Sacralité et désacralisation médiatique du corps du leader

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N°12 | 2007 : Corps et sacré Sacralité et désacralisation médiatique du corps du leader MARIA DONZELLI p. 225-238 Texte intégral La réflexion qu’on présente ici a suivi un parcours qui a commencé par des études sur la psychologie des foules au dix-neuvième siècle 1 , a rencontré les grandes études sur le culte du pouvoir et sur la sacralité du corps du souverain (notamment les études dues à Marc Bloch 2 ) et a suivi l’évolution du concept de sacralité du corps du leader à partir de la représentation médiévale comme double corps jusqu’à l’époque des communications des masses et sa médiatisation, qui constitue le sujet de cet écrit. 1 En 1957, Kantorowitz 3 avait élaboré la théorie des deux corps du roi. Selon cette théorie, la représentation sociale du corps du souverain attribue à ce dernier, en même temps, un corps physique et naturel (« natural body ») et un corps politique et sacré (« political body »), dans lequel s’identifie toute la collectivité. 2 Le corps physique est assujetti à la maladie et à la mort, le corps politique est immortel et permet à la société de se perpétuer indéfiniment à travers lui. Donc le souverain est une sorte de demi-dieu, dont la nature est, en même temps, terrestre et spirituelle. 3 Dans la société contemporaine le corps du leader ne perd pas du tout sa sacralité, mais celle-ci est très compliquée et bouleversée par l’action envahissante des mass media, qui déplacent la limite entre l’espace public et l’espace privé de l’individu. Ils déterminent en réalité un espace nouveau ou on montre et on publicise ce qui était privé et on privatise ce qui était public 4 . Sur ce terrain on assiste, par effets des medias, à une sacralisation et désacralisation médiatique continuelle du corps du leader. Ce corps représenté par les medias, surtout par la télévision, est un corps unique, réduit à une dimension physique pure, montré dans tous ses aspects, même ceux qu’on a l’habitude de cacher. Il s’agit d’un corps dé-consacré qui assume le statut du corps du citoyen/sujet et qui peut être exposé à des scandales diffusés dans le monde entier par la télévision et la presse 5 , qui peut être modifié à travers le maquillage et les vêtements selon les logiques du spectacle 6 et qui peut être administré selon les règles des mass media. Le corps médiatique du leader doit répondre à la productivité du marché, aux règles de la consommation, mais il doit aussi être reproductible tant physiquement que socialement : le leader doit 4 Sacralité et désacralisation médiatique du corps du leader http://noesis.revues.org/index1373.html 1 sur 9 08/11/2011 07:57

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N°12 | 2007 :Corps et sacré

Sacralité et désacralisationmédiatique du corps du leader

MARIA DONZELLI

p. 225-238

Texte intégral

La réflexion qu’on présente ici a suivi un parcours qui a commencé par des étudessur la psychologie des foules au dix-neuvième siècle1, a rencontré les grandesétudes sur le culte du pouvoir et sur la sacralité du corps du souverain (notammentles études dues à Marc Bloch 2) et a suivi l’évolution du concept de sacralité ducorps du leader à partir de la représentation médiévale comme double corps jusqu’àl’époque des communications des masses et sa médiatisation, qui constitue le sujetde cet écrit.

1

En 1957, Kantorowitz 3 avait élaboré la théorie des deux corps du roi. Selon cettethéorie, la représentation sociale du corps du souverain attribue à ce dernier, enmême temps, un corps physique et naturel (« natural body ») et un corps politiqueet sacré (« political body »), dans lequel s’identifie toute la collectivité.

2

Le corps physique est assujetti à la maladie et à la mort, le corps politique estimmortel et permet à la société de se perpétuer indéfiniment à travers lui. Donc lesouverain est une sorte de demi-dieu, dont la nature est, en même temps, terrestreet spirituelle.

3

Dans la société contemporaine le corps du leader ne perd pas du tout sa sacralité,mais celle-ci est très compliquée et bouleversée par l’action envahissante des massmedia, qui déplacent la limite entre l’espace public et l’espace privé de l’individu. Ilsdéterminent en réalité un espace nouveau ou on montre et on publicise ce qui étaitprivé et on privatise ce qui était public 4. Sur ce terrain on assiste, par effets desmedias, à une sacralisation et désacralisation médiatique continuelle du corps duleader. Ce corps représenté par les medias, surtout par la télévision, est un corpsunique, réduit à une dimension physique pure, montré dans tous ses aspects, mêmeceux qu’on a l’habitude de cacher. Il s’agit d’un corps dé-consacré qui assume lestatut du corps du citoyen/sujet et qui peut être exposé à des scandales diffusésdans le monde entier par la télévision et la presse5, qui peut être modifié à travers lemaquillage et les vêtements selon les logiques du spectacle6 et qui peut êtreadministré selon les règles des mass media. Le corps médiatique du leader doitrépondre à la productivité du marché, aux règles de la consommation, mais il doitaussi être reproductible tant physiquement que socialement : le leader doit

