐elle ne soit pas matérielle (et pourtant Thomas est invité à toucher pour
corroborer son voir).
Dans l’évangile, Thomas est un peu grossier, comme un enfant mal élevé. Il ne veut pas que voir, il veut aussi toucher. Pourtant, comme tous les enfants, il a dû entendre cette ritournelle : on regarde mais on ne touche pas ! Mais lui, pas bête, il sait que l’on peut être trompé par sa vue : Les mirages, ça existent ! Combien se sont pris d’hallucinations ! Eh bien, pas moi. Même si je vois, je veux vérifier, expérimentalement, empiriquement. Et mon toucher ne me trompera pas. Même si je vois, je veux vérifier en touchant ! C’est comme ça !
Eh oui, comment croire que quelque chose existe si je ne peux en vérifier sa matérialité ? Peut-‐il exister quelque chose qui existerait sans être matière ? Humm... je doute. Rassure-‐toi, Thomas, même un grand saint comme Jean Chrysostome t’a compris (Sur Jean, 86) :
Thomas voulait établir sa foi sur le témoignage du plus grossier de tous les sens, et il ne s’en rapportait pas même à ses yeux. Car il n’a pas dit seulement: si je ne vois, mais encore: si je ne touche; de peur que ce qui paraissait ne fût qu’un fantôme et une illusion.
Le toucher et la vue On est tous comme ça ! Qui pourrait nous le reprocher ? Sans miroir ou caméra, on ne peut pas se voir humer, se voir entendre, se voir goûter. Mais on peut se voir toucher. Ces deux sens sont les seuls qui peuvent fonctionner en association : le Toucher est le prolongement et souvent le substitut de la Vue. En matière de témoignage, l’Oeil est le Juge, et le Doigt est l’auxiliaire de police, préposé aux basses besognes. Alors, comment voir sans toucher ? Et comment croire sans voir ? Peut-‐on en accabler Thomas ?
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Même Jésus n’en fera pas vraiment le reproche à Thomas. En fait, il l’invite à dépasser cette attitude, il ne la lui reproche pas. La preuve en est, il lui propose de faire ce qu’il avait dit : avance ta main. Le reproche ne tient pas aux sens, il tient à la foi. Sois croyant. Apprends qu’il peut exister des choses en dehors de la matière, des choses qui sont sans que tu puisses empiriquement les démontrer , les démonter, les prouver. Tu peux les expérimenter, en faire l’expérience, tu ne pourras jamais les saisir, les circonscrire. C’est elles qui vont te tenir, te circonscrire, t’entourer, si tu acceptes de te plonger en elles.
Inversion de perspectives En fait, le combat vient de commencer... Un combat entre nos deux sens : voir et toucher.
Et l’histoire aurait pu prendre un autre tour... Avec un peu d’humour, on peut se réjouir que Thomas ne fut pas aveugle ! La scène eut été différente. Peut-‐être aurait-‐il crû à un canular de ses compagnons ? Le toucher sans la vue ! Ou alors Thomas aurait-‐il dû adopter l’attitude des médecins de Molière qui dignement, mais sans risque, miraient de loin les humeurs (le sang, la bile, le phlegme et la pituite) en se gardant bien de mettre les mains à la source ! Le toucher contre la vue ! Et entre ces deux sens, toucher et vue, notre
expérience, nos habitudes, notre relativisme ambiant, nos sciences, notre histoire, et même notre philosophie nous ont donné un ordre de préséance. 1 -‐ VOIR : Je vois. 2-‐ TOUCHER : Je touche pour vérifier ce que je vois. 3-‐ CROIRE : Je sais (je crois) maintenant, car j’en ai fait l’expérience par mes sens. L’évangile, en l’occurrence Jésus, invite à inverser les perspectives, à inverser les termes de l’équation. 1. CROIRE : Fais d’abord l’expérience de la foi, de
croire aveuglément. plonge dans ce mystère. 2. TOUCHER : Tu seras alors touché, et tu
toucheras quelque chose de Dieu. Tu ne pourras saisir ce mystère : c’est lui qui te saisira.
3. VOIR : Alors, tes yeux s’ouvriront.
Quia vidisti me, credisti... Ne pourrait-‐on penser, dans cet évangile, que Jésus maîtrise l’art de la litote ?