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apprendre à se construire un physique adéquat au rôle et doit montrer qu’il lecultive selon les rituels médiatiques (il doit en même temps incarner la figure de lamère et du père et il doit donner aussi l’idée de l’immortalité, d’une jeunesseéternelle). D’autre part, l’exposition médiatique de la souffrance du corps du leaderpeut aussi répondre aux règles de la désacralisation et sacralisation et conduireaussi à une idée eschatologique d’immortalité7.

On assiste donc, par effet de l’action médiatique, à une modification importantede la sacralité du pouvoir dans le monde contemporain. Le problème est de savoircomment cette modification importante s’est produite tant au niveau de celui quireprésente le pouvoir, le chef, qu’au niveau de ceux qui subissent l’exercice dupouvoir, les masses. La masse : cette énigme qui, comme le dit Elias Canetti, nouspersécute toute la vie8. Ce n’est pas par hasard que la communication dans notreépoque contemporaine est une communication de masse et que les moyens parlesquels elle s’exprime sont conçus pour créer une relation entre le pouvoir et lesmasses, pour organiser le consensus, pour manipuler l’opinion publique, et, dans lemeilleur des cas, pour exercer une fonction de contrôle et garantir la démocratiedans la pluralité de l’information et des opinions.

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Or, un des aspects les plus importants dans la communication entre celui qui a lepouvoir et celui qui en est sujet, a été toujours la distance physique : l’interdit, etdonc l’impossibilité de s’approcher du roi, a constitué dans les siècles un des piliersde la sacralisation du pouvoir et de celui qui le représente. Et cet interdit a garantiaussi l’autorité éthique du souverain.

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L’utilisation des nouveaux moyens de communications de masse a réduit ladistance : par leur effet, le corps du leader ou des leaders est exposéquotidiennement sur les pages des journaux et à la télévision, même plusieurs foispar jour, et la mythisation a changé de registre. Le rituel et le symbolisme politiqueont changé et le jeu de la sacralisation et désacralisation médiatique du corps duleader ou des leaders, ne se traduit pas toujours par un désavantage politique. Aucontraire, les leaders ont appris à utiliser avec habilité le moyen médiatique pourcommuniquer directement avec leur public, d’une manière que je n’hésite pas àdéfinir comme intime.

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Le leader, surtout dans la période de la campagne électorale ou, en tout cas, dansles moments cruciaux pour l’organisation du consensus, n’hésite pas à jouer unesorte de « reality show » même de sa vie privé, dont les images surprennent lepublic, à son tour, dans son privé, dans l’intimité de sa maison, des situations etactions, etc. La vie privée du leader, en tant qu’individu, entre, en quelque sorte,dans la vie privée des individus qui forment le public : la désacralisation estgarantie et voulue. La distance entre le pouvoir et la masse, devenue public, estannulée. Mais, à travers cette nouvelle approche, le leader récupère dans sonpouvoir une nouvelle « sacralité », car il ne faut pas oublier que l’image médiatiquedu leader qui passe à la télévision est virtuelle, l’espace est virtuel, et le moyenmédiatique devient lui-même « sacré ». Le pouvoir médiatique, devenu sacré par sa« virtualité », mais aussi par son potentiel universel, peut bien faire alliance avec lepouvoir politique et garantir donc la sacralité de ce dernier. Le phénomène italiende Silvio Berlusconi semble bien représenter cette nouvelle forme de « sacralisationet désacralisation » du pouvoir et sera un des exemples de cet exposé.

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Le problème est de savoir comment s’est transformée l’idée du « sacré » dansnotre société contemporaine, car cette transformation pose une série de sérieuxproblèmes au pouvoir laïc, mais aussi aux pouvoirs religieux, dans la diversité desconfessions présentes dans l’espace politique devenu désormais un espace globalpar effet de l’utilisation même des medias. Le phénomène de l’exposition médiatiquedu corps du pape Karol Woytila, soit dans la souffrance de ses dernières années,soit dans l’immobilité de la mort pendant les funérailles, sera le deuxième exemplede cet exposé qui nous permettra, peut-être, de saisir certains termes de cette

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énorme question de notre temps.Mais retournons à la question du corps du leader et à la nécessité que sa

crédibilité au pouvoir soit légitimée par une sorte de sacralité renouvelée. Le leaderrenvoie nécessairement au groupe sur lequel il exerce son pouvoir : la fouled’abord, la masse après. La distinction entre ces deux sujets peut être établie par lesconditions physiques spécifiques dans lesquelles se réalisent réciproquement lesdeux agrégations : la discrimination fondamentale est donnée là aussi par lacorporéité. En effet la foule se caractérise par la présence physique des corps et parleur voisinage, qu’on peut représenter symboliquement par la situation du marchéen plein air, par définition temporaire, spontané, hétérogène et casuel. La masse, aucontraire, présente l’aspect fluide d’un ensemble d’individus qui bouge en suivantun ordre qu’on gère d’en haut : l’exemple le plus évident est celui des masses quipeuplent les supermarchés de nos métropoles, dont le parcours est préétabli parl’architecture même des édifices et les indications des directions de marche obligées.

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La foule, dont on a l’habitude de reconnaître le potentiel explosif dû à l’effectivemenace que le voisinage physique des corps peut déchaîner face au statu quo, estgérée et transformée en masse dans l’optique de sa fonctionnalisation auxnouveaux systèmes de pouvoir. La corporéité de la foule, qui évoque la composantepassionnelle soulignée par tout discours anthropologique, est niée par la gestionarchitecturale des flux et organisée selon des parcours rationnels plus assurés. Leprocessus de « nationalisation des masses », décrit par George Mosse dans sonouvrage sur le national-socialisme allemand 9, est un exemple extrême ; mais lafluidification de la corporéité de la foule, c’est à dire la dilution de son potentielémotif, constitue son héritage dans les systèmes modernes qui règlent les rapportsdes masses.

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Derrière la canalisation des ses comportements irrationnels, due auxorganisations politiques et aux nouvelles technologies de la communication (radio,télévision, Internet, etc.), le spectre menaçant de la foule continue à se cacher. Ellesemble prête à casser les digues qui la contiennent quand remonte à la surface lapassion refoulée qui est à l’origine de la naissance de l’organisation suprême de lamultitude : l’État moderne. Hobbes, qu’on peut considérer comme un desfondateurs de la philosophie politique moderne, motive le pactum subjectionis, quiest à l’origine de l’artifice le plus grand de la modernité, par l’intervention de larationalité qui doit mettre l’ordre, mais qui est au service de la passion la plusviolente, c’est-à-dire la peur de la mort. Carl Schmitt décrit la naissance duLéviathan selon les images suivantes : « La terreur de l’état de nature rassemble lesindividus pleins de peur, leur peur monte jusqu’à l’extrême limite, une étincelle de« ratio » jaillit et brusquement devant nous se dresse le nouveau Dieu » 10.

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Les explosions inattendues de la foule sont souvent les protagonistes des faits dela chronique politique de la société industrielle contem-poraine : les marchesrécentes de la paix dans notre époque atomique, dont parle aussi Beauchard 11, oucelles contre la guerre et le terrorisme, ou les mouvements écologistes, ramènentsur les places publiques les foules, toujours effrayées par la menace d’une mortcollective possible, annoncée par les images des medias. La « ratio » intervientencore comme « ultima ratio » pour régler la structure ambiguë des hommes,auxquels on permet d’exprimer leur composante passionnelle seulement dans lecadre d’une ritualisation opportune. C’est le cas des agrégations humaines quiremplissent les stades ou les temples du rock, ou des phénomènes des agrégationsdes foules religieuses, ou des manifestations pour célébrer la République, la fête du1er Mai, etc.

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Cependant le mythe du héros n’est pas mort dans notre société industrielle. Laconviction que « les idées justes et profondes sont individuelles, les idées fausses etsuperficielles appartiennent à la masse » (Alexander Zinoviev), témoigne de lapermanence du style épique dans la moderne société industrielle et de l’affirmation

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de l’individualisme qui reste le principal système de référence des valeurs. Sur lascène politique la foule est obligée de reconstruire le flux d’une multitude qui estorientée par les intentions d’un héros, d’un meneur, en somme d’une instanceindividuelle qui représente l’autre partie de sa corporéité et qui lui permet deconstituer un organisme, provisoire, casuel, mais ordonné et complet.