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La litote est une figure d’atténuation qui consiste à dire moins pour suggérer davantage (sous-‐ entendre). C’est laisser entendre plus qu’on ne dit, dire beaucoup en peu de mots. À la différence de l’euphémisme qui est employé pour parler d’un référent désagréable sans utiliser le terme exact, la litote renforce l’information. « Va, je ne te hais point ! » de Corneille pourrait ici de venir : Touche ! Même si je ne te comprends pas. Un peu comme si Jésus invitait Thomas à un geste sacrilège, pénètre en mes plaies. C’est nécessaire, cela doit avoir lieu. Mais il ne lui dit pas aussi crûment. Une sorte de non-‐dit entre eux. Comme si Jésus comprenait ce qui faisait la nature de Thomas, comme si Jésus comprenait nos difficultés. Sinon, pourquoi nous avoir créé avec tous ces sens ?
Bénédiction ou malédiction ? La réponse du Christ dans l’évangile peut paraitre bien surprenante. « Parce que tu m'as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu ».
En soi, c’est une bénédiction, puisqu’elle commence par le mot « heureux ». Et même une nouvelle béatitude. Dans sa curieuse traduction de saint Jean, André Chouraki change de façon surprenante deux mots. Jésus dit à Thomas, non pas « avance ta main », mais « porte ta main ». Il est plus près du texte grec. Thomas, lui, dans l’original grec veut placer le doigt. Le verbe (baleo) est celui qui donnera à la fois sum-‐bole et dia-‐bole. Curieux. Pourrait-‐on penser que son geste puisse devenir ou un geste symbolique, un geste qui unit dans la foi, ou un geste
diabolique, un geste qui va créer en lui la division ? La deuxième correction de Chouraki, attestant de la réponse du Christ comme une béatitude, est le terme « en marche » pour heureux. Tout devient ici affaire de mouvement, de décision, de volonté. Tout devient affaire de contrôle de nos sens. Mais ce qui est aussi curieux dans cette phrase du Christ est qu’il ne parle pas du toucher. uniquement de la vision. Pourquoi ne pas avoir dit : « Heureux ceux qui croient sans avoir touché » ? De même, cette réponse est bien impersonnelle, dans le sens littéraire. Pourquoi ne pas avoir dit : « Heureux ceux qui croient sans m’avoir vu » ? Il semble plutôt dire : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu (cette scène) ». Faudrait-‐il ainsi comprendre, par antinomie : « Malheureux ceux qui l’ont vue » ? En fait, il semble bien que Jésus ne refuse pas le toucher, même s’il ne l’évoque qu’à mots couverts. il
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invite plutôt à renverser la vapeur. Non pas à toucher les plaies, mais à se laisser toucher par les plaies. Non pas à saisir le Christ, mais à se laisser saisir. Non pas à tenir les plaies, mais à s’y réfugier. Ignace de Loyola le dit dans cette belle prière : « Âme du Christ » : « O bone Jesu, exaudi me. Intra tua vulnera absconde me. Ne permittas me separari a te. » (O bon Jésus, exauce-‐moi. Dans tes blessures, cache-‐moi. Ne permets pas que je sois séparé de toi).
Comment Caravage voit et touche cette scène... Il semble bien que notre peintre maudit ait saisi tout l’enjeu de la scène évangélique : le combat entre le toucher et le voir, le combat entre la foi venant de l’expérience et l’expérience de la foi. Ainsi, dans la composition de son oeuvre, il inscrit la coexistence redoutable des deux sens.
Le premier losange nous montre quatre têtes aux regards orientés, aux yeux scrutateurs. Tout est là
resserré sur la vue. Quant au deuxième losange, c’est celui du toucher : glisser sa main dans cette plaie béante. Et même,
y plonger. Mais, ce losange est-‐il celui de la négation, du négatif. je n’en suis pas sûr. Ne serait-‐ce que par les formes évoquées par les deux mains : celle du Christ et celle de Thomas.
Des mains qui disent plus qu’il n’y parait...
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D’abord celles de Jésus. Elle ressemble étrangement au représentations traditionnelles des résurrections orthodoxes, les anastasis (le terme veut dire : se mettre debout). Dans ces scènes, Jésus sort Adam et Eve des Enfers, lors de son séjour (que nous confessons chaque dimanche). Il les retire des ténèbres en les saisissant, en saisissant leur poignet. Il les entraine, les emmène, les extrait.