De ce point de vue l’opposition entre l’individu et la foule, qui caractérise lamajeure partie des réflexions théoriques sur ce thème, se recompose dans uneconception moniste du pouvoir, qui a besoin de nier l’imprévisibilité de l’actionpolitique des hommes 12 et qui renvoie à l’abolition de l’émotivité exprimée par lafoule à faveur de la rationalité individuelle.

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Le dépassement de « l’époque des foules » actualisé à travers les processus defluidification de sa corporéité n’a pas changé la conception du pouvoir, qui esttoujours personnalisé dans le leadership, et en particulier dans le corps du leader,qui devient souvent un symbole médiatique.

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Les symboles sont très importants pour organiser sa suite de fidèles et leconsensus ; c’est ne pas par hasard que les leaders affirmés ont toujours trouvé letemps de cultiver leurs symboles. Ceux-ci constituent pour la base ce que lesprivilèges sont pour la hiérarchie : ils maintiennent l’unité et constituent uninstrument pour faire bouger la foule. Dans le symbole, l’émotion se décharge surla cible commune et la particularité des idées concrètes est effacée : le leader détestela critique constructive qu’il considère « destructrice » de la dévotion qu’il essaie deconstruire autour de sa personne, de la déférence envers son corps.

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Le langage du corps et celui de la parole sont essentiels. Le leader qui doit lancerune nouvelle politique ou le pape qui doit prendre la place de son prédécesseur, bienaimé par la masse, commence d’abord son discours par un appel préliminaire à lacommunion des sentiments, comme dans le discours shakespearien de MarcAntoine aux partisans de Brutus. Dans la première phase de son discours, le cheffait écho aux opinions prévalentes dans la masse. Il essaie de s’identifier avec lesattitudes communes de son public, parfois avec un mot d’esprit, parfois par unappel à la nation, à la religion, parfois par la référence à une revendication sociale,etc. Cette approche initiale lui permet de gagner la confiance de son public ; il acapté l’attention de la multitude. Il devrait exposer à ce moment son plan d’action,mais en réalité les contenus de ce programme ne sont pas essentiels pour lui. Lachose la plus importante est la syntonisation avec l’émotivité de la multitude, pourmettre en action la stratégie du consensus et exercer un rôle reconnu qui luipermettra de faire sa propagande13.

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La fabrication du consensus est susceptible des grands raffinements. Leprocessus à travers lequel se forment les opinions publiques est très complexe. Lacréation du consensus n’est pas un art nouveau : c’est un art très ancien, que ladémocratie semblait devoir remplacer. En réalité, en régime de démocratie, l’art duconsensus, de sa création et sa manipulation, a été perfectionné énormément par latechnique et, par l’effet de la recherche psychologique qui renforce les moyensmodernes de communication ; la praxis démocratique a subi une transformationradicale, une révolution plus significative et importante que tout déplacement depouvoir économique. Nous ne pouvons pas voir toutes les conséquences de cettetransformation, mais nous voyons bien que la connaissance des moyens pour créerle consensus altère tout calcul politique et modifie toute prémisse politique. Sous lapression de la propagande, même dans l’acception la meilleure, les vieillesconstantes de notre pensée sont devenues variables. Il n’est plus possible, parexemple, de croire dans le « dogme originaire » de la démocratie ; c’est-à-dire lacroyance que les connaissances nécessaires à la conduite des affaires humainessurgissent d’une manière spontanée dans le cœur des hommes qui composent lacommunauté démocratique. La fabrication de l’opinion publique est un art trèscomplexe et ce qu’on appelle « opinion publique » est un thème très compliqué et

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L’opinion publique, en lettres capitales, est constituée par les images qui sont à la base desactions des groupes ou des individus qui agissent au nom des groupes14.

les obstacles posés par les institutions même de l’État démocratique à laconnaissance des faits de grand intérêt public ;les obstacles d’ordre économique, social et culturel qui empêchent unegrande partie de la société civile d’accéder aux sources de l’information ;l’utilisation de la psychologie dans le domaine de la communication pourl’organisation du consensus politique, qui se base sur la représentation duconflit, réel ou artificiel, sur la mise en scène de l’agressivité jouée encore unefois par les leaders les plus aimés ou les plus capables d’incarner l’autorité,avec lesquels le public se place dans un rapport de dépendance etd’imitation 15.

complexe dans le monde dit démocratique : elle est presque un mystère, une forcesecrète, un arcane qui relève de la sacralité du pouvoir.

On peut en effet constater facilement que dans toute société les idées qui circulentse réfèrent à des faits qui sont éloignés du champ visuel de l’individu et qui sonttrès difficiles à comprendre. Les images, que l’individu produit dans sa tête ou quilui sont fournies par les mass media, ne sont pas le produit d’une connaissance oud’une expérience directe. Ces images appartiennent à un « milieu invisible » quiproduit, à son tour, des relations rationnelles ou irrationnelles entre les individuset les groupes sociaux. Ces réactions sont utilisées et exploitées par ceux quifabriquent l’information à travers les paroles, mais, encore plus, à travers lesimages.

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En 1921, Walter Lippmann a donné une définition très serrée de l’opinionpublique qu’on peut considérer encore valide aujourd’hui :

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L’accès de tout le monde au « milieu invisible » est très limité et le problème deLippmann était d’essayer de construire une « théorie démocratique de l’opinionpublique », un problème qui, à mon avis, n’est pas encore résolu aujourd’hui et qui,au contraire, s’est compliqué par la transformation technologique des mass mediaset par les mécanismes complexes qui conditionnent la communication dans lasociété industrielle. On peut ici en indiquer quelques uns :

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À travers les medias les leaders exercent la fonction de médiation avec le mondeextérieur qui semble être dirigé par les mêmes leaders ou « opinion leaders ». Il y adonc un pouvoir des medias qui est parfois strictement lié au pouvoir politique,comme cela s’est présenté dans les dernières douze années en Italie, avec les conflitsd’intérêts qui ont caractérisé le chef du gouvernement, patron, en même temps, detrois chaines de la télévision et de plusieurs journaux 16.

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Le problème est à savoir les effets des medias et du système de pouvoir sur lesopinions politiques et culturelles de ceux qui lisent les journaux, regardent etécoutent la radio et la télévision. Ce problème n’est pas circonscrit à la sphèremédiatique et entraîne l’ordre général de la société : là ou la famille, l’école, lesinstitutions n’exercent plus leur fonction éthique et éducative, le pouvoir des mediastend à augmenter sans contrôle, surtout s’il manque, en plus, le pluralisme del’information et les lois anti-trust 17.

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Cette situation a été expérimentée dans les dernières années en Italie par lasituation « anomala », qui s’est vérifiée avec le gouvernement de Silvio Berlusconi,l’entrepreneur italien devenu en 1994 le chef du gouvernement.

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En tant que leader de la droite italienne, dès ses débuts politiques Berlusconi autilisé son corps médiatique comme une ressource importante pour communiquerau public une image familière de soi même. Le premier acte « politique » du« cavaliere », après l’annonce à la télévision de son entrée en politique, définie parlui-même comme « una discesa in campo », a été la publication d’un livre intitulé

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Una Storia italiana. Les Italiens ont trouvé ce livre dans leur boite à lettres et on pu« voir » et lire l’histoire illustrée de la vie du leader à travers l’exhibition de soncorps : on voit donc dans le livre les images du corps du leader qui produit, autravail — c’est un des thèmes les plus importants, qui occupe un chapitre entierintitulé : « Construire un empire », dédié à la célébration de son activitéd’entrepreneur ; on peut voir le corps du leader dans sa reproduction biologique— les photos avec les cinq enfants sont nombreuses — dans sa reproduction sociale— nombreuses aussi sont les photos où il fait du jogging avec ses proches pour semaintenir en forme — etc. On voit très bien, en somme, que l’individu en tant que telest au centre de l’opération politique et que son corps est au centre de cetteopération qui a pour but la conquête du pouvoir. L’image médiatique du corps duleader est fondamentale : on sait très bien que Berlusconi a son équipe decameramen, qu’il aime se faire prendre d’un certain profil et non de l’autre, qu’ilutilise le maquillage pour réduire les imperfections de son visage, qu’il ne supportepas d’être surpris par la télécamera, etc.

Berlusconi n’a pas fait mystère du lifting de son visage et des greffes de cheveuxqu’il s’est fait faire. Il fait ostentation de tout soin de son corps et de ladésacralisation quotidienne de son image physique à laquelle il procèdesystématiquement, tout en passant à la télévision, dans la dernière campagneélectorale, en 2006, plusieurs heures par jour avec une constance obsessionnelle etrépétitive, comme un rituel religieux. On avait l’impression que la chose la plusimportante était cette présence physique, non les sujets de ses discours. Cetteapparente obsession de s’emparer de la scène de la télévision, des premières pagesde journaux, de susciter l’étonnement avec une série d’actions en dehors des règles,répondait à une logique du pouvoir bien précise : désacraliser son corps etsacraliser le pouvoir représenté à travers l’image médiatique, sacraliserl’instrument médiatique même, capable de reproduire et de susciter le pouvoir et leconsensus, en l’imposant à travers l’exposition du corps.