Il leur donne la vie, ainsi. ou plutôt, il leur rend la vie. Jésus serait-‐il en train de remettre debout Thomas, de lui rendre la vie, de le sortir des ténèbres de son incrédulité ? Il l’oblige à la vie, à une vie en abondance, même si celui-‐ci hésite. Jésus nous force parfois, contre notre volonté, comme des parents qui forcent leurs enfants, malgré leur dépit, pour leur bien. Et ce poignet saisi n’est pas le premier que Caravage représentera ainsi. Il ressemble étrangement à celui que l’on peut voir dans ce célèbre tableau du Martyr de Saint Matthieu en l’église Saint-‐Louis des Français de Rome, oeuvre peinte un ou deux ans plus tôt. mais là, c’est le bourreau qui vient saisir sa victime, qui s’apprête à lui donner le coup de grâce, le dernier coup du tranchant de son épée. Je ne peux m'empêcher de penser au glaive du Christ, sa Parole, tranchante comme une épée, cette Parole qui viendra séparer les hommes, et en chaque homme le bon du mauvais. Vient-‐il ici pour tuer ce manque de foi en Thomas ? Vient-‐il ici lui faire toucher la profondeur de son coeur ? Vient-‐il ici l’obliger à se laisser toucher par la Parole ?
Ne me saisit pas, Thomas. Noli me tangere. Laisse-‐toi saisir par moi, ton Maitre et ton Dieu, ton Seigneur. Mais cette main gauche du Christ est indissociable de sa main droite. Elle vient ouvrir la tunique pour laisser apparaitre la plaie. Elle dévoile, elle révèle. Plus
qu’une apparition, c’est ici une Apocalypse, un dévoilement de Jésus. Et que dévoile-‐t-‐il ? Son corps, un
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corps offert aux hommes. Un corps donné et livré. Un corps qu’il livre encore au regard inquisiteur de Thomas. Il y a vraiment ici une révélation, le dévoilement d’un mystère. Le dévoilement du Mystère. En montrant sa plaie, en levant le voile, Jésus montre ce coeur transpercé, transpercé par amour pour les hommes. Jean avait reposé sur le coeur du Christ, Thomas est invité à s’y jeter pleinement dedans. Se laisser toucher par le Coeur du Christ... De ce côté est sortis, sur la Croix, l’eau et le sang. l’eau du baptême et le sang de l’eucharistie. Plonge dans le baptême, Thomas. Plonge dans le mystère de l’eucharistie. C’est ce que je te dévoile aujourd’hui.
Les mains de Thomas. Sa main gauche vient d’appuyer sur son flanc L’attitude de ses bras, de son coude est assez similaire à celle de la Cène à Emmaüs. Une stupeur, un questionnement. Ou encore à celle de jeune bravache, faux galant, qui se laisse séduire par la diseuse de bonne aventure.
Jésus dirait-‐il des histoires ? Et Thomas se laisserait-‐il séduire, bêtement ? Même si jésus séduit les hommes, non à la manière du Diable, non par des artifices, il nous séduit par son amour, par le don total de soi-‐même. Et l’on peut comprendre que cela interroge, questionne... Cette main n’est peut-‐être que le signe du combat intérieur de Thomas, un combat entre le voir et le toucher, entre le comprendre
(prendre avec soi) et le croire (recevoir d’un autre). Sa main droite est encore plus surprenante. Non par ce qu’elle fait, car c’est le Christ qui vient lui saisir. Mais par ce qu’elle est. Par la forme qu’elle prend, par son attitude, par tout ce qu’elle révèle. Elle le connecteur qui viendra lui donner une foi aveugle. Une main qui connecte ? Une main qui reçoit ? Une main qui est comme recréée ? En effet, quand on la regarde de près, elle rappelle mystérieusement une autre main, celle de la voute de la Chapelle Sixtine de Rome, celles peintes par l’homonyme Michel-‐Ange. Autant dans la main du Christ de la Vocation de Saint Matthieu, on pouvait reconnaitre sans erreur la main d’Adam, le Christ étant le nouvel Adam, autant ici elle semble être un mélange des deux. On y reconnait la lascivité de la main d’Adam, l’hésitation à se laisser toucher par Dieu. Comme si Thomas hésitait encore, ne se sentait pas prêt à être recréé dans sa vie, dans sa foi.