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On aurait pu croire que cette stratégie médiatique serait devenue un boomerangcontre le « cavaliere », qui, en réalité se montrait nu, avec sa peur de perdre lepouvoir, avec toutes ses faiblesses, ses imperfections, ses vulgarités dans le langage,avec sa façon de s’adresser à la foule dans les lieux publics, etc. En réalité cettestratégie a renforcé son pouvoir personnel, ne faisant gagner que de justesse sesadversaires ; elle a repoussé dans l’ombre ses propres alliés de droite, lui a permisde remonter dans les sondages et de s’imposer après les élections, comme le chefindiscuté de l’opposition et la seule personne, (voire individu), gagnant sur le planpolitique (il a eu le plus grand nombre d’avis favorables parmi les leaderspolitiques de tous les partis).

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Cette parabole médiatico-politique a suscité beaucoup de réflexions en Italie et enEurope : on commence à comprendre que Berlusconi et le berlusconisme ne sontpas une parenthèse de l’histoire italienne et qu’il faut faire les comptes avec la partiede l’Italie que le « cavaliere » incarne. En réalité Berlusconi fait partie de notreautobiographie collective étant donné que des millions d’Italiens se sont reconnusen lui et se sont identifiés à lui 18. Après lui on ne peut pas retourner en arrière parcequ’il interprète une mentalité, une vision de la vie, un système d’intérêts grands etpetits, en somme une identité que lui-même a contribué à forger à travers sestélévisions avec sa présence physique et sa vision de la vie. En réalité Berlusconi aphagocyté de façon dialectique une partie de l’Italie, une Italie attentive à son« particulare », proche de Guicciardini, plus que de Machiavelli, mais aussi« post-moderne », une post-modernité qui brise même les règles fondamentales del’État de droit. Il propose un leadership plébiscitaire qui doit transformer la viepublique italienne sur la base d’un rapport direct et immédiat avec sa propre baseélectorale et télévisuelle. Sa personne doit être au centre de tout et doit venir avanttout ; il vise à construire une démocratie émotionnelle, qui doit prendre la place de

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la démocratie idéologique : pour y parvenir, pour susciter les émotions, lacorporéité du leader est essentielle.

Reste au moins un problème à comprendre, parmi les autres : quels sont lesrapports de Berlusconi, et des Italiens qui s’identifient à lui, avec l’État ? L’État dedroit ?

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Il s’agit d’un problème complexe et difficile qui concerne l’histoire spécifique del’Italie et qui renvoi à une caractéristique toute italienne : en réalité en Italie lavraie sacralité du pouvoir n’est pas à chercher dans l’appareil de l’État, mais danscelui de l’Église. Une partie du peuple italien se méfie de l’État ; même la laïcité del’État est pour cette partie une mystification énoncée, difficile à pratiquée et àréaliser. L’État éthique — et/ou l’éthicité de l’État — n’est pas un concept populaireen Italie.

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L’Église, en revanche, et le pape qui la représente, constituent les lieux sacrés dupouvoir moral et politique, un pouvoir et une sacralité indiscutables parcequ’enracinés dans leur source même : le mystère, ce qui ne peut pas être expliquépar la raison, qui apparaît comme source du pouvoir et de la religion et qui finitpar légitimer l’une et l’autre. Le pape est le leader charismatique qui représente cemystère et qui l’incarne avec son propre corps.

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Et j’en viens donc à mon deuxième exemple. La sacralité du corps du pape trouvedans les medias aujourd’hui les instruments liturgiques par excellence : par cesinstruments, le corps du vicaire du Christ est exposé d’une manière globale et cetteexposition correspond parfaitement à l’Église qu’il représente, qui se veutcatholique, donc « universelle » et globale.

33

Toutefois, la sacralité médiatique du corps du pape n’échappe pas à l’ambiguïtéde cette dimension sacrale qui investit aussi le corps du leader. D’autre part, commenous le dit René Girard, le sacré est strictement lié à la violence, ou plutôt, le sacréest violence19. Christ même est considéré par Girard comme un bouc émissaire20.Cette sacralité a donc un double sens : elle peut exalter et donner une très grandevisibilité et, en même temps, peut induire à une profonde tension de profanation ;cette ambiguïté est amplifiée par l’utilisation des medias dans notre quotidienneté.Le corps du pape a fonctionné comme dispositif symbolique par excellence dans latradition catholique. Le corps de Karol Woytila et l’utilisation médiatique qu’en afaite l’Eglise, nous conduit à d’autres considérations. Le corps de ce pape a étéprofané par la reprise de la télécamera, qui a montré, surtout dans les dernièresannées, la souffrance du représentant du Christ en ce monde ; le dogme del’infaillibilité du pape est mis dans l’ombre et le sens de la caducité est exalté. Mais,par effet de l’application des nouvelles technologies médiatiques, le pape s’estidentifié de plus en plus avec la « Persona Christi », dans le partage visible et globalde son intimité, de sa souffrance, de son sacrifice21.

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Il faut dire que le pape Jean-Paul II, qu’on a désigné comme le premier vrai pape« médiatique », a encouragé l’utilisation des medias, qu’il a d’ailleurs lui-mêmegérée avec une grande habilité. Ce pape a été montré et raconté, dès le début de sonpontificat, sous la forme du corps d’un ouvrier, d’un acteur, d’un athlète, le papecomme « l’athlète de Dieu », le pape qui rencontre les foules, défini au Brésil comme« le Maradona des foules », le pape qui voyage, qui se rend visible à travers soncorps, en dehors de sa parole. Le pape qui, après avoir subi la tentative d’homicideen direct télévisuel, va se faire soigner à l’hôpital, se fait photographier et filmerdans son état dégradé de malade : à travers les medias tout le monde a pu entrerdans sa chambre d’hôpital. Le pape intervient aussi dans une émission télévisuelleen direct22 : il téléphone pour participer au débat dont le sujet est son pontificat etla télé fait encore le miracle, le sacré se matérialise dans la voix du pape qui bénit àson tour la télévision par sa présence volontaire.

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Dans les dernières années de sa vie, le corps médiatique de l’« athlète de Dieu »devient de plus en plus celui du « serf souffrant de Dieu ». Les images du pape

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Notes

1 Voir M. Donzelli, « Psicologia delle folle e scienza politica in Italia a fine ‘800 », p. 9–22 dansFolla e politica. Cultura filosofica, ideologia, scienze sociali in Italia e Francia a fine Ottocento,dir. par M. Donzelli, Napoli, Liguori ed., 1995.2 Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royaleparticulièrement en France et en Angleterre, Paris, Colin, 1961 [1923].3 E. H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology,Princeton, Princeton University Press, 1957.4 Voir J. Meyrowitz, No Sense of Place. The impact of Electronic Media on Social Behavior,New York, Oxford University Press, 1985.5 Cf. le scandale du président des États-Unis, Billy Clinton, avec la stagiaire de la MaisonBlanche, Monica Levinsky, analysé sous cet aspect récemment par F. Boni dans Il Corpomediale del leader, Roma, Meltemi, 2002.6 Voir le lifting et le maquillage particulier dont fait habituellement usage l’ex-président italiendu Conseil des ministres, Silvio Berlusconi, quand il se présente à la télévision.7 C’est le cas de l’exposition de la souffrance du pape, Karol Woytila.8 Voir E. Canetti, Masse et pouvoir, Paris, Gallimard, 1966 [Mass und Macht, 1960].9 G. Mosse, The Nationalisation of the Masses. Political Symbolism and Mass Movements inGermany from the Napoleonic Wars through the Third Reich, New York, Howard Ferting,1974.10 C. Schmitt, Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes. Sinn und Fehlschlag einespolitischen Symbols, Hambourg/Wandsbek, Hanseatische Verlagsanstalt AG, 1938 [LeLeviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique,trad. par D. Trierweiler, Paris, Seuil, 2002 ; Scritti su Thomas Hobbes, Milano, Giuffré, 1986,p. 48].11 J. Beauchard, La Puissance des foules, Paris, P. U. F., 2005.12 Voir H. Arendt, Condition de l’homme moderne, (1951 ; 1958 éd. aug.), Paris,Calmann-Lévy « Pocket », 2001.13 Voir à ce sujet le fameux « Contrat avec les Italiens » signé par Silvio Berlusconi en 2001, àla fin de sa campagne électorale, dans une émission de 20 h 30, à la télévision italienne, avecun rituel notarial tout à fait spectaculaire et faux. La victoire des élections par Berlusconi en2001 montre l’efficacité de cette farce médiatique.14 Voir W. Lippmann, Public Opinion, New York, Macmillan, 1922 [Id., L’Opinione pubblica.La democrazia, gli interessi, l’informazione organizzata, Roma, Donzelli ed., 2004, p. 23].15 Voir G. Tarde, L’Opinion et la foule, Paris, Presses Universitaires de France, 1989. Voiraussi S. Moscovici, L’Âge des foules. Un traité historique de psychologie des masses, Paris, éd.Complexe, 1985, en particulier voir le chapitre III, « La loi de polarisation du prestige »,p. 268–274.