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Et en même temps, quelle curieuse identité avec le doigt de Dieu ! Comme si le geste de Thomas venait créer quelque chose en Jésus. Comme si le doigt tendu de Thomas, signe de son incrédulité et de son hésitation, ce doigt enfoncé dans le coeur du Christ venait le créer, mettre en action ce coeur blessé, réactiver cet amour de Jésus pour tous les hommes, même pour ceux qui doutent.
En fait, dans l’oeuvre, Caravage inverse la demande de Thomas. « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt à l'endroit des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas ! » Thomas ne met pas son doigt dans la marque des clous, mais dans le flanc de Jésus. Par contre, c’est main de Jésus, la main marquée par le clou qui vient saisir son poignet. Par le poignet, il pénètre sa main ; par son doigt
il pénètre son flanc ! Amusante ironie caravagesque. Main et doigt voient leurs rôles inversés. La question reste ouverte... Seuls, peut-‐être les regards pourront nous éclairer...
Tout est dans le regard !
Dans le triangle du «Voir», les regards ne sont pas clairs. Ils sont même noyés dans l’ombre, les orbites sont presque cachés, les rides sont hyperbolisées par la lumière rasante, comme si c’est par la peau que les disciples essayaient de voir. Et réciproquement, la plaie de Jésus s’ouvre sur son flanc, comme un troisième oeil à la paupière lourde...
Il faut dire que dans ce tableau, les regards sont nombreux. Et convergents. Mais entre les deux groupes, Jésus d’un coté, les disciples de l’autre, une séparation invisible s’installe. Comme un écart, une division entre Dieu et les hommes.
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Deux mondes, deux couleurs. Le blanc du Ressuscité à gauche, le rouge brun des homme à droite. Seule la main de Thomas, guidé, emmené, prise par le monde Dieu est autorisée à entrer dans cet espace sacré. Et ce doigt pénètre le flanc du Christ de façon presque dérangeante. Certains y ont même vu une connotation sexuelle ! l’index pénètre la plaie, et même l‘agrandit. Ce qui nous gêne ne semble pas être la curiosité de ce geste, ni même l’absence de sang ou l’atteinte à l’intégrité corporelle. C’est surtout que ce doigt désigne. L’index indique. Il désigne Jésus. Voici l’Agneau de Dieu. Et plus que désigner Jésus, il indique sa plaie, comme étant ce par quoi l’on peut connaitre ou reconnaitre Jésus. Connaitre, ou co-‐naître comme l’écrivait Péguy : naitre avec. Comme si on allait naitre de cette plaie, de l’eau et du sang qui en a coulé, naitre et renaitre de l’eau du baptême, du sang de l’eucharistie. Le désignant et le désigné s’unissent, s’interpénètrent, s’épousent mystiquement.
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Une double lecture Vous le savez, nous lisons de gauche à droite, comme indiqué sur la flèche dans l’image précédente. Nous passons du monde de Dieu au monde des hommes, en y revenant par le regard des apôtres. Et tous les regards convergent vers un unique point : la plaie du Christ. Tous coopèrent, par leurs regards, à la manifestation de la Vérité. Notre oeil, en regardant le tableau, suit un parcours analogue, en plusieurs étapes. De Jésus aux Apôtres, puis nous suivons leurs regards, voyons la mains de Jésus qui saisit celle de Thomas et retournons à Jésus, à sa plaie, comme si nous avions rebondi sur un miroir invisible, sur le monde des hommes. Impossible de sortir du monde de Dieu. Nous y revenons tout de suite. Et en retournant le tableau, en l’inversant, le parcours du regard en est accéléré. tellement accéléré que l’on ne s’arrête même plus à la plaie. on quitte le tableau ! On se perd hors-‐champ...
Conclusion : N’accablons plus Thomas ! Il me semble être celui qui nous mène à la foi, être celui qui réalise ici ce qu’il avait prophétiquement promis : Allons, nous aussi, mourir avec Lui. Allons, nous aussi plonger avec foi en Jésus ! Et donnons, nous aussi, tout le sens à nos mains. Elles sont celles que Dieu utilisent pour se donner. Mains du prêtre qui consacre, mains de chacun d’entre nous qui donnent vie.
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Pour Irénée de Lyon, le Père et le Fils sont les deux mains du Père. Aujourd’hui, le Fils et le Père s’expriment par nos propres mains. !