souffrant qui parcourt la « Via Crucis » au Colisée sont restées imprimées dansnotre mémoire comme l’image même de la Passion du Christ. Le pape n’a plusbesoin de parler, son corps souffrant parle pour lui. Mais le silence du pape a uneautre signification parce que le silence a une forte connexion avec le sacré : on lesait, « le silence religieux » est une forme de communication du sacré ou sur lesacré. D’ailleurs la douleur n’a pas de voix et si la représentation médiatique ducorps douloureux du pape l’expose dans toute son humanité, il ne faut pas oublierque le pape est l’incarnation de l’Église et les medias utilisent toutes les stratégiespour l’interprétation de ce corps malade et souffrant. Les discours qui commententles images du pape souffrant et silencieux re-proposent la liaison entre le corps dupape et celui de l’ « Ecclesia » et de sa force, tandis que la maladie re-propose lacomplexité du mystère. La représentation de ce mystère s’est accomplie avec la mortde Woytila, une mort médiatique aussi, à laquelle tout le monde a participé aucours d’un interminable direct télévisuel. Le corps mort du pape a été ensuite exposéau monde, représenté par les millions de personnes de toutes les nationalités quiont défilés. Là aussi le moyen médiatique a joué le rôle du sacré : désacralisation etsacralisation ; représentation de l’une et de l’autre jusqu’aux funérailles dont lamise en scène superbe et solennelle, semblait parfaite pour la glorification finale.

La foule, protagoniste elle aussi, partage toutes les phases de ce processusdialectique complexe. Sa présence est essentielle puisqu’elle est l’autre partie ducorps du leader et participe au triomphe final du sacré avec son cri spontané :« Saint tout de suite », « Santo subito » !!!

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16 Voir à ce sujet G. Cuperlo, Par condicio. Storia e futuro della politica in televisione, Roma,Donzelli ed., 2004.17 Voir l’interview de K. Popper, « Cattiva maestra televisione », La Lezione di questo secolo,dir. par Giancarlo Bosetti, Venezia, Marsilio, 1992.18 Voir à ce sujet P. Sylos Labini, Ahi serva Italia. Un appello ai miei concittadini, Roma/Bari,Laterza, 2006.19 R. Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.20 R. Girard, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset et Frasquelle, 1982.21 Voir à ce sujet F. Boni, Il Corpo mediale del leader, op. cit.22 Il s’agit sans doute d’une coïncidence, mais cette émission est la même que celle dans laquelleBerlusconi a signé son “Contrat avec les Italiens”, à 20 h 30 dans la première scène de latélévision.

Pour citer cet article

Référence électroniqueMaria Donzelli , « Sacralité et désacralisation médiatique du corps du leader », Noesis [En

ligne] , N°12 | 2007 , mis en ligne le 28 décembre 2008, Consulté le 08 novembre 2011. URL :

http://noesis.revues.org/index1373.html

Auteur

Maria Donzelli

Professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’université de Naples (l’Orientale),

Maria Donzelli est responsable des relations internationales de cette université. Elle fait partie

de la commission d’évaluation des projets européens « Marie Curie » et de l’« Expert advirory

group » d’évaluation des projets de recherche auprès de la Commission Européenne. Auteur

de nombreuses monographies sur Vico et la culture napolitaine au XVIIIe siècle, elle est aussi

spécialiste de la philosophie européenne au XIXe siècle, en particulier d’Auguste Comte et des

rapports entre les pensées française et italienne. Ses publications les récentes sont les

suivantes : Origini e declino del positivismo. Saggio su Auguste Comte in Italia (Napoli,

Liguori ed., 1999), La Biologia : parametro epistemologico del XIX secolo (Napoli, Liguori ed.,

2003), Patologia della politica. Crisi e critica della democrazia tra Otto e Novecento (Roma,

Donzelli ed., 2003), Comparatismi e filosofia (Napoli, Liguori ed., 2006).

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« Sapientia », « sagesse » et « science » dans la philosophie de Vico [Texte intégral]

Paru dans Noesis , N°8 | 2005

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